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LE TIIEME ET LES IMAGES DE LA MORT DANS tvlADAME BOVARY

par

Jacinthe Laurin

Mémoire de maîtrise soumis à la

Faculté des études supérieures et de la recherche

en vue de l'obtention du diplôme de

Maîtrise ès Lettres

Département de langue et littérature françaises

Université McGill

Montréal. Québec

Juillet, 1995

© Jacinthe Laurin. 1995

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The author retains ownership ofthe copyright in his/her thesis.Neither the thesis nor substantialextracts trom it may be printed orotherwise reproduced withouthis/her permission.

L'auteur a accordé une licenceirrévocable et non exclusivepermettant à la Bibliothèquenationale du Canada dereproduire, prêter, distribuer ouvendre des copies de sa thèsede quelque manière et sousquelque forme que ce soit pourmettre des exemplaires de cettethèse à la disposition despersonnes intéressées.

L'auteur conserve la propriété dudroit d'auteur qui protège sathèse. Ni la thèse ni des extraitssubstantiels de celle-ci nedoivent être imprimés ouautrement reproduits sans sonautorisation.

ISBN 0-612-07935-X

Canada

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RÉSUMÉ

Utilisant la perspective thématique et l'analyse textuellecomme méthode, ce mémoire propose une étude du thème et desimages de la mort dans Madame Bovary. Ce travail analyse lareprésentation de la mort, ses relations avec les survivants et sesrapports avec le personnage principal. Il démontre la perceptionégoïste de la mort chez les survivants et explique l'ascensionthématique dans le chapitre VIII de la troisième partie du roman.Les éléments périphériques à la mort, comme le personnage deLestiboudois, le cimetière, les tabous et les idées reçues, sont étudiésdans le premier chapitre. Le deuxième est consacré à la conceptionromantique de la mort chez Emma Bovary, en analysant influences etinspirations artistiques, son mysticisme romantique et sacompialsance à l'idée de la mort. Nous nous penchons sur les causesde son suicide, son désir de mourir, sa détresse amoureuse, sa failliteflnancière et ses vertiges dans ie troisième chapitre, qui se terminesur i'étude de la «spirale» thématique du chapitre VIII de iatroisième partie: la course, Dieu, le temps, l'amour, la nature,i'angoisse, le vertige et la mort; sans oublier les diversesinterprétations de la chansonnette de l'Aveugle. Le quatrièmechapitre étudie le deuil, ia souffrance et les conventions sociales,i'influence d'outre-tombe sur les survivants, le tombeau, lessouvenirs et i'immortalité. Le dernier chapitre analyse enfln lesconséquences de chaque décès du roman chez les survivants et leursréactions, de façon à intégrer les diverses notions exposées dans lesprécédents chapitres.

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ABSTRACT

Integrating a thematic perspective and textual analysisinto the method. this Master's thesis proposes to study the theme an~

images of death in Madame Bavary. This essay analyses therepresentation of death. the relationships with the survivors and thelinks with the main character. It demonstrates the egoistlc perceptionof death among the survivors and explains the thematic advancementin chapter VllI of the third part of the novel. The peripheralelements of death. such as the character Lestiboudois. the cemetary.the taboos and the generalIy accepted ideas. are studied in the firstchapter. The second is devoted to Emma Bovary's romanticconception of death. through an analysls of artistic Influences andInspirations. romantic mysticism. and complacency wlth regards tothe Idea of death. 1 will be studying the causes of her suicide. herdesire to die. her distress experienced in love. her flnancialbankrupcy and her emotional and physlcal disequillbrium ln thethird chapter. which ends with the study of the thematie «spirah. Inchapter VIII of the third section: the race. God. time. love. natur~.

anguish. emotional and physical disequillbrium and death, wlthoutneglecting the various Interpretations of the Blind Man's dltty. In thefourth chapter. 1 study the mournlng. sufferlng and socialconventions. the influence from beyond the grave upon the survlvors.the grave. the memories and immortality. F1nally. the last chapter. saas to integrate the various notions explained in the precedingchapters, analyses the consequences of each death in the novel uponthe survivors and their reactlons.

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Il Ya toujours après la mort dequelqu'un comme une stupéfaction qui sedégage, tant il est difficile de comprendrecette survenue du néant et de se résignerày croire.

Gustave Flaubert

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• LE THEr--1E ET LES IMAGES DE LA t-IORT DANS MADAt-1E BaVARY

TABLE DES MATIERES

INTRODUCTION 1

CHAPITRE PREMIER: LES ELEMENTS SECONDAIRES RELATIFSÀ lA MORT DANS MADAME SOVARY 19

1.1 Lestiboudois et le cimetière 191.2 Les idées reçues et le tabou 211.3 La nature et la science 30

CHAPITRE DEUX: EMMA ET SA PERCEPTION ROMANTIQUEDE lA MORT 38

2.1 La mort et ses représentationsartistiques 38

2.2 Le mysticisme d'Emma 452.3 sa complaisance à l'idée de la mort 50

CHAPITRE TROIS: lA MORT D'EMMA 56

3.1 Les causes de sa mort 563.2 L'ascension. ou la «spirale». thématique

de la mort dans le chapitre VIllde la troisième partie du roman 69

3.2.1 Les principaux thèmes 693.2.2 L'analyse textuelle iO

CHAPITRE QUATRE: lA CONCEPTION DU DEUIL 89

•4.1 Les survivants et leur deuil 894.2 L'influence outre-tombe 954.3 Le tombeau: le souvenir et

l'immortalité 100

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• LE THEME ET LES IMAGES DE LA MORT DANS t>IADAME BOVARY

TABLE DES MATIERES (suite)

11

CHAPITRE CINQ;

CONCLUSION

BlBLlOGRAPHlE

LE COMPORTEMENT DES SURVIVANTS 104

5.1 Madame Dubreuil 1045.2 Madame Bovary mère 1055.3 Charles Bovary 1065.4 Le beau-père de Monsieur Bovary

(le grand-père maternel de Charles) lOS5.5 Fils de Théodore Rouault (frère aîné

d'Emma) 1095.6 Madame Boulanger

(mère de Rodolpne) 1095.ï Héloïse Dubuc (première épouse

de Charles) 109S.S Charles-Denis-Bartholomé Bovary

(père de Charles) 1125.9 Madame Rouault (mère d'Emma) 1135.10 Emma Bovary 114

118

122

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LE THEME ET LES IMAGES DE LI\ MORT DANS MADAME BOVARY

lNfRODUcnON

Aujourd'hui encore, la mort est un sujet sacré, presque tabou:

on en parle peu, on l'évacue ou bien on la banalise. Cependant, on

trouve des oeuvres romanesques dans lesquelles la représentation de

la mort occupe une grande place. C'est le cas dans M<ldame Bov<ll)'.

Nous chercherons donc à savoir quelle est la représentation de

la mort dans ce roman précis, par rapport aux personnages

survivants et par rapport à Emma Bovary elle-même. Cette étude

inclura deux volets. Le premier sera consacré à la question suivante:

comment les morts sont-ils perçus par les vivants dans ce roman de

Flaubert? Nous voulons démontrer que les vivants perçoivent

égoïstement les morts, car ils ne s'Inquiètent que de leur propre vie

après cette perte, ou de leur propre mort à venir à travers leur deuil.

Dans le deuxième volet du mémoire, on se demandera comment le

thème de la mort se présente au chapitre VIII de la troisième partie

de Madame Bovary. Ici, nous tenterons de démontrer qu'il existe une

«spirale» dans le traitement des thèmes, entre autres dans les motifs

de la mort.

La genèse de Madame Bovary annonce une telle richesse qu'il

est juste de dire que le roman possède plusieurs points de départ.

Pour un rapide aperçu de la recherche que Claudine Gothot-Mersch a

faite pour La genèse de Madame Bovary, la mort prématurée de

1

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Delphine Delamarc, une des premières nouvelles de l'auteur (Passion

el vertu) ct les Mémoires de Madame Ludovica (que l'on sait être

Louise Pradier) sont des événements ou des documents qui ont

inspiré Flaubert. L'anecdote de Ry met en scène un médecin, veuf, qui

se rem:lrie avec une jeune fille de dix-sept ans, "une créature volage

et dépensière" 1. Elle s'empoisonne à vingt-sb. ans. Son mari la suit

dans la tombe un an ~lus tard, en avalant du cyanure de potassium.

Comme le dit C. Gothot-Mersch: "On pourrait se demander ce qui a

séduit Flaubert dans cette histoire. Probablement la mort prématurée

de Delphine Delamare."2 Cet incident a pu rappeler à Flaubert Passion

et vertu. La mort de Delphine Delamare et celle de Mazza Willers,

personnage principal de la nouvelle, sont toutes deux tragiques, et

elles ont pu lui suggérer la fin dramatique d'Emma Bovary. Les

Mémoires de Madame Ludovica ont aussi un lien avec le fait divers

rillois: la frivolité du personnage volage et dépensier. Ainsi,

l'événement de Ry, Passion et vertu et les Mémoires de Madame

Ludovica se recouperaient dans la génétique de Madame BaVaI)'.

Selon Claudine Gothot-Mersch, le premier scénario du roman

est déjà l'histoire d'une jeune femme romanesquequi, déçue par son mari et par le milieu où elle doitvivre, cherche le bonheur dans les bras d'autreshommes, s'endettte, et finit, quand tout s'écroule,par se suicider.[...] Les antécédents de Charles etceu.x d'Emma, la vie d'Emma jeune mariée, lechangement de pays, 1es deux amants successifs, lesrêves de la jeune femme, son goût pour le luxe, sa

1 Gothot-Mersch. Claudine. La genèse de Madame BovaJY, Paris. Librairie JoséCorti.I966. p. 21•

Z Ibid.. p. 35.

2

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déchéance, sa mort, puis la mort de Charles: tout estprévu.3

Flaubert a minutieusement établi les axes du déroulement de son

roman. Le récit de Madame Boval}, est le sujet apparent du roman.

Percy Lubbock a bien résumé ce sujet de surface:

Charles Bovary, jeune médecin de campagne un peusimple et d'esprit lourd, fait un sage mariage, maisperd peu après son épouse ennuyeuse et déjà d'uncertain âge. Il tombe alors amoureux de la fiUe dufermier voisin, une jolie femme pleine de fantaisiequ'il épouse. La vie dans un petit bourg de provinceennuie ceHe-ci profondément, eUe trouve un amant.se lasse de lui, s'enfonce dans les dettes.s'empoisonne et meurt. Après sa mort Bovarydécouvre la preuve de son infidélité, mais soncerveau lent est trop abîmé par les soucis et leschagrins de la vie en général, pour ressentirvraiment une peine extrême. Il meurt bientôt à sontour.4

En résumant ainsi le roman de Flaubert, P. Lubbock met en valeur le

fil du récit, le sujet apparent de l'oeuvre. Geneviève BoUème explique

que "l'histoire d'Emma est ceHe d'une femme exaltée qui, en se

mariant, croit devoir obligatoirement découvrir ce qu'est l'amour, est

déçue, s'ennuie, cherche cet amour ailleurs, rêve d'une passion

platonique, s'ennuie encore, prend un amant qui la quitte, s'ennuie

encore, prend un autre amant, s'ennuie autant, est toujours déçue, et

se tue."s La structure du récit de Madame BovaI}' est établie de la

3 Gothot-Mersch. Claudine, Op. cit., p. 89.4 Lubbock, Percy, "Le point de vue narratif chez Aauben" cIans Debray­

Genene, Raymonde, Flaubert. Paris. Firmin-Didot {:tude etlibrairie Marcel Didier, 1970, "Miroir de la critique". p. 74.

5 Bollème. Geneviève. La leçon de Flaubert. Paris. JullIard. 1964. "Les LettresNouvelles", p. 142.

"

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même façon que celle d'autres romans du XIXe siècle, dans l'éclairage

de l'affirmation de Georges Lukàcs: "Pour le roman du XiXe siècle,

c'est l'autre type de relation nécessairement inadéquate entre l'âme

et la réalité qui a pris plus d'importance: l'inadaptation qui tient à ce

que l'âme est plus large et plus vaste que tous les destins que la vie

peut lui offir."6 Emma Bovary se cherche un destin qu'elle ne peut

pas atteindre. C'est dans cette perspective que le roman reiève de

cette conception. Cependant, on ne peut conclure que le véritable

sujet s'accorde avec cette théorie, car, comme l'expose bien Eugène

Gilbert:

Emma n'inspire qu'une pitié relative et elle a descôtés ignobles. Bovary est un sot, le curé, un rustiquemal dégrossi, Rodolphe, un fat imbécile, Homals, unchef d'oeuvre d'idiotisme.[...] L'intrigue laissait lelecteur froid, tandis que rien ne le transportaitcomme la vérité des scènes et des détails, lestableaux achevés et criantsde réalité: le Comiceagricole d'Yonville, l'empoisonnement d'Emma, lesconversations du curé avec Homais, la nocevillageoise, le navrant et banal enterrement del'héroïne, etc.[...] Tout le malheur d'Emma Bovaryvient de ses élans vers un monde supérieur à celuioù elle doir passer sa vie.7

E. Gilbert démontre bien l'absurdité du récit et dévoile la réalité du

sujet apparent. Par contre, il n'exprime pas explicitement le sujet réel

du roman, mals il laisse son lecteur en deviner l'existence. Revenons

au sujet apparent. Comme l'affirme Alison Fairlie dans son étude

6 Lukàcs. Georges. La théorie du romaLl, traduit de l'allemand par JeanClairevoye, Genève, Gonthier, 1963. "BibliothèqueMédiations", p. 109.

7 Gilbert. Eugène. Le roman en France pendant le XIXe siècle, troisième édition.Paris, librairie Plon. 189i, p. 169.

4

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Flauberr: Madame Boval}-8, Emma est à la recherche de l'absolu. Elle

ne sera satisfaite que lorsqu'elle atteindra cet absolu. Alain De Lattre

perçoit bien cette quête: "Elle vit - et meurt - de l'espoir acharné de

trouver dans le monde quelque chose qui soit à la hauteur de ses

rêves, et de rêves qui n'ont d'autre fonction que de nier le monde. Tel

est le paradoxe insoutenable qui ne peut trouver d'autre issue que

l'arsenic et le vomissement d'entrailles crucifiées."') L'éducation

religieuse d'Emma et sa tendance au romantisme exalté la conduisent

d'une déception à l'autre: "Le départ pour Yonville est le premier pas

d'Emma dans sa quête du bonheur. c'est aussi son premier pas sur la

pente qui, de désillusion en désillusion. la mènera jusqu'au suicide." la

La quête d'Emma se poursuit. d'une certaine manière. après sa mort.

Charles persiste à faire survivre l'image de sa défunte épouse. Ainsi,

comme le dit Claudine Gothot-Mersch: "À la mort d'Emma. c'est

Charles qui devient le personnage central..."ll Tous les Yonvillais

poursuivent leurs occupations après la disparition d'Emma. sauf le

médecin. Sa seule préoccupation n'est pas de survivre à cette mort,

mais de penser à la morte. Pourtant, la vie continue. Par cette

continuité. Victor Brombert, dans Flaubert par lui-même. voit une des

significations de la structure du roman: "Cependant cette vie hostile

et inepte reste victorieuse. N'est-ce pas là le sens de la structure de

ce roman qui. au début comme à la fin. déborde l'aventure d'Emma?

8 Fairlie. Alison. Flaubert: Madame Bovary. London. Edward Arnold(Publishers) Ltd, 1962. "Studïes in French üterature no. S",SOp.

9 De Lattre. Alain. La bèrise d'Emma Bovary, Paris. librairie José Corti, 19S0,p. n.

la Gothot-Mersch, Claudine. Op. cit.. p. lOI.Il Ibid.. p. lOS.

5

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Entre la mort d'Emma et la dernière ligne du livre, il n'y a pas moins

de trois chapitres." 12 D'ailleurs, dans The novels of Flaubert, Victor

Brombert conclut à propos de la dernière phrase du roman ("11

[Homais] vient de recevoir la croLx d'honneur."13): "The temporal

perspective of this sentence, with its stress on the present, suggests

the permanence of the Homais of this world." 14 Le roman se termine

donc sur la poursuite de la vie. Le destin d'Emma, pour sa part, e;;t

tracé dans les détails du roman. Ainsi, selon Gérard Genette: "il faut

connaitre le décor de Yonville pour comprendre ce qu'y sera la vie

d'Emma."IS Avec les descriptions du village yonvi~lais et de la vie

d'Emma au couvent, le lecteur comprend qu'elle n'arrivera pas à

atteindre son but. Gérard Gengembre a alors raison de dire: "Le récit

retrospectif[...] fait de l'adolescence un destin tracé, surtout détermine

Emma comme une possédée du romanesque. Elle est déjà modélisée

et ne pourra plus échapper à l'emprise des modèles, soit à une vie de

répétition, de rechute perpétuelle dans des conventions."16 Pour

Emma, le problème n'est pas sa quête, mais le milieu où elle est

condamnée à vivre. Elle ne remet jamais en question sa recherche et

elle critique Yonville, alors qu'elle est la seule responsable de ses

malheurs. Mais elle croit au destin et à la fatalité; elle ne peut croire à

sa faute; c'est la vie. "On a dit et redit que Madame BovaI)' est un

12 Brombert. Victor. Flaubert par lui-même, Paris, seuil, 1971, "Ecrivains detoujours"• p. 72.

13 Flaubert. Gustave, Madame Bovazy, édition de Claudine Gothot-Mersch, Paris,Bordas. 1990. "Classiques Garnier", p. 356.

14 Brombert. Victor. The noveIs ofFlaubert. A study of tbemes and rechnIques,Princeton. Princeton University Press, 1966, p. 89.

15 Genette. Gérard, "Silences de Flaubert" dans Figures. essais. Paris, seuil, 1966,"Tel <8lel", p. 234.

16 Gengembre. Gérard, Gustave Rauberr. Madame Bovazy, Paris, PressesUniversitaires de France. 1990, "Etudes littéraires" , p. 80-81.

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roman de la fatalité" 1i Cette fatalité est la conséquence de la pensée

romanesque d'Emma; elle se laisse porter par ses fantaisies sans

réfléchir à leurs répercussions: l'échec généralisé. "Roman de la

fatalité, Madame BovaI)· est aussi le roman de l'échec. Livrées à elles­

mêmes, en l'absence d'une volonté ordinatrice, les choses et les

destinées vont vers le chaos, vers la mort - c'est ainsi que le mot

«fatal» a pris dans notre langue un sens purement négatif."18

Cependant, en réalité, le destin et la fatalité,)a recherche d'Emma et

son milieu de vie, le récit en tant que tel, ne sont que les sujets

apparents du roman. Comme l'écrit Geneviève Bollème:

Tandis qu'en lisant Bovary nous découvrons quel'histoire a si peu d'importance qu'au fond levéritable sujet de l'oeuvre c'est de n'en pas avoir. Cequi compte le plus c'est la médiocrité de la vied'Emma, son échec, ce qui nous est raconté tout aulong de ces pages avec des descriptions de paysages,d'arbres, de rivières et de ciel et fort peu dedialogues.19

Sarah Webster Goodwin, pour sa part, tout en étant en accord avec

l'idée de l'échec comme sujet réel du roman, propose cette prémisse

comme élément déclencheur:

Beginning with, "Emma ne savait pas valser"[...), andmoving through Emma's envious thought, "Elle savaitvalser, celle-là!"[...), the last dance at the ball showsEmma just starting to cross a mental and dramaticthreshold. Although she will never waltz again, shewill spend the rest of her life trying to place herself

17 Gothot-Mersch, Claudine. Op. dt., p. 92.18 Gothot-Mersch, Claudine, "Introduction" dans F1auben, Gustave, Madame

Bovazy, édition de Claudine Gothot-Mersch, Paris, Bordas,1990, "Classiques Garnier", p. XXVllI•

19 Bollème, Geneviève, Op. dt., p. 144.

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in the position which she imagines the other womanoccupies.20

A partir du bal, Emma recherche un statut qu'elle ne peut trouver.

Ses faits et gestes sont peu importants. Ce qui a de l'importance, c'est

sa déchéance. Victor Brombert précise ici: "Qu'est-ce donc le vrai

drame du livre sinon la victoire de l'existence sur la tragédie? La vie

continue, médiocre et indifférente."21 L'histoire d'Emma semble un

prétexte pour exploiter le véritable sujet. "L'événement ce n'est pas

l'anecdote, ce n'est pas le mariage d'Emma, l'adultère,

l'empoisonnement, c'est la dissolution de l'événement, c'est la

médiocrité, notre déception."22 Geneviève Bollème croit avec raison

que le sujet réel est la déception du lecteur lisant les espoirs et les

échecs consécutifs de l'héroïne. Pour sa part, Alain De Lattre voit ainsi

le sujet véritable du roman:

le réalisme de Flaubert est moins dans ce qu'il nousraconte que dans la forme et la façon dont ill'approche et le décrit. Non dans l'objet qui n'est riensans la phrase, mais dans la phrase seule qui fait etqui produit. Qui annule ce qu'elle dit parce que, dansle falt, il n'en est plus besoin. La vérité de l'agonied'Emma est dans sa mort: le cercueil se referme et lapage demeure.23

C'est également la position de Claudine Gothot-Mersch: "C'est ce qui

fait l'unité de ce livre où tout est dans tout, parce que tout découle de

l'idée primitive. La rupture est déjà impliquée dans la rencontre, le

20 Goodwin. sarah Webster, "Emma Bovary's Dc:nce of Death" dans Novel: Aforum on fiction, 1986 Spring, v.19, p. 197.

21 Brombert. Victor. Flaubert par lui-méme. p. 57.22 Bollème. Geneviève. Op. cit., p. 177•23 De Lattre. Alain. Op. cit., p. 68.

8

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finale dans le prélude."24 A son tour. Jean Rousset résume bien celte

pensée en ces termes: "Madame Bovary constitue un organisme

indépendant, un absolu qui se suffit à lui-même, un ensemble qui se

comprend et s'éclaire par lui-même."25 La plupart des critiques

s'accordent donc pour affirmer que la réalité essentielle du roman est

la phrase flaubertienne, la structure des thématiques, l'unité de la

construction interne; que le but de Flaubert était l'utilisation de la

langue, et non pas de raconter une héroïne de province.

L'ironie, qui a une grande place dans le roman, entre aussi dans

ce jeu de faussaire. Selon Alain De Lattre: "Des rêves qui s'effritent

sur un monde qui meurt, cela finit, dans l'arsenic: on ne peut pas

toujours, tout au long d'une vie, opposer rien à rien."26 L'Ironie se

retrouve donc autant dans la phrase que dans la structure même du

récit qui oppose le vide au vide. Comme le dit Gérard Gengembre:

"Ainsi la quête de l'absolu est ridicule, et mène à la perte."27 Flaubert

pratiquait cette ironie qui ridiculise et qui montre la tragédie d'une

vie: "Ce sera, je crois, la première fois que l'on verra un livre qui se

moque de sa jeune première[...]. L'ironie n'enlève rien au pathétique.

Elle l'outre au contraire."28

24 Gothot-Mersch, Claudine, "Introduction" dans Flaubert. Madame Bovazy, p.XXVIII.

2S Rousset, Jean, Forme et signification. Essais sur les structures Uttéraires deCorneille à Claudel, Paris, librairie José Corti, 1962, p. xx.

26 De Lattre. Alain, Op. dt., p. 89.27 Gengembre, Gérard, Op. dt., p. 91.28 Flaubert, Gustave, Correspondance n (juillet 1851 à décembre 1858), édition

établie, présentée et annotée par Jean Bruneau, Paris,GalJjmard, 1980, "Bibliothèque La Pléiade", p. 172.

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Bien que Flaubert reste évidemment l'auteur de Madame

Bovary, la critique littéraire a l'obligation d'Interpréter le texte sans

considérer le romancier. Comme Jean-Pierre Duquette l'expose dans

Flaubert ou l'architecture du vide "Il n'y a plus d'auteur, au moment

où l'on ouvre un roman: il n'y a qu'une lecture. phrases et lecteur.

sans que l'auteur soit totalement absent de son récit, bien au

contraire. Mais Il est embusqué dans les mots, dans les rythmes. dans

les paysages de son livre. Il est là tout en n'y étant pas."29 Flaubert.

qui a écrit ce roman entre septembre 1851 et mai 1856, n'est présent

à la lecture de Madame Bovary que par le travail qu'il a fourni, que

par les combinaisons de mots qu'il a choisies pour son roman. Le

roman est le genre littéraire que Eugène Gilbert considère comme

"celui qui reflète le mieux les moeurs et les idées sociaies qui lui sont

contemporaines."30 Il envisage donc l'oeuvre de Flaubert dans cette

perspective. D'ailleurs, il Juge ce roman comme le "plus célèbre des

romans de G. Flaubert[...l, qui compte parmi les monuments

romanesques du siècle."31 Pour sa part, Jean Rousset met Madame

Bovary en relation avec un siècle d'histoire littéraire du genre

romanesque:

Cette guerre déclarée au sujet depuis un sièclemontre assez que le roman n'a pas attendu 1950pour se sentir en état de crise et de rupture; quandle «nouveau roman» de nos jours s'insurge contre le«roman traditionnel», il s'en prend à un roman quiétait lui-même insurgé. Certes, les différences

29 Duquene, Jean-Pierre, Flaubert ou l'architecture du vide. Une lecture del'Education sentimentale, Montréal, Les Presses del'Université de Montréal, 1972, p. 7-8.

30 Gilbert, Eugène, Op. dt., p. 8•31Ibid.,p.ISi.

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existent. non seulement entre les créations quiabritent ce refus. ce qui est évident. mais aussi entreles modèles condamnés: le non-sujet des uns devientsouvent le sujet que rejetteront les romanciersultérieurs.3 2

Le travail d'un écrivain consiste toujours. quelle que soit son époque.

à placer la langue hors des conventions. Lorsque Flaubert écrit. on ne

s'attend pas à lire le récit de la médiocrité d'une provinciale. ni à lire

un roman qui se base sur le vide tout en étant plein de justesse.

Flaubert choisit chaque mot méticuleusement, pour sa couleur et son

harmonie. Comme le dit René Dumesnil: "par la justesse minutieuse

des enchaînements, Il éveille dans l'esprit du lecteur des Idées que

nul autre avant lui n'avait suggérées."33 Flaubert est reconnu pour

cette précision. Dans "La notion lInguistique de champ sémantique et

les possibilités de son assimilation dans la théorie de la littérature:

l'exemple de Madame Bovary", Gvozden Eror choisit cette oeuvre

comme objet d'analyse sémantique pour des raisons reliées à cette

justesse:

Madame BaVaI)', en tant que roman et personnage,se prête à une telle analyse pour des raisons quiconcernent la place de Flaubert dans l'évolution duroman, son obsession du style, du «mot Juste» et lesformes d'ambiguïté dans son procédé littéraire. Cetteambiguïté est particulièrement présente dans laconstruction du personnage principal, et les champssémantiques qui le caractérisent peuvent seconcevoir comme les champs centraux du roman,

32 Rousset. Jean. "Madame Bovary ou le livre sur rien" dans Debray-Genene.Raymonde, Flaubert, Paris, Firmin-Didot Etude et librairieMarcel Didier, 1970, "Miroir de la critique". p. 119.

33 Dumesnil. René, Gustave Flaubert, L'homme et l'oeuvre avec des documentsinédits, 3e édition. Paris, Desclée de Brouwer & Cie, 1947,"Temps et visages", p. 416.

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étant donnée la «primauté du personnage parrapport à l'histoire» dans Madame BovaI}'.34

Madame BovaI}' peut donc faire l'objet d'une analyse pointue, portant

sur les liens sémantiques du vocabulaire car Flaubert choisissait ses

mots pour parvenir à une image absolument juste de ce qu'il voulait

représenter. Pour Geneviève Bolième: "Il nous a semblé que Madame

BavaI}' était sans équivalent dans l'oeuvre de Flaubert. que nul autre

de ses écrits n'atteignait cette perfection à nous narrer un minimum

d'événements avec un maximum d'images."35 Ainsi. plusieurs

critiques pourraient répondre à la question de Flaubert: "Et qui est-ce

qui s'apercevra Jamais des profondes combinaisons que m'aura

demandées un livre si simple? Quelle mécanique que le naturel, et

comme il faut de ruses pour être vrai!"36 Flaubert cherchait la

perfection absoiue du style. Il n'a cessé de la rechercher dans ses

romans suivants. Cependant. cette perfection ne se trouve peut-être

pas dans le travail conscient de Flaubert, comme le suppose Gérard

Genette:

De BovaI}' à Pécuchet, Flaubert n'a cessé d'écrire desromans tout en refusant -sans ie savoir, mais de toutson être- les exigences du discours romanesque.C'est ce refus qui nous importe, et la traceinvolontaire, presque imperceptible, d'ennui,d'indifférence, d'inattention. d'oubli, qu'il1aisse surune oeuvre apparemment tendue vers une inutile

34 Eror. Gvozden. "la notion linguistique de champ sémantique et lespossibilités de son assimilation dans la théorie de lalittérature: l'exemple de Madame Bovat)l' • dans Acres du XIIeCongrès de l'Association LaremationaIe de LittératureComparée. vA. 1990. p. 541.

3S BoUème. Geneviève. Op. cit.. p. 141.36 Flaubert. Gustave. Correspondance 11 (juiller 1851 à décembre 1858). p. 296.

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perfection. et qui nous reste admir:-blementimparfaite. et comme absente d'elle-même,37

Son refus du discours romanesque. Flaubert l'a exprimé dans ses

romans de façon inconsciente. mais Il l'a exprimé clairement en

écrivant: "On me croit épris du réel. tandis que je l'exècre. Car c'est en

haine du réalisme que j'ai entrepris ce roman."38 Pourtant. dans

Flaubert's characters, The language of Illusion39 de Diana Knlght. on

parle encore de deux approches de l'oeuvre de Flaubert: l'insistance

sur l'absence d'une signification stable et un intérêt marqué pour

l'être humain et sa complexité morale; autrement dit. un Intérêt pour

le réalisme des personnages. Eugène Gilbert prétend aussi que

Flaubert fait partie des réalistes, en affirmant: "Le grand dogme du

réalisme c'est l'impersonnalité."40 Cette notion est apparue avec

Flaubert qui est l'un des premiers à la travailler et à en rechercher

l'effet. L'idée de lier l'objectivité fiaubertienne au réalisme n'est

certainement pas inutile. mais le point de vue d'aujourd'hui sur

l'histoire littéraire montre bien que le réalisme est impersonnel non

pas par labeur. mais par accident. Flaubert travaillaIt consciemment

l'objectivité: "Madame Bovary n'a rien de vrai. C'est une histoire

totalement inventée; je n'y ai rien mis ni de mes sentiments ni de

mon existence. L'illusion (s'il y en a une) vient au contraire de

l'impersonnalité de l'oeuvre."41 Il voulait écrire ses oeuvres

3; Genette. Gérard. Op. cit., p. 243.38 Flaubert. Gustave. Correspondance Il (juillet 1851 à décembre 1858). p. 643.39 Knight. Diana, Flaubert's cbaracters. Tbe language of illusion. Cambridge,

Cambridge University Press. 1985. "Cambridge Studies inFrench", 125 p.

40 Gilbert, Eugène, Op. cit.. p. 161•41 Flaubert, Gustave, Correspondance Il (juillet 1851 à décembre 1858). p. 691.

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lmpersonnellemenr. Son art est. comme l'a dit René Dum~snil. "un art

de composition. Mais c'est d'abord un art d'observation."42 Il est vrai

que Flaubert. voulant travailler dans l'impersonnalité. doit d'abord

étre un observateur. Alain De Lattre dit à ce sujet "que tout est à

reprendre ici d'une façon nouvelle: le réalisme de Flaubert est moins

dans ce qu'il nous raconte que dans la forme et la façon dont il

l'approche et le décrit."43 Flaubert observe donc avec acuité et

cherche à donner forme à l'objet observé en travaillant la langue.

Eugène Gilbert insiste là-dessus: "ce qui sera encore une qualité

indispensable de la prochaine renaissance littéraire, c'est le souci de

la forme, que le grand maître du roman français en cette seconde

moitié du XIXe siècle, Flaubert, poussa si loin qu'il en mourut."44 La

forme d'un texte vient évidemment de l'effort, du travail textuel de

l'auteur. Pour Jacques Neefs et Claude Mouchard, dans Madame

Bovary. "La mise à mort du personnage semble alors être le

nécessaire achèvement de l'oeuvre, l'héroïsme de l'écriture aux

prises avec sa propre force de création..."45 Le travail de l'auteur n'est

pas d'écrire sans règles. Flaubert a dû s'efforcer de terminer son

roman selon le plan établi. Il a dû travailler et préciser la scène de la

mort d'Emma pour atteindre la vérité, pour Gérard Gengembre:

Comment ëcrlre la mort? Il faut une mise en scènenarrative et, dans un premier temps, respecter lescontraintes réalistes: la question d'argent, le vertigepsychologique. La logique événementielle estparfaitement lisible. Or cette causalité réaliste est

42 Dwnesuil, René. Op. dt.. p. 416.43 De Lattre, AIaiD, Op.cit.. p. 68.44 Gilbert. Eugène, Op. dt., p. 454.45 Neefs, Jacques et Mouchard. Claude, Flaubert, Paris, BaJland, 1986, "Phares",

p.I48.

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redoublée par une longue série d'échos et depréfigurations symboliques. D'où cette Idée que lamort d'Emma est due tout autant à la déterminationréaliste qu'au travail du destin textuel.-l6

J. Neefs et C. Mouchard renchérissent: "La mort ainsi orchestrée du

personnage[ ] est habitée d'un acharnement douloureux à produire

l'épouvante[ ] et la souffrance[...]. Et l'on sait avec quelle douleur

Flaubert a rédigé l'agonie de son personnage[...]. L'intensité de

l'écriture f1aubertienne est composée de cette force de destruction, de

consommation de sol."47 Flaubert a travaillé, Il s'est Investi dans son

travail pour parvenir à ses fins: "Flaubert[...] reproduit la vie réelle

sans que jamais sa personnalité apparalsse."48 L'observation de

l'humain ("TI ptudie l'IVE.'(' pénétration l'homme extérieur, tel qu'il se

manifeste par sa physionomie et son habitus"49) et le respect du

principe de l'impersonnalité ont créé le chef d'oeuvre qu'est Madame

BavaI}'. Flaubert décrit la réalité des personnages à un tel point que

m€ome l'intensite de l'imagination de ses personnages ne pose aucune

limite face au réel: l'imagination se donne pour réel. Dans ('f> roman, il

n'existe presque aucune coupure temporelle ou narrative entre le

r€ove et le réel. L'évasion passe par le sens des détails gratuits.

D'ailleurs, ces détails produisent autant le rêve et le réel que la

signification. Comme le dit Jean-Pierre Duquette: "Nous découvrons

ainsi dans les romans de Flaubert une multitude d'objets porteurs de

sens insoupçonné, aussi es.o;entiels que les personnages mêmes, et qui

confèrent à la trame psychologique ou historique une dimension et

46 Gengembre, Gérarù, Op. dt., p. 92.47 Neefs, Jacques et Mouchard, Claude, Op. dt., p. 147-148.48 Gilbert, Eugène, Op. dt., p. 159.49 Ibid., p. 159.

1"

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un relief saisissants."SD Pour illustrer cette pensée. nous pouvons

prendre l'exemple des nomhreuses scènes développées à plusipurs

niveaux dans Madame Bovarv. comme celle dps Comirps: "Nous avons~

toujours un nno snr fond d'accompagnement sonore et visuel: deux

protagonistes sont isolés dans leurs phrases et leurs silpncps alors

quI" la vip, autour d'eux, continue de se dérouler sans qu'ils y portent

attention."S! Flaubert écrivait d'ailleurs à propos de cette scène:

CP soir, je viens d'esquLc;ser toute ma grande scènedes Comices agricoles. Elle sera énorme; ça aura hlpntrpnte pages. Il faut, dans le récit de cette fêterustico-municipale et parmi ses détails (où tous Ip.c;pprsonnagps secondaires du livre paraissent, parlentet agissent), que je poursuive, et au premier plan, ledialogup continn d'un monsieur chauffant une dame.J'ai de plus, au milieu, le discours solennel d'unconseiller de préfecture, et à la fin (tout terminé) unarticle de journal fait par mon pharmacien, qui rendcompte de la fête en bon style philosophique,poétique et progressif.52

Plus tard, il dira encore, sur ces Comices: "si je réussis, ce sera bien

symphoniqUe."53 Ainsi, dans Madame Bovary, Flaubert a fait des

choix, il a pris une direction, il a planifié sa démarche et ce, dans un

but ultime: créer une oeuvre impersonnelle où le fond est la forme et

le récit, sur un sujet insipide et médiocre.

Gvozden Eror a choisi Madame Bovary comme exemple au XIIe

Congrès de l'Association Internationale de Littérature Comparée, où il

présenta "La notion linguistique de champ sémantique et les

50 Duquette. Jean-Pierre. Op. dt.. p. 19.5! ibid. p. 51.52 Flaubert. Gustave. Correspondance n (juillet 1851 à décembre 1858). p. 386•S3 ibid. p. 426.

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possihilités de son assimilation dans la théorie de la littérature:

l'exemple de Madame Rnvar)". 11 explique ainsi celle notion

linguistique: "I.a théorie des champs sémantiques, c'est-à-dire des

sous-ensemhlE's -dans le lexique- des termf>S conceptucllement

apparentés, s'est montrée dans la sémantique structurale un domaine

fécond de recherches linguistiques qui se sont développées dans

plusieurs directions."54 Nous le savons, une de ces directions est la

littérature. Donc, dans ce domaine, "un champ sémantique appliqué

peut être construit, inhahituellement, d'éléments «périphériques» du

champ lexicologique, donc d'éléments qui dans la langue courante ne

sont pas proches du «noyau» dE' CE' champ."55 Î.E' qui pE'lIt E'xpllqllf'r

IE's champs sémantiques littéraires étendus. En littérature, et surtout

dans le roman qui nous intéresse, le choix conscient dans lin IE'xlqllE'

étendu vise une finalité, celle de l'ensemhle, du tout que forme le

roman. Comme le dit encore G. F.ror. "li suffit de noter Ici que le

champ sémantique (et conceptuel) dans le texte littéraire est avant

tout un choix délibéré, «tendencleux» d'une certaine manière, dans le

champ lexicologique approprié, qu'li est donc caractérisé par une

forte composante «téléologique» immanente."5G Donc, le choix que G.

F.ror a fait, en prenant Madame Rovary comme ohjet d'étude, est

judiciE'l1x. Flauhert est reconnu pour la précision de son vocahulaire,

l'étendu de ses sous-ensemhles lexicaux et son but de former un tout.

Par cette prémisse, nous avons lu le roman de façon à analyser son

vocabulaire. la lecture que nou.e; avons privilégiée pour cette étude

54 Eror, Gvozden, Op. Cit., p. 539.5S Ibid., p. 540.S6 Ibid., p. 540.

li

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entremêle deux perspectives: la thématique et l'analyse textuelle. Par

la théorie des champs sémantiques, nous pouvons haser notre

recherche sur une analyse textuelle, c'est-à-dire sur une

interprétation du texte en partant du texte lui-même, de sa structure,

de ses phrases et de son lexique. De phlS, il ec;t posslhle de rassemhler

les termes utl1lsés par l'auteur autour de plusieurs thèmes, dont ceux

du personnage principal et de la mort. Cest donc ainsi que nous

concevons le texte de Madame Bovary: un tissu dont chaque fil se

maintient dans sa dépendance aux autres.

Pour étudier le thème et les Images de la mort dans Madame

Bovary, nous avons divisé ce travail en cinq chapitres traitant chacun

un aspect précis du sujet. Ainsi, les éléments secondaires relatifs à la

mort dans Madame Bovary, la perception romantique de la mort chez

Emma, sa propre mort, la conception du deuil dans le roman et les

différents comportements des survivants sont les points que nous

aborderons. Cest ainsi que nous répondrons aux deux questions

posées au départ.

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LE THEME ET LES IMAGES DE LA MORT DANS MADAME BOVARY

CHAPITRE PREMIER

LES ELEMENTS SECONDAIRES RELATIFS À LA MORT DANS

MADAME BOVARY

Bien qu'il soit un personnage secondaire. Lestiboudois revient

d'une manière récurrente au cours du récit. Il semble davantage un

employé polyvaient qu'un homme qui se consacre à un seul métier.

Sacristain de l'église. il remplit aussi la fonction de fossoyeur et celle

de gardien du cimetière. Il offre égaiement ses services aux Yonvillais

comme jardinier. Il réussit toujours à profiter de la situation. AInsi, il

loue à son profit les chaises de l'église lors des Comices agricoles et

utilise la partie inoccupée du cimetière pour y cultiver des pommes

de terre. En tant que «personnage-paysage». il est toujours associé à

la description du village. Yonville sans Lestiboudois, ce n'est plus

Yonville. Il est partout: à l'église. au cimetière, dans les jardins... On

ne peut décrire le cimetière sans lui; on le voit travaillant aux

Comices; et Homais propose les services de Lestiboudois comme

jardinIer lorsque les Bovary s'installent. sa présence est constante. De

plus, il suit chaque Yonvillais jusqu'à la tombe. Il l'accompagne de

l'église au cimetière; sacristain, fossoyeur et gardien du cimetière

sont nécessaires à chaque étape des obsèques, autant pour Emma que

pour les autres.

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I.estlhoudois entretient une relation particulière avec le

cimetière: de par ses fonctions, il représente en quelque sorte la mort.

Mais son mptier, sa routine font en sorte qu'il en perd de vue le sens:

investi d'un tahou qui fait fuir les Yonvlllals, le cimetière devient sa

propriété presque exclusive. Il balaie la poussière des pierres

tomhales sans trop y penser, comme il halale le plancher de l'église. rI

cultive ses pommes de terre dans le sol Inoccupé du cimetière,

inconscient de franchir un Interdit. I.e curé lui dit qu'il se nourrit des

morts. Lestihoudois, pour sa part, ne voit pac; la différence entre la

terre des jardins yonvlllais et celle du cimetière. TI outrepasse le

tahou entourant la mort:

Lors du choléra, pour l'agrandir, on a ahattu un pande mur [du cimetière] et acheté trois acrec; de terre àcôté; mais toute cette portion nouvelle e'it presqueinhabitée, les tombes, comme autrefois, continuant às'entac;ser vers la porte. Le gardien, qui en est enmême temps fossoyeur et bedeau à l'église (tirantainsi des cadavrec; de la paroisse un douhlehénéfke), a profité du terrain vide pour y semer despommes de terre. D'année en année, cependant, sonpetit champ rétrécit, et lorsqu'II survient uneépidémie, Il ne salt pas s'il doit se réjouir des décèsou s'affliger des sépultures.- Vous vous nourrissez dec; morts, Lestihoudois!lui dit enfin, un jour, M. le curE'_Cette parole sombre le fit réfléchir, elle l'arrêta pourquelque temps; mais aujourd'hui encore, il continuela culture de ses tubercules, et même soutient avecaplomb qu'ils poussent naturellement.57

57 Flaubert. Gustave. Madame Bovary, édition de Claudine Gothot-Mersch. Paris•Bordas. 1990. "CIassiques Garnier", p. 74-75.

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Le rapport de I.estiboudois à la mort transgresse le tabou: il la côtoie

tous les jours de sa vie et il ne voit pas en quoi sa culture de pommes

de terre contrevient à un interdit. Ceux qui ont peur de la mort

imposent le silence sur ce phénomène. Ils sont donc incapables de

comprendre comment I.estiboudois peut se «nourrir» des morts. 11 est

le seul à considérer le cimetière comme un simple lopin de terre. Les

autres protagonistes considèrent cet endroit comme lugubre, funeste.

Héloïse Dubuc, la première épouse de Charles Rovary, qui attirait

l'attention de son mari en parlant de la mort, s'est toujours abstenue

de parler du cimetière. Même à son décès, le cimetière pa'iSe presque

inaperçu. Par contre, à la mort d'Emma, l'enterrement est une scène

marquante. Dans son cas, elle rêvait au calme des cimetières et

souhaitait enfin s'y retrouver. Par la suite, le lieu de son dernier

repos devient pour le veuf un lieu de recueillement, de souvenirs,

presque de culte. Les enfants yonvillals, quant à eux, volent le

cimetière comme un terrain d(~ jeux. lis ne sentent pa.. le tabou qui

entoure ce lieu, tout comme I.estiboudois. Bien qu'eux et le gardien

voient cet endroit comme un espace semblable aux autres, le

cimetière demeure un lieu signifiant pour tous les autres

personnages. Chacun le perçoit donc différemment.

Chez les personnages de Madame Bovary, les idées reçues se

multiplient: elles font partie du discours courant et on comprend

rapidement leur sens. Ii existe toute une gamme d'expres...ions, de

lieux communs; des animaux qui «sentent» la mort jusqu'à cette idée

voulant qu'un homme raisonnable ne doit pa.. avoir peur de la mort

ni de léguer son corps à la science. Rappelons entre autre... cette scène

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où Madame l.efrançois parle de son client le plus régulier, Monsieur

Binet "On le tuerait plutôt que de le faire dîner ail\eurs'''58; 011 encore

une autre à propos de l'artisan d'une cloche: "L'ouvrier qui l'a fondue

pn pst mort dp joip.....59 Mais, il s'en trouve de plus intéressantes à

analyser, comme les images reliant la mort à la vie; par exemple:

"cela vous réveillerait un mort."60 L'apothicaire fait respirer du

vinaigre aromatique à Emma inconsciente. Dans cette expression, on

volt le \Ien entre la mort et la vie, mais on volt surtout le lien entre le

sommeil et la mort. Plus loin, lorsque Madame I.efrançoi:c; hahille le

cadavre d'Emma, elle dit: "Si l'on ne jurerait pas qu'elle va se lever

tout à l'heure."61 Ici encore on lie la mort au sommeil. Cette

expression confirme le fait que la mort est difficile à accepter et que

l'on voudrait hien voir le mort s'éveiller, comme s'il dormait.

C.ependant, on trouve aussi des expressions liant les mourants, les

condamnés, à la vie, hien qu'on sache que la mort les emportera: "11

expliqua même à Bovary que le Seigneur, quelquefois, prolongeait

l'existence des personnes lorsqu'Il le jugeait convenahle pour leur

salut;"62 Les expressions utilisées par les vivants pour décrire un

mort, la mort même ou une situation liée à la mort proviennent

souvent d'une censure des tabous, d'où les liens créés avec la vie ou

le sommeil. c.ependant, Il faut remarquer que même les survivants

sont marqués à jamais par cet événement. Ainsi, Ils doivent obéir à

un code vestimentaire et on dit qu'lis sont orphelins de mère ou de

58 Flauben. Gustave. Madame Bovary.p. 77.59 ibid., p. 247.60 Ibid•• p. 213.61 Ibid., p. 338.62 Ibid., p. 331.

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père, ou encore veufs. D'ailleurs. les femmes portent plus longtemps

la marque du deuil, comme la veuve Lefrançois (désignée sous ce

titre malgré le fait que son mari est mort bien avant le récit) ou

encore la veuve Dubuc, première épouse de Charles, nommée encore

ainsi après son deuxième mariage.

L'image que projette le décédé est toujours liée à la vision

subjective des survivants. Ainsi, les vivants représentent cn

sculpture la mort de Louis de Brézé, "se!gneur de Breval et de

Montchauvet, comte de Maulevrier, baron de Mauny, chambellan du

roi, chevalier de l'Ordre et pareillement gouverneur de Normandie"63

d'une façon plutôt romanesque: "cet homme prêt à descendre au

tombeau vous figure exactement le même. 11 n'est point possible,

n'est-ce pas, de voir une plus parfaite représentation du néant?"64 Le

guide de la cathédrale de Rouen propose ici une interprétation de la

sculpture en parlant plus de la disparition dans le néant de cet

homme que de sa seule mort. Le testament est souvent la dernière

image du trépassé. Sile mort laisse derrière lui quelque chose, cette

chose prend plus d'importance que sa mort même. Les vivants

l'interprètent, sans vérifier sa signification réelle. Ainsi, lorsque le

même guide parle des tombeaux d'Amboise, 11 met l'accent sur le fait

qu'un de ces deux cardinaux et archevêques de Rouen, celui qui fut

ministre de Louis XII, a laissé "dans son testament trente mme écus

d'or pour les pauvres."6S Cependant, comme on le verra plus loin, les

63 Flaubert, Madame Bovary, p. 247.64 Ibid., p. 247•6S Ibid., p. 248.

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testaments ne contiennent pas toujours ce à quoi les vivants

s'attendent.

La dimension spirituelle de la mort touche aussi le corps. Le

meilleur ~emple en est la célèbre scène de l'extrême-onction donnée

à Emma:

Ensuite il récita la Misereatur et l'lndulgentiam,trempa son pouce droit dans l'huile et commença lesonctions: d'abord sur les yeux, qui avaient tantconvoité toutes les somptuosités terrestres; puis surles narines, friandes de brises tièdes et de senteursamoureuses; puis sur la bouche, qui s'était ouvertepour le mensonge, qui avait gémi d'orgueil et criédans la 1u.'Cure; puis sur les mains, qui se déiectaientaux contacts suaves, et enfin sur la plante des pieds,si rapides autrefois quand elle courait àl'assouvissance de ses désirs, et qui maintenant nemarcheraient p1US.66

Bien qu'au départ le curé entende purifier par ce sacrement le corps

d'Emma, le narrateur met plutôt ici l'accent sur la mort du corps,

source de plaisir. Ce qui est d'abord de l'ordre spirituel devient dès

lors très physique.

On retrouve de nombreux clichés sur la mort véhiculés par

divers personnages dans ce roman. On en volt entre autres beaucoup

sur le deuil. Il y a la statue de la veuve pleurant la mort de son époux

au bord du tombeau. Cette image est présentée par le personnage de

Diane de Poitiers, "comtesse de Brézé, duchesse de Valentinois"67. les

pleurs sont toujours liés au deuil. La tristesse en semble aussi un

66 Flaubert. Madame Bovary, p. 331•67 Ibid.. p. 24i.

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• synonyme: "Elle était si triste. si triste. qu'à la voir debout sur le seuil

de sa maison. elle vous faisait l'effet d'un drap d'enterrement tendu

devant la porte."68 Cependant. Emma surpasse toutes les veuves dans

l'expression romantique de son grand deuil. Lorsque sa mère meurt.

elle pleure. elle se fait faire un fétiche et elle exprime sa douleur

d'une manière toute romantique:

Quand sa mère mourut, elle pleura beaucoup lespremiers jours. Elle se fit faire un tableau funèbreavec les cheveux de la défunte, et. dans une lettrequ'elle envoyait aux Bertaux. toute pleine deréflexions tristes sur la vie. elle demandait qu'onl'ensevelit plus tard dans le même tombeau. Lebonhomme la crut malade et vint la voir. Emma futintérieurement satisfaite de se sentir arrivée dupremier coup à ce rare idéal des existences pâles. oùne parviennent jamais les coeurs médiocres. Elle selaissa donc glisser dans les méandres lamartlniens.écouta les harpes sur les lacs. tous les chants decygnes mourants. toutes les chutes de feuilles. lesvierges pures qui montent au ciel. et la voix del'Éternel discourant dans les vallons. Elle s'enennuya. n'en voulut point convenir. continua parhabitude. ensuite par vanité. et fut enfin surprise dese sentir apaisée. et sans plus de tristesse au coeurque de rides sur son front.69

25

Dans les premiers jours. eUe exprime son véritable deuil. Ce qui vient

ensuite n'est qu'une suite de poses pour la jeune Emma: elle joue les

romantiques éplorées. Lorsqu'elle voit son père la prendre au sérieux.

elle est heureuse de sa réussite et s'investit encore plus

profondément dans son rôle. À partir de ce moment. elle voudrait

être ce personnage. Plus tard. après la rupture avec Rodolphe, on volt

68 Flaubert. Madame Bovary. p. 112.69 Ibid.. p. 40.

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que le personnage romantique qu'elle jouait adolescente est toujours

vivant en elle:

Quand au souvenir de Rodolphe. elle l'avait descendutout au fond de son coeur; et il restait là. plussolennel et plus immobile qu'une momie de roi dansun souterrain. Une exhalaison s'échappait de cegrand amour embaumé et qui, passant à traverstout, parfumait de tendresse l'atmosphèred'immaculation où elle voulait vivre.70

Elle ne joue plus: elle s'efforce de vivre le personnage qu'elle s'était

créé. Elle fera de moins en moins de distinction entre le rêve et la

réalité. et elle sera constamment déçue par le terre-à-terre prosaïque

de la vie yonvillaise.

L'événement funèbre est entourê d'un apparat de décence qu'il

ne faut pas défier: il est nécessaire de se plier aux idées reçues des

Yonvillals pour ne pas paraître mal aux yeux des concitoyens. Homais

est le juge de ce qui convient à YonvUle. Il estime que tel n' a pas eu

la décence de venir jusqu'au cimetière; que tel autre aurait dû

trouver un habit noir et ne pas porter du bleu; qu'il est indécent de

fumer après les obsèques, etc. La mort doit être respectée même

lorsque le deuil est terminé: il existe un code, un deuil social à

assumer: "On remit à causer des arrangements d'intérêt; on avalt,

d'ailleurs, du temps devant soi, puisque le mariage ne pouvait

décemment avoir lieu avant la fin du deuil de Charles, c'est-à-dire

vers le printemps de l'année prochaine."71 Voilà un bon exemple de

ce que nous entendons par <<code social du deuil»: Charles ne peut se

-01 Flaubert. Madame BovaIy. p. 220•71 ibid.. p. 26.

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remarier. même si intérieurement son deuil est terminé. Le point de

vue de la société est plus important que les sentiments personnels.

D'ailleurs. dans le roman. la société refuse que l'individu manifeste

quoi que ce soit. Il faut que certaines émotions soient retenues. Ainsi

la tristesse d'Emma. qui provient du fait qu'elle veut atteindre un but

rêvé dans le territoire du réel. est marginalisée. Cette tristesse ne

peut être exhibée sans raison valable comme une maladie: "Emma.

ivre de tristesse, grelottait sous ses vêtements; et se sentait de plus

en plus froid aux pieds, avec la mort dans l'âme."n On voit ici le

rapport entre la tristesse, le froid et la mort. Emma est seule et elle

peut ainsi vivre ouvertement son sentiment. Mais elle ressent le

froid, et cette sensation mêiée à son sentiment de tristesse lui fait

croire qu'elle a «la mort dans l'âme». Plus ioin, le narrateur exprime

un de ses souhaits: "Elle aurait voulu ne plus vivre, ou

continuellement dormir."73 Ces deux passages sont liés par l'idée de la

mort, mais aussi par une atmosphère pleine de tristesse. On

remarque également dans cette phrase la présence du lien entre le

sommeil et la mort que nous avons déjà relevé.

On retrouve aussi dans le roman cette idée que la mort rôde

constamment. Elle se promène sous divers aspects. Ce sont parfois des

mots qui concrétisent sa présence: "Ils examinèrent ses robes, le

linge, le cabinet de toilette; et son existence, jusque dans ses recoins

les plus intimes, fut, comme un cadavre que l'on autopsie, étalée tout

du long aux regards de ces trois hommes."74 Cette présence passe

n Flaubert. Madame Bovazy. p. 273.73 Ibid.. p.297•74 Ibid.. p. 301.

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parfois par le sens de certaines expressions: "Et il la regardait, tout

étonné par la pâleur de son visage, qui tranchait en blanc sur le fond

noir de la nuit. Elle lui apparut extraordinairement belle, et

majestcuse comme un fantôme; sans comprendre ce qu'elle voulait, il

pressentait quelque chose de terrlble."7S Ou encore, c'est le sens

global du texte qui indique la présence de la mort: "Elle s'ac;sit à son

secrétaire, et écrivit une lettre qu'elle cacheta lentement, ajoutant la

date du jour et l'heure. Puis elle dit d'un ton solennel: -Tu la liras

demain; d'ici là, je t'en prie, ne m'adresse pas une seule question!...

Non, pas une!"76 Il n'y a pas ici un mot qui fasse allusion à la mort;

cependant, on connait le contexte de cette rédaction.

Comme on a pu le constater, l'idée reçue à propos de la mort la

camoufle plus qu'elle ne la divulgue, ce qui montre que la mort est

toujours un sujet tabou. Le sociologue Jean Ziegler définit ainsi le

tabou de la mort dans la société moderne occidentale:

Or, ma société, par les moyens de cette culture, ne secontente pas de priver l'homme de son agonie, deson deuil et de la claire conscience de sa finitude,elle ne se limite pas à frapper la mort d'un tabou, àrefuser un statut social aux agonisants, àpathologiser la vieillesse et à nihiliser les ancêtres.Elle nie l'existence même de la mort. La. mort est lenéant.77

Certains éléments de cette définition sont illustrés dans Madame

Bovary: Emma est privée en partie de son agonie par l'action des

7S Flaubert. Madame Bovary. p. 320.76 ibid.. p. 321.77 Ziegler. Jean. Les vivants et la mort, essai de sociologie, Paris, Seuil, 1975•

"Esprit". p. 13.

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hommes de science; le deuil est une affaire sociale et non pcrsonneUe:

les protagonistes ne sont pas conscients qu'ils vont aussi mourir un

jour.

Comme les personnages sont inconscients de leur propre mort

et qu'Il ne parlent pas de la mort en général, ils doivent d'autant

camoufler leur désir de mourir: "EUe prétendit avoir besoin de tuer

les rats qui l'empêchaient de dormlr."i8 Emma veut obtenir de

l'arsenic dans le capharnaüm d'Homais, mals il lui est évidemment

Impossible d'en demander à Justin en lui avouant ses véritables fins,

car il refuserait. En mentant sur ses intentions, eUe tait sa douleur et

son souhait de mourir.

Ce qui est vraiment au centre du phénomène de la mort. c'est le

cadavre. Pour une cause quelconque. le corps cesse de vivre. Les

survivants essaient toujours de trouver une raison à la mort. Parfois.

cette raison est spirituelle; parfois. elle est scientifique. Mals les

protagonistes répètent souvent Ici des Idées reçues. Par exemple

Homais ne peut s'empêcher d'intervenir: "- Et même j'ai lu que

différentes personnes s'étaient trouvées intoxiquées. docteur. et

comme foudroyées par des boudins qui avaient subi une trop

véhémente fumigation!"79 Il appuie tous ses discours sur la lecture

d'un auteur célèbre pour poser ses diagnostics. Cela n'empêche pas

qu'il cherche lui aussi une cause à la mort. À chaque mort. les

personnages du roman cherchent à trouver un responsable. Parfois.

ce sont les épidémies; d'autres fois. c'est une erreur de la victime,

78 Flaubert, Madame Bovary. p. 320•79 Ibid.. p. 329.

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comme le dit Homals pour la mort d'Emma. Ainsi, ils font tout pour

éloigner d'eux la responsabilité de la mort. Lorsque Justin comprend

enfin ce qui se passe, Emma lui affirme qu'il doit se taire: "Il se

désespérait, voulait appeler. - N'en dis rien, tout retomberait sur ton

maitre!"80 Même ceux qui côtoient la mort fréquemment ne veulent

pas se voir associés à ce phénomène: "Il [le docteur Larivière] sortit

comme pour donner un ordre au postillon, avec le sieur Canivet, qui

ne se souciait pas non plus de voir Emma mourir entre ses mains."8!

La mort est frappée d'un tabou, on s'en tient aussi loin que l'on peut.

La nature et la science sont deux autres éléments qui s'ajoutent

au contexte de la mort. La nature est souvent liée à la mort. Ainsi,

lorsqu'Emma éprouve son deuxième grand vertige, elle se trouve sur

le chemin entre le domaine de la Huchette et Yonville: "Il lui sembla

tout à coup que des globules couleur de feu éclataient dans l'air

comme des balles fulminantes en s'aplatissant, et tournaient,

tournaient, pour aller se fondre sur la neige, entre les branches des

arbres."82 La nature est transfigurée pour Emma, à travers ses

hallucinations. La neige et les branches des arbres semblent faire

fondre ies globules de feu. Lors du cortège funèbre, la nature se

colore ainsi: "Le ciel pur était tacheté de nuages roses; des fumignons

bleuâtres se rabattaient sur les chaumières couvertes d'iris;"83

Cependant le spectacle de la nature ne s'accorde pas avec la tragédie:

80 Flaubert. Madame Bovazy. p. 321.81 ibid.. p. 32;-328.82 ibid.. P. 319-320•83 Ibid.. p. 344.

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autant elle s'harmoniserait avec un mariage. autant la situation

présente est pleine de tristesse.

Dans les deux grands vertiges qu'éprouve Emma. la nature lui

apparaît changée. Après avoir lu la lettre de rupture de Rodolphe.

elle a son premier grand vertige et elle est appelée à la chute

suicidaire: "Il lui semblait que le sol de la place oscillant s'élevait le

long des murs, et que le plancher s'inclinait par le bout, à la manière

d'un vaisseau qui tangue."84 I.e paysage de son univers champêtre et

de son village devient une mer, elle est sur "un vaisseau qui tangue",

qui l'entraîne vers l'abîme. Après sa dernière entrevue avec

Rodolphe, la campagne est encore une fois comparée à la mer: "Le sol

sous ses pieds était plus mou qu'une onde, et les sillons lui parurent

d'immenses vagues brunes, qui déferlaient."85 Ce deuxième vertige

lui représente sa situation comme un gouffre. C'est ce qui ia pousse

vers le suicide. D'ailleurs, la noirceur apparaît à cette occasion dans la

nature: "La nuit tombait, les corneilles volaient."86 On peut voir dans

cette brève phrase un présage lugubre du suicide d'Emma.

En général, Emma voit la nature à travers sa sensibilité

romantique. Que ce soit une vision apocalyptique ("Elle jetait les yeux

tout autour d'elle avec l'envie que le terre croulât."87), ou encore un

clair de lune ("et même lui disait quelquefois, en regardant la lune: ­

Je suis sûre que là-haut, ensemble, elles approuvent notreamour."88),

84 Flaubert. Madame Bovary. p. 211.85 Ibid., p. 319.86 Ibid.. p. 319.87 Ibid., p. 210-211 .88 Ibid., p. 1ï4-175.

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c'est le romantisme de la nature qui se manifeste. Il est même facile

de la séduire en parlant de la nature. Rodolphe lui fait ainsi la

conversation avant de lui faire la cour plus directement: "_Ah! oui.

d'apparence. parce qu'au milieu du monde je sais mettre sur mon

visage un masque railleur: et cependant que de fois. à la vue d'un

cimetière, au clair de lune, je me suis demandé si je ne ferais pas

mieux d'aller rejoindre ceux qui sont à donnir.....S9 Léon aussi parle

de la nature pour séduire Emma lors de leurs retrouvailles.

-Et nos pauvres cactus. où sont-ils?-Le froid les a tués cet hiver.-Ah! que j'ai pensé à eux, savez-vous? Souvent je lesrevoyais comme autrefois, quand, par les matinsd'été, le soleil frappalt sur les jalousies... etj'apercevais vos deux bras nus qui passaient entreles fleurs.9O

Il lui parle de leurs cactus et choisit cette occo.sion pour lui avouer

qu'il a souvent pensé à eUe.

Dans ses moments de tristesse ou de détresse, la nature est

toujours agissante pour Emma: "Le bleu du ciel l'envahissait, l'air

circulait dans sa tête creuse"91 (lors de sa première tentative de

suicide); "le chagrin s'engouffrait dans son âme avec des hurlements

doux, comme fait le vent d'hiver dans les châteaux abandonnés."92

(au lendemain du départ de Léon). La romance de la nature revient

constamment. Elle parlalt avec Rodolphe "des cloches du soir ou des

89 Aaubert. Madame BovalY. p. 142.90 Ibid.. p. 240.91 Ibid.. p. 211•92 Ibid.. p. 126.

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voix de la nature"93 et mettait en scène sa propre mort en faisant

semer "par terre des fleurs de dahlla"94, par Félicité. au moment où

"elle s'était crue agonlsante"95

Cependant. la nature est Indifférente au sort des êtres. Pourtant

les personnages du roman croient qu'elle leur donne des

avertissements. Au décès d'Emma, on fait venir son père sans lui

expliquer ce qui s'était passé: "Il aperçut trois poules noires qui

dormaient dans un arbre; il tressaillit, épouvanté par e présage."%

Léon Bopp éclaire très bien ce Paradoxe entre le présage de la nature

et sa véritable indifférence:

Comme tous ceux qui éprouvent une grandeappréhension, une grande douleur ou un grandamour, Rouault a le sentiment que la natureenvironnante devrait s'associer à ses émotions. outout au moins le renseigner sur le sort de sa fllle:«SIelle était morte, songe-t-il, on le saurait» [...l. Malsnon, la nature est muette, elle semble mêmemanifester une sorte de sérénité heureuse: le ciel estbleu.97

SI la nature marquait l'émotion des humains, elle exprimerait plus de

tristesse que de joie aux funérailles d'Emma; mals "Le ciel pur était

tacheté de nuages roses; des fumignons bleuâtres se rabattaient sur

les chaumières couvertes d'irls"98. la nature s'accorde plus à une joie

qu'à un deuil, et "cette même joie témoigne de l'Indifférence des

93 Flaubert, Madame BovaIy.p.174.94 Ibid., p. 218.95 Ibid., p. 218.% Ibid., p. 341.97 Bopp, I.éon, l.ommenraire sur Madame Bovary, Neu("héitel, F.ditions de la

BacoDlÜère,1951,p.519•98 Flaubert, Madame Bovary, p. 344.

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choses aux chagrins de l'homme. de cette même indifférence qui se

manifesta tout à l'heure au père Rouault [...] ou à Bovary..."99 La

nature évolue. indépendamment des humains: "Le petit cimetière qui

l'entoure, clos d'un mur à hauteur d'appui, est si bien rempli de

tombeaux, que les vieilles pierres à ras du sol font un dallage continu,

où l'herbe a dessiné de soi-même des carrés verts réguliers."loo

L'herbe continue de croître, les pommes de terre poussent aussi bien

dans la terre des jardins yonvUlais que dans celle du cimetière.

Lestiboudois "continue la culture de ses tubercules, et même soutient

avec apiomb qu'Us poussent naturellement."101 L'indifférence de la

nature apparaît dans le roman à plusieurs reprises. De l'opération du

pied-bot d'Hippolyte, où les résultats de la science sur la vie montre

que celle-ci gagne souvent, à "l'envie que la terre croulât"102 d'Emma,

souhait qui ne se réalisera pas, la nature suit son cours. Les

personnages admettent parfois que la nature est souveraine: "puis Us

mangèrent et trinquèrent, tout en ricanant un peu, sans savoir

pourquoi, excités par cette gaieté vague qui vous prend après des

séances de tristesse;"103 Ce petit goûter a lieu pendant la veillée

mortuaire d'Emma. Les vivants doivent vivre, dormir et manger: c'est

la continuité de la vie. ". Pieurez, reprit ie pharmacien, donnez cours

à la nature, cela vous soulagera!"l04 Celui-là même qui prône la

science, Hornais, donne ici raison à la nature et à l'ordre des cboses.

99 Bopp. Léon. Op. dL. p. 521.100 F1auben. Madame Bovary. p. i3.101 Ibid.. p. i5.1021bid.. p. 210.103 Ibid.. p. 340-341•104 Ibid.. p. 333.

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Cependant la science a toujours une place prédominante dans sa

pensée:

Je suis pour la Profession de foi du vicaire savo.vardet les immortels principes de 89! Aussi. je n'admetspas qu'un bonhomme de bon Dieu qui se promènedans son parterre la canne à la main. loge ses amisdans le ventre des baleines, meurt en poussant uncri et ressuscite au bout de trois jours: chosesabsurdes en elles-mêmes et complètement opposées,d'ailleurs, à toutes les lois de la physique: ce quinous démontre, en passant, que les prêtres onttoujours croupi dans une ignorance turpide, où ilss'efforcent d'engloutir avec eux les populations.! 05

Dans ce discours, l'apothicaire affirme ses convictions: il est anti­

clérical, il croit à la liberté, à l'égalité et à la fraternité, et, surtout, il

veut que tout puisse s'expliquer scientifiquement. C'est un

progressiste: il lit des revues scientifiques, et à toutes choses il veut

répondre scientifiquement. Homais essaie de démontrer aux

médecins qu'il est, lui aussi, un homme de science et qu'il sait bien

des choses sur le progrès scientifique. Il aimerait avoir le même

statut que les médecins et il pratique aussi la médecine, en cachette:

"Depuis la mort de Bovary, trois médecins se sont succédé à Yonville

sans pouvoir y réussir, tant Homais les a tout de suite battus en

brèche"l06 l.es médecins ont toujours bonne réputation dans le

roman: "11 se disait qu'on la sauverait sans doute; les médecins

découvriraient un remède, c'était sûr. Il se rappela toutes les

guérisons miraculeuses qu'on lui avait contées."107 Mais ils sont

1OS Flaubert, Madame Bovazy, p. 79-80.106 ibid., p. 356.107 Ibid., p. 342.

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humains et, dans le cas d'Emma. ils ne veulent pas être associés à sa

mort: ie docteur Larivière "sortit comme pour donner un ordre au

postillon, avec le sieur Canivet, qui ne se souciait pas non plus de voir

Emma mourir entre ses mains." lOS

L'épisode du pied-bot est un bon exemple de cette confiance

aveugle envers la science. Au départ, Charles ne veut pas opérer

Hippolyte: c'est Homais et Emma qui le convainquent Bovary étudie

dans ses livres avant de faire l'opération. Après, lorsqu'on doit

amputer la jambe d'Hippolyte, Bovary souhaite qu'il ne meure pas car

il se sent évidemment en cause. Cependant, le véritable responsable

de cette tragédie, c'est bien Homais. C'est lui qui souhaite

l'avancement de la science et qui manipule les gens pour se faire

reconnaître en tant qu'homme de science. Il va même jusqu'à

affirmer: "je le dis souvent, j'ai l'intention de léguer mon corps aux

hopitaux' afin de servir plus tard la Science."109 Il s'offre donc à la

science, mais seulement après sa mort.

Le progrès de la science n'est pas uniquement positif: l'épisode

de l'arsenic le démontre bien. Ce poison mortel tuera Emma qul savait

où se procurer cette substance et qui en connaissait les effets. Elle

savait aussi qu'Homais s'en savait responsable du point de vue de la

loi: "Souvent Je m'épouvante moi-même, lorsque Je pense à ma

responsabilité! car le gouvernement nous persécute, et l'absurde

législation qui nous régit est comme une véritable épée de Damoclès

lOS Flaubert. Madame Bovary,p.32ï-328•109 ibid., p. 338.

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suspendue sur notre tête!" 110 Ainsi. Emma sait comment faire taire

Justin en lui disant: "N'en dis rien. tout retomberait sur ton

maître!" 111 Cependant. lorsque Charles et Hornais. hommes de science.

apprennent quel produit toxique elle a ingurgité. ils ne savent pas

quoi faire et ne pensent pas à la solution la plus naturelle qui soit. le

vomissement. La nature surpasse souvent la science qui. malgré ses

intentions bienfaisantes. se joue de mauvais tours. comme dans

l'épisode du pied-bot d'Hippolyte ou dans celui de l'arsenic.

110 Flaubert, Madame Bovary. p. 254•111 Ibid.. p. 321.

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LE THEME ET LES IMAGES DE LA MORT DANS MADAME BOVARY

CHAPITRE DEUX

EMMA ET SA PERCEPTION ROMANTIQUE DE LA MORT

La conception romantique de la mort chez Emma se comprend

de trois manières: dans les représentations artistiques, par ses

tendances mystiques et par sa complaisance devant l'idée de la mort.

On retrouve la mort et ses représentations plastiques tout au

long du roman. Au début, ces images influencent Emma. Par ia suite,

elles deviennent pour elle une véritable source d'inspiration. Enfin, la

catharsis de l'art agit sur elle, à tel point qu'elle ne voit plus la

différence entre le rêve de mort et la réalité. On trouve les images

pieuses de la mort surtout pendant l'adolescence d'Emma. C'est au

couvent qu'elle commence à s'intéresser à ces images: "Au lieu de

suivre la messe, elle regardait dans son livre les vignettes pieuses

bordées d'azur, et elle aimait la brebis malade, le Sacré-Coeur percé

de flèches aiguës, ou le pauvre Jésus. qui tombe en marchant sur sa

croix." 112 Voilà la première occurrence des images religieuses dans le

roman. Ce sont ces gravures qui l'intéressent avant tout pendant la

messe. Les images tragiques l'attirent particulièrement:

Jeanne d'Arc, Héloïse, Agnès Sorel, la belleFerronnière et Clémence Isaure, pour elle, sedétachaient comme des comètes sur l'lmmensité

112 Flaubert. Gustave. Madame BoVéUY. édition de Claudine Gothot-Mersch,ParIs. Bordas, 1990. "Classiques Garnier". p. 37.

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•ténébreuses de l'histoire. où saillissaient encore çà etlà, mais plus perdus dans l'ombre et sans aucunrapport entre eux, saint Louis avec son chêne,Bayard mourant, quelques férocités de Louis XI, unpeu de Saint-Barthélemy, le panache du Béarnais, ettoujours le souvenir des assiettes peintes où LouisXIV était vanté. 113

Les grands personnages de l'histoire et de la religion, ceux des

légendes et des tableaux se retrouvent pêle-mêle parmi les héros

d'Emma. Les femmes, les hommes. les saints, les rois. les

révolutionnaires se croisent sans motif apparent, sans qu'aucun lien

existe entre eux. En fait, ces Images côincident avec l'idée qu'Emma se

fait de la gloire et des destins hors du commun. À la mort de sa mère.

ces images marquent plus concrètement sa vie. Elle écrit une lettre

d'une grande tristesse, avec des expressions trouvées dans des livres,

pour évoquer son deuil. Elle croit être parvenue à son but lorsqu'elle

voit son père s'inquiéter pour elle. Elle commence donc à jouer plus

sérieusement ce rôle. Tous les clichés romantiques sont bons pour

aiimenter son personnage: "les méandres Iamartiniens", "harpes sur

les lacs", "chants de cygnes mourants", "chutes de feuilles", "vierges

pures qui montent au ciel" et "voix de l'Éternel discourant dans les

vallons". La sculpture est une autre forme de représentation de la

mort dans le roman. On trouve deux statues de trépassés: celle de

Louis de Brézé et celle de son épouse, Diane de Poitiers:

-Et, à droite, ce gentilhomme tout bardé de fer, surun cheval qui se cabre, est son petit-fils Louis deBrézé, seigneur de Breval et de Montchauvet, comtede Maulevrier, baron de Mauny, chambellan du roi,chevalier de l'Ordre et pareillement gouverneur de

39

• 113 Flaubert, Madame &muy, p. 38-39.

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Normandie, mon le 23 juillet 1531, un dimanche,comme l'inscription pone; et, au-dessous, cet hommeprêt à descendre au tombeau vous figureexactement le même. Il n'est point possible, n'est-cepas, de voir une plus parfaite représentation dunéant? [...]-Près de lui, cette femme à genoux qui pleure estson épouse Diane de Poitiers, comtesse de Brézé,duchesse de Vaientinois, née en1499, mone en1566114•

Ces deux personnages sont liés par la sculpture de la mort. Celle qui

descend au tombeau est ainsi commentée par le guide d·" la

cathédrale de Rouen: "Il n'est point possible, n'est-ee pas, de voir une

plus parfaite représentation du néant?" L'autre statue pleure près de

la première, illustrant le deuil et la tristesse de la mort. Les

cimetières se retrouvent souvent dans le roman comme un rappel de

la mon: "au milieu du monde je sais mettre sur mon visage un

masque railleur, et cependant que de fois, à la vue d'un cimetière, au

clair de lune, je me suis demandé si je ne ferai pas mieux d'aller

rejoindre ceux qui sont à dormir..."115 C'est la belle image "à la vue

d'un cimetière, au clair de lune" qui souligne la mort dans cette

phrase de Rodolphe et qui attire l'attention d'Emma. Cet homme, qui

lui fera bientôt une cour plus pressante et qui deviendra son premier

amant, utilise ce stratagème romantique pour la séduire. Le tombeau

demeure une des principales représentations artistiques de la mort.

Une sculpture l'orne souvent: "-Ble décorait autrefois, dit-il [le guide]

avec un long gémissement, la tombe de Richard Coeur de Uon, roi

114 Flaubert, Madame BovaJY. p. 247•Ils Ibid., p. 142.

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d'Angleterre et duc de Normandie." 116 Il existe d'autres e.xemples du

lien entre la tombe et l'art. Ainsi après la rupture provoquée par son

amant. Emma imagine son grand amour dans un tombeau royal.

L'idée qu'elle se fait du tombeau appartient beaucoup plus à la

romance qu'à la réalité. Le narrateur réunit dans l'expression de ce

tombeau des images très particulières: "plus solennel et plus

immobile qu'une momie de roi dans un souterrain". "grand amour

embaumé" et "parfumait de tendresse". Cependant le principal

attribut du tombeau. c'est i'épitaphe. Emma. romantique au rabais.

croit qu'une inscription intéressante doit être dans une autre langue.

datant de plusieurs siècies. ou encore pleine d'une pensée triste et de

regrets. Elle a lu les inscriptions les plus remarquables, sous les

portraits des ancêtres au château de la Vaubyessard:

«Jean-Antoine d'AndervUliers d'Yverbonville. comtede la Vaubyessard et baron de la Fresnaye, tué à labataille de Coutras, le 20 octobre 1587.» [...] «Jean­Antoine-Henry-Guy d'AndervUllers de laVaubyessard, amIral de France et chevalier del'ordre de saint-Michel, blessé au combat de laHougue-saInt-Vaast, le 29 mal 1692, mort à laVaubyessard le 23 janvier 1693.»117

Ce qui l'impressionne dans ces cartouches, c'est l'idée de la lignée et

des grands morts qui se retrouvent en peinture sur les murs du

château. La littérature est aussi mise à contribution. Dans les romans

qu'Emma lisait au couvent:

Ce n'étalent qu'amours, amants, amantes, damespersécutées s'évanouissant dans des pavillons

116 Flaubert, Madame Bovary. p. 248•117 Ibid.. p. 48-49.

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solitaires. postillons qu'on tue à tous les relais.chevaux qu'on crève à toutes les pages. forêtssombres. troubles du coeur. serments. sanglots.larmes et baisers. nacelles au clair de lune.rossignols dans les bosquets. messieurs bravescomme des lions. doux comme des agneaux.vertueux comme on ne l'est pas. toujours bien mis.et qui pleurent comme des urnes.J 18

Voici donc d'où proviennent les idées romantiques d'Emma qui la

suivront tout au cours de sa vie. On comprend pourquoi elle cherche

toujours le sentimentalisme dans tout ce qu'elle voit, vit ou dit.

L'Idéal qu'elle recherche, elle se l'est forgé dans la lecture de ces

romans. Autant ce qu'elle déchiffre sous les tableaux des ancêtres à la

Vaubyessard la renvoie à ce qU'elle avait déjà lu dans les romans,

autant elle cherche à s'identifier à ces personnages romanesques.

Mais la littérature n'est pas constituée uniquement de romans: le

théâtre et le drame en font partie; et, par extension, l'opéra. D'où

l'importance de l'épisode de «Lammermoor» à Rouen. Ici, on pourrait

facilement suggérer que le titre projette une connotation évidente:

Lammermoor/l'amère mort. Cet opéra opère une catharsis chez

Emma, la ramenant au déjà vécu:

Elle s'emplissait le coeur de ces lamentationsmélodieuses qui se traînaient à l'accompagnementdes contrebasses, comme des cris de naufragés dansle tumulte d'une tempête. Ble reconnaissait tous lesenivrements et les angoisses dont elle avait manquémourir. La voix de la chanteuse ne lui semblait êtreque le retentissement de sa conscience, et cetteillusion qui la charmait quelque chose même de savie.l 19

118 Flaubert. ,\fadame Bovazy, p. 38•119 ibid.. p. 229.

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Emma vit par osmose ce que joue la chanteuse et. en ce sens. elle

revit la maladie où elle avait manqué mourir. car Lucia ressent les

mêmes émotions. Les mises en scène ne manquent pas dans cc

roman. Emma se met souvent elle-même en scène. Elle demande que

telle chose soit faite ou pense que telle autre chose devrait être

comme ceci ou comme cela. Lorsque Léon quitte Yonville. elle plonge

dans la neurasthénie pour jouer au personnage éploré:

Le lendemain fut. pour Emma, une journée funèbre.Tout lui parut enveloppé par une atmosphère noirequi flottait confusément sur l'extérieur des choses, etle chagrin s'engouffrait dans son âme avec deshurlements doux, comme fait le vent d'hiver dansles châteaux abandonnés. 120

Ce deuil qu'elle vit après le départ de Léon est encore teinté de

romance. Elle semble mettre en scène elle-même le roman

sentimental dans lequel elle joue le personnage principal Ce passage

se termine sur l'image la plus romanesque: "le chagrin s'engouffrait

dans son âme avec des hurlements doux, comme fait le vent d'hiver

dans les châteaux abandonnés." Lorsqu'elle se croit pour la première

fois à l'agonie, pendant sa maladie qui suit la fuite de Rodolphe:

elle avait demandé la communion; et, à mesure quel'on falsait dans sa chambre les préparatifs pour lesacrement, que l'on disposait en autel la commodeencombrée de sirops et que Félicité semait par terredes fleurs de dalhia, Emma sentalt quelque chose defort passant sur elle, qui la débarrassait de sesdouleurs, de toute perception, de tout sentlment,l21

120 Flaubert, Madame Bovary, p.126.121 Ibid., p. 218.

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• Elle demande à Félicité de semer "par terre des fleurs de dalhia" pour

accentuer le romantisme et le tragique de ce moment. Elle met aussi

l'accent sur ces mêmes points lorsqu'elle pense à ce qu'est devenu

son amour pour Rodolphe. Emma met alors en scène ce drame de son

grand amour. Par ses mises en scène, où elle exprime ses tendances

profondes, elle flnira même par influencer son êpoux qui décrète:

«je veux qu'on l'enterre dans sa robe de noces, avecdes souliers blancs, une couronne. On lui étalera lescheveux sur les épaules; trois cercueils, un de chêne,un d'acajou, un de plomb. Qu'on ne me dise rien,j'aurai de la force. On lui mettra par-dessus tout unegrande pièce de velours vert. je le veux. Faltes­le.»122

C'est le spectacle final d'Emma, son dernier grand rôle, son apothéose.

Les représentations artistiques de la mort stimulent les

sentiments d'Emma. Ce que suscitent les images pieuses de la brebis

malade, du Sacré-Coeur et de jésus tombant sur sa croix, c'est la

sensiblerie et le sentiment de compassion pour un agonisant. Ce

qu'évoquent les grandes lignées, les personnages historiques,

disparus, c'est le sentiment de la grandeur humaine évanouie. Ce que

suggèrent les cimetières au clair de lune, les mises en scène d'Emma

et l'idée qu'elle partagent avec Léon, que le tombeau est préférable à

la vie, c'est le romantisme de la mort. Elle met en scène le deuil

qu'elle vit, au départ de Léon, avec des touches romantiques. Elle

utilise le deuil de sa mère pour attirer l'attention de son père et pour

jouer enfln le rôle qu'elle désire. Le souvenir «momifié» de Rodolphe

convient parfaitement à son imagination romantique. Les deux

• 122 Flaubert. Madame Bov.uy, p. 334.

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sculptures de la cathédrale de Rouen, qui montrent l'homme face au

néant, fixent les poses dramatiques d'Emma. Les dispositions

funèbres prises à sa mort prolongent encore ses Idées romanesques.

Un sentiment lié à la mort et très exploité dans cc roman, c'est

le désir même de mourir, sentiment éminemment romantique qui

séduit Emma à deux reprises. La première fois que Rodolphe lui fait

la cour, aux Comices, il affirme: à "la vue d'un cimetière, au clair de

lune, je me suis demandé si je ne ferais pas mieux d'aller rejoindre

ceux qui sont à dormir..."123 I.e désir de mort n'est pas une volonté de

mourir. C'est une pensée exprimée dans certaines circonstances, qui

relève d'un sentiment romantique. D'ailleurs, Emma manifeste cccl

lors d'une discussion avec Léon:

Avec un haussement léger de ses épaules, Emmal'interrompit pour se plaindre de sa maladie où elleavait manqué mourir; quel dommage! elle nesouffrirait plus maintenant. Léon tout de suite enviale caime du tombeau, et même, un soir, il avait écritson testament en recommandant qu'on l'ensevelitdans ce beau couvrepled, à bandes de velours, qu'iltenait d'elle; car c'est ainsi qu'ils auraient vouluavoir été, l'un et l'autre se faisant un idéal sur lequelils ajustaient à présent sur leur vie passée.l 24

Emma et Léon discutent de ce désir de mourir, de la fin des

souffrances de la vie, de cette préparation à sa propre disparition.

Dans toute relation, il y a deux pâles. L'antonyme de la mort, c'est

l'immortalIté. Ce qui plaît à Emma dans la littérature romantique, ce

n'est pas uniquement la mort, la fin romantique d'un être humain. Il

123 Flaubert. Madame BovaIy,p.142•124 Ibid., p. 239.

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ya aussi le fait que ces êtres mourants deviennent immortels dans le

souvenir perpétué par les vivants. Comme exemples, el1e volt les

personnages historiques ou les ancêtres d'une grande faml1le. Emma

transpose cette Idée d'Immortalité dans sa propre vie:

Souvent el1e lui pariait des cloches du soir ou desvoix de la nature; puis el1e l'entretenait de sa mère,à el1e, et de sa mère, à lui. Rodolphe l'avait perduedepuis vingt ans. Emma, néanmoins, l'en consolaitavec des mièvreries de langage, comme on eût fait àun marmot abandonné, et même lui disaitquelquefois, en regardant la lune:-Je suis sûre que là-haut, ensemble, el1esapprouvent notre amour.12S

Le souvenir toujours présent des deux mères les montre comme des

êtres toujours «vivants», éternels. Elle en fait de même pour son

grand amour «momifié», Rodolphe, à la suite de leur rupture. Bien

qu'Emma sache que cet amour n'existe plus, le narrateur explique

comment elle le perpétue dans sa pensée. Ainsi, ce grand amour

garde une certaine présence tout en étant embaumé. L'immortalité,

c'est le souvenir perpétuel des morts. Cette perception romantique de

la mort chez Emma vient probablement aussi de son mysticisme

d'adolescente. Jeanne d'Arc, Héloïse et Clémence Isaure font partie de

ses héroïnes romanesques, car eUes sont des personnages légendaires

de l'histoire sainte: pauvres femmes persécutées ou fondatrlcesl26,

perçues comme des «saintes». Par ailleurs, Emma associe d'habitude

ses sentiments mystiques à la nature. Dans ses discussions avec

12S Flaubert. Madame Bovary.p.lï4-175.126 Clémence Isaure: personnage légendaire qui aurait fondé ou restauré

les Jeux Floraux de Toulouse au XNe siiède. selon LePetit Robert 2. éditiOD 1989.

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Rodolphe. elle relie constamment ces deux motifs. Les cloches sacrées

sont liées au soir, à la brunante. Les "voix de la nature" sont celles des

anges. Et. lorsqu'elle affirme l'accord des mères pour leur amour. elle

associe leur esprit à la lune. Emma s'Investit beaucoup dans son

mysticisme. Elle croit réellement que quelque chose la protège et

veille sur son destin: "Et puis. qui sait? pourquoi, d'un moment à

l'autre, ne surgirait-il pas un événement extraordinaire? Lheureux

même pouvait mourir."127 Sans son mysticisme, Emma n'attendrait

pas ce miracle. Ce mysticisme déteindra même sur Charles qui veille

son épouse mourante:

Le prêtre ne manqua point d'en faire l'observation; ilexpliqua même à Bovary que le Seigneur.quelquefois, prolongeait l'existence des personneslorsqu'il le jugeait convenable pour leur salut; etCharles se rappela un jour où, ainsi près de mourir,elle avait reçu la communion.-Il ne fallait peut-être pas se désespérer, pensa-t­il,128

Au début de leur mariage, Charles était très prosaïque. Côtoyant

Emma tous les jours, elle flnit par l'influencer. Au moment de sa

mort, il espère qu'elle surviv:a grâce à Dieu, même si tout indique

qu'elle mourra. Elle agonise, mais il croit à ce que le prêtre luI dit à

cause de ce mysticisme d'Emma qui est passé en lui. Les aspirations

mystlsques d'Emma naissent au moment de son passage au ccuvent,

nous l'avons déjà dit. La première apparition du sens mystique

survient à la messe, lorsqu'elle contemple les gravures de son missel

Ble assiste à la messe, mais elle ne s'y intéresse pas. Elle s'occupe à

127 Flaubert, Madame BovaJy, p. 306-307•128 Ibid., p. 331.

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regarder des images pieuses que le romantisme a remises à la mode.

Ces images resteront pour elle le symbole et une voix privilégiée de

ce mysticisme. Son dernier élan mystique se voit au moment de

l'extréme-onction:

Elle tourna la figure lentement. et parut saisie dejoie à voir tout à coup l'étole violette, sans douteretrouvant au mllieu d'un apaisement extraordinairela volupté perdue de ses premiers élancementsmystiques. avec des visions de béatitudes éternellequi commençaient.129

Léon Bopp propose ici un commentalïe très pertinent:

Emma semble. aux approches de la mort. renoueravec les aspirations mystiques qu'elle éprouva aucouvent des Ursulines [...]. ou encore à l'éPOque de lamaladie consécutive au départ de Rodolphe [...]. et ceserait donc le lleu de redire une fois de plus que leroman de Flaubert est composé comme un tissu dontla chaine. qui est surtout durée et souvenir. et latrame. qui est surtout espace et ensemble deconnexions simultanées. se déroulent sans cesse ense renouvelant sans cesse.130

Le roman reprend constamment les mémes motifs et met l'accent sur

le traitement précédent. Ainsi. on peut observer ce phénomène dans

l'adoration de Dieu chez Emma. À deux reprises. elle croit sentir

l'amourde Dieu:

[...] et ce fut en défal!lant d'une joie céleste qu'elleavança les lèvres pour accepter le corps du sauveurquI se présentait. [...]Il existait donc à la place du bonheur des félicitésplus grandes. un autre amour au-dessus de tous les

129 Flaubert. Madame Bovazy. p. 330.130 Bopp. Léon. Commentaire sw" Madame Bovazy. Paris. Editions de la

BacoDDière. 1951. p. 504.

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amours, sans intermitenœs ni fin, et qui s'accroîtraitéternellement!l31

Elle découvre d'abord les félicités de cet amour dans la communion.

Puis à la fin, elle offre à Dieu son amour entier: "Le prêtre se releva

pour prendre le crucifix; alors elle allongea le cou comme quelqu'un

qui a soif, et, collant ses lèvres sur le corps de l'Homme-Dieu, elle y

déposa de toute sa force expirante le plus grand baiser d'amour

qu'elle eûtjamais donné." 132 Ce geste suprême la prépare pour sa fin

qui approche. Ainsi, elle accède à la paix: "Cependant elle n'était plus

aussi pâle, et son visage avalt une expression de sérénité, comme si le

sacrement l'eût guérie."133 Cette tranquillité avant la mort, elle

l'atteint à travers son sentiment mystique, lui-même constamment lié

à l'idée de la mort, que ce soit par les images pieuses, par les morts

que l'histoire rend immortels, ou encore dans ies occasions où Emma

se rapproche de ses aspirations. Un commentaire d'Yvonne B. Rollins

définit ce motif mystique: "Certaines scènes doivent être lues en

relation avec le roman entier: le chapitre sur l'enfance d'Emma au

couvent projette ses rayons symboliques sur tout le roman, jusqu'à la

scène d'agonie où Emma communie avec extase."134 Les liens entre

les diverses parties du roman sont bien tissés. Malgré le retour

incessant de scènes semblables, le lecteur n'a pas une impression de

redondance: 11 comprend que c'est dans le caractère du personnage de

refalre sans cesse les mêmes gestes et les mêmes bêtises.

131 Flaubert, Madame Bovazy,p. 218-219.132 Ibid.. p. 330-331.133 Ibid., p. 331.134 Rollins, Yvonne B., "Madame Bovary et FIfi Briest: Du symbole au mythe"

dans Sranford French Review, v. V (1981 Springl, p. 119.

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Par son attirance pour les représentations romantiques et

mystiques. Emma manifeste une complaisance certaine devant l'idée

de la mort. Elle relie à la mort tout ce qui peut être de caractère

romantique. comme les évanouissements. Dans les romans qu'elle

lisait au couvent. "Ce n'étaient qu'amours. amants et amantes. dames

persécutées s'évanouissant dans des pavillons solltaires"135. Elle­

même sera victime de nombreux évanouissements. surtout dans les

moments où elle croit que ce qu'elle vit pourrait la tuer. la mort se

présente alors comme un «évanouissement continu».l36

L'évanouissement. c'est l'absence de conscience; et la mort. l'absence

de vie. Les situations se présentant à Emma lui paraissent parfois

trop pénibles pour sa conscience. Elle s'évanouit parce qu'elle préfère

«mourir» plutôt que de faire face à la situation. sa complaisance dans

l'idée de la mort est née au couvent alors qu'elle s'exaltait devant les

représentations artistiques issues du romantisme en regardant les

gravures de son missel Comme l'écrit Philippe Ariès. une certaine

complaisance devant la mort se manifeste dès le début du XIXe

siècle.l37 Emma n'est pas le seul personnage à avoir ce travers: Il y a

aussi Héloïse Dubuc.la première épouse de Charles ("Le bruit des pas

lui faisait mal; on s'en allait. la solitude lui devenait odieuse;

revenait-on près d'elle. c'était pour la voir mourir. sans doute"138); et

le guide de la cathédrale de Rouen ("Il n'est point possible. n'est-ee

135 Aauben. Madame Boveuy. p. 38.136 Richard. Jean-Pierre. Stendhal et Raubert. littérature et sensation. Paris.

Seuil. 1954. "Points". p. 169.137 Ariès. Philippe. Essais sur J'histoire de la mort en Occident du Moyen Age à

nos jours, Paris. seuil, 1975. "Points Histoire". 237p.138 Aauben. Madame Boveuy. p. 12.

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pas, de voir une plus parfaite représentation du néant?"139).

Cependant, Emma va plus loin que la simple plainte ou le discours sur

la représentation de la mort. Elle simule un deuil passionné, zélé, au

décès de sa mère: "dans une lettre qu'elle envoyait aux Bertaux, toute

pleine de réflexions tristes sur la vie, elle demandait qu'on l'ensevelit

plus tard dans le même tombeau."140 F.lle se retrouve dans le

personnage de Lucia dl Lammermoor: "Elle reconnaissait tous les

enivrements et les angoisses dont elle avait manqué mourir. La volx

de la chanteuse ne lui semblait être que le retentissement de sa

conscience,"141 Elle se voit en héroïne romantique lorsqu'elle quitte

Léon pour revenir à Yonville: "Emma, ivre de tristesse, grelottait sous

ses vêtements; et se sentait de plus en plus froid aux pieds, avec la

mort dans l'âme."142 Elle fait d'un départ une déchirure mortelle: "I.e

lendemain fut, pour Emma, une journée funèbre."143 Cette

complaisance est une partie intégrante du romantisme. Dans son

étude historique sur la mort, Philippe Ariès écrit:

Ainsi la mort peu à peu prenait une autre flgure,plus lointaine et pourtant plus dramatique et plustendue -la mort parfois exaltée (la mort belle deLamartIne), bientôt contestée (la mort laide de MmeBovary).Au XlXe siècle, elle Paraissait partout présente:convois d'enterrement, vêtements de deuil,extension des cimetières et de leurs surfaces, visiteset pèlerinages aux tombeaux, culte du souvenir. 144

139 Flaubert, Madame BovaJ}', p. 247.140 Ibid., p. 40.141 Ibid., p. 229.142 Ibid., p. 273.143 Ibid., p. 126•144 Ariès, Philippe, Op. cit., p. 80.

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P. Ariès définit bien la forme que prend la réalité de la mort à cette

époque: c'est un drame romantique dont les symboles se retrouvent

en tous lieux. Il existe des exemples de ceci dans le roman: les

épidémies ont favorisé l'agrandissement du cimetière de Yonville; le

rituel funéraire montre que les Yonvillais ont souvent l'occasion du

deuil; chacun possède un habit noir et celui qui n'en a pas se fait

remarquer; Charles se rend fréquemment au tombeau d'Emma et il

pratique le culte du souvenir en refusant, entre autres, de vendre ce

qui iui avait appartenu; etc. Philippe Ariès présente aussi la mort

hideuse d'Emma comme un élément qui aidera à faire disparaître le

romantisme dans le contexte de la mort. D'ailleurs, il est ironique de

voir qu'Emma, voulant toujours agir en romantique, ne parvient qu'à

remettre en question le romantisme dans la mort, par son propre

décès. Jusque -et surtout- dans la mort, Emma voit le destin et la

fatalité. Jeanne d'Arc, Héloïse et Clémence Isaure ont connu de

grandes destinées selon eUe. Elle se croit aussi promise à un destin

fabuleux. Mais eUe doit plutôt affronter la triste fatalité:

Alors sa situation, teUe qU'un abîme, se représenta.Elle haletait à se rompre la poitrine. Puis, dans untransport d'héroIsme qulla rendait presque joyeuse.elle descendit la côte en courant, traversa la plancheaux vaches, le sentier, l'allée, les halles, et arrivadevant la boutique du pharmacien,145

Incapable de prendre ses responsabilités, eUe ne voit que le sort et ce

qu'il faut pour l'enclencher. D'ailleurs, pour expliquer son geste

suicidaire, el:~ répond ainsi à Charles: "-Ne pleure pas! lui dit-elle.

Bientôt je 1:-:' ~e tourmenterai plus! -Pourquoi? Qui t'a forcée? Elle

145 Flaubert, Madame Bovary, p. 320.

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répliqua: -II le fallait, mon ami:'146 la fatalité a tout fait; elle s'est

laissée emporter par son mouvement. Emma ne peut se sauver d'elle­

même. Sa vie lui paraît très tôt toute tracée. "Le sentiment de la

fatalité dans Madame BovaI)' est donc issu de l'Image de la roue qui

tourne, de l'acte de tisser et de l'araignée qui habite la pauvre tête

d'Emma. Il semble que d'Innombrables fils enchaînent Emma à elle­

même et lui forgent un destin:'147 la vie continue, les Parques tissent

toujours; l'ennui d'Emma poursuit son travail et façonne son destin.

Après avoir avalé l'arsenic, Emma se sent rassurée dans la fatalité:

"Puis elle s'en retourna subitement apaisée, et presque dans la

sérénité d'un devoir accompll:'148 Victor Brombert écrit Ici que le

"refus de vivre est comme l'ultime défi à une vie qui n'est pao; à la

hauteur du rêve."149 I.e destin qu'Emma croyait avoir la déçoit, elle

s'en remet donc à la fatalité. Elle n'envisage pas uniquement sa

propre mort, au cours du roman. Elle souhaite aussi celle de Charles

après son échec du pied-bot ("Charles lui semblaIt aussi détaché de sa

vie, aussi absent pour toujours, aussi impossible et anéanti, que s'li

allait mourir et qu'il eût agonisé sous ses yeux"150) et celle de

Lheureux, peu avant son suicide ("Et puis, qui salt? pourquoi d'un

moment à l'autre, ne surgirait-il pas un événement extraordinaire?

Lheureux même pouvait mourir.''151). Rodolphe aussi envisage la

mort comme une solution; du moins, il l'affirme à Emma lorsqu'il lui

146 Flaubert, Madame Bovazy, p. 324.147 Rollins, Yvonne B., Op. dt., p. 116.148 Flaubert, Madame Bovary,p.321.149 Brombert, Victor, Flaubert par lui-méme, Paris, Seuil, 1971, "Ecrivains de

toujours" , p. 72.150 Flaubert, Madame Bovary, p. 190.151 Ibid., p. 306-307.

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falt la cour aux Comices. Emma aussi souhalte parfois être déjà morte.

Elle y falt allusion, entre autres, au cours d'une discussion avec Léon:

"Avec un haussement léger de ses épaules. Emma l'interrompit pour

se plaindre de sa maladie où elle avait manqué mourir; quel

dommage! elle ne souffrirait plus malntenant."152 Son désir de mort

n'est pas authentique: il est davantage un sujet de conversation

romantique. Cependant. lorsque le destin lui joue un mauvals tour et

qu'elle est triste ou en colère. elle croit vraiment la souhaiter. Pour

elle. il y a toujours deux solutions: "Elle souhaltait à la fois mourir et

habiter Paris"153 ou encore "Elle aurait voulu ne plus vivre. ou

continuellement dormir."154 Mourir. "habiter Paris" et

"continuellement dormir" semblent des synonymes pour elle. Ce sont

des voeux, des désirs irréalisables. Vivre à Paris et toujours dormir

sont aussi des fuites hors de la réalité. Ce sont ses deux seules

alternatives à la mort selon elle. Emma est souvent émue par l'idée

de la mort. Lorsqu'elle est malade, elle se sent prête à mourir. Les

tombeaux la fascinent. autant celui de sa mère que celui de Richard

Coeur de lion. Avec ses amants, la mort n'est jamais loin dans la

conversation, que ce soit avec Léon ("Leur séparation devenait

intolérable. -Plutôt mourir! dlsait Emma."155), ou avec Rodolphe

("-Comment voulais-tu que je vécusse sans toi? On ne peut pas se

déshabituer du bonheur! j'étals désespérée! j'ai cru mourlr!"15G). Elle

s'émeut aussi lorsqu'elle trouve un objet ayant appartenu à une

152 Flaubert. Madame Bovary. p. 239.153 ibid.. p. 62.1541b1d.. p. 29i.155 ibid.. p. 264.15GIbId.. p. 316.

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• personne décédée. elle pense au sort réservé à ses propres biens

après sa mort. Au moment où elle emménage avec Charles:

Une boîte en coquillage décorait la commode; et. surle secrétaire. près de la fenêtre. Il y avait. dans unecarafe. un bouquet de fleurs d'oranger. noué par desrubans de satin blanc. C'était un bouquet de mariée.le bouquet de l'autre! Elle le regarda Charles s'enaperçut. Ille prit et l'alla porter au grenier tandisqu'assise dans un fauteuil (on disposait ses affairesautour d'elle). Emma songeait à son bouquet demariage, qui était emballé dans un carton. et sedemandait, en rêvant, ce qu'on en ferait. si parhasard elle venait à mourlr.J 5ï

À l'aube d'une nouvelle vie, elle pense à sa mort. L'Idée de la mort

suffit à l'émouvoir: "Certes, l'expression de la douleur des survivants

est due à une intolérance nouvelle à la séparation. Mais ce n'est pa..

seulement au chevet des agonisants ou au souvenir des disparus

qu'on est troublé. la seule Idée de la mort émeut."\58 Ce que Philippe

Ariès dit ici, c'est que bien qu'au XIXe siècle les cérémonies entourant

l'agonie et le culte du souvenir soient les principaux phénomènes

évidents de la mort, "la complaisance à l'idée de la mort" \59 était telle

qu'à .'la seule pensée, les êtres de l'époque frémissaient. Emma,

suivant le mouvement romantique, ne fait pas exception.

55

\5ï Flaubert, Madame Bovary, p. 34.\58 Ariès, Philippe, Op. dt., p. 54-55.

• 159 Ibid., p. 55.

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LE THEME ET LES IMAGES DE lA MORT DANS MADAME BOVARY

CHAPITRE TROIS

lA MORT D'EMMA

La scène de la lugubre agonie et de la mort d'Emma est célèbre.

Elle se suicide pour plusieurs raisons: désir de mourir, causes

logiques. effondrement de son monde et fatalité la poussent à ce

geste tragique.

Sa complaisance à l'idée de la mort, que nous avons déjà

démontrée, amène Emma au bord du suicide. Les images de son

missel, ses lectures, ses héros font en sorte qu'elle s'imagine la mort

comme un symbole du destin. Lorsque sa mère meurt, elle se croit

destinée à vivre perpétuellement dans le deuil romantique. Ainsi, elle

joue encore ce rôle quelques semaines avant son suicide. Cette

complaIsance commence peu à peu à se désaxer au cours de sa vie;

elle se transforme en un désir de mourir. C'est dans des passages

comme "Elle souhaitait à la fois mourir et habiter PariS."l60, et "Elle

aurait voulu ne plus vivre, ou continuellement dormir."161 qu'on voit

l'évolution de cette complaIsance. L'évocation de la mort n'exprime

plus une idée vague, maIs un souhait, un voeu. Ce désir lui paraît

toujours dans un éclairage romantique. Cependant, il paraît

inacceptable dans une société «chrétienne»; d'où, au moment du

160 Flaubert. Gustave. Madame Bovazy, édition de Claudine Gothot-Mersch,Paris, Bordas, 1990. "Classiques Garnier". p. 62•

161 ibid.. p. 297.

S6

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drame lui-même. le mensonge d'Homais pour expliquer aux Yom'ilIais

le décès d'Emma. C'est qu'il existe dans ce petit monde une "horreur

sacrée du suicide [...] phénomène proprement et exclusivement

chrétien."162 Selon Paul-Louis Landsberg, "il y a un problème moral

partout où il y a une tentation immanente à la nature humaine."163

Là où existe une atteinte à la vie humaine. existe un problème social.

P.-L Landsberg ajoute qu'il "n'est pas vrai que l'homme aime la vie

sans condition et toujours."l64 Ceci explique le suicide romanesque

d'Emma. car il pose que l'individu isolé de sa communauté éprouve

des émotions que nul autre ne peut ressentir à sa place. et que cette

vie qui lui appartient peut lui paraître invivable au point de désirer

la mort. La scène du premier vertige d'Emma. qui suit sa rupture

avec Rodolphe. le montre bien: "Pourquoi n'en pas finir? Qui la

retenait donc? Ble était libre."165 Cette liberté provient du fait qu'eUe

ne voit plus ce qui pourrait l'empêcher de prendre n'importe quelle

décision. Ces sentiments agressifs qu'elle éprouve envers la vie

injuste se métamorphosent en un désir de mourir. Sa liberté lui offre

cette possibilité. Emma se laisse donc tenter par cette complaisance

devenue désir. Malheureusement pour elle, le sort l'empêche de

réussir son suicide: "Ma femme! ma femme! cria Charles."166 Par la

suite. eUe voit partout le refiet de ses émotions violentes. Lorsqu'elle

assiste à l'opêra à Rouen, eUe s'identifie au personnage de Lucia qui

162 Landsberg. Paul-Louis. "Le problème moral du suicide" dans Essai surl'expérience de la mort suivi de Le problème moral dusuicide. préface de Jean Lacroix, Paris. Seuil, 1951. p. 115.

163 Ibid•• p. 115.164lbid., p. 115.165 .Haubert. Madame Bovazy. p. 211.166 Ibid.. p. 211.

Si

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vit. selon elle. les enivrements et les angoisses "dont elle avait

manqué mourlr,''167 Son désir de mort devient tellement présent

qu'elle a presque cédé au vertige suicidaire et qu'elle croit vraiment

avoir failli mourir au cours de sa maladie qui a suivi la fuite de

Rodolphe: "On ne peut pas se déshabituer du bonheur! j'étais

désespérée! j'ai cru mourir!"168 Elle ne peut plus faire la différence

entre la complaisance à l'idée de la mort et le désir de mourir.

Lorsqu'elle quitte Léon pour retourner à Yonville: "Leur séparation

devenait intolérable. -Plutôt mourir! disait Emma,"169 À cette époque

de sa vie. le lecteur ne sait pas si elle se complait dans cette

morbidité ou si elle souhaite vraiment en finir avec la vie.

En plus de cette complaisance désaxée. des causes logiques

poussent Emma vers la mort: ses détresses amoureuses, ses

problèmes financiers et ses vertiges: "Le suicide d'Emma. [...l. se

donne aussi et surtout comme conclusion logique de toutes les

déterminations narratives qui conduisent le personnage à se donner

la mort,''170, comme l'affirme Gérard Gengembre. Flaubert a inscrit le

suicide d'Emma dans son récit depuis le début du roman et c'est ainsi

que le lecteur n'est pas surpris de cette fin. Le narrateur n'explique

pas les raisons du suicide. Les seuls Indices logiques de cette décision

subite sont qu'Emma voit se préciser inéluctablement sa situation

désastreuse et qu'elle n'envisage qu'une seule issue possible: la mort.

"Tout ayant échoué. Emma se suicide; Flaubert ne dit pas

167 Flaubert, Madame Bovazy. p. 229.168 Ibid.. p. 316.169 Ibid., p. 264.170 Gengembre. Gérard, Gustave Raubert, Madame Bovazy. Paris. Presses

Universitaires de France. 1990. "Etudes littéraires". p. 90.

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explicitement pour quelle raison." 171 Claudine Gothot-Mersch exprime

justement la présence de ce vide dans l'explication du suicide d'Emma

et la détermination narrative à laquelle Gérard Gengembre fait

allusion. L'échec généralisé de son destin la pousse au suicide. "Contre

la volonté de vivre. le poids des déterminismes et des l1luslons

d'Emma est trop lourd. Le désaccord est total, la partie Inégale, la

mort certaine."li2 G. Gengembre explique qu'Emma n'avait plus le

choix entre la vie et la mort: son romantisme. son destin particulier et

ses détresses la menaient directement au suicide. Pour C. Gothot­

Mersch:

Le suicide d'Emma, dans le premier scénario. sembleprovoqué par les déceptions amoureuses plus quepar la situation financière désespérée où les dettesont conduit la jeune femme. En fait. la questiond'argent n'est que secondaire. au départ. SI eUe apris tant d'importance dans la version définitive.n'est-ee point parce qu'eUe fournissait à la jeunefemme un motif précis de se suicider? La saisie. c'estune date; Emma, ce jour-là, trouve une raison de setuer qu'elle n'avait pas la veille. Ses déboiressentimentaux. au contraire, qui sont la causeprofonde de son désespoir. n'auraient sans doute pasfourni à Flaubert l'occasion d'une catastrophe aussiéclatante, aussi soudaine,173

Le suicide d'Emma ne peut se produire que si sa détresse financière

la pousse au bord du gouffre; sans cela, elle auralt continué à souffrir

de ses échecs amoureux. Elle n'a plus le «courage» ou la «force» de se

projeter de nouveau dans un rêve d'amour. sa détresse amoureuse la

171 Gothot-Mersch, Claudine. La genèse de Madame Bovazy. Paris. librairie JoséCorti, 1966.p.107-l0S.

172 Gengembre. Gérard, Op. cit., p. 92•173 Gothot-Mersch, Claudine. Op. cit.. p. lOS.

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fait souffrir bien avant son arrivée à Yonville. En fait, Charles décide

de quitter Tostes à cause de l'état d'Emma. Dans le village de Yonville,

elle connaît la fraîcheur d'un amour platonique avec Léon. Puis,

Rodolphe la fait chavirer dans la passion. Au cours des deux années

de leur liaison, elle vit un sentiment tumultueux. Elle projette même

de quitter Charles et Yonville pour vivre pleinement cet amour.

Lorsque ie départ est imminent, son amant la fuit et son rêve

s'écroule. À ce moment, une autre détresse amoureuse commence.

celle qui deviendra un état permanent. Elle traîne chaque jour cette

souffrance. C'est au moment où elle rencontre Rodolphe la première

fois après leur rupture, et la dernière fois de sa vie, que l'intensité de

sa douleur s'exprime de la façon la plus dramatique: "-Comment

voulais-tu que je vécusse sans toi?"174 Sa souffrance culmine

lorsqu'elle revit le sommet de sa détresse amoureuse: "Oh! ta lettre,

ta lettre! elle m'a déchire le coeur!..."175 Cette apogée de sa douleur

est une des déterminations qui l'amènent au suicide. "Mais la mort

d'Emma ne peut s'expliquer seulement par l'amour. Ce serait faire fi

de la détermination financière, non pour rabaisser son geste en le

matérialisant mais pour mieux rester dans l'esprit du siècle. Le

désespoir d'Emma ne lui laisse aucune issue dans la réalité. À la

maladie mortelle de l'âme s'ajoute le trivial ohS('ène de l'argent."176

Effectivement, comme le note Gérard Gengemnre, la détresse

financière d'Emma vient compléter sa douleur amoureuse. Cependant,

comme la détresse amoureuse, la crise financière se préparait déjà

174 Flaubert. Madame Bovazy. p. 316.175Ibid~p.319.176 Gengembre, Gérard, Op. cit•• p. 90.

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depuis un long moment. Les billets signés à L'heureux et ses goûts

luxueux la conduisent à cet abîme. Un point de non-retour est atteint

lorsque les huissiers se présement: "Ils examinèrent ses robes, le

linge, le cabinet de toilette; et son existence, jusque dans ses recoins

les plus intimes, fut, comme un cadavre que l'on autopsie, étalée tout

du long aux regards de ces trois hommes."1 ii Flauhert utilisera aussi

l'image du cadavre dépecé dans L'Éducation sentimentale, lors de la

vente aux enchères des biens de Marle Arnoux. Emma approche du

sommet de sa crise lorsqu'elle songe: "Et puis. ~ui sait? pourquoi d'un

moment à l'autre, ne surgirait-t-il pas un événement extraf)rdinalre?

L'heureux même pouvait mourlr."178 Mals ce n'est vraiment que

lorsque "sa situation, telle qu'un ahîme, SE" reprpsenta"179, que la

détre'ise atteint son paroxysme. C'est alors que "sa «situation», qu'un

instant elle avait oubliée ou cru oublier, se «représenta» donc de

nouveau à la conscience éperdue d'Emma, et lui apparaît comme un

abîme" 180, comme le dit Léon Bopp. JI n'y a pius de solu~lon.ou peut­

être alors une seule: le suicide. Cependant, cette crise s'amorce bien

avant, avec l'aide intéressée de L'heureux. Au début, il essaie de

l'apprivoiser. Puis, une fois qu'elle lui commande des effets, Il lui

propose de lui faire crédit. Au me-ment où il la fait saisir, Il lui dit: "Ce

n'est pas amusant, je le sais; personne, après tout n'en est mort, "'t.

puisque c'est le seul moyen qui vous reste de me rendre mon

argent._"181 En fait, comme l'explique Gérard Gengembre, L'heureux

1ii Flaubert, Madame Bovary, p. 301.178 Ibid., p. 306-307.179 Ibid, p. 320.180 Bopp, Léon, Commentaire sur Madame BovôJry. Neu("hâtel, F.ditinn" dp la

Baconnière, 1951, p. 492•181 F1allœrt, Madame Bovary,p.300.

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trouve une solution au problème auquel font face les deux amoureux

d'Emma: "Comment s'en débarrasser?" 182 question que Rodolphe se

pose, que Léon formule bien plus tard, et que L'heureux résout par la

saisie. Il décide du moment où il peut serrer le noeud coulant, où

Vlnçart peut pincer à mort. L'heureux n'a probablement pas prévu le

suicidE' d'Emma dans cette crise, mais sa disparition soulage bien des

gens.

Emma ne se suiciderait peut-être pas s'il n'y avait ces vertiges

qu'elle éprouve chaque fois qu'elle approche elle-même la mort. Cette

cause est aussi liêe aux détresses amoureuse et financière dans la

trame narrative. Comme l'explique Gérard Gengembre,

il faut une mise en scène narrative et, dans unpremier temps, respecter les contraintes réalistes: laquestion d'argent, le vertige psychologique. Lalogique événementielle est parfaitement lisible. Orcette causabilité réaliste est redoublêe par unelongue série d'êchos et de préfigurationssymboliques. D'où cette idêe que la mort d'Emma estdue tout autant à la détermination réaliste qu'autravail du destin textuel.183

Ces troubles sont donc aussi une cause et c'est l'ensemble des causes

qui détermine le geste fatai d'Emma. En ce qui a trait aux vertiges, le

premier qu'Emma subit est provoqué par la lecture de la lettre de

rupture de Rodolphe. Elle s'avance vers la fenêtre: "Le rayon

lumineux qui montait d'en bas directement tirait vers l'abîme le

poids de son corps. Il lui semblait que le sol de la place oscillant

s'élevait le long des murs, et que le plancher s'inclinait par le bout, à

182 Gengembre, Gérard, Op. dt., p. 81.183 Ibid.. p.92.

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la manière d'un vaisseau qui tangue."IM Puis cet étourdissement

s'atténue: "L'idée qu'eUe venait d'échapper à ia mort faillit la faire

s'évanouir de terreur; elle ferma les yeux;"185 Tirée de son

déséquilibre physique et psychologique, elle ne se jette pas par la

fenêtre. Dans ce premier vertige appelant la mort. elle risque de

s'évanouir. Ensuite, eUe retrouve un peu partout le reflet de ses

égarements. L'exemple le plus éclairant est celui de l'opéra, où elle vit

une catharsis: "Elle reconnaissait tous les enivrements et les angoisses

dont elle avait manqué mourir. La volx de la chanteuse ne lui

semblait être que le retentissement de sa conscience, et cette illusion

qui la charmait quelque chose même de sa vie."186 Ce reflet de sa

conscience, de ses angoisses et de ses enivrements englobe aussi ses

vertiges. Cependant, ce n'est là qu'un rappel. Par la suite. aucun de

ses troubles n'atteindra l'intensité du grenier, sauf le dernier, à la

veille du suicide: "Alors sa situation, telle qu'un abîme, se représenta.

Elle haletait à se rompre la poitrIne.nl87 Elle voit le gouffre comme si

elle se retrouvait soudain au bord d'un trou béant.

Pour Emma, la mort n'est pas une absence mais une destruction,

une abolition définitive. À sa mort, son monde. le monde de sa

conscience, s'effondrera. Cette idée est présente dès sa première

tentative de suicide: avant son premier vertige, elle "jetait les yeux

autour d'elle avec l'envie que la terre croulât.n188 Elle veut détruire la

terre entière et disparaître elle-même. par conséquent. Elle souhalte

184 Flaubert, Madame BovaJy. p. 211.185lbid., p. 211.186 Ibid., p. 229.187 Ibid., p. 320.188 Ibid., p. 210-211.

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déjà le point final. Elle formule plusieurs voeux similaires au cours du

roman. La destruction est au centre même de ses rêves, et la beauté

de ce personnage se retrouve justement dans ce pouvoir de rêver.

Elle ne détruit pas seulement son propre univers par son suicide, elle

détruit aussi celui de Charles:

Emma se décide enfin à parler et, à son mari quidemeure toujours un prodigieux modèled'obéissance, elle permet d'ouvrir la lettre, unelettre aussi bouleversante pour lui que le fût, pourEmma, la lettre de Rodolphe. Charles n'en peut croireses sens, il passe sa main sur ses yeux, relit lamissive et, au lieu d'appliquer sans retard quelquetraitement à sa femme, il perd la tête et crie «ausecours! à moi!»189

Comme l'explique Léon Bopp, le suicide d'Emma ne la détruit pas

toute seule: il détruit aussi le monde rassurant de Charles et le fait

basculer dans le drame dont il ne sortira qu'à sa propre mort.

Lorsqu'Emma se rend au capharnaüm d'HornaIs avec justin,

elle va droit «vers la troisième tablette», tant sonsouvenir la guide bien, elle «saisit le bocal bleu»dont elle arrache le bouchon, puis elle se met àmanger à même.•. Les souvenirs d'Emma sur cepoint, sont fidèle en effet, et l'on peut dire qU'elle n'arien oublié des paroles qu'en sa présence lepharmacien adressait à justin [•.•]: «N'as-tu rien vu,dans le coin, à gauche, sur la troisième tablette? .. Tuas vu une bouteille en verre bleu, cacheté avec de lacire jaune. qui contient une poudre blanche...19O

189 Bopp. Léon. Op. dt. p. 495.190 Ibid., p.492-493.

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Le suicide d'Emma n'était pas prévu d'une manière précise. mals

cette fois, tout est en place pour qu'elle le réussisse. Sa mémoire

l'aide à parvenir à ses fins. Sa volonté de mourir est telle qu'elle fait

en sorte de n'éveiller aucun soupçon chez Justin. Comme le dit Paul­

Louis Landsberg, "Il y a une volonté de vivre et une volonté de

mourir. Cette dernière doit être assez forte pour amener à l'acte réel

du suicide." 191 Chez Emma, on voit à la fois la volonté de vivre plus

forte que celle de mourir, et l'inverse. Lors de son premier vertige

suicidaire, elle ne se lance pas dans ie vide parce qu'on l'appelle

brusquement. Si elle avait voulu vraiment mourir. rien ne l'aurait

arrêtée; surtout pas un appel de Charles. Cependant. au moment de

son suicide, on volt qu'elle fait tout ce qu'il faut pour réussir. Elle

convainc Justin du besoin qu'elle a d'obtenir de l'arsenic et elle le

persuade par la suite de se taire sur ce qui vient de se produire sous

ses yeux. Elle écrit une lettre pour ne pas rendre des Innocents

responsables de son geste et elle demande à Charles de ne pas la lire

avant le lendemain. Dès qu'Emma prend la décision d'en finir, elle va

directement vers l'officine du pharmacien. Léon Bopp commente ainsi

cette scène:

«Arrêtez!» s'écrie alors Justin qu'on imagineaisément, bouleversé d'avoir fourni, encore quemalgré lui, à celle qu'il aime le moyen de se donnerla mort. Emma l'adjure de ne rien dire, car «tout»,affirme-t-eUe, retomberait sur le pharmacien, etc'est là un mensonge encore, l'ultime mensonged'Emma, qui, sans doute, veut empêcher que Charles,trop vite instruit de son empoisonnement, ne trouble

191 Landsberg. Paul- Louis. Op. dL, p.ns.

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ses dernières heures, ou même ne l'arrache à lamort.192

Emma sait que le poison qu'el1e a choisi est efficace, mais son effet est

lent. Elle refuse que quiconque puisse contrecarrer son projet.

Lorsqu'el1e commence à souffrir, elle veut se taire, mais elle dit à

Charles de lire la lettre où elle explique son empoisonnement. L Bopp

formuie trois hypothèses sur cette divulgation d'Emma: solt qu'elle ait

pitié de Charles; soit qu'elle souffre trop; soit que son secret pèse trop

lourd pour elle. Ses douleurs physiques et psychologiques sont trop

intenses et ses faiblesses font en sorte qu'elle révèle son secret.

Elle sait où trouver de l'arsenic. "C'est une comédienne

accomplie, par où peut-être elle se rapproche de l'hystérique[...]. Et

comment oublier la manière dont elle s'empare de l'arsenic et dont

elle l'ingère?"193 Comme nous le dit Gérard Gengembre, Emma joue la

comédie et Justin se laisse manipuler. Au moment où elle prend

l'arsenic et le porte à sa bouche, elle incarne une image dramatique et

Justin amplifie cette tragédie avec son cri étouffé. Pour Alain De

Lattre, "la poignée d'arsenic; l'acte impeccable et souverain, le

moment qui d'un Dieu, peut seul donner l'essor, la création qui, de

créer, ne veut connaître en tout que l'acte de créer"I94, tout ceci

devient le symbole de la llberté d'Emma, celui du choix de mourir,

dans sa volonté inébranlable d'ingérer cette substance mortelle. Cette

llberté, Emma réalise qu'elle la possède lorsqu'elle se retrouve face

192 Bopp, Léon. Op. dt.. p. 493.193 Gengembre. Gérard. Op. dt.. p.8i.194 De Lattre. AJain, La bètise d'Emma Bovary, Paris. librairie José Corti,

1980.p.SO.

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au réel et qu'elle volt le gouffre à ses pieds. C'est «dans un transport

d'héroïsme» qu'elle court chez le pharmacien. Léon Bopp commente

cette course en disant: "mals y a-t-il tant d'héroïsme à se hâter vers

le sulclde? .."195 Dans la vision 'romantique d'Emma. Il y en a

beaucoup... Elle vit une douleur amoureuse. une détresse financière et

elle court vers la mort comme on court vers sa seule chance de salut.

"Par nature. l'être humain a horreur de la souffrance et recherche le

bonheur. SI l'homme se tue. c'est encore presque toujours pour

échapper à la souffrance de cette vie dans la direction d'un bonh~ur

et d'un calme inconnus."I96 Ainsi que l'explique Paul-Louis

Landsberg. Emma est comme tous les humains. elle déteste souffrir.

Elle perçoit la mort comme l'unique solution à ses douleurs. Outre ses

souffrances. Emma. qui croyait à un grand destin, s'en remet à la

fatalité. "Le refus de vivre est comme l'ultime défi à une vie qui n'est

pas à la hauteur du rêve."197 Cette pensée de Victor Brombert fait

justement le lien entre le suicide d'Emma et son Idéal de jeunesse. ses

héros et ses rêves. De plus. ce que V. Brombert avance corrobore ce

que dit Georges Lukàcs: "Pour le roman du XIXe siècle, c'est l'autre

type de relation nécessairement inadéquate entre l'âme et ia réalité

qui a pris plus d'importance: l'Inadaptation qui tient à ce que l'âme

est plus large et plus vaste que tous les destins que la vie peut lui

offrir."198 Le héros romanesque du XIXe siècle cherche toujours à

195 Bopp. Léon. Op. dt.. p. 492.196 Landsberg. Paul- Louis. Op. dt.. p. 141.197 Brombert, Victor. Flaubert par lui-même. Paris. Seuil, 1971. "Ecrivains de

toujours". p. 72.198 Lukàcs. Georges. La tbéorie du roman. traduit de l'allemand par Jean

Clairevcye. Genève. Gonthïer. 1963. "BibliothèqueMé<tiations"• p. 109.

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atteindre un objectif hors de sa portée. Cette définition du

personnage principal du roman de ce siècle correspond parfaitement

à Emma. Alain De Lattre explique ainsi Madame Bovary: "Elle vit - et

meurt - de l'espoir acharné de trouver dans le monde quelque chose

qui soit à la mesure de ses rêves. et de rêves qui n'ont d'autre

fonction que de nier le monde. Tel est le paradoxe insoutenable qui

ne peut trouver d'autre issue que l'arsenic et le vomissement

d'entrailles crucifiées." 199 La désillusion que vit Emma depuis la fuite

de Rodolphe s'accentue encore. Ses rêves sont détruits un à un par le

monde prosaïque qui l'entoure. Sa volonté de vivre se maintient par

ses seuls rêves. Sans ses rêves et avec ses problèmes réels. sa volonté

de mourir est plus forte que son désir de vivre. Pourtant. Charles

avait décidé de déménager à Yonville pour aider Emma à se sortir de

ses mélancolIes. Comme l'explIque bien Claudine Gothot-Mersch. "Le

départ pour Yonville est le premIer pas d'Emma dans sa quête du

bonheur, c'est aussi son premier pas sur la pente qui, de désillusion

en désillusion. la mènera jusqu'au suicide."200 En tant que médecin.

Charles aurait pu comprendre que cet état était naturel à Emma et

que le changement de milieu n'aurait aucun effet sur elle. C. Gothot­

Mersch rappelle: "La mort faisait partie aussi du «premier projet» de

Flaubert; dès le départ. elle a dû être le terme prévu pour le récit.

Madame BavaI)' se présentant comme l'évolution inexorable d'un

caractère. cette mort devait en être la fin logique, préparée[...], Emma

ne pouvait mourir que d'un suicide; c'était la solution normale de son

199 De Lame. Alain. Op. cit.. p. 7i.200 Gothot-Merscb, Claudine. Op. cit.. p. 101.

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hlstoire."201 Emma se dirige inéluctablement vers le suicide depuis le

début du roman. Par son caractère, elle se lance «héroïquement» vers

le suicide qui est, selon elle. l'aboutissement d'une fatalité. parce que

le destin lui a falt défaut.

Maintenant que nous avons vu les principales causes de la mort

d'Emma Bovary. nous sommes en mesure d'aborder le chapitre du

roman dans lequel elle meurt réellement. Ce qu'il y a de particulier

dans ce chapitre VIII de la troisième partie. c'est qu'il s'y déploie une

ascension, ou une «spirale». dans les principaux thèmes, dont

précisément celui de la mort. Nous étudierons d'abord la course, celle

d'Emma et celle de la science. Ensuite, nous verrons le thème de Dieu

sous trois facettes: Dieu, le docteur Larivière et le curé Bournislen. En

troisième lieu, nous aborderons le déploiement temporel selon une

triple perspective: le passé, le présent et l'avenir. Par la suite, nous

analyserons le thème de l'amour dont nous étudierons six caractères:

l'amour d'une maîtresse, celui de Rodolphe, l'amour d'une mère, celui

de Berthe, l'amour d'une épouse et l'amour de Charles. Puis, nous

approfondirons le thème de la nature que nous subdiviserons en

deux éléments: l'eau et le feu. Ensuite, nous verrons le thème de

l'angoisse dans le rire et les larmes, les doutes et les certitudes. Nous

étudierons aussi le thème du vertige. Enfin, nous traiterons la mort

dans six rapports: l'amour, l'argent et la mort, l'arsenic, le froid et le

noir.

201 Gothot-Mersch. Claudine. Op. dL. p. 107-108.

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Il Ya deux courses dans ce chapitre: celle d'Emma et celle de la

science. La course d'Emma est celle de sa recherche d'aide financière.

Elle court contre le temps pour ne pas voir ses biens saisis. Rodolphe.

son dernier espoir. lui refuse l'aide qu'elle demande en affirmant

qu'il n'a pas lui-même les fonds nêcessaires. Alors elle s'enfuit en

courant. Alors qu'elle décide de se suicider. sa course vers la mort

commence. Elle vole chez le pharmacien et vers le bocal bleu. C'est

son point d'arrivée. mais c'est aussi l'arrivée de la science. À son

retour, Charles remarque son attitude étrange. Il lui pose des

questions auxquelles elle ne répondra qu'au moment où elle ne

pourra plus résister à la douleur. Alors Charles demande du secours,

lui qui est le médecin du village: "Charles voulut feuilleter son

dictionnaire de médecine; il n'y voyait pas, les lignes dansalent."202

C'est Hornais qui écrit à M. Canivet et au docteur Larivière ("Éperdu.

balbutiant. près de tomber. Charles tournait clans la chambre. Il se

heurtait aux meubles. s'arrachait les cheveux. et jamais le

pharmacien n'avait cru qu'il pût y avoir de si épouvantable spectacle.

Il revint chez lUi pour écrire à M. Canivet et au docteur Larivière. Il

perdait la tête; il fit plus de quinze brouillons."203), contrairement à

ce que dit L Bopp: "«Chez lui», en d'autres termes clans son bureau.

son cabinet [...l, situé au rez-de-chaussée de la maison. Et continuant.

semble-t-il à exagérer un peu, Flaubert écrit que Charles fit «plus de

quinze brouillons»."204 Canivet sera réprimandé par Larivière pour

ses ordonnances inadéquates. Larivière conclura qu'il ne peut rien

202 Haubert. Madame Bovary. p. 324.203 ibid.. p. 323.204 Bopp. Léon. Op. dt.. p. 495.

iO

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pour Emma et il dit à Homais qu'au lieu de faire une analyse. "Il

aurait mieux vaiu[...] lui introduire vos doigts dans la gorge."zos Bien

que les hommes de science se soient penchés sur le cas d'Emma. c'est

la mort qui remporte la victoire.

Voyons maintenant le thème de Dieu. Au début. il n'est fait

allusion qu'à Dieu lui-même de diverses manières. Lorsqu'Emma

souffre. elle s'exclame: "Ah! c'est atroce. mon Dieu!"206 Charles s'écrie

à son tour: "Parle! qu'as-tu mangé? Réponds, au nom du clel!"207

Après l'extrême-onction. Bournisien dit à Emma de "joindre ses

souffrances à celles de Jésus-Christ"20S. L'antonyme est aussi une

manière de l'Interpeller: "Diable!... cependant... elle est purgée, et du

moment que la cause cesse.....209 Par extension. on peut rapprocher

Larivière de Dieu. Lorsque ce médecin arrive. le narrateur affirme:

"L'apparition d'un dieu n'eût pas causé plus d'émoi."210 De plus. c'est

lui qui proclame qu'il n'y a plus rien à faire. La description du

personnage utilise le champ sémantique touchant Dieu: "Dédaigneux

des croix. des titres et des académies. hospitalier. libérai, paternel

avec les pauvres et pratiquant la vertu sans y croire. il eût presque

passé pour un saint si la finesse de son esprit ne l'eût fait craindre

comme undémon."211 En ce qui concerne le curé Bournisien. 11 prend

la relève au moment où il n'y a plus d'espoir humain pour Emma. Dès

20S Flaubert, Madame Bovary. p. 324.206 Ibid.. p. 323.207 Ibid.. p. 323.20S Ibid.. p. 331.209 Ibid.. p. 326.210 Ibid.. p. 326•211 Ibid.. p. 32i.

il

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qu'elle voit son étole violette, elle éprouve un apaisement. Les gestes

de l'extrême-onction la préparent à mourir en paix. Les paroles

rituelles du sacrement soulagent Emma. Le fait qu'on évoque Dieu au

début du chapitre et que le curé Bournisien prend la relève peu après

que le départ du docteur Larivière donne à penser qu'au moment où

il n'y a plus d'espoir, le curé intervient car ses gestes ne peuvent que

calmer Emma. D'ailleurs, au fil de ces trois présences, on peut

constater un mouvement. Lorsqu'Emma peut encore être sauvée par

un geste simple (vomls<;ement), Dieu est présent. Lorsqu'elle ne peut

être sauvée que par la science (ordonnances), c'est la présence de

Larivière qui domine. Lorsqu'elle est perdue, qu'elle est condamnée,

on la remet entre les mains du curé Bournisien pour qu'Il puisse

apaiser ses derniers moments et sauver son âme.

Le temps peut être considéré dans ses trois dimensions: le passé

du récit, son présent et son futur. Po~r ce qui est du passé, nous iui

trouvons quatre fonctions. La première est celle de ia reconnaissance

des lieux ou des événements. Ainsi, lorsqu'Emma est en route pour se

rendre chez Rodoiphe, elle reconnaît ia nature et le chemin tant de

fois emprunté. Aussi, en voyant tant de flambeaux et de bougies au

milieu de la nuit, Berthe croit à une fête; ce qui n'est

malheureusement pas le cas. il y a aussi la fonction de rappel d'un

autre temps, d'une action, comme la fuite de Rodolphe, d'un falt,

comme l'amour qu'Emma lui porta. ou encore d'une attitude, comme

celle d'Emma face au mysticisme. On retrouve aussi la fonction

accusatrice comme l'affirmation qu'Emma a trop almé Rodolphe qui

ne le méritaIt pas. Le passé permet aussi d'évoquer les remords,

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comme "le souvenir de ses adultères et de ses calamités"212. Pour le

présent. il indique un fait narratif. l'action d'un personnage ou une

conversation. Cependant. le présent fait le point dans le temps et peut

relever une comparaison entre le passé et le présent. comme dans la

fameuse scène qui vaIut tant d'avanies à Flaubert:

Ensuite. il récita le Misereaturet l'Indulgentiam.trempa son pouce droit dans l'huile et commença lesonctions: d'abord sur les yeu.x. qui avaient tantconvoité toutes les somptuosités terrestres; puis lesnarines. friandes de brises tièdes et de senteursamoureuses; puis sur la bouche. qui s'était ouvertepour le mensonge. qui avait gémi d'orgueil et criédans la luxure; puis sur les mains. qui se délectaientaux contacts suaves. et enfin sur la plante des pieds,si rapides autrefois quand elle courait àl'assouvissance de ses désirs. et qui maintenant nemarcheraient plus,213

Comme on peut le constater. le narrateur fait ici un constant aller­

retour entre le passé voluptueux d'Emma et le sacrement qu'elle

reçoit dans le présent du récit. Pour le futur. il annonce la mort

inévitable d'Emma. Il marque certains sentiments comme la peur de

l'avenir ou l'espoir d'un temps meilleur. Il est aussi indice d'un

recommencement ou encore d'une promesse.

L'amour est un élément centrai dans ce chapitre. Il s'y exprime

six formes d'amour: celui d'une maitresse. celui de Rodolphe. celui

d'une mère. celui de Berthe. celui d'une épouse et celui de Charles.

Emma. la maitresse. revient sur le chemin où jadis elle courait vers

son amant. Elle reconnaît les balises de ce sentier tant de fols

212 Flaubert, Madame Bovary, p. 325.213 Ibid., p. 331.

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emprunté: "se retrouvait dans les sensations de sa prem1ere

tendresse, et son pauvre coeur comprimé s'y dilatait

amoureusement."214 Elle est encore amoureuse de Rodolphe et ce sont

les éléments de la nature qui lui rappellent cet amour et qui la

remettent dans cette atmosphère, dans cet étal. Au début de leur

rencontre. Emma est enjôleuse et charmante. Elle regrette de l'avoir

perdu et elle voudrait bien reprendre leur liaison. Cependant,

lorsqu'Il apprend qu'elle est venue pour lui demander de l'argent,

Rodolphe refuse de l'aider. Emma conclut qu'elle s'est fourvoyée en

venant le voir: "Tu ne m'as jamais aimée!"21S lui lance-t-eUe. Selon

elle, elle s'est abaissée à lui demander quelque chose qu'il lui aurait

refusé de toute manière. Pour ce qui est de Rodolphe, on voit qu'il a

des remords. Lorsqu'elle pleure, il croit qu'elle pleure pour lui et Il

regrette ce qu'il a pu lui faire subir: "Ah! pardonne-moi! tu es la seule

qui me plaise. J'ai été imbécile et méchant! Je t'aime, je t'aimerai

toujours!..."216 Ce sont les seules paroles d'amour qu'il lui dit. Une fois

qu'il lui a ouvert son coeur, il se sent trompé lorsqu'il constate qu'eUe

est venue pour demander de l'argent. Il devient aiors de glace. Pour

ce qui est de l'amour maternel, Emma l'illustre lorsqu'eUe demande à

voir son enfant. Elle veut la toucher, la baiser. Cependant, Berthe ne

se laisse pas faire. Elle lui dit, à peu près dans le même langage que le

petit Chaperon rouge au loup déguisé en mère-grand: "Oh! comme tu

as de grands yeux. maman! comme tu es pàle! comme tu sues!..."217

Au moment où sa mère prend sa main pour la baiser, elle recule de

214 Flaubert. Madame BovaJY. p. 315.215 Ibid.. p. 318.216 Ibid.. p. 31i•217 Ibid.. p. 325.

ï4

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peur. En ce qui a trait à l'amo:l,. de l'épouse. Emma donne à Charles la

plus grande preuve d'amour qu'elle lui ait jamais offerte de sa vie.

pendant son agonie:

Et elle lui passait la main dans les cheveu.x.lentement. la douceur de cette sensationsurchargeait sa tristesse; il sentait tout son êtres'écrouler de désespoir à l'idée qu'il fallait la perdre.quand, au contraire. elle avouait pour lui plusd'amour que jamais; et il ne trouvait rien; il nesavait pas, il n'osait, l'urgence d'une résolutionimmédiate achevant de le bouleverser,218

Cette douceur est la première et la dernière preuve de l'amour

d'Emma pour Charles. Par contre, Charles lui témoigne son amour de

mille et une façons. Il est attentif à ses besoins et son corps

sympathise avec celui d'Emma en "tressaillant à chaque battement de

son coeUr"219. Il subit un choc terrible en apprenant son geste et 11 se

remet en question. Enfin, il espère qu'elle ne mourra pas: "Charles se

rappela un jour où, ainsi près de mourir, elle avait reçu la

communion. -Il ne fallait peut-être pas se désespérer, pensa-t-il."220

Etudions la nature à travers l'eau et le feu. Pour l'eau, Cln peut

en reconnaître cinq types d'illustrations dans ce chapitre. Il y a

d'abord la perception «marine» de la campagne lors d'un vertige

d'Emma et ses larmes. On trouve aussi l'eau à l'état solide, la neige.

qui fond, la soifd'Emma au début de son empoisonnement et sa sueur

au cours de son agonie. Cette neige. cette soif et cette sueur sont

toujours liées à une certaine idée de chaleur. À la première

218 Flaubert. Madame Bovary. p. 324.219 Ibid., p. 332.220 Ibid.. p. 331.

ïS

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apparition de la neige. "un vent tiède lui soufflait au visage" 22 1. Puis•

ee sont "des globules couleur de feu"222 qui vont fondre dans la neige.

Pour la soif, c'est la présenee du feu dans la cheminée. la sensation

physique d'une chaleur étouffante, ou encore d'une passion brûlante

qui marque l'idée de chaleur. Enfin. la sueur est reliée à un manque

de chaleur. c'est-à-dire qu'elle est liée au frisson de l'agonie. Dans ce

chapitre. bien que le feu soit souvent lié à l'eau de par sa chaleur, il

existe aussi pour lui-même. Ainsi, on Ulustre le feu par dec; allusions

au soleil, par l'acte de fumer ou encore par ses couleurs. Cet élément

passe aussi par un feu dans l'âtre, par la lumière et par la chaleur

qu'il procure. Lorsqu'on entre dans une pièce ou que le narrateur

inaugure une scène, on remarque que le feu est souvent présent dans

le foyer. Ainsi, lorsqu'Emma entre dans la chambre de Rodo~phe, il

"était devant le feu, les deux pieds sur le chambranle, en traIn de

fumer une pipe."223 Aux premières minutes où elle s'allonge sur son

lit pour attendre la mort, elle "entendait le battement de la pendu!e,

le bruit du feu, et Charles, debout près de sa couche, qui respiralt."224

Au moment où le docteur Larivière quitte la maison d'Homais,

Tuvache lui explique ses craIntes que son épouse n'alt "une fiuxion de

poitrine, paree qu'elle avait coutume de cracher dans les eendres"225.

Lorsque le curé a terminé l'extrême-onction, il "jeta dans le feu les

brins de coton trempés d'huile"226. La lumière du feu fait figure de

.221 Aaubert. Madame Bovary. p. 315.222 Ibib.• p. 320.223 Ibid., p. 315..224 Ibid.. p. 322.225 Ibid.. p. 329.226 Ibid.. p. 331.

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référence. Au moment où Emma reprend le contrôle d'elle-même

après son vertige psychologique. elle reconnait "les lumières de

maisons. qui rayonnaient de loin dans le brouillard."227 lorsqu'clic

court chez le pharmacien. elle voit brûler dans la cuisine "une

chandelle posée sur le fourneau."228 Quand Berthe arrlvc dans la

chambre de ses parents pour voir une dernière fois sa mère. "éblouie

par les flambeaux qui brûlaient sur les meubles"229 et par "la clarté

des bougies"230, elle croit à un jour de fête. puisque c'est ainsi qu'on

la réveille d'habitude pour lui donner ses présents. Les deux bougies

qui brûlent dans la chambre d'Emma avant l'extrême-onction

préparent l'atmosphère pour ce sacrement et renvoient à la scène de

la communion qu'elle avait reçue dans cette même pièce. Après le

sacrement, Bournlsien veut lui faire tenir un cierge bénit, "symbole

de la gloire céleste"231, qu'elle laisse tomber. De plus, la chaleur

indique le début et la fln de l'agonie d'Emma. Ainsi, elle entre en

agonie en éprouvant une sensation de chaleur qui l'étouffe et elle

meurt en écoutant l'Aveugle chanter sa chanson qui parle de l'été.

Le thème de l'angoisse se retrouve en trois éléments: le rire et

les larmes, l'angoisse due aux doutes et celle due aux certitudes. Le

rire et les larmes sont souvent liés dans ce chapitre. L'angoisse que

vivent les personnages est trop intense et ils cherchent à l'évacuer.

Le rire et les larmes sont donc un moyen de défoulement. Il se trouve

trois sortes de rire dans ce chapitre. Il y a les sourires d'Emma à

22-1 Flaubert. Madame Bovary. p. 320.

228 Ibid., p. 320.229 Ibid., p. 325.230 Ibid., p. 325.231 IbicL. p. 331.

ii

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Charles pour apaiser ses inquiétudes. Il yale rire frénétique qu'elle

poussera aux dernières secondes de sa vie. Il yale rire qu'elle simule

en parlant à Rodolphe: "Mais nous recommencerons. n'est-ce pas?

nous nous aimerons! Tiens, je ris, je suis heureuse!..."232 Cependant. ce

faux rire est lié aux pleurs. car immédiatement après cette phrase. le

narrateur dit: "Et elle était ravissante à voir. avec son regard où

tremblait une larme. comme l'eau d'un orage dans un calice bleu."233

Pour les larmes. il y a trois personnages concernés: Charles. Emma et

Larivière. Charles pleure beaucoup pour évacuer son angoisse; il

pleure le suicide d'Emma au pied de son lit; il pleure dans les bras de

Canivet; il pleure quand il voit Emma souffrir; et il étouffe se::.

sanglots aux dernières minutes de vie d'Emma. Emma pleure

lorsqu'elle se voit mourante. dans un miroir. et Larivière verse une

larme en regardant la scène pathétique qu'offre la chambre. C'est

évidemment un chapitre triste et le rire n'exprime pas la joie mais le

désespoir. Pour ce qui est de l'angoisse du doute. il s'en trouve

plusieurs occurences. D'abord. la façon d'Emma d'aborder Rodolphe;

son observation d'elle-même pour savoir quand la mort arrivera; la

fausse manoeuvre de Canivet; le secret de Justin et d'Emma; et la

chanson de l'Aveugle: toutes situations où l'angoisse est basée sur le

doute. Il y a surtout les questions de Charles. sans réponses. qui

provoquent chez lui une angoisse insoutenable. Il ne comprend pas la

cause de la saisie et il ne sait pas où est Emma. la seule qui puisse lui

expliquer la situation:

232 Aaubert, Madame BovaJY. p. 3lï.233 Ibid.. p. 317.

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•Quand Charles, bouleversé pa. la nouvelle de lasaisie, était rentré à la maison, Emma venait d'ensortir. Il cria, pleura, s'évanouit, mais elle ne revintpas. Où pouvait-elle être? Il envoya Félicité chezHomais, chez M. Tuvache, chez L'heureu.x, au Liond'or, partout; et, dans les intermittences de sonangoisse, il voyait sa considération anéantie, leurfortune perdue, l'avenir de Berthe brisé! Par quellecause? .. pas un mot! Il attendit jusqu'à six heures dusoir. Enfin, n'y pouvant plus tenir, et imaginantqu'elle était partie pour Rouen, il alla sur la granderoute, fit une demi-lieue, ne rencontra personne.attendit encore et s'en revint.234

Ensuite, à l'annonce du suicide d'Emma, il sent qu'Il perd la femme

qu'il aime sans qu'il y puisse rien. Pour l'angoisse due aux certitudes.

il y en a plusieurs scènes: la rencontre d'Emma avec Rodolphe;

l'avenir compromis de Berthe; la lecture de la lettre d'Emma; et

l'apparition de l'Aveugle. On retrouve aussi l'angoisse chez les

personnages présents devant la certitude de la mort d'Emma: Charles

"était debout, son mouchoir s'.~r les lèvres, râlant, pleurant, et

suffoqué par des sanglots qui le secouaient jusqu'aux talons; Félicité

courait çà et là dans la chambre; Homais, immobile, poussait de gros

soupirs, et M. Canivet, gardant toujours son aplomb, commençait

néanmoins à se sentir troublé."235 L'angoisse chez les hommes de

science est due au peu de temps qu'il leur reste pour contrecarrer les

effets de l'arsenic. Celle de Charles e;;t due à la mort certaine de celle

qu'il aime.

79

234 Flaubert, Madame Bovary. p. 321.• 235 Ibid.. p. 326.

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Quatre personnages vivent un vertige dans ce chapitre.

L'heureux se plaint de vertiges au docteur Larivière. La peur de

Justin, pour sa part. se manifeste par un tremblement:

-Comment s'est-elle donc empoisonnée?-Je l'ignore, docteur, et même je ne sais pas trop oùelle a pu se procurer cet acide arsénieux.Justin, qui apportait aiors une pile d'assiettes, futsaisi d'un tremblement.-Qu'as-tu? dit le pharmacien.Le jeune homme, à cette question. laissa tout tomberpar terre, avec un grand fracas. 236

Il a peur qu'on apprenne ce qui s'est produit dans le capharnaüm. Il

se sent responsable. Lorsqu'Homais lui demande ce qui lui arrive,

Justin panique et laisse tomber sa charge dans le trouble de sa

terreur. Charles éprouve aussi un vertige: en lisant la lettre qu'Emma

a éuite pour expliquer son geste, le choc est si grand qu'il en perd

tous ses moyens. Il demande du secours, lui qui est le médecin du

village. et "Éperdu, balbutiant, près de tomber, Charles tournait dans

la chambre. Il se heurtait aux meubles, s'arrachait les cheveux, et

jamais le pharmacien n'avait cru qu'il put y avoir de si épouvantable

spectaele."237 Un peu plus tard, "Charles voulut feuilleter son

dictionnaire de médecine; il n'y voyait pas, les lignes dansaient."238

Son affolement parvient à un tel degré qu'il n'arrive plus à lire. Il se

voit de plus en plus perdu: "Il sentait tout son être s'écrouler de

désespoir à l'idée qu'il failait la perdre, quand, au contraire, elle

avouait pour lui plu.c: d'amour que jamals"239. Le dernier indice de

236 Flaubert. Madame Bovary. p. 328.237 Ibid.. p. 323.238 Ibid.. p. 324.239 Ibid.. p. 324.

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l'oscillation qu'il ressent. c'est lors de l'agonie d'Emma. quand la mort

la lui enlève peu à peu: "Il avait pris ses mains et il les serrait.

tressaillant à chaque battement de son coeur, comme au contrecoup

d'une ruine qui tombe."240 Charles a le coeur qui vacille à chaque

battement du coeur d'Emma, aux dernières minutes de sa vie. Son

univers bascule par ce suicide. Pour ce qui est d'Emma. Rodolphe

commence à la placer dans une situation de déséquilibre lorsqu'Il est

lui-même désaxé au moment où il entame "une explication de sa

conduite, s'excusant en termes vagues, faute de pouvoir Inventer

mieux."241 Ce sont les termes vagues qu'emploie Rodolphe et le fait

qu'elle se laisse convaincre par cette piètre explication qui conduit

Emma dans une forme d'égarement. À la suite de leur conversation.

elle est vraiment déstabilisée: "Les murs tremblaient, le plafond

l'écrasait; et elle repassa par la longue allée, en trébuchant contre les

tas de feuilles mones que le vent dispersait. [...] Puis, cent pas plus

loin, essoufflée, près de tomber, elle s'arrêta."242 Les sensations

d'Emma sont en vérité des Impressions: ce ne sont pas les murs ni le

plafond qui bougent, mais plutôt elle qui perçoit ainsi la réalité. Il

faut vraiment avoir des étourdissements pour perdre l'équilibre en

piétinant des feuilles mones. On volt d'ailleurs qu'elle est vraiment

en perte d'équilibre lorsqu'elle s'arrête, «près de tomber». À ce

moment, SOh vertige psychologique commence:

Ble resta perdue de stupeur, et n'ayant plusconscience d'elle-même que par le battement de sesartères, qu'elle croyait entendre s'échapper comme

240 Flau~'"t, Madame BavaI}'. p. 332.241 Ibid., p. 316•242 Ibid., p. 319.

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une assourdissante musique qui emplissait lacampagne. Le sol sous ses pieds était plus mouqu'une onde. et les sillons lui parurent d'immensesvagues brunes. qui déferlaient. Tout ce qu'il y avaitdans sa tête de réminiscences. d'idées. s'échappait àla fois. d'un seul bond. comme les mille pièces d'unfeu d'artifice. Elle vit son père, le cabinet deL'heureux, leur chambre là-bas. un autre paysage.La folie la prenait. elle eut peur. et parvint à seressaisir. d'une manière confuse. il est vrai; Car ellene se rappelait point la cause de son horrible état.c'est-à dire la question d'argent.243

Il y a Ici plusieurs mots qui relèvent du champ sémantique du

vertige. comme: perdue. stupeur, conscience. assourdissant. sol. pieds.

mou. onde, vagues. déferlaient. bond. foUe. ressaisir. confuse. état. On

volt qu'elle est prise d'un réel déséquilibre physique: «Le sol sous ses

pieds était plus mou qu'une onde. et les sillons lui parurent

d'immenses vagues brunes. qui déferlaient.» Ses perceptions ne sont

plus justes. Il lui semble que tous entendent ce qu'elle entend. c'est­

à-dire les battements assourdissants de son coeur. La campagne

prend des allures marines. Ses idées éclatent de toutes parts. ses

souvenirs reviennent pêle-mêle. Elle réussit tout de même à

reprendre le contrôle d'elle-même. mais sans mesurer ce qui lui

arrive. Son égarement psychologique la fait basculer et la conduit à la

limite de la folie. Tout se bouscule dans sa tête. Puis. survient une

pause. C'est alors que le narrateur note: "La nuit tombait. des

corneilles volaient."244 Cette petite phrase renvoie autant au temps

du récit. à la nature qui l'entoure qu'à la mort qui rôde. Cependant.

du point de vue du vertige. deux verbes sémantiquement liés sont

243 Flaubert. Madame Bavai)". p. 319•244 Ibid.. p. 319.

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utilisés: tomber et voler. Dans un étourdissement. les personnages ont

souvent l'impression de tomber ou encore tombent véritablement à

cause d'un déséquilibre. Dans ces mêmes occasions. ils ont aussi la

perception que tout flotte autour d'eux. que rien n'est fixe. que tout

bouge. Cette phrase. à cet endroit dans le texte. est un Indice de ce

que ressent Emma à ce moment précis. Ensuite, son vertige

psychologique la reprend encore:

Il lui sembla tout à coup que des globules de couleurde feu éclataient dans l'air comme des bailesfulminantes en s'aplatissant, et tournaient,tournaient, pour aller se fondre sur la neige, entreles branches des arbres. Au milieu de chacun d'eux,la flgure de Rodolphe apparaissait. Ils semultiplièrent, et ils se rapprochaient, la pénétaient:tout disparut. Elle reconnut les lumières desmaisons, qui rayonnaient de loin dans lebrouillard245

Cette fois, son égarement l'amène à ne plus voir les vrais

caractéristiques des éléments qui l'entourent: le feu fond sur la neige,

l'image de Rodolphe apparaît dans les globules lumineux. Lorsque son

étourdissement cesse, elle reprend contact avec la réalité en

reconnaissant à travers le brouillard les lumières de YonviUe. Le

vertige prend alors une autre forme, celle d'une réalité insoutenable:

"Alors sa situation, telle qu'un abîme se représenta. Elle haletait à se

rompre la poitrine. Puis, dans un transport d'héroïsme qui la rendait

presque joyeuse, elle descendit la côte en courant, traversa la planche

aux vaches, le sentier, l'allée, les hailes. et arriva devant la boutique

du pharmacien."246 Elle regarde au dessus du gouffre sa position et

245 Flaubert. Madame Bovary.p.319-3Z0•246 Ibid., p. 3Z0.

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conclut qu'elle ne peut plus se sortir de cette situation. Le dernier

indice de l'oscillation ou, du moins, d'une perte d'équilibre, c'est à

l'arrivée de l'Aveugle, lorsqu'elle entend "le frôlement d'un bâton"247,

celui de sa béquille.

La mort rôde dans ce chapitre sous diverses formes. Notons

qu'au commencement du chapitre, Emma volt défiler le paysage

qu'elle connaît bien en ressentant des émotions liées à ces images de

son passé, comme un mourant qui revoit brusquement le film de

toute sa vie. Au dE"but de ce chapitre, le lecteur peut commencer à en

entrevoir la fin. D'abord, le narrateur sème des indices sur les causes

du désespoir d'Emma. Dès la rencontre avec Rodolphe, on comprend

rapidement qu'elle a du mal à vivre sans amour: "Comment voulais­

tu que je vécusse sans toi? On ne peut pas se déshabituer du

bonheur! j'étais désespérée! j'ai cru mourir!"248, et que Rodolphe lui

"a dérhiré le coeur"249 avec sa lettre de rupture. À propos de l'argent,

le lecteur sait dans quelle situation financière elle se trouve. Emma le

confesse: "je suis ruinée, Rodolphe!"250 En lui disant cela, elle commet

une maladresse qui lui coûtera l'amour qu'elle aurait pu retrouver

auprès de cet ancien amant, car "une demande pécuniaire, de toutes

les bourrasques qui tombent sur l'amour, étant la plus froide et la

pius déradnante."25\; Rodolphe devient de glace. Plus loIn, le

narrateur précise qu'Emma, souffrant de son amour, "ne se rappelait

point la cause de son horrible état, c'est-à-dire la question

247 Flaubert, Madame Bovary, p. 333.248 ibid., p. 316.249 ibid., p. 319.250 ibid.. p. 31ï .2S\lbld..p.31ï.

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d'argent."252 Au cours de son agonie. Emma s'apaise: "Elle en avait

fini. songeait-elle. avec toutes ses trahisons. les bassesses et les

innombrables convoitises qui la torturaient."253 Tout ce qui l'a

poussée à mentir. à rouler les gens et à faire perdre tout ce que

Charles et elle possédaient. remonte à sa conscience et elle en

éprouve du remord. L'arsenic est aussi un moyen de provoquer la

mort, évidemment plus direct que les autres. L'arsenic n'est pas

identifié avant la lecture de la lettre d'Emma. Lorsqu'elle est entrée

dans le capharnaüm. elle s'est souvenue des paroles d'Homais quand

il disputait Justin pour sa négligence. Alors qu'elle vomit, Charles

observe ce qu'elle a régurgité et II s'interroge. C'est à la lecture de la

lettre qu'il a la réponse à ses questions: Emma a avalé de l'arsenic. À

partir de ce moment, autant les hommes de science se pressent de

trouver un antidote, autant Emma demande au poison de hâter son

effet, car elle souffre horriblement. Mises à part les causes qui la

poussent au suicide et le moyen qu'elle prend pour y parvenir, il y a

des indices sémantiques de la mort, dont le froid et le noir. Pour le

froid, il passe par divers médiums, entre autres la neige, qui apparaît

quelquefois, la glace ("elle sentait un froid de glace qui lui montait

des pieds jusqu'au coeur."254), une blessure sentimentale, c'est-à-dire

son coeur déchiré, et des éléments froids, impassibles, qui l'agressent:

"Les murs tremblaient, le plafond l'écrasait; et elle repassa par la

longue allée, en trébuchant contre les tas de feuilles mortes que le

vent dlspersalt."255 Le noir apparaît un peu partout dans ie chapitre.

252 Flaubert. Madame Bovary. p. 319.253 Ibid.. p. 324.254 Ibid., p. 322•255 Ibid., p. 319.

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Que ce soit la nuit. les cornel1les, la soutane du prêtre, dont l'arrivée

précède toujours la mort, que ce soit dans une Impression

d'éloignement ("Emma n'entendait plus que l'intermittente

lamentation de ce pauvre coeur, douce et Indistincte, comme le

dernier écho d'une symphonie qui s'éloigne."256), de profondeur

(comme l'abime) ou d'éblouissement (Berthe, réveillée au milieu de la

nuit, avec les bougies et les flambeaux qui éclairent la chambre des

ses parents et l'éblouissent parce qu'elle passe de la noirceur à la

vive clarté), l'idée de noirceur est toujours présente. La mort se

présente aussi sous d'autres aspects. Lorsqu'Emma sent le plafond

l'écraser, n'est-ce pas comme l'impression d'un couvercle de cercueil

se refermant sur elle? À la phrase: "La nuit tombait, des corneilles

volaient."25i, ne voyons-nous pas l'annonce de la mort dans cette

noirceur de la nuit, symbole de la mort. et dans les corneilles, oiseaux

de mort? L'abîme de la situation d'Emma telle qu'elle la perçoit n'est­

elle pas le présage de l'Issue fatale de ce chapitre? Et lorsque Justin la

regarde ("tout étonné par la pâleur de son visage, qui tranchait en

blanc sur le fond noir de la nuit. Elle lui apparut extraordinairement

belle et majestueuse comme un fantôme; sans comprendre ce qu'elle

voulait. Il pressentait quelque chose de terrible."258) • ne la voit-il pas

déjà morte? De plus. dans la dernière scène, lorsqu'Emma fait

vraiment face à la mort, elle entend l'Aveugle chanter et elle réagit à

cette voix:

256 F1auben, Madame Bovazy, p. 324.25i Ibid.. p. 319•258 Ibid.• p. 320.

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Tout à coup, on entendit sur le trottoir un bruit degros sabots, avec le frôlement d'un bâton; et unevoix s'éleva, une voix rauque, qui chantait:

Souvent la chaleur d'un beau jourFait rèver fillene à l'amour

Emma se releva comme un cadavre que l'ongalvanise, les cheveux dénoués, la prunelle fixe,béante.

Pour amasser diligemmentLes èpis que la faux moissonne.Ma Nanene va s'inclinantVers le sillon qui nous les donne.

-L'Aveugle! s'écria-t-elle.

Et Emma se mit à rire, d'un rire atroce, frénétique,désespérée, croyant voir la face hideuse dumisérable, qui se dressal~ dans les ténèbreséternelles comme un épouvantement.

Il souffla bien fort ce jour-là,Et le jupon court s'envola!

Une convulsion la rabattit sur le matelas. Touss'approchèrent. Elle n'existait plus.25'l

Il Y a trois lectures possibles de cette scène. On peut voir une

narration où l'Aveugle symbolise la mort faucheuse venant chercher

Emma. On peut aussi lire le passage en divisant la chanson en trois

parties significatives. La première ferait allusion aux beaux jours de

la vie d'Emma; la deuxième peut être lue comme la mort même

d'Emma; la troisième représenterait l'âme d'Emma qui s'envole. La

dernière interprétation utilise ces mêmes divisions. Le premier

couplet montre le romantisme d'Emma; le deuxième éclaire sa quête,

pour donner corps à ses rêves romantiques; le dernier montre l'issue

259 Flaubert, Madame Bovazy, p. 332-333.

Si

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fatale de cette quête. Autrement dit. cette chanson résume tout le

roman Ge Haubert en quelques vers. en quelques images.

La spirale thématique de ce chapitre se trouve dans le

rayonnement de chaque thème à travers son ensemble. Chaque

thématique se subdivise et rejoint à la fols le début et la fin du

chapitre. Les thèmes se développent. se propagent. se dispersent et

s'éclairent mutuellement. Ils dépendent les uns des autres et

amplifient la tragique de l'agonie d'Emma, d'où l'ascension

thématique liée à la trame dramatique de l'ensemble.

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LE THEME ET LES IMAGES DE LA MORT DANS t-1ADAt-IE BOVARY

CHAPITRE QUATRE

LA CONCEPTION DU DEUIL

Le thème du deuil est naturellement lié à la mort dans Madame

Bovary. Nous allons l'étudier en trois temps; les survivants et leur

deuil. l'influence d'outre-tombe et le tombeau: souvenir et

immortalité.

Le deuil et les rites funéraires distinguent l'humain de l'animal.

Depuis l'aube de l'humanité. ces rituels ont une place importante dans

toutes les sociétés. Au XIXe siècle. "Dans les maison où quelqu'un était

mort. hommes. femmes. enfants. domestiques. et même chevaux et

abeilles étaient séparés du reste de la société par l'écran des crêpes.

des voiles. des draps noirs:'260 Ce siècle reprenait des habitudes et

des rites du passé en les mod1fiant quelque peu:

On revenait ainsi à la spontanéité du haut MoyenAge en conservant les contraintes rituelles qui luiont succédé vers le XIIe siècle. Si on pouvait tracerune courbe du deuil. on aurait une première phaseaiguê de spontanéité ouverte et violente jusqu'auXIlle siècle environ. puis une phase longue derituailsation jusqu'au XVIlle siècle. et encore auXIXe siècle une période de dolorisme exalté. demanifestation dramatique et de mythologiefunèbre.261

260 Ariès. Philippe. Essais sur l'hiscoire de la mort en OCcidenc du Moyen Age ànos jours, Paris. seuil. 19i5, "Points Histoire". p. 192.

261 Ibid.. p. 193.

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Dans Madame Bovary. on note la présence de ces caractéristiques du

deuil étudiés par Philippe Ariès. 11 existe une douleur liée au deuil.

La tristesse. cette douleur. devient un des symboles du deuil. l.a

souffrance psychologique que suscite la mort peut s'exprimer

publiquement. comme le montre la scène du monument dans la

cathédrale de Rouen ("Près de lui, cette femme à genoux qui pleure

est son épouse Diane de Poitiers"Z6Z). Autant Emma ne peut vivre ses

souffrances personnelles en public. parce que cela n'est pas

convenable, autant la douleur du deuil est acceptée socialement.

selon P. Ariès. "Le «deuil» fut pourtant jusqu'à nos jours la douleur

par exceIlence, dont la manifestation était légitime et nécessaire."Z63

Dans le roman, Charles a droit à son deuil, à sa douleur, somme toute

plutôt conventionnels, lors de la disparition de sa première épouse.

Par contre, il passe outre les conventions dans le cas d'Emma.

L'expérience de la mort de l'autre est traumatisante pour le

survivant. Comme l'explique Paul-Louis Landsberg, les formes

supérieures de la foi en la survie "nous présentent la personne

spiritueIle non pas comme anéantie, mais seulement comme disparue,

comme existant dans l'absence."Z64 Emma vit à deux reprises une

teIle expérience. La première fois, lorsque Léon quitte Yonville: "Le

lendemain fut, pour Emma, une journée funèbre. Tout lui parut

enveloppé par une atmosphère noire qui flottait confusément sur

l'extérieur des choses, et le chagrin s'engouffrait dans son âme avec

262 Flaubert, Gustave, Madame Bovazy, édition de Claudine Gothot-Mersch,Paris, Bordas, 1990. "Classiques Garnier". p. 247.

263 Ariès, Philippe, Op. dt., p. 189.264 Landsberg, Paul-Louis, "Essai sur l'expéreince de la mort" dans Essai sur

l'expérience de la mort suivi de Le problème moral dusuicide, préface de Jean Lacroix, Paris, seuil, 1951, p. 34.

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des hurlements doux, comme fait le vent d'hiver dans les châteaux

abandonnés,"265 Elle transpose ce départ en un décès et elle réagit en

éprouvant un deuil. Au cours de sa maladie qui suit la fuite de

Rodolphe, clle vit une deuxième fois une situation semblable: "Quant

au souvenir de Rodolphe, elle l'avait descendu tout au fond de son

coeur, et il restait là. plus solennel et plus immobile qu'une momie de

roi dans un souterrain. Une exhalaison s'échappait de ce grand amour

embaumé et qui. passant à travers tout. parfumait de tendresse

l'atmosphère d'immaculation où elle voulait vivre."266 Il faut noter

qu'Emma se retrouve dans ces circonstances après une rupture

amoureuse et qu'elle considère désormais ces personnages comme

décédés. Elle interprète leur absence momentanée comme une

disparition éternelle. En fait. elle souffre de ses sentiments pour ces

êtres devenus des personnes ayant leur propre identité à ses yeux.

Comme l'explique Paul-Louis Landsberg, "Le problème

spécifiquement humain de la mort est posé par l'événement que

constitue la transformation d'un être vivant en personne:'267 L'idée

de P.-L Landsberg est que les êtres vivants qui entourent Emma ne

deviennent des personnes à ses yeux que si elle ressent quelque

chose pour eux, leur donnant ainsi une identité par rapport à elle­

même. C'est alors que leur mort provoque chez elle de la douleur.

Comme exemple, on peut dire que la perte de sa chienne, pendant le

voyage entre Tostes et Yonville, est aussi dramatique que la perte de

ses amants, dans le sens où cette chienne n'est pas qu'un animai

265 Flaubert. Madame Bovazy. p. 126.266 ibid.. p. 220•267 Landsberg. Paul-Louis, Op. ciL. p.4i.

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comme tant d'autres: elle est sa levrette. De plus. l'absence prolongée

ou le décès d'un personnage met Emma en relation avec sa propre vic

et sa propre mort. Elle fait rapidement le lien entre la douleur du

deuil, la mort de l'autre et sa propre fin. En vieillissant et en vivant

diverses expériences. Emma sent la pression de son passé et la fuite

de son avenir. Elle perd la liberté de donner un autre sens à sa vie.

comme l'expose Paul-Louis Landsberg dans son "Essai sur

l'expérience de la mort"268• L'avenir devient de plus en plus fermé et

l'espoir d'un renouveau prouve l'urgence de s'accomplir. Le désespoir

tend au néant et "la déception n'est que la destruction douloureuse

d'une anticipation imaginative."Z69 Au moment où Emma comprend

qu'elle ne peut pas changer son avenir, qu'elle est acculée au pied du

mur et qu'elle n'a d'autre choix que de vivre dans la pauvreté et la

honte, elle choisit la mort. C'est à partir de sa décision de mourir que

Charles fera l'expérience de la mort de l'autre, d'une certaine forme

de sa propre mort. À l'annonce de ce suicide, Charles s'affole. "La

mort des parents, celle d'une femme, d'un mari, d'un enfant, d'un

ami, bref de ce qui nous touche au plus près, provoque sans doute

angoisse, peur-panique, sentiment d'injustice ou d'horreur.....zio

Lorsque le docteur Larivière arrive, rend son diagnostic et déclare: "Il

n'y a plus rien à falre."2il , le calvaire de Charles commence en même

temps que l'agonie d'Emma. Le corps de Charles sympathise avec

celui d'Emma; il voit et il éprouve la souffrance de celle qu'il aime. Au

268landsberg. Paul-Louis. Op. cit.. pp. 15-110.269 Ibid.. p. 55.270 Richard, Joêl, "Des morts Uès douces..." ou "Puisque rien ne me survivra...",

Montréal. Université de Montréal. 1976. p. 1.271 Flaubert, Madame BovaJY, p. 327.

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moment où elle ne souffre plus. Charles réalise l'absence de son

esprit. C'est le soulagement de la douleur physique. mais le corps

inerte d'Emma lui rappelle que l'esprit qui l'habitait n'y est plus.

Charles souffre de la mort de l'autre par la présence de sa souffrance.

suivie de l'absence de sa conscience. Dans son esprit. comme dans

l'esprit de tous ceux qui vivent semblable expérience. "La mort d'un

homme que nous aimons d'un pareil amour doit nous dire quelque

chose de décisif et dépasser la région du fait biologique."Zï2 Dans le

roman, Charles essaie de perpétuer le souvenir d'Emma et il veut

vivre à la manière de la disparue. Serait-ee cette mort qui lui

signifierait de se souvenir de son épouse. de poursuivre sa vie, en

quelque sorte. en vivant ainsi? Cependant, comme l'explique Paul­

Louis Landsberg:

[l'expérience de la mort de l'autre] nous donne lefait de l'absence. et n'indique pas si cette absence estconsécutive à un anéantissement ou seulement à unedisparition par rapport à nous-même. La foi en lasurvie nous promet que notre propre mort nousréunira avec le prochain maintenant disparu. quenous entendrons de nouveau sa parole dans desconditions inconnues et libérés du vieux corps. Maisl'expérience pure et simple de la mort du prochainne saurait ni confirmer ni détruire cette promesse.En tout cas elle est une expérience spécifiquementhumaine. car elle suppose une certaine réalisation dedeux principes étroitement liés qui appartiennentessentiellement à l'humanité: personnalisationspirituelle et amour du prochain.Z73

zn Lmdsberg. Paul-Louis. Op. dt•• p. 32•Z73 Ibid.. p. 34-35.

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Néanmoins. après la mort d'Emma. Charles reste seul dans le mondc

qui redevient inconnu pour lui. car Emma. qui était unc référcncc

significative de ce monde. est disparue. Ainsi. la mort d'Emma. c'cst la

mort d'un monde connu. Charles fait donc l'expérience de la mort par

procuration: "Nul ne saurait prétendre que l'expérience de la mort du

prochain soit un équivalent de l'expérience de ma mort. que je ferai:

mais sa signification pour moi est si profonde. qu'elle apparticilt

essentiellement à mon existence personnelle ct non point à l'on."2ï4

Sympathiser avec un mourant. réaliser le départ de cette conscience

constitue pour Charles l'occasion d'apprivoiser la mort. de l'approcher

au plus près sans mourir lui-même: comme l'écrit Joël Richard: "La

mort de mes parents: c'est la mienne par avance. Ce n'est pas l'autre

qui meurt; c'est le même: c'est moi qui meurs un peu. déjà, avec eux.

Accepter leur mort, c'est accepter la mienne..."2i5 L'espoir et lc

souvenir sont les seules choses qui lui restent:

Les morts continuent d'agir au-delà de la mort.Leurs cadavres se dissolvent, mais les oeuvres qu'ilsont créées, les institutions qu'ils ont animées, lespensées qu'ils ont mises au monde. les affectionsqu'ils ont suscitées continuent d'agir et defermenter. Alors que leur corps retourne au néant,leur conscience poursuit un destin social parmi lesvivants. Et -chose étrange- le destin socialpostmortuaire de la conscience est, dans certains casprécis, plus vigoureux, plus ample et plus éclatantque le destin vécu en compagnie du corpsP6

274 Landsberg, Paul-Louis, Op. dt., p. 43.275 Richard, Joêl, Op. dt., p. 1.2i6 Ziegler, Jean, les vivants et la mort, essai de sociologie, Paris, Seuil, 1975,

"Esprit", p. 271.

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Il se trouve plusieurs exemples de cette idée de Jean Ziegler dans

Madame Bovary: les règles sociales du deuil. comme la durée

convenable d'un deuil ("On remit à causer des arrangements d'intérêt:

on avait. d'ailleurs. du temps devant soi. puisque le mariage ne

pouvait décemment avoir lieu avant la fin du deuil de Charles. c'est­

à-dire vers le printemps de l'année prochaine."2ii); ou encore les

tabous entourant la mort. qu'il ne faut pas transgresser (le curé

Bournisien affirmant à Lestiboudois qu'il se nourrit des morts en

mangeant des pommes de terre cultivées au cimetière: "Cette parole

le fit réfléchir; elle l'arrêta pour quelque temps; mais, aujourd'hui

encore, il continue la culture de ses tubercules. et même soutient avec

aplomb qu'ils poussent naturellement."278). Cependant, les exemples

les plus intéressants restent les influences d'outre-tombe.

La première que l'on note au cours du récit, c'est l'influence de

la veuve Dubuc sur Charles: "Quand tout fut fini au cimetière, Charles

rentra chez lui. Il ne trouva personne en bas; il monta au premier,

dans la chambre, vit sa robe encore accrochée au pied de l'alcôve;

alors, s'appuyant contre le secrétaire, il resta jusqu'au soir perdu

dans une rêverie douloureuse. Elle l'avait aimé, après tout."2i9 Il doit

se souvenir d'elle puisqu'elle l'a aimé, «après tout». Pour le cas

suivant, bien que l'on ne puisse le considérer comme une influence

d'outre-tombe, il est tout de même remarquable que ce fait de la

ressemblance entre le père Rouault et sa fille soit signalé lors de sa

mise en terre. Comme l'expose Léon Bopp:

2ii Flaubert. Madame Bovazy, p. 26.2i8 ibid.. p. ï5.279 IbilL. p. 21.

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Décidément. ce père Rouault a un caractère un peusingulier. et ses fluctuations d'humeur. sesfluctuations morales ne laissent pas de faire songer.redisons-le. à celles de sa fille... [...l Or voici qu'enrentrant du cimetière. il se met à fumer«tranquillement» une pipe. Il nous surprendradavantage encore. plus loin. lorsqu'il manifestera ledésir de s'en retourner le jour même aux Bertaux.sans avoir vu sa petite-fille. au baptême de laquellejadis il n'a pas assisté [...l. qu'il n'a jamais rencontréeet que, pourtant. autrefois. il se disait si impatient de

• [] 280conmutre ....

Tout comme sa fille. le père a les moeurs et les humeurs changeantes.

Emma exerçait son influence sur d'autres personnages. comme

Félicité. Cette influence n'a pas débuté à Yonville. mais à Tostes;

essayant de comprendre la raison de l'humeur dépressive de sa

maîtresse, Félicité lui racontait l'histoire de la Guérine qui s'était

trouvée dans un état semblable. À partir de cette brève conversation.

un lien rapproche les deux femmes. Emma éduque sa domestique

dans le style parisien et lui inculque des pensées quelque peu

émancipées pour le milieu yonvilIais. En lisant entre les lignes. le

lecteur sait que Félicité a un amoureux et que c'est elle. par

l'influence perverse de sa maîtresse, qui suggère à Emma de se

prostituer pour éviter la faillite. Mais l'exemple le plus évident de

cette influence se trouve après la mon d'Emma, alors que

Félicité portait maintenant les robes de Madame;non pas toutes, car il en avait gardé quelques-unes,et il allait voir dans son cabinet de toilette, où ils'enfermait; elie était à peu près de sa taille, souventCharles, en l'apercevant par derrière, était saisid'une illusion, et s'écriait: -Oh! reste! reste! Mais à la

280 BoPP. Léon. Commentaire sur Madame BovalY. Paris, Editions de laBaconniùe. 1951. p. 523.

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Pentecôte, elle décampa d'Yonville, enlevée parThéodore, et en volant tout ce qui restait de lagarde-robe,281

Le comportement de Félicité poursuit l'oeuvre d'Emma et comme le

dit Léon Bopp:

On se rappelle que Félicité. tout en apprenant lesbelles manières, ne cessa de se pervertirmoralement à l'insu, ou à l'exemple. ou même avecla connivence d'Emma [...l. Or, tout de même qu'ellepersiste à s'exercer sur Charles. l'influence de MmeBovary continue à agir sur celle qu'elle éleva­corrompit et que. du fond de sa tombe. elle ne cessed'élever- corrompre puisque, revêtue des robes dela défunte. la servante en vient à ressembler à samaîtresse au point que Charles se méprend. etpuisque Félicité finit par décamper soudaind'Yonville avec son amoureux. en volant tout ce quirestait des vêtements d'Emma, et donc en enlevant àBovary les souvenirs de sa femme auxquels il étaitsans doute le plus attaché.282

Félicité hérite d'Emma en agissant ainsi. Homaîs succombe lui aussi à

l'influence d'outre-tombe d'Emma. Prenons pour exemple ses "belles

idées à propos du tombeau d'Emma"283. Elles sont d'un romantisme à

ravir la défunte: colonne. draperie, pyramide, temple de Vesta.

rotonde. ruines et saule pleureur. Le «génie tenant une torche

éteinte»284 choisi par Charles rejoint les idées d'Hornais. L'inscription

en latin trouvée par ce dernier. "amabllem conjugem calcas!". s'unit

sans doute aux voeux les plus profonds d'Emma sur le tombeau en

281 Flaubert. Madame BovaJY. p. 348.282 Bopp. Léon, Op. cit.. p. 527.283 Flaubert, Madame BovalY. p. 351.284 Ibid.. p. 352.

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général. De plus. on voit l'influence d'Emma dans !a vie personnelle

d'Hornais, comme l'a égaIement constaté L Bopp:

Et pour se donner l'air «artiste». l'apothicaire se metà fumer. comme le fit Emma à l'exemple de Rodolpheou du vicomte, ou bien encore Il achèt<;: desstatuettes chic. Pompadour, car on n'a pas oublié qu'Ilest très sensible au chic [...l, ni qu'Emma a rêvé. pourson salon, de pendules Pompadour [...l, et cesdiverses indications montrent que l'influenceposthume de Mme Bovary s'exerce également sur lepharmacien, lequel commence à être travalllé devagues aspirations,285

Voyant son statut social se transformer peu à peu, Il lui vient des

idées de grandeur. et l'Influence latente qu'Emma exerçait sur lui se

manifeste. En ce qui concerne l'influence d'Emma sur son époux, cette

autorité prend diverses formes: mise en bière, postures d'Emma

reprises par Charles et désir de «plaIre» à la mémoire de sa défunte

épouse. Léon Bopp insiste à juste titre sur les éléments significatifs à

propos des dispositions funéraires pour l'enterrement d'Emma:

Les instructions de Charles concernant la mise enbière paraissent «romanesques» à Bournisien et àHornais, dont on n'ignore point qu'ils sont presqueaussi terre à terre l'un que l'autre; l'apothicaire. ausurplus, objecte la dépense, et cela impatienteCharles qui reproche aux deux hommes de n'avoirpas aimé Emma. en quoi il n'a pas tort, rnais d'autre..,;l'ont trop aimée, cette pauvre bien-aimée, malaimée, dont l'influence commence à s'exercer sur sonmari au moment où elle a disparu de sa vie.286

285 Bopp, Léon, Op. cit., p. 531.286 Ibid., p. 509.

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Charles n'accepte pas que l'on critique ses plans. d'autant plus que

l'influence d'Emma joue un rôle essentiel dans ces dispositions

mortuaires. Sa robe de noces. les souliers blancs. la couronne. ses

cheveux sur les épaules. le triple cercueil de chêne. d'acajou et de

plomb et le velour vert auraient certainement plu à Emma. Charles

s'emporte même devant sa mère lorsqu'elle lui fait des remarques

"sur les dépenses de l'enterrement"28ï. lui. qui lui a toujours obéi. Le

caractère de Charles se transforme peu à peu. Il se met en colère. il

devient mélancolique et orgueilleux. Il adopte. comme nous le signale

Léon Bopp. des postures d'Emma: "Et Charles, «le front contre les

carreaux», c'est-à-dire dans une pose qui pourrait être égaiement la

réminiscence d'une attitude familière à Emma [...], Charles regarde

descendre les voyageurs de la diligence"288. Il prend aussi des

attitudes de la défunte, comme l'explique encore L Bopp:

Au premier rang du cortège se trouve donc Charlesqui «se cambre la taille» -comme le faisait parfoisEmma [...] à l'instar du vicomte [...],- et Charlesaffecte un air brave, et il saiue d'un signe sesconnaissances dans la foule: l'homme d'uneprofession, obligé à une certaine tenue, a donc reprisle pas sur le veuf que le chagrin a désemparé.289

Le lecteur a noté qu'Emma reprenait souvent Charles sur ses

manières en public. Il a finaiement appris sa leçon et il obéit encore à

Emma en adoptant une posture «digne d'un médecin». Il veut encore

plaire à son épouse, au-delà de la mort. Il tient compte de ses goûts.

Il achète des bottes vernies, porte des cravates blanches et utilise des

28-1 F1auben. Madame BovaJY. p. 337.

288 Bopp. léon. Op. dt.. p. 510.289 Ibid.. p. 521.

99

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cosmétiques (comme le vicomte et Rodolphe). 11 respecte l'intimité du

bureau de celle qu'il aime. li signe des bil\ets à L'heureux. ElIc déteint

sur lui, même disparue. Cependant, d'un point de vue ~arratir.

l'influence d'outre-tombe d'Emma est au coeur de la I1n du roman:

À l'autre bout (III. 10-lll. le roman continue Emmaen Charles: «ElIe le corrompait par-delà letombeau»(I1I. 11, p. 349). Continuer Emma par leseffets de sa mort. par le retour vers autrui de sonhistoire passée [...J. c'est ouvrir pour cette histoirc laprofondeur du souvenir. et rendre une vie à lafugacité d'une image [...] le roman d'Emmaappartient à une continuité qui n'cst pas d'elle,2<)()

Nous pouvons donc conclure qu'Emma. bien qu'elle soit le personnage

principal du roman de Flaubert. n'en est pas le sujet central. Si elle

l'était. le roman se terminerait avec sa mort. Son souvenir et ses legs

d'outre-tombe prolongent le roman. Ce qui est central dans ce roman.

ce n'est pas le personnage d'Emma. mais l'image qu'elle projette.

Les tombeaux traversent tout le roman. De la mort de madame

Rouault (mère d'Emma) à la mort de Charles. la tombe est toujours

présente. Lorsqu'Emma pense à sa mort. elle pense aussi à sa tombe.

À la mort de sa mère, "elle demandait qu'on l'ensevelît plus tard dans

le même tombeau."291 Léon a aussi des souhaits semblables. Dans une

conversation avec Emma, "Léon tout de suite envia le calme du

tombeau, et même, un soir, il avait écrit son testament en

recommandant qu'on l'ensevelît dans ce beau couvrepied, à bandes

290 Neefs. Jacques et Mouchard, Claude. Flaubert, Paris, Balland, 1986, "Phares"p.149•

291 Flaubert, Madame Bov:uy, p. 40.

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de velours, qu'li tenait d'elle"292. L'Identité tombale fascine Emma.

L'histoire de l'Identité tombale qui l'Inspire commence à l'époque

chrétienne: "Les Inscriptions funéraires sont innombrables. Elles sont

toujours nombreuses au début de l'époque chrétienne. Elles signifient

le désir de conserver l'identité de la tombe et la mémoire du

disparu."293 PhUlppe Ariès poursuit en disant: "Or, à partir du XIIe

siècle -et parfois un peu avant- nous retrouvons les inscriptions

funéraires qui avaient presque disparu pendant huit à neuf cents

ans."294 Ces inscriptions d'identité sont une autre figure du

romantisme si important pour Emma. Pour sa tombe, comme nous

l'avons indiqué, c'est Hornais qui choisit l'inscription funéraire: "Quant

à l'inscription, Hornais ne trouvait rien de beau comme: Sta viator, et

Il en restait là; il se creusait l'imagination; il répétait continuellement:

Sta vlator... Enfin, il découvrit: amabilem conJugem calcas! qui fut

adopté."295 Il est plutôt étrange que Charles ne décide pas lui-même

de cette inscription. Cependant, étant un homme hésitant et ayant

peu d'imagination, aurait-il trouvé une inscription satisfaisante?

Autre remarque à propos de cette identité tombale, notée ici par

Léor. Bopp: "Relevons enfin que, s'il est naturel qu'un pharmacien

propose une épitaphe latine, il y a une ironie hénaurme, encore

qu'involontaire, à quaIifter Mme Bovary d'épouse aimable."296 Pour le

rituel funéraire d'Emma et pour sa tombe, ses voeux romanesques se

réalisent en quelque sorte. Charles exige des dispositions quelques

292 Raubert. Madame Bovaly, p. 239.293 Ariès, Pbillppe, op. dt.. p. 46.294 Ibid., p. 4ï.295 Flaubert. Madame Bovaly, p. 352•296 Bopp. Léon, Op. dt., p. 532.

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peu spéciales aux yeux des Yom'illais: il veut qu'on l'enterre dans ses

vêtements de noces. qu'on lui fasse un triple cercueil recouvert de

velours vert. Pour la tombe. Homais a des idées romantiques et c'est

lui qui conseille Charles. On peut dire qu'il choisit et que Charles

approuve. Cependant. peu Importe celui qui décide la tombe d'Emma

est la seule chose vraiment romantique qu'elle aura eue de son

existence. D'ailleurs. son souvenir. autre élément important du roman.

est en voie d'être perpétué. Pour Charles. le souvenir d'Emma est la

seule chose qui lui reste de cette femme qu'il aime encore. Portant les

robes de sa maîtresse. Félicité devient pour lui un rappel constant

d'Emma. En essayant de lui plaire, il se souvient de ses préférences.

En choisissant de vendre les meubles de la maison. mais en ne

touchant pas à sa chambre. il cherche encore à garder son souvenir

intact. D'ailleurs, cela l'angoisse terriblement:

Une chose étrange, c'est que Bovary. tout en pensantà Emma continuellement, l'oubliait; et il sedésespérait à sentir cette Image lui échapper de lamémoire au milieu des efforts qu'Il faisait pour laretenir. Chaque nuit pourtant, ilia rêvait; c'étaittoujours le même rêve: Il s'approchait d'elle; mais,quand il venait à l'étreindre. elle tombait enpourriture dans ses bras.297

En fait. Charles voudrait la garder, faire d'Emma un être immortel. Ce

voeu non-exprimé est évidemment irréaiisable. Certes, l'idée de

pérennité existe dant le roman: comme les principes auxquels adhère

Hornais ("Je suis pour la ProfessIon de fol du vIcaire savoyard et les

immortels principes de 89'''298). Cependant, Emma ne pouvait pas

297 Flaubert, Madame BovalY. p. 3SZ.298 Ibid.. p. 79-80.

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vivre éternellement et seuls son souvenir et son destin social

postmortuaire peuvent se poursuivre jusqu'à ce qu'on l'oublie. Un

exemple de ce genre de destin dans le roman est celui d'Héloïse

Dubuc. la première épouse de Charles: "D'autre part. la mort de sa

femme ne l'avait pas mal servi dans son métier. car on avait répété

durant un mois: «Ce pauvre jeune homme! quel malheur!» Son nom

s'était répandu. sa clientèle s'était accrue;"299 Même après sa mort.

elle lui est utile. On peut aussi prendre les cartouches des portraits au

château de la Vaubyessard comme d'autres résumés de destins

postmortualres. au sens où la réputation des ancêtres rejaillit sur les

descendants. Et même Emma prend exemple sur des gens illustres

comme Jeanne d'Arc. Agnès Sorel. Clémence Isaure. Bayard. Louis XI

et Louis XIV. Le destin d'Emma est de loin plus simple et plus

prosaïque: Charles continue de l'aimer au-delà de la mort et elle

l'inspire dans cet amour démesuré. Sa vie se poursuit à travers ce

souvenir qui la rend <<immortelle» jusqu'à ce que celui qui l'entretient

meure à son tour.

299 Flaubert. Madame BovaJ}'. p. 22-23.

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•104-

LE THEME ET LES IMAGES DE LA MORT DANS MADAME BOVARY

CHAPITRE CINQ

LE COMPORTEMENT DES SURVIVANTS

Madame Bovary est un roman dans lequel on trouve plusieurs

allusions à des morts céièbres: Voltaire. le Christ. Richard Coeur de

Uon, Jeanne d'Arc, Louis XIV... C'est aussi un roman dans lequel il y a

plusieurs décès commentés par les survivants ou encore provoquant

chez eux certaines attitudes particulières. La réaction de chaque

personnage devant la mort se marque par sa personnalité. Cependant.

le comportement général des survivants reflète une vision

égocentrique de la mort. Il y a dix décès commentés dans le roman.

Nous analyserons les conséquences et les réactions des survivants

dans chaque cas. Nous étudierons ces morts selon un ordre croissant

d'importance pour les survivants: Madame Dubreuil. Madame Bovary

mère, Charles Bovary. le beau-père de Monsieur Bovary (grand-père

maternel de Charles), le ms de Théodore Rouault (frère aîné d'Emma

Bovary). Madame Boulanger (mère de Rodolphe Boulanger), Héloïse

Dubuc (première épouse de Charles), Charles-Denis-Bartholomé

Bovary (père de Charles), Madame Rouault (mère d'Emma) et Emma

Bovary elle-même.

L'importance du personnage de Madame Dubreuil est si minime

qu'il peut paraître peu pertinent de s'y intéresser. Cependant, il est

intéressant de le noter pour démontrer que, même pour les morts les

plus anodines. notre prémisse se trouve encore justifiée. Ainsi.

• l'annonce de la mort de Madame Dubreuil surgit lorsque Charles

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cherche Emma à Rouen. au petit matin. après sa première nuit hors

du lit conjugal. Charles énumère les endroits où Emma pourrait se

trouver: "-Elle sera restée à soigner madame Dubreuil. Eh! madame

Dubreuil est morte depuis dix mois!..."300 Il réalise qu'Emma n'est

sûrement pas chez elle et il poursuit sa recherche. ne pensant plus à

cette dame. Comme on le constate. le détachement permet de voir la

mort comme un fait divers négligeable. Donc. plus un personnage est

proche d'un mourant. plus il se sent interpellé par cette mort;

l'inverse est également vrai.

Madame Bovary mère est le dernier personnage du roman à

mourir. Le narrateur la décrit comme une personne "d'humeur

difficile. piaillarde. nerveuse."301 Il ajoute qu'elle devint ainsi en•

souffrant de l'amour qu'elle portait à son mari ivrogne et volage.

"Alors elle s'était tue, avalant sa rage dans un stoïcisme muet. qu'elle

garda jusqu'à sa mort."302 La vision projetée de sa mort en est une de

rancune et de mutisme. Le narrateur décrit ainsi sa véritable mort,

après la liquidation des biens des Bovary:

Quand tout fut vendu, il resta douze francs soixanteet quinze centimes qui servirent à payer le voyagede mademoiselle Bovary chez sa grand-mère. Labonne femme mourut dans l'année même; le pèreRouault étant paralysé, ce fut une tante qui s'enchargea. Elle est pauvre et l'envoie, pour gagner savie, dans une mature de coton.303

300 Flaubert. Madame Bovary. p. 283.301 Ib'd -1.,p.l.302 Ib'd -1 •• p. 1 •

303 Ibid.. p. 356.

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Madame Bovary mère meurt peu après son fils. dans la même année.

Le narrateur ne dit pas comment Berthe réagit à la mort de sa grand­

mère. Le lecteur ne cannait pas non plus la réaction de son gr.md­

père. La mort de Madame Bovary mère ne provoque qu'un

changement de tuteur pour Berthe. charge que le père Rouault ne

peut assumer et qu'accepte une tante pauvre qui l'envoie travailler.

Léon Bopp commente ainsi la destinée de Berthe: "Pauvre enfant

désormais quasi seule dans la vie. et réduite à la condition d'une

misérable exploitée. elle pour qui son père. jadis. nourrissait tant de

rêve de bonheur [...]."304 La mort de Madame Bovary mère ne semble

pas provoquer de grands remous. Sa mission était de garder sa

petite-fille; ce n'est pas le personnage lui-même qui porte cette

responsabilité. mais une infime partie du corps social. comme le

suggère Jean Ziegler: "C'est l'homme social qui construit des

pyramides et des sépultures.30S" ce n'est pas de l'individu qui assume

le projet; tout comme cette responsabilité sociale qu'est Berthe.

Le roman se termine à la mort de Charles Bovary. Sans lui, le

roman n'a plus de raison de se poursuivre. car Charles ne fait que

perpétuer le souvenir d'Emma et c'est seulement dans ce cadre que le

récit pourrait continuer. Bien qu'Emma imagine Charles agonisant

sous ses yeux après l'échec du pied-bot. ce n'est pas sa honte qui

causera sa mort. Charles survit à la disparition d'Emma. Il exprime sa

douleur de façon légitime. Néanmoins. comme le dit Joël Richard: "ces

304 Bopp, Léon. Commentaire sur Madame Bovary. Neuchâtel. Editions de laBaconnière. 1951. p. 539.

30S Ziegler. Jean. Les vivants et la mort. essai de sociologie. Paris. Seuil. 1975•"Esprit". p. 125.

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lOi

sentiments sont dépassés. assumés. tantôt bien tantôt mal. et de

manière différente, selon les individus."30G Charles éprouve toujours

de l'amour pour la défunte. Le destin posthume d'Emma n'est pas

seulement d'Influencer certains survivants, mais d'être encore l'objet

de l'amour de Charles: "Charles suffoquait comme un adolescent sous

les vagues effluves amoureux qui gonflaient son coeur chagrin."307

Léon Bopp n'a pas tort de penser que c'est l'amour qui tue Charles:

ce n'est pas seulement sous des «effluves amoureux»que Bovary suffoque, et il y a dans ces lignes, de lapart de l'auteur en même temps que du personnageen question [...], un autre de ces malentendus, [...]tragique [cette fols-ei], puisque c'est la mort qui seprésente à Charles sous l'apparence d'un éland'amour ou en même temps qu'un élan d'amour, unélan d'amour pour une femme que tous ont oubliée,sauf celui auquel elle fit le plus mal, auquel elleenlève la vie.308

Charles meurt le lendemaln de sa rencontre avec Rodolphe, en plein

Jour, seul, à l'endroit même où Emma aimait ses amants: "Il avait la

tête renversée contre le mur, les yeux clos, la bouche ouverte, et

tenait dans ses mains une longue mèche de cheveux noirs."309 Cette

mort paisible ressemble à toute la vie de Charles, comme le rappelle

L Bopp: "une fin qui d'ailleurs, par son silence et son insignifiance

même, reste bien dans le style de toute la vie du «pauvre

garçoo»."310 Berthe trouve son père Immobile dans lé jardin. Ble croit

306 Richard. Joêl, "Des morts très douces..." ou "Puisque rien ne me swvivra...",Montréal, Université de Montréal, 1976, p. 1.

307 Flaubert, Madame BoVéUY, p. 356.308 Bopp, Léon, Op. dt.. P. 538.309 Flaubert, Madame BoVéUY, p. 356.310 Bopp, Léon, Op. dt.. p. 538-539.

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•108

qu'il veut jouer et elle le pousse: il tombe sur le sol. Berthe se

méprend encore une fois sur les circonstances entourant la mort. De

la même façon. elle croyait à une fête lors de l'agonie de sa mère. elle

croit maintenant que son père veut jouer en feignant l'Immobl1lté.

Pour sa part. Homals réagit en «scientifique» et demande une

autopsie. Pourquoi ferait-on une autopsie après la mort sereine de

Charles. alors qu'on ne l'a pas fait après la mort atroce d'Emma? Le

narrateur ne parle pas de la réaction du père Rouault. Le lecteur

apprend que Berthe est prise en charge par sa grand-mère. sans plus

de détails sur la réaction de celle-ci, qui adorait son fils unique. On

liquide tout et ce qui reste suffit juste à payer le voyage de la petite

chez sa grand-mère. 11 semble que les affaires de deuil dépassent ici

les sentiments.

Le beau-père de Monsieur Bovary, c'est-à-dire le grand-père

maternel de Charles, meurt bien avant le début du récit. Le narrateur

rappelle sa mort en ces termes: "Le beau-père mourut et laissa peu

de chose; il [Monsieur Bovary père] en fut indigné, se lança dans la

fabrique, y perdit quelque argent, puis se retira dans la campagne. où

il voulut faire valoir."311 La richesse, comme valeur personnelle.

caractérise le père de Charles et elle influence sa vision du monde. De

plus, pour lui, le décès d'un personnage signifie toujours un héritage

important, comme on le verra à la mort de sa première bru, la veuve

Dubuc. Le beau-père «laissa peu de chose»; la déception est d'autant

plus grande qu'il s'attendait à l'Bdorado. Le narrateur ne signale pas

la réaction de la fille du mort, Madame Bovary mère.

• 311 Flaubert, Madame Bov;uy. p. 6.

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Lors des grands événements de la vie. Théodore Rouault pense

aux moments importants de son existence. Il fait deux fois allusions à

son fils décédé, lui dont Emma, pour sa part. ne parle jamais. Aux

noces d'Emma. le père se rappelle la première grossesse de son

épouse et pense à l'âge qu'aurait son fils: "Leur fils, à présent. aurait

trente ans!"312 À l'enterrement de sa fille. le père Rouault se plaint en

disant: "-Ah! c'est la fin pour moi, voyez-vous! j'ai vu partir ma

femme...• mon fils après.... et voilà ma fille. aujourd'huil"313 L'image

de son fils ne lui sert qu'à rappeler des souvenirs.

Madame Boulanger. mère de Rodolphe, est morte depuis vingt

ans au moment de la liaison amoureuse de son fils avec Emma.

Cependant. bien qu'elle ne l'eût pas connue. cette femme est présente

dans l'esprit d'Emma: "Emma, néanmoins. l'en consolait avec des

mièvreries de langage, comme on eût fait à un marmot abandonné, et

même lui disait quelquefois. en regardant la lune: -Je suis sûre que

là-haut, ensemble, elles [leur mère) approuvent notre amour."314 Sa

réaction tardive à la mort d'une femme qu'elle n'a jamais fréquentée

semble quelque peu exagérée. En fait, elle utilise ce prétexte pour

cajoler son amant. C'est une stratégie pour entrer dans son intimité.

Pour sa part, Rodolphe n'a pas de véritable réaction devant le

souvenir de cette mort; la blessure est cicatrisée depuis vingt ans.

En ce qui concerne Héloïse Dubuc, première épouse de Charles,

l'auteur a bien su construire son décès nécessaire à la poursuite du

312 Flaubert. Madame Bovary. p. 32.313 Ibid.. p. 346.314 Ibid.. p.lï4-17S.

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récit. comme l'explique Léon Bopp: "-Comment donc mettre Héloïse à

mort? Flaubert a trouvé une heureuse solution: supprimer cette

femme en lui enlevant ce pourquoi elle vit: son argent. et il l'a donc

ruinée."315 Le notaire responsable de la fortune de la veuve Dubuc

disparait subitement avec "tout l'argent de son étude."316 1\ cette

nouvelle. les parents de Charles viennent à Tostes et des disputes

entre eux et la veuve éclatent alors. Elle leur avait menti sur

l'héritage que lui avait laissé son premier mari. lis rentrent chez eux.

"Mais le coup était porté."3Ii Ainsi que le dit L Bopp. "les parents

Bovary paraissent avoir été un peu la cause. ou l'occasion. de la mort

de celle qui n'aura guère été qu'un accident dans la vie de leur

flls."318 Neuf jours plus tard, après des crachements de sang. elle

meurt: "tandis que Charles avait le dos tourné pour fermer le rideau

de la fenêtre. elle dit: <<Ah! mon Dieu!» poussa un soupir et s'évanouit.

Elle était morte! Quel étonnement!"319 On remarque. comme l.éon

Bopp, l'ironie de la scène: "D'abord l'attitude de Charles. tournant le

dos à sa femme à l'Instant où elle succombe..:'320 Et L Bopp poursuit

son raisonnement en disant:

Et puis il y a. sur le même mode ironique, les troisexclamations résumant l'agonie d'Héloïse. laconstatation de sa mort et «l'oraison funèbre» qui luiest faite: <<Ah, mon Dieu!» s'écrie Héloïse mourante[...l. «Elle était morte!» semblent observer ensuite,d'une même voix, l'auteur et le mari d'Héloïse, en

315 Bopp, Léon. Op. dt.. p. 3ï.316 Aaubert, Madame Bovary. p. 20.31ï Ibid.. p. 21.318 Bopp, Léon, Op. dt•• p. 38.319 Aaubert, Madame Bovary. p. 21 •320 Bopp, Léon, Op. dt., p. 38.

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style indirect libre. Enfin, et pour tout regret, pourtoute tristesse, ces mots: <<Quel étonnement!»321

Charles n'exprime pas longuement ses réactions. Son deuil semble

empreint d'un dolorisme alimenté par le respect: "Elle l'avait aimé,

après tout."322 Mais, lui, l'a-t-il aimée? Ayant appris ce décès, le père

Rouault cherche à divertir le veuf et réussit à le rendre gai. Charles se

sent coupable de rire alors que sa femme est morte. Les conventions

l'emportent sur ses sentiments. Ce décès ne lui apporte pas seulement

de la tristesse: il devient libre; il prend davantage soin de lui; sa

réputation S'élargit grâce à cette mort qui le fait connaitre. Comme le

souligne Léon Bopp: "Charles s'achemine donc vers une condition et

un état moral, sinon de veuf joyeux, du moins de veuf oublieux, puis

vaguement satisfalt."323 Le deuil de Charles semble être social, c'est­

à-dire qu'il ne vit pas un véritable sentiment de deuil, mais qu'il se

plie aux conventions sociales. D'ailleurs, le fait qu'il pense à se

remarier avant la fin de son deuil montre bien cette réalité. Pour sa

part, Théodore Rouault veut consoler Charles de la perte de sa

femme. En fait, il réagit à la mort de la veuve Dubuc en s'apitoyant

sur sa propre condition de veuf. Il lui raconte donc son propre deuil

afin de le consoler et de lui expliquer qu'il connait aussi ce chagrin

«perpétuel». Emma aussi réagit à ce décès, mais à la suite de son

mariage avec Charles lorsqu'elle emménage à Tostes. Le bouquet de

mariée d'Héloïse Dubuc falt réfléchir Emma sur le sort de ses biens à

sa propre mort. Madame Bovary mère aura aussi une réaction

321 BoPP. Léon. Op. dt.. p. 38-39.322 Flaubert. Madame Bovary, p. 21.323 Bopp, Léon, Op. dt., p. 42.

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tardive: "Du temps de madame Dubuc. la vieille femme se sentait

encore la préférée; mais à présent, l'amour de Charles pour Emma lui

semblait une désertion de sa tendresse. un envahissement sur ce qui

lui appartenait"324. la veuve Dubuc ne l'éclipsait pas aux yeux de

Charles et c'est dans ce sens qu'elle regrette d'Héloïse.

Charles-Denis-Bartholomé Bovary. le père de Charles. meurt à

l'âge de cinquante-huit ans, à Doudeville. Sortant de table, Il a une

attaque d'apoplexie dans la rue, au seuil d'un café. Dans une lettre

sans sentimentalisme adressé à son fils, la veuve avoue n'avoir qu'un

seul regret: qu'il "n'eût pas reçu les secours de la religion"325. À

Yonville, elle pleure avec Charles. Elle pense à son mari et les "pires

jours d'autrefois lui réapparaissaient enviables."326 Pour sa part,

Charles éprouve de la détresse. Il est à la fois accablé par ce décès et

inquiet pour l'avenir de sa mère. Il pleure beucoup et pense à son

père: "il s'étonnait de sentir tant d'affection pour cet homme qu'Il

avait cru jusqu'alors n'aimer que très médiocrement."327 la mort

étonne-t-elle toujours Charles? Autant à la mort d'Héloïse, il est

surpris de la voir disparaître aussi rapidement, autant les sentiments

qu'il éprouve une fois son père mort l'étonnent. D'ailleurs, les

émotions qu'il vit sont-elles liées au disparu ou bien seraient-ee des

sentiments reliés aux survivants? En ce qui concerne les réactions

d'Emma, Charles la croit aussi affligée que lui. Cependant, il faut

comprendre dans quel cadre elle apprend la nouvelle pour voir la

324 Flaubert, Madame BovalY, p. 44.325 Ibid., p. 256.326 Ibid., p. 258.327 Ibid., p. 258.

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signification de ses gestes. Elle revient de Rouen où elle vient de

vivre de nouveau la séparation hebdomadaire avec son amant.

moment déchirant pour elle et pour Léon. À Yonville. on lui dit d'aller

chez l'apothicaire. Elle entre chez Homais au moment où celui-ci

dispute Justin. Homais. que "Charles avait prié [...] de lui [Emma]

apprendre avec ménagement cette horrible nouvelle"328, oublie sa

phrase méditée dans sa colère. Emma apprend donc brutalement la

mort de son beau-père. Par la suite, elle montre une bienséance

exemplaire face à son mari et face à sa belle-mère. Bien que son

attitude laisse croire à Charles qu'elle est afmgée par ce décès, Emma

ne s'intéresse pas à l'avenir de sa belle-mère et cherche un moyen

convenable pour rester seule, sans cet être "chétif, falble, nul, enfin

[...] pauvre homme"329. D'une certaine manière, elle en veut à son

beau-père d'être mort car elle ne peut alors rêver à son amant sans

culpabilité. Pour les rêactions de L'heureux, elles sont dans le ton

habituel: il offre ses services pour ces moments difficiles; seul avec

Emma, il la félicite de la succession; il ne voit en ces circonstances

qu'une nouvelle occasion de commercer.

Madame Rouault, la mère d'Emma, meurt deux ans avan1: la

visite de Charles aux Bertaux. Thêodore Rouault a pleuré et ragé

contre Dieu. Il a envié les autres hommes. Il a perdu le goût de vivre;

il a même souhaité mourir. Comme il l'explique lui-même à Charles

lorsque celui-ci est en deuil de sa première épouse: "Eh bien, tout

doucement, un jour chassant l'autre, un printemps sur un hiver et un

328 Flaubert. Madame Bovary. p. 255.329 Ibid.. p. 25i.

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automne par-dessus un été. ça a coulé brin à brin. miette à

miette"330. Aux grands événements de la vie. au mariage d'Emma et à

son enterrement. il se souvient de son épouse. Pour sa part. Emma a

beaucoup pleuré les premiers jours de son deuil. Elle joua à la jeune

fille éplorée en faisant faire un tableau funèbre de la défunte et en

écrivant une lettre qui provoqua de l'inquiétude chez son père. Elle se

laissa porter par le chagrin avec complaisance et elle "continua par

habitude, ensuite par vanité. et fut enfin surprise de se sentir

apaisée, et sans plus de tristesse au coeur que de rides sur son

front."331 Au cours de sa liaison avec Rodolphe, elle se sert de l'Image

de sa défunte mère pour satisfaire ses besoins de romantisme en

disant que leurs mères sont en accord avec leur amour.

Nous avons étudié la mort d'Emma Bovary dans un précédent

chapitre. Rappelons seulement que, vivant sans véritable amour et

sous le poids d'un grave problème financier. elle se suicide. Presque

tous les personnages du roman réagissent à cette mort. Les

domestiques de Yonville répondent à cette nouvelle du mieux qu'ils

le peuvent. Théodore, le valet du notaire Guillaumin, est vêtu de bleu

à l'enterrement, comme le souligne Homals. Pour les funérailles.

Hippolyte Tautaln, qui travaille pour la veuve Lefrançois, met sa

jambe neuve, achetée par Emma pour remplacer sa jambe amputée.

La mère Rolet, nourrice de Berthe vient demander des redevances à

Charles quelque temps après la mort d'Emma, sous prétextes de

lettres d'affaires portées pour Madame. D'ailleurs, Mademoiselle

330 Flaubert. Madame BoVlUY. p. 21-22.331 Ibid.. p. 40.

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Lempereur demande aussi que lui soit payées des leçons de piano

qu'Emma aurait suivies. Justin pleure celle qu'il a secrètement aimée

et qu'U a malencontreusement aidée à se suicider. Félicité continue de

tenir la maison et aide a'lX cérémonIes (elle habille le cadavre. entre

autres). Plus tard, elle ponera les robes de sa maîtresse et partira

avec le domestique du notaire en emponant presque toutes les robes

d'Emma. Le village entier est en éveil pendant la nuit d'agonie

d'Emma. Aux funérailles, on se tient aux fenêtres pour voir passer le

cortège funèbre, si on ne marche pas derrière le cercueil. Tuvache, le

maire, pan rapidement après la cérémonie relIgieuse. L'absence de

Binet est remarquée par Homais. La veuve Lefrançois aide à habiller

le cadavre et écoute Charles lui parler d'Emma. L'heureux déplore la

mon de cette femme, lui qui en est indirectement responsable. Pour

sa pan, Harnais s'occupe d'écrire des lettres aux médecins ainsi qu'au

père et à la belle-mère d'Emma; il prépare une potion caimante pour

Charles; il invente un mensonge pour cacher le suicide aux villageois;

il fait de cet événement un article pour son jOUIT..o; il veille le

cadavre et se dispute avec le curé Boumisien au cours de la veillée; 11

se fait Juge des conventions à l'enterrement; il propose des idées pour

la tombe de la défunte: en un mot, 11 se donne un rôle important.

Peut-être réagit-il ainsi par peur de la mon? Certains personnages

ont des rôles précis dans les cérémonies funèbres. Leurs réactions

sont presque nulles car, habitués à fréquenter la mort, ils leur

semblent normal de mourir, contrairement à ceux qui voient la mon

comme un événement singulier. Le curé Boumisien et Lestlboudois

sont dans ce cas: Us dirlgent ou assistent les rites funéraires. D'autres,

comme l'Aveugle, déterminent indirectement de la mon d'Emma

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Notons que L'heureux. Homais et Canivet (ces deu.x derniers pour les

mauvais soins donnés à Emma dans le but de la sauver) sont dans le

même cas que l'Aveugle. En ce qui concerne la famille de la défunte.

les réactions se différencient selon le point de vue. Berthe. trop jeune.

ne comprend pas que sa mère soit morte. Madame Bovary mère. qui

a toujours été en compétition avec sa bru. ne trouve rien à dire sauf

que les dispositions funèbres décidées par son fils sont trop

coûteuses. Le père d'Emma. après avoir reçu une lettre Imprécise au

sujet de sa fille. part pour Yonville. Au cours de son voyage. Il volt

Emma à la fois morte et sauvée. À son arrivée. Il s'évanouit à la vue

du drap noir. Après avoir repris conscience. il demande des

explications; il participe dignement aux rituels; après l'enterrement. il

ne trouve plus les mots pour consoier Charles. ayant tout dit à la mort

d'Héloïse; il quitte rapidement Yonville. Autant il était presque

hystérique avant les cérémonies. autant il est d'une sérénité

étonnante après l'enterrement. En ce qui concerne les amants

d'Emma. ceux qui l'ont ie plus mal almée. Léon et Rodolphe. tous deux

dorment au moment de la mort d'Emma. Aucun ne se présente aux

obsèques. Sont-ils seulement informés du décès de leur ancienne

maîtresse au moment des funérailles? Pour les médecins. Ils ne

souhaitent nullement la voir mourir entre leurs mains. L.irlvlère

verse une larme; canivet tourne la tête pow' regarder la Place par la

fenêtre. En ce qui concerne Charles. il accompagne son épouse tout al!

long de son agonie en suppliant qu'on la sauve. À sa mort. il pleure.

pique des crises. souhaite garder la dépouille. Il se décide à prendre

des dispositions funèbres passablement romanesques. en accord avec

les idées d'Emma La vue du cadavre est trop éprouvante pour luL

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l1ï

Homals et Bournlslen essaient de l'en tenir éloigné. Il demande une

mèche de cheveux, comme Emma avait fait faire un tableau funèbre

avec les cheveux de sa mère. Il se montre digne à l'église et dans le

cortège. comme un médecin doit l'être. À la suite de l'enterrement, il

refuse de vendre les effets d'Emma. On profite financièrement des

circonstances. Il trouve la lettre de rupture de Rodolphe et croit à un

amour platonique. Il suit les conseils d'Homals à propos du tombeau

d'Emma. Il se brouille avec sa mère à cause d'un châle ayant

appartenu à Emma. Il pense toujours à elle et il l'aime toujours. Il

finit par découvrir les lettres de Rodolphe et de Léon. Il pardonne et

il meurt de cet amour trahi.

Chacun des survivants ne pense qu'à lui-même à la mort d'un

autre. Que ce soIt de nouvelles responsabilités. des prétextes. des

quêtes. des biens. des parures. des intérêts. des héritages. des

occupations ou des rôles qui les absorbent. ils axent leurs réflexions

sur eux-mêmes. Que ce soit de l'amour porté à quelqu'un. des

souvenirs. des sentiments. sa dignité. sa honte. sa propre mort. son

propre sort. sa liberté. ses besoins de romantisme. des absences ou

des présences qui les préoccupent. Us centrent leurs pensées sur eux­

mêmes. L'égocentrisme est humain et Flaubert dépeint bien cette

caractéristique par le deuil à l'intérieur de Madame BovéU)'. Le thème

de la mort n'est encore qu'une stratégie pour montrer l'hypocrisie

d'une société.

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LE THEME ET LES IMAGES DE LA MORT DANS MADAME BOVARY

CONCLUSION

Madame Bovary est un roman capital dans le corpus littéraire

français. Flaubert y démontre son habileté extrême à maitriser

l'écriture et à créer la forme qu'il envisage en travaillant la langue

avec précision et acharnement. Dans ce mémoire. la recherche portait

sur la représentation de la mort de ce roman. Les rapports des

survivants avec la mort et les morts. ainsi que le rapport d'Emma

Bovary à la mort. ont inspiré les deux questions que nous avons

analysées: d'une part. comment les morts sont-ils perçus par les

vivants et. d'autre part. quelle est la structure thématique du

chapitre VIII de la troisième partie du roman? Nous souhaitons par

ailleurs démontrer que les vivants perçoivent égoïstement les morts.

car. à travers leur deuil. ils ne s'inquiètent que de leur propre vie

après cette perte subie ou de leur propre mort à venir et nous allons

expliquer l'ascension. la «spirale». dans la thématique du chapitre

VIII. Dans une perspective d'études de thème et d'analyse textuelle.

nous croyons parvenir à étudier en détail les deux points de cette

recherche.

Nous exposerons le lien intrinsèque qui existe entre

Lestiboudois. «personnage-paysage». et le cimetière. Ce personnage

vit quotidiennement avec la mort et manque de respect envers elle.

La vision du cimetière est différente selon les personnages: ce sont

les valeurs personnelles qui façonnent cette perception. Les idées

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reçues et les expressions autour de la mort la censurent. car les

interdits sociaux jouent un rôle important dans le langage et la

pensée. Les images que le personnage disparu provoque sont les

visions subjectives et personnelles de chacun des survivants. Le

discours scientifique sur la mort. la nature romantique. les clichés et

les conventions du deuil influencent également ces perceptions.

Emma perçoit la mort dans un éclairage romantique. L'art. la

littérature religieuse et l'écriture romantique. les sculptures. les

tableaux. les tombeaux et le théâtre. dans ses diverses

représentations. influencent et inspirent sa conception. Elle vit le

désir de mourir comme un désir romantique. Ce désir, doublé par son

mysticisme romanesque qui mêle nature et religion, l'ont menée à

une certaine comp1alsance face à l'idée de la mort. Cette complaisance

l'entraîne en partie vers le suicide: suite à son désarroi amoureux. à

sa détresse financière et à son vertige, sa complaisance l'influence

dans son choiX de mourir, de courir vers l'arsenic. Son objectif est

inatteignable; son univers s'effondre: la fatalité la «sauve» en lui

donnant la liberté de mourir. Le chapitre VIII de la troisième partie

du roman met en scène la décision, l'acte suicidaire, ainsi que l'agonie

lugubre d'Emma. Les principaux motifs de ce chapitre, à savoir la

course, Dieu, le temps, l'amour, la nature, l'angoisse, le vertige et la

mort. se structurent en spirale. On note un mouvement ascendant

autant dans l'IntensIté du vocabulaire que dans la densité

thématique. Chaque motif se développe et projette des liens à travers

tout le chapItre qui se termine par la chansonnette de l'Aveugle,

résumant à la fois la mort d'Emma, tout le chapitre ainsi que

l'ensemble du roman. Les survivants viVent leur deull en souffrant et

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en suivant les conventions sociales. Leurs comportements changent

sous les influences d'outre-tombe: ils adoptent parfois certains traits

de caractère que possédait le disparu. Le tombeau et son Identité

deviennent souvent les symboles du souvenir et de l'immortalité. car.

en perpétuant le souvenir du personnage disparu. celui-ci reste

vivant. dans une certaine mesure. Les conséquences de la mort chez

les survivants sont nombreuses et diverses; entre autres. leurs

réactions se différencient selon la relation qui les unissait au décédé.

Ainsi, chaque décès dans le roman met en évidence le rapport social

ou/et personnel qU'entretenait le personnage décédé avec les

survivants: la mort de Madame Dubreuil montre que le décès d'une

simple connaissance ressemble plus à un fait divers qu'à un drame

personnel; la disparition de Madame Bovary mère provoque des

remous par son statut social et par son rôle de tutrice de Berthe; la

mort de Charles clôt le récit: il perpétuait l'image d'Emma et, avec

l'absence de cette image, le récit ne peut se poursuivre; le décès du

beau-père de Monsieur Bovary, le grand-père maternel de Charles,

frustre le gendre qui s'attendait à un important héritage; la

disparition du fils de Théodore Rouault, le frère aîné d'Emma, sert de

référence à son père pour sa propre vie; Emma, elle, utilise la mort de

Madame Boulanger, la mère de Rodolphe, pour entrer dans l'intimité

de son amant; le décès d'Hélolse Dubuc montre à quel point les

conventions sociales du deuil importent à Charles; la disparition du

père de Charles dit combien les mauvais souvenirs d'un certain temps

peuvent devenir préférables au présent; la mort de Madame Rouault,

la mère d'Emma, provoque la perturbation égolste de l'époux et la

chute romantique de sa fille, crise qui ne se terminera qu'à sa mort;

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finalement, la mort d'Emma met en évidence la banalité de toute

mort, en même temps que l'inanité de la vie de l'héroïne. Dans chacun

des cas, les réactions des survivants sont égoïstes.

Cette étude du thème et des images de la mort pourrait

s'étendre à tout le corpus fiaubertien, voire à sa correspondance, pour

donner une idée précise de la vision de la mort chez Flaubert. On

pourrait aussi analyser la place que les morts occupent dans l'oeuvre

ou leur représentation symbolique. Madame Bovazy pourrait aussi

être étudié en comparant cette thématique du roman à celle d'autres

oeuvres réalistes ou romantiques. Ce thème est relativement peu

étudié dans la littérature française: il reste encore de grands

territoires à défricher sur ce registre particulier.

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LE THEME ET LES IMAGES DE lA MORT DANS MADAME BOVARY

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