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Centre d’études supérieures de la Marine [email protected] La stratégie chinoise du « collier de perles » : menace, mythe ou prophétie auto-réalisatrice ? Margaux PIERREFICHE Magistère de Relations Internationales et Action à l’Étranger Paris I – Panthéon Sorbonne Année 2012-2013

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La stratégie chinoise du « collier de perles » : menace, mythe ou prophétie auto-réalisatrice ?

Margaux PIERREFICHE

Magistère de Relations Internationales et Action à l’Étranger

Paris I – Panthéon Sorbonne

Année 2012-2013

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Margaux PIERREFICHE Magistère de Relations Internationales et Action à l’Étranger Paris I – Panthéon Sorbonne Année 2012-2013

La stratégie chinoise du « collier de perles » : menace, mythe ou prophétie auto-réalisatrice ?

Introduction : Face à un développement fulgurant sans précédent, la Chine, consciente de sa dépendance énergétique à l'égard de l’étranger et de la vulnérabilité de ses routes commerciales, réalise un vaste programme destiné à répondre à ces contraintes. La conquête de la mer semble être l'une des rares options envisageables pour lui permettre de répondre à une demande énergétique interne toujours grandissante et de rester ainsi au rang des grandes puissances mondiales. Pour ce faire, la Chine a besoin de sécuriser ses approvisionnements et de pouvoir intervenir rapidement en mer si un incident se présente. La Marine chinoise constitue le fer de lance de cette ambitieuse politique. Un plan de modernisation de la flotte, devant être dotée d'une capacité renforcée de frappe et de projection en haute mer, est entrepris par les autorités chinoises depuis 2009. L’acquisition d’un premier porte-avions, le Liaoning 16, en septembre 2012 en est une illustration probante. Au même titre que les autres puissances maritimes que sont la France, les États-Unis et le Royaume-Uni, la Chine compte bien faire entendre sa voix et défendre ses intérêts vitaux. 600 ans près les exploits de l'amiral Zheng He sous la dynastie des Ming, la Chine maritime est de retour.

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Cet article traitera du phénomène connu sous le nom de stratégie du « collier de perles », autrement dit la sécurisation de la route maritime qui relie la Chine aux pays l'approvisionnant en matières premières, un besoin sécuritaire dont dépend la pérennité du pays. L'action chinoise n'est pas sans conséquences sur la perception que certains acteurs tels que les États-Unis peuvent avoir. En effet, une grande suspicion fait la part belle à un argumentaire de poids que les partisans de la « menace chinoise » défendent même dans les plus hauts milieux. Des interrogations sont soulevées notamment sur l’adéquation de la dite stratégie à la doctrine du « développement pacifique » introduite par Deng Xiao Ping. Identifier les enjeux réels que l’expression « collier de perles » recouvre nécessite d’en examiner les contours, puis de tenter de comprendre les inquiétudes qu'elle suscite avant d’étudier la pertinence de sa réalité.

I/ La stratégie du « collier de perles » : un enjeu géostratégique A/ Une expression américaine L’expression « collier de perles » trouve son origine géopolitique dans le rapport Energy Futures in Asia1, et a été divulguée par le journaliste Bill Gertz dans un article du Washington Times intitulé « China Builds up Strategic Sea Lines ».

Selon Booz Allen & Hamilton, ce « collier de perles » désignerait l’ensemble des bases navales et des points d’appui commerciaux que Pékin construit chez ses pays partenaires pour assurer ses voies d’approvisionnement énergétique. Le concept même de « collier de perles » affublé à la Chine est donc étranger et exogène à sa propre conception de stratégie maritime.

1 Document interne de la société de consultants Booz Allen & Hamilton pour le compte de l’Office of

Net Assessment, une structure du département de la défense américaine alors pilotée par le

secrétaire Donald Rumsfeld.

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B/ La Chine face au dilemme de Malacca Le principal facteur de puissance de la Chine est sa formidable croissance économique. Celle-ci repose en grande partie sur les échanges internationaux, qu'il s'agisse des exportations massives de produits chinois ou de son importation tout aussi importante de pétrole (la Chine est le 2ème importateur de pétrole au monde derrière les États-Unis) pour alimenter son développement. Or, 90% du commerce chinois est de nature maritime, dont 80% emprunte des routes chargées et considérées comme vulnérables, notamment vis-à-vis de la piraterie et potentiellement du terrorisme maritime : les détroits de Malacca et dans une moindre mesure ceux de la Sonde et de Lombok. Le détroit de Malacca demande une surveillance permanente de la part des États riverains (Malaisie, Singapour, Indonésie) pour lutter contre cette piraterie qui reste préoccupante ou contre les terroristes aujourd’hui. Le détroit de Malacca présente également le désavantage d'être très resserré (1,5 milles soit 2800m à son point le plus étroit, au canal Phillips devant Singapour) et parfois pas assez profond (25m à peine) pour les supertankers ; il est de ce fait considéré comme un goulot d’étranglement pour la navigation. La défense du détroit de Malacca est principalement assurée par les États-Unis, ainsi que par les marines indiennes et japonaises. Même si le blocage du détroit par l'une de ces puissances paraît peu probable au regard de la dépendance de tous les acteurs en présence au commerce maritime, la Chine ressent cette vulnérabilité énergétique avec d'autant plus d'acuité qu'elle éprouve une profonde méfiance à l'encontre de la politique américaine à son égard. Selon certains analystes, Pékin considère Washington comme menant une politique de guerre froide contre la Chine, en menaçant son approvisionnement énergétique et sa croissance économique, tout en l'encerclant à travers une présence maritime (présence de la VIIe flotte) et terrestre (par l'invasion de l'Afghanistan et la création de bases en Asie centrale). D'où la nécessité pour la Chine de développer sa puissance navale afin de protéger ses voies de communication maritime elle-même, et de trouver des routes alternatives autant que possible. C'est le fameux « dilemme de Malacca » souligné par Hu Jintao lors d'un séminaire économique du comité central du parti communiste chinois le 29 novembre 2003. Étant une

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puissance commerciale, la Chine est dans l'obligation de construire des forces armées capables de défendre ses bateaux de commerce partout où ils se trouvent. C/ Les escales de la route maritime Voir annexe en page 15 : carte de la stratégie du « collier de perles » Afin de défendre ses principales routes de commerce, notamment en provenance de la péninsule arabique et de l'Afrique, la Chine a progressivement mis en place une série de points d'appui, les « perles ». Elles s'étendent de l'île de Hainan jusqu'au port de Gwandar au Pakistan, en passant par l'ile Woody aux Paracels, les disputées îles Spratleys, Sihanoukville au Cambodge, Mergui et Sittwe en Birmanie (avec des facilités dans les localités de Thilawa, Hainggyi et Kyaukpyu), Chittagong au Bangladesh, Hambantota au Sri Lanka, ainsi qu'aux Maldives et à Port Soudan. Trois de ces points d'attache (Hainan, Woody et Mergui) sont des bases militaires. Ces bases permettent à la marine chinoise de pouvoir mener des opérations longues loin de ses côtes ; elles ont notamment permis l'envoi des bâtiments chinois dans le golfe d'Aden pour lutter contre la piraterie et protéger ses intérêts commerciaux. Toutefois, elles servent également à affirmer l'influence et la puissance grandissante de la Chine en mer, avec un accroissement sans cesse renouvelé de son domaine d'action. L’île Maurice, les Seychelles voire l'Iran sont considérés par certains comme de potentielles futures perles. La Chine s'affirme ainsi comme une force digne de considération pour ses deux concurrents principaux dans la zone, l'Inde et les États-Unis, qui n'hésitent pas à parler respectivement de tentative d'encerclement ou de menace chinoise. D’après les études d’Olivier Zajec2, la Birmanie est citée comme l’un des alliés les plus solides de la Chine dans la région. Depuis longtemps, les mises à jour du schéma du collier indiquent qu’elle met à disposition de Pékin les installations portuaires en eaux profondes de Sittwe (province d’Arakan) et une base d’écoute et d’interception sur l’île Coco, située à quelques encablures au nord de l’archipel indien des Andamans. Même si elles sont plus rarement citées, les Chinois seraient toujours autorisés à utiliser les installations des ports de Munaung et Hainggvi, et les sites

2 Article « Actualité et réalité du collier de perles » publié sur diploweb le 28 novembre 2009

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des îles de Katan et de Zadaikyi. Au nord, le port birman de Khaukphvu leur est également ouvert, ainsi que la base de Mergui au sud du pays.

La présence d’une perle du collier chinois aux Maldives est presque naturelle, compte tenu des relations longtemps conflictuelles entre l’archipel musulman sunnite et l’Inde, qui n’a jamais caché sa frustration de ne pouvoir contrôler ce relais insulaire important prolongeant loin dans l’océan la pointe sud du Deccan. New Dehli avait pourtant décidé de ne pas critiquer le régime dictatorial du Président Abdoul Gayoum, comptant en échange sur celui-ci pour protéger les intérêts indiens dans cette zone sensible, et ce d’autant plus que les forces indiennes avaient sauvé Gayoum d’un coup d’Etat fomenté en 1988 par des opposants avec l’aide de mercenaires du LTTE tamoul. Malgré cela, Gayoum s’était très largement rapproché ces dernières années de pays sunnites rigoristes (Arabie saoudite en tête), mais aussi et surtout de la Chine. Les contacts avec Pékin s’étaient accélérés ces dernières années, les Indiens et les Américains observant avec inquiétude le ballet des visites chinoises à Malé. Lors du Tsunami de 2004, les Chinois avaient été particulièrement présents dans la reconstruction de logements sur l’archipel. Ils ont depuis construit le nouveau bâtiment du ministère des affaires étrangères. L’ouverture d’une ambassade des Maldives en Chine en août 2007 couronne ce rapprochement. Les rumeurs sur la construction éventuelle d’une base de sous-marins chinois à Marao, dont l’atoll, à 40 kilomètres au sud de la capitale, serait loué pour 25 ans aux Chinois, ont achevé de faire des Maldives une des « perles » régulièrement citées dans les mises à jour du schéma du « collier ».

Au Sri Lanka, la Chine ne fait que profiter des relations compliquées entre l’île et son voisin septentrional. Malgré le volte-face du gouvernement indien qui assiste depuis quelques années le gouvernement sri-lankais dans sa lutte contre la guérilla des Tigres tamouls, Colombo n’a jamais apprécié la réticence des Indiens à lui fournir de l’armement moderne pour en finir militairement avec la rébellion. Aujourd’hui vainqueur, triomphant, Colombo fait donc payer avec intérêts le soutien apporté par New Dehli aux Tigres dans les années 80. Le Sri Lanka consolide alors son rapprochement avec Pékin et Islamabad. L’aide militaire chinoise a joué un rôle clé dans la victoire finale du gouvernement de Colombo. Pour l’expert indien Brahma Chellaney3, il ne fait aucun doute que le « collier de perles » explique la proximité entre Pékin et Colombo : « Les Chinois courtisent le Sri lanka 3 Article « India upset with China over Sri Lanka crisis » publié dans The Times of India le 26

avril 2009

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en raison de sa localisation dans l’Océan indien – un point de passage commercial et pétrolier crucial. Les ingénieurs chinois construisent actuellement, à coups de milliards de dollars, un port au sud-est du pays, à Hambantota ; ceci est la dernière des « perles » de la stratégie de la Chine pour contrôler les voies maritimes entre les océans Pacifique et Indien via la constitution d’un « collier », sous la forme de stations d’écoute, d’accords navals et d’accès portuaires ». A l’appui du sentiment obsidional qui transparaît dans nombre d’analyses indiennes, on trouve également le comportement du Sri Lanka dans la SAARC (l’Association de l’Asie du Sud pour la coopération régionale, forum créé en 1985 et réunissant le Bangladesh, le Bhoutan, l’Inde, les Maldives, le Népal, le Pakistan et le Sri Lanka). Colombo souhaite en effet que la Chine soit davantage associée au forum. Une perspective loin de réjouir l’Inde, qui considère la SAARC comme un moyen de renforcer sa propre prépondérance régionale en Asie du Sud.

Le Pakistan peut également être considéré, avec le Sri Lanka, comme l’une des principales perles du « collier ». Rien de nouveau, le pays étant l’allié de longue date de la Chine en Asie du Sud. Il est surtout cité en raison du port de Gwadar, que les Indiens surnomment déjà le « Gibraltar » sino-pakistanais. Construit avec l’assistance chinoise, il est sans doute destiné à devenir la base la plus importante de la Marine chinoise (avec les installations pakistanaises d’Ormara) sur les côtes de l’océan Indien.

Au Bengladesh, Chittagong, le principal port du pays, fait toujours l’objet d’un processus de réhabilitation et de modernisation de sa partie militaire par la Chine, qui y gagne un accès pour ses propres navires. La Corée du sud, fournisseur militaire de Dacca, est également présente dans les travaux de modernisation. Chittagong est appelé à devenir un grand centre de containers, une activité à laquelle ses eaux profondes et son large front de mer se prêtent favorablement.

Les Seychelles et l’île Maurice, qui couvrent tout le flanc ouest de l’océan Indien, ont connu récemment un approfondissement de leurs relations avec la Chine. En février 2009, Hu Jintao a visité Maurice, avec à la clé la création d’une « zone économique spéciale » pourvoyeuse d’emplois, et l’ouverture d’un chantier de modernisation de l’aéroport international. Son voyage l’a également amené aux Seychelles, inquiètes des incursions de plus en plus sauvages et répétées des pirates somaliens, et qui cherchent des garanties de la part des grandes puissances navales. Cela a suffi pour que certains analystes ajoutent les

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deux archipels à la liste des « perles », en insistant particulièrement sur la valeur stratégique des Seychelles, qui pourraient, pour les Chinois, faire pendant à la base américaine insulaire de Diego Garcia.

La composante première de l'architecture de ce « collier de perle » est donc d’ordre géo-économique. Cependant, certains États tels que les États-Unis et l'Inde y voit une tentative de domination hégémonique qui dépasse largement ces prérogatives purement économiques.

II/ Une menace chinoise ? A/ Le prisme américain Washington, sans contester obligatoirement la nécessité pour les Chinois de protéger leurs approvisionnements énergétiques en provenance de l’étranger, estime que derrière cette politique se cache en réalité un objectif offensif plus ambitieux, aux implications stratégiques majeures. La réflexion, aux États-Unis, est en effet la suivante : depuis la fin de la Guerre froide, la Chine percevait la scène internationale comme placée sous l’hégémonie de Washington puisque aucune décision majeure touchant aux grands enjeux contemporains ne pouvait être prise sans son assentiment ; mais au fur et à mesure que la puissance de Pékin s’accroît, cette situation lui convient de moins en moins ; la stratégie du « collier de perles » répond alors à une ambition, celle de créer un « nouvel ordre international multipolaire » se traduisant en particulier par la remise en question de l’équilibre des puissances en Asie au détriment des Américains qui étaient jusqu’alors garants de la sécurité du continent et particulièrement de ses voies de communication maritimes.

Cette ambition est d’autant plus inquiétante selon Washington qu’elle ne se limite pas à l’Asie-Pacifique, mais s'étend à l’océan Indien. Dès la seconde moitié des années 1990, l’US Southern Command tirait la sonnette d’alarme, évoquant une « grande stratégie » chinoise de présence à proximité de tous les points de passage maritimes obligés, à défaut de pouvoir les contrôler. Certains prônent désormais une attitude nettement plus déterminée : les États-Unis ne doivent plus reculer devant des avancées chinoises de nature à menacer à terme leur

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capacité de projection de puissance et de forces, leur liberté de circulation sur les routes maritimes commerciales ainsi que leur aptitude à garantir la sécurité de leurs alliés, et susceptibles de déclencher tant une course aux armements que la montée en puissance de rivalités régionales.

Ainsi on comprend que la Chine n’est plus considérée comme un pays en développement, ni comme une puissance réémergente, mais bien comme une puissance mondiale capable, de plus en plus souvent, de s’opposer frontalement aux États-Unis sur un certain nombre de dossiers. Cette accession de la Chine au rang de puissance mondiale, de puissance « globale », constitue pour les promoteurs du discours sur la « menace chinoise » le principal défi que doivent aujourd’hui affronter les États-Unis. Le slogan du « développement pacifique », prôné par Deng Xiao Ping, ainsi que la phase défensive du « dilemme de Malacca » qui consistait à protéger l’accès chinois au pétrole moyen-oriental et africain (et les routes commerciales qui le soutiennent) sont pour les Américains désormais dépassés. Le Pentagone s'inquiète de la stratégie chinoise en raison notamment de l'opacité du processus décisionnel chinois et de la dissimulation de ses capacités.

La Chine est entrée dans une phase plus offensive : consolidation et densification de son réseau de « perles », avec en parallèle la modernisation accélérée des capacités de projection, en particulier des composantes navales, aériennes et spatiales afin de disposer des moyens militaires suffisants pour a minima défier les États-Unis, ou toute autre puissance occidentale, en cas de menace exercée sur des intérêts perçus comme vitaux et a maxima servir des ambitions de puissance essentielle sur la scène internationale. Selon le point du vue américain, cette modernisation des forces armées chinoises participe donc d’une ambition qui va au-delà du simple duel avec les États-Unis et qui se manifeste dans un vaste et complexe plan d’expansion à caractère hégémonique.

La réaction américaine face à cette crainte d'hégémonie chinoise a donc été de renforcer et d'étendre également son influence dans l'espace maritime asiatique, d’autant plus que cette politique d’empire à partir d’un réseau de « perles » a bénéficié de l’absence d’une politique asiatique des États-Unis tout au long des deux mandats de George W. Bush dont l’Administration resta focalisée sur la « guerre contre le terrorisme ».

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B/ Un soutien de poids : le discours indien sur l'encerclement chinois

Ce renouveau du discours américain sur la « menace chinoise » articulé autour de la stratégie du « collier de perles » reçoit un écho favorable aussi bien en Inde, où il conforte celui de New Delhi sur son encerclement par la Chine, qu’en Asie du Sud-est, en particulier parmi les pays riverains de la mer de Chine du Sud avec lesquels Pékin est en litige de souveraineté à propos, notamment, des archipels Paracels et Spratleys..

La proximité géographique des deux très grandes puissances asiatiques, l’Inde et la Chine, est source de compétition et de rivalité. La pénétration de l’influence chinoise dans l’océan Indien est autant le fait d’une volonté d’expansion de Pékin afin de protéger ses accès aux ressources énergétiques du golfe Arabo-Persique et d’Afrique tout en se positionnant comme une puissance majeure sur cet espace maritime que celui d’une opportunité offerte aux pays d’Asie du Sud de s’extraire d’une relation bilatérale déséquilibrée avec l’Inde. Cette expansion dans l’océan Indien est inévitablement perçue avec méfiance, sinon suspicion, par New Delhi qui voit son rival septentrional pénétrer à l’intérieur de sa zone d’influence sur ses flancs nord (Bhoutan et Népal), est (Bangladesh et Birmanie), sud (Sri Lanka) et ouest (Pakistan). Même si la dénonciation indienne d’un encerclement par la Chine est parfois exagérée, cette inquiétude reste compréhensible d’autant que Pékin multiplie les tentatives de rapprochement avec les Seychelles, l'île Maurice et l’Iran, partenaires de New Delhi, ce qui pousse par contrecoup l’Inde elle-même à approfondir ses relations avec la Birmanie, le Japon et le Viêt-nam, au cœur de la zone d’influence chinoise, et en Afrique orientale – le Mozambique en particulier – afin de suivre de façon plus précise les activités chinoises aussi bien dans l’océan Indien que dans la Corne de l’Afrique, tout en raffermissant ses liens avec Madagascar, les Seychelles et l'île Maurice de façon à limiter la pénétration chinoise sur sa zone. D’une certaine manière, le rapprochement indo-américain initié dans l’ère Clinton s’inscrit aussi dans une stratégie consistant à faire front contre celle dite du « collier de perles ».

Tout se passe comme si les discours et perceptions de New Delhi et Washington quant à l’ « encerclement chinois » et à la stratégie du « collier de perles », assez proches, se confortaient réciproquement. Pour les deux capitales, l’intrusion chinoise dans l’océan Indien est un

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facteur de modification de l’équilibre des puissances et des rapports de forces régionaux qui aura des implications majeures pour l’Asie, voire le reste du monde, en faveur de la Chine.

III/ La stratégie du « collier de perle » : mythe ou prophétie auto-réalisatrice ? La stratégie du « collier de perles » se concentre sur la partie nord de l’océan Indien où la Chine aménage un réseau de relais – les « perles » – pour réduire les contraintes que lui impose le « dilemme de Malacca ». Cette architecture perçue comme légitime par Pékin dans la mesure où elle doit lui permettre de protéger son approvisionnement énergétique est au contraire présentée comme agressive à Washington, car susceptible de bouleverser l’équilibre des puissances dans la région.

La réalité se situe probablement à l’intersection de ces deux perceptions adverses et s’alimentant l’une l’autre. En effet, l’action de la Chine justifie le discours des Etats-Unis, lequel s’amplifie et justifie dans une même mesure la crainte du premier, le conduisant à adopter des mesures qui semblent à leur tour confirmer la justesse des propos du second et ainsi de suite.

A/ Le dénis chinois d'une quelconque stratégie de « collier de perles »

La Chine conteste la notion et l’expression de stratégie du « collier de perles » et nie vigoureusement qu’il s’agisse là de la pointe visible d’un plus vaste projet hégémonique. Pékin part du constat que plus son développement est rapide, plus sa dépendance à l’égard de l’étranger, en particulier en matière énergétique, sera considérable, et plus il sera indispensable de protéger ses routes commerciales perçues comme vulnérables. Le président Hu Jintao a parfaitement identifié les enjeux dans son discours du 29 novembre 2003 : formaliser la constitution d’un réseau de relais dans l’océan Indien afin d’assurer la sécurité des approvisionnements énergétiques, multiplier les voies de contournement du détroit de Malacca afin de réduire la vulnérabilité chinoise qui lui est associée, moderniser la composante navale de

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l’Armée populaire de libération afin de soutenir la mise en place des deux instruments précédents. Cette modernisation est d’ailleurs une priorité officielle depuis 2006, les Livres blancs de la défense chinois publiés dans le sillage du discours présidentiel l’ayant gravée dans le marbre.

Ce discours tend alors à légitimer les dimensions défensive et économique de l’action chinoise dans l’océan Indien en tant que réponse au « dilemme de Malacca ». Les analystes rappelant de surcroît que Pékin accepte l’idée d’une coopération internationale en matière de protection des voies de communication maritime qui, cependant, ne doit pas l’empêcher de se doter des moyens de son autonomie, dont la marine est le fer de lance.

La Chine a donc construit un discours cohérent pour appuyer sa politique dans l’océan Indien. Elle tente parallèlement de mettre en évidence l’ambiguïté de la politique américaine à son égard ; derrière la rhétorique sur la « menace chinoise » et la « guerre contre le terrorisme international » il y aurait au fond une volonté d’encercler la Chine pour en contrôler le développement et la montée en puissance d’où l’adoption logique de contre-mesures par les autorités chinoises.

B/ Une auto-alimentation de la menace

Cette « guerre des discours » promeut la compétition sino-américaine qui, de la sorte, s’auto-alimente. Les actions américaines confortent Pékin dans sa conviction que Washington a pour objectifs principaux son encerclement et l’encadrement de sa croissance, de sa montée en puissance et les actions chinoises persuadent Washington qu’il existe un décalage entre les mots et les actes, et que Pékin dissimule ses ambitions hégémoniques.

La Chine, lisant sa puissance et son potentiel de « peer competitor »4 dans les rapports officiels militaires et économiques de la superpuissance américaine et de son concurrent régional indien, n’y a-t-elle pas puisé une confiance renouvelée dans ses capacités et son statut, et n’a-t-elle pas décidé de jouer plus franchement le rôle que chacun souhaitait finalement lui attribuer, en exploitant une fenêtre d’opportunité, suscitant en retour un affolement encore plus prononcé

4 Olivier Zajec : « Actualité et réalité du collier de perles » publié sur diploweb le 28

novembre 2009

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de New Dehli et de Washington ? L’agenda chinois a-t-il, en d’autres termes, été influencé par le miroir que lui tendaient les critiques américaines ? La question qui traiterait de l’influence de la construction théorique de l’ennemi sur le jeu concret de la géopolitique mériterait sans doute d’être creusée. Elle expliquerait pourquoi, malgré les difficultés de mise en place d’un véritable « collier », ce schéma a pu devenir un des processus de storytelling les plus fructueux des dix dernières années.

C/ Une stratégie à relativiser

Sans prendre au pied de la lettre les protestations chinoises déniant au schéma toute réalité, quelques exemples suggèrent qu’il pourrait être intéressant de relativiser ou à reconsidérer sous un autre angle la cohérence et l’inéluctabilité du dessein « grand-stratégique » du collier de perles.

Il est déjà important de souligner que les ports commerciaux ne conduisent pas nécessairement à la construction de bases navales. The Diplomat, un journal en ligne spécialisé sur l'Asie-Pacifique, écrit que d’après une opinion communément admise, « La Chine va s’installer dans l’océan Indien pour accéder à des lieux non à des bases. Pékin négocie ainsi des accords qui garantissent aux navires chinois le droit d’accéder à des ports comme Gwadar, Hambantota et Chittagong pour faire le plein, une pause et éventuellement des réparations. La Chine nourrit peu de désir pour un réseau de bases qu’elle détiendrait en propriété ».5

Les craintes vis-à-vis du collier de perles masquent aussi le fait qu’il faudrait que la Chine puisse transformer la capacité de ses ports en bases navales. Or certaines zones, telles que Gwadar, restent encore politiquement instables et donc peu propices à l'installation de bases militaires.

L’étude du flux et du reflux des influences indienne et chinoise dans l’Océan Indien suggère la prudence dans les analyses et les commentaires. L’océan Indien concentre un tel trafic énergétique et de marchandises qu’il est normal que les grandes puissances cherchent à s’y positionner sur le plan naval, dans les espaces internationaux libres

5 Article de James Holmes et Toshi Yoshihara, « Is China planning string of pearls ? », 21

février 2011, sur thediplomat.com

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de navigation. Ce mouvement, même s’il relativise la prépondérance jusqu’alors absolue de l’US Navy dans la zone, tout en fragilisant les projets de domination régionale exclusive de la marine indienne, entraîne par précaution une course aux armements relative. Cela ne signifie pas pour autant l’inéluctabilité d’une montée aux extrêmes. La Chine, concentrée sur son développement économique en période de crise, a-t-elle d’ailleurs intérêt à provoquer les deux puissances qui occupent la zone ? Plutôt que la preuve d’un « grand dessein » chinois coercitif qui modèlerait l’ensemble de la zone en reliant méthodiquement et point à point les perles de son collier côtier de Shanghai à l’Afrique, mieux vaut sans doute considérer la présence chinoise dans la région comme un mouvement de plus – ni inattendu, ni anormal – sur un échiquier complexe fait d’alliances et de partenariats à géométrie variable dans le cadre d’un monde multipolaire incertain.

Soulignons par ailleurs qu’en comparaison avec les navires déployés par les États-Unis, le Royaume-Uni ou la France, la flotte chinoise reste bien modeste. Plus généralement, l’ambition maritime chinoise est toute récente et résulte de ses immenses besoins énergétiques. À l’aune des données publiques, les capacités à sa disposition (appuis logistiques, bâtiments de projection de forces) ne devraient pas impliquer une redistribution de puissance dans l’océan Indien au cours des trois prochaines décennies.

Conclusion :

La stratégie navale chinoise de « collier de perles » est ambivalente. La Chine a trouvé auprès de pays présents sur la route reliant Shanghai au Moyen Orient des alliés de poids pour permettre aux navires chinois de faire escale sur un parcours jugé instable. Perçue comme une menace par certains, cette stratégie est justifiée par les Chinois comme action « légitime » pour sécuriser un approvisionnement énergétique vital pour la pérennité du pays. Mais cet argument fondé sur une philosophie chinoise de « développement pacifique » ne convainc pas les deux grandes puissances présentes dans la région que sont l'Inde et les États-Unis. Or, si la puissance maritime chinoise soulève tant d'inquiétudes, il est également envisageable de considérer les choses sous un autre angle. Ces formulations de spéculations suspicieuses ne pourraient-elles pas au final conforter Pékin dans sa conviction de l'existence d'une politique d'encerclement et de limite à son développement par les

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puissances étrangères, notamment les États-Unis ? La vision américaine de la Chine semble alors se transformer en une sorte de prophétie auto-réalisatrice qui renforce l'action expansionniste chinoise et renfloue par là même les craintes étrangères. Toutefois, même si la Chine renforce sa présence maritime, elle est encore loin de la puissance américaine toujours dominante dans ce domaine.

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Bibliographie : Articles :

AMELOT Laurent, « Le dilemme de Malacca », Outre-Terre 2/2010 (n° 25-26), p. 249-271

AMELOT Laurent, « La stratégie chinoise du « collier de perles » », Outre-Terre 2/2010 (n° 25-26), p. 187-198

SAMAAN Jean-Loup, « L'océan Indien, laboratoire de la géographie militaire américaine », Hérodote 2/2012 (n° 145), p. 30-47

YANG Vivian, «Stratégie maritime de la Chine : le « collier de perles » rêve ou réalité ? », Asia Times, 20 juillet 2011

ZAJEC Oliver, « Le jeu de go maritime de Pékin », Manière de voir, juin-juillet 2012 (n°123), « Chine état critique »

Ouvrage :

TERTRAIS Hugues (sous la direction de) « La Chine et la mer : Sécurité et coopération régionale en Asie orientale et du Sud-Est », L'Harmattan, 2011

Sites web :

www.diploweb.com : - article de Jérôme LACROIX-LECLAIR « Stratégie maritime chinoise : quelle dynamique ? », 30 septembre 2012 - article d'Olivier ZAJEC « Actualité et réalité du « collier de perles » », 28 novembre 2009

www.thediplomat.com : - article de James HOLMES et Toshi YOSHIHARA, « Is China planning string of pearls ? », 21 février 2011

www.dombosco.fr/article-chine-la-strategie-du-collier-de-perles