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DE LA RÉARTICULATION EN ANTHROPOLOGIE James Clifford Éditions de l'EHESS | « L'Homme » 2008/3 n° 187-188 | pages 41 à 68 ISSN 0439-4216 ISBN 9782713221866 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-l-homme-2008-3-page-41.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- James Clifford, « De la réarticulation en anthropologie », L'Homme 2008/3 (n° 187-188), p. 41-68. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Éditions de l'EHESS. © Éditions de l'EHESS. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.249.33.103 - 06/08/2015 22h03. © Éditions de l'EHESS Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.249.33.103 - 06/08/2015 22h03. © Éditions de l'EHESS

De la réarticulation en anthropologie

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  • DE LA RARTICULATION EN ANTHROPOLOGIEJames Clifford

    ditions de l'EHESS | L'Homme 2008/3 n 187-188 | pages 41 68 ISSN 0439-4216ISBN 9782713221866

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    James Clifford, De la rarticulation en anthropologie , L'Homme 2008/3 (n 187-188),p. 41-68.--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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  • CET ESSAI rpond une tradition spcifique et un moment particulier. Il abordeune formation disciplinaire en voie de transformation. Il sagit des quatredomaines (the four fields) qui ont depuis longtemps dfini lanthropologie amri-caine, cest--dire les approches culturelles, biologiques, archologiques et linguis-tiques. Lunit de cette formation a t remise en question par tout un ensemble dedveloppements. La prolifration de projets interdisciplinaires et de mthodes hybridesfait que lossature traditionnelle de la discipline est plus que jamais ressentie commerestrictive et arbitraire. Des divergences pistmologiques et mthodologiques ont deplus en plus dchir le tissu dune discipline sur la nature de laquelle on ne cesse desinterroger : lanthropologie devrait-elle se comprendre comme une pratique herm-neutique et historique, ou comme une science inductive et positive ? En outre, ds lafin des annes 1960, les tensions postcoloniales et mondialisantes ont branlun mode de recherche qui apparat aujourdhui comme faisant partie intgrante del Occident , contest et dcentr.

    Relisant ce texte dans sa traduction franaise, je me sens frapp dune sensation dedpaysement. Nombre de mots cls ou de noms dsignant des mouvements intellectuelson d tre laisss tels quels, faute dquivalents adquats. Par moments, jai limpres-sion dtre comme dans un autre monde, ou comme si deux bateaux partant des deuxrives de lAtlantique se croisaient silencieusement dans la nuit. Et pourtant, au moinsune grande partie du temps, nous habitons un mme univers intellectuel, nous colle-tant avec les mmes problmatiques. Il existe, certes, dimportants rseaux de commu-nicaton, des histoires dinfluence et de mconnaissance Mais je nai pas revu montexte dans cet esprit. Joffre, simplement, laperu dune discipline la fois familireet trange une invitation traduire, imaginer, rarticuler.

    RENCONTRES

    LHOMME, Miroirs transatlantiques, 187-188 / 2008, pp. 41 68

    De la rarticulation en anthropologieJames Clifford

    La version originale anglaise de ce texte a paru dans : Daniel Segal & SylviaYanagisako, eds, Unwrapping the Sacred Bundle. Reflections on the Disciplining of Anthropology,Durham-London, Duke University Press, 2005 : 24-48. Pour la traduction franaise de son texte,lauteur a apport quelques modifications et ajouts. Nous remercions James Clifford de nous avoirautoriss le publier dans cette livraison. Ndlr.

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  • DANS SON OUVRAGE Les Mots et les Choses, Michel Foucault avance lide queles disciplines modernes, dont lanthropologie, ont pris forme au XIXe sicle ausein dun ensemble de discours o la figure de l homme fut promue commesujet et objet complexe de savoir, la fois transcendant et empirique. Jai choisicette ide comme point de dpart quelque peu abrupt, de manire amorcer unediscussion sur la faon dont lanthropologie sest construite et reconstruite dansdes contextes intellectuels et institutionnels changeants. Jcris un moment ode nombreux dsaccords sont apparus quant savoir si nous sommes parvenus la fin de lpistm quavait identifie Foucault, cest--dire un corps dhypothsesgrce auxquelles la diversit culturelle et sociale pouvait tre conue, aucours du temps et travers lespace, comme un hritage humain susceptibledtre dcrit et thoris. Mon approche, agnostique et mta-historique, neprtend pas apporter une solution de tels dsaccords, ni dautres dimportancesimilaire ; en revanche, je soutiens quils sont constitutifs des alliances et descontours intellectuels fluctuants de lanthropologie. Je me propose donc derendre compte du processus de disciplining, en visant moins crer un consensusqu dvider le fil de ces controverses, et en cherchant moins renforcer unetradition de dmarche et de recherche qu franchir les frontires disciplinaires et proposer des coalitions.Invoquer Foucault renvoie certes aux aspects concrets et institutionnels de la

    formation des disciplines. Le disciplining, tel que je lentends, ne consiste pas seu-lement dfinir des domaines dtude, des sujets de recherche et des mthodesdanalyse soit le contenu dune discipline. Ce terme voque galement destraditions antrieures dapprentissage normatif et de pratique asctique qui pren-nent une dimension moderne dans les institutions dducation pastorales etgouvernementales , jusques et y compris au sein des universits. On peut consi-drer que le disciplining se dploie dans ces contextes en constante volution. Entant que pratique universitaire, lanthropologie a t expose, de manire indite,aux changements de perspective survenus au cours des annes 1960 et unesituation politique nouvelle, en loccurrence celle engendre par les phnomneslis la dcolonisation et la mondialisation . Lanthropologie moderne science comparative de la diversit humaine avait t durant son premiersicle dexistence une science occidentale , une attribution qui a commenc changer, de faon irrversible, en mme temps quont t modifies les caract-ristiques de genre, de race et dorigine culturelle de ses chercheurs.

    Jai dj crit, ailleurs, au sujet dun des aspects de ce work-in-process, cest--dire au sujet de la fonction normative du travail de terrain , de son habitus pro-fessionnel envisag comme un agrgat tout la fois revendiqu, contest etvolutif de ses pratiques concrtes (Clifford 1997). Cette discussion sachevait,comme le prsent article, dans la perspective, non encore esquisse, dun dcen-trement postcolonial . Ce qui mintresse ici, ce sont les contextes institution-nels du disciplining, et, en particulier, les zones de liaisons, les rgions limitropheso des communauts universitaires imagines se structurent et se restructurent

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  • de manire rgulire, crative et parfois agonistique. Cette approche prolonge cequi tait postul dans lessai prcdemment mentionn sur le travail de terrain, savoir que cest ses marges quune discipline se dfinit le plus activement, parrapport ce quelle prtend ne pas tre, en sappropriant et en excluant, aprsslection, les lments qui font obstacle, les influences quil convient de grer,de traduire et dincorporer. Ce faisant, le processus dincorporation impliquepresque toujours un phnomne dexclusion. On trace dans le sable interdisci-plinaire une ligne pour tablir une limite. Une partie des choses est incluse,tandis quune autre est laisse distance, rendue autre . Avec le temps, le tracde la ligne celle-ci contingente, contrle ou dlibrment transgresse sedplace de faon tactique. Ce phnomne apparat ds lors que, par exemple, onretrace lhistoire des relations instables de lanthropologie avec lhistoire, la socio-logie, les literary studies, ou les thories biologiques et volutionnistes, pour nementionner que les zones frontires les plus visites.

    Dans un article trs perspicace, Virginia Dominguez (1996) a explor les rela-tions tendues et productives entre lanthropologie sociale et culturelle et un nouvelalter ego disciplinaire, les cultural studies. Dominguez cite dix attitudes fondamen-tales partages par lanthropologie et les cultural studies. Elle dmontre ensuitecomment soprent ces chevauchements dans la pratique, travers lanalyse de lacomposition des comits ditoriaux et des articles publis dans des revuesinfluentes, comme notamment Cultural Anthropology et American Ethnologist (lesdeux ayant cart la couverture ditoriale des quatre domaines en faveur de liensplus tnus avec lhistoire sociale, les literary studies, lanalyse marxiste, les RaceStudies, les gender studies, etc.). Elle montre ensuite diffrentes tactiques de disci-plining qui rtablissent de faon agonistique une identit claire et entretiennent un prsuppos commun selon lequel les cultural studies sont autres par rapport lanthropologie (Ibid. : 46). lheure actuelle, on peut en fait constater lexis-tence dune srie dattitudes-limites, qui vont du patriotisme disciplinaire exacerb (Appadurai 1996 : 29) lengagement tactique, slectif, en passant parquelque chose qui se rapproche dune superposition des lignes dhorizon.Limage que lanthropologie sociale et culturelle se renvoie delle-mme a long-

    temps fait preuve dun opportunisme empirique et dune ouverture aux autresdisciplines. Mais un engagement trop prononc remet en question le sentimentde lintgrit. Franchir des frontires sans contrle efface les frontires. Du coup,mme parmi les commentateurs anthropologues les plus gnreux des culturalstudies, certains se sentent obligs de fournir ne seraient-ce que quelques distinc-tions cls. Par exemple, lessai de Richard Handler (cit par Dominguez 1996 :57), recensant le recueil rapidement canonis et attaqu de cultural studies(sous la direction de Grossberg, Nelson & Treichler en 1992), ne manque pasde porter au crdit de lanthropologie le concept plus large et analytiquementplus complexe de culture , ainsi que sa carte matresse , lethnographie.Limportance de ces deux lments comme caractristiques disciplinaires distinc-tives apparatra ultrieurement. RE

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  • Comme lobserve Virginia Dominguez, le travail la marge (et sur lesmarges) suit un modle propos par Fredrik Barth dans son ouvrage majeur :Ethnic Groups and Boundaries (1969). Les disciplines, limage des groupesethniques, sont des sous-cultures dune institution plus large en loccurrencecelle de lUniversit. Elles nont pas dorigine naturelle ou autochtone, et doiventtre articules dans des situations de contact, de chevauchement et de similarit.Les populations, les ides et les pratiques traversent couramment les frontires etse combinent de manire syncrtique. Pour Barth, la singularit dun groupe, satradition ou sa culture commune, est toujours une cration secondaire, nullementune cause primaire non plus quun point originaire. Les groupes slectionnentcertaines caractristiques avec lesquelles ils marquent et affirment leur identit,tout en utilisant de nombreuses coutumes et conduites quils partagent, emprun-tent ou changent avec leurs voisins. Dans la communaut des anthropologuessociaux et culturels, une pratique ftichise de travail de terrain a t mise enuvre pour souligner une distinction professionnelle par rapport la sociologiequalitative ou aux cultural studies, sparant des ides et des mthodes qui, sanscela, seraient peut-tre indiffrenciables. Dans dautres contextes, le contextua-lisme prtendument unique et localis de lanthropologie, son comparatisme et son holisme ont produit des travaux de diffrenciation similaires.Barth constate que les groupes prsentent souvent une varit interne assez

    spectaculaire dans leurs adaptations cologiques , tout en entretenant uneidentification de groupe commune par le biais dun marquage slectif de traitsculturels. Des niches analogues sont institutionnalises dans le paysage interdis-ciplinaire par les sections de lAmerican Anthropological Association, avec desobjets, des languages et des pratiques de recherche trs diffrentes. Quels che-vauchements partiels, quelles marques de reconnaissance font que tous ces cher-cheurs se disent anthropologues , se dfinissent comme membres dun groupe,pensant quils jouent le mme jeu , ainsi que lcrit Barth ? Rena Lederman(2005) suggre que les quatre domaines amricains (i. e. anthropologie sociale etculturelle, anthropologie biologique, archologie, linguistique) et, jusqu rcem-ment, lobligation faite aux tudiants de doctorat de suivre des cours dans aumoins trois dentre eux, ont contribu forger un sentiment de solidarit.Lexprience dune formation partage a peut-tre effectivement t plus impor-tante que toute capacit substantielle combiner les mthodologies ou fusion-ner les traditions intellectuelles.Dans son fonctionnement normal, une discipline na pas rellement besoin de

    consensus propos dhypothses essentielles. Comme dans une alliance hg-monique, selon la perspective gramscienne, elle requiert plutt le consentement,lentrelacement des intrts fondamentaux, ainsi quun esprit de tolrance vis--vis des diffrences. Durant les priodes de crise, telles que les rcentes altercationsentre Patrick Tierney et Napoleon A. Chagnon (Coronil et al. 2001), un anta-gonisme fort (du type cultural wars / science wars) peut diviser la discipline. Et detelles divisions peuvent mme mener des scissions permanentes au sein dequelques dpartements, mais rarement dans lespace de coalition plus large de la

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  • discipline. Lanthropologie a russi, jusquici du moins, construire et recons-truire une hgmonie partir dlments contradictoires. Cela ne signifie paspour autant que ces lments restent semblables. Il existe un mouvementconstant, un ralignement des intrts et des affiliations sur des terrains interdis-ciplinaires, institutionnels et gopolitiques qui sont en constante volution.De ce point de vue, le centre dattention sloigne des identits pour se rap-

    procher des processus didentification. Toutes les disciplines, scientifiques ethumanistes, sont des communauts varies se dfinissant elles-mmes de manireactive. Thomas Kuhn (1962) est connu pour avoir port le consensus sociolo-gique, lhistoricit et la rinvention des traditions au cur de la pratique scienti-fique (Philips 2008). De son ct, Peter Galison (1997) a montr que mme lessciences physiques sont une zone dchange et de march (trading zone) de sous-cultures distinctes. Lapproche thorique et historique de Gallison peut effective-ment offrir une perspective utile ceux qui sinquitent de labsence de mthodeet dobjectif unifis en anthropologie. Mme les sciences dites dures savrentdonc plutt lchement articules. En se fondant sur ces donnes, ainsi que sur denombreux autres travaux de sociologie historique et dethnographie de la science,nous pouvons nous affranchir de toute affirmation que l anthropologie , quisera toujours une confdration de traditions et de pratiques, doit sefforcerde parvenir une identit unifie, faonne suivant un modle imaginaire etahistorique de la science.Pour ce qui est des processus historiques de formation de lidentit discipli-

    naire, nous nous focalisons sur des domaines fluctuants de linterdisciplinarit,sur des zones limitrophes o des frontires nettes sont traces et retraces.Bien videmment, le savoir ne se rduit pas de lui-mme et par lui-mme ensegments professionnels ; les domaines institutionnaliss de la pratique univer-sitaire demeurent ncessairement dynamiques et fonds sur tout un jeu derelations. Je traiterai donc non seulement de lanthropologie, mais aussi de sesvoisines, en essayant desquisser une approche en termes de processus de laformation et de lvolution de la discipline. Ma dmarche est partielle, essen-tiellement centre sur lanthropologie sociale et culturelle telle quelle est prati-que aux tats-Unis, et oriente vers les zones limitrophes que je connais lemieux dans les sciences humaines et sociales, ou celles dites hermneutiques ethistoriques. Je ne vois cependant pas de raison pour quune telle approche nesapplique pas des configurations nationales diffrentes en anthropologie ouen ethnologie, ainsi qu dautres frontires disciplinaires, comme par exemplecelles qui sont activement rengocies avec la biologie, lcologie, les sciencesvolutionnistes et cognitives.Toutes les histoires des mcanismes dinstitutionnalisation tendent faire pr-

    valoir une analyse fonctionnaliste, laquelle de fait est rductrice au sens oles dimensions innovatrices et productives du pouvoir quen revanche Foucaulta toujours mises en vidence et soulignes, ne sont pas prises en compte.Jinsisterai par consquent sur le disciplining, le grondif de lexpression voquantun processus en cours, un aspect toujours non achev. Jajouterai lexplication RE

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  • foucaldienne de la gouvernementalit (sans pour autant la remplacer) une perspec-tive plus contingente sur le plan historique et plus pragmatique sur le plan poli-tique, signale par le terme d articulation . Ma vision densemble de lanthro-pologie et des disciplines connexes est sciemment provocatrice ; elle constitue uneincitation sortir des polmiques, des projets rformistes actuels et des tentativesde redfinition de lanthropologie elle-mme. Mon objectif est de parvenir uneconception nouvelle de linterdisciplinarit, considre non pas comme situeentre les disciplines une spatialisation trompeuse mais comme inhrente auxprocessus de connexion, de dconnexion et de reconnexion de domaines de savoirorganiss. Le disciplining est toujours aussi affaire dinterdisciplining.Lide d articulation renvoie immdiatement au processus expressif, slectif et

    constructif du discours. Mais, de manire plus prgnante ici, elle fait galementrfrence aux points de contact, aux connexions, aux composantes des corps dis-cursifset sociaux complexes qui peuvent, selon les circonstances elles-mmes chan-geantes, tre dsarticuls. Stuart Hall (1996 : 141) lexplique comme suit :

    Larticulation est une liaison qui nest ni ncessaire, ni dtermine, ni absolue nonplus qu tous moments essentielle. Il faut se poser la question suivante : dans quellescirconstances une connexion peut-elle tre tablie ? La soi-disant unit dun discoursest alors vraiment larticulation dlments diffrents, distincts, qui peuvent tre rar-ticuls de diffrentes manires parce quils nont pas de caractre fondamental nces-saire. L unit qui importe est une liaison entre ce discours articul et les forcessociales auxquelles il peut, dans certaines conditions historiques, mais pas obligatoire-ment, tre connect .

    La thorie de larticulation, que Hall fait driver de Gramsci et de Laclau,rend politiquement contingents la suppose ncessit, le dterminisme ou lecaractre naturel de formations sociales telles que les classes , les races et les ethnies . Bien que cette approche ne sapplique pas aussi bien tous les ph-nomnes socioculturels (dont certains sont profondment enracins historique-ment et localement), elle convient en tout cas ces communauts souventfractionnes et rcemment constitues, que sont les disciplines universitaires.Du dbut jusquau milieu du XXe sicle, les quatre domaines de lanthro-

    pologie nord-amricaine ont form un bloc historique continu, mme sil futsouvent instable. Franz Boas reconnut, ds la fondation de la discipline, que len-semble de chevauchements et dalliances entretenant cette tradition universitaireculturelle, biologique, archologique et linguistique ne pouvait tre que contin-gent et temporaire. En vrit, le fondateur et praticien exemplaire de la traditionnavait aucune illusion quant une unit durable de mthode ou dobjet, et ilanticipa dailleurs les fissures et les ralignements dans un futur immdiat (Boas1904, comment par Yanagisako 2005). Nul doute que Boas et t surpris parla longvit de lalliance (persistante, tel le chat de Cheshire dans Alice au pays desmerveilles, dont on peroit un va-et-vient entre les diffrentes parties du corps).Daprs George Stocking (1988), si cette matrice des quatre domaines a survcupendant un sicle aprs la prdiction de Boas, cest parce que, des priodes clstelles que lexpansion des sciences sociales dans les annes 1950, elle a servi

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  • spcifier une discipline scientifique bien portante et de grande amplitude pourdes publics universitaires ou gouvernementaux puissants. Peut-tre sagissait-ildune sorte de mensonge pieux. En fait, aprs Boas, personne na effectu de tra-vaux novateurs dans plus de deux des quatre domaines. Et la contribution mmede Boas lensemble de ceux-ci, pour exemplaire quelle ft, a quelque chose dumythe, puisquil fit peu de cas de larchologie.La dsarticulation la plus spectaculaire de lensemble des quatre domaines est

    peut-tre celle qui a concern l anthropologie linguistique . La plupart desdpartements universitaires ne ressentent plus aujourdhui le besoin de disposerdenseignants spcialiss en linguistique. Si ltude des dispositifs linguistiquesreprsente une part importante du travail anthropologique, elle a tendance treconsidre comme lune des nombreuses provinces de lanthropologie sociale etculturelle. Peu danthropologues tudient aujourdhui les langues en utilisantdes grilles descriptives et analytiques, comme cela semblait aller de soi lpoquede la gnration des Sapir et Kroeber. Ainsi que lcrit Michael Silverstein(2005) : Lanthropologie linguistique, cest, peu de choses prs, de lanthro-pologie sociale et culturelle, avec un mme souci thorique autant quinstru-mental (via le discours ou le discursif ) de traitement des donnes de base,avec la mme smiosis dans diffrents ordres de contextualisation . Le processussmiotique, historicis (telle la crolisation chez Silverstein), dsigne un richedomaine de recherche qui est sans doute beaucoup plus proche des proccupa-tions de lhistoire culturelle que de celles dune bonne part de la linguistiqueactuelle. Les liens avec la linguistique universitaire, qui constiturent un lmentmajeur dans la relative autonomie du sous-champ linguistique incarn par lafigure dEdward Sapir , se sont distendus et, dans de nombreuses rgions, ontt rompus. Cest en partie le rsultat de la rvolution chomskienne, qui a fer-mement ralign le courant dominant de la linguistique sur les sciences natu-relles. Et cela reflte en partie lmergence de la smiologie ainsi quuneorientation discursive significative dans lanalyse culturelle rcente qui a tendule domaine du linguistique au-del de la catgorie saussurienne de langue .Sans doute cela risque-t-il de trop simplifier une situation irrgulire et com-plexe. Mais, comme lcrit William Foley (1997 : XIV) dans une tentative expli-cite de reconstruction :

    Au cours des dernires dcennies, la linguistique et lanthropologie ont de plus enplus diverg lune de lautre, la premire prenant une orientation essentiellement posi-tiviste et structuraliste quant son sujet dtude, la seconde une orientation plus inter-prtative et discursive, de sorte quil est souvent difficile pour les spcialistes des deuxdomaines de se parler. Cela a conduit la marginalisation de la linguistique anthro-pologique dans les deux disciplines .

    Lhritage de l anthropologie linguistique (et de la linguistique anthropolo-gique ) fut rarticul de faon pragmatique dans de nouvelles niches interdisci-plinaires et institutionnelles (voir Brenneis & Macaulay 1996 ; Foley 1997 ;Duranti 1997). Ce qui disparat ne sest pas rarticul, cest un quatrime champdistinct et ncessaire de l anthropologie . RE

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  • De nos jours, bien plus de quatre domaines , situs au sein et lextrieurde lanthropologie institutionnelle, font sentremler des domaines de rechercheactifs. Et cest cette diversit en trait dunion qui a caractris la gamme des acti-vits anthropologiques chaque moment historique. La vision normative desquatre domaines refait surface lorsque les membres de la discipline se rendentcompte quils doivent expliquer leur identit collective, que cela soit sur un modedfensif ou entrepreneurial. Avec le recul, les identifications collectives de ce typesont ou bien nonces de faon incohrente et agressive, ou bien ngocies etoublies. Lidal des quatre domaines a connu lopulence puis la disette. Dans lapriode de rduction des financements qui suivit la spectaculaire phase de crois-sance du milieu universitaire amricain au cours des dcennies 1950 et 1960, unesorte derrance et de crise disciplinaire a fini par sinstaller. Dans les annes 1950,ces quatre domaines signalaient une science de lhomme globale et en expan-sion. Dans les annes 1980 et 1990, ils en vinrent reprsenter un retour auxfondamentaux , la manire des pionniers qui, pour se protger et se dfendre,disposaient leurs chariots en cercle. Il y eut ensuite une concurrence accrue pourles financements, puis une rcente prolifration de travaux interdisciplinairesdans les Humanities et les sciences sociales interprtatives (poststructuralisme,thorie critique nomarxiste, smiotique, fminisme), ainsi que dans les sciencesnaturelles (rarticulations en trait dunion de la biologie, mergence des sciencescognitives, de la psychologie volutionniste, etc.).Depuis deux dcennies, un sentiment de confusion disciplinaire est percep-

    tible. Tout scroule. Le Centre ne peut tenir. Il nest plus que les cultural studiespour se rpandre sur le monde Lanthropologie nest pas la seule se sentirdsoriente. Il y a quelques annes, le Stanford Humanities Center organisa uneconfrence intitule Les disciplines se sont-elles effondres ? . La rhtorique decrise, voquant la perte de cohrence, de rigueur, de profondeur et dautorit, atendance donner une vision apocalyptique des choses. Mais deux rcentestudes historiques des disciplines des humanities, Professing Literature de GeraldGraff (1987), et That Noble Dream, une histoire des historiens amricains parPeter Novick (1988), ont dissip tout souvenir idyllique dordre et daccord quiauraient prcd la discorde actuelle. Les deux ouvrages illustrent concrtementle fait que la formation dune discipline a toujours t un processus contingentet conflictuel. Graff dcrit les literary studies comme fondes sur une longue sriedarguments visant expliquer comment la littrature devrait tre comprise etvalorise par rapport au contexte historique et la thorie. Il montre commentles valeurs humanistes fondamentales, dans la foule de Matthew Arnold (enleur temps, elles furent des innovations frocement contestes), en vinrent incarner une sorte dethos disciplinaire ou de sens commun. Ce nest que relati-vement tard, au moment de lmergence fermement controverse de la Nouvelle Critique daprs-guerre, quune mthode dexgse textuelle (simi-laire dans sa fonction normative au travail de terrain pour lanthropologie et autraitement des archives pour lhistoire) devint lexpression dun habitus discipli-naire. Cette innovation, aujourdhui traditionnelle , est oppose aux tendances

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  • contemporaines de la thorie littraire ou culturelle, au nouvel historicisme, lanalyse postcoloniale, etc. Et le cycle continue Graff soutient que les dsac-cords propos des mthodes et objectifs fondamentaux font partie intgrante dela pratique des literary studies organises ; ce sont des conflits plus ou moins effi-cacement grs par le biais de ce quil appelle le principe de couverture dedomaine (Graff 1987 : 6-8). Ce principe devint central pour orchestrer la modernisation et la professionnalisation de lducation dans les annes 1870 et1880, lorsque les coles et les universits se dotrent elles-mmes de dpartementscorrespondant aux matires et aux domaines de recherche considrs commemajeurs . Les disciplines taient structures en une srie de territoires spars,arpents par des spcialistes. Si les domaines de base taient couverts , alors ladiscipline ltait aussi. Graff explique que ce mcanisme permettait aux membresdune discipline, dans leur pratique quotidienne, dviter ou de mettre entreparenthses les disputes fondamentales concernant les objectifs et les mthodes,tout en pensant encore que leurs stratgies diverses sadditionneraient . Lesspcialistes bnficiant dune relative autonomie dans leur domaine, la rechercheet la pdagogie pouvaient sautorguler. En outre, lorganisation en couverturede domaine permit aux disciplines universitaires dtre flexibles et dabsorber lesapproches nouvelles par addition, en crant de nouveaux domaines. Les initia-tives concernant les valeurs fondamentales et pistmologiques de la disciplinefurent ainsi incluses sans troubler lordonnancement des domaines (par exemple,lanthropologie fministe constitua un ajout, au lieu de voir lanthropologiedevenir significativement fministe voir les propos intressants de MarilynStrathern [1987] sur ces questions).Les quatre composantes traditionnelles de lanthropologie amricaine, tandis

    quelles sappropriaient la rhtorique disciplinaire normalisante des domaines ,ne correspondent que partiellement la description de Graff. La plupart dutemps, elles ont accept la cohabitation, sans dbat de fond, de programmes etde pratiques de recherche trs diffrents (mme si des tensions entre lpistmo-logie des sciences naturelles et lpistmologie historiciste sont rgulirementapparues, et sont aujourdhui difficiles ignorer, dautant plus mesure quaug-mente la concurrence pour des financements en baisse). En outre, les quatredomaines ont des difficults fonctionner de manire grable, flexible et expan-sionniste : le problme est quil ny a que quatre champs, ce qui limite les addi-tions sans pour autant reflter une quelconque comprhension largementpartage de leur unit structurelle ou fonctionnelle. Au contraire, le principe dela couverture des domaines relie un point de vue dexhaustivit une srieouverte de spcialisations.Dans la pratique, lanthropologie a progress par le biais de nombreuses

    alliances de recherche interdisciplinaires, prolifrantes et combines, et il a tou-jours t difficile de contenir ces articulations en des sous-domaines de lanthro-pologie culturelle, archologique, biologique et linguistique. Au niveau desdpartements, les domaines et les sous-domaines , dont le dveloppement atoujours t le fruit dune slection, ont continu fonctionner, produisant des RE

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  • effets locaux de globalit et de couverture . Mais, sur le plan disciplinaire, ceseffets reposent moins sur une runion des domaines, quel quen soit le nombre,que sur un ensemble disciplinaire plus large, que je mefforcerai desquisserdans les pages qui suivent, et qui constitue la base dune identit anthropolo-gique traditionnelle et en transformation, que ce soit aux tats-Unis ou ailleurs.Lhistoire critique des historiens amricains de Peter Novick (1988) offre de

    nombreux parallles permettant dclairer lanthropologie du XXe sicle. En melimitant la priode commenant la fin de la Seconde Guerre mondiale, je sou-lignerai lexplication multidimensionnelle que celui-ci propose pour rendre comptede ce qui, aprs 1970, fut ressenti comme une crise omniprsente dans la disci-pline. Les annes 1950 et 1960 avaient t des annes fastes pour les universitsamricaines, et des disciplines telles que lhistoire et lanthropologie connurent unecroissance rapide. Les conventions annuelles de lAmerican AnthropologicalAssociation et de lAmerican Historical Association (sans parler du fourre-tout dela Modern Language Association) staient transformes en vnements sans noyaudur, en agglomrations de plus en plus grosses de sous-domaines (Ibid . : 580).Cest lchelle qui comptait : les gens commencrent regretter le sentiment decommunaut professionnelle davant-guerre o les membres de toutes les partiesde la discipline parlaient entre eux. partir de 1970, la croissance universitaireralentit de faon spectaculaire, surtout dans les secteurs non scientifiques, et les his-toriens furent confronts une crise de surproduction. Bien que les opportunitsde carrire furent alors estimes la baisse, lventail de sujets et de mthodologiede la discipline continua stendre de la cliomtrie lhistoire orale, de ltudedes registres paroissiaux au systme mondial, du fminisme lurbanisme, de laculture matrielle aux flux des mdiasLe sentiment de fragmentation et de perte de direction devint envahissant.

    Dans les annes 1970 et 1980, les historiens ne furent pas les seuls sapercevoirque leur discipline ne tenait plus la route. Novick donne plusieurs citations dhis-toriens renomms qui pourraient tout aussi bien sappliquer lanthropologie ouaux literary studies. Cest ainsi que, en 1985, John Higham, discutant des rela-tions entre les amricanistes et les europanistes dans la profession aux tats-Unis, voyait une maison dont les habitants se penchent par les nombreusesfentres ouvertes pour discuter joyeusement avec les voisins, tandis que les portesentre les pices restent fermes (cit par Novick 1988 : 578). Le sentimentdclatement disciplinaire (et de rarticulation positive, pourrait-on ajouter) futaggrav par des dsaccords assez fondamentaux survenus propos des objectifs,des mthodes et des pistmologies. Lhistoire traversait quant elle sa propre crise de reprsentation . En 1979, Lawrence Versey en fut rduit dfinir sonchamp en des termes minimalistes : Tout ce qui unit les historiens est un soucide lvolution au fil du temps de tout ce quil peuvent tudier (Ibid. : 592). Detoute vidence, cela ne suffit pas donner la profession une marque de dis-tinction pertinente (selon les termes de Barth), pas plus que si lon avanait queles anthropologues se dfinissent par ltude de la culture , et les spcialistes delittrature par ltude des textes .

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  • Novick prend ses distances vis--vis de la rhtorique de crise des annes 1970et 1980 : La mauvaise nouvelle fut que la profession dhistorien amricain taitfragmente au-del de tout espoir dunification. La bonne tait que les fragmentsse dbrouillaient trs bien. De nouveaux domaines taient explors de faoninnovante ; des travaux historiques dune immense originalit et mme carr-ment brillants apparaissaient chaque anne (Ibid. : 592). On peut en direautant du paquet sacr de lanthropologie, qui se retrouvait ouvert. Toutefois,le problme de lidentit institutionnelle demeure. Les disciplines sont desconstructions politiques autant quintellectuelles. Dans une comparaison avecdautres pays, Novick montre que la carte des disciplines trace la fin duXIXe sicle ne fut pas labore de faon systmatique. Le terrain intellectuel futfaonn de faon agonistique et pragmatique, par des groupes duniversitairesqui, faisant scission par rapport des structures plus anciennes, tablissaient desmthodes et des objets distincts. Ils revendiquaient quelque chose de lordre dela souverainet sur ces domaines. Mais, linstar de la souverainet nationale,les frontires tablies taient en fait permables, instables ; elles avaient besoindun encadrement actif et dune politique slective. Les propos de Novick sou-tiennent largement une approche darticulation vis--vis du processus discipli-naire, ce qui nous permet de prendre du recul par rapport aux perceptions destraditions en prise avec la crise. Prudente quant aux diagnostics du tout ou rien,cette approche ne confond pas changement et dissolution. Larticulation supposequil ny a rien de ncessaire ou de dtermin dans les professions universitaires ni leurs champs de dfinition, ni leurs objets, ni leurs mthodes, ni leursfrontires. Les disciplines nont pas toujours t ce quelles sont devenues. Ellespouvaient tre, et seront amenes tre diffrentes.Un autre exemple issu des frontires de lanthropologie soulve des questions

    instructives. Pourquoi, dans la plupart des universits amricaines, la gogra-phie nest-elle pas une discipline essentielle ? (La situation sur ce point est dif-frente en Europe : par exemple, en France, la revue danthropologie LHommecomptait, parmi ses trois fondateurs en 1961, le gographe tropicaliste PierreGourou.) Il existe bien sr des dpartements de gographie, mais ils sont rpar-tis de manire trs ingale. Harvard, entre autre, sest dbarrass de la gographiedans les premires annes de ce sicle. Apparemment, cette discipline nest pascomme lhistoire, la philosophie ou la physique, dont aucune universit digne dece nom ne songerait se passer. On pourrait pourtant imaginer une universitsans dpartement dhistoire, o les perspectives et la mthodologie historiquesseraient dispenses et disperses dans les autres disciplines. Cest dailleurs ceprocessus qui semble tre luvre ces dernires annes (avec lmergence del ethnographie historique en anthropologie, du nouvel historicisme enlittrature). On assiste, dans certaines universits, des tentatives dorganisationdes historical studies comme agrgat interdisciplinaire. On pourrait mme avan-cer lide que quelque chose daussi important que l histoire ne devrait jamaisdevenir la proprit dun groupe restreint de professionnels. (On pourrait endire autant des formations mergentes, comme par exemple les cultural studies, RE

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  • distinctes de lanthropologie, les recherches fministes, distinctes des dparte-ments des womens studies, ou ce qui est parfois de nos jours regroup sous leterme de visual culture.) Cependant, toutes les irrigations imaginables de lhis-toire dans les autres disciplines, y compris les sciences naturelles, sont utopiques.Alors quil est possible de reprer des approches historiques partout dans le pay-sage universitaire, lhistoire elle-mme est toujours considre comme un terri-toire spar, une discipline essentielle.Pourquoi lhistoire, tude des vnements passs, est-elle une formation disci-

    plinaire plus essentielle que la gographie ? Pourquoi pour le dire crmentun dpartement du temps est-il fondamental, mais pas un dpartement del espace ? Apporter une rponse consquente cette question serait complexe,et requerrait de faire face, dans le dtail, aux contextes de la fin du XIXe sicle oles disciplines modernes se professionnalisrent, une poque assez lourdementcharge, comme Nietzsche sen est plaint, par lhistoire (White 1978). Il faudraitgalement analyser lidologie de l Occident comme une aire de culture demodernisation, sujet et objet dune conscience normative la distinguant des peuples sans histoire , exotiques et arrirs (Wolf 1982). Et il faudrait prendreen compte la connexion des recherches historiques institutionnalises avec lesprojets nationaux. (De rcents dbats Washington ont eu lieu propos des standards de lhistoire , mettant en jeu les rcits de la lgitimation nationale.Il est difficile dimaginer quelles questions susciteraient des dbats similairesen anthropologie.) Mais quelles quen soient les raisons, lhistoire demeure unediscipline intrinsque ; la gographie pas.Cela est peut-tre amen changer. Nous ne sommes plus au XIXe sicle, poque

    de formation des disciplines lorsque les universitaires occidentaux pouvaient,avec confiance, extraire les expriences spatio-temporelles du reste des socits dumonde tout au long dun continuum de cultures spares et dune ligne de progrs.Aujourdhui, les changements dsigns par modernisation ou mondialistion ne sont plus rigoureusement dtermins par une carte plantaire sur laquellelOccident occuperait le centre, et que les autres sefforceraient tant bien que malde suivre depuis diverses priphries. La modernit dispose aujourdhui de diff-rents centres, et les priphries ne sont pas immuables. (Culturellement et cono-miquement, la Californie appartient-elle la Cte Ouest de lEuro-Amrique, oubien est-elle situe lextrmit orientale de la rgion Asie-Pacifique ?) Dans cettesituation nouvelle, une gographie politise, historicise merge de nouveau, arti-cule selon toute une gamme de domaines, comprenant entre autres les tudesurbaines, lenvironnement, lconomie politique, lanthropologie culturelle et lefminisme. Elle rejoint dautres formations disciplinaires composites qui analysentdiffremment les formes localises de savoir, de culture, et de conscience histo-rique elle-mme. Dipesh Chakrabarty (1992), historien et critique des subalternstudies, nomme ce processus ncessaire, mais en aucun cas direct, la provincialisa-tion de lEurope . Le caractre acquis de lhistoire comme discipline survivra-t-il cette transition ouverte ? Il faudra, quoi quil arrive, rengocier les frontires disci-plinaires avec une gographie revigore et en expansion.

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  • Des questions similaires pourraient tre poses concernant la littrature ( anglaise jusqu rcemment). Il ny a aucun doute que son articulation tradi-tionnelle avec ce que Hall appelait les forces sociales comme les projets decivilisation occidentaux, les marques de culture bourgeoises ou les traditionsnationales hgmoniques est une source cl de sa ncessit suppose commediscipline centrale luniversit. Mais paralllement lhistoire, sa situation go-politique, l occidentalit de son humanisme est de plus en plus en jeu. Il enva de mme pour son identification de classe avec la haute culture . Il ny a pasde recul par rapport au canon des annes 1980, dont lexpansion fut specta-culaire, et son engagement aux cts des littratures du monde, des culturespopulaires, des modes visuels et ethnographiques. La cohrence de la littrature,comme matire et comme mthode, sest relche lpoque des mdias. Ildevient ncessaire de se demander pourquoi nous prescrivons encore des dpar-tements de littrature et pas des dpartements de rhtorique ni de communica-tion. La perte de la place centrale de la forme rhtorique dans le cursusuniversitaire occidental aux XVIIIe et XIXe sicles pourrait constituer un dbut derponse. Et il faudrait prendre en compte le retour de la rhtorique et de loral(y compris l oralit seconde de Walter J. Ong [1982]) dans les configurationsuniversitaires, par le biais de la culture populaire , de la littrature orale , dela communication ou de l information . Cette dernire est aujourdhui lar-gement reconnue et menace dengloutir lidentit distincte du corpus textuelappel littrature , le transformant en un site quelque peu pittoresque et datsur le rseau interculturel. Par exemple, le travail dAlan Liu (1998, 2004) ana-lyse et cherche faciliter une transition des dpartements de littrature de la pro-duction de citoyens ayant bien lu celle de citoyens tant bien informs (Liu 1998 ; et son ouvrage paratre The Laws of Cool, ainsi que diffrents sitesinternet). Les objets dtude tels que la littrature , dont Michel Foucaultmontrait lmergence au XIXe sicle dans Les Mots et les Choses, pourraient bientre en train de disparatre (ou de se mtamorphoser) au dbut du XXIe sicle.Revenons prsent aux glissements et articulations de lanthropologie. Les

    dtours du ct des domaines relis de la gographie, de lhistoire et de la litt-rature ont suggr un contexte plus large pour le sentiment actuel de crise delidentit disciplinaire, dont font partie les polmiques de dfense surgissant avecles dsarticulations et les rarticulations du domaine de connaissance de chacun.Nous sentons bien sr que notre propre crise est en quelque sorte plus profondeque les autres. Lanthropologie amricaine, tout en faisant face ses propres dfisspcifiques (exposition publique trs forte des contestations lies la dcolonisa-tion, rupture plutt brutale entre deux cultures ), fait partie intgrante destransformations institutionnelles, politiques et intellectuelles de luniversitamricaine aprs 1970.Longtemps, lanthropologie a considr quelle rassemblait diffrents types de

    connaissance. Cela est souvent clbr comme le holisme spcial du champ,sa capacit relier science et humanities, biologie et culture, structure socialeet histoire. Larticulation des diverses approches en anthropologie a cependant RE

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  • toujours t souple, crant un ensemble disjoint parfois tir jusquau point derupture. Comment cette discipline a-t-elle pu viter leffondrement ? Quels sontles lments qui, au XXe sicle, sont rests fermement souds composantes dunetradition persistante, distinctement anthropologique ?Les quatre domaines amricains ne fournissent plus, si tant est que a ait

    jamais t le cas, de carte intellectuelle rigoureuse. Et sur le plan de la socialisa-tion, de la formation doctorale, leur idal de couverture nest pas, le plus souvent,pris en compte. Envisags de faon comparative, ils reprsentent au mieux unearticulation locale. Ailleurs, lanthropologie a pris des formes trs diffrentes. EnEurope, larchologie est assez raisonnablement associe lhistoire, et il nexistepas de liaison prescriptive entre lanthropologie sociale et culturelle et lanthro-pologie biologique. (Dans la tradition franaise, l ethnologie est clairementdistincte de l anthropologie , et lappropriation influente par Claude Lvi-Strauss du second terme apparat plus philosophique que biologique.) Cela nesignifie videmment pas quil nexiste pas de standardisations substantielles oude chevauchements entre les diffrentes traditions anthropologiques . Cepen-dant, ces dernires ne sont pas des additions un programme rationnel ou unprojet intellectuel clairement dfinissable. La compltude de la discipline duXXesicle a plutt repos sur une formation discursive et institutionnelle arti-cule de manire souple, un sens commun que les pressions provenant de touscts ont rcemment rendu visible.Un aperu approximatif de ce sens commun (toujours susceptible dtre modi-

    fi selon les versions locales et les exceptions) remplacerait les quatre domaines amricains par quatre composantes disciplinaires thoriques/pratiques. Au coursdes trois premiers quarts du XXe sicle, la communaut professionnelle desanthropologues a russi saccorder, la plupart du temps, sur quatre points :1 un objet empirique ;2 une mthode distincte ;3 un paradigme interprtatif ;4 un tlos ou objet transcendant.Lobjet tait les socits primitives , la mthode le travail de terrain ; le

    paradigme la culture ; le tlos tait l Homme .

    1 Lobjet empirique commun de la discipline tait les socits primitives ,archaques, non occidentales, non modernes . Boas le soulignait nettementdans sa dfinition de 1904 souvent cite qui liait lhistoire biologique de toutelhumanit la linguistique applique aux hommes sans langage crit, lethno-logie des hommes sans donnes historiques, et larchologie prhistorique (Boas 1904, mes italiques). Un partage des savoirs , comme le nommeMichleDuchet (1984) dans son tude sur lorigine de sa spcialisation au XVIIIe sicle,sparait lanthropologie-ethnologie de lhistoire-sociologie. Les socits humaines,objets dtude, taient divises entre Eux et Nous . Cette spcialisationsapprofondit au XIXe sicle lorsque les concepts essentialistes de race et de culturese rpandirent. Par consquent, dans sa formation comme perspective singulire,

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  • lanthropologie se retrouvait dans les filets des structures idologiques colonia-listes (aussi anticolonialiste quait pu tre son contenu certains moments). Lasparation davec son objet spcifique a renforc des distinctions communesentre les socits avec et sans histoire ou criture : simple vs complexe, froidvs chaud, traditionnel vs moderne Lanthropologie a rempli la faille sau-vage (savage slot) de lEurope expansionniste (Trouillot 1991). Elle a peupl lemonde d autres cultures , parfois considres auparavant comme des stadesde civilisation antrieurs, parfois comme des chantillons dhumanitsynchroniquement disperss.2 Les peuples primitifs ou exotiques taient mme de devenir des objets

    scientifiques empiriques tudis de prs parce que les universitaires pouvaientvoyager pour les observer de manire distinctement anthropologique. Bienquelle et des racines plus anciennes, la mthode caractristique de la discipline savoir le travail de terrain et la mthode de lobservation participante acquitsa normativit au XXe sicle par le biais des chercheurs de la gnration deBronislaw Malinowski. Ce qui sensuivit fut une fusion instable mais productivede mthodes, objective et subjective (parfois voques la fois comme un labo-ratoire et comme un rite de passage). Cette forme profonde de rechercheexprientielle et analytique, hermneutique et scientifique devint une caractris-tique dfinitoire de lanthropologie mme si, en fait, elle se limitait gnrale-ment la branche socioculturelle, et mme si dans ce cas, elle tait pratique defaon plutt ingale. Lhistoire de ce qui peut tre considr comme du travail deterrain adquat montre en fait une grande variation dans le temps pass sur place,dans la nature de la visite et du sjour, dans le degr de matrise de la langue, danslascension et le dclin des mthodes scientifiques telles que la description de laparent, les conditions politiques du travail de recherche, etc. Mais, dans toutesses transformations, le travail de terrain a entretenu la norme dune mthodo-logie de recherche particulirement intensive et interactive, en opposition avecdes disciplines voisines comme la sociologie ou lconomie. En outre, lidenti-fication gnrale de la discipline comme science de terrain a peut-tre tessentielle pour la dtermination de larticulation de larchologie avec lanthro-pologie (particulirement dans des contextes nationaux dexpansion et dinstalla-tion coloniale [Trigger 1984]).3 Le paradigme interprtatif de lanthropologie tait la culture ou, dans la

    tradition durkheimienne, le social . Les dsaccords, qui ont perdur entre lesanthropologues britanniques et amricains sur les mrites relatifs de la culture et de la structure sociale prennent place dans ce paradigme gnral. Je fais icirfrence la clture produite par la description dune culture, dun mode de vieculturel, dune socit ou dune structure sociale (Thornton [1988] prsente unecritique acerbe de ce type de rifications taxinomiques). La culture toujourssuivie comme une ombre par son double agonistique et synergtique, la race a constitu un concept extrmement productif et lastique. Pendant une bonnepartie du XIXe sicle, lanthropologie a revendiqu une sorte de chasse garde pourlun de ses domaines dintelligibilit majeurs (relativit des modes de vie/ formes RE

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  • des comportements humains acquis ). Selon la lecture de Thomas Kuhn parGeorge Stocking (1992), la culture et ses substituts fonctionnaient comme unesorte de tradition paradigmatique . Cela donnait tous les membres de la dis-cipline une comprhension de ce qutait le problme commun, et du formulairedont les espaces blancs devaient tre remplis. Les disputes rcurrentes proposde la bonne comprhension des composantes du comportement humain nature vs ducation, et volutionniste vs socio-historique se dveloppaient lintrieur de ce paradigme. Car la culture dsignait la fois les modes de viestructurs, spars, et ce que les humains avaient de plus que les animaux( LHomme comme animal culturel ). La notion de culture a permis daff-ter la profonde division pistmologique entre les explications (biologiques) vo-lutionnistes et historicistes en ce qui concerne les modles de comportement. Lesnotions structurelles du langage, le (la) langue-langage de Saussure (o le pre-mier terme dsigne les langues spcifiques, et le second une capacit humainegnrale) avaient la mme double fonction. Michael Silverstein (2005) a explorleffondrement de ce paradigme.4 Enfin, le tlos de la discipline, l Homme . Peut-tre vaudrait-il mieux

    parler dobjet transcendant, tant donn quil ne ressemble pas aux socits pri-mitives et exotiques, quon suppose tre l-bas, quelque part , qui on peutrendre visite et quon peut tudier. L Homme fonctionne davantage commeun horizon ultime pour une anthropologie qui, pendant environ un sicle, sedfinit elle-mme comme la science de lHomme (l Homme total deMarcel Mauss). Tout ce quentreprenait lanthropologie pouvait se comprendrecomme une contribution la connaissance de cette figure. Jemploie ici le termede figure dans son sens rhtorique de condensation symbolique. AuXIXe sicle, la figure de lHomme tait profondment temporelle. Les hypothsesorganicistes, prsentes dans les concepts de vie culturelle autant que biolo-gique, se combinaient avec les modles historiques-volutionnistes de dvelop-pement pour soutenir un sens commun moderne tendu, un ensembledhypothses qui, comme lexplique clairement Sylvia Yanagisako (2005), esttoujours prsent, bien que soumis des pressions nouvelles. Cest le territoirepistmique de l Homme de Foucault, le double empirique/transcendantalanalys dans Les Mots et les Choses. Une figure puissante tait soutenue, danslanthropologie disciplinaire, par le paradigme culturel lastique, par une pra-tique du travail de terrain simultanment exprientielle et scientifique, et par unensemble global dans lequel toute socit (fussent-elles les plus sauvages et lesplus simples ) pouvait reprsenter un exemple empirique dune humanit endveloppement, un morceau du puzzle quil tait possible de collecter, dassem-bler et de classer. Lethnographie, larchologie, lhistoire, lanthropologie phy-sique et la linguistique faisaient toutes partie de ce grand projet. La figuretlologique de l Homme , quelle ft conue en termes volutionnistes outaxinomiques (gnralement une combinaison des deux dans la pratique), taitprojete partir dun site de thorisation situ dans lOccident moderne ettranscendant. Alors que Michel Foucault ne fait pas intervenir ce raccourci

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  • spcifiquement colonial, celui-ci devient invitable ds lors quon considre lesdfis postcoloniaux de la fin du XXe sicle vis--vis du tlos de lanthropologie.Cet ensemble disciplinaire qui combine un objet, une mthode, un para-

    digme et un tlos distincts ne parat plus aussi naturel ni aussi vident quau-trefois. Chaque lment est activement contest. Ce serait pourtant utopique etfaire peu de cas de lhistoire daffirmer quil est sur le point de disparatre etquune nouvelle formation est en train dmerger. Il semble plutt quune sriede glissements et de ralignements soit luvre, entre les sous-domaines de ladiscipline et sur ses nombreuses zones limitrophes externes. Chacune des quatrecomposantes disciplinaires dcrites plus haut a fait lobjet dun examen critiquesrieux, suivi par (comme de jeter le bb avec leau du bain) des programmesde sauvetage, de redfinition et de recombinaison. Les quatre composantes per-sistent, sans plus tre lies par un sens commun disciplinaire, mais reconueset reconnectes de faon partiale et tactique. Les points qui suivent proposentnon pas une cartographie mais des signes de la rarticulation en cours. LOBJET. Les anthropologues ne se spcialisent plus aujourdhui dans les

    socits primitives . Ils tudient des lites et des institutions modernes ; ils lvent le niveau de leur objet dtude (they study up pour reprendre la fameuseexpression de Laura Nader [1969]). Lventail de contextes socioculturels suscep-tibles dtre traits anthropologiquement est potentiellement vaste : des countryclubs aux pirates informatiques, des prestations touristiques aux laboratoires dephysique, de la musique lectronique la production vido, des musiciens voya-geurs africains aux mouvements kastom mlansiens. Bien sr, cette gammetendue, voire confuse, complexifie les problmes anciens de dfinition discipli-naire. Les oppositions constitutives avec la sociologie et lhistoire, en particulier,fondes sur la spcialisation coloniale aujourdhui apparente, se sont effondres.Les anthropologues ntudient plus de manire prescriptive ce qui est dehors et en bas . En outre, il est reconnu que les anciens objets des anthropologues lesmicro-socits tribales, subalternes et isoles furent activement engags dans deshistoires prcoloniales et coloniales, et possdent donc des formes distinctes deconscience historique. Ces anciens objets des anthropologues sont aujourdhuirepositionns comme des participants contemporains de systmes de pouvoirconomique et socioculturel se mondialisant de manire diffrente (parmi lesnombreux chercheurs qui ont contribu au dveloppement de ces ides, on peutciter Rosaldo 1980 ; Dening 1980 ; Fabian 1983 ; Sahlins 1985).Ce dplacement du point de vue spcialis de lanthropologie, naturalis

    depuis longtemps le regard vers l extrieur ou vers l arrire partir de lafin ou de lavant-garde dune histoire progressive , a impliqu des rengociationsdes frontires, du rle et des mthodes qui sont toujours en cours. Le titredun rcent recueil de travaux socioculturels contemporains, Exotic No More(MacClancy 2002), proclame un peu sur la dfensive la nouvelle orientation.Dans le mme temps, pour de nombreux chercheurs de la discipline, laccentancien port sur lexotique et le marginal demeure une caractristique valorise,dfinitoire, mme si le besoin existe dune nouvelle conception de la discipline RE

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  • qui tienne compte de la situation postcoloniale. Quelle autre discipline universi-taire prte-t-elle autant dattention, comme la fait lanthropologie, aux exp-riences des peuples marginaux et sans voix ? Jai avanc ailleurs (Clifford 2000)lide que lanthropologie sociale et culturelle a formul, de faon significative,deux interpellations (et devrait continuer de le faire) : Quy a-t-il dautre ? et Pas si vite ! .La premire interpellation est lie la vocation de la discipline pour la diver-

    sit, lide quil y a plus de choses au ciel et sur la terre que ne peuvent en rverles thories gnrales de lvolution et de la mondialisation. Jusqu aujourdhui,lhabitus anthropologique a hrit dune part de lexotisme de la discipline, quipeut constituer, sous son meilleur aspect, une forme dattention lucide et intensevis--vis de ce qui est autre. On entend dire parfois que lanthropologie est dis-tinctement comparative dans sa vision du monde. Les comparaisons plus oumoins explicites sont videmment caractristiques de toute pense critique, et lestopo les plus russis de lanthropologie (le don, la parent, la personne...) ne sontpas, de faon inhrente, diffrents des phnomnes traits tout aussi comparati-vement par les autres sciences humaines. Ce qui demeure distinct, cest la portede la comparaison, lventail de phnomnes socioculturels sur les sites, grands etpetits, que lanthropologie considre quil est ncessaire de prendre en compte.(Dans ce programme galitaire, elle se rapproche peut-tre de la linguistique,pour laquelle aucune langue nest plus importante quune autre.) LA MTHODE. Les formes nouvelles de rflexivit, les projets des universi-

    taires indignes , et la profusion des approches ethnographiques dans lessciences humaines et les humanities font que le modle disciplinaire pour un tra-vail de terrain appropri est compliqu, voire contest. Il ne sert rien de regret-ter le fait que le terrain nest plus ce quil tait (voir par exemple Rabinow1977 ; Tsing 1993 ; Gupta & Ferguson 1997). Certains anthropologues luttentpour contenir ces changements, ny voyant quune nervosit pistmologiqueet une politisation dangereuse. Dautres, au rang desquels je me situe, consid-rant que le verre est moiti plein, esprent une dcolonisation pousse de larecherche et une renaissance de lethnographie hermneutique sophistique.Quels que soient les rsultats ingaux des changements en cours, le style

    anthropologique, identifiable dans le fouillis interdisciplinaire des mthodes ethnographiques , est encore relativement clair. Rcemment, pas mal deffortsont t faits pour prciser cette frontire disciplinaire, notamment vis--vis desapproches plus littraires ou des cultural studies. La profondeur et linteracti-vit de la recherche, garanties par les concepts rviss dhabitation, dalliance, decomptence langagire, de traduction et de processus hermneutique, demeurentcaractristiques de lethnographie anthropologique . Les traditions de travailde terrain , affranchies des voyages exotiques, de la gouvernementalit coloniale,et du paternalisme de classe, sont cest l quelque chose de nouveau , enche-vtres dans la connectivit complexe de forces contradictoires (Tomlinson1999), et ont donn de la puissance aux contre-courants trop rapidementregroups sous le terme de mondialisation .

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  • Dans ces contextes matriels, lethnographie anthropologique dlivre son mes-sage indispensable et complexe : Pas si vite ! . Les histoires d en bas et du dehors quelle raconte, lattention la pragmatique de niveau local, aux rsultatssurprenants (par exemple la survie culturelle inventive de nombreux groupes tri-baux censs tre condamns), tout cela contribue ce que Marshall Sahlins (2000)nomme lanthropological enlightenment . Le dfi consiste faire de ces interventions ethnographiques quelque chose de plus que des objections nominalistes au seindes processus globaux dtudes interdisciplinaires et comparatives. Ainsi, le loca-lisme du travail de terrain traditionnel est de nouveau problmatis voir parexemple le compte rendu dun endroit marginal (out of the way place) connectde manire complexe chez Anna Tsing (1993), ou la conception dethnographie multi-sites (multi-sited) chez George Marcus (1995). LE PARADIGME. Toute une srie dautres disciplines appartenant aux huma-

    nities et aux sciences volutionnistes ou cognitives se sont appropries et ont rar-ticul la culture , qui est gnralement comprise soit comme un ensemble desystmes de significations et de pratiques historiques et distinctes, soit commeune capacit volutionniste apprendre et transmettre les schmes comporte-mentaux. On ne peut plus dfinir la culture de faon strictement anthropolo-gique (si cela a mme jamais t le cas ; voir Kroeber & Kluckhohn 1952).Cependant, ce qui est souvent appel l ide de culture anthropologique (rela-tiviste, conue au pluriel) est partout dans les Humanities et les scienceshumaines, en dpit des tentatives rcurrentes de la rduire. Dans cette situation,lanthropologie semble tre victime de son propre succs. La culture est deve-nue ce que Roland Barthes a appel un mot-mana. On parle aujourdhui bana-lement de la culture des dirigeants dentreprise, de larme, des adolescents,des villages mdivaux, des Balinais, des chimpanzs, dinternet Le paradigmede lanthropologie, autrefois significatif, sapplique aujourdhui toutes sortesdactivits ressortissant de nombreux domaines.Alors que le concept de culture est incapable de fournir un paradigme central

    lanthropologie contemporaine, il demeure un enjeu crucial, une catgorie disci-plinaire essentiellement conteste , comme aurait pu le dsigner W. B. Gallie(1964). Un symposium organis par la Wenner Gren Fondation a rcemmentregroup un ensemble reprsentatif danthropologues afin dvaluer le statut de ceconcept et selon les termes des organisateurs de se dgager du tracas de laculture . Dans leur introduction au recueil dessais importants et varis qui estressorti du symposium, Richard Fox et Barbara King (2002 : 19) soutiennent quela vitalit de la discipline dpend de la sparation entre lanthropologie et le para-digme de la culture, qui lui est trop troitement associ: Nous ne devons pas treenferms dans une seule vision de lanthropologie, comme nous avons autrefoisaffirm que les natifs taient enferms dans leur culture . Fox et King consi-drent que lanthropologie est polymorphe et opportuniste, quelle travaille grce une palette ouverte de mthodologies, de thories et dobjets dtude. Les visionstrs varies et parfois contradictoires de l anthropologie au-del de la culture prsentes dans les douze essais du recueil confirment ce sentiment de pluralit. RE

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  • Fox et King ne sont pas excessivement proccups par lme ou lidentit de la dis-cipline. Regardant au-del du tracas de la culture quils trouvent dans le travailde Clifford Geertz et de Sherry Ortner ( parmi beaucoup dautres ), dans les plai-doyers provocants de Marshall Sahlins pour la notion de culture, et dans les tenta-tives d invalidation de lanthropologie par des critiques non cits (sans aucundoute des postmodernistes empoisonnants), ils souscrivent un engagementdurable pour lanthropologie vue comme ltude exhaustive de lhumanit (y comprisles primates les plus proches de nous) (mes italiques). De crainte quon souponnecette ambition plutt dmesure dtre une pose rhtorique, ils prcisent : Lam-plitude de lanthropologie quelle soit mesure selon le nombre de peuples dumonde quelle couvre, ou selon sa profondeur historique, ou encore selon la varitde ses analyses dans les domaines de lethnographie, de la comparaison, de lvolu-tion et du dveloppement na aucun quivalent dans les autres disciplines uni-versitaires (Ibid.).Certains se demanderont si cela renvoie une tude exhaustive de lhuma-

    nit potentiellement cohrente ou une discipline se divisant, et qui, tropvouloir embrasser, risque de ne rien saisir. Cela suggre tout le moins ltatactuel de lanthropologie en ce qui concerne ce quon pourrait appeler l arti-culation . La culture , selon ces diverses dfinitions attaque, dfendue, exa-gre, rduite, contourne reste dans larne, mais nest plus en son centre. Elleest souvent dploye dans des formes souples, adjectivales ou composes : industrie culturelle , culture de diaspora , sous-cultures de la jeunesse Le concept semble nettement trop important pour tre rejet ou remplac.Pourtant, sa fonction a t sape, ou plus prcisment disperse, comme le recon-naissent Fox et King. La culture est partout. Et les diffrentes manires dontelle est comprise par les ethnographes historiques, les critiques de texte ou lesanalystes politiques nogramsciens ont peu de choses voir avec les usages quenfont les thoriciens volutionnistes ou les cognitivistes. LE TLOS. La figure de l Homme (ou sa version actuelle amliore,

    l humanit ) ressemble de plus en plus clairement une condensation rhto-rique dlments spars. Le foucaldisme et le fminisme ont vacu cette figurede lours dans la plupart des revues anthropologiques (LHomme est la dernire tenir bon). Mais si le signifiant masculin est en train de disparatre, nous sommesloin du monde posthumaniste imagin par une gnration de poststructura-listes radicaux. LHomme-Humanit demeure une image forte, quelque chose formuler, atteindre, saisir de faon aussi exhaustive que possible. Jai rcem-ment entendu le doyen des humanities de mon universit de Wlad Godzich sou-tenir, de faon convaincante, que le dveloppement et les diverses possibilitsde lHumain ressortissaient au domaine des humanities. (Il est probable quilincluait au moins lanthropologie sociale et culturelle et larchologie historiquedans cette dclaration quelque peu imprialiste.) Mais il ne fait pas de doute quedautres discours fonds sur la biologie volutionniste, la philosophie, la linguis-tique ou les sciences cognitives pourraient exprimer le mme type de dclarationssappropriant lhumain.

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  • Aujourdhui encore, on entend les anthropologues parler de la vocation sp-ciale de leur discipline comprendre le comportement humain (comme sicela la distinguait de lhistoire, de la littrature, de la philosophie, de la sociolo-gie, etc.). Mais lorsque lanthropologie amricaine se donna le nom de Sciencede lHomme , elle ne prtendait bien videmment pas tudier tout ce qui taitde lordre de lhumain. Elle proclamait un holisme spcifique, un ensemble deproccupations comprenant la vie sociale et culturelle contemporaine, le passarchologique (historique et prhistorique), lvolution des primates et des pre-miers hominids, ainsi que les varits dusage du langage. Et comme nouslavons vu, la gamme de socits et dhistoires humaines tait condense danscette Science de lHomme . Il tait gnralement admis que l Homme delanthropologie se limitait aux peuples (primitifs-exotiques, ou de faible popula-tion) dont les socits et/ou les cultures pouvaient tre tudies de faon holis-tique, aux histoires prmodernes et non occidentales, lvolution des humainset des primates. Lintrt se focalisait largement sur lhumanit ancienne et nonoccidentale. Par consquent, lobjectif, lhorizon ultime, l Homme , tait vu enraccourci et rendu prsent par un ensemble disciplinaire compos dun objet,dune mthode et dun paradigme limits. mesure que lidentit de cetensemble sassouplissait, lanthropologie devint, plus que jamais, un champinstable dalliances qui divergeaient et se chevauchaient.

    Depuis les annes 1960, les lments dfinitoires de lanthropologie ont subiune rarticulation importante. Cela ne veut pas dire que les formations discipli-naires plus anciennes taient dans lerreur, ou quelles nont pas produit de connais-sance prcieuse et concrte. Cela veut simplement dire que le disciplining etlinterdisciplining du savoir anthropologique et des pratiques de recherche voluent.Lanthropologie a toujours t constitue, construite partir dinfluences dispa-rates, aussi bien humanistes que scientifiques. Rappelons-nous que les fondateursde la discipline, auteurs des classiques de lanthropologie, taient aussi forms la physique, la mdecine, la biologie, lhistoire, la philologie, la sociologie, la thologie, aux sciences coloniales , aux missions Et, au cours du siclepass, les moments de consensus disciplinaires nont jamais t incontests. Pour nementionner quun exemple parmi tant dautres, citons celui du programme laboraprs-guerre par A. R. Radcliffe-Brown dune science naturelle de la socit ,lequel fut presque immdiatement attaqu, en 1951, par le fameux discoursdE. E. Evans-Pritchard faisant de lanthropologie une partie intgrante de lhistoire.Lanthropologie, en tant que discipline, semble actuellement tre dans un

    moment acclr, un point chaud de rarticulation. Il parat cependant peuprobable que les dpartements universitaires danthropologie disparaissent souspeu ne serait-ce que pour des raisons dinertie administrative, mais galementparce que les perspectives anthropologiques , si elles ne se dfinissent pas facile-ment, sont largement reconnues et valorises. Certains dpartements prennent denouveaux noms composs, ou ajoutent des adjectifs pour spcifier leur champ dac-tion. En cela, ils ressemblent davantage aux sciences contemporaines telles que la RE

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  • biologie, qui sagrge et se divise trs rgulirement, quaux disciplines prtendu-ment essentielles telles que les traditionnels arts and sciences de luniversit. En effet,dans lapproche gnrale que jai dveloppe, on peut considrer que, dans la pra-tique, mme les traditions canoniques les mieux tablies se sont constitues etreconstitues travers des articulations et des dsarticulations interdisciplinaires.Il est bien sr important de distinguer les disciplines des dpartements. Si

    les premiers sont des communauts imagines , des collges invisibles , lemode commun de gouvernement peut tre assez souplement fdral. Il ny aqu consulter les vastes programmes des rencontres annuelles de lAmericanAnthropological Association, de la Modern Language Association, de laLinguistic Society of America ou de lAmerican Historical Association. Lesdpartements, quant eux, refltent des arrangements plus spcifiques : ruptures,luttes, trves, rinventions de traditions et de communauts locales. Peu de genspeuvent prtendre couvrir la totalit du paysage disciplinaire. Dans la rgion dela baie de San Francisco, on pourrait comparer le rcent processus de segmenta-tion qui sest opr Stanford, et qui a spar l anthropologie culturelle etsociale , lie larchologie interprtative, et les sciences anthropologiques ,avec le maintien formel Berkeley des quatre domaines, dont deux seulementsont srieusement soutenus dans la pratique : le social et le culturel, et larcho-logique eux-mmes diversifis et ramifis. (Comme nous lavons vu plus haut,lanthropologie linguistique devient effectivement un lment de laire socio-culturelle distant des nombreux dveloppements actuels de la linguistique.)La formation culturelle et sociale de Stanford ressemble celle dautresdpartements majeurs, comme par exemple ceux de Chicago, Princeton et Duke(o le culturel est spar de l anthropologie biologique et anatomique ). Lerapprochement rpandu des approches socioculturelles et historiques suggreeffectivement une version nouvelle de l ethnologie que Robert Lowie, dansson ouvrage History of Ethnological Theory (1937), prfrait utiliser, pluttquemployer le terme d anthropologie . Cette volution a pour consquence devoir certains secteurs de lanthropologie amricaine se raligner sur des visionseuropennes centres sur lhistoire (notamment en Allemagne, en Europe cen-trale et en Scandinavie). Larchologie, par dfinition science historique , estdivise entre une approche volutionniste (scientifique) et une approche histo-riciste (interprtative). Les rcentes tendances aux tats-Unis et en Grande-Bretagne prennent gnralement des directions opposes (Gosden 1999 : 8), uneplace tant mnage pour les alliances spcifiques comme celle avec lanthropo-logie sociale et culturelle Stanford (Hodder 2005).

    Cet article na prsent que quelques-unes des dsarticulations et rarticulations

    actuellement luvre dans lanthropologie amricaine. Par ailleurs, laccent socio-culturel des dpartements mentionns plus haut nexclut pas des relations produc-tives sur les frontires parfois floues qui sparent la biologie et la culture, lvolutionet lhistoire, le positivisme et lhermneutique, et constituent les champs de bataille

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  • des rcentes science wars. On notera lengagement de Emory University pour leholisme et sa liaison privilgie avec des programmes culturel et biologique, ou leprojet similaire de lUniversity of California de San Diego et lintrt particulierport aux approches psychologiques. Les travaux darchologie et danthropologielinguistique tablissent des ponts entre les pistmologies humanistes et scienti-fiques, dans des projets spcifiques. Dans dautres, des chercheurs salignent surlune ou lautre des deux cultures . Certains programmes, comme ChicagoUniversity par exemple, ne simpliquent pas quant la connaissance de lHumain , de larchologie ou de lanthropologie biologique. Le site internet dudpartement, contrairement celui dEmory, vite les dclarations holistiques etpromeut simplement les recherches actuelles des enseignants, qui concernentessentiellement des problmes historiques et socioculturels des recherches direc-tement lies aux travaux des disciplines allies.Les articulations hors-les-murs actuelles sont trs varies. Les liens entre

    historiens et ethnographes, entre anthropologues fministes et womens studies,entre anthropologie cognitive et psychologie, entre archologie et biologie, his-toire, lettres classiques, etc., sont tablis par le biais dalliances spcifiques, dansdes programmes noms composs. Ces liens ne peuvent tre considrs commeles lments dune identit disciplinaire assume ou dune tradition prescriptive.Les processus du (inter)disciplining, qui font et dfont lensemble articul quonappelle anthropologie , sont des activits ordinaires qui ne sauraient tre conte-nues dans des ractions de retour aux sources priodiques. Les sources sont,bien sr, le rsultat dune slection opre dans le fonds foisonnant et enchev-tr de la tradition, et ce dans des circonstances nouvelles.Dans lapproche que jai suggre, les perceptions de crise (et de renouveau)

    indiquent des ralignements disciplinaires normaux, dans des contextes institu-tionnels conflictuels et cratifs. Les lecteurs, lgitimement, sont mme de sedemander si ce type danalyse est perturbant ou rassurant, clairant ou non per-tinent. Il ne prtend pas identifier le cur actuel, lme de lanthropologie, nioffrir beaucoup de conseils pour valuer la position actuelle de la discipline. Surle long terme, lanthropologie pourrait bien en venir tre comprise comme unescience du XXe sicle, ses ides, ses objets et ses mthodes se voyant finalementredistribus dans dautres constellations universitaires. Ou bien alors, certainssegments de la discipline traditionnelle deviendront, linstar de la gographie,des domaines importants de la connaissance, ingalement reprsents dans larestructuration des universits amricaines. Ou bien encore, comme lespreRena Lederman (2005), lanthropologie pourrait perdurer comme agrgat poly-thtique, coalition souple et opportuniste dapproches diffrentes, et se nourrirdu paysage intellectuel-institutionnel fluctuant en crant une gamme distinctedapproches comparatives, une ouverture aux mlanges humanistes/scientifiques,et un engagement ethnographique pour le savoir local (Geertz 1983).Ces pages napportent pas de rponse aux dilemmes immdiats de larticula-

    tion. Elles ludent la question de la rputation publique de lanthropologie,une question parfois condense dans le dsir de voir apparatre une nouvelle RE

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    Rarticuler lanthropologie

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  • Margaret Mead . Elles ne rsolvent pas non plus la question importante de lafaon dont les fronts disciplinaires peuvent tactiquement tenir bon dans descontextes de rductions budgtaires et administratives. Je me suis effectivementfocalis sur laspect universitaire, sans prendre en compte les changements pluslarges qui exercent des pressions structurelles sur les rarticulations actuelles. Deuxdentre elles me viennent immdiatement lesprit : 1) la dcolonisation en courset non acheve de la Science de lHomme et de la culture euro-amricano-centre,que jai discute ailleurs (Clifford 1997), mais que je me suis content ici de men-tionner ; et 2) luniversit nolibrale et son intrt accru pour des rsultats renta-bilisables, des quipes de recherche flexibles et linterdisciplinarit dirige partirdaudits. Dans les rajustements parfois brutaux de luniversit contemporaine, ilest peut-tre important de rsister aux tendances managriales en plaidant pourle maintien despaces disciplinaires traditionnels. Mais lhistoire du disciplininget de larticulation que jai esquisse tablit clairement que de telles postures dedfense ne peuvent tre adoptes quau risque de manquer de pertinence et dtreatteint de sclrose.

    Traduit de langlais (tats-Unis) par Manuel Benguigui, revu par lauteur.

    University of California at Santa Cruz, (USA)[email protected]

    MOTS CLS/KEYWORDS : histoire de lanthropologie/history of anthropology anthropologieamricaine/american anthropology articulation pistmologie/epistemology institutions.

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  • Appadurai,Arjun

    1996 Modernity at Large. CulturalDimensions of Globalisation. Minneapolis-London, University of Minnesota Press.

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