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Name of Author Title of Thesis Department Degree A:5.STRACT Ade Kukoyi Flaubert et la première Education ' Sentimentale French M.A. The object of this study is to try and demonstrate that the first Education Sentimentale of Gustave Flaubert, usually considered as a work of an adolescent, is actually the master's first "flaubertian" novel. We will start with a few biographical elements on the author - thereby putting into focus the origin of the main themes in the book: young Flaubert's surprising antipathy towards life and his precocious choice of an artist's life, his first love experiences and the events that drove him early to a secluded life. We will then study the two heroes and through them, the dominant themes of the novel. Their experience in love and how it led them to their ultimate choice of ideal. Finally, there will be a cursory glance at the "mechanics" of the first Education Sentimentale, and how it announced in many' ways Flaubert's major'works of the future.

A:5.STRACT Name of Author - digitool.library.mcgill.cadigitool.library.mcgill.ca/thesisfile49108.pdf · romancier a déjà produit maintes oeuvres avant la publication de Madame Bovary,

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Name of Author

Title of Thesis

Department

Degree

A:5.STRACT

Ade Kukoyi

Flaubert et la première Education '

Sentimentale

French

M.A.

The object of this study is to try and demonstrate that

the first Education Sentimentale of Gustave Flaubert, usually considered

as a work of an adolescent, is actually the master's first "flaubertian"

novel.

We will start with a few biographical elements on the

author - thereby putting into focus the origin of the main themes in

the book: young Flaubert's surprising antipathy towards life and his

precocious choice of an artist's life, his first love experiences and

the events that drove him early to a secluded life.

We will then study the two heroes and through them, the

dominant themes of the novel. Their experience in love and how it led

them to their ultimate choice of ideal.

Finally, there will be a cursory glance at the "mechanics"

of the first Education Sentimentale, and how it announced in many' ways

Flaubert's major'works of the future.

FLAUBERT ET LA PREMIERE

EDUCATION SENTIMENTALE

by

Ade KUKOYI

A thesis submitted ta

the Facu1ty of Graduate Studies and Research McGi11 University,

in partial fu1fi1ment of the requirements for the degree of Master of Arts

Department of French Language and Literature

@ Ade Kukoyi. 10/71

August 1970

TABLE DES MAT 1ER E S.

Pages

PRE F ACE •••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••• i

CHAPITRE l LE DEBUT DE L'ECRIVAIN •••••••••••••••••••••••• l

CHAPITRE II L'A}1:0UR ....................................... . 27

CHAPITRE III L'IDEAL ••••••••••••••••••••••••••••••••••••• 82

CHAPITRE IV LA FORME ET LE FOND •••••••••••••••••••••••••• 107

CON C LUS ION •••••••••••••••.•••.••••.••••••••••••••••.•.•• 130

B l B LlO G R A PHI E •••••••••••••••••••••••••••••••••••••••• 135

TABLE DES MAT I E RES.

Pages

PREFACE •••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••• i

CHAPITRE I LE DEBUT DE L'ECRIVAIN •••••••••••••••••••••••• I

CHAPITRE II L'AMOUR ....................................... . 27

CHAPITRE III L'IDEAL ••••••••••••••••••••••••••••••••••••• 82

CHAPITRE IV LA FORME ET LE FOND •••••••••••••••••••••••••• I07

CON C LUS ION •••••••••••••••••••.••••.••••••••••••••.•••••• I30

B I B L I 0 G R A PHI E •••••••••••••••••••••••••••••••••••••••• I35

i

PREFACE.

Gustave Flaubert est surtout connu comme l'auteur de Madame Bovary1'

La plupart des lecteurs croient que c'est effectivement ce chef-d'oeuvre

qui signale l'épanouissement de son génie. On ignore assez souvent que le

romancier a déjà produit maintes oeuvres avant la publication de Madame

Bovary, et qu'il est déjà engagé dans la maîtrise de son art.

Cependant, le génie de Flaubert n'est pas un phénom~ne qui: a fleuri

d'un seul coup avec l'apparition d'une oeuvre donnée.. Contrairement à

beaucoup d'écrivains dont les ouvrages de jeunesse se distinguent nettement

de ceux de la maturité, l'art de Flaubert est une entité dynamique, saisie

tr~s tôt, qui mûrit au cours de longues années. Le romancier poss~de déjà,

encore jeune, une voix tr~s personnelle. Ses premi~res tentatives littéraires

témoignent d'une précocité extraordinaire, et elles. annoncent le maître qu'il

va bientôt devenir. Doué d'une sensibilité aigUe et d'une vaste intelligence,

le jeune écrivain est " entré en littérature" comme on entre en religion, et

il va consacrer toute sa vie à cette vocation, de faç'on exclusive.

Si plusieurs écrits de l'adolescent valent par leurs qualités de

sensibilité et de fougue, il n'en est pas moins vrai que ce sont surtout des

variations nombreuses sur des th~mes romantiques. Il s'agit du 'moi' exposé

outre mesure par les écrivains du début du XIXe siècle. Fidèle à cette école,

Flaubert se raconte directement dans plusieurs de ses oeuvres de jeunesse.

Ce sont des études autobiographiques d'un esprit enthousiaste mais critique

qui vient de s'éveiller aux réalités de la vie sociale et aux douleurs

morales, et qui y cherche une raison d'être.

Avec la premi~re ~tion Sentimentale pourtant, le souffle romantique

-----

ii

~est atténué. Flaubert tente de s'extérioriser pour la première fois à

travers ses deux protagonistes.

Notre intention sera ici de démontrer qu'à plusieurs égards, on

pourrait considérer ce roman comme la première oeuvre 'flaubertienne'. En

effet, la première Education Sentimentale renferme déjà le germe essentiel

des thèmes des grandes oeuvres.

Nous verrons dans cette étude ce que le romancier pense de l'amour

et de la vie en société. Nous analyserons la quête de l'idéal chez les

deux personnages principaux en même temps que la propre réflexion de l'auteur.

Nous serons aussi témoins de ses interrogations esthétiques, et nous consta­

terons comment se précisera peu à pem le sens de son idéal dans l'Art, à

mesure que progresse son analyse des personnages. Finalement, il y aura

une rapide évaluation de'la mécanique' du roman: comment il bénéficie des

ouvrages antérieurs et en quoi consiste son originalité.

PREMIER CHAPITRE

LE DEBUT DE L'ECRIVAIN.

" Ma jeunesse est passée. La maladie de nerfs qui m'a duré deux ans en a été la conclusion, la fermeture, le résultat logique. Pour avoir eu ce que j'ai eu, il a fallu que quelque chose , antérieurement , se soit passé d'une façon assez tragique dans la boîte de mon cerveau. Puis tout s'était rétabli; j'avais vu clair dans les choses, et dans moi-même, ce qui est plus rare."

(-Lettre à Louise Colet-9 août 1846)

-I-

Argument • . 1 -

Point n'est besoin de dire qu'en a beaucoup écrit sur Flaubert,

surtout en ce qui concerne sa vie.Veuloir faire une nouvelle biographi~

du romancier peut appara!tre aujourd'hui cemme une entreprise superflue.

A l'heure actuelle, Flaubert est, toujours l'objet d'un vif intér&t pour.

beaucoup de critique~ l cause de la résonnance moderae de se~oeuvres

autant que par ses idée~sur le roman. Trop d'ouvrages continuent !k

fouiller la vie féconde de l'écrivain dans les~menus détails, pour qu'il

soit utile d'y revenir ici.

Nous allons nous contenter de relever seulement les éléments da

la vie de Flaubert en rapport avec la portée de la présente étude.Ensuite

nous établirons un parall~le entre les indices essentiels dans la vie du

jeune romancier et leS3th~mes principaux du roman.Nous finirons par entre-

voir ce qu'il allait devenir dan& le proche avenir.

Puisq~'il s'agit de la première Education Sentimentale, oeuvre

qui annonce tr3s nettement l'auteur de Madame Bovary et qui renferme

beaucoup d'éléments biographiques, il faut que nous nous référions t la

jeunesse du romancier pour y déceler des th~mes, analogues à ceux exprimés

dans le roman.

Le milieu familial.

Flaubert a laissé de nombreuses indications au sujet dœson enfan-

ce dans l'aust~re appartement de l'Hôtel-Dieu o~ son p~re était chirurgien-

-2-

rn:chef. Il a beaucoup écrit sur cette maison triste qui va augmenter

chez lui le goût du silence et un cynisme précoce. Dans une lettre à

Melle Leroyer de Chantepie, le 30 mars 1857, Flaubert écrira:

" ••• j'ai grandi au milieu de toutes les misères humaines - dont un mur me séparait. Tout enfant, j'ai joué dans un amphithéâtre. Voilà pourquoi, peut-être, j'ai des allures à la fois funèbres et cyniques. Je n'aime point la vie et je n'ai point peur de la mort."I

On voit donc que la gravité ou le pessimisme étonnant du jeune Flaubert

a son origine dans la salle d'autopsie où le père, un scalpel à la

main, est, la plupart du temps, occupé à disséquer un cadavre.

Gardons-nous cependant de trop insister sur l'aspect sombre de

l'enfance de l'autemr. Il a eu des parents très aimables et sympathiques.

Sauf vers la fin de sa vie où il se ruinera volontairement pour secourir

les Conwanville, Flaubert n'a jamais connu la misère matérielle. De son

père, il dit lui-même:

" ••• Je suis le fils d'un homme extrêmement humain, sensible dans la bonne acception du. mot. La vue d'un chien souffrant lui mouillait les paupières. Il n'en faisait pas moins bien ses opérations chirurgicales , et il en a inventé de terribles." 2

René Dumesnil souligne l'idée de ce bon père dans son livre,

Gustave Flaubert:

(1) (2)

(3)

"Il fut le type accompli de l 'homme de bien ••• Sa vie était méthodiquement réglée: d'une scrupuleuse exac­titude dans son service, il exigeait de ses élèves pareille assiduité."3

CorresEondance, série 4, p. 170.

ibid, série 6, p.I2

René Dumesnil- Gustave Flaubert 2 L'Homme et L'Oeuvre, p.22.

-3-

Quant à la mère de Flaubert, 'il n'y a aucun doute qu'un amour

profond existe entre cette femme discrète et son fils cadet dont elle

a discerné très tôt la nature maladive mais unique. On a beaucoup parlé

de leur intimité. Quoi de plus convaincant que ce tableau de la mère

et du fils vivant ensemble à l'écart de la société mouvementée! Quoi de

plus touchant que l'image des deux liés par un respect mutuel et occupés

à l'éducation de la petite Caroline, fille de la soeur chérie de l'écrivain 1

qui est morte de l'accouchement de sa fille? C est une complète abnégation

de soi, très rare dans la vie. Citons toujours Dumesnil dans ce qu'il dit

de Mme Flaubert:

"D'une grande distinction de manières et d'une parfaite simplicité, sa jeunesse malheureuse avait, de bonne heure, mûri son esprit ••• Elle n'eut pour ainsi dire pas de vie personnelle, recherchant uniquement ce qui faisait le bonheur des siens, les entourant d'une affection intense mais toujours discrète."I

Lorsque le jeune écrivain dans la première Education Sentimentale

fait dire à Henry, au sujet de sa mère qu'il vient de quitter: "Adieu, pauvre

mère, se dit-il, adieu, adieu.", nous ne pouvons ne pas avoir l'idée que

Flaubert pense à sa propre mère. L'idée devient plus explicite dans les

mots suivants du narrateur:

" ••• dans son coeur il la couvrit de bénédictions et de caresses. Il aurait voulu l'embrasser tout à son sPû~, l'empêcher de pleurer, lui essuyer les yeux, la consoler, la faire sourire, la rendre heureuse ••• "2

Mais un trait de jalousie ou d'orgueil de l'auteur vient troubler

le repos du milieu familial. Le docteur Flaubert a une prédilection na-

(I) Gustave Flaubert, p.37. (2) Oeuvres complètes, p.278.

e -4-

turelle pour son fils aîné Achille qui est destiné ~.le remplacer

à l'Hôtel-Dieu.D'ailleurs le petit Gustave passe pour un peu"retardé"

à cause de ses léthargies de jeUnesse.Cette préférence n'estguàre

faite pour réjouir le coeur du fils cadet sensible. Il sera d'autant,

plus effarouché par les soins et les inquiétudes des siens à l'époque

de la maladie diagnostiquée par son père qUe ceci blesse son amour-

propre.

C'est donc dans ce milieu hétérogène 7"..te. grandit le petit" Gusta­

ve; un milieu o~ la joie enfantine est voisine de la tristesse dans la

salle d'autopsie, o-à unefamilJ.e intime doit livrer ses plus profonds

secrets entre des murs aussi frustes et imper~onnels, oa la mort quasi

journalière vient déranger l'équilibre d'une heureuse famille, o~ un pè-

re sympathique est à la fois un chef strict et coléreux. En effet, c'est

de ce cadre ambigu que Flaubert va tirer la double vision qui caractéri-

sera les ouvrages: de, sa maturité. Il se rend vite compte de cet élément

inné chez lui, d'ailleurs. Dans une lettre à Louise Colet, il écrit:

Il" ••• sans cesse l'antithèse se dresse devant mes yeux.Je n'ai jamais vu un enfant sans penser qu'il deviendrait un vieillard, ni un berceau sans songer à une tombe .La contemplation d'une femme nue me fait rêver à son sque­lette.C'est ce qui fait que les spectacles joyeux me rendent triste , et que les spectacles tristes m'affec­tent peu."1

Ce goftt étonnant chez un si jeune homme de mettre à nu le revers

des choses~ cette fascination que le grotesque au revers" du sublime a pour

(I) Correspondance:', série l, p. 2I9.-le 8 août 1846.

-5-

~our lui, n'est pas un accident dans sa nature.

La jeunesse.

Si l'enfance de Flaubert! l'H8tel-Dieu a été un pot-pourri

d'antith3ses extravagantes qui marquera toute sa vie, les années passéea

au col13ge royal de Rouen vont lui laisser un dégoat durable des institu-

tions humaines. A plusieurs reprises', il réit~re son étonnante antipathie

pour ce séjour! l'école qui le pousse même! penser au suicide. Ecrivant

! Louise Colet le 12 septembre 1846, Flaubert dit en partie:

"J'ai été aujourd'hui et hier affreusement triste, de ces tristesses comme j'en avais dans ma jeunesse, à me jeter par la fenêtre pour en être qUitte."I

Plus tard, à la même, le 31 mars 1853, l'auteur avoue encore:

"Non, je ne regrette rien de ma jeunesse.Je m'ennuyais atrocement!Je rêvais le suicide. Je me dévorais de toutes esp~ces de mélancolies.:; possibles:."2

A l'école o~ il entre quelque peu en retard en octobre 1832; Flau-

bert se sent méconnu et froissé dans ses sentiments les plus intimes.Les

phrases cél~bres des Mémoires d'un Fou nous viennent tout de suitaà l'es -

prit:

"Je fus au collêge d3s l'âge de dix ans et j'y contractai de bonne heure une profonde aversion pour les hommes ••• J'y vécus donc seul et ennuyé, tracassé par mes maîtrea et raillé par mes camarades ••• Je me vois encore as~is sur les bancs. de la classe, absorbé dans me~rêves d'avenir, pensant! ce que l'imagination d'un enfant peut rêver de plus sublime, tandis que le pédagogue se moquait de me$ vers latins, que mes camarades me regardaient en ricanant.. Les imbécilesleux, rire de moi! eux, si faibleŒ, si com-

(1) Correspondance·~··, série 1,p.302. (2)ibid, série 3, p.146.

-6-

muns, au cerveau si étroit; moi, dont l'esprit se noyait sur les limites de la création, qui étais perdu dans tous les mondes de la poésie, qui me sentais plus grand qu'eux tous, qui recevais des jouissances infinies et qui avais des extases célestes devant toutes les révélations intimes de mon âme!"I

Il n' y a pas de doute qu'il s'agit·· de .. Flaubert pendant son sé jour à l'école

de Rouen. Nous voyons bien que l'adolescent se sent supérieur à son entourage,

et qu'il se lance très tôt dans le culte d'une vie intérieure. On n'est plus

surpris d'apprendre ensuite que Flaubert va se plonger tôt dans la profession

d'écrivain; c'est un corollaire nécessaire à l'existence intime. Si cette

décision paraît assez bizarre chez un aussi jeune homme, hâtons-nous d'ajouter

que ce goût n'est pas particulier à Flaubert\ c'est une pratique courante·

parmi ces écoliers surmenés de lectures romantiques. Le reste d'un romantisme

attardé en province, ces" enfants du siècle" se voient en artistes maudits;

-

quelques-uns se suicident exprès:: et d' autresc encore rêvent au sort du "satanique"·

Lord Bryon. Dans ce milieu très frénétique,l'art et son culte est la seule

chose qu'on respect~.~ effet Flaubert dira autant en parlant de son ami Louis

Bouillet en 1870:

"On se crevait les yeux à lire, au dortoir, des romans, on portait un poignard dans sa poche comme Antony; on faisait plus: par dégoût de l'existenc~ Ba~ ••• se cassa la tête d'un coup d~ pistolet, And ••• se pendit avec sa.cravate ••• "2

La misanthropie précoce du jeune Flaubert est donc dûe en partie

à l'idéalisme ingénu particulier à son âge. Il subit ce que subissent la

Il) Oeuvres complètes, tome l, p. 232. (2) diapr~s M.Nâdeau, Gustave Flaubert, Ecrivain, p. 23.

7

-7-

~lupart de ses camarades au collage. Ce qui fera la supériorité du

jeune Gustave est l'aspect profond de sa conviction qui va le marquer

toute sa vie. S'il se plonge tras tôt dans la vie de l'imagination,

c'est qu'il a pu constater, jeune encore, la limite des aspirations

humaines. Il apprécie avec une sensibilité douloureuse et poignante la

finitude du monde réel et l'infinitude du monde imaginaire(encore un

effet de sa dualité de vision) et il préfare cultiver celui-ci. C'est

là le ton qui caractérise les Mémoires d'un Fou ; si les oeuvres de sa.

maturité renoncent au lyrisme ~ulgurant et au romantisme débridé des

oeuvres de jeunesse, c'est que l'~e a mûri l'artiste. Mais il n'est pas

moins vrai d'ajouter que Flaubert va rester fidale à cet aspect d~son

tempérament, même jusque dans l'oeuvre posthume, Bouvard et Pëcuchet.

C'est ce que M.de Gaultier va immortaliser sous le nom de'Bovarysme' 1

L'adolescent se replie consciemment sur lui-même; il essaie d'é­

chapper au monde des hommes, mais comme le destin l'entend, quelque~

incidents d'ordre amoureux viennent déranger, momentanément au moins, cet­

te misanthropie na!ve.D'o~ une question qui se pose:quel effet ces amours

juvéniles vont-elles avoir sur la vie de Flaubert?

Ses amours.

Un fait à remarquer immédiatement c'est que Flaubert) doué d'une

imagination féconde nous semble toujours dépasser ce qu'on attend d'un

.)e:une adolescent de son âge. Dans tous les aspects de sa jeune vie, même

dans ses amours innocentes, il fait preuve d'une précocité qui nous sur-

T

AH

-8-

prend ,tellement aujourd'hui, et qui nous explique un peu la fertilité

et l'étendue de son esprit.

Tout adolescent dont la sexualité vient de naître subit le

doux trouble d'un érotisme éveillé par l'image d'une femme mûre qui

lui plaît et il s'évertue à garder la tête froide.Au plus, ii rêve à

une passion durable et fatale; pour se consoler,il se peut qu'une corres­

pondance enflammée et na!ve s'engage mais c'est une phase qui s'écoule.

L'adolescent vieillit et il acquiert plus d'expériences; 'peu à peu, il

refoule dans son for intérieur ce soi-disant amour"fatal"; enfin,il en

arrive même à se moquer de l'ancienne"passionll • C'est le cas ordinaire

d'un garçon de quatorze ans.

Mais la rencontre de Flaubert avec Elisa Foucault(Madame Elisa

Schlésinger) provoque un véritable vertige chez le jeune homme. Ceci

est en réalité une passion fatale avec toutes; ses conséquences morales;

Flaubert en portera les cicatrices jusqu'à la fin. Dans Mémoires d'un Fou,

il nous raconte l'incident avec l'enthousiasme et le lyrisme d'une aven­

ture personnelle. Cette oeuvre nous apprend comment l'adolescent de qua

torze ans et demi tombe amoureux fou d'une femme de vingt-six ans; lea

joies qu'il en ressent et les souffrances qui suivent nécessairement cet

amour pour une femme mariée.

C'est pendant les vacances d'été de I836. La famille Flaubert

va passer quelque temps à Trouville. Un jour, le jeune Flàubert va se

promener sur la plage. Ecoutons ce que le héros de&Mémoires d'un Fou

raconte de la singu1i~re rencontre.

liCe jour-là , une charmante peliss.e rouge avec des raies:;

A

e -9-

1 . noires était restée sur le rivage.La marée montait, le rivage était festonné d'écumes; déjà un flot plus fort avait mouillé les franges de soie de ce manteau. Je l'ôtai pour le placer. au loin; l'étoffe en était moelleuse et légère, c'était un manteau de femme.

Apparemment, on m' avai t vu, car le jour même, au repas de midi, et comme tout le monde mangeait dans une salle commune, à l'auberge o~ nous étions logés, j'entendis quelqu'un qui me disait: "-Monsieur, je vous remercie bien de votre galanterie." Je me retournai; c'était une jeune femme assise avec son mari à la table voisine ••• Elle me regarda. Je baissai les yeux et rougis. Quel regard, en effet! Comme elle était belle, cette femme! je vois encore cette prunelle ardente sous un sourcil noir se fixer sur moi comme un soleil."I

La tradition de Flaubert et son'uniq.ue passion' est déjà établie.

Comme hypnotisé, l'adolescent passe toutes ses journées sur la plage à

contempler cette belle femme. Effectivement le héros-narrateur des Mémoires

d'un Fou caractérise ce coup de foudre d'une métaphore qui convient à

merveille:

"J'étais immobile de stupeur, comme si la Vénus fût des­cendue de son piédestal et s'était mise à marcher. C'est que, pour la première fois alors, je sentais mon coelœ, je sentais quelque chose de mystique, d'étrange comme un sens nouveau. J'étais baigné de sentiments in·finis, tendres, j'étais bercé d'images vaporeuses, vagues; j'étais plus grand et plus fier à la fois • . J'aimais" • "2

Le jeune Gustave Flaubert va rêver d'une liaison, d'une passion

partagée et heureuse mais en fin de compte, soit grâce à sa faculté d'auto-

discipline, soit à cause de 'la ferme résistance d'une femme vertueuse,

la liaison restera platonique. Loin d'être un échec amoureux, c'est le

grand triomphe de Flaubert-par le fait que l'écrivain transcende la

matérialité de l'amour pour déboucher dans l'idéal amoureux. A travers le

culte qu'il voue à Elisa Schlésinger toute sa vie, on voit l'image de la

(1) Oeuvres Complètes, tome 1, p.236. (2) ~, tome 1, p.237.

-IO-

Femme éternelle, primordiale, désincarnée, le ressort naturel du génie

masculin. Ou comme disait La Varende dans son livre Flaubert par lui-même:

"Madame Schlésinger restera celle qui lui permit de croire toujours à la femme, au romantisme de la femme, à l'être de sanctification. Ce sera le personnage central de la composition romantique du moi, le personnage tabernaculaire, qu'on est obligé de vénérer en soi, la lampe intime.";E

Si Flaubert n'a pas connu la volupté de la chair avec Elisa

Schlésinger, sa première jouissance érotique ne va pas tarder à venir

après l'événement de Trouville. C'est vers la fin de l'année 1840. Flaubert

vient d'être reçu à l'examen de son baccalauréat, et pour le récompenser

du succès, son père lui offre un voyage en Corse sous la tutelle d'un ami

de la famille, le docteur Cloquet. Arrivés à Marseille, les deux voyageurs

vont passer la nuit à l'hôtel Richelieu, tenu par Madame Foucaud et sa fille

Eulalie. Celle-ci, mariée et âgée d'une trentaine d'années, fascine le

jeune bachelier, et elle aussi trouve son compte chez le beau jeune homme

dont l'approche est quelque peu hardie mais na5!ve. Ils deviennent vite .'

amants, et au bout de deux ou trois jours: de cette liaison, il leur est

très pénible ~e se séparer.

Dans les Mémoires d'un Fou, le héros parle aussi de sa première

expérience érotique:

"La vanité me pousSf!( à l'amour, non à la volupté; pas même à cela, à la chair. On me raillait de ma chasteté, j'en.rougis­sais, elle me faisait honte, elle me pesait comme si. elle eut été de la corr.uption.

Une femme se présentq à moi, je la pris; et je sortis de ses bras plein de dégoût et d'amertume. "2

(I) La Varende, Flaubert par lui-même, p.22. (2)Oeuvres complètes, tome l, p.242

-II~

Si l'on se réfère aux faits, la femme dont il s'agit· dans cet

extrait n'est sûrement pas Eulalie Foucaud. Si Flaubert raconte une

expérience vécue et personnelle, 6'est sans doute un événement antérieur

à l'affaire' de Marseille, car le pronom impersonnel. "on" de l'extrait

cité fait allusion aux camarades de collège apparemment; alors que Flaubert

a déjà quitté l'école avant le voyage en Corse. Ce qui démontre que le

jeQ~e Gustave n'est plus vierge lorsqu'il rencontre Eulalie, mais c'est

avec elle qu'il découvre l'amour physique, la volupté. Plusieurs critiques

ont voulu voir Eulalie dans cette 'prostituée vertueuse ' du roman de la

volupté naissante qu'est Novembre. Cela se peut mais ce qui nous intéresse,

c'est l'idée d'un amour qui na1t de la volupté, comme chez le héros de

Novembre qui se sauve pour ne pas devenir esclave de cette passion.

Dans l'aventure de Flaubert et d'Eulalie Foucaud, il y a beaucoup

d'indices qui révèlent que l'auteur a dû se faire violence afin de se

purger, pour ainsi dire, de cette passion insolite, mais c'est une expérience

qu'il n'oubliera jamais ',',non plus. D'après les frères Goncourt, Flaubert

s'arrête à l'hôtel Richelieu chaque fois qu'il passe par Marseille, et la

dernière fois qu'il y passe, c'est alors qu'il travaille à Salammbôet

qu'il se rend à Tunis pour se documenter. L'étage de la chambre où sa

liaison avec Eulalie a eu lieu est alors occupé par un coiffeur:"Il y monte,

s'y faire raser, et reconnoât encore aux murs le papier de la chambre."I Ou,

comme l'a bien résumé Maurice Nadeau:

"Plus tard, bien plus tard, quand Flaubert relira les brûlantes lettres d'Eulalie qu'il a laissées sans réponse, il se demandera, 'avec une singulière impression de regret' si, 'pauvre femme', elle l'a 'vraiment' aimé, n'osant y croire, et il n'oubliera pas plus Eulalie qu'Elisa"2

(I) Journal des Goncourt, (Paris, Charpentier, 1895), tome l, p.313.

(2) Gustave Flaubert, Ecrivain, p. 35.

.

-12-

A'part ces deux grands événements dans la vie amoureuse de Flaubert, ~.

il Y a les relations sentimentales avec les deux jeunes Anglaises, Gertrude

et Henriette Collier, un incident fidèlement raconté aussi dans les Mémoires

d'un Fou. Il paraît que l'adolescent Flaubert a également courtisé les deux

soeurs sans s'y prêter avec coeur! C'est surtout une idylle d'écolier

pleine de fraîcheur et de sentimentalité. On y constate aussi la curiosité

amusante d'un jeune homme qui se croit supérieur aux deux filles un peu

maladroites mais très romanesques et sensibles. Nous aurons l'image d'une

telle fille bien plus tard dans le caractère de Louise Roque, amie de province

de Frédéric Moreau et que Deslauriers s'en va épouser (Education Sentimentale,

version 1869). Frédéric, lui, réagit comme son créateur a réagi bien des

années auparavant avec les deux soeurs anglaises.

Comme nous avons essayer de le démontrer plus haut, il n'y a aucun doute

que les aventures amoureuses de Gustave Flaubert ont profondément influencé

sa vie. Il a laissé une marque de presque toutes ses amours à travers ses

romans. Doué d'une sensibilité quasi féminine, Flaubert a compris très tôt

la signification de la femme dans la vie d'un écrivain. Ciest pour ce fait

que la plus grande partie de sa Correspondance a été adressée à des femmes.

Se reconnaissant comme un "homme-plume" pour qui seul l'art compte, il finit

par transposer même ses amours vécues à l'état idéal. Elles seront vouées à

un culte du souvenir, tolérées seulement en leur pure qualité d'évocation

nostalgique. S'il a besoin de sensibilité féminine autour de lui, il

-13-

n'est pas moins vrai qu'il veut écarter, coûte que coûte, de sa vie

quotidienne toute passion bousculante. Les premières expériences a­

moureuses de Flaubert, loin d'être une négation de sa quête précoce

de la solitude, complètent plutôt son besoin d'une vie intime et en­

richie. Ces éléments ajoutent à la fécondité de l'existence intérieure

du romancier. Dè~qu'une aventure amoureuse devient trop exigeante,

l'écrivain effarouché se retire très loin et refuse de se laisser

prendre au jeu. L'exemple type en est. l'histoire de Louise Colèt , la

fameuse "Muse", véritable-"Vénus à sa proie attachée". Avant Flaubert,

elle a eu comme amants plusieurs hommes illustres dont Benjamin Constant.

L'idylle se noue chez Pradier en 1846 et elle va durer jusqu'en I854.

Malgré les effortscingénieux de la poétesse, Flaubert la garde hors de

sa vie de retraite. Il ne la reçoit jamais à Croisset et dès qu'il

craint une liaison plus intime, il coupe court à toute l'histoire. Le

romancier s'en tire en jouant la comédie d'un coeur méconnu.

Nous parlions plus haut d'une vie qui devient de plus en plus

retirée et que l'auteur enrichit du souvenir des événements passés.Es­

sayons de signaler quelques autres incidents dans la vie du romancier

qui le poussent à cette décision capitale.

La retraite.

Par son tempérament et son apparence physique, Flaubert nous rap­

pèlle nettement le Normand; c'est un garçon bien bâti, costaud jusqu'~ en

devenir maladroit. Avec son ironie habituelle qui n'épargne même pas sa

propre personne, Flaubert se décrit dans une lettre à son ami de jeunesse,

e -14-

Ernest Chevalier:

" ••• je deviens colossal, monumental; je suis boeuf, sphinx, butor, éléphant, baleine, tout ce qu'il y a de plus énorme, de plus empâté et de plus lourd, au moral comme au physique. Si j'avais des souliers avec des cordons, je serais incapable de les nouer. Je ne fais que souffler, hanner, suer et baver; je suis une machine à chyle, un appareil qui fait du sang qui bat et me fouette le visage."I

Passionné de plein air et d'exercices physiques, le Normand

en Flaubert est constamment attiré vers des sites exotiques, le soleil

et de larges horizons. Ce qu'il lui faut, c'est une vie en mouvement

continu.

Mais derri~re cette dure carapace d'homme vigoureux, il y a

une sensibilité aigUe, maladive, qui sied mal aux goftts naturels de

l'auteur. A l'ordinaire, un homme d'un tel physique n'évitera pas la vie

mouvementée. Sans trop de conviction, il se soumettrait au conformisme

habituel de la société. Mais Flaubert, lui, rejette très tôt l'idée

d'être comme les autres.

A l'instar des écrivains romantiques, l'adolescent Gustave s'indigne

de l'empire bourgeois qui dégrade l'homme par son esprit matérialiste.La

vie de société telle quelle, est si "laide" qu'il en ressent vivement

du dégoût. Il observe les gens autour de lui et il scrute chacune de

leurs actions; il perce les apparences et il met à jour les mobiles vérita-

bles derrière chaque geste de ses contemporains. Il n'y voit que la vanité

_____ et l'hypocrisie. Fidèle aux influences romantiques et à son tempérament

pessimiste, il les condamne tous et refuse d'être partie d'une telle comédie.

(1) Correspondance, série l, p.84 •

....... -------------------

1

,,' '.

-I5-

Voici ce que Nadeau écrit au sujet du refus du conformisme chez Flaubert: \

"Il se gausse de ceux qui tiennent la société pour autre chose qu'une entreprise de banditisme organisé. Il se porte avec rage contre tout ce qu'en général les hommes consument leur existence à atteindre: bonheur, sécurité, puissance. Il se montre d'autant plus radical qu'il jouit de l'irresponsabilité de la jeunesse, qu'il peut rêver et s'ébattre tout à son aise dans un monde idéal."I

C'est ainsi que le futur romancier rejette avec véhémence toutes

les premières' suggestions que lui fait son père en vue d'une profession

quelconque qui n'entraîne que l'ennui ordinaire de la condition humaine.

Quelques mois avant son départ du collège, Flaubert pense déjà au besoin

inéluctable de choisir "u..'1 état". Il confie ses idées là-dessus à son ami

intime, Ernest Chevalier:

Et il continue:

"Eh bien, me voilà sur le point de choisir un état."

"C'est une triste position que celle 01\ toutes les routes sont ouvertes devant vous, toutes aussi poudreuses, aussi stériles, aussi encombrées, et qu'on est là douteux, embarrassé sur leur choix."2

Mais puisque sa famille insiste pour qu'il choisisse une situation

respectable, et qu'il faut finir par céder aux instances familiales dont il

ne veut pas froisser les sentiments, Flaubert se lance tête baissée dans la

première situation qui se présente à son esprit:

"Je serai donc bouche-trou dans la société, j'y remplirai ma place, je serai un homme honnête, rangé, et tout le reste si tu veux; je serai comme, un autre, comme il faut, comme tous, un avocat, un médecin, un sous-préfet, un notaire, un avoué, un juge tel quel, une stupidité comme toutes les stupidités, un homme du monde ou de cabinet, ce qui est encore plus bête, car il faudra bien être quel­que chose de tout cela et il n'y a pas' de milieu. Eh bien, j'ai choisi, je suis décidé, j'irai faire mon droit, ce qui au lieu de conduire à tout ne conduit à rien."3

(1) Nadeau, Maurice, Gustave Flaubert, Ecrivain,p.54. (2) Correspondance, ser1e l, p.53. (3) ~,série l, p.54.

-I6-

. Il est évident que c'est la réaction d'un homme désespéré qui,

dans un mouvement de bravade, lance le ·défi à ses croyances les plus

profondes. C'est un geste du soldat pussillanime qui, en voulant se dé-

faire de toutes ses angoisses. de l'indécision, se rue sur le trou noir

et menaçant d'un canon. Flaubert choisit la profession d'avocat dans

l'intention d'en finir une fois pour toutes avec l'obligation d'avoir un

"état". S'il faut finir par occuper une place dans la société, mieux

vaut s'y condamner le plus tôt possible. Flaubert s'en va poursuivre sea

études de Droit à Paris.

Le jeune homme croit pouvoir réprimer ses larmes et souffrir en

silence; il essaie d'y parvenir consciemment en acceptant les conditions

imposées par la société. Mais son subconscient est alerté devant la gravité

du probl~me et lui ouvre un tout différent avenir. Flaub~rt va échapper

à ce sort o~ il ne voit pas d'issue par une maladie mystérieuse.

La maladie •

A notre avis, cette maladie obscure est d'autant plus importante

qu'elle débute pendant que Flaubert écrit la premi~re Education Sentimentale,

sujet de notre étude. D'ailleurs, le mal aura une influence profonde sur le

reste de la vie de l'auteur. Nous parlions plus haut d'un homme d'une forte

charpente" qui aime la vie de plein air. A partir de cette maladie, Flaubert

sera condamné à une existence quasi sédentaire. A l'exception de quelques

voyages à l'étranger, dont celui en Orient, ou des visites à Paris et ailleurs, -_._-- --'-'~.'

l'auteur va devenir presque un séquestré dans la maison paternelle à Croisset.

Plus qu'un autre, il se rend compte du changement pénible dans son train de vie.

-17-

A Louise Colet, Flaubert dévoile son grand secret dans une lettre datée

d'août 1846:

"Celui qui vit maintenant et qui est moi ne fait que contempler l'autre qui est mort! J'ai eu deux existences bien distinctes: des événements extérieurs ont été le symbole de la fin de la premi~re et de la naissance de la seconde: tout cela est mathé­matique. Ma vie active, passionnée, émue, pleine de soubresauts opposés et de sensations multiples, a fini à vingt-deux ans. A cette époque, j'ai fait de grands progr~s tout d'un coup; et autre chose est venu."I (sic)

Voyons un peu cette soudaine maladie qui a changé le cours de la

vie du romancier. C'est en janvier 1844, alors qu'il revient en cabriolet

avec son frère Achille. Il est subitement renversé et il s'affaisse, inani-

mé. Le fr~re.épouvanté le saigne et l'am~ne vite chez eux à Rouen. Le p~ra

diagnostique une maladie nerveuse dont il ne comprend pas la nature; il

soumet son fils à un régime si dur que c'est un miracle que celui-ci n'en

soit pas mort.

D~s son rétablissement partiel, Flaubert fait un inventaire complet

des soins médicaux recommandés par son p~re dans une lettre du début février

1844 à Ernest Chevalier:

"Je suis encore au lit, avec un séton dans le cou, ce qui est un hausse-col moins pliant encore que celui d'un officier de la garde nationale, avec force pilules, tisanes, et surtout avec ce spectre, mille fois pire que toutes, les maladies du monde, qu'on appelle r_é~j!ll.:_."2 (souligné par l'auteur)

Contraire à l"idée de Maxime du Camp. qui, le premier a décrit cette

maladie comme une attaque d'épilepsie, Flaubert a su diagnostiquer son mal

en tan~ qu'intéressé principal. Toujours dans la lettre citée en-haut,

(I)Correspondance, ser~e l, p.277. (2)ibid, série l, p.I47.

il écrit:

-18-

"Sache donc, cher ami que j'ai eu une congestion au cerveau, qui est l dire comme une attaque d'apoplexie en miniature avec accompagnement de maux de nerfs que je garde encore parce que c'est bon genre •••• Je suis dans un foutu état: A .la moindre sensation, tous mes nerfs tressaillent comme des cordes à violon, mes genoux, mes épaules et mon ventre tremblent comme la feuille."I

Les crises cérébrales se multiplient tellement que le docteur

Flaubert sent le besoin absolu de garder son fils malade auprès de lui

pour le mieux soigner. Dès lors, il n'est plus question d'études de

Droit à Paris.

Gr~ce aux hypothèses de la médecine psychosomatique mise au point

au début de ce siècle A l'instar des recherches psychanalitiques de Freud,

des psychologues verraient dans la maladie de Flaubert le résultat d'un

effort du subconscient chez l'auteur pour échapper l une condition mortelle

et impossible. Ce mal du jeune écrivain serait, d'après eux, une maladie

neurasthénique où une impasse morale trouve son issue l travers une

manifestation physique: confronté avec une crise pathogénique où il n'y a

pas d'autre issue, le corps manifeste les symptômes d'un désordre moral.

C'est une sorte de 'comédie' jouée par l'inconscient dès qu'il se trouve

devant une situation grave afin d'obliger l'individu à échapper à une

condition qui le tuera autrement.

Flaubert s'est condamné au préalable a la carrière d'avocat. Il

va l Paris et il y poursuit ses mornes études du Code civil. A plusieurs

reprises, avant sa maladie, il s'est plaint aigrement de ses cours. A

Ernest Chevalier, il écrira le 25 juin 1842:

(1) Correspondance, série l, p. 147.

-19-

" ••• l e Droit me tue, m'abrutit, me disloque, il m'est impossible d'y travailler. Quand je suis resté trois heures le nez sur le Code, pendant lesquelles je n'y ai rien compris, il m'est impossible d'aller au-delà: je me suiciderais (ce qui serait bien fâcheux car je donne les plus bonnes espérances). Le lendem~in j'ai à recommencer ce que j'ai fait la veille, et de ce pas-là on n'avance guère. Semblable aux nageurs dans les forts courants, j'ai beau faire une brasse; la rapidité du courant m'en fait descendre deux, ce qui fait que j'arrive plus bas que je ne suis parti .• "1

C'est un cri de désespoir qu'il répète maintes fois dans ses lettres

de cette époque, sans se soucier de savoir si son correspondant en partage

ou non l'amertume. Il est si dégoûté de ses études qu'il pense même

quelquefois y renoncer long~emps avant sa maladie. Il confie à sa soeur

Caroline, la tentation d'une telle décision:

"J'ai envie d'envoyer promener l'Ecole de Droit une bonne fois et de Ile plus y remettre les pieds. Quelquefois il m'en prend des sueurs froides à crever."2

Lire aujourd'hui ce poignant témoignage sur ses études de Droit,

nous laisse une impression triste par le ton d'une souffrance véritable et

profonde. On n'est plus surpris d'apprendre que le stage à la Faculté de

Droit a sérieusement affecté son moral. Si on nous explique alors cette

maladie obscure de janvier 1844 par la théorie de la médecine psychosomatique,

nous sommes déjà enclins à y ajouter foi.

Quoi qu'il en soit, il n'y a aucun doute q~e la maladie dont souffrit

Flaubert a radicalement changé le cours de sa vie. Dès la crise d'apoplexie,

la famille Flaubert va laisser le jeune homme au tempérament si frappant et

(1) Correspondance, série l, p.lo6. (2) ibid, série l, p.I22.

e -20-

~i vulnérab~e à ses propres desseins, pourvu qu'il ne se déplace pas trop;

d'ici peu, le mythe du 'solitaire de Croisset' sera fermement établi.

Le docteur Flaubert ach~te Croisset afin de pouvoir établir sa

famille à la campagne après le long séjour dans l'appartement de l'Hôtel-Dieu.

Le jeune Gustave prend goût immédiatement à cette maison. Sauf pour les .

quelques absences de ses voyages à l'étranger et de ses visites ailleurs

en France, il y passera toute sa vie, à partir de la mort de son p~re en 1846.

Même avant son installation définitive à Croisset, il confie à ses deux amis

intimes de l'époque son existence là-bas. A Alfred Le Poittevin, il écrit

vers la fin de juin 1845:

" ••• ma vie maintenant me semble arrangée d'une façon réguli~re. Elle a des horizons moins larges, hélas! moins var~es surtout, mais peut-être plus profonds parce qu'ils sont plus restreints. Voilà devant moi mes livres sur ma table, mes fenêtres sont ouvertes, tout est tranquille: la pluie tombe encore un peu dans le feuillage, et la lune passe derrière le grand tulipier qui se découpe en noir sur le ciel bleu sombre."I

Et à Ernest Chevalier, Flaubert dit le 13 août 1845:

"Mon pli est à peu près pris, je vis d'une façon réglée, calme, régulière,· m'occupant exclusivement de littérature et d'histoire. "2

De plus en plus, Flaubert devient l'image de "l'homme-plume" qui ne vit

que par l'Art et pour l'Art. C'est à cette époque qu'il reprend la premi~re

Education Sentimentale déjà commencée lors du stage douloureux à Paris.C'est

dans l'ambiance de la retraite voulue et subie à Croisset qu'il va la terminer.

Ceci est à proprement parler la première tentative du jeune Flaubert comme

véritable romancier.

(1) Correspondance, série l, p.I85.

(2) ibid, série l, p.I8?

-2I-

LA.P~IERE EDUCATION SENTIMENTALE.

D'après une note de Flaubert sur la couverture du manuscrit de la

première Education Sentimentale , le roman a été commencé au mois de

février 1843, c'est - à - dire après sa première année d'étude à la Faculté

de Droit oà il avait réussi l'examen de 1842. L'oeuvre serait bientôt

délaissée, sauf pour une ou deux courtes périodes oà l'auteur y travaille,

mais sans conviction ni intérêt. Il n'allait reprendre la rédact:i.on du

roman qu'après sa fameuse crise de janvier 1844. Flaubert a été précis

sur cette dernière période; toujourasur la couverture~du manuscrit, il a

écrit qu'il s'était remis à l'oeuvre en mai 1844. Et sur la dernière page,

le romancier a indiqué le moment exact de la fin de sa~rédaction: "Nuit du

7 janvier 1845 une heure du matin."

On constate que le roman a été écrit pendant une phase capitale

dans la vie de Flaubert. Il l'a commencé lors du triste séjour à Paris.

Le jeune écrivain détestait ses études de Droit; la vie de société le

dégoûtait, et pourtant, il faut qu'il pense à un métier. La première partie

du roman est écrite alors que Flaubert ne savait pas encore que devenir.

Il y avait aussi la névrose dont il allait souffrir toute sa vie, et qui

serait le signal dramatique de sa retraite. Enfin, la dernière partie de

l'oeuvre devait être rédigée à Croisset où Flaubert allait passer presque

tout le reste de sa vie et où sa carrière de grand écrivain prendrait forme.

Mais tout ceci serait inutile sans l'explication qu~ nous voulons y

ajouter. C'est que Flaubert commence, vers cette époque, à réfléChir sur

la vie non plus comme un adolescent romantique mais en homme mûr, équilibré,

-22-

qui a me~é une existence jusque-là assez féconde; en individu qui a considéré

la condition humaine et qui en a tiré ses propres déductions: la vie de

société tue l'individualité; il vaut mieux façonner sa destinée soi-même,

à l'écart du mouvement général.

L'écrivain débutant commence à prendre la vie concr~te au sérieux et

à formuler ses hypothèses~ C'est là la portée de cette première oeuvre

vraiment flaubertienne, la première Education Sentimentale.

Flaubert observe la vie à tnaversles yeux de ses deux héros, Henry

et Jules. Il décrit par leur bouche ses propres rêves, ses illusions, ses

déceptions, et finalement par leur truchement, il formule ses théories sur

l'univers et il laisse deviner ce qp'il sera dans l'avenir. Si les idée~

sont accumulées pêle-mêle dans le roman, il y a une excuse valable à ce

foisonnement sans-aiScfPl~-n~ C'est que l'âme du jeune écrivain est gonflée

de ses imp~ions nouvelles. Il faut qu'il les exprime, co~te que coûte.

L'esprit éveillé aux charmes aussi bien qu'au dégoût de l'existence se met

à s'exprimer, et à travers l'expression commence à se frayer un chemin pour

l'avenir.

Afin de bien1situer cette idée, considérons tout d'abord le titre;

cher au romancier ( puisqu'il le reprendra plusieurs années plus tard ).

Que signifie cette" éducation sentimentale" dans l'oeuvre? Il va sans

dire que c'est un thème romanesque qui se présente à l'esprit de Flaubert

sous toutes sortes de perpectives morales et sociales·. (voir Eugène Falk-

Types of Thematic Structure .P.2. -The University of Chicago Press .. ' 1967) •

Si nous nous référons à quelques romans précédant celui de Flaubert,

ceux de Stendhal et de Balzac par exemple, il se peut que nous y voyions des

-23-

indices qui vont nous aider à éclairer les intentions multiples de

Flaubert. Une oeuvre comme Le Rouge et le Noir raconte l'histoire

d'un jeune homme dévoré d'ambition mais timide et sensible. Il doit

vaincre ses faiblesses de caract~re et cacher sa vie intime pour ne

pas être victime de la société hiérarchisée. Julien Sorel, bafoué.

par la haute classe, refoule son idéal dàn~Coeur; il se tait sur

ses passions: il se rév~le comme une tête froide··~t accepte les r~gles

ordinaires du jeu social. \

Il yale même fil conducteur chez Balzac. \Le héros balzacien ,

par excellence, Eugène de Ras,tignac, lui aussi Plei~ di ambi tion et de

fougue, monte à l'assaut de Paris. Il souffre en silen'ce toutes les

avanies; enfin, il se guérit de ses illusions et il finit par arriver

au but convoité. Dans les Illusions Perduea, Balzac raconte l'histoire

d'un autre jeune homme de province qui vient faire fortune à Paris, comme

tant d'autres. Si au seuil de la réalisation de ses ambitions, Lucien

Chardon, devenu Lucien de Rubempré, trébuche, c'est qu'il n'a pas la force

morale nécessaire à la vocation! dangereuse de "flibustier en gants jaunes."

On pourrait avoir ainsi une vague idée de la signification du titre,

L'Education Sentimentale. Il s "agi t des aventures quasi picaresques d'un:

jeune homme imaginatif aux prises avec la société. Il est certain que

Stendhal et Balzac ont rendu célèbre, aruXIX siècle, le "roman d'apprentis-

sage", 0-0. un adolescent ambitieux mais sans expérience tâtonne à travers

des .. év_é:g,ements disparates vers son idéal •. C'est ce que Flaubert tente de

faire ici, lui aussi.

-24-

Si l'on veut interpréter littéralement le titre, l"'Education

Sentimentale ", c'est l'expérience qu'acqUièrent les deux héros, Henry

et Jules, dans leur commerce avec la société. Il faut prendre l'épithète

"sentimentale" dans son acception absolue ou générale. Il s'agit non

seulement d'une éducation amoureuse, mais aussi d'un sens affectif -de la

sensibilité; enfin, une éducation en ce qu'elle a à voir avec toutes les

émotionS. de l ''individu.

Henry et Jules subissent beaucoup d'épreuves; ils goûtent plusieurs

expériences pour finalement accéder à une philosophie très personnelle de la

vie. Ils commencent par un romantisme désuet qui leur dicte un dégoût précoce

du mondei chacun d'eux passe par le creuset d'une passion qui modifie ses

vues sur la vie en société et qui met au clair les trai ts_ latents de .'-S'ot!

( caractère.

A propos du sens de ce titre, Flaubert le défirlit très nettement

dans une lettre à Alfred Le Poittevin, vers la fin de juin 1845 (-juste un

mois après qll' il ait terminé son roman):

If Je me suis sevré volontairement de tant de choses que je me sens riche au sein du dénûment le plus absolu. J'ai encore cependant Qllelques progrès à faire. Mon , éducation sentimentale' n'est pas aChevée, mais j'y touche peut-être."I

Dans l'esprit du romancier donc, le mot 'sentimental' contient un

sens plus large que celui qui recouvre le seul amour. C'est un adjectif

qui qualifie les trajets des deux protagonistes à travers les milieux où

(I) Correspondance, série l, p. 185.

-25-

~ls vivent pour qu'ils débouchent sur une sagesse personnelle.

Bien sûr, l'amour y tient le rôle central, mais il n'est pas

responsable des choix définitifs des deux héros. L'amour ne joue qu'un

rôle de catalyseur dans les deux destinées.

L'auteur a dressé un catalogue aussi détaillé et une analyse

aussi riche du sentiment par l'importance qu'il y attache. Rappelons­

nous qu'il est toujours jeune, viril, imaginatif et tr~s conscient

des attraits érotiques et poétiques de la femme.

Comme nous l'avons déjà indiqué plus haut, il a connu lui-même

assez d'aventures féminines; il va sans dire aussi qu'il est toujours

fasciné par le mot 'Amour'.

\

DEUXIEME CHAPITRE

L' A MOU R.

"Voilà pourquoi j'ai, pendant plusieurs années, fui systématiquement la société des femmes. Je ne voulais pas d'entrave au développement de mon principe natif, pas de joug, pas d'influence •••• L'amour, après tout, n'est qu'une curiosité supérieure, un appétit de l'ihconnu qui vous pousse dans l'orage, poitrine ouverte et tête en avant."

(Lettre à Louise Colet-le 18 septembre 1846.)

-27-

o La premi~re Education Sentimentale se recommande à notre admiration

surtout par son point de vue sur l'amour. Flaubert fait une étude tr~s

compl~te du sentiment- de sa naissan~e jusqu'à sa fin. .... Dans les deux -,

protagonistes du roman, le narrateur nous dévoile les plus petits détails

de ce grand ressort de la vie humaine. On passe par tous les mouvements

de ce sentiment qui intéresse l'esprit critique surtout par ses tons violents.

A travers le tableau foisonnant, nous voyons tous les traits de l'amour-

passion: les délires d'une passion naissante:. les joies. et les douleurs

qui se compl~tent dans. un amour heureux mais soupçonneux o La certitude

agréable d'un sentiment partagé et les doutes déchirants de la jalousie

qui en na1t tout naturdllement. On y voit l'amertume et le désespoir

ressentis après une trahison; le goût doux-amer des plaisirs; l'amour-passion

arrivé à son apogée, et qui est nécessairement voué au déclin. La peinture

d'une liaison qui entre dans sa phase de décadence; 1 "ennui qui engendre

l'habitude; et finalement l'indifférence ou l'apathie, ennemi mortel de

l'amour.

Flaubert montre un tel souci de la nuance et de la vraisemblance

dans son analyse de l'amour que nous osons affirmer qu'il n'irait pas plus

loin dans ses romans de la maturité. C'est l'amour saisi dans tous ses .,

menus détails, à travers les mouvements multiples de l'âme et du coeur.

Le jeune romancier sait déjà admirablement communiquer la mobilité à une

passion qui est destinée à s'effriter peu à peu, une fois arrivée à sa

. ____ .E..léni tude.

Dans une étude psychologique étonnante de la part d'un aussi jeune

homme; Flaubert observe ses personnages, il les scrute à la loupe, dévoile

leurs plus secrets mobiles, partage leurs joies et leurs douleurs; il les

e -28-

~uit pas à pas avec une sympathie apparente jusqu'au bout de leur destin.

Tantôt maintenant son regard objectif sur le cadre du jeu, tantôt

s'immi~~ant dans le cours de l'histoire, le narrateur domine le canevas

entier pour ne pas trop s'associer aux protagonistes et pour garder'

le regard p;co jeté d'en-haut jusqu'à la fin. Il partage les rêveries et

les nostalgies d'une vie intérieure, le charme attendrissant d'un amour

naissant sans tomber dans le pathétique; d'autre part, il énumère les

indices d'une existence médiocre et rapetissante qu'il déteste avec une

constance effarouchée, sans pourtant aller à la diatribe.

Tout comme son créateur, Henry Gosselin va à Paris pour poursuivre

des études en Droit. Il est installé dans une modeste pension bourgeoise.

Le jeune homme)rêveur et insatisfait, éprouve une douleur vague au coeur.

Il s'ennuie et il attend quelque chose. Qu'est-ce qu'il attend? Il n'en

sait rien lui-même: ce qu'il sait surtout, c'est que chacun de ses mouvements

vers le 'bonheur' s'engloutit dans une vague d'insatisfaction:

"Mais à chaque joie qu'il rêvait, une douleur nouvelle s'ouvrait dans son âme, comme pour expier de suite les plaisirs fugitifs de son imagination."I

Il voit Madame Emilie Renaud, épouse de son directeur à la pension.

L'adolescent contemple la femme mûre et il est séduit de ses charmes un

peu fanés. Comment faire pour l'approcher? Henry est trop timide pour

vouloir déclarer son trouble à Madame Renaud. Mais elle aussi s'ennuie chez

elle. Elle en a assez de son triste mari. Si, avant l'arrivée d'Henry,

elle avait l'intention de suppor.ter son calvaire conjugal jusqu'au bout,

(I) Oeuvres complètes, tome l, p.279.

e

-29-

c'est qu'il n'y avait personne pour attiser le feu mourant en elle.

L'adolescent entre en scène et tous les deux sont attirésil'un vers l'autre

presque immédiatement.

Henry et Emilie.

Dans l'une de ces parenthèses fréquentes du narrateur de la première

Education Sentimentale, 'l'intrigue d'amour' est définie. Nous voulons bien

commencer par cette définition parce qu'elle englobe, avec une netteté

admirable, toute l'histoire sentimentale entre Henry et Madame Renaud:

"Une intrigue d'amour", dit le narrateur, "est comme une navigation fluviale, on s'embarque par un beau temps, la voile déployée, le courant vous pousse rapidement, vous ramez ferme, suant sur l'aviron et dépassant vite vos rivaux; puis tout à coup le calme arrive, la voile tombe, les cloches vous poussent aux mains, l'ennui arrive à son tour, avec le dégoût et la fatigue: sans l'entêtement, le parti pris, la vanité, on en resterait là ou bien on descendrait sur le bord pour se rafraîchir dans un cabaret et faire un somme! "I

Cette métaphore vivante résume le cours que va prendre l'amour

d'Henry et d'Emilie. C'est ce que nous allons essayer de parcourir avec

les deux amoureux.

Arrivé à la pension, Henry s'amourache vite de Madame Renaud; à

travers la fascination érotique qui émane d'elle, la femme mûre nous

est présentée:

_____ (I) Oeuvres complètes, tome l, p. 3Oi.

"Quand elle s'habillait et qu'elle mettait son grand chapeau de paille d'Italie à plume blanche, c'était une beauté royale, pleine de fraîcheur et d'éclat, dans sa marche rapide sa bottine craquait avec mille séductions, elle avait une allure un peu cavalière et virile, mais toujours mitigée cependant par l'expression de sa figure, qui était ordinairement d'une tendresse mélancolique ••• Si sa gorge qu'elle laissait volontiers voir, était peut-être un peu trop pleine, en revanche elle envoyait une si douce odeur quand on s'approchait d'elle! Elle cachait bien, il est vrai, le bas de sa jambe, mais elle montrait le bout de son pied, et il était très mignon ••• "I

L'esprit du jeune homme demeure engourdi devant les charmes ambigus

d'une femme mûre qu'un homme plus expérimenté aurait vus sans en être troublé.

Mais Henry épie chaque mouvement de Madame Renaud, et sans qu'il se demande

s'il l'aime ou non, il se rend compte que sa journée n'est complète qu'avec

le bruit de ces mouvements incessants en-bas:

" ••• l e retour habituel de cette fenêtre qui se fermait et s'ouvrait, et ce bruit calme de pas féminins revenant ainsi chaque soir, avant de s'endormir, tenait son esprit dans une espèce de suspension rêveuse; c'était pour lui, comme pour d'autres le chant du coq ou l'angélus."2

La maîtresse de pension voit les hommages timides de l'adolescent, et

devine son émoi; elle en est flattée, et sans se soucier des scrupules habituels

de son sexe, elle se met à attiser les vagues de désir chez le jeune homme.

D'ailleurs, cette approche hardie de la femme est. d'une grande vérité psycholo-

gique. D'abord, l'adolescent timide, dont les sens commencent à s'éveiller,

n'aurait pas assez d'audace pour s'attaquer à la vertu reconnue de cette

bourgeoise. D'autre part, Emilie Renaud se meurt d'ennui chez elle; toute

perspective de changement lui est agréable. Elle est charmée par l'admiration

..... _ .. -- - ~- ---;;:---

(I)Oeuvres Complètes, tome l, p. 282. (2)~, tome l, p.283.

e

-3I-

muette de. l'adolescent et elle se promet de l'encourager. Mais elle reconnaît

aussi que le jeune homme ne fera jamais le premier pas si elle ne l'y pousse.

Rappelons-nous également qu'elle est dans la période critique (l'âge mûr)

chez la femme ordinaire. C'est une phase où elle est touchée par toute

attention à ses charmes qui commencent à se ternir.

Ayant pénétré chez Henry un dimanche après-midi, elle essaie de nouer

une conversation anodine mais suggestive avec lui. Celui-ci est tellement

embarrassé par cette visite insolite que tous les efforts d'Emilie sont inutiles.

Soudain, évidemment pRr intuition féminine, elle se met à jouer la comédie

de l'âme élevée mais méconnue.

Elle a déjà soupçonné le penchant romantique d'Henry; par son jeu

de femme romanesque, elle se dit victime du même mal. Il va sans dire que

l'adolescent na~f sent son coeur dilaté devant cette femme qui le comprend

si bien:

"_"VOUS êtes distrait, à ce que je vois, dit Emilie. C'est comme moi, cent fois par jour je me surprends rêvassant à une foule de choses insignifiantes ou in­différentes, je perds tous les jours à cela un temps considérable • ", "-Ce sont de bonnes heures, ne trouvez-vous pas, madame, que ces heures-là, que ces moments qui s'écoulent vaguement, doucement, sans laisser dans l'esprit aucun souvenir de joie ni de douleur."I

Tout de suite c'est un duo romantique qui s'entame. Leur intimité se noue

dès ce moment sans plus d'hésitation ni d'embarras.

(I) Oeuvres Complètes, tome l, p.284.

-32-

Emilie dirige alors le cours de l'intrigue. Elle mène l'adolescent

avec toute la facilité possible. Mais c'est une démarche qui n'a rien de

vulgaire ni d'explicite. Au contraire, elle dévoile ses illtentions à

travers des gestes charmants et discrets, par des suggestions imperceptibles

où Henry se laisse prendre sans même résister. Par exemple, après avoir

laissé entendre au jeune homme que ce qu'il lui faut est une femme, elle

fait valoir sa propre personne; - tout ceci est esquissé et suggéré plutôt

que prononcé carrément:

"_Ah vous changerez plus tard," dit Emilie. "-QJli vous l'a dit?" "_Ça viendra, croyez-moi." "-Quand?" "-Si vous vouliez plaire à une ••• à quelqu'un."

IIElles'arrêta, Henry rougit:" "-Vous croyez? dit-il" l

Elle ne répond pas. Au lieu d'une réponse banale,

"Elle fit deux pas pour s'avancer vers le milieu de la cheminée, elle étendit un pied, puis un second, et y chauffa tout debout la semelle de ses bottines noires, tout en se regardant dans la glace et rajustant ses bandeaux, qu'elle lissait avec la paume des mains".2

On voit ici le manège de la part de cette femme qui veut à tout prix

nouer une idylle avec le jeune homme. Juste avant la soirée chez elle, Emilie

revient au même jeu d'une âme incomprise qui souhaite une union d'âmes avec

quelqu'un qui lui ressemble:

"-Oh! que j'aime bien mieux la société intime de vrais amis, où l'on peut tout dire, tout penser ••• mais il est si rare de rencontrer des personnes dont le coeur réponde au vetre et qui vous puissent comprendre!"3

-U)&{2)·Oeuvres Complètes, tome I, p.284. (3)ibid, tome I, p.285.

-33-

• ,Henry commence à sortir de sa préoccupation romantique et

à se rendre compte que la femme de son maître de pension lui fait la

cour. Peu à peu, il y répond à sa manière • Même pendant cette soirée

bruyante et vulgaire o~ parmi les invités bourgeois, les deux âmes:,

trouvent le temps de revenir à leurs intérêts communs,

" ••• ils parlèrent ensemble des histoires d'amours fameuses au théâtre, des élégies les plus tendres; ils aspir~rent en pensée la douceur des nuits étoilées, le parfum des fleurs d'été, ils se dirent les livres qui les avaient fait pleurer, ceux qui les avaient fait rêver, que sais-je encore? ils devisèrent sur le malheur de la vie et sur les sôle:n.s ':. couchants. Leur entretien ne dura pas longtemps, mais il fut plein, le regard acaompagnait chaque mot, le baLtement de coeur précédait chaque parole. Mme Renaud admira l'imagination d'Henry, qui fut séduit par son âme."I

Le jeune homme est déjà pris au piège de Madame Renaud; ainsi

se termine la première phase de l'amour entre eux. Henry se croit

amoureux d'Emilie; seule la présence de la femme aimée lui est'tolérable:

" ••• il se mit à l'aimer, à aimer sa main, ses gants, ses yeux, même quand ils regardaient un autre, .sa voix quand elle lui disait b0l1jour; ••• "2

Emilie observe ces indices d'une passion naissante chez l'adoles-

cent avec tout le plaisir du monde; et dès qu'elle est sûre de son empire

sur lui, elle va immédiatement changer de tactique. Puisque le jeune

homme l'aime, elle va essayer de canaliser le sentiment pour qu'il réponde

à ses besoins. Peut-être est-elle consciente du besoin de garder la

tête froide. "ais sans qu'elle se l'explique, sa personnalité a changé

(I) Oeuvres Complètes:, tome l, p.287. (2)~, tome l, p.292.

-34-

sous l'influence de ce "divertissement" sentimental. Toute sa,personne

rayonne à cause de son nouveau bonheur. Le narrateur en fait une analyse

détaillée:

"Son humeur, en effet, est bien changée. Jadis elle était assez triste, ennuyée, nonchalante, un peu boudeuse, elle grondait son mari, elle s'emportait quelquefois, elle le tracassait sur ses pantalons sans dessous-de-pied et sur son goût pour les fromages de Roquefort; mais mainte­nant elle est gaie, elle est vive, son oeil brille, elle ne soupire plus, elle court dans l'escalier, elle chante en cousant à sa fenêtre, on entend ses roulades et ses éclats de voix retentir dans la maison."I

C'est le cas classique de l'oiseleur qui se prend dans ses rets!

La femme expérimentée mais encore un peu na~ve n'a pas mesuré l'étendue de

la violence dans la passion. Elle va réussir à diriger le sentiment naissant

chez le jeune homme jusqu'au moment où elle aura le dessus. Mais dès .. qu'elle

se laisse dominer par sa propre passion, elle est perdue. Voyons comment

Emilie réussit à contrôler l'amour chez Henry. Une fois assurée de sa domi-

nation, Emilie se met à ~nduire l'idylle avec tout l'instinct de la femme.

Elle s'efforce de faire durer cet amour! Voyant l'effet du premier rendez-

vous manqué sur l'adolescent, elle ne doute plus de son empire sur lui.

Elle prend carrément le dessus et triomphant de la faiblesse du jeune homme,

elle lui fait une leçon de morale. Ecoutons le narrateur:

"Plus calme que lui, et triomphant de sa faiblesse: "-Modère-toi, ami. Oui, nous serons heureux, nous nous aimerons ••• Oh! ne pleure 12as , tu rougis tes beaux yeux."2

CI) Oeuvres·Complètes, tome l, p.293. (2)~, tome l, p.295.

-35-

On constate comment la femme intelligente, tout en conseillant la

modération, a très adroitement reporté leur 'bonheur' dans l'avenir par

l'usage du temps futur! Pour bien soutenir sa résistance qu'elle veut

déguiser sous l'image de la vertu, elle évoque l'idée de son mari à qui elle

doit être fidèle, mais du même souffle, elle le condamne elle-même en dénonçant

ce que ce mari a de répugnant dans sa façon d'aimer. Le jeune homme, hors de

lui et fou de joie, ne remarque sûrement pas la contradiction:

"-N'en parlez pas, dit la fe~e, ne suis-je pas sa femme? ne dois-je pas lui être fidèle! Oui, mon coeur répugne au sien, il ne m'a jamais comprise, il ne connaît l'amour que dans ce qu'il a de brutal et d'odieux, je l'ai en horreur. Si tu savais ••• "I

C'est toujours une scène de la fameuse comédi:~ qu'elle sait jouer plus

qu'une autre. C'est qu'elle essaie de conditionner le jeune homme et de le

convertir à une espèce d'amour platonique qui, selon son idée ambigUe, est l'idéal

pour faire durer longtemps une intrigue amoureuse.

Elle le mène comme on mène un enfant; elle le traite, en effet, d' lIenfant".

Avant de s'en aller, elle lui dit avec une autorité sans équivoque ce qu'elle

attend de sa part et comment ils doivent s'arranger:

"Sois prudent, enfant, observe-toi, il faudra nous cacher au monde-le monde est jaloux et méchant-te méfier de tous. Si notre bonheur était connu, il n'existerait plus pour nous •••• Prends garde de rien laisser paraître, nous vivrons ainsi heureux, réunis par le coeur au milieu de tous ces gens égo~stes oü-stüpiaës;-ïa-vië-nous sera plus douce, supportée à deux ••• "2 (souligné par nous)

Alors s'ensuivent force lettres enflammées. Madame Renaud paraît

(Tl-Oeuvres Complètes, tome I, p.295. (2) ibid, tome I, p.296.

e

-36-

pe pas attendre plus que cette réponse romantique à sa quête sentimentale.

Comme elle le dit dans une lettre:

"Avant de vous connaître, j'étais comme un corps sans âme, comme une lyre sans corde. Vous êtes comme le soleil, qui inonde tout de lumières et fait éclore

. les parfums." l

Apparemment, ce dont elle a besoin est cette sorte de propos

ronflants,farcis d'images romantiques. Le narrateur l'affirme en effet

quelques lignes plus bas:

" ••• ils usèrent bien une rame de papier Weynem à s'écrire des choses de ce style. Mme Renaud paraissait ne pas vouloir aller au-delà, et Henry n'osait; peut-être n'y pensaient-ils ni l'un ni l'autre." 2

Madame Renaud se plait dans ce jeu de la femme vertueuse et

même une fois lorsque les demandes d'Henry se font trop pressantes, elle

le igronde pour son appétit terrestre:

"-Enfantl-elle l'appelait toujours enfant- ta folie t'em­porte. Pourquoi te faut-il plus que mon coeur? Je n~ai rien à te donner au-delà. Aimons-nous d'un chaste et pur amour, à quoi bon ces liens de la chair o~ se prennent les natures viles? Est-ce là ce que tu m'avais promis?" 3

Et chose étonnante mais qui nous livre un trait de caractère d'Henry,

jeune homme inconstant et faible, il se laisse assez facilement convaincre

de se contenter du style d'amour qu'entend Madame Renaud. Il amplifie

même la dimension de cet amour pur! Par une facile ma~eutique, il se le

représente ainsi:

(I)Oeuvres Complètes, tome 1, p.296. (2)ibid, tome 1, p.296. (3)ibid, tome 1, p.297.

s== 1 :, •• ~,', ~1 •• , _ ••• ,- -.~. " ..,1,

-37-

"Pourquoi irais-je troubler cette eau püre? faner cette fleur? pourquo~ afin de satisfaire l'appétit d'un moment, la plonger dans la honte et les regrets? Ce serait pour moi-même la descendre de ce piédestal où mon amour l'a posée; elle m'aime de l'amour des anges, le ciel n'est-il pas assez vaste? cet amour n'est-il pas assez doux? "1

Le jeune idéaliste est toujours sous l'influence de ses illusions

d'autrefois mais par une réaction conforme à sa nature et aux 'emportements

de la jeunesse, Henry dénigre sa préoccupation d'amour platonique par un

juron effroyable. Comme l'explique le narrateur:

"Ce juron voulait dire que l'eau pure est faite pour désaltérer, et les fleurs pour être senties; que l'amour des anges n'est pas celui des hommes, et qu'il était homme ••• "2

La.deuxième phase de cette liaison se termine ainsi. Il va sans

dire que Madame Renaud est toujours en position dominante, metteur en sc~ne

astucieux et infatigable, tantôt elle enflamme le pauvre adolescent en lui

faisant espérer une douceur prochaine, tantôt elle fait taire en lui la

voix déchirante de la chair-tout à son gré et avec une désinvolture incro-

yable. La troisi~me phase s'~uvre alors avec le changement d'humeur chez

cette femme qui se permet une mesure de caprice par le fait qu'elle domine

l'ijomme amoureux.

Soudain sans cause apparente, nous remarquons le revirement de sa

passioll pour Henry. Elle re!:,ousse les avances du jeune homme et se rapproche

de son mari. D'après le narrateur:

"Déjà, quelques temps auparavant, dans une longue

(I)Oeuvres Complètes, tome l, p.297. (2) ~, tome I, p.297.

"

-38-

conférence qu'ils avaient eue ensemble, elle lui avait dit que tout était fini entre eux, qu'il n'y fallait plus songer, qu'il le devait comprendre, qu'en tout cas ce qui s'était passé n'avait jamais été qu'un jeu, qu'un enfantillage auquel il ne fallait pas se laisser prendre; elle connaissait ses devoirs, elle y voulait tenir-elle le disait du moins."I

Quel est le nouveau dessein d'Emilie en réalité? Est-elle sérieuse au

sujet de cette rupture soi-disant définitive? Ou poursuit-elle sa comédie

habituelle de la femme rouée qui vise un but intéressé? Essayons de clarifier

sa nouvelle position face à Henry. La vérité, c'est qu'elle recommence à

s'ennuyer. Elle en a assez de l'amoureux pusillanime qui se contente de la

contempler de si loin et qui n'ose pas attaquer sa vertu affichée. En effet,

avant ce revirement aussi brusque, la femme rusée attendait qu'Henry lui

démontre l'aYidité de l'amour platonique. Apr~s lui avoir énuméré les

qualités de l'amour idéal qu'elle attend de lui, Emilie "s'en allait ensuite",

dit le narrateur>

"ayant longtemps attendu une réponse qui n'était pas venue, et qui sait? peut-être même une réfutation triomphante."2

Cette femme intelligente mais un peu na~ve n'a pas bien compris la

faible nature de son soupirant. Henry est toujours trop timide pour essayer

de la détourner de ses "scrupules". C'est en comprenant ce fait qu'elle

change encore de tactique. "

Elle essaie d'abord la rupture définitive et ensuite, la froideur

d'une femme boudeuse afin que l'adolescent puisse s'éveiller de sa léthargie

et que l'effet du changement soudain lui donne une dose de courage. Mais

--(1) Oeuvres Complètes, tome l, p~ 300-301. (2)ibid, tome l, p.297.

-39-

c'est du temp~ perdu. Henry n'a tout simplement pas l'âpreté d'âme

qu'il faut à un amoureux téméraire. Il ne se met pas en peine au sujet

du caprice et de l'humeur nouvelle d'Emilie. Il attend tranquillement

l'issue de cette toquade féminine qu'il ne comprend pas.

Emilie reconnaît en fin de compte que sa nouvelle tactique ne mènera

jamais Henry au but envisagé. Une fois encore, elle change de style; et

alors, elle recourt au premier manège qui l'a si bien servie juste au

début de leur intimité- celui des suggestions voilées. C'est lors de

cette soirée qu'elle donne chez elle. Elle invite Henry à valser avec elle,

mais l'adolescent refuse, puisqu'il ne sait pas danser:

"-Peut qui veut." rétroque assez sèchement Madame Renaud.

Un moment plus tard, -après une nouvelle demande, Henry refuse encore de danser:

"-Certes, je regrette de ne pas avoir appris, répondit Henry, mais ce n'est pas avec vous que je veux faire un coup d'essai." "-Pourquoi pas? je suis un bon maître, dit-elle."I

Nous voyons clairement dans ce propos apparemment anodin d'Emilie le trait

essentiel de son caractère à l'époque. Elle veut, coûte que coûte, nouer une

idylle avec Henry- et sous cet aspect, elle se fait le "maître". Elle est

prototype de la femme indomptable, pareille à Louise Colet, qui s'évertue

toujours pour arriver à ses buts, et que Flaubert 'évitera' toute sa vie.

Ceci nous amène à ce que le romancier dit à la "Muse" le I5 août I846,

au sujet de son '-inspiration' dans ce roman:

(I) Oeuvres Complètes, tome I, p.302.

-40-

" Tu me demandes si les quelques lignes que je t'ai envoyées ont été écrites pour toi; tu voudrais bien savoir pour qu~ jalouse? Pour personne, comme tout ce que j'ai écrit. Je me suis toujours défendu de rien mettre de moi dans mes oeuvres, et pourtant j'en ai mis beaucoup.- J'ai toujours tâché de ne pas rapetisser l'Art à la satisfaction d'une personnalité isolée. J'ai écrit des pages fort tendres sans amour, et des pages bouillantes sans aucun feu dans le sang~ J'ai imaginé, je me suis ressouvenu et j'ai combiné. Ce que tu as n'est le souvenir de rien du tout."I

Ce que Flaubert confie dans cette lettre est sans doute sincère.Même

avant de rencontrer Louise Colet, il a déjà arrêté le caractère essentiel

chez elle dans Emilie Renaud. L'art de Flaubert en général est une prêscience.

C'est un de ces exemples .chez lui où l'art est plus vrai que la réalité.

Emilie, facteur mâle alors dans l'intimité avec Henry, s'efforce

de mener l'adolescent au point voulu, mais celui-ci se montre trop lent à

y arriver. Le lendemain du bal, elle revient à la charge en modifiant

quelque peu sa technique. Elle met le pauvre Henry aux abois et le rend

furieusement jaloux en faisant les yeux doux à ce jeune homme obscur " qui

remuait son lorgnon."i

Il s'agit de la fameuse promenade à cheval où Henry va subir une

suite désespérante d'''ignominies'' devant Madame Renaud et ses invités bourgeois.

Et par surcroît, elle le malmène et le gronde ouvertement. Il en est si

accablé qu'il va retrouver Morel afin de lui raconter ses malheurs. La

simple in;iention d'Emilie est de le désespérer pour qu'il soit plus audacieux.

CI) Correspondance, ser~e l, p.254. ---.(-2)·Oeuvres Compl~tes, tome l, p.3Q4.

-41-

~e manège réussit à merveille-et il en fait preuve devant le regard

ennuyé de Morel:

"0 , mon Dieu, mon Dieu ••• mais je la hais, je la déteste, je l'exècre, je ne l'aime plus, elle peut aimer qui elle veut, tant pis, tant mieux, j'en rirai au contraire ••• Oh! j'enrag~"., tenez, j'en pleure!"I

Comme on doit s'y attendre, tout ceci n'est que la rage d'un homme violem-

ment épris. Emilie peut se retirer en coulisses, elle a déjà planté ses

banderilles au coeur du jeune héros en qui va fermenter la passion durant

le court retour à son village pendant les vacances de P~ques. Henry est

tellement conditionné par les propos ambigus d'Emilie, et il en est si

obsédé, qu'il va esquisser à Jules un tableau idéalisé du type d'amour

qu'il désire- avec un portrait embelli de la femme aimée, bien sûr:

"Henry lui disait qu'il ne voulait pas d'un amour charnel, qu'il lui fallait autre chose, et il lui faisait de Mme. Renaud des descriptions charmantes, sans ajouter qu'elle avait peut-être un peu trop d'embonpoint, ni que, dans l'hiver, le froid lui rendait le bout du nez rouge et les joues toujours plaquées •••• "2

Il est déjà arrivé au stade frénétique de sa passion pour Madame

Renaud. Il se morfond durant son absence de quelques jours de chez Emilie

et ne tarde guère à retourner à Paris. Il a maintenant la violence

convenable pour un homme amoureux.

Le terrain est prêt pour la consommation de leur liaison. Et avec

la possession physique commence une nouvelle étape de cet amour. C'est la

période des jouissances de la volupté, de la joie.: des sens. Les deux

amoureux arrivent à ce moment-ci au sommet de leur intimité.

Pour la première fois dans le roman, Henry écrit directement à

(I)Oeuvres Complètes, tome 1, p.306 (2)ibid, tome l, p.309.

e -42-

\Jules, son ami intime. Le procédé est d"une grande habileté d'écriture

de la part du romancier, alors qu'il partage avec son héros les plaisirs

de l'amour charnel. Afin de saisir les tons justes de ce 'grand bonheur',

il faut le style confidentiel, subjectif, l'expression pittoresque avec

des détails presque lubriques. C'est un goût de jeunesse pour narrer des

aventures amoureuses avec un peu d'exagération et sur un ton qui n'épargne

pas les mots:

"Le lit était là, je l'y traînai, elle criait et repoussait ma tête avec ses bras, puis elle me la prenait à deux mains et me la couvrait de baisers furieux; je vis son bas blanc saillir apr~s la chaussure noire qui lui serrait la cheville et la forme de sa jambe charnue apparaître ensuite; à l'endroit où la jarreti~re la serrait, sa chair commençQ~ avec toutes les séductions de l'enfer, et s'étendit à l'infini, comme la tentation elle-même."I

On constate en partie la voix de l'auteur qui se confond avec les

effusions juvéniles d'Henry. L'âme du jeune héros déborde de joie et le

romancier, se rappelant peut-être ses propres aventures féminines, goûte par

. procuration les jouissances de la chaix.

------

Tout cet épisode est entrecoupé d'une sorte de poésie na~ve qui

convient à l'étendue de l'imagination d'Henry et qui, d'une certaine mani~re,

souligne le détachement voulu de l'auteur:

"Ma chambre, depuis ce moment, est pleine de ce bonheur, je retrouve dans l'air quelque chose d'elle. Si je m'assieds sur un meuble, mes membres se posent aux places où. elle a posé les siens; le jour, je marche sur les pavés où elle a marché, et la nuit je m'étale avec Jo~e sur ce lit, dont les draps sont ti~des encore, sur cet oreiller qu'elle a parfumé avec ses cheveux."

et passant de ce sublime naif au terre à terre voluptueux-qui renforce l'i~ée

du ton ironique de l'auteur:

"J'avais déchiré sa collerette, elle l'ôta et m'en fit cadeau, je l'ai là" je la garderai."2

(1) Oeuvres Compl~tes, 'tome I, p.3I2. (2) ibid, tome I, p.3I2.

-43-

Voilà'les deux amoureux au sommet de leur bonheur. C'est un but

visé depuis longtemps par la femme rouée. Tant que le jeune homme n'est pas

encore prêt à la suivre, elle manipule les ressorts de l'intrigue, elle

prépare l'adolescent avec toute l'astuce de son sexe. Finalement, Henry

donne les signes désirés de cette 'maturité' qu'elle attend, et sans se faire

prier, par deux fo is, Emilie "cède". L' idée qu'elle se faisait avant de se

donner, c'est que dès qu'Henry éprouverait les feux violents de la passion,

elle saurait les vivifier pendant longtemps.

Mais elle commet là une erreur de jugement. Une fois qu'elle renonce

à l'empire qu'elle a sur lui par ce~espèce d'amour platomique qu'elle lui a

imposé d'abord, elle se condamne à la position subalterne dans l'union. C'est

Henry alors qui détiendra l'initiative; dorénavant, tout dépendra de lui.

D'ailleurs, aux dires de l'auteur, il yale trait essentiel dans

tous les sentiments, qui est leur mobilité continuelle. La passion n'est

jamais statique; elle s'accroît ou elle décroît. Or, l'amour d'Emilie et

d'Henry est déjà arrivé à son haut point; .iL!· ne pourrait aller plus loin.

Il est donc voué au déclin:

"Arrivés à un certain degré, tous les sentiments, même les plus doux, tournent au ser~eux, comme les idées les plus graves tournent au grotesque." l

Les deux amoureux se cramponnent avec toute leur énergie à leur

passion condamnée. Ils se croient heureux, mais le bonheur ne dépend-t-il

pas de l'idée qu'on s'en fait? En réalité, ils sentent d'une manière vague

---:..._---(I) Oeuvres Complètes, tome l, p.322.

e

-44-

quelque ?hose qui manque à leur bonheur. Le but atteint ne suffit plus

pour assurer leur satisfaction et ils recommencent à rêver:

" ••• ils eussent voulu vivre exclusivement ensemble et débarrassés de tout témoin, même intelligent, dans quelque désert peut-être, comme deux Robinsons se suffisQllt à eux-mêmes."I

Devant la réalisation de ses rêves, Henry demeure sec et froid; il se

morfond parce qu'il ne sent pas cette grande passion bousculante qu'il

a vue chez ses héros de lecture:

"Henry se reprochait de ne pas sentir les exagérations magnifiques qu'il avait lues dans ses livres, et chaque jour cependant il lui arrivait au coeur d'inexprimables sensations qu'il n'avait jamais rêvées, des tressaillements inattendus qui le surprenaient lui-même ."2

Le na~f adolescent s'évertue avec tout l'enthousiasme de la jeunesse à toujours

maintenir sa passion à un état égal avec toutes les idées romantiques qu'il

a puisées dans ses lectures. Il s'enflamme avec plus d'entêtement et étouffe

énergiquement toute note de déception. Afin de mettre plus de piquant dans

leur liaison, les deux amoureux varient les sites de leur rendez-vous qu'ilS

veulent romantiques et secrets.

Malgré ces efforts héro~que~, leur aventure commence à perdre son

premier feu et sa fougue d'autrefois:

"Il y avait des jours où, vaguement tourmentés dans leur bonheur et plus tristes qu'à l'ordinaire, ils se parlaient moins et s'aimaient encore plus ••• Henry pensait aux couples heureux qui voyagent ensemble, sur quelque grande route de Suisse ou d'Italie, couchés au fond de leur berline, apr~s un long jour d'été, vers le soir, quand on relève les stores de soie bleue pour admirer les larges ondulations des montagnes et tous les caprices du paysage."3

(I)Oeuvres Compl~tes, tome l, p.315. (Z)ibid, tome l, p.315. (3)ibid, tome I, p.315.

e -45-

Henry rêve alors "aux couples heureux"-ce qui implique que lui et sa

maîtresse ne le sont pas! Pourquoi est-il déçu dans la réalisation de

son rêve? Pourquoi commence-t-il à s'ennuyer aux charmes d'Emilie? C'est

que le but atteint ne le satisfait plus et qu'il faut aspirer à autre chose.

L'adolescent na~f repart une fois de plus à la chasse éternelle d'un

nouvel idéal. Voilà sa grande illusion. Sa faute consiste effectivement

à toujours attendre un bonheur qui ne réside que dans l'avenir. On ne vit

jamais au présent: on espère toujours un avenir meilleur, chez Flaubert.

Le narrateur résume admirablement cette idée lorsqu'il dit bien plus tard:

" ••• on a besoin de tout ce qui n'est pas, tout ce qui est devient inutile •• "I

Mais Henry ne se rend pas compte de cette lacune dans son caractère.

Il se croit toujours l'objet d'un sentiment élevé. Un jour il va trouver

son compatriote Morel qu'il abreuve du récit de son bonheur. Le pauvre

bureaucrate souffre en silence des propos emphatiques du jeune homme qui

se joue la comédie:

" Je ne vous parle pas,. des voluptés matérielles, celles-là ne sont rien, mais c'est cette intimité complète, qui vous unit plus étroitement encore, c'est cette ardente sympathie, qui vous remplit le coeur et vous grandit si bien qu'on n'a plus ni haine ni désir."2

lfenry se méprend tout simplement; ce qu'il appelle "cette ardente

sympathie" n'est qUe l'indifférence d'un appétit déjà repu.

Madame Renaud,quant à elle, n'est pas victime de la même illusion.

L'instinct féminin l'avertit du refroidissement de la passion chez son jeune

(I)Oeuvres Complètes, tome I,p.357. (2)~, tome l, p.319.

_.

~---

-46-

pmant, et encore une fois, elle va recourir à ses manèges d'autrefois

pour sauvegarder son amour. En dépit de ses efforts, cependant, et

élément significatif pour expliquer l'échec de sa nouvelle tentative,

sa passion commence à devenir plus forte que sa volonté. Elle n'a aucune

prise sur Henry sauf celle de leur union et la position qu'elle tient dans

cette union n'est que celle de la comparse modeste pour qui l'homme aimé

est tout. La seule arme dont elle puisse se servir est la jalousie et

c'est ce qu'elle va utiliser d~s lors. Elle l'accuse de n'être pas assez

aimant:

" ••• aime-moi comme tu m'aimes, plus encore, de toute ton âme! ••• ne me laisse pas seule, car quand tu n'es plus là, mon coeur est vide ••• ne m'abandonne pas, car je mourrais"I

Elle devient plus capricieuse; elle veut lui imposer des lois strictes,

et elle surveille chacun de ses mouvements. Elle lui interdit tout commerce

avec une autre femme, même avec des amies qui fréquentent la pension:

" ••• elle devenait jalouse, jalouse de MIl e Aglaé, de Mlle Hortense, de Mme Lenoir, de Mme Dubois, jalouse de toutes les femmes, des plus vieilles et des plus laides. Quand il en était venu chez elle, elle accusait Henry de les avoir trop regardées ou de leur avoir trop parlé."2

Est-ce que Madame Renaud est vraiment aussi jalouse? On se rappelle

que c'est une femme de grands 'moyens'; qu'elle sait feindre tous les

sentiments même ceux qui sont les plus faux. La sc~ne de la femme jalouse

qu'elle a jouée à son mari ébahi nous vient à l'esprit. Même Henry

(I) Oeuvres Complètes, tome l, p.322.

(2) ~, tome l, p.323.

e

-47-

pour qui elle a esquissé ce mélodrame de haute volée s'y est laissé .'

prendre:

"-Est-ce que tu es réellement jalouse? lui demandait-il." "-Moi, jalouse d'elle? de cette dondon-là? Quand elle serait belle, après tout, qu'est-ce que cela me fait? est-ce que je l' aime?"I

Il n'y a pas de doute qu'elle prend très au sérieux son association

avec Henry. Mais il y a aussi un soupçon de jeu dans cette nouvelle crise

de jalousie. Comme nous l'avons mentionné plus haut, c'est la seule arme

qui lui reste pour s'assurer l'amour du jeune homme. Il se peut aussi

que ce soit une mesure adoptée par la femme habile pour distraire Henry

de l'ennui qu'elle sent poindre. Il va sans dire que l'homme tiraillé

par les jérémiades continuelles d'une femme jalouse n'aura pas le calme

qu'il faut à l'ennui. Il n'aura pas non plus ni l'inclination ni le temps

(s'il est du tempérament d'Henry) pour aller nouer d'autres intrigues

amoureuses, Quoi qu'il en soit, elle se hâte elle-même d'avouer à son amant

que sa crise de jalousie n'est qu'un jeu:

"-C'était pour voir si tu m'aimais encore, disait-elle, car je sais bien que tu m'aimes toujours."2

Malgré tous ses efforts, l'amour à son déclin continue son mouvement

vers le dégoût ou l'indifférence qui termine toujours une telle liaison.

Leur intimité est alors pleine de soucis et de préoccupations vulgaires •

Bientôt tous les deux se mettent à épier les signes de l'amour mourant chez

l'autre et à prédire que c'est lui qui cessera d'aimer le premier. L'ironie

(1) Oeuvres Complètes, tome l, p. 316 (2)~, tome l, p.323.

ft

-48-

ést que cette liaison n'a plus la douceur ni la satisfaction qu'ils ont

espérées au début. Tout n'est que lutte forcenée contre les voix secrètes

du coeur, qu'on assourdit devant le regard perçant et accusateur du parte-

naire. Pour la première fois, Henry se pose la question de la vérité de

ce "grand amour", et par suite, il va s'efforcer d'être plus fidèle et

empressé auprès d'Emilie:

" A force de s'entendre répéter cette pré diction (-que c'est son amour qui cessera le premier),notre héros s'en effraya, et comme sa vanité s'en révoltait par avance, il se surveillait lui-même et s'excitait à cet amour si enraciné dans son coeur."I

Il faut noter ici que cette passion auparavant si spontanée et

poétisée devient alors réfléchie et même quasi forcée. C'est un indice

de plus pour démontrer que l'aventure devient à charge.

Bientôt les querelles amoureuses surviennent. Autrefois, dans un

moment d'exaltation mutuelle, ou par besoin de se rapprocher dans leur

intimité, les deux amants se sont avoué.·. leurs amours précédentes. Mainte-

nant ils y reviennent dans leur besoin de se quereller ou d'attiser le feu

mourant de la passion chez l'autre. Il se peut que ces querelles fréquentes

aient un effet thérapeutique sur leur liaison par le fait qu'elles les aident

à corriger le cours de leur vaisseau sentimental qui s'égare; et sans doute,

le raccomodement en sera d'autant plus doux!

Néanmoins, c'est un dur combat plein d'angoisses et de délires amoureux.

(I)Oeuvres Complètes, tome l, p.323.

-49-

,Vn constant va et vient du sentiment qui s'effrite naturellement et que les

deux partis essaient de raviver par leurs propres moyens. Le jeune héros

qui n'est gu~re dogmatique s'y laisse prendre sans même se poser de question:

" •• ~Henry, le coeur navré d'amour, tour à tour sombre et joyeux, ennuyé par moments et enivré dans d'autres, continuait à vivre dans cette maison •• ~I

Réfléchissons un peu sur cet amour qui approche de son terme même

avant le départ des amants pour le Nouveau Monde. Nous avons déjà montré

comment cette passion qui s'est voulue si belle au début tourne à l'indifférence

en si peu de temps. Malgré leurs efforts, la passion décroît par une simple

réalité d'habitude sentimentale. Et pourtant les deux amoureux continuent

de se taire la vérité et de nier les faits. Ce n'est qu'une attitude forcée.

Henry s'évertue à apparaître en amant héro!que; il refuse de regarder

en face la réalité. Mais à son insu, son subconscient nous avertit de la

métamorphose de sa passion pour Emilie. L'indice du changement est l'attitude

du jeune homme, à un moment donné, vis à vis de I-Ionsieur Renaud.

Au début, l'adolescent est déjà satisfait d'être. aimé. Il est sûr du

coeur de sa maîtresse, mais il n'a pas encore atteint le bonheur ultime. Il

a raison alors de s'avouer jaloux et de détester le mari légitime. Lors d'un

de leurs rendez-vous fréquents, Emilie va parler de son mari. Piqué au vif,

Henry l'interrompt avec véhémence:"Ah! votre mari! pouvez-vous appeler de

ce nom cet homme vulgaire •• ~~ Ciest l'attitude de l'amoureux indigné de ce

--(I)Oeuvres Compl~tes, tome I,p.324. (2) ibid, tome I,p.295.

8 -50-

-que ·sa maîtresse puisse appeler IIson mariu un homme aussi vulgaire. S'il

est certain du coeur de sa maîtresse, il ne l'est pas encore de son corps,

prérogati~ légitime de l'épou~ ha~ depuis longtemps.

Puis, Henry a atteint le statut d'amant comblé. Il n'a plus raison

de détester ou d'être jaloux de ce mari. D'ailleurs il entre plus de

familiarité dans l'intimité des deux amants- et le jeune homme ne sent plus

la nécessité d'en vouloir au pauvre bonhomme. Il peut même aller jusqu'à

la ucharité ll parce qu'il domine le mari cocufié du haut de son propre bonheur:

" ••• il était bon, ce pauvre M. Renaud, et on pouvait l'aimer; Henry l'aimait bien, lui, et il avait presque des remords de le tromper si bassement."I

On constate que l'amitié d'Henry pour l'époux trompé est plutôt celle

de la condescendance. L'adolescent est certain de son triomphe, moral et

physique, sur Monsieur Renaud, et alors, il se croit en droit de l'aimer

de la même manière que l'on aime un être inférieur, un objet, qui nia rien

en commun avec soi.

Finalement, la passion commenue à s'aigrir; elle devient pénible, et

les deux amants se cherchent querelle. Henry ne sent plus le besoin de

feindre son véritable mépris pour le mari. Il ne sent pas non plus la nécessité

de se faire valoir encor~devant la femme. Dans sa nouvelle attitude envers

le mari, Henry touche au vulgaire mais il ne s'en soucie pas. Ce n'est pas la

peine de ménager les mots pour un sentiment qui est quasi forcé. A une

recommandation anodine d'Emilie, Henry voit une insulte:

(I)Oeuvres Complètes, tome l, p.316.

-51-

. "-M'abaisser à faire semblant d'·être :,:son ami, répondit Hen~y, jamais! il me dégoûte; n'~st-il pas ton mari d'ailleurs? tu lui appart~ens."I

Emilie essaie' de le cajoler et de lui démontrer que ciest lui seul qu'elle

aime. Rien à faire; Henry est déterminé à pousser son point jusqu'au bout:

"-Tu lui as appartenu toutefois ••• avant moi il t'a eue, il t'a possédée en maître." "-Pas comme toi, ami.~ •• oh! pas comme toi fI.

"-Qu'importe! je dois le ha5!r, à ma place tu ferais de même. ~ bien! je le hais, car j'en suis jaloux, de cet homme; il peut t'aimer celui-là et te le dire devant tout le monde."I

Cette nouvelle marque de haine qu'affirme ici Henry n'est qu'une haine

simulée. Il veut, coûte que coûte, un sujet de dispute avec Emilie. Il n'est

nullement jaloux du mari, mais il cherche une raison de justifier sa froideur

et l'acc~s inattendu d'insatisfaction devant sa maîtresse. C'est qu'il ébauche

déjà, dans son esprit, la rupture définixive.

Voilà l'état où sont les affaires avant le départ à New York. Pourquoi

cette fuite amoureuse en Amérique, en effet? Qui en a d'abord suggéré l'idée?

Selon Henry, c'est Emilie qui l'a proposée:

"-C'est toi qui l'as voulu, dit Henry. Que nous arrivera-t­il çlans l'avenir?,Dieu le sait. "2

L'adolescent peu expérimenté rejette à demi la décision hasardeuse.

Mais il est trop faible pour interrompre les préparatifs; d'ailleurs, Emilie

lui dit carrément que ce n'est plus le temps.

Mais pourquoi a-t-elle voulu qu'ils s'expatrient? Remarquons encore

qu'ils rêvaient à l'amour des'deux Robinsons' depuis quelque temps. Ils

(1) Oeuvres Compl~tes, tome l, p.323 • (2) ibid, tome l, p.329.

-52- .

~eulen~ un décor sans bornes. ni limites oft leur amour puisse s'élargir à

l'infini. La femme ingénue qui voit son amour dépérir, pense que les vastes

étendues américaines vont pouvoir le sauv.er. C'est toujours son instinct

féminin qui lui dicte ce projet fantasque d'aller sauvegarder son amour en

Amérique.

Effectiverpent, .tWülie pense.h la liberté des vastes espaces:

"-Oui, nous avons bien fait, c'est le ciel qui nous l'a inspirée, cette idée-là; ici nous n'étions heureux qu'à demi, le monde nous gênait, tous nous gênait; là-bas nous serons à nous, nous serons seuls, nous serons libres."I

Albert Thibaudet a saisi le sens exact de ce voyage:

"Pourquoi lui et sa maîtresse partent-ils pour l'Amérique? C'est qu'ils vivent dans un présent qui ne leur donne pas tout l'amour qu'éloignés l'un de l'autre ils rêvaient. Mais leur inexpérience ne saurait encore en accuser la nature des choses et celle de l'homme. D~s lors ils reportent leur rêve d'amour sur un avenir lointain qui est la projection de cet avenir dans l'espace; ils placent le bonheur dans une autre partie, ne sachant pas encore qu'elles se ressemblent toutes; ils s'imaginent que ce qui étouffe leur·amour c'est l'entourage de gens ridicules, alors que cet amour décroît simplement par son usure naturelle."2

Une fois leur doute apaisé ,et leur passion rallumée par ce nouvel espoir, les

deux amoureux s'entretiennent encore de leurs vieilles illusions. Henry

s'enflamme avec autant d'élan qu'autrefois; il veut d'autres sacrifices pour

démontrer la profondeur de son amour pour Emilie:

"-Oh! que n'ai-je plus encore pour te sacrifier davantage! dis-moi ce qu'il faut faire, exprime ce que tu veux."3

(I)Oeuvres Compl~tes, tome I, p.329. (2)Gustave Flaubert,p.34. (p)Oeuvres Compl~tes, tome l, p.329o

-53-

Mais on èonstate que c'est un esprit d'abnégation qui sent l'effort.

L'adolescent est toujours sous l'influence de son exaltation romantique.

On ose même affirmer qu'il se rappelle ses héros préférés:

"-On étouffe ici, disait-il; y rester ce serait y mourir, t'y laisser seule ce serait un crime; viens avec moi, partons ensemble; puisque la société nous a entravés dans notre amour, laissons-la avec ses prédilections et ses préjugés, partons ensemble, fie-toi à moi, je te soutiendrai, je te l'ai promis, je le veux toujours."I

Il est étonnant de voir Henry escalader toute la gamme de la passion

-et dans un même souffle! Il se souvient alors, sans doute, des amoureux

romantiques forcés de s',expatrier. Ce nouvel espoir rappelle Manon Lescaut

et le chevalier des Grieux; ou encore, Paul et Virginie.

Puisque la société met des obstacles à leur poursuite du bonheur,

il faut que les amants quittent ce monde hypocrite et, corrompu. Qu'ils aillent

dans un pays bucolique où l'homme peut suivre toutes les impulsions de son

coeur; où il peut exprimer toute la plénitude de sa passion sans courir le

risque des déconvenues sociales, et où ses sentiments les plus profonds ne

seront pas froissés.

Remarquons à propos de ce raisonnement chez Henry qu'un amour qui veut

tout l'horizon pour s'épanouir doit ignorer le monde vulgaire. Il faut qu'il

demeure tout le temps dans les airs pour ne pas se heurter à un rocher 1

quelconque ici-bas. Mais l'homme a besoin d autres conditions hors des nues.

Il est obligé de descendre quelquefois dans la matérialité de la vie! Voilà

--~-- ...

(I)Oeuvres Complètes, tome l, p.329.

~ .... -----------------

-54-

,la dure leçon qu'Henry ne va pas tarder à apprendre une fois arrivé à

New York. Henry est l'homme de toutes les illusions. L'aspect pathétique

de son mal est qu'il ne retire jamais rien de ses expériences. Ou presque.

Avant le départ pour le Nouveau Monde, il croit à la renaissance de sa

passion pour Emilie,et il en est heureux. Mais en réalité, il n'y a rien

de changé dans cet amour qui approche de son terme. Ce qu'ils confondent

tous les deux avec l'amour renouvelé, c'est l'espoir d'un avenir meilleur:

en Amérique. C'est toujours le même accès d'enthousiasme devant un nouveau

but qu'on ébauche en imagination:

"Un autre avenir leur apparaissait, en effet, plus large, plus immense, insaisissable, radieux; par cela m~me qu'ils n'y pouvaient rien préciser, tout leur y semblait beau; de ce qU'ils n'avaient rien à en attendre, tout ce qui en viendrait serait superbe. Il reculait pourtant, comme le ciel recule et monte à mesure que l'on gravit une côte, mais ils le voyaient toujours, ils y croyaient encore".I

Si Madame Renaud navigue de concert avec son amant sur cette mer

d'illusions, c'est qu'elle le fait exprès, par besoin de recourir à tous

les moyens-même les plus éphémères-pour rétablir son amour. Mais Henry,

néophyte éternel, ne se rend compte de rien. Ego~ste, il est toujours

prêt à imposer ses propres défauts ailleurs, et à voir tout au-travers

de ses illusions:

"Henry se sentait fier et fort comme le premier homme qui a enlevé une femme, qui l'a saisie dans ses bras, et qui l'a entraînée dans sa tanière. Alors l'amour se double de l'orgueil, le sentiment de sa propre puissance s'ajoute à la joie de la possession, on est vraiment le maître, le conquérant, l'amant; il la contemplait d'une manière calme, sereine, il n'avait rien dans l'âme que d'indulgent et de rayonnant. "2

(I)Oeuvres Complètes, tome l, p.330~ (2)ibid, tome l, p.332.

rr

-55-

Mais selon l'esprit de notre héros, ce nouveau délire de joie ne

va pas tarder à se modifier •. Déjà, pendant la traversée, après le premier

mouvement de son exaltation, la passion ressentie pour Emilie devient moins

brûlante; et Henry tourne autour de son amour, le regard froid comme s'il

y cherchait quelque chose de nouveau qu'il ignore toujours.

" N'ayant plus rien à attendre d'Emilie, il en attendait quelque chose et lui espérait encore· des trésors non révélés, comme si tous ne lui avaient pas été livrés; aussi, quoique le présent fût doux, l'avenir ne lui en paraissait pas moins la mi~e inépuisable, où le dernier mot serait dit; chaque heure était belle, cependant il y avait au fond de ce charme même un regret singulier vers celle qui s'était écoulée et qui ne reviendrait plus."I

En effet,. un trait essentiel de leur union est son aspect irrésolu.

On ne sait pas ce qu'il faut attendre de la part d'Henry à un moment donné.

Mais une fois arrivés à New York, les réalités matérielles vont agir comme

un révélateur du sentiment incertain. C'est un style de vie qui soumettra

Henry à une dure épreuve de façon qu'il décide de ce qu'il sera. à l'avenir.

Dès l'arrivée, voilà notre héros aux prises avec les réalités crues de la

vie à New York et ailleurs:

"La vie matérielle, dont jusqu'à présent il avait à peine senti les écorchures commenta à le saisir de toutes ses tenailles et à le déchirer ~avec tous ses ongles. Chose hideuse!il fallut s'inquiéter de manger et de dormir; ils allèrent à Boston, croyant y trouver une fortune meilleure, à Baltimore ensuite, puis ils revinrent à~w York sans plus de chances d'y être mieux, mais l'espérant cependant."2

La gêne matérielle n'est pas comme la douleur morale; elle peut ra-

(I) Oeuvres Complètes, tome l, p.334.

(2) ibid, tome l, p.342.

-56-

baisser plutôt que grandir l'individu. C'est un élément destructeur • qui amplifie tous les mauvais côtés d'un mobile caché. On s'apitoie

sur ma souffrance et on en reporte la cause sur autrui. Henry se sent

humilié, même, par l'abnégation touchante d'Emilie qui ne se plaint pas.

Elle se tait; et c'est ce qui torture le jeune homme-ce témoignage

silencieux de toutes ses déconvenues sociales- et il lui en garde rancune:

fi Il arriva donc qu'à force de souffrir pour cette femme et d'éprouver pour elle mille tortures, que cette folle ardeur inventait, quelque chose de sa passion petit à petit s'évapora et disparut. 1I1

Emilie redouble ses efforts pour épargner à son amant les souffrances

matérielles. Ayant plus d'expérience et se trouvant alors dans cette espèce

de cul-de-sac o~ il n'y a pas d'issue immédiate, voulant par ailleurs sauver

son amour, elle travaille à pourvoir à tous les besoins de l'amant et à lui

éviter les misères du foyer. ~ais c'est peine perdue.

La vérité, c'est que ce soi-disant amour entre elle et Henry ne dépend

plus ni d'elle ni de ses efforts. Il n'y a plus rien qu'elle puisse faire

pour le sauver. Henry traverse actuellement un véritable enfer. Peu à peu,

il se reconnaît tel qu'il est; il constate son insuffisance à tous les niveaux.

Le point capital ici, c'est que son attitude vis à vis de l'avenir commence à

se modifier: le futur n'a plus d'attrait pour son imagination:

"Il avait vu récemment tout le néant de son instruction et la faiblesse de ses forces morales, quand il lui avait fallu se pousser dans le monde pour en exploiter les. mines cachées, et maintenant il découvrit la pauvreté de son coeur, qui se vidait à vue d'oeil. Alors il· se reconnut débile et impuissant à travers les belles choses de la vie; à la médiocrité de sa position matérielle vint se joindre la misère de son âme, et, redoutant l'accroissement de ces deux calamités jumelles, il entrevoyait un avenir prochain de dégradation complète, épouvante qui le prenait aux entrailles"2

(I) Oeuvres Complètes, tome I,p.342

(2) ibid, tome I,p~342 .. 3 tr-3

-57-

'L'Education sentimentale de notre héros progresse à grands pas.

Madame Renaud se rend compte de la métamorphose définitive qui se joue

dans l'âme de son amant, car elle renonce à tous ses manèges dramatiques

d'autrefois. Elle se replie sur elle-même et attend sto~quement l'issue

de cette union qui a désespéré tout effort.

" ••• elle trouvait moins à lui dire et n'avait presque plus de ces gazouillements enfantins dont elle était si prodigue autrefois; elle ne lui parlait plus des autres pour ajouter qu'elle le préférait à tous, elle n'avait plus de confidence à lui faire ni de récits de son coeur à lui conter; tout en effet avait été dit, redit, répété cent fois, la parole devenait inutile, tout se traduisait par le regard et par le sourire, un éternel sourire!"I

C'est à travers cette monotonie que continuent de rouler les deux

amants-s'efforçant de faire semblant que tout est normal. l'lais comme le

dit le narrateur perspicace: " ••• r ien en eux n'avait changé, et tout

était changé."2

Voilà le pauvre ~enry aux abois à cause de toute l'étendue passion-

nelle qu'il parcourt en même temps, mais sans qu'il le veuille. Il tourne

sur lui-même, frénétique mais impuissant:

"Voilà comme il passait tour à tour de l'angoisse à la certitude, de la conviction d'être heureux au doute de lui-même, de l'ivresse au dégoût, du plaisir à l'ennui, et ces phases diverses se succédant assez vite pour qu'il en eût la conscience simultanément, il en résulta dans son coeur un chaos écrasant, sous lequel il était perdu lui-même."3

Cette affaire accablante serait restée dans l'état déplorable o~

(I) Oeuvres Complètes., tome I,p.343 (2) ibid, tome l, p.344. (3) ~, tome I,p.344.

-58.

elle est alors sans qu'aucun des deux partenaires n'ait le courage d'y

mettre fin. Henry se serait trouvé dégradé et humilié si on lui parlait

de renoncer l sa grande passion-(il a toujours, n'oublions pas, quelques

vestiges de ses illusions), et Emilie pour sa part, qui sait? peut-être

qu'elle continue d'espérer un avenir meilleur, ou qu'elle attend simple-

ment le signal de la rupture définitive. Rappelons-nous encore que tout

dépend d'Henry: Emilie ne vit son amour qu'à travers l'amant incertain.

Ce signal funeste ne va pas tarder A arriver: c'est la lettre de Jules.

Et puisqu'Emilie ne partage pas son sentiment sur le contenu, ou plus

exactement, qu'elle ne manifeste aucun sentiment en lisant la fameuse

lettre, Henry est choqué singuli~relnent de son mutisme:

" ••• il s'écarta d'elle, une affreuse tentation le poussait l la battre pour la faire pleurer plus fort, l'entendre crieJ; et voir changer sa figure ••• "1

Comme nous devons nous y attendre, cet épisode est une excuse de sa

conscience coupable pour pouvoir s'expliquer la passion qui arrive à son

terme. C'est une raison inintelligente de la part du jeune homme pour qui

l'intimité avec Emilie devient de plus en plus lourde. Il s'agit toujours

de l'excuse d 'autrefois, lorsqu'il cherchait querelle à sa mattresse en':~:," ~"_ci';

disant qu'il détestait son mari.2

Il lui faut une raison pour justifier le dégoût qu'il ressent

désormais de cette liaison, et voill le "style abominable" de Jules qui.

lui offre cette occasion. La femme malheureuse ne répond

pas exactement comme il le faudrait sans doute; Henry s'emporte

(1) Oeuvres Complètes, tome l,p. 345.

(2) voir~, tome l,p. 323.

-59-

Eft<-c'en est fait d'elle. A notre avis, quelque réponse qu'elle fasse

Henry y aurait trouvé une cause de querelle. De là à la décision défini-

tive du jeune homme, il n'y a qu'un pas:

liA partir de ce jour-là, tout fut fini pour notre héros: il le sut et se le prouva clairement sans'en être affligé."I

Ce n'est pas dire qu'Henry n'aime plus Emilie; il'l'aime toujo~s à sa

manière:

" ••• il l'aima encore mais d'une façon plus tranquille avec moins de plénitude et d'ardeurs, passion devenue plus sereine et plus rassise, corollaire de son aînée tout en étant son antipode sans éruptions furieus~s et sans bouillonnements intérieurs, retirant un peu à l'affaissée ••• "2

En effet, cette nouvelle façon d'aimer est le début d'une nouvelle

étape dans la vie d'Henry. La derni~re phase de son éducation débute. Puisque

sa grande passion s'est évanouie devant l'image de cette femme à m l'éternelle

expression douce et niaise "3, Henry se voit alors désabusé, blasé et cynique

en ce qui co~~cerne l'amour. Selon lui, il ne sera plus victime de ses rêves

de jeunesse. Il se croit maintenant sevré de ses illusions juvéniles. Et dans

cette nouvelle perspective, Henry est supposé aussi heureux qu'au début de sa

'grande passion'. En réalité, il n'est 'guéri' qu'à demi. La cause de sa

joie actuelle n'est autre que la nouveauté d'une phase qui s'ouvre devant lui,

et il en est abusé comme d'habitude.

Mais conformément à ses nouvelles formules, Henry s'arrange pour

(1) Oeuvres Complètes, tome l, p.345. (2) ~, tome l, p.346. (3) ibid, tome l, p.346.

e -60- .

~ratiqu~r un même style d'existence. Il a modifié ses idées sur la

société, et tout comme un petit bourgeois qui traîne son fameux 'boulot'

de père de famille, Henry gagne sa vie à New York en.tant que simple

copiste-et chose remarquable, il en est satisfait:

"Puis il s'était habitué à un train de vie fort modeste; le matin, la fenêtre ouverte c'était Henry lui-même qui cirait ses bottes et brossait ·ses habits, sifflotant gaillardement comme un étudiant de la vue Saint-Jacques, et de temps à autre seulement se récréant les yeux en regardant sa maîtresse ••• "I

Bientôt, l'idée du retour en France vient troubler le repos de

cette vie 'conjugale' et alors, les vieux feux brillent une fois de plus

avec l'ancien éclat. Les deux a~mants s'élancent encore une fois dans les

cendres secoués de leur passion endolorie:

" ••• leur amour assoupi se réveilla tout à coup devant le bonheur qui réapparaissait pour eux dans un avenir infaillible, illusion à ajouter aux autres et dont Henry fut encore le dupe."2

On voit assez clairement que le jeune homme n'est pas toujours guéri de

ses anciens maux. Il attend maintenant de l'Europe tout le bonheur qui

lui a échappé depuis l'arrivée en Amérique, il y a presque deux ans. S'il

touche la dernière étape de son éducation, c'est une étape qui ne se

concluera jamais. Il est vrai qu'Henry s'est façonné un système par où

il veut devenir un 'condottière' social dès le retour en France, mais

c'est un système qui fait abstraction de son tempérament. Car il n'est

pas moins vrai que ceci est un facteur important qui modifiera jusqu'à

(1) Oeuvres Complètes, tome I,p_346. (2) ~, tome l, p •. 347-

2

rr

-61-

la fin le rôle choisi par le héros. En effet, Henry sera toujours victÜDe

de ce défaut, celui de toujours courir après un bonheur futur-avec le

résultat inévitable qu.'il retombe chaque fois dans ra déception d'un rave

impossible à réaliser, ou qui se déprécie par la réalisation mame. Or,

le rôle qu'il veut endosser ne convient pas à sa nature. Le cynique

prototype reconnatt la fausseté innée des convenances sociales; s'il s'y

livre, c'est en tant qu'homme désabusé, avec la tête froide, qui ne croit

l rien et qui n'attend aucune satisfaction profonde de la poursuite. Il

s'y livre seulement par besoin du "divertissement" dans une existence

autrement ennuyeuse, ou pour soulager ses appétits ~édiats. Mais Henry

n'ira jamais jusqu'au bout de cette conviction. Il .n'en a pas la capacité.

En tout cas, voilà les deux amoureux de retour à Paris. lÏenry est

tout de suite enclin à se laisser persuader de la nécessité de se séparer

d'Emilie:

" Tout le monde entreprit de lui faire quitter Mme Renaud et de le ramener enfin à un célibat moins conjugal: ~hrel lui-même s'en mala, y usa son éloquence, y compromit sa dialectique, y réussit à la fin, ce qui l'étonna beaucoup lUi-même, car il n'eut pas autant de mal qd'il avait cru d'abord et Henry se laissa facilement convaincre."I

Ainsi se termine cette liaison qui, d'abord passion·violente, finit

sur cette note quasi vulgaire. C'est que l'union s'est usée tout simplement

jusgu'à cet état vulgaire - et la faute n'est dGe à aucun des deux. C'est

le cours ordinaire de tout sentiment de cette sorte.

Dans l'intimité recherchée,~part la découverte de la chair, il y

(I) Oeuvres Com~l~, tome l, p.347.

-62-

éil. les- dégoûts ultérieurs. Henry, jeune homme plein de sensibilité juvénile

s'amourach~ d'Emilie et croit que c'est la grande passion de sa vie. Il

attend de cette liaison l'épanouissement de tout son être; il en est déçu.

Il n'y trouve qu'un plaisir monotone qui débouche bientôt sur l'habitude

et l'insatisfaction: d'où une poignante désillusion. Il va sans dire que

le dégoût naît de l'assouvissement et quelque peu de la chair rassasiée.

Mais il y a aussi la note de désillusion. D~s qu'on touche au but recherché

on se rend compte du vide où l'on est alors, on se demande: à quoi servent

tous les efforts et où cela mène. On regarde en arrière et autour de soi,

et on voit la solitude de sa situation. Encore une fois, on cherche de

nouveaux points de repère, et la lutte continue.

Toujours victime de ses illusions, Henry s'évertue à se montrer

constant et à s'expliquer qu'il aime Emilie toujours. A force de se

répéter ce besoin, il arrive à pouvoir maintenir le feu mourant de son

amour pendant deux longues années. A plusieurs reprises, il se joue la

même comédie, il retombe dans le même piège- celui d'un nouvel espoir qui

dérive d'un meilleur avenir. Selon le romancier, ce mirage est un leurre

habituel de l'homme. On rép~te le même jeu jusqu'à ce qu'on n'ait plus

l'énergie de continuer le combat futile.

Henry pensait que de quitter Emilie serait un crime épouvantable,

un grand déshonneur. Mais une fois guéri de ses illusions juvéniles sur

l'honneur et quand il a acquis une mesure du cynisme nécessaire à sa

vie future de IJcondotti~re", il fait taire la voix de sa "grande passion'!

L'homme roué qu'il se croit alors, écarte son amour pour Madame

Renaud- juste comme un mondain rejette un habit démodé,

-63-

'Très tôt, Flaubert a démontré par un symbole significatif le cours

de la liaison qui reprenait entre Emilie et Henry. C'est la fin du diner

à la pension-et chacun s'occupe comme bon lui semble. Monsieur Renaud

sommeille dans son coin et les deux amoureux s'engagent dans leur tête à

tête. Ils écrivent sur un morceau de papier. Un rendez-vous est fixé par

ce billet pour le lendemain. Par un reste de prudence féminine, Madame

Renaud prend le message et le jette dans la cheminée:

"Elle sourit avec sa charmante manière, prit le papier et le jeta au feu; Henry le regarda brûler: il se roula' sur lui-même en une gaze noire, ch~onnée, frôla sans le réveiller le bout de la pantoufle de M. Renaud, deux ou trois fois monta et descendit dans la cheminée, soutenu par le vent, puis, quand sa dernière étincelle fut éteinte, il s'envola tout à fait."1

Quoi de plus éloquent et de plus expressif! Nous ne saurons pas dire

catégoriquement que Flaubert était conscient de la portée symbolique de

l'épisode. Cependant, bien plus tard-juste avant le départ en Amérique

des deux amoureux-ils brûlent les documents et les lettres qu'ils devraient

laisser derrière eux. Alors, l'état de leur esprit n'est pas celui de·la

douce volupté d'autrefois; il s'y mêle 1 1 angoisse d'un sort inconnu dans

un pays lointain et la tranquilité d'une liaison à laquelle on s'était

accoutumé. C'est à ce moment-Il qu'Henry se souvient du premier billet

brûlé:

"- Te rappelles-tu, lui demanda-t-il, te rappelles-tu un soir de l'autre hiver, où nous étions réunis auprès d'un feu comme celui-là, et où une boulette de papier comme celles-là brûlait et voltigeait dans la cheminée? "Elle ne répondit pas, elle eût pleuré. Ii 2

(I)Oeuvres Complètes, tome l, p.293.

(2) ibid, tome l, p.329.

-64-

c,' est là. un des aspects du génie de Flaubert, ce rappel de l'épisode

dans une image aussi vive et aussi condensée, et surtout , de le faire

comme s'il n'y pensait même pas. Il n'ira pas plus loin dans ses

chefs-d'oeuvre,.; postérieurs.

=

-65-

~ules et Lucinde:

Si l'histoire sentimentale d'Henry et d'Emilie a été analysée

jusque dans ses moindres détails, en revanche celle de Jules et de Lucinde 1

, "'1. AC' nous est racontee, la plupart du temps, par 1 amoureux lu~-meme. e qu~

veut dire que tout sera vu à travers la personnalité et l'intérêt de celui-

ci. Il n'y a aucun doute que l'aventure amoureuse de Jules est consciem-

ment subordonnée à celle d'Henry par l'auteur-étant donné que Jules n'est

qu'un simple "repoussoir" à Henry au début du roman.

Il est vrai que l'amour de Jmles n'aura pas l'analyse féconde de

celui d'Henry; mais par contre, il sera raconté avec plus de poésie na~ve

de jeunesse, transposé à l'état idéal par le lyrisme enthousiaste de

l'adolescent romantique. A sa conclusion quasi tragique, la douleur morale

que Jules en ressent est vraiment profonde, et elle déclenchera chez lui

l'épanouissement de son caractère. Il sera joué par la troupe vulgaire

de cabotins dont la bonhomie facile le séduit d'abord; mais de cette décep-v

tion ressort une intelligence aigUe et critique des choses de la vie. Jules

s'éveille de son désespoir et il se rend compte, très tôt, de la futilité

des aspirations humaines, sauf une: le culte de la vie intime et de l'Art.

Nous voyons la première allusion à cette troupe dans la troisième

lettre de Jules à Henry. M. Bernardi, ses acteurs et ses actrices viennent

d'arriver au village; l'adolescent, condamné au sort monotone de douanier,

se morfond alors d'ennui et maudit le hasard qui l'a fait si pauvre. Il

rêve de Paris où son meilleur ami est installé. On peut comprendre le

bonheur et l'enthousiasme de l'adolescent qui pense au triomphe par l'art

==

-66-

A

~t qui prépare meme un mélodrame, "Le Chevalier de Calatrava" •

Jules est littéralement transformé dès l'arrivée inattendue de

cette troupe. Son engouement évident pour cette Compagnie de bohémiens

présage quelque peu de la facilité avec laquelle il sera berné par eux.

En effet, ce qui caractérise le jeune homme romantique, c'est son esprit

de démesure; tout va à l'excès chez lui. Il rencontre) par hasard, Bernardi,

et l'amitié qu'il lui voue se noue sans arrière-pensée malgré leurs goûts

qui n'ont presque rien de commun. Jules le précise dans sa lettre à Henry:

"Les gens qu'il admirait n'étaient peut-être pas ceux que j'admirais le plus et réc:i.proquement; ainsi, il déteste les drames en vers, prétendant que la prose va mieux à la scène."I

L'amour qu'il va concevoir pour Lucinde est aussi soudain qu'il est irréflé-

chi. Il est probable que Bernardi a résisté très tôt à l'envie d'envoyer

promener l'adolescent exalté seulement parce qu'il s'ennuie à la campagne

et que Jules le distrait un peu. Depuis le départ d'Henry, il faut

absolument à Jules un coeur-frère pour qu'il puisse lui confier ses rêves

et se décharger de son romantisme bouillonnant. C'est cette qualité qu'il

croit reconnaître en Bernardi.

, • A

Mais celui-ci n a que fa~re de ces betises de jeunesse, et soit

pour se défaire de sa compagnie, soit qu'il sente déjà ce qui doit arriver

dès qu'il le présente à la belle actrice, Bernardi amène Jules auprès de

Madame Artémise et de Mademoiselle Lucinde.

(I)Oeuvres Complètes, tome l, p.297.

-67-

Comme on doit s'y attendre, c~est un amour qui naît en coup de foudre;

le jeune homme est littéralement figé sur place devant l~ comédienne. Il la ~

pare en imagination de tous les attributs d'une beauté 'cristallisée'. Conforme

à la mesure de ses débordements romantiques, Jules fait une description exaltée

de Lucinde:

"Ah!. le luxe lui irait bien! elle inspire une étrange envie d'être riche, riche pour elle, riche afin que sa vie s'écoule s~s entraves et sans chocs violents et douce comme ces songes où l'on entend de la musique. Oui, elle est faite pour passer sa vie couchée dans un hamac afin que les plus douces brises la remuent, en même temps que la tige des fleurs et que 1es blondes vagues des blés , au delà des demeures des hommes, au-dessus des nuées, plus haut que les plus hautes neiges, enveloppée de son amour, et Ji2.1à planant sur le monde comme du haut du ciel; c'est avec elle qu'on voudrait se sentir monter vers les étoiles, vers la lumi~re, vers l'éternelle extase, d'un vol plus rapide et plus tranquille que celui des aigles et des ramiers sauvages, et, confondu à son ~e, se dissiper comme l'encens qui s'en va, qui s'en va lentement, toujours, en montant, pour mourir dans un espace pur et sans limites."I

C'est là une poétisation de la femme idéale. C'est l'exaltation d'un jeune

esprit qui se veut lyrique, et qui, dans un style recherché, enveloppe non

pas la femme aimée mais plutôt l'idée de toute femme aimée, avec les attributs

passionnels normalement employés par des poètes pour l'expression de l'amour

idéal.

Ce béjaune va se laisser plumer avec toute la facilité du monde- selon

ses démarches enthousiastes auprès de la troupe- mais c'est ce qui fera sa

supériorité. Il est violemment épris de Lucinde et il n'est pas gêné de la

réaction des autres en le manifestant à tous les yeux. Evidemment, il est

(I) Oeuvres Complètes, tome l, p.298.

-68-

wraiment un ~noureux romantique.

Bernardi, passé maître en connaissance humaine, se reconnaît ··-----·-····---7

dans cette phase fulgurante de la jeunesse. Il s'explique que Jules, à

part la fascination qu'il doit sentir devant chaque belle femme, rêve,

sans doute aussi, de la gloire ~tistique

"li devina que je devais écrire, je lui exposai le plan de mon drame et je lui en récitai même une sc~ne par coeur; il en fut enthousiasmé."I

Le directeur l'engage ensuite à venir donner lecture de sa pi~ce à la

troupe:imaginez la proposition sans égal à l'esprit du jeune homme: il

sera joué, lui! Il en est tout à fait rempli de joie. En réalité, Bernardi

s'amuse tout simplement. Au moment opportun, il a l'intention de faire

cesser le jeu : ce sera l'issue fatale;' de .la lecture incomplète. Le fameux

cinqui~me acte ne sera pas présenté- à cause du jeu de faux-fuyant .~e , ,~

Bernardi.

Au quinzi~me chapitre, l'attitude du romancier est modifiée quant

à la passion de Jules pour Lucinde. Nous les rencontrons pour la premi~re

fois dans cette vue de perspective que le narrateur a déjà adoptée pour

l'histoire d'Henry et d'Emilie. Flaubert renonce volontiers au styleépisto-

laire pour employer temporairement le style direct ou indirect. Pourquoi? Il

s'agit d'une prise de position analytique et objective. Il faut à l'auteur

un recul de vision afin qu'il puisse dominer et saisir les éléments essentiels

de la vie présente de Jules. Celui-ci traverse une période douloureuse qui

.--~----

(I)Oeuvres Compl~tes, tome l, p. 299.

-69-

va marquer toute son existence. Le jeune néophyte qui veut faire jouer

son mélodrame et qui, en même temps, nourrit une passion exaltante pour

la première comédienne de la troupe verra bientôt un aspect de la vie

dans toute sa crudité. Sa propre éducation sentimentale fera alors

beaucoup de progrès.

Jules est décrit à cette époque comme:

"~ ••• .' un enfant crédule et sans défiance. Aimant à aimer, voulant rêver de beaux rêves, facile à l'enthou­siasme, admirant ce qu'on admire et plus encore ••• "I

Flaubert sent le besoin d'une ironie légère devant le jeune homme qu'il

faut guérir de ses illusions. Le narrateur le considère d'un oeil moqueur

mais souriant. Il n'en est pas moins vrai que Jules acquiert plus d'impor-

tance dès lors. Petit à petit, il abandonne sa position subalterne par

rapport à ttenry et il brigue instamment son rôle comme second héros,du

roman.

Bernardi continue de malmener le pauvre adolescent qui attend la

mise en scène de son mélodrame et qui, d'un autre côté, se sent attiré par

la beauté enchanteresse de Lucinde. Le point significatif qui alimente 1

notre soupçon à l effet que ~ules n'est que l'objet d'une mystification "

vulgaire de la part de Bernardd et de sa troupe, c'est qu'il ne rencontre

jamais la belle actrice en t~te à tête. Il y a toujours cette duègue,

Madame Artémise, qui accable Jules de sa politesse mielleuse et excédante.

Lucinde pour sa part, ne parle guère. Il se peut que Jules n4~\~ pas la

(1) Oeuvres Complètes, .tome l, p.308.

-70-

hardiesse'ni l'expérience pour arranger les choses, mais il n'aura jamais

l'opportunité de faire la cour à Lucinde. Ce fait annonc~ d'une certaine

manière, l'issue de l'entreprise. A part l'obstacle externe, il y a un

caractère inné chez Lucinde qui est très révélateur. Jules n'aurait pas

pu reconnaître ce trait à travers l'idéalisation qu'il fait de son sentiment

pour elle. Elle est en réalité let femme-tmîtresse, sorte de Dalila, créée

pour la trahison et le malheur des hommes. D'après le narrateur:

HUne ironie peut-être cruelle palpitait sur sa lèvre mince, aux contours de sa bouche discrète •••• vaguement elle faisait penser à cette race de filles d'Eve venues pour perdre les hommes, à ces femmes magiques qui se jouent avec les serpents, s'enlacent le corps dans leurs anneaux et les apaisent en leur parlant, à ces maîtresses de rois qui causent les calamités publiques, créatures perfides et toujours aimées qui vous trahissent dans un baiser vous vendent pour des bijoux et vous offrent le poison tout en riant au milieu de la fête, en se jouant sur vos genoux. III

Jules se rend vaguement compte de cet élément troublant qui émane

de la personne de Lucinde. Il croit que c'est une fascination de son amour

éperdu pour elle. Au contraire, c'est la réactioil d'un poussin hypnotisé

par la froide beauté et par les yeux fixes d'un serpent. Ou comme l'a dit

le narrateur omniscient:

Il' ••• , de suite on se sentait disposé à l'adorer, à mourir pour. elle, puis tout à coup le coeur se révoltait et l'on se mettait à la haS!r sans cause. c~."

On se demande si la pusillanimité de Jules ne dérive pas en partie du magné-

tisme enchanteur de la femme perfide. Le narrateur pose lui aussi la question:

(I)Oeuvres Complètes, tome I,p~ 307-308.

-71-

"Etait-ce.à cause de cela que Jules n'osait presque lui parler? qu'il eût peur de rester seul avec elle? qu'il baissait les yeux rien qu'à la voir de loin, était-ce respect contemplation ou terreur? et d'abord l'aimait-il?"I

Jules ne s'embarrasse guère de tels soucis. Il croit aimer à en perdre

la tête, et au soudain départ des comédiens, il pense à se suicider.

Mais il est heureux d'avoir échappé aux griffes de velours de cette fe~e

sans coeur avec la seule perte de cent francs et un coeur blessé. D'ailleurs

il tire pleinement profit de l'expérience, par le fait qu'eiie déclenche

les qualités latentes de l'adolescent. C'est grâce à l'amour trahi que

Jules voit la vanité des choses terrestres et qu'il se replie sur lui-même.

A la disparition de la troupe, Flaubert revient au genre épistolaire

pour bien capter les' nuances d'une profonde douleur morale. Jules est déjà

sevré de ses illusions. Alors il n'est plus besoin du recul ir~~ique de

tantôt. Il ne s'agit pas non plus d'une analyse minutieuse des mobiles

dans le coeur du héros vivant une passion naissante. Ce qu'il faut surtout

c'est le ton du cri déchirant d'un coeur blessé par une trahison féminine,

abruti par une douleur inattendue mais aimant toujours la femme~tresse.

Le romancier recourt au style qui lui fournit les do~~ées essentielles de

ce cri angoissé.

Il va sans dire que l'intérêt de Flaubert pour la progression morale

de Jules devient de plus en plus apparente à partir de cette phase dans la

vie du héros. Peu à peu, le narrateur se confond dans les aspirations du

(I)Oeuvres Complètes, tome l, p.308.

-

~ - '- --, ~ - - ,. '-" " -' -. -~. . --72-

~rune homme~ exprimant ses pensées intimes comme si elles éta~ent les

siennes. Sans doute, le romancier intègre dans la vie de Jules quelques

expériences qu'il a vécues autrefois. Par exemple, il y a l'histoire du

vertige de l'adolescent qui, la mort dans l'ame~se penche sur le parapet

"Je suis redescendu dans la vallée, j'ai repassé lentement dans ce village que j'avais traversé en courant, je me suis accoudé sur le parapet du pont pour voir l'eau tourbillonner sous l'arche et emporter les brins d'herbe qu'elle arrachait sur les bords: la mousse montait le long du mur et courait vers moi, comme pour me prendre, le torrent parlait et m'appelait à lui. Oh!. que n'étais-je une de ces gouttes d'eau qui se roulaient avec furie et qui s'anéantissaient aussitôt dans la vapeur de leur colère."I

Image très vivante dans l'esprit de l'auteur, il n'y a aucun doute qu'elle

relève de la tentation du néant qui a assailli l'adolescent Flaubert au

collège royal de Rouen. Il se peut même qu'il ~dt vraiment été tenté de

se jeter une fois par-dessus un parapet dans une rivière ••••

Quoi qu'il en soit, Jules commence à profiter de son amère leçon.

Peu à peù il est amené à réfléchir sur la vie:

".Ah! quel mensonge que la vie! quelle amertume, rien que d'y songer! Quand vous voyez des feuilles, elles se fanent à l'instant, touchez à un fruit, et il se gâte, poursuivez quelque chose, elle se change en une ombre, et ce fantôme lui-même vous échappe, vous laissant moins que rien, le souvenir d'une illusion, le regret d'un rêve."2

Si Jules est déjà sevré de ses illusions juvéniles, il ne l'est nullement

au sujet du style ni du 'chic' ultraromantique. Il se plait à revendiquer

le titre de victime romantique:

(I)Oeuvres Complètes, tome l, p.313.

(2) ibid, tome l, p.314.

-73-

"Je suis maudit! tout m'a manqué, l'art et l'amour, la femme et la poésie, car j'ai relu mon drame et j'ai eu pitié de l'homme qui l'avait fait; cela est faux et niais, nul et emphatique."I

L'adolescent a presque terminé son "éducation sentimentale"; sa vie choisie

commence à s'ouvrir devant lui.

Ce qu'il faut garder à l'esprit, c'est que Jules autant qu'Henry

possède déjà en lui-même le germe de sa vie future. L'amour déçu n'a rien

à faire avec le pessimisme latent de Jules ni l'amour heureux dans le choix

mondain et politique d'Henry. Longtemps avant la com::htsion de leurs

aventures, lors du premier retour d'Henry au village pendant les vacances

de Pâques, le narrateur a déjà esquissé les différences de personnalité

chez les deux amis:

" •••• c'étaient deux hommes fort distincts: Henry était plus libre, plus léger, plus net dans ses allures; Jules était gêné comme quelqu'un qui étouffe, il était plus exagéré, plus entêté et plus absurde; seulement il avait une dis,po­sition naturelle à rire de lui-même, quand il se regardait à froid, qui était bien loin de la chaleureuse ténacité d'Henry; celui-ci avait plus de vanité et moins d'orgueil, il comprenait moins bien l'ironie et se serait plus choqué que l'autre'si l'on eût fait sa caricature." 2

On voit bien qu'il n'y aura rien de foncièrement dramatique dans leur con-

ception respective de la vie. L,'amour n'a été qu'un catalyseur dans la vie

des deux amis.

(I)Oeuvres Complètes, tome l, p. 314. (2) ~, tome l, p.308.

-74-

r,e Narrateur et l'Amour.

Le narrateur suit chacun des deux protagonistes dans son expérience

distincte de l'amour. Il en partage la joie et il en ressent la douleur.

Mais chemin faisant, il s'arrête quelquefois pour exprimer ses propres. idées

sur l'amour-passion. Malgré une forte tentation de voir Flaubert à travers

l'image du narrateur, il faut se garder de confondre les deux identités.

C'est pour cette raison que nous allons laisser de côté les théories person­

nelles de Flaubert sur l'amour. Nous allons nous limiter aux hypothèses

émises sur. l'amour, le cas échéant, par le narrateur.

Qui est cet observateur omniscient qui agit, en effet, comme la

providence par rapport aux deux héros? En quoi consiste sa sagesse morale?

Quel rôle joue-t-il dans le déroulement romanesque? Il n'est pas question

ici d'une analyse structurale. Mais jugeant aux indices discrets que le

narrateur suggère de sa personnalité , une certaine identité peut être

cernée. D'une part, il s'agit, sans doute, d'un jeune homme ayant une

sensibilité aussi aigUe que les deux personnages principaux, et très enclin

à partager leur sentiment. D'autre part, c'est un individu perspicace et

doué d'un rare talent d'observation; un homme qui connait les protagonistes

jusque dans les moindres détails de leur caractère et qui va même au-delà

de ces éléments pour indiquer ce: qu'ils deviendront plus tard. Le composé

fécond d'une telle personnalité doit être intéressant par la vaste gamme

____ d~'e~~ression qu'il comporte.

S'agit-il d'un jeune homme qui se pâme devant les charmes d'une

femme mûre? Le narrateur renonce volontiers à son survol pour faire irruption

" , ,

.,~~."~ .. _-~_ ... ~.,.~ .. -' ..... --75-

~ans le- cadre de l'histoire:

"J'aime beaucoup ces grands yeux de femmes de trente ans ces yeux longs, fermés, à grand sourcil noir, à la peau fauve fortement ombrée sous la paupière inférieure, regards lang<Ïlureux , andalous, maternels et lascifs, ardents comme des flambeaux, doux comme du velours; ils s'ouvrent tout à coup, lancent un éclair et se referment dans leur langueur. "I

Ou encore, au sommet de la liaison entre Henry et Emilie, lorsque

les rendez-vous nocturnes se multiplient, le narrateur est fasciné jusqu'au

vertige par les attributs charnels de la femme. Il les énumère avec tous

les transports enthousiastes d'un adolescent qui rencontre une belle femme

qu'il déshabille en imagination:

"Cette femme-là, vraiment, était d'un ragoût étrange, sa peau exhalait d'elle-même un parfum doux, vapeur de beauté qui monte à la t~te comme le bouquet de vins fameux; son pied avait cent mignardises que trahissait sa chaussure, et l'on pressentait sous son vêtement des délicatesses sans nombre; taille vigoureuse, propre aux bonds soudains et aux élasticités déchirantes, bassin large, hanches saillantes et rondes, seins durs, ventre souple, et toute la force de la santé et toutes les grâces de la langueur et toutes les voluptés de la femme mûre."2

Mais il y a aussi, à côté de cet emportement de jeunesse, l'attitude

d'intelligence supérieure d'un homme qui est déjà parvenu à la maturité,

qui a passé par le creuset de tant d'expériences humaines et qui en a tiré

une certaine sagesse. On l'entend parler d'Henry qui s'essouffle dans la

poursuite d'Emilie,et qui est toujours bercé par l'illusion érotique:

"Ah! savoure-la, enfant, savoure-la, la première brise parfumée qui s'élève de ton esprit; écoute le premier battement de ton coeur tressaillant, car· bientôt il ne battra plus que pour la haine, car il s'arrêtera ensuite comme le balancier cassé d'une horloge, car viendra vite

(I)Oeuvres Complètes, tome l, p. 285. (2) ibid, tome l, p.297 •

............. ----------------------~

r la saison o~ les feuilles tombent, o~ les cheveux blanchis­sent, o~ toutes les étoiles filent de ce vaste firmament, dont les feux s'éteignent tour à tour."I

L'impossibilité d'un amour-passion absolu et fatal est présente

à l'esprit du narrateur. Tout court à son terme, même la volupté la

plus douce:

"Leur passion, longtemps fermentée, commençait à s'aigrir comme les vieux vins. Arrivés à un certain degré, tous les sentiments} même les plus doux, tournent au sérieux •••• "2

C'est là un point significatif dans la vision de l'amour chez le narrateur.

Il est impossible de garder un sentiment constant pendant longtemps. Une

fois arrivé à son apogée, il est condamné naturellement à baisser ensuite.

Plus tard dans la premi~re Education Sentimentale le narrateur ira plus

loin dans cette idée de l'amour-passion. Jugeant de l'inconstance du

sentiment, il affirme que la passion n'est jamais également partagée. D'a-

pr~s lui, l'accord parfait entre deux âmes est une rareté:

"Dans le développement comparé d'une passion, d'un sentmment et même dans la compréhension d'une idée, l'un devance toujours l'autre, et le second est arrivé au point culminant que le premier l'a. dépassé ou est déjà revenu en arri~re. Les âmes ne marchent pas de front comme des chevaux de car_ rosse attelés à la même fl~che, mais plutôt elles vont l'une apr~s l'autre, s'entrecroisant dans leur chemin, se heurtant, se quittant, et co~rent éperdues comme des billes d'ivoire sur un billard; on adore telle femme qui commence à vous aimer, qui vous adorera quand vous ne l'aimerez plus, et qui sera ··.làssée de vous quand vous reviendrez à elle. L'unisson est rare dans la vie et l'on pourrait compter le nombre des minutes où les deux coeurs qui s'aiment le mieux ont chanté d'accord • "3

(I)Oeuvres Compl~tes, tome l, p.290. (2)ibid, tome l, p.322. (3)ibid, tome l, p.343.

H'

-77-

Bien que ce soit là une idée tr~s ch~re au romancier, et qu'il ait pu

la vérifier par ses propres relations avec Elisa Schlésinger (voir Jean

Bruneau -Les Dé buts Li ttérair~ de (fustav2-.~laube,;ct p .-'72 .• ), il faut se

garder d'attribuer l'hypoth~se du narrateur à Flaubert dans la premi~re

Education Sentimentale. Mais quelquefois pourtant la parenté dans l'idée

du narrateur et une conviction profonde de l'auteur est trop grande pour

ne pas y être sensible. Par exemple il y a l'idée du bonheur que l'on voit

définir succinctement par les deux. Il s'agit du "bonheur" d'Henry et

d'Emilie qui, selon le narrateur, n'est qu'une question de relativité; il

dépend de ce qu'on en at.tend :

"Le bonheur est de même, cage plus ou moins large;-; pour des bêtes petites ou grandes; le milan étoufferait dans celle où le serin vole à l'aise, et d'autres, où l'on enferme des vautours feraient mourir les lions, mais que les barreaux soient élargis, il arrive un jour où l'on se trouve tout haletant sur le bord, regardant le ciel et rêvant l'espace sans limites."I

Ceci est rattaché sans doute à l'amour de l'absolu qui est l'espace infini~

Le bonheur terrestre est cette cage variable qui limite le vol des aigles.

Qu'elle soit grande ou petite, il n'en est pas moins vrai que c'est toujours

une cage. Cette idée-là sera le fond de la sagesse ultime de Jules; après

ses déboires amoureux et quand il s'est guéri de la tentation de la vie

mondaine, il songe alors ~ue le monde réel n'a rien de comparable avèc le

monde du rêve:

---_ .. -

(I)üeuvres Complètes, tome I, p.3I4.

-78-

" ••• apr~s avoir vécu longtemps d'une vie toute idéale et imaginaire, au milieu d'amours célestes et de sentiments impossibles, il arriva à nier la beauté pour l'avoir trop aimée, et à rire de toutes les passions à force de les avoir étudiées ••• "1

Sur le bonheur, l'idée de Flaubert est assez nette: il n'y croit pas.

C'est une idée constante, comme il l'exprime énergiquement dans une lettre

à Maxime du Camp le 7 avril 1846:

"C'est étrange comme je suis né avec peu de foi au bonheur. J'ai eu, tout jeune, un pressentiment complet de la vie. C'était comme une odeur de cuisine nauséabonde qui s'échappe par un soupirail. On n'a pas besoin d'en avoir mangé pour savoir qu'elle est à faire vomir."2

Il n'y a rien d'étonnant alors à ce que Flaubert s'intéresse vivement à la

douleur de Jules et qu'il délaisse peu à peu Henry. L'intelligence de celui-

là a été aiguisée par sa déception amoureuse et comme l'entend le romancier,

rien n'est plus naturel à l'homme que le malheur. Il le dit à Maxime du Camp

dans la lettre citée plus haut:

"As-tu réfléchi combien nous sommes organisés pour le malheur? On s'évanouit dans la volupté, jamais dans la peine. Les larmes sont pour le coeur ce que l'eau est pour les poissons."3

C'est ainsi que l'intérêt de l'artiste va d'Henry et de son bonheur à Jules

malheureux dont l'intelligence commence à s'épanouir dans la contemplation du

monde idéal. Il y a sans doute à l'idée de Flaubert une hypothèse voulant que

la volupté amortisse et émousse l'esprit. Morel l'a très bien exprimé dans la

premi~re Education Sentimentale

" ••• j'enrage de voir chaque jour des gens d'esprit abrutis sous un cotillon: vous ne les voyez plus, ils ne sortent plus, ils restent chez eux, dans leur lit, dans ieur nid, avec leur maîtresse, avec leur femelle. Autrefois vous les

(I)Oeuvres Complètes, tome l, p.308 (2)CorrespondanceF, série l, p. 201 (3)ibid, série l, p.202.

-79-

connaissiez libres, joyeux, bons gaillards et maintenant ••• ! ils dorment, ou ils promènent Madame ••• Et puis je ne sais comment cela se fait, mais leur esprit se rétrécit, ils deviennent mesquins, crétins, ouvriers endimanchés, fort heureux quand le mariage ne s'ensuit pas."I

Nous ne voulions certes pas proposer Morel comme un truchement de Flaubert!

Mais il est très évident, dans le roman, qu'à partir du soi-disant bonheur

d'Henry, le jeune homme ne s'occupe de quoi que ce soit d'autre. Il délaisse

complètement ses études, et il vit coincé, pour ainsi dire, par sa passion

pour Emilie.

Et même cet amour aussi célébré entre les deux, qu'est-ce, sinon un

mélange de désirs et de volupté confondus? Le sentiment n'est finalement

qu'une toquade éphémère qui s'use vite avec le passage du temps. Pour un

homme tel que Flaubert qui porte toujours des réserves sur l'amour et sur

le bonheur, l'intimité entre Emilie et Henry n'est qu'un fond d'érotisme

réveillé chez eux:

" C'est ainsi que toutes les variétés de plaisir et de vanité se fondaient dans un ensemble complet qu'on appelle l'amour, de même qu'on appelle lumière tout ce qui brille à nos yeux, depuis les filets blancs qui passent à travers les murs des prisons jusqu'à la nappe d'or éthérée que le soleil des tropiques étend sur nos têtes."2

- et ceci même à l'état violent de leur passion, lorsque la liaison vient de

se nouer et que les deux amoureux sont très engoués l'un de l'autre. Ce qu'ils

ont pris pour l'amour n'est que le besoin de la chair; un simple défaut d'optique

de leur part.

Ce fait nous mène à conclure qu'il n'y avait jamais l'attachement de

------- - l'amour réel (dans l'acception classique du mot) entre Henry et Emilie. Le

(I) Oeuvres Complètes, tome l, p.29I.

(2) ~, tome l, p.315.

-80-

-jeune homme a été séduit par les attraits charnels de la femme mûre qui

pouvait satisfaire la faim érotique d'un adolescent encore puceau, tandis

que la femme s'y est engagée par'désoeuvrance' et par curiosité.

Cela dit, on ne sera plus surpris de voir comment la liaison se

dénoue aussi facilement. Une fois que l'appétit a été rassasié, les deux

anciens affamés n'ont plus besoin de continuer de se régaler du même ragoût.

C'est ainsi qu'ils se séparent avec toute la facilité du monde dès leur

retour de New York. Il n'y a pas d'éclats ni de sanglots ni de propos

déchirants dans cette séparation. Tout naturellement, les liens de la chair

qui les ont unis, dès le début, l'un à l'autre, se sont détendus d'eux-mêmes.

Henry et Jules ont fait leur éducation à l'école de l'amour. Et

conformément à leur tempérament, ils vont réagir, chacun à sa manière, à la

grande leçon qu'ils en tirent. Comme nous l'avons déjà précisé plus haut,

ce que Jules et Henry deviennent désormais n'est pas uniquement dû à leur

expérience amoureuse. Mais c'est l'amour qui cristallise leurs attitudes

face à la vie, et qui les aide à formuler leur philosophie personnelle. C'est

ce nouveau développement, ce que nous appelerons leur "idéal" que nous allons

étudier maintenant.

1

TR01S1EME CHAPITRE

L' IDE A L

"Je crois que je pourrais faire de bonnes choses: mais je me demande toujours à quoi bon? C'est d'autant plus drôle que je ne me sens pas découragé; je rentre, au coptraire, plus que jamais dans l'idée pure, dans l'infini."

(Lettre à Maxime du Camp, le 7 avril 1846)

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tes deux protagonistes de la premi~re Education Sentimentale, Henry et

JUles, ont déjà connu ce qu'est l'amour. Ils sont prêts à choisir leur

voie dans la vie et à entrer dans le monde des adultes. L'amour a été

une manière de creuset de l'intelligence pour l'un et l'autre- car c'est

à travers le sentiment qu'ils vont formuler leurs théories sur la vie idéale, -Vivant d'abord les délices d'une passion qui domine leur coeur d'adolescent

7

les deux amis ont fini sur une note de déception ou de fatigue. Ils

ressentent profondément la peine et l'insuffisance qui marquent toute passion

humaine. C'est à ce moment-là qu'ils commencent à voir clair en eux-mêmes

et qu'ils s'engagent dans l'avenir.

D'apr~s le narrateur, c'est la douleur et non pas le bonheur qui

permet à l'homme d'acquérir une nouvelle prise de conscience:

"C'est Ut1e tamis de tout sentiment: la douleur; celui qui se fond à cette épreuve n'en mérite que le nom, celui-là seul est grand qui y grandit encore."I

L'homme est capable d'aller jusqu'à l'héro~sme si son intelligence a été

aiguisée au préalable par une grande souffrance. Cette hypoth~se va nous

servir de mesure pour évaluer les choix différents des deux amis.

Il Y a également l'image du romancier qui se refl~te dans ses deux

personnages et qui, d'une façon, rév~le par le procédé son propre idéal.

Il va sans dire que Flaubert s'intéresse vivement au sort des deux protago-

nistes- examinant les mobiles secrets de leur âme, partageant leurs bonheurs

autant que leurs désespoirs, et analysant ce qu'ils pensent de la vie et

(I)Oeuvres Compl~tes, tome l, p.330

-83-

lce q?' ils en attendent. Si en fin de compte, le romancier re jette l'un

des deux choix comme insuffisant, c'est qu'il a pu le vivre par procuration

à travers sa créature. Si à travers l'autre, il fait preuve d'une espèce

de métempsycose littéraire, c'est que pour l'artiste, l'Art est plus vrai

que la vie réelle. On n'est plus étonné que Flaubert restera aussi fid~le

aux préceptes énoncés dans ce roman quasi intuitif pour sa propre vie future.

Henry et Jules commencent leur expérience sociale comme la plupart

des jeunes gens; ils cherchent un sens à leur vie et, grâce à leurs lectures

romantiques, ils rejettent l'existence ordinaire. Ce qui veut dire qu'ils

débutent en étant asservis au grand empire de l'Ennui. Les deux amis s'ennuient

de tout et ils rêvent à un sort poétique. Mais le mal romantique dont ils

sont affligés est l'état ordinaire de l'Homme. Même Flaubert en a beaucoup

parlé dans ses lettres; à Maxime du Camp, en avril 1846, il le:- définit ainsi:

"L'ennui n'a pas de cause; vouloir en raisonner et le combattre par des raisons, c'est ne pas le comprendre •••• Je sais ce que c'est que le vide. Mais qui sait? la grandeur y est peut-être; l'avenir y germe."I

L'écrivain dira aussi à Louise Colet le 2 décembre 1846:

"Je suis né ennuyé; c'est là la lèpre qui me ronge. Je m'ennuie de la vie, de moi, des autres, de tout."2

A part le désoeuvrement de Madame Renaud au foyer conjugal avant

l'arrivée d'Henry, il y a aussi l'ennui'affiché' ou 'chic' de l'homme blasé,

ou, comme le décrit le narrateur à propos d'Henry, lors de son retour à

(1) Correspondance , série l, p.204.

(2) ~, série l, p.4IO.

~_.j. __ " .... _~_-,_ ........ _ .~'(._~. ,l --84-

Isa ville natale ~ les "fa.çons de grand seigneur ennuyé" I; le grand méÙ,

c'est l'ennui de lassitude ou de répétition. C'est là l'ennemi mortel

de l'homme. L'état social condamne l'individu à la morne routine. Comme

corollaire nécessaire, on peut constater que toute chose répétée, si

douce soit-elle au début) finit toujours par lasser. Ce qui charme par la

nouveauté ou par la rareté devient une tâche pénible pour un autre par le

fait qu'il le répète chaque jour. C'est la réaction du capitaine Nicole

à l'enthousiasme d'Henry concernant la mer:

"-Comprends pas! répondit-il: pour vous, c'est possible, parce que c'est du nouveau, mais pour moi, ça m'ennuie drôlement de voir pendant deux mois une pla.ine sans herbe."2

Après les premiers d5lires de leur intimité voluptueuse, Henry et

Emilie commencent à être fatigués. Ils pensent que c'est le milieu restreint

qui les limite dans leur joie. Et par une na~ve recherche de point de repère,

ils reportent leur bonheur vers l'avenir où, installés au Nouveau Monde, ils

vont pouvoir s'aimer démesurément:

"La monotonie de leur existence, la régularité de leur bonheur même les irritait, leur f~isait souhaiter un bonheur plus vaste, moins circonscrit: ils le placèrent ailleurs, dans une partie nouvelle, loin de l'ancienne, et séparée de tout leur passé par la profondeur des mers."3

Le jeune homme, dans un nouveau mouvement d'exaltation, s'enflamme et

s'évertue à demeurer l'amant fidèle. IL se met à poétiser la femme dont

(I)Oeuvres Complètes, tome l, p.308.

(2)ibid, tome l, p.332.

(3) ~, tome l, p.330 •

.......... -----------------------

~e corp~ commence à le lasser, et il continue de réfléchir à son bonheur

comme au grand besoin de s~yie. Mais c'est là un effort inutile! L'empire

de l'ennui est trop fort pour qu'on s'y soustraie aussi facilement:

"Au milieu de ce bonheur était pourtant un grand vide, son âme y tournait irrésolue." l

Une fois à New York, les doutes se renforcent chez les deux amoureux

et l'asservissement à l'ennui devient plus clair à travers les différences de

personnalité qu'ils voient en eux-mêmes. Par un reste d'orgueil, Henry

s'efforce de noyer ses douleurs dans l'acreté du plaisir. Il veut taire ses

voix intérieures qui s'élèvent contre la liaison, mais c'est du temps perdu:

" Il appelait à son aide la frénésie de :t.a chair, elle venait, l'emportait dans son vertige et l'étourdissait de ses clameurs, et quand la fatigue l'avait endormi et que ses sens épuisés ne parlaient plus, il prenait cette lassitude pour une volupté douce, cette débauche de l'amour.

"Je ne sais quelle tristesse lui arrivait le lende­main, mais il n'avait pas la sérénité qui suit l'accomplis­sement des joies normales, et il retombait dans ses ennuis."2

Si Henry n'arrive pas à vaincre sa désillusion, il continue pourtant

de vivre avec Emilie- même après qu'il se soit rendu compte de ce qu'il ne

l~aime plus. Mais pourquoi? C'est que les habitudes acquises sont très diffici-

les à rejeter. Henry a pris l'habitude de vivre avec Emilie, il la connaît si

bien:

" • • •• il savait par coeur la fin de la phrase qu'elle entamait, l'intonation qu'elle y mettrait, le geste qui l'accompagnerait, le regard qui le suivrait ••• " 3

(I) Oeuvres Complètes, tome l, p.334. (2) ibid, tome l, p.344. (3) ibid, tome l, pp.343-344.

.

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App~emment, la vie du héros sera incomplète sans Emilie. C'est

dire qu'il l'aime par habitude. Cette manière d'aimer vient sans doute

de l'ennui. Elle dérive de l'effet paralysant d'une existence monotone.

L'homme se dresse co~ une situation qui tue son individualité, il en

devient ennuyé, mais peu à peu, à force de toujours répéter la même rou-

tine, il finit par s'y accoutumer. C'est ce qui serait arrivé à Henry et

Emilie sans le retour en France- comme l'explique doc~ement le narrateur:

" ••• Henry se filt donc perdu dans cette médiocrité de vivre et de sentir, si elle eût duré plus longtemps: il s'y serait accoutumé et englouti pour toujours ••• Ùn crie d'abord, on crie b~ell h~ut, puis on s'y fait peu à peu, on s'y fait, on y prend pmaisir, on s'enfonce, on s'embour­be, on s'encrasse, et en vmilà un de plus à nager dans le vinaigre et à vivre en bocal." l

Selon le narrateur, ceci est l'exemple parfait de la vie bourgemise:

puisqu'on ne peut rien changer à une situation sans issue visible, on arrive

à la fin à s'y adapter et même à y prendre goût.

Quant à Jules, l'ennui est un élém"en t naturel de son caract~re sensi-

ble. Très tôt, il a montré une haine farouche contre toute routine. Comme

il l'affirme dans osa première lettre à Henry:

"Depuis que tu m'as quitté, mon cher Henry, il me semble que tout est parti avec toi, ton absence m'a laissé un vide affreux."2

Dans sa deuxième lettre au même destinataire, c'est toujours le cri déchirant

d'une âme malmenée qui envie le sort de son ami installé à Paris. Sur sa

(I)Oeuvres Complètes, tome I, p.346.

(2) ibid, tome I,· p.280.

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situation monotone de douanier, Jules écrit:

"Pour moi, c'est toujours la même chose: je vais à mon bureau à neuf heures et j'en sors à quatre, et je me promène jusqu'à l'heure du dîner. Lë lendemain ressemble à la veille, c'est d'une monotonie irritante ••• Oh! comme je m'ennuie! je m'ennuie à mourir. Quelle vie je mène! j'en rirais de pitié si je n'étais aussi triste!"I

Mais l'adolescent entrevoit déjà sa vie future. Pour se consoler

de sa misère actuelle, il se rappelle les rêves d'enfance qu'il a partagés

avec Henry:

" •••• comme elles étaient tendres et belles, nos intermina­bles causeries des après-midi de dimanche, quand nos esprits partant de concert comme deux oiseaux qui rasent la cime des blés et des grands chênes, couraient sur le monde entier et s'envolaient jusqu'aux limites de l'infini!" 2

A part le style ampoulé et farci de souvenirs romantiques, Jules a déjà une

vague idée de ce qu'il va devenir après son aventure amoureuse.

Lu~inde s'en va et Jules est plongé dans son désespoir sans fond.

Il en est si abruti qu'il perd la notion du temps et que tout est englouti

dans une monotonie égale:

"Les jours et les nuits s'écoulaient, pareillement tristes, dans la monotonie des mêmes actions, des repas revenant à la même heure, de la toilette à faire tous les matins et à défaire tous les soirs. Tout ce qui intéresse les hommes lui était fort égal, tout ce qui les indigne le laissait froid •••• il était dans un coin, à s'ennuyer, sans vouloir soulever les masques ou monter au haut du théâtre pour jouir de l'ensemble."3

Alors la mort dans l'âme, Jules considère la vie comme' un bal masqué' et il

préfère y voguer à la dérive.

(I) Oeuvres Complètes, tome l, p.288. (2)ibid, tome l, p.288.

(3) ibid, tome l, p.32I.

e"

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". A travers cette vue pessimiste, on constate déjà une perception

critique chez l'adolescent. Ce qui veut dire qu'au lieu de se laisser

couler au~ond de son ennui, Jules se débat comme il peut, et il commence

à faire preuve d'une attitude énergique dans sa stagnation morale. Il

s'est expliqué tant bien que mal la vanité des choses terrestres et l'inu-

tilité des efforts humains. Mais c'est toujours un adolescent na~f- ou,

comme l'exprime le narrateur: "Sevré jeune d'illusions et y croyant encore •• 'H

Ainsi sent-il toujours le besoin de combler le fossé creusé par

l'esprit entre le monde réel et le monde de l'imagination. Tout prévenu

qu'il soit contre les sentiments terrestres, il continue de s'y livrer:

"Il aim~ donc toutes les passions, appela à ~ui tous les appétits, toutes les aspirations, toutes les convoitises ••• "2

Hâtons-nous d'affirmer qu'il ne s'agit pas ici de la forme défini-

tive de sa philosophie. Ceci n'est qu'une étape de son itinéraire vers

l'idéal. C'est sa réponse momentanée à l'ennui qui le tiraille même avant

l'épisode de Lucinde. Son imagination possède déjà l'envergure nécessaire

à son style futur d'existence. Après sa déception ruaoureuse, il ne fait que

recourir au baume habituel qui consiste à vivre par l'imagination un style

de vie qu'il aurait voulu mener dans la réalité. Il veut toujours goûter

"de l'action", mais puisqu'il n'a pas le tempérament pour affronter la

fatigue morale qui s'ensuit, il réalise cette vie 'active' plutôt dans i'es-

prit. Il goûte pour ainsi dire tous les plaisirs et toutes les voluptés,

(I)Oeuvres Complètes, tome l, p.325.

(2)ibid, tome I,p.325.

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(~t il éprouve tous les sentiments sans pourtant bouger. D'ici à sa vie

idéale, il n'y a qu'un pas, disons-le, mais l'adolescent na~f n'a pas

encore scruté toutes les intentions de son âme, ni renoncé tout à fait

à ses illusions de jeunesse.

Voilà les deux amis assez engagés dans la voie où ils sont poussés,

et par la logique de leur tempérament et par des événements hors de leur portée.

Flaubert les suit, chacun à son tour, dans ce choix définitif; il nous explique

comment les deux héros pèsent leurs attitudes différentes envers l'existence

et comment ils arrivent à choisir le train de vie convenant le plus à leur

besoin. Chemin faisant, le romancier témoigne d'une prédilection croissante

envers l'un au détriment de l'autre. Il ne s'agit plus d'un choix sans

base profonde de la part de l'auteur. C'est une conviction bien réfléchie,

et qu'il met de plus en plus au clair à travers sa créature préférée.

Par un procédé typique chez le narrateur, il y a Une analyse explicite

des deux voies ouvertes aux deux protagonistes alors en train de décider

de leur vie future:

"Deux choses arrivent: ou l'homme s'absorbe dans la société, en prend les idées et les passions, et disparaît alors dans la couleur commune, ou bien il se replie sur lui-même, en lUi-même, et rien n'en sort plus; des différences profon­des s'établissent entre lui et ses semblables, il y a des abîmes rien que dans la manière de comprendre une même idée: il vit seul, rêve seul, souffre seul, personne ne s'associe à sa joie, il n'y a pas de 'caresse pour son amour ni de consolation pour sa douleur, son âme est comme une constellation égarée que le hasard pousserait dans l'espace."I

(I) Oeuvres Complètes, tome l, p.360.

---

-90-

Les deux choix qui s'offrent à Henry et à Jules sont tr~s nets:

soit qu'ils s'engagent dans un train de vie moyen qui, d'une certaine

mani~re, les am~ne à devenir des individus sans identité; soit qu'ils

choisissent une vie de retraite, se retirant à l'écart de la société

mouvante et enrichissant une vie intime dont on ne se lasse jamais.

Apr~s la fameuse névrose de Flaubert au début de 1844, l'auteur

a opté pour une existence tranquille à CrQi;si;èt '"", et il a choisi tôt le

rôle qu'il allait jouer en société. C'est à peu près la même phase dans

laquelle se trouvent alors les deux héros de la première Education Sentimentale~

Voyons comment ils vont répondre au problème.

Henry et sa vie idéale.

Très tôt depuis l'arrivée au Nouveau Monde, Henry se rend compte de

la médiocrité de ses moyens-intellectuel, moral et même social. Quelle

mortification pour un jeune homme aussi égofste: il voit son insuffisance

sur tous les plans- ce qui le mène à avoir peu de confiance en lui-même:

Il Il douta de lui, et de tout ce qu'il avait aimé, de ses plus chères affections et des délicatesses les plus exquises, de ses sentiments les plus solides, de son intelligence, de son coeur et de son amour pour Emilie, subsistant encore seulement par l'habitude ou par le plaisir •••• il douta aussi de l'avenir, il le nia, il l'écrasa par avance sous le poids de son infortune présente ••• Il]

(1) Oeuvres Complètes, tome l, p.343.

ct -9I-

Le jeune homme traverse une douloureuse phase de sa vie. Il s'agit

sans doute d'un violent accès de rage impuissante; mais son scepticisme,

bien que superficiel, va teinter dorénavant toutes ses idées sur la vie. Vu

qu'il n'a pas la force intellectuelle ni la volonté morale qu'il faut au

grand homme pour demeurer seul, satisfait de ses propres moyens, Henry

s'adapte vite au style de vie le plus convenable à l'individu médiocre. Il

opte pour la position moyenne, où l'on peut agir comme la plupart, et où la

médiocrité triomphe. Avec son intelligence relativement supérieure, il occu-

pera une position d'où il pourra exploiter ses semblables moins doués. Car

expliquant l'objectif d'Henry avec plus de clarté, le narrateur le résume

admirablement:

"La vie. a besoin, pour paraître belle, que l'on se mette à un point de vue convenable, d'où la lumière du ciel ne tombe pas trop fort, et d'où les ombres n~ soient pas trop noires. Tout dépend de la perspective; n'agrandissez pas les horizons et ne rapetissez pas les premiers plans!"I

La sagesse ultime d'Henry est assez claire; il s'agit de tenir le

milieu de la rue. Plus tard, en faisant une étude comparée des deux amis,

le narrateur campe cette attitude politique sans équivoque chez Henry:

"Henry, au contraire, qui aimait l'humanité, ne se fiait à aucun de ses membres; il les divisait en deux grandes classes, celle des fripons, et celle des niais, il ne voulait pas entrer dans la seconde, et il se flattait de n'être pas de la premièrè.";

L'idée nous rappelle quelque peu la philosophie amorale de Vautrin

dans le Père Goriot de Balzac. Mais le petit Henry n'aura jamais la profonde

scélératesse ni la conviction réfléchie de cet homme infernal. Le fait qu'il

(I) Oeuvres Complètes, tome ,l, p.346. (2) ibid, tome l, p.366.

,(, ., , .~, ~ • '"' •• ~ ...L _ • '" J _ ~ .'

-92-

Iveuil~e tenir le milieu entre les deux classes "sociales" exprime l' ambigu5!té ,

de sa situation. Comme nous l'avons déjà exprimé d'ailleurs, bien qu'Henry

se rende compte de ses faiblesses et qu'il veuille en être guéri, il n'y

parviendra jamais. Il sera toujours victime de ses illusions.

Néanmoins, il entre dans la société et il se fraie un chemin à tra-

vers ses dédales. Puisqu'il se soumet aux règles du jeu _" ••• il se

conformai t à ses convenances ••• IIt dit le narrateur t -et qu'il donne dans

tous les goûts à la mode, même dans ses amours faciles, Henry connaîtra un

succès éclatant.- L'apothéose de sa carrière mondaine, c'est le poste

d'auditeur au Conseil d'Etat qu'il va briguer ensuite. En effet, il est

d'un tempérament à jouer un rôle politique- car aux dires du narrateur:

" ••• i1 passait sans difficulté d'une opinion à une autre) d'une raison à une autre contraire ••• " 2'

Comme on doit s'y attendre, le narrateur, et à travers lui, Flaubert,

est tout à fait détaché de la personne d'Henry. Il le considère de la hauteur

. de son ironie. S'ailleurs, il n'y a aucun doute qu'Henru se vulgarise peu

à peu dans ses contacts réguliers avec des éléments médiocres de la société.

A son insu et par un procédé qu'on pourrait appeler dialectique de la médio-

crité, Henry modifie ses propres goûts pour qu'ilS s'accordent à demi avec

ceux des milieux qu'il fréquente:

--_._---------

Il ••••• :: Jules trouvait qu' insensiblement il venait à respecter des choses peu respectables et à admirer des hommes médiocres."3

(I)Oeuvres Complètes, tome l, p.362. (2) ~, tome l, p.364. (3)~, tome l, p.366.

ai

-93-

Henry croit avoir trouvé la meilleure solution à ses problèmes

et à sa quête de la fortune. Mais comme nous devons le constater,son

choix ne résoud rien- ce qui fait l'ironie de sa situation. Il se croit

désabusé et fort expérimenté, mais la vérité, c'est qu'il n'a jamais été

autant victime de ses illusions. Son cynisme apprivoisé est celui d'un

Vautrin de bas étage- aussi supe~ficiel que son imagination. D'après le

narrateur, le doute universel qu'il a éprouvé à propos de ses déboires ne

relève que de"l'inconséquence de son égo5!sme ." I.

Son coeur se dessèche au contact de gens médiocres; il perd même

l'enthousiasme et la poésie na5!ve de l'enfance. En effet, il devient le

parfai t e::,:emple de l'aphorisme flaubertien regrettant le poète chez l'enfant

qui meurt jeune et à qui l'homme survit.

Le narrateur a bien précisé cette métamorphose dans la première

Education Sentimentale en parlant des go'ftts littéraires du nouveau "parvenu"

"Henry était tout à fait revenu des admirations exagérées de sa jeunesse, mais en quittant l'exagération il avait quitté l'enthousiasme, cette intelligence suprême des belles choses; la médiocrité de la pensée ne l'irritait pas, et il n'avait point non plus en son âme l'adoration des chefs-d'oeuvre:.:. D'ailleurs ses prédilections et ses vénérations s'étaient toutes tournées d'un autre côté et n'offraient plus le même caractère."2

Le pauvre Henry se perd par son propre choix. Mais cette conclusion

dépend de la perspective de l' 0 bservateur. (Siar l'élément essentiel qui

souligne ce jugement trouble est sa réussite matérielle. Il fait la cour

(I)Oeuvres Complètes, tome I, p.343. (2) ibid, tome I, p. 367.

-94-

~ la fille n'un ministre, et en fin de compte, on nous annonce qu'il va

faire un riche mariage- dlo~ l~ certitude de sa grande carri~re politique.

"Le voilà donc presque dans l'opulence et déjà dans l'illustration; avant quatre ou cinq ans, il sera député, et une fois député où s'arrêtera-t-il? "1

D'apr~s les formules personnelles de Flaubert, cependant) la réussite

matérielle d'Henry est son échec moral. Epouser la fille d'un homme d'état,

et par là s'asservir aux convenances sociales, c'est renoncer à sa propre

identité, devenir esclave du milieu.

Jules et sa vie idéale.

Avec une sérieuse application et un amour évident, le romancier va

suivre Jules à travers les événements qui le poussent· vers son choix final.

Il n'est pas question ici d'une analyse suivie de cette évolution. Nous

parlions plus haut d'un Jules qui, bien que guéri à demi de ses vieilles;

illusions,y croit toujours; il les.pratique par l'esprit. Il préf~re une

vie d'action et il la réalise sans un mouvement extérieur. Depuis l'aventure

malheureuse avec Lucinde, Jules vise de plus en plus à une vie sédentaire

mais féconde. A partir de cette triste histoire en effet, une révolution

s'est faite en lui, et le narrateur l'exprime ainsi:

,,~ " ••• .r il lui avait fallu d'abord se res~gner à une soli­tude complète, vivre pour lui seul, en lui seul; aussi les phases diverses de son existence s'accomplissent-elles sous les yeux de tous, sans que personne y vît rien, car les plus grandes péripéties de ce drame tout psychologique ne s'étendirent pas au-delà des vingt et quelques pouces de circonférence qu'avait sa tête." 2

(I)Oeuvres Complètes, tome l, p.373. (2)ibid, tome l, p.324.

-95-

f'adolescent continue à réaliser sa vie mouve~entée sur place. ~is

.peu à peu, il s'apaise; il commence à revenir des mirages éblouissants

d'une vie d'action. Le jeune romantique enthousiate fait place, petit

à petit, à l'introverti de l'âge mûr. Bientôt une reconnaissance logique

des limites imposées ~ la vie réelle par rapport à l'étendue infinie du

monde de l'imaginaire s'ébauche dans l'esprit du jeune homme. C'est juste

à ce moment qu'il passe de l'amour ~u réel à l'amour idéal . . "Il se retirait petit à petit du concret, du limité, du fini, pour demeurer dans l'abstrait, dans l'éternel, dans le beau."I

Ceci marque le passage définitif de Jules à sa vie idéale. Il

reconnaît la grande différence entre le monde de l'imagination plein de

poésie et une vie réelle médiocre. Il se rend compte de ce que son nou-

veau goût de l'abstrait dépasse de très loin la réalité chétive de l'exis-

tence en société. Il intègre dans sa vie intime les variétés multiples de

ces romances antiques et barbares qui se déroulent en lui à travers le temps

et l'espace.

Le narrateur résume bien la grande différence entre le concret et

l'idéal en disant dans un autre contexte:

Il . " ••• :. la vie humaine n'a pas de boissons pour toutes les soifs ni de mets rassasiants pour tous les appétits •••• "2

Il est impossible de réaliser tous ses rêves, il y en a même qui n'ont

aucune chance de jamais exister dans le réel. C'est l'abîme que l'homme

n'a jamais su franchir.

(I) Oeuvres Complètes, tome l, p.327.

(2) ibid, tome l, p.330. -

-96-

•. Si par-hasard Jules est toujours sous l'empire de quelques-unes

de ses vielles illusions, un épisode bizarre va le guérir tout à fait de son

mal. Il s'agit de l'incident du chien galeux qu'il croit avoir rencontré.

Evénement hallucinant dans sa vivacit~ glacée et objective, cet incident

est d'autant plus saisissant qu'il ne tombe pas dans le piège habituel- celui

du mélodrame. Flaubert nous le présente avec une simplicité froide, sans

parti pris, et sans aller au pathétique ni à ~a recherche du style.

En effet, le caractère essentiel de l'événement est sa note de

doute. Est-ce Fox, l'épagneul que Jules a donné en cadeau à Lucinde ?-

ou est-ce tout simplement un autre chien perdu? Est-ce une illusion de l'ado­

lescent, déclenchée par un vertige intérieur? On n'en sait rien; le narrateur

ne répond pas aux questions posées. L'épisode nous suggère le doute éternel,

le scepticisme métaphysique de beaucoup de penseurs sur la création.

Flaubert possède déjà la taille d'un grand romancier dans ce morceau­

d'après sa propre formule: un individu qui doit agir, dit-il, comme la Nature

en faisant rêver longuement au lieu de courir à une bête conclusion.

Jules en tire la leçon ultime de sa vie; on n'est sûr de rien; tout

n'est qu'illusion. C'est"son dernier jour de pathétique", dit le narrateur,

et dès lors, il sera guéri de "ses peurs supersti tieusesl~ l Il travaille à

s'améliorer; il entreprend des études é:tde."ttLques et il se soumet à une auto­

critique rigoureuse. L'époque du petit romantique est ~ors tout à fait révolue!

-----(1) Oeuvres Complètes, tome l, p.354.

-97-

Guéri de ses propres faiblesses, Jules porte son regard au-dehors.

Il réfléchit sur l'homme et il constate qu'il est toujours le même:

"Cette égalité continuelle de l'homme, quoi qu i J.1 en ait et partout où il se trouve, lui semblait une justice qui rabaissait son orgueil, le consolait de ses humilia­tions intérieures, lui rendait enfin son vrai caract~re d'homme et le replaçait à sa p1ace."I

C'est à ce moment qu'il pense finalement à la profession qu'il va

adopter; il choisit le culte de l'Art. Et pour commencer, il énonce sa

propre esthétique: tout est beau dans la nature; "la laideur n'existe que

dans l'esprit de l'homme ••• " 2 L'Art est la seule chose qui lui soit

acceptable. Grâce à son esprit d'auto-discipline, Jules a élargi ses

horizons intellectuels, et il a acquis d'autres dimensions dans sa person-

nalité. Il a fini par constater que seul l'Art peut exprimer l'infini de

l'imagination:

"Le monde étant devenu pour lui si large à contempler il vit qu'il n'y avait, quant à l'art, rien en dehors de ses limites, ni réalité ni possibilité d'être."3

C'est uniquement par le rêve, croit-il, que l'on peut répondre à sa soif

d'absolu.

Chemin faisant, Jules se p1ai t à "démy.t'Aifier" les apparences,

à aller jusqu'au-delà du sublime, et à démasquer l'imposture et l'hypocrisie

générale. Il est alors suffisamment guéri de ses vieux maux pour pouvoir

rentrer dans la société mouvante; dorénavant, il ne connaîtra plus de

tentations. Dès lors, il est capable de se considérer et de regarder ses

(I)Oeuvres Complètes, tome l, p.356. (2) ibid, tome I,p.355o

(3) ibid) tome l, p.356.

-98-

semblables de façon objective. Le voici dans la société: quelle pâture

pour son goût du grotesque:

" Il assista un autre jour à la réunion solennelle d'une société de tempérance; la.réunion eut lieu à 9 heures du soir, après un grand dîner qu'avait donné le président; presque tous les membres arrivèrent ivres, et déclarèrent qu'ils permettraient à leurs adeptes tout au plus le thé et la limonade\ les plus gris furent les plus éloquents, les douleurs de l'ivresse se peignaient sur leurs visages, quelques-uns même en vomirent ."I

Jules est vraiment revenu de ses illusions d'autrefois; il est tout

à fait guéri de sa maladie romantique. La marque suprême en est sa réaction

vis à vis de Lucinde lorsqu'il retrouve Bernardi, ancien amant de la comédien-

ne:

"Jules aimait à causer d'elle, à entendre de la bouche même de Bernardi mille détails intimes qui la dégradaient, mille faits qui outrageaient le souvenir qu'il en avait gardé; il se la figurait dans les bras de ce comédien vulgaire, il la voyait embrassée par cette bouche-là, déshabillée par ces mains-là, aimant d'un sale amour toute cette sale personne ••• ,' il tâchait de retrouver sur lui quelque chose d'elle, comme une exhalaison du passé et un reste d'odeur."2

C'est l'attitude quasi masochiste d'un esprit excessif qui se mortifie

à outrance, sans doute, par besoin de se purger des vestiges d'une passion

fatale et humiliante. En· fait,le jeune homme ne veut plus vivre que sa voca-

tion. Tout en lui est canalisé vers l'objectivité dans l'Art. Jules se

"dépersonnalise" pour ainsi dire, et il vit pleinement par sa préoccupation

esthétique:

(I-)Oeuvres Complètes, tome l, p.359.

(2) ibid, tome l, p.362.

-99-

"Sa vie se plie à son idée, comme un vêtement au corps qu'il recouvre; il jouait de sa force par la conscience de sa force; ramifié à tous les éléments, il rapporte tout à lui, et lui-même tout entier il se concrétise dans sa vocation, dans sa mission, dans la fatalité de son gen~e et de son labeur- pamthéisme immense, qui passe par lui et réapparaît dans l'Art."I

A travers plusieurs expériences surtout·traumatisantes, quelquefois

positives, Jules est finalement arrivé à la dernière étape de son idéal- le

culte de la vie intérieure et l'excellence dans l'Art. L'auteur a fait une

analyse aussi suivie du progrès que fait sa créature afin qu'il y voie

clair lui-même.

Henry et Jules devant Flaubert.

Flaubert a suivi chacun des deux héros dans la première Education

Sentimentale du début de leurs aventures amoureuses jusqu'à leur choix

idéal à la fin. Il a partagé leurs joies et leurs douleurs dans la vie.

Il les a accompagnés jusqu'au bout de leur itinéraire;,. Il a ressenti les

charmes attendus par un adolescent devant l'image d'une femme mûre autant

qu'Henry. Il a goûté les délires ~oluptueux de la chair avec lui. C'est

ainsi qU'il a pu faire une analyse du sentiment avec autant d'authenticité.

Il a aussi vécu avec Henry les déceptions ~ui naissent d'un appétit repu,

et les déboires de l'éternel espoir sans cesse rallumé au coeur humain. Si

le romancier rejette en fin de compte cette sorte de vie, c'est qu'il a pu

constater à travers som premier héros l'insuffisance du choix dans son

(I)Oeuvres Complètes, tome l, p.370.

-IOO-

'propre besoin de l'absolu.

C'est à ce moment-ci que Flaubert commence à délaisser Henry pour

s'intéresser de plus en plus au sort de Jules. Depuis la passion malheureuse

de celui-ci pour la belle comédienne, nous le voyons accéder à une philosophie

réfléc~de de la condition hurpaine. D~s lors, il n'y a plus de doute qu'Henry

a cédé la position centrale à Jules. Le point d'intérêt est alors tout à

fait axé- sur l'attitude mentale de celui-ci. Pètit à petit, Flaubert entre

presque enti~rement dans les idées de Jules. Il ne se dissocie qu'à la

surface du héros qui devient de plus en plus le truchement de ses propres

idées. La preuve de cette hypoth~se se trouve dans les deux derniers chapitres

du 'roman, dès qu'il s'agit de Jules. Le narrateur n'a plus cette ironie lég~re

qui soulignait son détachement vis-à-vis des personnages. En analysant les

préoccupations multipmes de Jules et en le préparant pour sa vie dans l'avenir,

il n'y a pas un seul cas de ces interpositions des chapitres précédents. Ce

qui veut dire que l'auteur s'est confondu presque enti~rement dans les aspira­

tions du jeune homme.

Après la tentation d'une vie active et d'amours iUgueuses , Flaubert

sera obligé de mener une vie calme en marge de la société- en partie à cause

de sa propre faculté d'autocritique. Sa maladie obscure a aussi contribué

largement au changement radical dans son style de vie:Bruneau en a fait une

étude approfondie,(voir ~es D~buts Littéraires de Gustave Flaubert-I831-1843,

p.380-383).

Est-ce une co~ncidence, alors, si les deux protagonistes de la premiè­

re Education Sentimentale connaissent une semblable métamorphose dans leur

-IOI-

vie? Ce n'est pas la maladie qui a été cause de l'évolution, mais c'est

l'amour qui a précipité les tendances floues en eux et qui a modifié

leurs idées sur la vie. La maladie violente de l'auteur est remplacée

ici par l'amour dans la vie des deux héros, mais vers le ... but. Henry meme

va des illusions de jeunesse sur la passion au cynisme facile d'un homme

blasé mais toujours médiocre, qui comprend que se soumettre aux règles

du jeu social, c'est ne pas devenir victime du système. Jules, lui,passe

de son romantisme débridé et de son pessimisme précoce (tout comme l'adoles-

cent Flaubert) à une vie retirée, consacrée au culte de l'Art, symbole d'une

âme qui se lib~re de la chair pour retrouver la liberté primordiale. Flau-

bert constate les richesses illimitées d'une vie intérieure à travers lui.

Si l'auteur finit par choisir l'existence de Jules plutôt que celle d'Henry

c'est qu'il a pu apprécier à travers le premier la limite de toute poursuite

terrestre,que le choix d'Henry ne vaut pas grand-chose; qu'il n'y a rien au

monde, en fin de compte, qui mérite une attention sérieuse sau~ le culte

absolu de l'Art. Si le romancier opte pour ce culte, ce n'est pas par goût

d'un académisme aride ni par besoin d'une abstraction intellectuelle pour

y voir fleurir son amour-propre; mais c'est que ce choix lui offre un refuge

puissant contre les déconvenues de l'existence.

Il y a en chacun de nous le besoin d'une préoccupation profonde,

telle que la religion ou la"création ". Tout homme rêve à la divinité, à

l'idée du pouvoir créateur. L'Art,d'après quelques-uns, est le seul moyen

de parvenir à cette espèce de sainteté. Flaubert et sa 'créature' préférée,

Jules, se trouvent parmi cette élite. L'idée de l'affinité entre l'Art et la

e

ct -I02-

~eligion fait partie intégrante de l'esthétique de celui-ci:

" ••• la nature se prêtait à ce concert et le monde entier lui apparut reproduisant l'infini et reflétant la face de Dieu; l'art dessinait toutes ces lignes, chantait tous ces sons, sculptait toutes ces formes, en saisissait les proportions respectives, et par des voies inconnues les amenait à cette beauté plus belle que la beauté même, puisqu'elle remonte à l'idéal d'où celle-ci était dérivée, et qui produit en nous l'admiration, qui est la prière de l'intelligence devant la manifestation éclatante de l'fntel­ligence infinie, l'hymne qu'elle lui chante dans sa joie en se reconnaissant de sa nature, et comme l'encens qu'elle lui envoie en gage de son amour."I

Il est assez intéressant, en effet, de relever des indices et des points

communs qui lient le romancier à Jules, son personnage. On voit chez eux le

même refus de mener une vie de routine. Flaubert poursuit à contre-coeur ses

études de Droit à Paris; Jules enrage d'être douanier. La vie marginale sera

également adoptée par l'un et l'autre. Voyons rapidement aussi~.qUelles sont

leurs lectures d'adolescent. La grande prédilection du jeune Flaubert pour

Homère et Shakespeare est bien connue:

"Quand je lis Shakespeare",

dira-t-il dans une lettre à Louise Colet le 27 septem~re 1846,

Ilje deviens plus grand, plus intelligent et plus pur."2

Et à propos de Jules, le narrateur nous précise la base de ses vastes études:

" Homère et Shakespeare ont compris dans leur cercle l'humanité et la nature: tout l'homme ancien est dans le premier, l'homme moderne dans le second, tellement qu'on ne peut pas se figurer l'Antiquité sans Homère, ni les temps modernes sans Shakespeare. Ils ont été si !~~~~ qu'ils sont devenus nécessaires; ce qu'ils ont fait est leur oeuvrë-ën-m~më-tëmps-que celle de Dieu; ils sont eomme la conscience du monde puisque tous ses éléments s'y trouvent rassemblés et qu'on peut les y saisir."3 (souligné par l'auteur)

(I) Oeuvres Complètes, tome l, p. 35I. (2) Correspondance , série l, p.339~ (3)Oeuvres Complètes, tome l, p.357.

-I03-

Ce .sont les deux classiques qui ont suggéré au jeune Flaubert

et à travers lui, à sa créature Jules, que l'ijomme imaginatif peut se

consoler des misères ordinaires de la vie en s'adonnant à la pratique

exclusive de l'Art.

En ce qui concerne la fameuse esthétique de Jules dans le dernier

chapitre de la premi~re Education Sentimentale, ses idées sur la Vie et

l'Art sont pour l'essentiel les idées de Flaubert en 1845. Il s'agit

de la même haine des convenances sociales, d'une même attitude d'autocri­

tique et du même sentiment de "complétude" dans l'Art.

C'est par un procédé presque artificiel et forcé que Flaubert

inclut dans son roman les deux derniers chapitres. L'histoire aurait dU

finir avec le retour de New York d'Henry et d'Emilie-et le choix idéal

des deux protagonistes. On n'apprend rien de nouveau dans l'exposition

des théories esthétiques de Jules- sauf peut-être le besoin de l'auteur

qui veut voir clair en lui-même en énonçant ses propres idées à travers

le personnage qui lui ressemble le plus.

Flaubert sent autant que Jules la nécessité "d'arriver à la conscience .'

de la vérité."I

C'est par rapport à ce besoin ultime que le romancier scrute soigneu­

sement les mobiles cachés dans le coeur de Jules. Il met au clair ses propres

tendances, et il prévoit ce qu'il va devenir dans le proche avenir au fur

et à mesure qu'il pénètre plus avant dans la vie idéale de sa créature.

Naviguant de conserve avec les deux protagonistes, Flaubert cons-

(I)Oeuvres Complètes, tome l, p.35I.

-Io4-

~tate trè~ tôt que les appétits terrestres de l'homme sont vite rassasiés;

rien, dans la vie que mènent la plupart des hommes, n'arrive à l'infini,

même pas le vice. Tout est borné, rétréci, chétif dans la société humaine.

Seule la vie rêvée peut évoquer les charmes d'une existence idéale, faisant

goûter ici-bas les délices inconnus de la volupté éternelle.

Cette vie est possible pourtant en s'adonnant à l'Art. Geci explique

d'une certaine manière la raison pour laquelle Flaubert asservira toute son

existence au culte de la "Forme" sous peu. Plus tard, en I852, il écrira

à Louise Colet pourquoi il préfère cet "esclavage" à toute autre préoccupa-

tion:

"Voilà pourquoi j'aime l'Art. C'est que là au moins, tout est liberté dans ce monde des fictions. On y assouvit tout, on y fait tout, on est à la fois son roi et son peuple, actif et passif, victime et prêtre. Pas de limites; l'humanité est pour vous un pantin à grelots que l'on fait sonner au bout de sa phrase comme un bateleur au bout de son pied (je me suis souvent, ainsi, bien vengé de l'existence; je me suis repassé un tas de douceurs avec ma plume; je me suis donné des lIiemmes~ de l'argent, des voyages) comme l'âme courbée se déploie dans. cet azur qui ne s'arrête qu'aux frontières du Vrai."I

Le malheur ordinaire des hommes veut qu'ils àttendent tout le temps" un état

meilleur. On· se gausse toujours d'un bonheur ~;venir. 1

Où est la sagesse capi-

tale du romancier? La voici: Seul est heureux celui qui sait rester au bord

des aspirations habituelles des hommes et qui sait nourrir sa vie intérieure.

Mieux vaut réaliser son idéal par le rêve, car même les aspirations atteintes

se ternissent vite. Plutôt rêver que posséder. Ceci est déjà une ébauche de

la poursuite sans fin que pratiquera Frédéric Moreau dans l'Education Senti-

(I) Correspondance, série 2, pp~ 4I5-4I6.

-I05-

mentale de 1869; c'est la sagesse de l'échec volontaire, la satisfaction

douce-amère d'une vie rêvée plutôt que vécue, la philosophie sto~que de

l'inaction.

La tradition qui fait de Flaubert un solitaire muré dans la maison

de Croisset n'est pas sans fondement. L'écrivain n'attend rien de l'extérieur

depuis son choix suprême. A son avis, l'avenir heureux est une illusion, un

mal qui afflige la plupart des hommes. Toute poursuite terrestre à part

le culte de la vie intérieure, est un mirage. Il faut s'habituer à· se satis-

faire en soi, à ne rien attendre du-dehors pour ne pas tomber dans la déception

générale.

La vie consacrée à l'Art atteint la plénitude possible de la nature

humaine. Par là, l'homme parvient aux deux délices principales : la volonté

et. la liberté. L'individu est alors tout à fait disponible devant ses propres ~ .

ressources, et il mène le style d'existence qui a le plus d'appas pour son

esprit. D'autre part il téalise sur le papier ses aspirations les plus pro~

fondes sans que rien de l'extérieur puisse le détourner du but fixé. Voilà

la vie idéale, comme l'entend l'artiste Gustave Flaubert à travers l'expérienc~

qu'il tire de ses études d'Henry et de Jules.

"

E

gUATRIEME CHA PIT R E

LA FORtE ET LE FOND.

"Il n'y a pas de belles pensées sans belles formes, et réciproquement. La Beauté transsude de la forme dans le monde de l'Art, comme dans notre monde à nous il en sort la tentation, l'amour."

(Lettre l Louise Colet-le 18 sèptembre 1846)

·e -107-

. Flaubert n'a pas voulu publier la première Education Sentimentale.

Bien qu'il fût conscient de 1<!:excellence de quelques parties du roman,

il a toujours refusé de le livrer au public. Pourquoi? C'est qu'il

n'était pas satisfait de l'état final de l'oeuvre. Le romancier était

assez heureux du voyage en Amérique par exemple, et il le dira plus tard

à Louise Colet.

Si le roman annonce à certains égards le grand romancier, il

n'en est pas moins vrai qu'il p~che par sa composition. Il y a par

exemple., la technique qui n'est guère habile, l'intrigue centrale se noue

et se dénoue à plusieurs reprises; le ton de la narration varie d'un

épisode à un autre.. Selon Bruneau:

"];a première Education Sentimentale apparaît donc comme un. roman peu composé, écrit vite et d'inspiration changeante."I

Un premier signe de ce défaut est l'attitude du romancier devant

les deux protagonistes. En effet, il a voulu qu'Henry occupe la place

centrale, et il l'indiquera dans une lettre du 16 janvier 1852 à

Louise Colet:

"Je n'avais d'abord eu l'idée que de celui d'Henry. La nécessité d'un repoussoir m'a fait concevoir celui de Jules."2

Mais c'est un 'repoussoir' qui va déplacer bien vite le héros originel.

Il se peut que Flaubert Qt.t employé ce procédé pour souligner la réalité

des choix qui s'offrent aux deux protagonistes. Il a failli choisir tout

comme Henry, mais enfin, il opte pour l'existence idéale de Jules. On

(I)Les Débuts Littéraires de Gustave Flaubert,p.403. (2) Correspondance , série 2, p. 343.

-Io8-

~eut. alors affirmer que la technique apparemment défectueuse~ en ce qu'elle

ne garde pas un ton égal jusqu'à la fin, représente d'une manière symbolique,

tl·incerti tude de l'auteur.

Quant aux registres d'écriture employés par Flaubert dans le roman,

nous avons indiqué plus haut leurs intentions multiples. Il y ~ le style

d'un narrateur omniscient qui domine le cadre des événements pour bien

interpréter la psychologie des deux personnages principaux. Il y a aussi

le genre épistolaire qui permet l'expression de la 'subjectivité' d'un

sentiment ou les effusions d'un coeur sensible. Les deux formes sont un

composé intégrant dans l'art du romancier. Rappelons-nous que jusqu'ici,

(I843-1845), Flaubert n'a écrit que des oeuvres autobiographiques où le

'moi' romantique est exalté, où le coeur de l'adolescent déborde de ses

rêves, de ses déboires et de ses espoirs juvéniles. La première Education

Sentimentale est la première oeuvre du jeune romancier où il ne soit

plus question de son égo~sme romantique, et où il examine des personnages

qui sont d'une certaine manière détachés de sa propre identité. A partir

de cette oeuvre, le romancier dit ' réaliste' apparaît déjà. Ce qui est

très significatif, c'est que Flaubert reconnaît les deux éléments dans sa

nature. Dans la lettre à Louise Colet déjà citée, il précise en plus:

"Il y a en moi, littérairement parlant, deux bonshommes distincts: un qui est épris de gueulades, de lyrisme, de grands vols d'aigle, de touteS-ïes-sonorités de la phrase et des sommets de l'idée; un autre qui fouille et qui creuse le vrai tant qu'il peut, qui aime à accuser le petit fait aussi puissamment que le grand, qui voudrait vous faire sentir presque matériellement les choses qu'il reproduit ••• tlI (souligné par-ir;üt'eürr

(I) Correspondance, série 2,pp.343-344.

-I09-

Mais c'est une combinaison que Flaubert va essayer de dissocier

dorénavant parce qu'il croit l'avoir manquée dans son premier roman

"impersonnel":

"L'Education Sentimentale, a été, à mon insu, un effort de. fusion entre ces deux tendances de mon esprit (il eût été plus facile de faire de l'humain dans un livre et du lyrisme dans un autre), J'ai échoué" l

Dès lors, les deux genres ne seront plus confondus. L'auteur de Madame

Bovary n'est gu~re perçu dans le rom~cier de Salammbô. Mais puisq~e

les deux tendances lui sont également importantes, Flaubert s'arrange

pour pouvoir les satisfaire, au moment voulu.

Il Y a aussi des inattentions inévitables de la part d'un écrivain

toujours en apprentissage; les petits défauts d'un grand esprit qui, tout

en détenant déjà les éléments essentiels de son génie, n'a pas encore

maîtrisé le dur labeur de 'maçon littéraire'. Il y a ~es interpositions

et ces parenth~ses nombreuses du narrateur qui sont belles en elles-

mêmes, mais qui nuisent à ~a progression de l'intrigue, et qui laissent

ainsi le lecteur désemparé.

Alors, le cours de la narration s'arrête et l'on a devant soi

l'image d'un narrateur égo5!ste qui nous régale à souhait de ses propres

théories. Il va sans dire que le lecteur accepte cette insolite inter-

ruption avec quelque mauvaise humeur, mais c'est là un procédé très

(I) Correspondance, série 2, p.344.

-110-

Icher à l'école romantique- et Flaubert n'est pas tout à fait guéri de

certains tics de son temps.

On nous décrit les charmes de Madame Renaud; le narrateur n'a

pas su résister à la tentation d'évoquer ce qu'il trouve de plus charmant

chez la femme mûre:

flJ'aime beaucoup ces grands yeux des femmes de trente ans, ces yeux longs, fermés, à grand sourcil noir, à la peau fauve fortement ombrée sous la paupi~re inférieure, regards langoureux, andalous, maternels et lascifs, ardents comme des flambeaux, doux comme du velours •••• " l

Il y a aussi le moment o~ Flaubert rêve de l'avenir, surtout des

voyages qu'il aimera faire:

"Je ne sais que par le rêve et je ne peux pas vous dire cette suprême mélancolie du voyage que le sillon du navire doit vous laisser dans l'âme; je n'ai pas vu des cieux plus roses luire sur des feuilles plus larges, ni firmament plus étincelant se mirer dans des mers plus bleues; il doit être doux, quand la nuit est venue, de savourer la paix du vie[ océan qui dort, d'écouter la poulie crier, la voile retomber, l'horizon bourdonner. Verrais-je jamais, la lune qui brille au haut des voiles" les cordages qui font leur ombre sur le pont~ et le soleil qui sort des flots secouant à l'air la ,crinière rouge de ses ;;,'-', .. lP.a.~o na!?!' 2

C'est lors de la traversée d'Henry et d'Emilie vers New York. Flaubert montre

une nostalgie pure, nostalgie anticipée de ces voyages qu'il fera quelques

années plus tard. La vérité, en tout cas, c'est qu'il sait plus',:.'; par le

rêve ce qu'est le voyage en bateau puisqu'il a déjà visité la Corse en 1840.

(I)Oeuvres Complètes, tome 1, p.285a

(2)~, tome I,p.333.

-III-

~e plus, le moment du voyage des deux amoureu~ en Amérique ne convient

pas à son propre rêve.

Quelquefois cependant, l'interposition du narrateur est plus heureuse.

Il Y a l'épisode du petit exposé concernant l'argent qui par son ton hilarant

et un peu familier, égaie le mouvement de la narration et ajoute du piquant

à l'histoire- en atténuant la déconvenue grandissante des deux amoureux:

"L'argent est un animal à la chasse duquel on use sa vie, à peine quelquefois l'a-t-on saisi par la queue qu'il vous glisse des mains et que l'on tombe sur le derri~re. Oh'! je ne m'essoufflerai pas à ta poursuite, gibier aux cents pieds et à la tête d'âne! mais passe une fois à la longueur de men bras et je te briserai les reins, je te ferai bondir en l'air et j~1f!. sèmerai à tous les vents, aux quatre coins du monde. "1

La beauté formelle de l'oeuvre est sensible surtout à travers l'emploi

des images dans la description. Flaubert possède déjà à un haut degré le

don de ces métaphores pittoresques dont rel~v~ en partie, sa fameuse objecti-

vité. Parlant du cours ordinaire de l'amour, l'écrivain nous offre le symbole

d'un arbre verdoyant:

-----~---~._-----------

"Les arbres grandissent sous la pluie qui fait verdoyer leur feuillage, ils se développent au milieu de l'ouragan et s'étalent magnifiquement dans les tempêtes, jusqu'au jour cependant o~ leurs rameaux s'y brisent et o~ leur tronc pourri s'envole en poussière sous l'haleine des nuits d'été. Ainsi de l'amour, les souffrances que lui cause l'objet aimé le font grandir et s'élever tant qu'il peut s'élever et grandir encore, mais lorsque, émanant tous ses parfums, riche de fleurs, profond de racines et large d'ombrage, il est monté jusqu'à la hauteur o~ Dieu lui a permis d'atteindre, le malheur alors ne sert plus qu'à le faire mourir."2

(I)Oeuvres Compl~tes, tome I, pp. 34I-342.

(2)ibid, tome l, p.342.

~ .... ------------------

-

--------------------........... -I12-

flaubert n'ira pas plus loin dans l'Education Sentimentale de 1869. Il

s'agit dans cet extrait, de la fameuse pi~ce de 'médaillQn', qualité suprême

de l'oeuvre de la maturité.

Le roman de jeunesse nous fascine bien plus par ses registres d'ob-

servation. On y voit force hypothèses sur la vie, des généralisations

emphatiques et panoramiques, des jugements enthousiastes à propos des hommes.

Par exemple, il yale cas de Jules et d'Henry qui, en fin de compte, se

tournent mutuellement le dos à cause de leurs goûts alors radicalement opposés.

Ceci mène le narrateur à une sombre réflexion sur l'existence sociale:

"La vie se passe ainsi en sympathies trompeuses, en effusions incomprises; ceux qui s'endorment dans la même couche y font des rêves différents, on rentre ses idées, on refoule son bonheur, on cache ses larmes; le père ne connait pas son fils ni l'époux son épouse, l'amant ne dit pas tout son amour à sa maîtresse, l'ami n'entend pas l'ami- aveugles qui au hasard tâtonnent dans les ténèbres pour se rejoindre, et qui se heurtent et se blessent quand ils se sont rencontrés."I

Ceci vient sans doute. de la sagesse, de l'expérience ou d'un cynisme

précoce chez le jeune Flaubert. Mais à son âge, d'ordinaire, on ne se pique

pas de jugements aussi inflexibles.

Il Y a aussi, évidentes dans ~ette oeuvre, quelques indications de ce

que Flaubert va devenir un peu plus tard. Madame Bovary constitue le sommet

de son excellence avec la scène des Comices agricoles. L'écrivain y maintient ,

à deux niveaux différents, deux préoccupations tout à fait distinctes. Il

s'agit de la comédie que jouent les deux espèces de "fumistes". Il y a d'une

(I) Oeuvres Complètes, tome I, pp.367-368.

_, ~~~? _ ~_r _. _ ... ~ _ ~ - - .- -, ,- r - • • - :œ:

ct

-II3-

part Rodolphe qui fait une cour discr~te et habile à Emma; et d'autre part,

on voit le Conseiller qui énonce les qualités de la démocratie. Les mani~res

des deux hommes sont visiblement différentes; ce qu'ils attendent de leur

effort n'a rien de commun. Et pourtant, les deux intérêts sont intimement

liés parce qu'ils courent aux buts visés par une voie semblable: ils cherchent

à ensorceler leurs au di toires distincts ... · C voir Oeuvres Compl~tes, tome l,

p.622-624). Il Y a une sc~ne analogue dans la premi~re Education Sentimentale.

C'éët le ch~p±tre comique où Henry va raconter ses déboires à Morel. L'ado-

les cent est blessé par le mépris simulé d'Emilie. Par besoin d'un coeur

sympathique, o~ il puisse déverser ses larmes jusq~'alors réprimées, Henry

revient sur les insultes qu'il vient d'essuyer pendant la promenade! cheval-

tandis que Morel, lui, n'a que faire du 'sentiment' de son jeune compatriote:

.' Voici le héros arrivé chez Morel ncrotté jusqu'à l'échine, mouillé jusqu'aux os, la voix émue et la joue pâle": "-Ah mon pauvre Morel!" "-Levez-vous un peu, vous êtes assis sur mon pantalon." "-Je suis un homme bien malheureux! continua Henry." "-o~ diabie ai-je mis mes bottes de maroquin rouge?" "- Si vous saviez ce que j'ai souffert!" "-Voyons sous la commode, disait Morel se parlant à lui-même, je suis pourtant rentré avec elles! Si je les avais laissées,

. je m'en serais bien aperçu, il me semble." •••• "- Est-ce que vous auriez cru ça d'elle (c'est ! dire d'Emilie Renaud), vous qui le connaissez? " "-D'elle? de qui parlez-vous? de Louisa? ma foi, non! ce pauvre Boucherot ne méritait pas çq" •••• l

Et ceci va durer tr~s longtemps avant que Morel reconnaisse qu'Henry lui parle

de ses propres malheurs en amour. En se séparant, les deux 'amis' sont aussi

(I)Oeuvres Compl~tes, tome l, p.303.

• i

, -. .,~. ~ '.\"-' .. ,-,~- .. -,~,.~- -,.- - --~.,-,.- .,~ ' .. ~--- '.' .

------ .. - ...

-II4-

Idégoûtés l'un de l'autre qu'ils ne se sont pas compris:

"Le diable t'emporte! pensait Henry en refermant la porte; ouvrez donc votre coeur aux hommes et montrez-en les bles­sures, ils détourneront la tête avec horreur ou riront de votre faiblesse, car ils ne souffrent pas, eux, et ils s'occupent d'autres choses ••• "I "Sont-ils drôles, tous ces farceurs, avec leur sentiment! se disait Morel •••• en voilà un dont je commençais à avoir suffisamment pour ma part." l

Il est évident que cette scène ne parvient pas à la profondeur ni aux

significations multiples des Comices. Mais derrière chaque épisode, il y

a l'idée du romancier pour qui tout homme moyen est au fond égo~ste. Il

contemple celui-ci toujours à la poursmite acharnée de ses intérêts,

tournant volontiers le dos à ceux d'autrui. On y voit aussi l'ironie

mordante de l'écrivain qui s'amuse de la bêtise ordinaire de l'espèce humaine.

L'homme croit que sa passion éphémère ou ses besoins terrestres sont les

réalités qui comptent le plus au monde. Il s'essouffle à leur réalisation,

mais enfin, il est toujours déçu du résultat. En fait, il est condamné

à ce combat perpétuel.

Pour Flaubert, l'homme se cramponne à ses appétits vulgaires jusqu'au

bout; l'ironie dramatique est qu'il en revient victime encore des vieilles

illusions. Rien ne change dans l'ordre universel; c'est l'homme qui ne se

comprend pas. Le met assaisonné que l'on convoite aujourd'hui est le même

qu'on fuira comme un poison demain. L'idée flaubertienne .. par excellence.,

est déjà perceptible dans cette oeuvre de jeunesse.

(I)Oeuvres Complètes, tome l, p.306.

-115-

Ifs influences.

Nous sommes assez gênés pour affirmer catégoriquement que Flaubert

puise quelques-uns de ses matériaux de chez ses confr~res alors fort à la

mode:Hugo, Balzac ou même Eug~ne SUe. Ce n'est pas dire qu'il n'a pas été

influencé par ces 'maîtres ' cél~bres; Flaubert avoue volontiers son admira-

tion pour quelques écrivains de son temps. On se souvient de ce qu'il dit

de Victor Hugo dans une lettre à sa soeur, datée fin janvier 1843:

"C'est un homme comme un autre, d'une figure assez laide et d'un extérieur assez commun. Il a de magnifiques dents, un front superbe, pas de cils ni de sourcils •••• J'ai pris plaisir à le contempler de près, je l'ai regardé avec étonne­ment, comme une cassette dans laquelle il y aurait des millions et des diamwts royaux •••• C'était là pourtant l'homme qui m'a le plus fait battre le coeur depuis que je suis né, et celui peut-être que j'aimais le mieux de tous ceux que je ne connais pas."I

Mais, comme chez les écrivains classiques du XVIIe siècle, l'admiration

chez Flaubert n'est pas un esclavage. Ce qu'il tire d'une source quelconque, il

l'adapte à son propre usage- et selon son tempérament. Ou plus justement, il

modifie son emprunt pour qu'il convienne à ses règles du Beau absolu. Maxime

du Camp l'avertit, un jour, qu'un extrait de la premi~re Education Sentimentale

se trouve textuellement chez Goethe dans Wilhelm Meister. Flaubert aurait alors

répondu: "Cela prouve que le Beau n'a qu'une forme."2

Le romancier est trop fier de son art, il travaille trop consciemment à

l'épanouissement de sa propre maîtrise pour s'assujettir volontiers à tout

(I)Correspondance, série l, pp. 127-128.

(2) d'après Bruneau, Les Débuts Littéraires de Gustave Flaubert, 1831-1845,p.396.

-

-II6-

a~tre ton que le sien-si juste soit-il. L'écrivain construit son style

personnel, et on y retrouve parfois de ses lectures préférées. Il est le

premier à reconnaître que son art n'a pas encore atteint le niveau voulu

de l'expression. C'est ainsi qu'il ne délaisse pas ses études. Il travaille

toujours à sa propre éducation et à son amélioration en se référant aux oeuvres

des maîtres. L'écrivain éclectique emprunte encore un peu partout avec le

résultat que l'oeuvre est presque un pot-pourri d'éléments disparates. Mais

tous ces éléments trouvent une expression logique dans la coloration affective

de l'auteur. Par exemple, il yale gont de la généralisation et le procédé

panoramique dont Balzac a fait l'essentiel de sa description. Il y a aussi

la prédication secrète et le verbalisme de Victor Hugo. L'adolescent Flaubert

les intègre à son roman, avec modification, bien sar -étant donné qu'il aime

encore, d'une certaine manière, les dogmes. Un cas typique est ce chapitre

où l'on voit Morel pour la première fois (voir Oeuvres Complètes, tome I,p.289).

Une raison de ce défaut apparent, si on peut le considérer ainsi, c'est

que Flaubert n'a pas maîtrisé complètement son art. Romancier toujours en

devenir, il apprend sa profession en contact avec des maîtres bien connus. D'au-

tre part cependant, le jeune homme est déjà parvenu à un niveau appréciable

dans sa vocation.

turels chez lui.

Sa peinture brille surtout par les attributs ou les dons na-

Comme l'a fort bien expliqué Maurice Nadeau:

"La sûreté du coup d'oeil, l'élégance du geste, l'efficacité de la. parole, il les possède déjà. Son esprit est débarrassé de toutes les préoccupations qui encombrent la tête de ses contemporains, Balzac, Victor Hugo, George ·S'and compris. Il va droit au fait, et c'est le fait lui-même qu'il nous pré­sente:à nous de nous en arranger." l

(I)Gustave Flaubert, Ecrivain,p.73.

=

-II7-

_Flaubert s'arrête parfois pour se moquer du genre en vogue, du

goût qui fait fortune. S'il traduit alors des idées empruntées à une

sOÙrce quelconque, c'est qu'il le fait exprès, afin d'en souligner les

éléments ridicules. Le cas échéant, Flaubert recourt au procédé de la

parodie. A ce moment-là, d'une idée à la mode et prise au sérieux par

tout le monde, on ne retient chez lui, que l'aspect caricatural. Pendant

les préparatifs du voyage à New York, Henry assomme Emilie de ses projets

là-bas:

"-Un jour nous reviendrons en France, n'est-ce pas? mais quand le temps nous aura consacrés; le monde qui nous repousse maintenant nous acceptera alors, je serai riche!" "-Riche?" "-Oui, riche. Pourquoi non? Je ferai bien comme les hommes forts, qui ont bâti pierre à pierre le palais où ils trônent, et qui sont rentrés en car~osse au village d'où ils étaient sortis pieds nus •••• " l

Henry est livré comme d'habitude à son accès d'exaltation. Il rêve du retour

triomphal en France avec des galions chargés d'or. Il est assez intéressant

de comparer son enthousiasme na~f à quelques lignes dans une lettre qu'un

héros balzacien, Charles Grandet, écrit à sa maîtresse avant son départ aux

Indes:

" ••• je commencerai là -bas comme ont commencé les hommes d'énergie qui, jeunes, n'avaient pas un sou, et sont revenus riches des Indes."2

Charles Grandet, lui, revient riche des colonies tandis qu'Henry

rentre en France, cruellement désillusionné. Il n'y a aucun doute que Flau­

bert se moque du genre littéraire qui fait grand cas des voyages d'exploration

(I)Oeuvres Complètes, tome l, p.329.

(2) Eugénie Grandet, (1833) éd. Garnier Frères (1961) p.I42.

ms E

-II8-

let d'expatriation. C'est un genre qui date en-partie du XVIIIe siècle.

Encore au XIXe siècle éhez quelques romantiques, le goût n'est pas éteint.

Beaucoup de personnages chez Balzac s'expatrient pour aller faire fortune

outre-mer,et chose typique à l'époque, la plupart d'entre eux reviennent

très riches. Flaubert est sceptique et amusé par la facilité avec laquelle

on s'enrichit aux colonies. Henry, lui, se repaît des clichés populaires;

il s'enflamme jusqu'au vertige en pensant aux sols américains qui, à son avis,

regorgent littéralement d'or et d'argent. Même Emilie qui partage d'ordinaire

les rêves outrés de son amant, reconnaît l'illusion de ces nouveaux espoirs

sur l'Amérique. Elle lui dit gentiment:"-Tous les espoirs t'arrivent à la

fois, enfant ••• "I

Il en va de même avec le genre 'marine'. A l'instar d'Eugène SUe,

tous les jeunes hommes qui rêvent alors à la gloire littéraire le pratiquent.

C'est une suite interminable de pirates, de grandes aventures maritimes, de

héros noirs qui se vengent du monde occidental. Il y a force histoires de

combats épiques sur la mer, de tueries inou~es et barbares, aussi bien que

des amours invraisemblables entre un bandit aux jurons effroyables et une

vierge modeste. Mais comme on le présume facilement, c'est un genre qui

intéresse surtout les classes populaires de la société. On n'y trouve presque

jamais d'étude approfondie d'un personnage ou d'une situation. Ce sont surtout

des gestes et des mots populaciers qui font le ressort ordinaire du style.

C'est évidemment un genre que Flaubert trouve très mineur. Il en laisse une

indication,sans doute, dans la première Education Sentimentale lorsqu'il

(1) Oeuvres Complètes, tome l, P.329.

-II9-

ébrit -au sujet de la fuite des deux amoureux en Amérique:

"Il n' y avait donc pas à bord trop de jurements, ni de coups de pied au derrière, le genre maritime y était médiocre, on y eût vainemeny cherché un traître."I

Il est toujours question de la parodie de l'aventure maritime avec les images

du nègre Stat8e et du capitaine Nicole. Ce sont des éléments essentiels

du fond d'exotisme facile qui est l'objectif du roman d'aventure sur mer au

XIXe siècle.

Ce voyage 'amoureux' aux Etats-Unis, en effet, qu'est-ce sinon un épi-

sode à dimension plutôt parodique? Les deux amants ne rencontrent rien à

New-York qu'ils n'auraient pu trouver à Paris. On y ··vit aussi 'matériellement'

qu'en Europe. D'ailleurs, le romancier a traité ce séjour de façon aussi super-

ficielle que possible. A notre avis, il expédie les amoureux là-bas afin de

donner libre cours à son goût d'exotisme. Mais avant d'aller plus loin dans

cette hypothèse, voyons un peu ce qu'est cet exotisme de Flaubert.

L'exotisme.

On a beaucoup écrit à propos du 'tempérament normand' du romancier,

de son penchant pour l'espace et pour le soleil, de son amour des nuits torrides

des Tropiques. On a beaucoup parlé de son attachement profond à tout événement

qui émeut, qui surprend et qui écraSe l'homme par son caractère excessif, de son

exotisme de rêve qui lui fait parcourir, encore écolier, tous les horizons

lointains. Ne se vante-t-il pas lui-même du sang de "l'aventurier" en lui? A

(I)Oeuvres Complètes, tome I,p.333

:nwm

-I20-

Louise Colet, il écrira le I4 décembre I853: ~

"La civilisation n'a point usé chez moi la bosse de sauvage, et malgré le sang de mes ancêtres (que j'ignore compl~tement et qui sans doute étaient de fort honnêtes gens), je crois qu'il y a en moi du Tartare et du Séythe, du Bédouin, de la~ Peau-Rouge."I (sic)

Pour compléter l'image de Flaubert, jeune homme curieux de pays

lointains, on se rappelle ses nombreux voyages. Il y a l'excursion en Corse

vers la fin de 1840; à deux reprises, l'auteur voyage au. nord de l'Afrique-

la premi~re fois avec Maxime du Camp entre I849 et I85I, et la deuxième fois

en 1858 alors qu'il écrit Salammbô.

E

Cependant, l'idée que nous laisse du Camp dans ses Souvenirs Li±térai-

res sur le voyage en Orient vient troubler l'image du 'touriste infatigable':

" Gustave Flaubert n'avait rien de mon exaltation, il était calme et vivait en lui-même. Le mouvement, l'action lui étaient antipathiques. Il eût aimé à voyager, s'il eût pu, couché sur un divan et ne bougeant pas, voir les passages, les ruines et les cités passer devant lui comme une toile de panorama qui se déroule méc.aniquement. Dès les premiers jours de notre ar­r~vee au Caire, j'avais remarqué sa laEsitude et son ennui; ce voyage, dont le rêve avait été si longtemps choyé et dont

, -----------~-----------------------------la realisation lui avait semble impossible ne le satisfaisait Ëas:n2-tsoüirgn~-par-noüsj----------------~-------------------

Bien qu'on doive apporter des réserves sur le témoignage de Maxime du

Camp dès qu'il s'agit de ses relations avec Flaubert, il est improbable qu'il

ait menti à propos de la véritable réaction du romancier en Orient. Flaubert

n'est pas satisfait parce que la réalisation de son rêve est vraiment impossible.

Il a traversé le monde magique déjà en imagination, et la réalité palpable des

(I)Correspondance, série 3, p.396.

(2) Oeuvres Complètes, tome I, p.28.

-I2I-

m~m~d sites- n'a rien en commun avec ses r~ves •. C'est le cas du r~ve qui

se déprécie dès qu'on le réalise. Mieux vaut rester dans son petit coin et

parcourir par l'esprit le monde imaginaire et plein de poésie. Le romancier

l'affirmera assez nettement dans une lettre à Louise Colet, le 2 septembre 1853:

"Rien ne prouve mieux le caractère borné de notre vie humaine que le déplacement. Plus-on-ïa-sëëoüe;-plus elle sonne creux. Puisque;-apr~s-sïêtre remué, il faut se reposer, puisque notre activité n'est qu'une répétition continuelle, quelque diversi­fiée qu'elle ait l'air, jamais nous ne sommes mieux convaincus de l'étroitesse de notre âme que lorsque notre corps se répand. 1I

Henry et Emilie s'enfuient en Amérique dans l'espoir de réaliser tous

leurs r~ves. Mais les peines journalières de la vie concrète viennent troubler

leurs efforts. QU'est-ce que nous apprenons en effet de leur séjour de dix-huit.

mois ! New York ? Presque rien. Nous ne savons rien de New York ! cette époque-

là, de la couleur locale, des moeurs ni de la vie en société. Nous ne voyons

m~me pas un seul personnage parmi les gens que fréquente Henry dans sa qu~te

inutile d'un métier.

Pourquoi Flaubert n'a-t-il rien dit au sujet du milieu? Est-ce la circons-

pection d'un écrivain 'réaliste' qui n'a jamais voyagé en Amérique et qui ne veut

pas fausser la réalité américaine alors? Est-ce la prudence artistique du roman-

cier qui le prévient de se hasarder en des images rebattues? On sait bien

que Flaubert ne lésine pas dès qu'il s'agit de ses rêves exotiques- il y en a

maintes preuves dans la première Education Sentimentale o En fait, c'est qu'il

ne se soucie guère du milieu proprement dit: New York, Baltimore, Boston ou m~me

Paris- c'est toujours la même chose. Tout ce qui lui importe c'est de mener au

(I)Correspondance, série 3, p.33I. (souligné par l'auteur)

g= n el

-I22-

bout l'éducation des deux protagonistes au cours de leurs itinéraires 1

dans la société, peu importe le cadre.

Pour alimenter cette hypothèse, pensons à la réaction d'Henry en

recevant la dernière lettre de Jules. Vis-à-vis de sa propre misère poignante

à New York, on a le chant lyrique de Jules, sur l'Amérique imaginaire:

"Sans doute que tu es déjà lancé, tu nous reviendras riche; pourquoi non? qu'est-ce qui te manque? n'es-tu pas dans le pays où l'on va chercher'des diamants et d'où reviennent les galions chargés d'or? ••• Adieu Henry, pense à moi, et quand. par une belle nuit- car toutes les nuits sont belles, dit-on, au pays où tu es- appuyé sur l'épaule de ta maîtresse et respirant l'odeur des citronniers et des aloès, tu regarderas briller les étoiles et que tes yeux enivrés se fermeront éblouis de leur clarté •••• "I

Point n'est besoin de dire qu'Henry est accablé par 'l'intensité d'amertume'

qu'il ressent à partir de la grande différence entre le réel et l'imaginaire.

Alors, blême de COlère, il va trouver ~~ilie, qui, elle, ne partage pas son

indignation. La rupture définitive entre les deux amoureux s'ébauche dès ce

jour-là dans l'esprit d'Henry.

En fin de compte, l'exotisme pur n'a aucun charme pour Flaubert. Toute

tentative d'incarnation d'un rêve lui est suspecte. A son idée, c'est un effort

vain et inutile. La vie est l'ennemi mortel du rêve. On pense à l'adolescent

Henry, récemment arrivé à Paris pour entreprendre ses études en Droit. Ennuyé

et insatisfait de sa nouvelle situation, il passe une grande partie de son

temps à flâner:

(I) Oeuvres Complètes, tome l, p. 345.

-I23-

fi •• • il passa un jour beaucoup de temps à contempler les oiseaux étrangers que l'on y voit, dans des cages, caqueter et battre des ailes quand il fait le moindre rayon de soleil. Les pauvres bêtes gémissent, regardent les nuages, se balancent sur leurs anneaux comme elles se balançaient sur les branches de leurs grands arbres situés au-delà des mers, dans des pays plus chauds; il manqua même de se faire enlever un doigt par une perruche rouge à bec recourbé, qu'il trouvait plus jolie que les autres. "I .

La vue de ces oiseaux exotiques am~ne Henry à un monologue intérieur sur leurs

pays d'origine. Il s'envole en imagination jusqu'aux Tropiques. Mais la vie

concr~te ne va pas tarder à le faire redescendre dans le réel. Ce doigt qui

lui est presque arraché le tire de son rêve. Et le point significatif ici,

c'est l'oiseau même qu'il trouve le plus beau qui lui a joué ce mauvais tour-

c'est là l'ironie dramatique de la situation. Ces deux registres d'existence-

le réel et l'imaginaire- n'ont rien en commun, il faut se limiter à l'un des

deux sous peine d'une déception profonde.

Voilà enfin l'idée que l'on tire de l'exotisme de Flaubert; un goût

idéal et momentané d'où on revient d~s qu'il le faut. Si par hasard, il y

a une confrontation inévitable entre l'idéal et le concret, le romancier renonce

volontiers à l'un des deux, surtout à ses rêves, en général. L'exotisme chez

lui se maintient à l'état idéal: il n'a rien à voir avec le réel. Flaubert

peut rêver longuement à un site fabuleux, mais il ne se fait aucune illusion

quant à la matérialisation de son monde de l'imaginaire. Il vit tout bonnement

comme un petit bourgeois; tout ce qui concerne sa vie intime, il le garde dans

son esprit.

(I)Oeuvres Compl~tes, tome l, p.279.

7

-I24-

~l n'y a rien de plus convaincant ici que l'image de Jules, préfi-

guration de Flaubert, qui, apr~s une jeunesse romanesque, rejette finalement

l'attrait que le lointain a eu pour lui:

"En somme, il fit bon marché de tous les fragments de chants populaires, traductions de poèmes étrangers, hymnes de barbares, odes de cannibales, chansonnettes d'Esquimaux, et autres fatras inédits dont on nous assomme depuis vingt ans."I

Dès lors, Jules n'a que faire des rêves fabuleux et lointains. La fascination

qu'a l'exotisme pour son esprit sera strictement limitée aux envols de son

imagination, et au culpe de l'Art.

C'est aussi là l'espèce d'exo.tisme que pratiquera Flaubert, une fois

installé à Croisset.

Le contraste.

Le mécanisme principal de l'expression flaubertienne dans la première

Education Sentimentale est le contraste ,où le grotesque côtoie toujours le

sublime chez ce fils spirituel de Montaigne. Comme nous l'avons déjà mentionné

dans la première partie de cette étude, il se peut que ce soit un trait venant

du milieu ambivalent à l'Hôtel-Dieu de Rouen. Ce qui est plus intéressant,

c'est que Flaubert a toujours reconnu cet élément comme un aspect important

de sa personnalité. Il l'exprime dans une lettre à Louise Colet le 22 août

1846 à propos de la gravure de Callot intitulé La Tentation de Saint-Antoine:

"Le grotesque triste a pour moi un charme inou~ ; il corres­pond aux besoins intimes de ma nature bouffonnement amère. Il ne me fait pas rire mais rêver longuement. Je le sa~s~s bien partout o~ il se trouve et comme je le porte en moi, ainsi que tout le monde; voil~ pourquoi j'aime à m'analyser."2

(I)Oeuvres Compl~tes, tome l, p.354.

(2)Correspondance, série I,pp.261-262.

-125-

Avec cet usage du contraste, Flaubert aime ridiculiser l'hypocrisie générale.

Son arme ordinaire est une ironie mordante, voire, un l.-umour sardonique, dont

le but est de dégonfler les apparences. Il Y a aussi chez lui ce goût

d'épater les bourgeois. Effectivement, c'est à travers les bourgeois du roman

que Flaubert manifeste le plus son amour du grotesque.

Par un procédé superficiel, l'auteur situe ces pantins face aux deux

protagonistes. Il les déforme délibérément pour pouvoir mieux ricaner de leur

bêtise. Selon Jean Bruneau,

" La médiocrité, le ridicule des personnages secondaires font ressortir malgré leurs faiblesses, les protagonistes, nourris d'ailleurs des expériences personnelles de leur créateur. "1

Bien que Flaubert, lui aussi, vive tout comme un bourgeois de province

depuis sa fameuse crise, en écartant de son existence quotidienne tout facteur

bousculant, il n'y a rien qu'il méprise autant que l'esprit bourgeois. Comme

l'a bien exprimé La Varende:

"Pour lui, le bourgeois c'est l'homme qui pense bassement épaissement, pratiquement. Pour tout le mondë; à cela doit s'ajouter l'homme qui vit confortablement, qui reste l'esclave de l'habitude, qui sait compter et -chez qui les affections durables, les plaisirs faciles remplacent la passion."2

Flaubert peut mener un train de vie semblable à celui d'un bourgeois,

mais il va sans dire qu'il ne pense point en bourgeois. Le romancier domine

les personnages médiocres dans son livre de toute la hauteur de son ironie

impersonnelle. Il se plaîtr-4 les voir engagés dans leur poursui te éternelle

(I)Les Débuts Littéraires de Gustave Flaubert,p.240.

(2) Flaubert par lui-même,p.38.

rr

-I26-

au plaisir. Il braque sur eux son microscope et il les traite ensuite à

larges coups de brosse de sorte qu'on ne voit plus que leurs traits saillants.

Ils ne contribuent presque en rien au développement de l'intrigue centrale.

On les voit toujours livrés à leurs petites passions et débitant toujours les

mêmes platitudes.

Il y a Monsieur et Madame Dubois, Monsieur et Madame Lenoir accompagnés

de leur fils 'toujours habillé en artilleur ' et de leur fille incolore, Clara.

On voit aussi Melle. Hortense et Melle. Aglaé, 'amie intime' d'Emilie. Seule

émerge de ce groupe amorphe la pianiste aux doigts effilés, à cause de son

intimité avec Madame Renaud.

Les condisciples d'Henry à la pension sont traités de la même façon.

Ces étudiants étrangers, Alvar~s, Mend~s et Shahutnischbach, ne sont gu~re des

êtres humains. Ce sont plutôt des automates, agissant sous l'impulsion d'un

ressort mécanique. Doués de peu d'intelligence, et ayant peu d'imagination,

ils traversent le roman comme s'ils n'y étaient pas. En effet, ils n'ont rien

à apporter à l'action principale; Flaubert a inséré leur caricature dans son

livre, soit par souci du pittoresque, soit pour servir de repoussoir à Henry

à la pension.

Sans doute l'auteur interpose les sc~nes burlesques des bourgeois

surtout par besoin de variation du ton habituel autour des deux protagonistes.

Même Monsieur Gosselin, le p~re d'Henry, qui entre assez tard dans le roman

et que Flaubert décrit longuement, n'ajoute rien à l'histoire- sauf, peut-être

pour figurer un prototype de bourgeois de campagne.

A part leur rôle 'd'utilités' (le lecteur peut reprendre haleine

tout en s'amusant de la caricature de ces pantins médiocres), on ne tire aucun

-I27-

profit de leur présence dans l'oeuvre. Flaubert satisfait sans doute, à

travers eux, le goût du grotesque inné chez lui, et il répond par leur

intermédiaire à la fascination qu'il ressent devant l'envers du sublime.

Il les suit dans leurs frasques puériles, sans haine ni col~re. Tout ce qui

l'intéresse, c'est d'étaler devant nos yeux le fond de la bêtise achevée de

ces êtres. Il les installe aussi au fond de l'intrigue centrale comme une

sorte d'arri~re-plan à l'histoire des deux protagonistes. Par exemple,

pendant qu'Henry se meurt d'amour pour Madame Renaud, Alvarès se pâme aussi

pour Mademoiselle Aglaé, tandis que Mendès, lui, rêve de 'la gorge fournie'

de Madame Dubois. Enfin, Henry bénéficie des faveurs de sa maîtresse. Il

faut que les deux Portugais arrivent à un but semblable. Alvarès se repait

à souhait de la musique de Melle Aglaé, mais Mendès, n'ayant pas le courage

de porter atteinte à la vertu bourgeoise de Madame Dubois, va chercher son

assouvissement ailleurs:

"Son tempérament portugais, irrité par un désir continuel, était sur le point de le faire éclater comme une chaudière à vapeur, quand, un soir, un bienheureux soir, il s'esquiva de chez M. Renaud, descendit le faubourg Saint-Germain, traversa les ponts et s'alla promener du côté de la rue du Helder, de la rue de la Mi chodière, de la rue Grange-Batelière.'

Mais la déception ne va pas tarder:

" ••• un jour cependant il sortit de même et rentra très peu enchanté. Voilà pourquoi le docteur Dulaurier écrivait en ce moment une si longue ordonnance •••• Les pilules succédaient aux potions et les pastilles aux tisanes ••• " 2

(I)Oeuvres Complètes, tome l, p.319.

(2) ibid, tome l, p.319.

-I28-

On reconnaît assez souvent aussi les précurseurs de quelques

personnages médiocres de L'Education Sentimentale de 1869. Il Y a des

morceaux- dans les scènes qui ont lieu chez Madame Renaud- analogues à celles

des milieux dits 'artistiques' que fréquenteront bien plus tard Frédéric

Moreau et Arnoux dans le grand roman de la maturité. Par exemple, dans la

première Education Sentimentale , le rapin Ternande annonce de loin le peintre

Pellerin passant toute sa vie à discuter d'esthétique. Mais celui qu'il

nous rappelle le plus est encore le cabotin Delmar qui se fait valoir par

ses petits airs de poète cherchant l'inspiration au ciel. Voyons le rapin au

milieu du groupe bruyant:

"On s'anima, et les hommes graves eux-m~mes, parmi lesquels il faut compter Ternande qui, la main dans son gilet et les manchettes de sa chemise·· relevées jusque par-dessus les parements de son habit, avait conservé des allures byroniennes à désoler Mme Lenoir."I

Tout ce que contiennent les scènes mondaines du roman de la maturité existe

déjà en germe dans l'oeuvre de la jeunesse. C'est seulement l'écriture qui

fera la supériorité du roman postérieur.

Il Y a également chez Flaubert un goût conforme à son tempérament- qui

le fait ridiculiser des scènes trop sentimentales. Après des propos ou des

suggestions qui visent le sublime, on finit toujours par retomber dans l'ordi-

naire. Voilà l'idée qu'on se fait du retour d'Emilie après sa première visite

à Henry. Ils ont passé un bon moment à naviguer de conserve dans le monde de

l'imagination. Ils se sont confié leurs rêves intimes, froissés jusque.-Ià par

l'extérieur. Après le doux tête à tête, on entend la voix banale de Monsieur

(I) Oeuvres Complètes, tome l, p.302.

-I28-

On reconnait assez souvent aussi les précurseurs de quelques

personnages médiocres de L'Education Sentimentale de 1869. Il Y a des

morceaux- dans les sc~nes qui ont lieu chez Madame Renaud- analogues à celles

des milieux dits 'artistiques' que fréquenteront bien plus tard Frédéric

Moreau et Arnoux dans le grand roman de la maturité. Par exemple, dans la

premi~re Education Sentimentale , le rapin Ternande annonce de loin le peintre

Pellerin passant toute sa vie à discuter d'esthétique. Mais celui qu'il

nous rappelle le plus est encore le cabotin Delmar qui se fait valoir par

ses petits airs de po~te cherchant l'inspiration au ciel. Voyons le rapin au

milieu du groupe bruyant:

"On s'anima, et les hommes graves eux-m~mes, parmi lesquels il faut compter Ternande qui, la main dans son gilet et les manchettes de sa chemise'relevées jusque par-dessus les parements de son habit, avait conservé des allures byroniennes à désoler Mme Lenoir."I

Tout ce que contiennent les sc~ne,s mondaines du roman de la maturité existe

déjà en germe dans l'oeuvre de la jeunesse. C'est seulement l'écriture qui

fera la supériorité du roman postérieur.

Il y a également chez Flaubert un goût conforme à son tempérament- qui

le fait ridiculiser des sc~nes trop sentimentales. Apr~s des propos ou des

suggestions qui visent le sublime, on finit toujours par retomber dans l'ordi-

naire. Voilà l'idée qu'on se fait du retour d'Emilie apr~s sa première visite

à Henry. Ils ont passé un bon moment à naviguer de conserve dans le monde de

l'imagination. Ils se sont confié leurs rêves intimes, froissés jusque, -là par

l'extérieur. Apr~s le doux tête à tête, on entend la voix banale de Monsieur

CI) Oeuvres Compl~tes, tome l, p.302.

r

-I29-

~naud, 'mari &ternel', qui appelle sa femme du rez-de-chaussée: "Ma femme!

ma femme! cria une voix dans l'escalier."I C'est un retour semblable à la

descente du grenier d'Emma Bovary après avoir lu la lettre de rupture de la

part de Rodolphe, et qu'elle ait pensé au suicide. C'est aussi la voix

du mari médiocre qui la fait revenir à la réalité. (voir Oeuvres Complètes,

tome l,p. 644). Dans ce besoin, on voit chez Flaubert_ une alternance voulue

des envols du sentiment et des retombées crmes ~ans le réel; les élans et

les rechutes qui se complètent mutuellement. C'est là un autre visage de son

amour pour l'antithèse. Il dissèque toujours le sublime pour en faire ressortir

le terre-à-terre. Il en est ainsi, également avec Rosalinde:

" ••• la cantatrice à la mode, la beauté de Paris, la maîtresse du Prince, une femme magnifique, qui eût dévoré le revenu d'un empire ••• "

Morel nous la d~gonfle avec sa vulgarité habituelle:

"- Elle couche avec son cocher ••• "~

Comme nous l'avons déjà constaté plus haut, c'est un goût que Jules,

personnage qui touche le plus au caractère de son créateur, finit par partager.

Il se met à dévoiler, lui aussi, le jeu burlesque qui se cache derrière des

gestes et des attitudes 'nobles'.

(I) Oeuvres Complètes, tome l, p.285.

(2) ~, tome I,p.29I •

........ ------------------------~

CON C LUS ION. ----------

La premi~re Education Sentimentale) que nous avons tenté de définir

comme la premi~re oeuvre flaubertienne du maître, p~che, disons-le, par un

aspect de sa composition. C'est un livre qu~ du point de vue de la techni-

que, constitue une réalisation équivoque. Il est presque impossible, c'est

Flaubert lui-même qui, le premier, l'a mentionné- que deux héros réussissent

dans un livre.

Henry devient un 'condotti~re' social et il s'assujettit à la routine.

Il endosse volontiers une carri~re qu'il croit convenir à son tempérament

médiocre. Mais est-ce qu'il mérite un tel sort? Nous savons qu'il est intel-

ligent- à sa façon; il est également doué d'une imagination assez fertile.

D'ailleurs, il a partagé avec Jules une enfance nourrie de poésie na~ve mais

touchante. On reconnaît qu'Henry n'a pas la portée intellectuelle de son

ami intime, mais en fin de compte, il est presque impossible qu'un jeune homme

aussi imaginatif que lui se 'vulgarise' jusqu'à l'état sordide de la dernière

étape de sa vie. Il ne mérite pas le sort de ce parvenu crapuleux qui, à la

fin, oublie ses rêves d'enfance, et qui n'a même pas la conviction d'un

cynisme approfondi.

Il y a cependant une justesse psychologique dans la métamorphose

sociale d'Henry que l'auteur a voulu esquisser. Le jeune homme) après une

liaison amoureuse qui finit par le dégoûter, entre dans la société pour faire

fortune. Il est l'exemple classique de l'effet corrupteur de la société sur

l'homme. Mais c'est une métamorphose facile, peu convaincante dans le cas

d'Henry; l'auteur l'y a précipité par nécessité de nouer le cours de son

intrigue et par besoin de renoncer au style de vie que représente

-131-

ne premier. héros.

Jules finit par supplanter Henry; ceci est juste. Si l'auteur

le suit avec sympathie depuis son désespoir d'amoureux trahi jusqu'à son

choix définitif dfu~s la vie, c'est qu'il a déjà une nette prédilection pour

cette sorte de vie et que tous les événements de sa propre destinée l'y

poussent.

Les idées et les événements sont accumulés pêle-mêle, sans effort de

la part du romancier pour les ordonner ou pour supprimer des éléments

redondants. Il Y a force répétitions. C'est Flaubert,d'ai11eurs qui, le

premier, s'est rendu compte des lacunes évidentes de son roman. Il en exagère

même un peu les défauts dans la lettre du 16 janvier 1852 à Louise Colet:

"Quelques retouches que l'on donne à" cette oeuvre (je les ferai peut-être), elle sera toujours défectueuse; il y manque trop de choses et c'est toujours par l'absence qu'un livre est faible •••• En résumé, il faudrait-poür­l'Education récrire ou du moins recaler l'ensemble, refaire deux ou trois chapitres et, ce qui me parait le plus difficile de tout , écrire un chapitre qui manque, o~ l'on montrerait comment fatalement le même tronc a dû se bifurquer, c'est-à­dire pourquoi telle action a amené ce résultat dans ce person­nage plutôt que telle autre. Les causes sont montrées, les résultats aussi; mais l'enchaînement de la cause à l'effet ne l'est point. Voici le vice du livre, et comment il ment à son titre. 1I l (souligné par l'auteur)

Il s'agit ici de la critique honnête d'un artiste qui aspire à la maîtrise

absolue du style. Si la première Education Sentimentale fait fausse route

dans les détails, elle brille cependant par sa portée dans la vie future du

romancier. D'ailleurs, c'est un livre qui peut se tenir par ses propres

(1) Correspondance, série 2, p.344.

-I32-

~oyens sans-la comparaison injuste qu'ont faite certains critiques avec

L'Education Sentimentale de 1869. Il Y a là une connaissance profonde de

la psychologie de l'amour, un talent étonnant d'observation, une esthétique

réfléchie et un goût de vaste savoir, remarquable chez un aussi jeune homme.

C'est un roman qui fourmille d'idées enthousiastes sur l'homme et

sur la société. Il se recommande à notre esprit surtout par l'élan dont il

fait preuve; Flaubert montre à nos yeux les sens variés qu'il donne à l'exis­

tence. C'est comme une profusion de trésors enfermés dans un coffre que

l'on vient d'ouvrir. Il est le fruit d'une rare intelligence qui vient

d'éclore et qui dresse le catalogue de ses connaissances sans discipline

suffisante.

Le cerveau bouillonnant du jeune romancier scrute chaque idée qui

se présente à lui; il la pèse et lui attache un sens immédiat, tenté par

sa nouveauté et incertain de sa valeur définitive. C'est là la réaction d'un

enfant précoce qui vient de reconnaître la fonction des mots et qui répète

interminablement tout ce qu'il entend prononcer autour de lui.

La première Education Sentimentale est surtout une sorte de testament,

un mémoire publié de façon anticipée par l'auteur avec l'espoir de voir clair

en lui-même et de s'expliquer les choix ouverts devant lui. Tout ce que Flau­

bert sera à l'avenir, et toutes les idées qu'il émettra plus tard dans les

oeuvres de la maturité sont déjà en germe dans ce roman qu'on pourrait appeler

"intuitifl1 •

Si Flaubert en est assez mécontent à l'âge mûr, c'est qu'il regrette

quelques maladresses dans l'expression et l'enthousiasme na~f du jeune écrivain

qu'il était alors. C'est qu'il est devenu maître de son art et de ses idées.

! ", ~~ l' , " ' , '_. 1 1 I,

-I33-

tes dé~auts qu'il relève alors ne nuisent pas à la portée littéraire et ..

personnelle de l'oeuvre.

Sauf peut-être dans certaines lettres à des amis, Flaubert ne

construira jamais aussi explicitement une telle hypothèse sur l'existence.

l'Ci, il s'arrête pour exprimer ce qu'il entend sur la vie, il étale sa théorie

esthétique à l'époque et il cherche à s'extérioriser à travers les deux

protagonistes du roman. Il nous explique aussi pourquoi il finit par choisir

cette existence qui 's'enferme' dans l'Art et pourquoi il rejette tout autre

destin~ Pour lui, la vie est laide et mauvaise; tcute ambition est vaine et

mesquine. Seul l'Art peut aider l'homme à se réaliser. On n'arrive à vivre

pleinement qu'à travers le culte désinféressé de la Beauté: par ce moyen, on

finit par atteindre l'épanouissement moral.

C'est le choix de Jules et c'est ce que fera Flaubert, par une sorte

d'''osmose'' entre lui et sa 'créature' préférée. Dès que les événements

extérieurs le harcèlent, le jeune romancier rentre dans sa 'tour d'ivoire'

à Croisset et presque "rien n'en sort plus". Il se perd tout à fait dans

l'Art parce qu'il croit que c'est par là que sa vie aura un sens. Tout ceci

est dans une lettre à Emmanuel Vasse le 4 juib 1846:

"Pour vivre, je ne dis pas heureux (ce but est une illusion funeste), mais tranquille, il faut se créer en dehors de l'existence visible, commune et générale à tous, une autre existence interne et inaccessible à ce qui rentre dans le domaine du contingent, comme disent les philosophes. Heureux les g9.!l~"q:w' ont passé leurs jours à piquer des insectes sur des feuilles de liège ou à contempler avec une loupe les médailles rouillées des empereurs romains! Quand il se mêle à cela un peu de poésie ou d'entrain, on doit remercier le ciel de vous avoir fait ainsi na~tre."I

CI) Correspondance, série l, pp.209-2IO.

r

-I34-

En fin de compte, Jules devient "un grave et grand artiste."I A force

de fidélité exclusive à l'Art et grâce à une auto-discipline rigoureuse, le

jeune homme a fini par arriver à son choix suprême. Ce message ne va pas

être perdu pour Flaubert. En analysant ses deux personnages principaux, il

arrive à une conscience plus claire de son propre destin. On constate à

travers l'image de Jules l'exacte préfiguration de ce que son créateur

deviendra dans le proche avenir.

::-..--._-- ------

(I) Oeuvres Complètes, tome l, p.37I.

7'

œ ma Me -

B l B L l 0 G R A PHI E

GUSTAVE FLAUBERT OEUVRES:

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Bart, Benjamin F.

Bollème, Geneviève

Bruneau, JeRn

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Dumesnil, René

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