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12 | La Lettre de l'Hépato-gastroentérologue • Vol. XIX - n° 1 - janvier-février 2016 CAS CLINIQUE Figure 1. Aspect tomodensitométrique d’une maladie de Crohn iléale terminale après injection de produit de contraste : iléite terminale rehaussée après injection associée à une rétrodilatation modérée du grêle d’amont et à un aspect en peigne du mésentère. Mots-clés Iléite aiguë – Maladie de Crohn– Infection Keywords Acute ileitis – Crohn’s disease – Infection Iléite aiguë Acute ileitis Florian Poullenot* * Service de gastroentérologie et assistance nutritive, hôpital Haut-Lévêque, CHU de Bordeaux. Observation Monsieur S., âgé de 19 ans, est admis aux urgences pour un syndrome douloureux abdominal aigu fébrile. Il présente comme seul antécédent notable une appendicectomie à l’âge de 14 ans et ne prend aucun traitement. Les symptômes ont débuté 48 heures auparavant par des douleurs localisées à la fosse iliaque droite, ressemblant, selon le patient, à celles qu’il avait eues lors de son appendicite. De la fièvre est apparue dans un second temps, jusqu’à 38,7 °C, ainsi qu’une diarrhée aqueuse, non glairosanglante, qui lui a imposé une dizaine de passages aux toilettes au cours des dernières 24 heures. À l’admission, l’examen clinique retrouve un patient alité, asthénique. La fosse iliaque droite est empâtée, très sensible à la palpation, mais sans défense. Il n’y a pas de notion de contage, ni d’antécédent familial digestif notable. Monsieur S. fume 10 cigarettes par jour. Ce patient d’origine marocaine a passé son été dans le sud de l’Atlas auprès de son grand-père paternel, “qui était particulièrement fatigué cette année en raison d’une vilaine toux”. Le transit semble accéléré depuis le retour de ce séjour, à environ 5 selles molles par jour. Le bilan biologique retrouve comme principales anomalies une hyperleucocytose à 14 500/mm 3 (dont 12 600 polynu- cléaires neutrophiles [PNN]), une thrombocytose à 730 000 plaquettes/mm 3 , une CRP à 167 mg/l et une hypoalbuminémie à 27 g/l. Les autres examens réalisés sont des hémocultures, un test au QuantiFERON ® et une coproculture. Sans attendre leurs résultats, une tomodensitométrie abdominopelvienne injectée est demandée et identifie une iléite terminale étendue sur 30 cm (figure 1). À l’analyse de l’imagerie, le radiologue rapporte une dernière anse épaissie, œdématiée avec un rehaussement muqueux marqué ainsi que des adénopathies infracentimétriques et une sclérolipomatose (figure 1). Une antibiothérapie probabiliste associant une quinolone et du métro- nidazole per os est instaurée pour 5 jours, et le patient est revu 15 jours plus tard en consultation. Cliniquement, il reste symptomatique, avec toujours 5 ou 6 selles par jour. La fièvre a disparu, mais les douleurs abdominales persistent, nécessitant la prise quotidienne d’antalgiques et d’antispasmodiques, et limitant clairement les apports alimentaires. Le poids est alors de 63 kg, pour un poids de forme à 71 kg ; l’alté- ration de l’état général reste prononcée. La biologie demandée en externe retrouve à nouveau un syndrome inflammatoire, avec une CRP à 98 mg/l ; une carence martiale est objectivée par une ferritine à 11 μg/l, ainsi qu’une hypovitaminose B12 (90 pmol/l). Les examens bactériologiques demandés initialement reviennent tous négatifs. L’intensité des signes généraux et la persistance des anomalies biologiques conduisent à réhospitaliser le patient et à réaliser un bilan endoscopique. L’iléoscopie révèle une iléite terminale : la muqueuse grêlique examinée est pathologique dans son ensemble, érythéma- teuse, œdématiée, ulcérée en rail (figure 2), sans sténose associée.

Acute ileitis – Crohn’s disease – Infection Iléite aiguë · Acute ileitis – Crohn’s disease – Infection Iléite aiguë Acute ileitis Florian Poullenot* * Service de

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12 | La Lettre de l'Hépato-gastroentérologue • Vol. XIX - n° 1 - janvier-février 2016

CAS CLINIQUE

▲ Figure 1. Aspect tomodensitométrique d’une maladie de Crohn iléale terminale après injection de produit de contraste : iléite terminale rehaussée après injection associée à une rétrodilatation modérée du grêle d’amont et à un aspect en peigne du mésentère.

Mots-clésIléite aiguë – Maladie de Crohn– Infection

KeywordsAcute ileitis – Crohn’s disease – Infection

Iléite aiguëAcute i leit is

Florian Poullenot*

* Service de gastroentérologie et assistance nutritive, hôpital Haut-Lévêque, CHU de Bordeaux.

O b s e r v a t i o n

Monsieur S., âgé de 19 ans, est admis aux urgences pour un syndrome douloureux abdominal aigu fébrile. Il présente comme seul antécédent notable une appendicectomie à l’âge de 14 ans et ne prend aucun traitement. Les symptômes ont débuté 48 heures auparavant par des douleurs localisées à la fosse iliaque droite, ressemblant, selon le patient, à celles qu’il avait eues lors de son appendicite. De la fièvre est apparue dans un second temps, jusqu’à 38,7 °C, ainsi qu’une diarrhée aqueuse, non glairosanglante, qui lui a imposé une dizaine de passages aux toilettes au cours des dernières 24 heures. À l’admission, l’examen clinique retrouve un patient alité, asthénique. La fosse iliaque droite est empâtée, très sensible à la palpation, mais sans défense. Il n’y a pas de notion de contage, ni d’antécédent familial digestif notable. Monsieur S. fume 10 cigarettes par jour. Ce patient d’origine marocaine a passé son été dans le sud de l’Atlas auprès de son grand-père paternel, “qui était particulièrement fatigué cette année en raison d’une vilaine toux”. Le transit semble accéléré depuis le retour de ce séjour, à environ 5 selles molles par jour.Le bilan biologique retrouve comme principales anomalies une hyperleucocytose à 14 500/mm3 (dont 12 600 polynu-cléaires neutrophiles [PNN]), une thrombocytose à 730 000 plaquettes/mm3, une CRP à 167 mg/l et une hypoalbuminémie à 27 g/l. Les autres examens réalisés sont des hémocultures, un test au QuantiFERON® et une coproculture. Sans attendre leurs résultats, une tomodensitométrie abdominopelvienne injectée est demandée et identifie une iléite terminale étendue sur 30 cm (figure 1). À l’analyse de l’imagerie, le radiologue rapporte une dernière anse épaissie, œdématiée avec un rehaussement muqueux marqué ainsi que des adénopathies infracentimétriques et une sclérolipomatose (figure 1).

Une antibiothérapie probabiliste associant une quinolone et du métro-nidazole per os est instaurée pour 5 jours, et le patient est revu 15 jours plus tard en consultation. Cliniquement, il reste symptomatique, avec toujours 5 ou 6 selles par jour. La fièvre a disparu, mais les douleurs abdominales persistent, nécessitant la prise quotidienne d’antalgiques et d’antispasmodiques, et limitant clairement les apports alimentaires. Le poids est alors de 63 kg, pour un poids de forme à 71 kg ; l’alté-ration de l’état général reste prononcée. La biologie demandée en externe retrouve à nouveau un syndrome inflammatoire, avec une CRP à 98 mg/l ; une carence martiale est objectivée par une ferritine à 11 μg/l, ainsi qu’une hypovitaminose B12 (90 pmol/l). Les examens bactériologiques demandés initialement reviennent tous négatifs. L’intensité des signes généraux et la persistance des anomalies biologiques conduisent à réhospitaliser le patient et à réaliser un bilan endoscopique. L’iléoscopie révèle une iléite terminale : la muqueuse grêlique examinée est pathologique dans son ensemble, érythéma-teuse, œdématiée, ulcérée en rail (figure 2), sans sténose associée.

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La Lettre de l'Hépato-gastroentérologue • Vol. XIX - n° 1 - janvier-février 2016 | 13

CAS CLINIQUE

▼ Figure 3. Aspect en IRM d’une maladie de Crohn iléale terminale avec épaississement pariétal apparaissant en hypersignal T2 (étoile) et scléroli-pomatose (flèche).

▼ Figure 2. Aspect endoscopique de lésions iléales de maladie de Crohn : ulcérations creusantes (flèche) avec intervalles de muqueuse congestive et érythémateuse.

gadolinium, et un hypersignal T2 associé à un signe du peigne dans le mésentère péri-iléal (figure 3). Le diagnostic de maladie de Crohn est alors retenu.

D i s c u s s i o n

Le problème posé ici est celui de la démarche diagnostique lors de la découverte d’une iléite aiguë symptomatique. En effet, la richesse du tissu lymphoïde dans la dernière anse iléale en fait une localisation privilégiée d’affections infectieuses et inflamma-toires : les étiologies possibles sont donc nombreuses. Le tableau résume une démarche diagnostique systématique progressive permettant de déterminer la cause dans 60 % des cas (1). Le principal diagnostic différentiel de la maladie de Crohn envisageable à la lecture de cette observation était celui d’une iléite infectieuse. De nombreux micro-organismes peuvent être responsables de tableaux d’iléite aiguë commençant avec fièvre, diarrhée et douleurs. Yersinia enterocolitica, Salmonella enteritidis, Campylobacter jejuni et Anisakis simplex sont les plus fréquents en Europe. La confirmation diagnostique passe le plus souvent par la positivité des coprocultures ou, plus rarement, par celle d’une sérologie (anticorps dirigés contre Yersinia enterocolitica de sérotype O3 ou O9, immunoglobu-lines E anti-Anisakis simplex). Dans les formes sévères et chez

Tableau. Démarche diagnostique lors de la découverte d’une iléite aiguë symptomatique (1).

Bilan à l’entrée

- Interrogatoire : enquête alimentaire sur les 7 derniers jours (poisson cru, œufs, sauces, etc.), retour de voyage, symptômes similaires dans l’entourage proche, prise récente d’AINS, mode de contraception, antécédent de tuberculose, antécédent d’appendicectomie, histoire familiale de MICI.

- Biologie : ionogramme, bilan hépatique, CRP, fonction rénale, glycémie, NFS, β-hCG (chez les femmes en âge de procréer).

- Bactériologie : ECBU, examen coproparasitologique des selles, hémocultures.

- Radiologie : abdomen sans préparation, radiographie pulmonaire, échographie abdominale ou scanner abdominopelvien injecté.

Bilan à J15

- Nouvelle évaluation clinique (poids, symptômes digestifs, état général).

- NFS, ionogramme, créatinine, CRP.

- Vitamine B12, folates, bilan martial.

- Sérologies Salmonella et Yersinia ; IgE totales et anti-anisakiases, intradermoréaction à la tuberculine (ou QuantiFERON®).

- Si persistance des symptômes et cause non retrouvée sur le bilan à l’entrée : iléocoloscopie avec biopsies.

Bilan à J30

- NFS, ionogramme, CRP, vitamine B12, folates, bilan martial.

- Renouvellement des sérologies Salmonella et Yersinia et des IgE anti-anisakiases.

- Nouvelle échographie abdominale.

- Consultation gynécologique, pour les femmes, si le bilan étiologique est négatif.

AINS : anti-inflammatoires non stéroïdiens ; NFS : numération-formule sanguine.

Aucune anomalie macroscopique n’est retrouvée sur le côlon ni sur le tractus digestif haut. Les biopsies iléales mettent en évidence des granulomes sans nécrose caséeuse, et la mise en culture du liquide d’aspiration digestive, réalisée pendant la coloscopie, reste négative. La cartographie des lésions est alors complétée par la réalisation d’une entéro-IRM, qui permet d’écarter une complication (abcès, fistule) et une autre atteinte intestinale associée. L’atteinte iléale terminale est confirmée, avec à nouveau un épaississement pariétal, mais aussi un rehaussement homogène en cible de la muqueuse après injection de

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CAS CLINIQUE

les patients immunodéprimés, des bactériémies sont possibles, permettant d’identifier le germe via des hémocultures. Il est à noter que si une endoscopie est nécessaire lors de la démarche diagnostique, il est recommandé d’envoyer des biopsies iléales et coliques ainsi qu’un échantillon de liquide d’aspiration digestive pour une mise en culture (2). L’imagerie reste aspécifique dans ces situations, puisqu'un épaississement pariétal (rarement trans-mural) est souvent mis en avant, associé à une adénite mésen-térique (3, 4). L’anamnèse reste une étape capitale où la notion de contage et l’enquête alimentaire permettent souvent une orientation diagnostique. L’iléite infectieuse à Mycobacterium tuberculosis constitue un diagnostic différentiel classique et difficile à établir de la maladie de Crohn iléale. La problématique principale reste dans cette situation celle de la preuve bactériologique, car les techniques conventionnelles sont souvent mises en échec, certains bacilles étant fréquemment absents sur les prélèvements initiaux. Les tests ELISA de détection de la production d’interféron γ, tels que le QuantiFERON®, semblent prometteurs pour le diagnostic des cas difficiles de tuberculose extrapulmonaire (5). Selon une méta-analyse, la sensibilité de ce test est de 70 % chez des sujets non vaccinés par le BCG et de 96 % chez des sujets vaccinés (6). La clinique retrouve dans cette situation une altération prononcée de l’état général (fièvre, sueurs nocturnes, amaigrissement, ascite) en

plus des signes digestifs. À l’imagerie, l’épaississement pariétal iléal est plus volontiers asymétrique, avec des adénopathies de grande taille (12-50 mm), marquées par un renforcement périphérique, parfois calcifiées et de localisation mésentérique, péripancréa-tique ou périportale. Concernant les critères endoscopiques et l’histologie, dans la tuberculose intestinale, les ulcérations iléales sont plus fréquemment circonférentielles, et les granulomes, plus grands, confluents et associés à la présence de nécrose caséeuse.

C o n c l u s i o n

Grâce à un examen scanographique mettant un avant une iléite aiguë, le diagnostic de maladie de Crohn a pu être posé chez ce patient à la suite d'une démarche diagnostique progressive prenant en compte des arguments cliniques, biologiques, histologiques et morphologiques. L’iléite terminale inaugurale constitue un mode de révélation de cette affection chez 1/3 des malades, et l’atteinte iléale exclusive représente 25 % des phénotypes (7). ■

1. Garrido E, Sanromán AL, Rodríguez-Gandía MA et al. Optimized protocol for diagnosis of acute ileitis. Clin Gastroenterol Hepatol 2009;7(11):1183-8.

2. Nagata N, Shimbo T, Sekine K et al. Combined endoscopy, aspiration, and biopsy analysis for identifying infectious colitis in patients with ileocecal ulcers. Clin Gastroen-terol Hepatol 2013;11(6):673-80.e2.

3. Puylaert JB, Van der Zant FM, Mutsaers JA. Infectious ileocecitis caused by Yersinia, Campylobacter, and Salmonella: clinical, radiological and US findings. Eur Radiol 1997;7(1):3-9.

4. Balthazar EJ, Charles HW, Megibow AJ. Salmonella- and Shigella-induced ileitis: CT findings in four patients. J Comput Assist Tomogr 1996;20(3):375-8.

5. Almadi MA, Ghosh S, Aljebreen AM. Differentiating intestinal tuberculosis from Crohn’s disease: a diagnostic challenge. Am J Gastroenterol 2009;104(4):1003-12.

6. Pai M, Zwerling A, Menzies D. Systematic review: T-cell-based assays for the diagnosis of latent tuberculosis infection: an update. Ann Intern Med 2008;149(3):177-84.

7. Cosnes J, Gower-Rousseau C, Seksik P, Cortot A. Epidemiology and natural history of inflammatory bowel diseases. Gastroenterology 2011;140(6):1785-94.

Références bibliographiques

F. Poullenot déclare avoir des liens d'intérêts avec MSD, AbbVie, Takeda, Ferring, HAC Pharma.

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