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Petite anthropologie du m´ edicament Madeleine Akrich To cite this version: Madeleine Akrich. Petite anthropologie du m´ edicament. Techniques et culture, Maison des ciences de l’Hpmme, 1995, pp.129-157. <halshs-00119484> HAL Id: halshs-00119484 https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00119484 Submitted on 10 Dec 2006 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destin´ ee au d´ epˆ ot et ` a la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publi´ es ou non, ´ emanant des ´ etablissements d’enseignement et de recherche fran¸cais ou ´ etrangers, des laboratoires publics ou priv´ es.

Akrich - Petite Anthropologie Du Medicament

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Petite Anthropologie Du Medicament

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  • Petite anthropologie du medicament

    Madeleine Akrich

    To cite this version:

    Madeleine Akrich. Petite anthropologie du medicament. Techniques et culture, Maison desciences de lHpmme, 1995, pp.129-157.

    HAL Id: halshs-00119484

    https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00119484

    Submitted on 10 Dec 2006

    HAL is a multi-disciplinary open accessarchive for the deposit and dissemination of sci-entific research documents, whether they are pub-lished or not. The documents may come fromteaching and research institutions in France orabroad, or from public or private research centers.

    Larchive ouverte pluridisciplinaire HAL, estdestinee au depot et a` la diffusion de documentsscientifiques de niveau recherche, publies ou non,emanant des etablissements denseignement et derecherche francais ou etrangers, des laboratoirespublics ou prives.

  • PETITE ANTHROPOLOGIE DU MEDICAMENTTechniques et Culture, n25-26, janvier, dcembre 1995

    Madeleine Akrich

    Le mdicament est aujourdhui lun des dispositifs centraux dusystme de sant tel quil prvaut dans les pays occidentaux. Il se trouveau cur de la relation thrapeutique: la consultation dbouche presquetoujours, et ce, autant sous la pression des patients qu linitiative dumdecin, sur la rdaction de lordonnance. Celle-ci substitue, lnoncparfois confus des malaises du patient, la prescription de remdes quicirconscrivent doublement ces malaises, parce quils les incluent dansune pathologie dfinie et sont censs les faire disparatre ou du moins lesattnuer. Avec un poids conomique et social toujours croissant, lemdicament a fait lobjet de divers travaux en sciences sociales: certainsauteurs ont dnonc cette invasion pharmaceutique, d'autres se sontdavantage intress l'aspect symbolique du mdicament, d'autres plusprosaquement ont abord les aspects juridiques et se sont pos laquestion de la responsabilit du fabricant ou encore, se sont pench surles problmes de cots et de matrise des consommations. Cependant, lemdicament en tant que tel, dans sa configuration matrielle1 , reste peutudi: il semble quentre la mise sur le march dune nouvellemolcule et laction biochimique de cette molcule dans le corps dupatient, toutes les tapes soient transparentes, cest--dire ne serventqu poser de faon rationnelle un diagnostic qui oriente lui-mme verstel ou tel type de mdicament, lequel, pour peu que le patient seconforme sa prescription, ne pourra rien faire dautre que dinteragiravec les lments convenables du corps humain.

    Or une simple reconstitution des tapes par lesquelles passe lemdicament soppose cette vision en raccourci: la sociologie dessciences nous permet dentrevoir tout le travail pralable des laboratoireset des cliniciens qui, en mme temps quils stabilisent et testent unemolcule en dterminent les applications thrapeutiques, voireredfinissent les pathologies. Les spcialistes du marketing ou de la 1 Une seule exception ce tableau: certains travaux mens linitiative de lindustriepharmaceutique ont pour objet de dterminer les formes mdicamenteuses les plusefficaces et les plus agrables pour le patient, celles qui favorisent lobservance desprescriptions. Nous reviendrons sur ces travaux dans la suite.

  • galnique, les visiteurs mdicaux et les publicitaires, affinent ces misesen relation entre proprits du mdicament et dfinition des usagers, desmdecins aux patients, et construisent peu peu, partir dune molculede plus en plus labore, un march pour un mdicament: pour vendrele produit, il faut vendre la maladie, serait ainsi le credo des experts encommercialisation (Karsenty, 1994).

    Plus loin, linteraction mdecin-patient noue lors de la consultationse conclut par la rdaction dune ordonnance, laquelle peut faire lobjetde commentaires plus ou moins tendus, portant, de manire variable,sur la pathologie, sur les mcanismes daction du mdicament, sur laprescription elle-mme, sur le suivi du traitement et ses ventuels effets.Lordonnance, excute par le pharmacien, peut tre encore rpte,commente, voire rinscrite sur les emballages des mdicaments, alorsque les vignettes, dcolles de lemballage sont colles sur la feuille demaladie. A destination finale, ou parfois mme en cours de route tantlacheteur est impatient de qualifier son tat ou celui du proche pourlequel il sest procur les mdicaments, la notice est ventuellementdplie, parcourue, compare lordonnance.

    Pralablement la prise, dautres gestes plus ou moins techniquessont parfois requis: la poudre du sirop dantibiotique doit tre allongedeau, les deux constituants dun collyre mlangs, les comprimsdilus, les suppositoires extraits de leur emballage, les granuleshomopathiques compts, les gouttes mesures etc. Enfin, lemdicament est ingr ou appliqu, intervalles de temps plus ou moinsprcis, des moments de la vie sociale plus ou moins dtermins, et ilcommence son propre cycle, protg dans lsophage, dgrad danslestomac, plus ou moins apte durer etc. Pour que nous puissions enarriver ce qui est considr comme laction thrapeutique dumdicament savoir une certaine raction biochimique, il faut en passerpar une longue liste dtapes qui se droulent en des lieux diffrents, dulaboratoire au cabinet, la pharmacie, et au domicile voire dautreslieux, et qui engagent une srie dacteurs soit directement prsents -mdecin, pharmacien, patient, acheteur du mdicament - soit reprsentspar les objets manipuls, comme les laboratoires pharmaceutiques, lascurit sociale ou les autorits sanitaires. Ces objets sont eux aussinombreux et divers: ordonnance, vignettes, feuilles de maladie,emballages externes, emballages en contact avec le mdicament, notices,compte-goutte, cuillre, verre etc.

    Bref, notre exprience commune nous fait apercevoir le long cheminparcouru par le mdicament avant mme quil nexcute son propreprogramme daction, long chemin ponctu de transformations, re-formulations, chaque fois source dgarements possibles, mais aussichemin par lequel se construisent les destins croiss des mdicaments etde leurs malades. On laura compris, ces tapes ne sont pas tenues pourdes dtails que lanalyse doit mettre entre parenthses; bien au contraire,

  • nous ferons lhypothse que cest dans ce parcours que se constitue enpartie la relation thrapeutique et que slabore petit petit lasignification de lexprience vcue par le patient. Les mdicamentsreprsentent lun des dispositifs par lesquels les individus qualifientleurs tats (le mdecin ma donn a, dans la notice ils disent que,cest donc que), prouvent leurs symptmes, construisent uneinterprtation de leur tat et distribuent des effets et des causes (a vamieux, cest donc que javais a ou ce mdicament ne me fait rien, jelarrte etc.)2. Autrement dit, la liste dj longue des dispositifsintgrs par lanthropologie mdicale - appareils de mesure, devisualisation, questionnaires et formulaires etc. - je propose dajouter lemdicament qui prolonge dans dautres directions la maille des rseauxconstitus.

    Dans cet article qui se veut exploratoire, je chercherai donc redonner de lpaisseur toutes ces tapes intermdiaires et reconstituer, au moins en partie, le rseau thrapeutique que lemdicament dcrit par ses dplacements et ses transformations. Pourcela, nous prendrons appui sur un certain nombre dacquis de lasociologie des sciences et des techniques et nous nous intresserons enparticulier aux oprations qui, de la conception lutilisation-consommation des mdicaments, mettent en relation les formesmatrielles et les dispositifs techniques associs au mdicament, sesusages, les formes de relations sociales dans lesquels il sinscrit, lesorganisations quil suppose etc.

    Pour entamer ce travail, jai choisi de circonscrire lanalyse ce quisuit la dlivrance de lordonnance, de la visite au pharmacien la prisedu mdicament. Je laisse donc de ct tout ce qui concerne la mise aupoint et la mise sur le march des mdicaments, ainsi que leurdistribution et la prescription du mdecin: quil soit bien clair que cettesparation est avant tout pratique et que lanalyse faite ici pourrait treprolonge, avec ses spcificits, vers ces moments pralables. Parailleurs, j'ai considr ici le mdicament precrit dans le cadre d'unerelation mdicale et j'ai laiss de ct la question des mdicaments auto-administrs et des ventuelles diffrences qui existent entre ces deuxconfigurations.

    Je me suis appuye sur divers lments: un certain nombre darticlesrdigs par des pharmaciens ou lintention des pharmaciens qui traitentdes problmes de galnique, et en particulier du rle des formesmdicamenteuses sur lobservance; des articles parus dans des journaux 2 Ce travail dinterprtation se nourrit de tout ce qui prsente: ainsi, par exemple, ai-je puobserver une discussion entre un pharmacien et un de ses clients autour des feuillesmaladie; ce client atteint dune affection justifiant une prise en charge totale pour certainstraitements directement lis sa maladie, cherchait comprendre pourquoi tel mdicamentntait pas inclus dans cette procdure: il ne sagissait manifestement pas dune purediscussion administrative mais aussi dune discussion autour de la maladie elle-mme.

  • grand public qui prsentent de nouveaux types de mdicaments, donnentun certain nombre de conseils quant la prise des mdicaments, voireadoptent une position consumriste et critiquent les produits proposspar les laboratoires; des notices de mdicaments choisis parmi les plususuels; enfin quelques entretiens mens avec des usagers et despharmaciens et quelques observations dans des pharmacies.

    Cette prsentation sera scinde en trois parties: dans les deuxpremires, nous nous intresserons la manire dont la forme matrielledu mdicament, ici entendu au sens large, incluant les divers emballages,conditionnements, accessoires, notices, peut tre mise en relation avec lecontexte dusage du mdicament, cest--dire prdtermine lesutilisations possibles, souhaites ou au contraire prohibes et dsignecertaines caractristiques de lenvironnement suppos de lutilisateur,voire des comptences mmes de cet utilisateur. La premire partie seraconsacre la notice qui prolonge en partie la consultation mdicale etlinteraction avec le pharmacien en proposant de faon explicite unedfinition du mdicament et de ses usages; puis nous considrerons lesformes galniques qui se trouvent a priori au point dintersection entredes contraintes mdicales - sous quelle forme le mdicament pourra-t-iltre le plus efficace dun point de vue biochimique? - et des contraintesdusage - sous quelle forme sera-t-il le mieux accept par le patient?Dans une troisime partie, nous adopterons un point de vue plus centrsur lusage proprement dit en envisageant le mdicament comme gestetechnique: nous nous intresserons aux formes de coordination avec soi-mme et avec autrui que suppose en pratique la prise de mdicaments.

    LA NOTICE, MISE EN FORME DU RESEAU MEDICALComme la plupart des notices et modes demploi relatifs des objets

    techniques, la notice de mdicament constitue entre les mains delutilisateur le document de rfrence dans lequel se trouvent explicitesles obligations rciproques du dispositif et de son utilisateur,autrement dit ce que lutilisateur peut en attendre et ce quoi il doit seconformer en vue den obtenir tel ou tel rsultat. La notice demdicament prsente de fait des traits communs avec ses consurs3comme par exemple la pluralit des vises quelle se donne. Mais ellesen distingue aussi par un certain nombre de caractristiques lies auxrelations dans lesquelles sinscrit la prise mdicamenteuse: ainsi, lerapport au mdecin dont le cadre temporel dborde celui dun traitementmdicamenteux, et qui est marqu par un caractre prescriptif na pas

    3 on peut voir ce sujet Boullier(1989) et Akrich et Boullier (1991)

  • dquivalent du ct des objets techniques4. Insistons sur ce point, caren choisissant de nous intresser au mdicament aprs qu'il ait tprescrit par le mdecin, nous nous sommes interdit l'accs tout ce quiva accompagner la rdaction de l'ordonnance souvent commente enmme temps qu'crite. Or, pour le fabricant, le pharmacien ou le patient,il est probable qu' la diffrence peut-tre d'autres types de notices, lanotice de mdicament ne puisse tre pense qu'en relation avec les liensexistant entre ces diffrents acteurs.

    LA NOTICE: UN OBJET INCERTAINPremire constatation quun chantillon mme faible de notices

    permet de faire: il nexiste pas de modle unique de notice. Le nombre,la dfinition, lordre et le contenu des rubriques sont variables; ontrouve selon les cas les rubriques suivantes: composition, prsentation,proprits, indications, posologie, mode dadministration, conditions dedlivrance, dure de stabilit, mode demploi, prcautions particuliresde conservation, contre-indications, prcautions demploi, effetssecondaires possibles, mise en garde, effets indsirables, autres effetspossibles, respect de lenvironnement etc. Tout au plus peut-on relever linstar dautres enquteurs (Boullier, 1991) une certaine indigence de lamise en page et une tendance utiliser des caractres de petite taille:cela suffit-il dcourager la lecture? Rien nest moins sr comme nousle verrons dans la suite. Le modle de la notice comme imprim replisur lui-mme et log au fond de lemballage carton nest mme pasuniversel: un fabricant de pilule contraceptive a ainsi choisi de rendresolidaires la notice et le mdicament en prolongeant la plaquette quicontient les pilules par un volet rabattable sur lequel est imprime lanotice; un laboratoire belge a lui intgr une notice dpliante,plastifie, repositionnable, neuf volets, rendant inutiles tui carton etnotice papier; lautre extrme, certaines notices prennent lallure depetits livrets sur papier glac qui constituent presquun produit ellesseules.

    Chaque notice intgre en outre une pluralit dobjectifs dont lacomposition et le poids relatif sont variables: elle donne desinformations gnrales, dispense des connaissances et des conseilsgnraux (ne pas laisser porte des enfants), elle peut se fairepublicitaire et vanter les mrites du produit et la qualit de sa fabrication,elle propose un mode demploi technique, elle fournit des informations 4 Lambert et Lambert (1991-1992) notent que, dans certains cas, le mdicament, quirpond lattente du patient et aux prvisions du mdecin, et qui, grce lamlioration,rpare la faille, peut devenir personnalis et vcu comme la petite pilule rouge du Dr X;autrement dit, on se trouve ici dans un cas o lassociation du mdicament et du mdecinest maintenue en permanence.

  • lgales, imposes par la lgislation en vigueur (composition, visa, nomet adresse du laboratoire etc.), et renvoit, dans un certain nombre decirconstances particulires, lutilisateur vers des autorits comptentes(mdecin, pharmacien) dgageant du mme coup la responsabilit dufabricant: la notice est l'un des dispositifs majeurs par lesquels lemdicament, de sa production sa consommation se trouve inscrit dansle droit. Plus rarement, elle certifie certaines qualits non mdicales duproduit (respect de lenvironnement par exemple), ou se fait quasi-initiation la mdecine: ainsi, les patchs ou timbres qui reprsententune forme nouvelle de mdicaments sont-ils accompagns de livretscomposs de plusieurs chapitres, lun qui prsente le mcanisme dediffusion du mdicament et ses avantages, un second qui fait office demode demploi dtaill, soutenu par force dessins, et le troisime qui estconsacr la pathologie elle-mme, son volution, les prcautions prendre.5

    Au del de cette varit dobjectifs, la notice admet une pluralit dedestinataires, le patient certes, mais aussi le pharmacien, les organismespublics, voire le mdecin. Quel patient sintresse au numrodautorisation de mise sur le march, ladresse du laboratoire ou lacomposition chimique? Ceci tant, rares sont les procds qui rendentexplicite cette htrognit des destinataires; le langage utilis estassez uniforme, plutt labor du point de vue du vocabulaire mdical,dune syntaxe simple et trs impersonnel: linfinitif est utilislargement. De temps en temps, le rdacteur propose des traductions, plusou moins russies, qui permettent de passer dun vocabulaire savant unvocabulaire commun. Ainsi dans la notice de Sterimar, produit destinau nettoyage des fosses nasales, est-il expliqu doctement:STERIMAR est compos deau de mer strilise et rendue isotonique.() Isotonique: cest--dire de mme concentration molculaire queles liquides physiologiques humains.6 A ct de cette traduction porte limite, la notice de la crme EURAX prsente le cas rare de trois 5 Interprter la spcificit de ces notices suppose de remonter la stratgie de ceux qui lesont conues: en labsence dune telle possibilit, plusieurs hypothses peuvent treavances. Les mdicaments sous forme de patchs correspondent-ils des catgoriesparticulires de malades? Pour le moment, les patchs sont destins essentiellement prvenir langine de poitrine, aider la dsintoxication tabagique et traiter les effets de lamnopause. Sil semble que les personnes exposes langine de poitrine connaissent bienleur pathologie et sintressent aux dtails mdicaux, apparemment les traitements de lamnopause sont sous-utiliss: la mme forme de notice renvoit donc des configurationsdiffrentes quant linvestissement du patient dans sa cure. Sagit-il de lever la mfiancedes diffrents acteurs - mdecins, pharmaciens, patients - lgard dune nouvelle formemdicamenteuse? Le patch est-il simplement loccasion de tester de nouvelles formes denotice? Notre enqute ne permet pas de rpondre la question. Tout au plus peut-onsouligner quen cherchant rendre compte dune forme de notice, on en est conduit interroger la dfinition que se donnent les diffrents acteurs les uns des autres.6soulign dans le texte.

  • niveaux de langage enchans les uns aux autres, du langage savant, aulangage oral en passant par le langage standard: Crmeantiprurigineuse 10% de N-Crotonyl-N-thyl-o-toluidine. Prurit est leterme mdical qui dsigne une vive dmangeaison (a gratte!) Onpourrait risquer lide selon laquelle plus le produit a de chances dtreutilis en dehors dune relation avec un mdecin, plus le fabricantdploie defforts pour tre compris du grand nombre. Mais les deuxexemples choisis, qui concernent des produits grand public, montrent quel point il peut y avoir des stratgies de rdaction diffrentes.

    LA NOTICE COMME DESCRIPTION DUN RSEAUNous avons insist jusqu prsent sur la diversit des notices:

    comprendre prcisment pourquoi telle expression a t choisie pluttquune autre, ou pourquoi telle rubrique vient avant telle autresupposerait de reconstituer la configuration dans laquelle la notice a trdige. Parmi les facteurs explicatifs, on retrouverait sans doute le poidsdes traditions du laboratoire, sa stratgie commerciale, la recherche dunpositionnement par rapport la concurrence, certaines spcificits dumdicament lui-mme, lorganisation du travail dans lentreprise etc. Lapublication toute rcente dun Vidal pour le grand public modifie lafois la place et le rle de la notice tout comme elle transforme larpartition des comptences entre professionnels et usagers.

    Au del de la diversit constate, les notices prsentent aussi uncertain nombre de traits communs7 qui permettent de les identifiercomme telles sans ambigut. Au del des quelques marqueurs videntscomme leur position dans lemballage, la prsence de la composition, etle plus souvent, des indications et de la posologie, les notices ont pourpoint commun de mettre en scne un certain nombre dacteurs, auminimum le laboratoire pharmaceutique, le mdecin, le pharmacien, lascurit sociale, auxquels sajoutent parfois des collectifs tels lindustriepharmaceutique, les professions de sant et les organisations deconsommateurs.

    La notice inscrit donc laction dans un espace social spcifi: ellerouvre la chambre close du malade, y rapatrie tous les mdiateurs quiont permis que se constitue son face face avec le mdicament et, pourpartie dentre eux, les installe durablement au chevet du patient. Endtaillant un certain nombre de configurations possibles dans lesrapports entre le patient et le mdicament, elle rintroduit souvent lemdecin ou le pharmacien comme recours oblig. Que certainsinterprtent cette figure comme une manuvre pour dgager la 7 Pour interprter compltement les analogies qui existent entre les notices, il seraitncessaire de regarder quelles sont les contraintes lgales qui psent sur elles, ce qui napas tre fait dans le cadre de ce travail rapide.

  • responsabilit des laboratoires, pourquoi pas? Cest possible danscertains cas, mais lorsque les indications de mdicaments(antidpresseurs, anti-pileptiques) sont dlibrment omises, il estdifficile de ne pas y voir une restriction apporte aux droits du patient aunom dune comptence que confre la position de spcialiste et de cequon considre comme un amoindrissement de la personne traite, dufait mme de sa pathologie. Sans entrer dans cette recherche des causes,on constate simplement que la notice propose un modle des relationsentre les diffrents acteurs dcrits. Ce modle peut ne pas tre acceptpar les parties prenantes: on sait bien que, nonobstant les mises en garderptes lenvi par les notices, lautomdication, la rutilisation demdicaments prescrits dans un contexte diffrent sont monnaie courante.

    Les mdecins ne sy trompent pas non plus et lisent bien les noticescomme une mise en forme du rseau mdical. Dans une enqute sur lespsychotropes (Boullier, 1991), ralise pour le compte dune associationde consommateurs, les chercheurs ont demand leur avis un certainnombre de praticiens sur les notices des mdicaments faisant lobjet dela comparaison. Plusieurs rsultats de cette enqute mritent dtresouligns. Tout dabord, les mdecins souhaitent une hirarchisation desinformations diffrente de celle qui est gnralement propose par lanotice, puisquelle va, du plus important au moins important pour eux,des mises en garde pour la conduite de vhicules aux indications dumdicament en passant successivement par le respect de la doseprescrite, la prohibition des boissons alcoolises, la mise hors de portedes enfants, le caractre indispensable de lavis mdical, les risques encas de grossesse, allaitement, insuffisance respiratoire, glaucome, laprohibition des associations de mdicaments et les risquesdaccoutumance. Cette liste donne une place prpondrante toutes lesinformations caractre prescriptif, voire prohibitif: il sagit dencadrerstrictement le comportement du patient afin dviter tout usage nonconforme; par ailleurs, en plaant les indications en queue de liste,elle dlimite le champ des comptences respectives du patient et de sonmdecin: celui-ci est le mdiateur oblig entre lexprience intime dupatient et sa qualification mdicale. Ceci tant, la position que lespraticiens soctroient eux-mmes devient parfois pesante comme entmoigne leur ambivalence lgard dautres aspects de la notice:

    Les mdecins souhaitent que lavis mdical soit signal comme conditionpralable dans de nombreuses consignes (posologie, effets secondaires,association des mdicaments) mais certains signalent en mme temps labus dece respect de lavis mdical qui dresponsabilise et qui conduit encombrer laligne tlphonique du mdecin.Ils hsitent sur le contenu de la rubrique posologie: faut-il ne rien

    indiquer, indiquer une valeur minimale, ou une fourchette minimum-maximum? De mme sur la rubrique effets secondaires, ou encorelorsquil sagit de savoir si la notice des somnifres doit essayer deconvaincre (les malades) que leur non-sommeil est normal, considrer

  • que cest perdu davance ou encore que cela relve du mdecin? Lesavis sont partags sur ces points. A chaque fois, il sagit de savoircomment les responsabilits et les comptences se rpartissent, quelendroit sarrte la libert du patient, jusquo lon a le droit de pntrerdans son intimit, et inversement, quel moment le mdecin peutlgitimement se dprendre de la relation de dpendance quil contribue instaurer. Soulignons cependant que l'enqute ralise par Boullierconcerne des mdicaments spcifiques, utiliss souvent dans le cadre depathologies chroniques: il semble dans ce cas que l'espace dengociation entre le mdecin et son patient soit beaucoup plus ouvertque dans le cas des affections aiges, ce qui est susceptible de modifierle rle et l'importance de la notice, phnomne dont les fabricantstiennent peut-tre compte dans la manire dont ils rdigent ce type denotices.

    Il est difficile en ltat actuel du travail de mesurer le poids de lanotice dans ltablissement ou la consolidation de certaines relations:son importance ne doit pas tre sous-estime si lon en croit la fois lesractions des mdecins assaillis par les appels tlphoniques (Lambert etLambert, 1991-1992) et le tmoignage des pharmaciens qui voientrevenir vers eux les clients inquiets devant tel ou tel symptme quivoque les effets secondaires signals dans la notice. Dautres lments,quune tude plus pousse permettrait dapprhender en pratique,militent en faveur de la notice: lide assne par lducation, lesmdias, les mdecins, les notices elles-mmes selon laquelle toutprincipe thrapeutique est potentiellement dangereux; le fait, moinsvident mais peut-tre plus fort, que la notice est bien souvent lepremier, voire le seul document objectif, cest--dire externe larelation personnalise mdecin-patient, sur lequel lusager peutsappuyer pour interprter ce qui lui arrive, autrement dit pour inscrireson exprience particulire dans un cadre gnral.8 Or, si la confianceest un terme commun pour qualifier positivement les relations tabliesentre le mdecin et le patient, la simple observation de ce qui se passedans une pharmacie - nombre de clients questionnent le pharmacien surle pourquoi de telle ou telle prescription, sur les indications habituellesdu mdicament - devrait inciter sinterroger sur la dfinition et la placede ces mcanismes de confiance:

    Pour dpasser lambivalence qui rsulte du diagnostic et de la prescription,cest--dire pour attnuer lindcision du patient vis--vis de la mise en uvre de

    8 Les discussions entre collgues, amis, proches qui portent sur les problmes de santconstituent une autre voie importante par laquelle les individus peuvent situer leurexprience et qui leur permet de se constituer une expertise mdicale distincte de celle queproposent les mdecins. Il y aurait une vritable ethnologie des conversations sant faire, linstar de celle que Boullier (19 ) a propos autour des conversations tl: celaconduirait probablement redfinir les notions dintimit et proposer une gographie ducorps en socit peut-tre inattendue.

  • son traitement, deux conditions paraissent ncessaire, la confiance dans leprescripteur et lexplication donne du traitement et de la maladie. La confiancedans le mdecin, cest--dire la bonne approche relationnelle, est une conditionvidente tant il est vrai que le mdicament demande tre soutenu par lacomprhension et le savoir dun autre. Savoir indispensable, mais qui ne lest pasmoins que la comprhension de la vie du patient, de son histoire personnelle, deson vcu actuel, dans lesquelles viendront prendre place les paroles du mdecinaccompagnant le traitement. (Lambert et Lambert, 1991-1992)On ne saurait mieux rendre compte de lambivalence de la relation

    mdicale elle-mme: peut-tre parce qu'en mdecine comme en d'autresdomaines, la qualit n'est pas rductible au simple respect de rgles, laconfiance est alors ncessaire; mais on remarque que cette confiancen'est pas aveugle et qu'elle se construit autour d'un certain nombred'preuves qui visent les connaissances et les comptences proprementtechniques du mdecin. Suivre le mdicament, considr alors commeun des marqueurs constitutifs de la relation mdecin-patient, peutpermettre de comprendre la fois ce qui fait tenir cette relation et cequelle produit; on sintresse la confiance-prsence comme modalitde coordination (Callon, 1994) et lassociation mdicament- mdecin,dcrite par certains auteurs9, prend ici tout son sens:

    le mdicament, (qui) rpond lattente du patient et aux prvisions du mdecin,et (qui), grce lamlioration, rpare la faille, peut devenir personnalis et vcucomme la petite pilule rouge du Dr X. () daucuns penseront quuneconviction magique prend lepa sur une action pharmacologique; certainsvaloriseront leffet placebo; dautres encore expliqueront comme Balint que lemdecin a eu cette qualit de se prescrire lui-mme en plus du remde.(Lambert et Lambert, 1991-1992)

    LINDTERMINATION DE LUSAGER OU LE PARADOXE DE LA NOTICEDe faon premire vue paradoxale, alors quelle va assez loin dans

    la spcification des acteurs, la notice maintient la plus grandeindtermination quant aux usagers et leur environnement. Ceux quisont destins les mdicaments sont simplement qualifis par lespathologies qui justifient le traitement. Le lecteur de la notice, celui quielle sadresse parfois explicitement, est dfini comme un non-enfantqui doit maintenir les mdicaments hors de porte des enfants. Tout sepasse comme si la notice navait connatre que le rpondant autorisqui est suppos se confondre avec le patient: mme lorsquil sagit demdicaments destins exclusivement aux enfants, donc a priori 9 Richard et de Lapouge (1988) notent aussi: le mdicament est ce qui reste quand lemdecin est parti et citent un auteur qui ils font dire: si le mdicament est une formule, ilest avant tout - pour le malade - de lapprhension, mais aussi de la confiance, de lacroyance. De ce point de vue, on peut sinteroger sur la frontire communment admiseentre mdecine allopathique et mdecine homopathique: comment qualifier la diffrence sielle existe entre la faon dapprhender les mdicaments et dune et de lautre mdecine?On peut voir larticle dEmilie Gomart dans ce numro.

  • administrs par une tierce personne, rien nest dit ni sur cette personne,ni sur sa relation lenfant, ni encore sur la manire dont elle peut oudoit grer ladministration du mdicament. Ainsi, par exemple, dans lecas du Solacy pdiatrique, la seule mention du mot enfant est faitedans le commentaire standard Ne jamais laisser porte des enfants.Le tlescopage entre deux rubriques produit mme un effet curieux:

    POSOLOGIE ET MODE DADMINISTRATIONDissoudre le comprim dans un peu deau ou tout autre liquide froid. A prendrede prfrence au cours des repas.La posologie usuelle est:- de 6 mois 30 mois: 1 comprim par jour.- de 30 mois 5 ans: 2 comprims par jour.- partir de 5 ans: 3 comprims par jour.En cure continue de 3 mois.Dans les cas, se conformer strictement lordonnance de votre mdecinCONDITIONS DE DELIVRANCECe mdicament vous a t personnellement prescrit ()10A qui sadresse la prescription? Il ny a pour la notice quun tre

    collectif auquel, par commodit, nous donnons lappelation dusager,collectif qui englobe le patient, le lecteur, celui qui dissoud, celui quiprend, celui qui sadresse la prescription etc. Remarquons au passageque la notice contextualise la prise mdicamenteuse dans le cadre d'unerelation mdecin-patient dont elle est seulement l'un des prolongements:il est possible que l'indtermination de l'usager soit voulue par lesrdacteurs de la notice qui considrent que le travail de spcificationrevient au mdecin.

    Ceci tant, l'on relve la mme indtermination dans la notice deSTERIMAR, produit d'hygine plus que mdicament et qui ce titrepeut parfaitement chapper la relation mdecin-patient: laspcification de ceux qui reoivent le produit ne se fait dans le texte quepar lintermdiaire du terme petites narines(/grosses narines), quirenvoit dailleurs une spcification technique, inscrite dans le dispositifdu flacon: nous reviendrons sur le point dans la suite. Seule la rfrencevisuelle, un schma qui montre un adulte tenant un enfant dans ses bras,permet deffectuer le lien entre les petites narines et le statut denfant:Encore ce lien est-il facultatif, laiss la convenance du lecteur quichoisit lembout le mieux adapt.

    De faon parallle, si les manipulations ncessaires avant labsorptiondu mdicament font lobjet de traitements variables11, labsorption elle- 10 soulign par nous.11 De ce point de vue, les notices de mdicaments ne semblent pas fondamentalementdiffrentes des modes demploi classiques: on retrouve les mmes difficults propres ladescription de laction technique et les mmes stratgies pour essayer de contourner cesdifficultsprsentation graphique en particulier. On retrouve aussi les mmes hsitationsquant au choix dun niveau de comptences de lusager. Ainsi par exemple, dans le cas

  • mme est peu contextualise. Quand il sagit de formes solides avaler,la notice fournit gnralement une indication du moment (au dbut durepas par exemple) et une indication de laccompagnement (un peudeau, un demi-verre deau etc.). Mais ces indications nont rien voiravec les dtails donns par un article dans un magazine grand public(Finger, 1994) qui dfinit, en fonction du type de mdicament, lemeilleur moment pour la prise et accompagne ces conseils duneexplication, ce qui est rare dans les notices: les mdicaments pour luttercontre la fivre doivent tre pris jen pour agir rapidement, lesmdicaments pour lulcre doivent tre pris le soir pour protger unsystme digestif qui nest plus protg par les aliments, certainsmdicaments indigestes comme les anti-inflammatoires peuvent tre prisen milieu de repas dautant que ce nest pas la rapidit de laction qui estrecherche etc. Dautres conseils renvoient une dfinition plus fine,plus prcise de lusager en situation: il faut boire au moins un verredeau pour viter que la glule ou le comprim ne colle lsophage ou lestomac, il faut le prendre debout ou assis pour viter quil ne stagnedans lsophage. Il faut faire se laver les dents aux enfants aprslabsorption dun sirop. Quelles quen soient les raisons, la noticeapparat donc par contraste trs avare de tout commentaire susceptibledancrer laction dans un environnement plus intime.

    En rsum de cette analyse des notices, on retiendra que la noticeeffectue essentiellement un travail de liaison qui, selon les circonstancespeut tre plus ou moins active, entre les diffrents acteurs impliqusdans laction thrapeutique; elle rinscrit le mdicament dans le rseauqui le dfinit, mais laisse indtermin tout ce qui concerne lusager etson environnement proche. Ceci implique de fait quelle dfinit unespace propre lusager o celui-ci, loin dappliquer mcaniquement desconsignes, doit dployer une certaine activit, mobiliser des ressourcestires de sa propre exprience, voire des comptences externes commecelles du mdecin et du pharmacien ou dautres acteurs, et effectuer untravail de traduction et de contextualisation des lments fournis par lanotice. Ce qui ne peut manquer dtonner dans la mesure o plus quetout autre objet technique, le mdicament est inclus dans une relationprescriptive: il faut que le patient se soumette aux modalits dutraitement qui a t dfini pour lui, alors que dans le cas de dispositifstechniques ordinaires, lutilisateur est, premire vue, plus impliqudans la dfinition de ses besoins et de ses usages. Nous allons voir dansla partie suivante qu la diffrence des notices, les formes

    dEffidose, gamme de produits en phytothrapie prsents en ampoule plastique, la noticeprcise: agitez et diluer dans un demi-verre deau. Absorbez aussitt aprs. On a uncontraste dans la prcision du aussitt aprs dont on ne connat dailleurs pas les raisons(problme daltration du produit, problme de mlange instable?) et labsence mme demention du fait quil faille sparer les ampoules les unes des autres et les ouvrir.

  • mdicamenteuses bauchent une spcification des usagers et surtout unediffrenciation dans la population large des utilisateurs.

    LES FORMES MDICAMENTEUSESPar formes mdicamenteuses, jentends ici les caractristiques

    matrielles du produit auquel lusager a affaire, y compris lescaractristiques des dispositifs - conditionnement, systme de dlivrancedes doses, instrument de mesure etc. - qui se trouvent placs en point depassage oblig dans la prise. Dans un premier temps, nous nousintresserons aux relations entre la forme mdicamenteuse et lefficacitthrapeutique; puis nous essaierons de voir dans quelle mesurelexistence de diffrentes formes peut tre rapporte la prise en comptede certaines caractristiques propres lenvironnement de lusager.

    DE LOBSERVANCE LEFFICACIT THRAPEUTIQUE en juger par les enqutes quils commanditent et les efforts quils

    dploient pour trouver des formes innovantes, la galnique est undomaine qui intresse fortement les laboratoires: la forme est considrecomme un facteur cl dans lobservance du traitement et comme un desmoyens de contourner lambivance des sentiments du patient lgarddes mdicaments (Lambert, 1991-1992). Elle reprsentera un avantageconcurrentiel important, si le malade est sensible lagrment ou lacommodit quelle confre la prise, et que le mdecin y voit un moyende maximiser ensemble la satisfaction de lusager-client et lefficacit dela cure. La forme constitue en tous cas un objet de ngociation entre lemdecin et le patient: selon un sondage ralis par lIFOP (Jullien,1991) 37% des patients interrogs affirment demander une forme prcise leur mdecin, 36% mentionnent par ailleurs le fait que leur mdecinleur laisse le choix entre plusieurs formes.

    Les enqutes sur les prfrences des patients sintressentessentiellement la forme galnique, cest--dire la forme dumdicament lui-mme, dcline en multiples catgories: comprims,drages, glules, sirops, ampoules, suppositoires etc. Elles produisentdes rsultats qui se traduisent par des noncs du type: les patientstrouvent les comprims difficiles avaler, que les hommes, lespersonnes de 50 64 ans, les malades souffrant de troubles cardiaques etdigestifs prfrent les glules, alors que les femmes ont un gotprononc pour les drages et apprcient les sachets de poudre honnis parles hommes, et que les employs et les ouvriers sont favorables auxformes liquides etc. (Richard et de Lapouge, 1988) Comme on le voitces enqutes reprennent des catgories explicatives classiques ensociologie quantitativiste, lge, le sexe, la catgorie socio-

  • professionnelle auxquelles est ajout le type de pathologie. Les rsultatsde ces sondages peuvent tre ensuite croiss avec les donnes de march(Delegue et Uchida-Ernouf, 1993): par la comparaison entre la part demarch et le taux de prfrence, les analystes en dduisent lespossibilits de segmenter loffre des produits pharmaceutiques en jouantsur la forme galnique. (X, Formes galniques, 1990)

    Ces enqutes qui prforment les relations quelles mesurent12construisent des systmes dquivalence ou de prfrence entre descatgories de patients et des formes de mdicaments. Ces relationspeuvent ensuite tre renforces par les choix que font les laboratoires auvu des rsultats de ces enqutes, choix qui se prsentent comme descompromis entre deux formes complmentaires defficacit, lefficacitsociale, cest--dire la capacit du mdicament se faire prendre parle patient et lefficacit biochimique, cest--dire le contrle du parcourscorporel effectu par le mdicament et de ses interactions avec lesdiffrents lments quil rencontre.

    Au del de ces deux sortes defficacit, les spcialistes sinterrogentaussi sur lefficacit quon pourrait qualifier de symbolique dumdicament; il est question du mdicament comme rconfort, de laperception affective du mdicament, du mdicament comme signeou mtaphore, des effets non techniques de la prescriptionpharmaceutique, toutes faons de considrer les liens possibles entre lescaractristiques de prsentation et la manire dont le patient construitune signification son exprience13, signification susceptible davoir uneffet mesurable en termes mdicaux:

    Une exprience intressante a t mene dans un service de cardiologie. Lemme bta-bloquant a t administr sous forme de comprim, de glule blancheet de glule rouge trois groupes de malades souffrant dhypertension et recevantce traitement pour la premire fois: les patients du groupe recevant la glulerouge ont eu une amlioration de leur tension, aprs un mois de traitement, alorsque ceux recevant la glule blanche et le comprim avait des rsultat plus tardifset moins importants. Les malades recevant les glules rouges ont prcis quilsrecevaient un dosage fort! Ils ont t les plus satisfaits de la couleur dumdicament reu, les autres groupes tant assez indiffrents quant la couleur.(Richard et de Lapouge, 1988)Les laboratoires ne ngligent pas cet aspect, mme si le traitement

    quils en font se situe un niveau peu labor: des comprims danti-inflammatoires destins aux arthritiques sont ainsi prsents sous formedosselets, ce qui facilite la prhension chez des patients qui ont desdifficults avec leurs articulations mais renvoie aussi la dfinition de lamaladie; ailleurs, un comprim indiqu pour les atteintes cardiaques aune forme de cur stylis. Dans tous les cas, la forme choisie est 12 sur ce point, on peut voir Madel (1989).13 Sur cet aspect, un parallle peut tre effectu avec les activits de design, on peut voirDubuisson.(1995)

  • justifie sur plusieurs plans la fois, symbolique certes mais aussipratique - elle facilite la prise, ou permet un reprage simplifi desmdicaments et donc vite les erreurs etc. On retrouve ici toutelambigit accorde par les mdecins aux phnomnes deffets placeboqui nont de sens que dans le cadre dun systme explicatif qui construitleur exclusion.14

    LA PRISE EN COMPTE DES UTILISATEURS

    Dans ce qui prcde, nous avons vu comment la relationthrapeutique, et donc le statut de patient de celui auquel le mdicamentest destin, se trouve inscrite dans la forme du mdicament. Mais lepatient nest pas seulement patient; il mne diverses activits dans desenvironnements varis. Le mdicament incorpore aussi un certainnombre de contraintes et de caractristiques supposes de cesenvironnements. Pour allger le travail des crches ou simplifier la viedes personnes qui travaillent, les laboratoires essaient de mettre au pointdes produits dont on peut concentrer la prise une fois par jour. Parailleurs, ils proposent plusieurs versions du mme produit quicorrespondent des clientles diffrentes; laspirine (ou le paractamol)reprsente un cas extrme: il existe des formes croquer, descomprims avaler, des comprims dissoudre, des comprimseffervescents, toutes ces formes avec ou sans association de vitamine C,des sirops pour les nourrissons, des poudres diluer pour les petits, dessuppositoires avec ou sans association dun calmant etc. Certainsmdicaments sont prsents en poudre de manire pouvoir treincorpors dans la nourriture des personnes ges. Aux Etats-Unis,certains mdicaments pour enfants sont prsents avec diffrents armesafin de rpondre leurs prfrences; en France, les laboratoires ontessay de remplacer les sirops nocifs pour les dents et trop apprcis desenfants du point des vue des adultes par des soluts buvables ausaccharose: il sagit l de trouver un compromis entre les aspirationsventuellement contradictoires des mdecins, des parents et des enfants.

    Au del de ces exemples qui montrent une prise en compte positivede lexistence dune pluralit dusages et dusagers, il existe des cas danslequels certaines caractristiques lies la composition du mdicamentou ses mcanismes daction introduisent des contraintes sur les 14 Certains auteurs sopposent compltement lide dune efficacit symbolique; ainsidans un compte-rendu dune tude peut-on lire: Les produits ne crent pas de contexteaffectif fort, ils restent rationnels, ils nont pas de pouvoir sugestif qui soutiendrait lamotivation du patient dans la dure. Il ny a pas dassimilation imaginaire entre la prisemdicamenteuse et lamlioration de ltat de sant. Le mdicament nest pas investi desqualits de soin attendues par le malade dans son cas personnel. (X, Formes galniques,1990) On notera que cest le mdicament lui-mme qui dfaut dtre investi par le malade,lest par la rationalit.

  • usagers. Par exemple, le fait que ce soit une forme liquide susceptible dese renverser, que le produit soit contenu dans un flacon en verre, fragile,quil faille le conserver au froid ou labri de la lumire, quil requiertdes accessoires, que sa prparation ncessite des manipulations, que lesprises soient plus ou moins nombreuses dans la journe tous ceslments dfinissent des spectres privilgis quant lenvironnementsuppos du patient et ses habitudes.

    Enfin, le travail sur la forme est lun des moyens privilgis parlesquels on essaie de prvenir des usages dviants: certainsmdicaments passent dune forme ventuellement injectable une formenon injectable de manire ne plus tre utiliss par des toxicomanes. Enprison, un certain nombre de mdicaments sont dilus et prsents sousforme de fioles, afin dviter dun ct, le stockage et la prise suicidaire,et de lautre, la circulation et le trafic. La dfinition des mdicamentsprsents en fiole varie selon les tablissements, de mme que lesmodalits de la prise: dans certaines prisons, seuls les psychotropes sontdilus; ailleurs, ce sont tous les mdicaments ou plus rarement, aucun;souvent, le dtenu doit absorber le contenu de sa fiole devant lesurveillant ou linfirmire, mais dans certains tablissements, on luilaisse la fiole de manire ce quil absorbe son somnifre lheure laplus propice. Chacune de ces solutions reprsente un compromisdiffrent entre des lments htrognes, efficacit mdicamenteuse,droits de la personne, responsabilit lgale, organisation du travail etc.

    En conclusion, on notera quau travers du choix de telle ou telleforme mdicamenteuse est luvre un processus de segmentation et despcification de lutilisateur-patient, spcification active quand il sagitdadapter finement des mdicaments des usages supposs,spcification passive quand ce lien forme-usage rsulte dautresconsidrations que celles portant sur les usages eux-mmes,spcifications proscriptives lorsquil est question dviter certainsusages.

    LE MDICAMENT COMME ACTIONComme cela a dj t soulign, la prise dun mdicament suppose de

    la part de lusager le dploiement dune activit et la mobilisation deressources; mais nous avons vu plus haut que le mdicament et sa noticeprparent dans une certaine mesure ce moment crucial; de faon plusgnrale, ce que nous appelerons les accessoires du mdicamentprennent en charge une partie du travail ncessaire au bon droulementdu traitement qui dborde la question de la prise. Autrement dit, pourcomprendre ce quengage le suivi dun traitement mdicament, il faut sesituer larticulation entre les dispositifs et les usages: dans cette partie,nous chercherons reprer et analyser les diffrentes modalits par

  • lesquelles les formes de coordination associes au traitement se trouventrparties entre les dispositifs et les usagers. La prise mdicamenteusenest, comme nous lavons dj not, quun lment dans la liste longuedes actions et des dispositifs qui vont du chercheur au patient: or, pourquen bout de course une certaine efficacit thrapeutique puisse treattribue au mdicament, il est ncessaire que les actions des uns et desautres soient coordonnes dune manire juge convenable. Cetteexigence de coordination nest pas impose de lextrieur par lanalyse,elle est clairement dsigne par tous les acteurs, au moins jusquaupatient, et inscrite dans un certain nombre de dispositifs comme le Vidalou lordonnance. Si, comme nous allons le faire ici, nous nous plaonsdu point de vue dun usager a priori docile et cherchant se conformer la prescription, nous pouvons nanmoins nous demander ce quun telprogramme suppose comme dispositifs de coordination. Une enqute(Jonville et Autret, 1994) ralise au sein dun centre anti-poisons partir de tous les appels concernant des erreurs dutilisation desmdicaments en pdiatrie, dmontre que cette proccupation nest pasvaine: on y relve en particulier la diversit des erreurs (qui portent surla posologie (31,5%) le mdicament (30%), le dosage du mdicamentadministr (15%), la voie dadministration (11%), le non respect descontre-indications dues lge (4%), la forme galnique (2%), la vitessedadministration (1%), la dilution (1%), et mme sur la personne(0,5%)!), la varit des personnes, des dispositifs et des actions en cause(la famille, le pharmacien, le mdecin, linfirmire, lautomdication, lamauvaise excution de la prescription, lerreur de dlivrance,lincomprhension de lordonnance ou sa mauvaise rdaction).Autrement dit, les exigences de coordination dans la bonne ralisationdun traitement foisonnent, leur satisfaction engage des acteurs et desdispositifs multiples et, de ce fait, est susceptible de nombreux rats.

    Dans un premier temps, nous nous intresserons aux dispositifs decoordination entre mdecin-laboratoire et patient qui permettentdassurer le respect de la posologie et du dosage. Puis, nousenvisagerons les dispositifs de coordination du patient avec lui-mme:le traitement suppose des prises rptes, intervalles de temps fixs,ventuellement de plusieurs mdicaments; quels sont les moyens dont lepatient dispose pour grer ces diffrents paramtres? Enfin, nous nousplacerons dans le cas, somme toute frquent, o le traitement ncessitedes formes de coordination entre plusieurs acteurs, comme, par exemple,lorsque les patients sont des enfants.

    LES SYSTMES DE MESURE.Comme nous lavons mentionn plus haut, les erreurs de posologie et

    de dosage reprsentent prs de la moiti des causes de recours au centreanti-poisons. Pour des raisons comprhensibles, elles concernent

  • principalement les prparations liquides, quoique, comme nous leverrons plus loin, certaines formes solides spcifiques peuvent aussientraner quelques difficults. Il existe toute une gamme de dispositifs demesure, certains qui appartiennent lunivers domestique et serventoccasionnellement la prise mdicamenteuse, dautres, au contraire,provenant du laboratoire et insrs sous des formes diverses danslunivers domestique. Ainsi, nombre de notices utilisent la cuiller caf,la cuiller dessert et la cuiller soupe comme talons de mesure: nousavons affaire ici une chane de traduction lche entre le laboratoire etla maison - les contenances de ces objets usuels sont variables - peut-treest-elle mme inadquate: la cuiller dessert constitue-t-elle toujours unaccessoire indispensable dans lquipement quotidien? Pour pallier cette difficult, des traductions plus strictes sont parfois proposes, dansles notices ou dans les ouvrages grand public: encore faut-il pourmesurer les 7gr de sirop que contient une cuillre caf mdicalisedisposer dune balance de prcision! Deux formes de traduction entre lamesure de laboratoire et la mesure domestique, plus solidement ancresdans les objets, sont aussi utilises: des dispositifs de mesurespcifiques chaque mdicament et des dispositifs gnraux.

    Les cuillres doseuses, les mesurettes, gnralement incluses danslemballage, constituent les prototypes les plus rpandus des dispositifsspcifiques: ces objets se prsentent comme des objets hybrides, dont laforme voque celle dobjets domestiques mais dont la prcision et lecalibrage les rapprochent des objets de laboratoire. La pipette intgre aubouchon des flacons de certains sirops pour enfant et gradue en kg delenfant opre un compromis dun autre genre: ici, cest la forme qui estissue du laboratoire et le systme de mesure qui est cens se rapprocherde lusager. Ce systme qui a t conu en principe pour faciliter letravail des parents appelle en fait une explication systmatique dupharmacien; linstallation de la pipette, le geste ncessaire pour ladgager du bouchon une fois remplie, auquel sajoute le caractreinhabituel de lchelle de mesure, tous ces lments rompent avec lessavoir-faire communs et reconfigurent le rseau de relations: ils rendentncessaire une tape dapprentissage technique intermdiaire entrelordonnance et la prise, alors que, dans le mme temps, parce quilsfusionnent dans un seul geste dtermination de la posologie et dosage, ilstransforment une dcision mdicale en manipulation de lusager.

    Enfin, les dispositifs gnraux, cest--dire qui sont affranchis de larelation un mdicament particulier, sont de deux types: des dispositifsde laboratoire simplement transports dans lunivers domestique commela pipette classique gradue en ml, ou des dispositifs hybrides comme lamed-T-spoon (dont lappellation marque dailleurs le caractrehybride): constitue dun manche gradu en millilitres et en quivalentde cuillres caf, pourvue de deux crochets de fixation destines lasuspendre un verre, permettant le dosage dune seule main et

  • lempchant de se renverser lors de la position couche. On ne peutrver dun plus bel instrument combinant la fois une grande capacit constituer et maintenir des quivalences et une adaptation trs fine unenvironnement particulier.

    Les diffrents dispositifs de mesure que nous avons envisagspeuvent tre dcrits selon deux axes principaux: lunivers de rfrencede lobjet-instrument de mesure qui peut, par sa forme mme voquerlunivers domestique, ou celui du laboratoire, ou encore qui se prsentecomme une combinaison de diffrents lments, et lunivers de rfrencedu systme de mesure dans lequel lusager est appel effectuer sondosage - l encore, on retrouve une oscillation entre les mesuresexprimes en ml (ou en gouttes) qui renvoient plutt au laboratoire, etcelles exprimes en cuillres ou en kg denfant qui inscrivent lactiondans un environnement domestique quotidien.

    objet-instrument->\systme de mesure

    lV

    domestique laboratoire

    domestique cuiller caf, soupe, dessert

    med-T-spoon pipette en kgdenfant

    cuillre doseuse-mesurette

    laboratoire cuillre retraduitepar lusager (et sessources dinfor-mation) en gr ou enml et mesure avecun instrument deprcision

    med-T-spoon pipette

    Selon les configurations, la coordination entre le mdecin, lelaboratoire et le patient quexige un dosage en concordance avec laposologie indique se trouve ainsi diversement rpartie: elle est parfoiseffectue par une simple conversion dun systme de mesurescientifique un systme de mesure domestique ce qui ne demandequun faible dplacement de lusager par rapport des pratiquesquotidiennes; dautres fois, elle est ralise par un dispositif hybride ou

  • encore est assure par le transfert dun dispositif de laboratoire quirequiert des savoir-faire spcifiques.

    Dans ces derniers cas, lacte par lequel le mdicament est doscontribue instaurer une rupture entre lingestion de mdicaments etdautres formes dingestion. Un espace de pratiques proprementthrapeutiques se trouve ainsi dlimit, en continuit avec dautrespratiques externes lunivers domestique. Pourtant marque par uneplace trs diffrente accorde au mdicament, lhomopathie se construitelle aussi un espace propre laide, entre autres choses, de dispositifs decomptage. De nouveaux tubes de granules munis dun compte-granulesintgr viennent de faire leur apparition; pour faciliter lapprentissagedes patients face un dispositif trs peu explicite, le laboratoire fabricantpropose aux pharmaciens des petites cartes-modes demploi distribuer leurs clients: prcaution apparemment utile, car un des clients qui,devant la sociologue en observation, le pharmacien remettait cette cartea avou avoir jet son tube prcdent faut davoir russi sen servir!Au dos dune de ces cartes, un homoplanning qui permet lusagerde noter pour chacun des jours de la semaine et six moments diffrentsde la journe les diffrentes prises; sur lenvers dune seconde carte, unesorte de fiche-conseil:

    Faut-il viter de toucher les granules avec les doigts?Aujourdhui, la technique trs labore de fabrication des granules et leurimprgnation en trois fois, amliorent considrablement lhomognit et lastabilit des mdicaments homopathiques.Mais pour des raisons dhygine, il est prfrable dutiliser le COMPTE-GRANULES INTGR BOIRON qui permet de porter les granules directementsous la langue.Une petite innovation de conditionnement qui se traduit par une

    nouvelle pratique gestuelle est aussi loccasion de raffirmerconjointement les principes de lhomopathie et la qualit des produitsdu laboratoire en question, autrement dit de construire une continuit desens entre les diffrents moments thrapeutiques, y compris ceux quiapparaissent les plus anodins, les plus instrumentaux. Ici encore,lefficacit thrapeutique telle quelle est dcline au patient rsulte delintgration de savoirs scientifiques, de savoir-faire industriels et deconnaissances et de pratiques du ct des usagers, tous ces lmentstant articuls au mdicament et ses accessoires.

    Nous sommes rests jusqu prsent colls au mdicament, mais lesdispositifs tudis ne suffisent pas eux seuls assurer le respect de laposologie. Lusager opre ses propres ajustements: les cuillresdoseuses sont certes commodes et prcises, mais comment faire pour nepas risquer den renverser le contenu avant quelles parviennent leurdestination? Beaucoup dusagers prfrent remplir successivement deuxdemi-cuillres, ou ne pas remplir compltement la cuiller et rajouterdans un second temps un petit chouia pour complter. Et puis, il y atous ces cas o la coopration du patient, souvent un enfant, nest pas

  • assure, ce qui peut conduire la perte dune partie de la dosecorrectement mesure: il y a ceux ou celles qui se servent dunedeuxime cuillre place en dessous de celle qui contient le mdicamentet destine rcuprer ce qui pourrait tre renvers ou recrach. Dautresqui utilisent des accessoires non prvus dans le mdicament, soitdestins explicitement cet usage comme la med-T-spoon, ou le mini-biberon doseur, ou dtourns de leur usage normal comme les seringues,dpouilles de leur aiguille, qui servent la fois de mesure et dedispositif dingestion pour des nourrissons: dans ce dernier cas, lamaternit peut servir de premier relai pour la transmission de ce savoir-faire spcifique. Des publications spcialises fournissent encoredautres ides, ainsi ce mode demploi du sirop dispens par Enfantsmagazine15:

    La posologie est gnralement dune cuillre rase par prise que vous avezde grandes chances de renverser sil se montre rticent. Procdez donc en deuxtemps et deux demi-cuillres, vous prendrez moins de risques. Remplissez lacuillre doseuse et munissez-vous dune cuillre dessert et de deux verres.Transvasez dans la seconde cuillre la moiti de la dose. Posez chaque cuillre enquilibre sur le col des verres. Prenez votre enfant sur vos genous et bloquez-leavec lun de vos bras ou enroulez-le dans un drap de bain pour viter quil ne sedbatte. Saisissez lune des cuillres et posez-la sur sa lvre infrieure. Sil napas encore le rflexe de happer avec ses lvres, inclinez la cuillre et laissezdoucement couler le liquide. Procdez de mme avec la seconde cuillre.On voit ici la complexit des oprations enchanes qui requierent

    lassemblage de plusieurs dispositifs communs: la cuillre bon outilpour lingestion dun liquide, mais qui ne peut tre pose plat sansperdre un partie de son contenu, amnage de faon habile avec le verreforme alors un nouveau dispositif muni de lensemble des qualitsncessaires; le drap de bain, nouvelle camisole de force, qui vientsuppler linstabilit de lquilibre de la cuillre dans unenvironnement mouvant

    Dans un certain nombre de cas, les usagers choisissent de faire fi desdispositifs de mesure classiques: certains, rveills en pleine nuit parune quinte de toux tenace, saisissent, dans lobscurit, le flacon de siroplaiss porte de main avant den ingurgiter une ou deux rasades, lacavit bucale constituant alors le dispositif de mesure le plus appropri la situation. Encore cette prise, qui laisse sans doute de ct la prcisionde la mesure, mais qui remplit tout un ensemble de conditions autres -mouvement minimal, maintien de lobscurit - demande-t-elle uneprparation planifie avant le coucher.

    Que lon prenne, comme point dentre, les dispositifs ou lespratiques des usagers, on constate que, pour assurer une coordinationconvenable entre le mdecin et le patient, il existe une grande varit de 15 Lison Hufschmitt, Six astuces pour lui faire prendre ses mdicaments, Enfantsmagazine, dcembre 1994, p. 99-100.

  • configurations possibles qui accordent plus ou moins dimportance laprcision de la mesure, et dans lesquelles les usagers font preuve desdegrs variables dinitiative. Dans tous les cas, lexigence de la mesurecontribue faire de la prise mdicamenteuse un moment part dans lecours des activits quotidiennes qui sinscrit dans une certaine continuitpar rapport au parcours thrapeutique.la coordination avec soi -mme ou linscription de la cure dans le temps

    La thrapie mdicamenteuse suppose une rptition et engagelindividu dans un processus qui exige cohrence et coordination entreses diffrentes actions. Trs souvent, cette coordination est simplementassure par la mmoire de lindividu, relaye ventuellement parlordonnance ou la rinscription de celle-ci sur les emballages. Nousavons vu plus haut lexistence de petits dispositifs de mmorisation, leshomoplannings: les usagers eux-mmes recourrent spontanment cette formule qui consiste retraduire lordonnance du mdecin en unesrie dactions organises par un droulement temporel, de la mmemanire quils passent, par exemple, de listes dingrdients accroches des recettes une liste dachats organises en fonction du lieudapprovisionnement (Goody, 1979). Un certain nombre de dispositifsmatriels effectuent le mme travail sous une forme diffrente: despiluliers pour la journe, des trousses ou des mini-armoireshebdomadaires qui comportent des compartiments journaliers, eux-mmes diviss en plusieurs compartiments correspondant diffrentsmoments de la journe, permettent de programmer lavance et pour untemps long le traitement.

    Au del de ces dispositifs qui rsultent de linitiative du pharmacienou de lusager, les mdicaments eux-mmes peuvent essayer de facilitercette coordination temporelle. Les pilules anticonceptionnelles, dontlefficacit est conditionne par la rgularit de la prise, comportent desrepres temporels varis: sur certains blisters, il faut faire une encocheou coller une petite vignette pour marquer le jour de la semainecorrespondant au premier jour de cure; pour contrler sa prise, lusagredoit chaque fois faire un petit calcul partir du nombre de comprimsdj pris et du jour de dpart. Sur dautres modles, chaque pilule estmise en regard dune indication du jour de la prise; en croire lesprofessionnels, aucun de ces systmes ne russit dailleurs contournerles difficults quont les femmes suivre rigoureusement leur cure16.Ce dispositif est repris par dautres types de mdicaments, en particulierdans le cas dun antidpresseur: les fabricants ont peut-tre faitlhypothse que ltat dpressif entranait une diminution dudiscernement. Dautres organisations matrielles du mdicament sont l 16 Dans un sondage ralis la demande dun laboratoire, seules 55% des femmesprenant la pilule disent ne jamais loublier (Braud, 1994).

  • pour prendre en charge des contraintes temporelles spcifiques: ainsi,un antibiotique qui se prend sur cinq jours, raison de deux glules lepremier et dune les jours suivants est prsent dans un blistercomprenant une case double avec les deux glules, puis quatre casessimples. De la mme faon que dans le cas de la pipette gradue en kg,cette innovation cense simplifier le travail de lusager introduit unedifficult supplmentaire: des patients qui ont lhabitude de ne pascompltement sortir le blister du carton pour dgager le mdicamentcommencent la cure par le mauvais ct et, lorsquils se rendent comptede leur erreur, sont inquiets: ils retournent interroger le pharmacien pourvrifier que toutes les glules sont bien identiques. Autrement dit, quelsque soient les dispositifs prvus pour prendre partiellement en chargecette exigence de coordination temporelle, lactivit que dploie lusagerest fondamentale et ne se rduit pas laccomplissement dunautomatisme, sauf peut-tre si cet automatisme a t par lui programm.la coordination avec autrui et avec soi-mme

    Cette question, que nous avons dj aborde, se pose essentiellementlorsque le patient nest pas considr comme dot de toutes les capacitsncessaires au suivi dun traitement: le cas des enfants que nousensisagerons ici est lune des configurations possibles, mais on peutaussi penser aux animaux, aux personnes ges, aux personnesconsidres comme dmentes, aux prisonniers - nous lavons voquplus haut - ou encore aux personnes en tat dinsconcience voquesdans un autre article de ce numro (Timmermans, 1995).

    Comment obtenir laccord dun enfant sans pouvoir sappuyer surlappel la raison? Les stratgies utilises par les parents ou conseillesdans les ouvrages spcialiss, revues ou livres, dont la prolixit contrasteavec le silence des notices, parcourent tous les registres possibles:

    - la flatterie: on vante la maturit ou le courage;- lautonomie: on propose lenfant de sadministrer tout seul son

    mdicament grce au nouvel accessoire qui ne se renverse pas;- la dissimulation: le mdicament est cach dans un aliment;- le masquage: il est mlang un produit cens en rendre le got

    plus agrable;- la participation: apprenez votre enfant se boucher le nez (cela

    lamusera au moins deux ou trois fois) pour moins sentir le got17;- la mise en scne: une cuillre pour nounours peut faire

    diversion18;- les menaces diverses et le chantage affectif, pratiques moins nobles

    qui, lorsquelles sont conseilles sont aussi dlimites: il arrivera que 17 Lison Hufschmitt, op. cit.18Lison Hufschmitt, op. cit.

  • votre enfant refuse un jour de prendre un mdicament. Cette situationparat tre lune de celles o un peu de chantage nest pas inutile. Soyezferme, mais sans duret, et ne punissez jamais votre enfant sil fait desdifficults pour prendre un mdicament.19;

    - la crcition qui ncessite soit des accessoires, couverture ou drap debain en guise de camisole, soit une aide humaine: si le bb crache lesmdicaments, demandez quelquun de lui tenir la bouche ouvertependant que vous faites couler le mdicament au fond de sa bouche, puisrefermez lui doucement mais fermement la bouche.20;

    - et enfin, lalternative technique: sil refuse douvrir les lvres ouvomit systmatiquement aprs avoir ingurgit son sirop reste le bonvieux suppositoire.21

    Chacune de ces stratgies peut tre en certains cas combine avecdautres; par ailleurs, leur pertinence dpend pour une part dumdicament lui-mme, de sa forme, de son odeur, de sa substituabilitetc. On observe en tous cas que la prise dun mdicament est considrecomme une opration suffisamment srieuse pour que (presque) tousmoyens soient bons, y compris une forme de violence, soigneusementmesure, qui soppose dautres prceptes ducatifs, suspendus le tempsdu traitement.

    Dans des cas plus rares, les efforts de coordination sont motivs nonpar lexistence dune rsistance mais plutt par des difficults techniqueset motrices particulires. Les traitements de lasthme en constituent unexemple particulirement intressant22: dans les annes rcentes, lesformes inhales ont t fortement dveloppes car elles combinent unegrande efficacit et labsence deffets secondaires. Or, dans le cas desenfants, se pose un problme de synchronisation entre la pression sur lavalve qui libre le produit et linhalation, car ces deux oprations sontsouvent assures par des individus diffrents, do la mise au point dediffrents dispositifs comme les chambres dinhalation qui serventdintermdiaire entre larosol et la personne qui respire, ou encore plusradical, un distributeur de doses qui est dclench par le fluxinspiratoire. Deuxime difficult, celle de la mesure: Dick Willems(1995) montre comment, dans le cas de lasthme, la possibilit pour lepatient de suivre finement et de faon objective lvolution de son tattransforme son rapport la maladie: mais lon voit aussi que la mesureelle-mme suppose un savoir-faire et un contrle moteur qui ne sont pas la porte de jeunes enfants. La mesure de la quantit de mdicament 19Myriam Stoppard, Guide mdical du bb et de lenfant, Paris: Larousse, 1987, p. 32-35.20Myriam Stoppard, op.cit.21Lison Hufschmitt, op. cit.22 On peut voir aussi larticle de Dick Willems dans ce numro.

  • inhal permet de suivre autrement lvolution du patient; le distributeurde doses prcdent se recharge avec des disques comprenant chacun huitdoses de principe actif, chaque dose tant individualise et numrote:

    La surveillance du nombre dinhalations journalires est importante pour lesparents des enfants asthmatiques, qui peuvent ainsi savoir quelle est laconsommation relle du produit au cours de la journe. Tout dpassement de laposologie habituelle, signal dun dsquilibre, est immdiatement repr. Braud(1994)Enfin, dernier point, il ne suffit pas que lentourage soit persuad que

    le patient a pris une certaine quantit de mdicament: la prise doit treperceptible pour le malade lui-mme, ce qui dans le cas dun produit inhaler nest pas aussi vident que pour des produits ingrer. La prisefait lobjet de traductions sensorielles, artificiellement produites, soitpar lajout de saveurs23, soit par lintermdiaire dun sifflet qui sert detmoin de linhalation.

    Dans ce dernier cas, nous retrouvons associes plusieurs formes decoordination, coordination avec soi-mme et avec autrui.

    CONCLUSIONDans cet article, jai essay desquisser de ce que pourrait tre une

    anthropologie des mdicaments. Deux points principaux me paraissentmriter lattention, car ils dsignent deux axes mthodologiquesimportants.

    Tout dabord, lentre par les mdicaments oblige quitter un instantdes yeux linteraction mdecin-malade souvent considre commecentrale dans la relation thrapeutique. Plus exactement, elle larepositionne dans un cheveau large de relations qui associent leslaboratoires, de la recherche la fabrication et la commercialisationdes mdicaments, les pharmaciens, les mdecins et les patients, maisaussi dautres mdiateurs comme les journaux grand public, les livres,les membres dune famille, les collgues, les amis, les relations etc. Defaon symtrique, elle interdit aussi de sarrter linteractionmdicament-corps du patient, car dans la description de tout ce quientoure et soutient le mdicament, nous voyons se dployer au moins enpartie ce rseau de relations. De ce point de vue, lapproche que noussuggrons permet daborder avec les mmes outils les mdicaments 23 Le got des mdicaments est un thme trs moral et ce titre largement controvers.En ltudiant de faon plus systmatique, on pourrait sans doute reprer diffrents modlesde ce quest la maladie et du rle que doit jouer le mdicament. Certains trouvent parexemple anormal que des mdicaments pdiatriques soient dots de gots agrables; lemdicament est un devoir pas un plaisir, ou bien il ne doit pas tre confondu avec unaliment. Certains adultes disent associer un got dsagrable la prsence dun principeactif; dautres, qui partagent lopinion prcdente sur le lien got-efficacit considrentquun got agrable est le signe dun masquage qui lui-mme signifie le mauvais got quilmasque

  • allopathiques et les autres, voire les mdicaments dans des socitsautres que la socit occidentale moderne: comprendre le sens de larelation thrapeutique et dgager ce qui, dans chaque cas, en fait laspcificit suppose alors de rtablir la chane des mdiations qui met enbout de course un individu (ou un collectif) en contact avec un principecuratif, principe qui peut tre ou non dissociable dun rseau derelations.

    En second lieu, nous avons essay de montrer que la prise elle-mmene devait pas tre mise entre parenthses comme un geste anodin sansintrt. Elle suppose une prparation, une organisation, une inscriptiondans la dure qui en font un moment bien identifi dans le coursquotidien de lexistence, la rinscrivent dans un parcours thrapeutiqueauquel elle contribue donner un sens.

    Une des consquences de ces deux points centraux nous parat tre deposer en des termes particulirement complexes la question delefficacit: autrement dit, parce que le mdicament tisse un long rseaude relations qui se retrouvent agrges en lui et dans lacte de prise,lattribution univoque un seul de ses lments associs. Leffet placeboparat alors comme un artefact de certains dispositifs exprimentaux quisacharnent couper certains fils dans cet cheveau serr: prendre ausrieux le mdicament dans son parcours, dans ses dispositions, ildevient beaucoup plus difficile de faire la distinction entre cesdiffrentes formes defficacit.

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