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La cloche thibétaine - Numilog

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LA CLOCHE THIBÉTAINE

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HENRI VIARD et DOMINIQUE EUDES

LA CLOCHE THIBÉTAINE

roman

ÉDITIONS ROBERT LAFFONT PARIS

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Si vous désirez être t e n u a u c o u r a n t des publ icat ions de l ' éd i teur de cet ouvrage, il vous d adresser vo t re carte de visite aux Édi t ions Rober t LAFFONT, Service « Bullet in », 6, place Saint-Sulpice, 75279 Par i s Cedex 06. Vous recevrez régu- l ièrement, e t sans a u c u n engagement de vo t re pa r t , leur bul le t in illustré, où, chaque mois, se t r o u v e n t présentées tou tes les nouveau tés que vous t rouverez chez votre libraire.

© O . R . T . F . / T É L É C I P e t É d i t i o n s R o b e r t L a f f o n t , S . A . , 1 9 7 5

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Cet ouvrage est tiré de la série télévisée La Cloche thibé- taine présentée pa r l 'O.R.T.F. e t T E L E C I P sur les écrans de la première chaîne en décembre 1974.

Producteur délégué : Robert VELIN Réalisation : Michel WYN et Serge FRIEDMANN

Avec dans les principaux rôles :

W o l f a n g PREISS HAARDT G é r a r d CHEVALIER FERRACCI Michel COLUCCI CECILLON

Bi l ly KEARNS WILLIAMS R o g e r SOUZA GAUFFRETEAU Gilles BEHAT POINT

J a c q u e s LALANDE L E PÈRE TEILHARD DE CHAR- DIN

P h i l i p p e LEOTARD PETRO A n d r é LAURENCE KERVIZIC H e n r i VILLEROUGE BALOURDET

Serge FRIEDMANN IACOVLEFF P h i l i p p e RIGOUT SIVEL M a x LEGARDEUR SAUVAGE J o ë l RAGEOT NORMAND L o u i s DESCHAMPS MORIZET P a t r i c k BRUNIE CORSET F r a n c i s RONDWASSER LAPLANCHE Michel WYN CARL J e a n - C l a u d e REMINIAC PENAUD Y v e s MARIN DELASTRE T h o m a s GHEORGHIU REMIL IER R i c h a r d DUPUY CHAUVET S a r a h SANDERS KARIN J e a n - M i c h e l MOLE LE PRÉSIDENT

Et tous les autres personnages de ce film que nous regrettons de ne pouvoir tous nommer.

Ce récit est une œuvre d'imagination et de pure fiction, inspirée par La Croisière jaune qui fut conçue par André Citroën et réalisée en 1931-1932 par Georges-Marie Haardt.

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A André CITROEN, qui nous fit tous rêver, rue de Rome, quand nous étions beaucoup — beaucoup! — plus jeunes.

H. V.

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REMERCIEMENTS

Ce livre est le reflet d'un film. Plus exactement d'une série télévisée de sept épisodes d'une heure, tournée notamment en Corée du Nord, sur le terri- toire de Hong Kong, au Népal, en Cappadoce, sur les hauts sommets de Brigue et de Tende... et dans la mer de sable d'Ermenonville (pour une courte scène) d'où l'on peut presque apercevoir le drapeau de la tour Eiffel.

L'entreprise fut dure, diverse, longue. C'est aussi parce qu'elle fut, par la nécessité,

éparse, que je cite « dans le désordre » comme on dit, les noms qui suivent. (Mais que ceux qui les por- tent sachent qu'ils sont unis dans mon esprit.)

Je dois exprimer ma reconnaissance à Mme Jac- queline Baudrier, directrice de la première chaîne de l'O. R. T. F., qui a choisi d'élire cette série pour illustrer son œuvre si marquante rue Cognacq-Jay. A René Marchand qui la seconda avec tant de brio et d'efficacité. A Jacques Darribehaude, amoureux de La Grande Vadrouille, et qui, reporter et ethnolo- gue de choc, parcourut le monde sur ses Semelles de

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cristal. A Yves Jaigu, qui donna le « top » initial, avec le jugement rapide des Bretons de grand large. A André François qui s'opiniâtra dans la poursuite de cette aventure, avec la fermeté des Lorrains de bonne souche. A Xavier Larère qui la mena à bonne fin avec sa capacité naturelle et sa ductilité d'esprit, encore développée par le Conseil d'Etat. A Hugues de Geor- gis, dont l'intelligence est souveraine. A Roland Gritti, sur les épaules duquel tout, depuis le premier jour où je lui parlai de mon projet, a reposé, et qui l'a, mené à bien à force d'acharnement au travail, de finesse d'esprit dans la réflexion et d'un sens de la diplomatie hors pair. Mais n'est-il pas d'origine véni- tienne?

Cette reconnaissance, je dois la manifester tout particulièrement à mon vieux camarade Marcel Degliame-Fouché, Compagnon de la Libération, puis- sant et silencieux sanglier des Ardennes qui avec une calme autorité mena l'affaire de bout en bout en esprit comme à la lettre, et sans lequel rien n'aurait été fait.

Ma gratitude va également à Son Excellence M. Roger Vaurs, ambassadeur du gouvernement de la République auprès du chef de l'Etat turc, dont le rôle fut décisif. Au duc et à la duchesse de La Roche- foucauld qui m'apportèrent « Pour le plaisir » — selon la noble devise de leur famille —, leur ines- timable soutien. A Jacques Stern, qui me montra ce qu'il fallait voir des déserts et des steppes, en 1964, au moment où j'écrivais la première version du scé- nario. A Joe Klippfel, commodore des Old Gaffers, marin éprouvé qui nous rendit un signalé service, ce qui est d'autant plus étrange qu'entre les hauts plateaux afghans et le Gobi, il n'y a ni marées, ni

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noroit, ni m a e l s t r ö n . A Mme Jacquel ine Citroën, à MM. Maxime et Be rna rd Citroën, à MM. Lucien et Raymond Lindon, qui dès le p remie r contact, m'ac- cueillirent avec amitié et approuvèren t d 'emblée le motif pour lequel j 'avais agi. A Jacques Wolgensin- ger au teur de L 'Epopée de la Croisière j aune (aux éditions Rober t Laffont) . Au prés ident Sven Nielsen qui, comprenan t qu 'une grande idée et un g rand exploit devaient être remémorés à l 'usage des géné- rations qui seront adultes en l 'an 2000, décida de réé- di ter le livre de Georges Le Fèvre, La Croisière jaune, pa ru aux éditions Plon en 1933. A Mme Batis- telli, adminis t ra teur de l'O. R. T. F. qui jugea que le devoir de l'Office était que le fi lm soit également lu. A mon ami Rober t Laffont, p ionnier toujours tenté p a r l 'espérance humaine qui le publie aujourd 'hui . A Bernard Oudin, qui avec précision en conduisit la réal isat ion et à Dominique Eudes, qui rectifia mes textes originaux, écrits sur deux colonnes pour l ' in terprétat ion c inématographique, afin de les faire passer de la Galaxie F a r a d a y à la Galaxie Gutenberg.

Je remercie également Et ienne Laroche, produc- teur exécutif, qui fut à la fois le « logisticien » et le chef d 'é ta t -major victorieux de cette petite a rmée d'artistes et de techniciens qui, au milieu des diffi- cultés et parfois des périls (il y eut quat re morts duran t le tournage) mont rè ren t leur talent, leur conscience professionnelle et leur valeur humaine .

Tout au tan t je dis mes sent iments de cordiali té à Karl Szokoll, coproducteur aus t ro-a l lemand du film. Sa délicatesse, sa compétence me f rappèrent . Egale- ment, sa haute idée morale de l 'œuvre cinématogra- phique destinée au g rand public, lequel ne demande

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qu'à voir de belles choses bien faites. Ancien colla- borateur du grand Pabst, c'est lui qui me cita cette phrase de Frank Capra que, depuis, je lis toujours avant de jeter sur le papier les notes qui deviendront le squelette d'un film :

« To others that belong to that privileged group of « One Man, one film » makers, I dare to say : Don't compromise. For only the valiant can create. Only the daring should make films. Only the morally courageous are worthy of speaking to their fellow men for two hours in the dark. And only the artistically incorrupt will earn an keep the people's trust. »

Enfin, et parce que tous deux ils respectent cette règle, je pense avec affection à Michel Wyn et à Serge Friedmann, les deux metteurs en scène de La Cloche thibétaine. Ils sont tous les deux devenus mes amis. J'admire leur impeccable professionnalité et leur haute élévation d'esprit. Ils possèdent à la fois le sens de l'organisation et le sens de l'humour, celui de l'autorité et celui de la tendresse. Ils exigent beau- coup et donnent plus encore. Pour tourner cette série, ils ont accompli des prodiges. Si La Cloche thibétaine est accueillie avec faveur, c'est à eux que le public le devra. Ils sont d'ailleurs accoutumés au succès. Le triomphe rencontré par La Demoiselle d'Avignon, que dirigea wyn et dont Friedmann assura la seconde équipe, en fournit, entre autres, la preuve.

H. V., Assay, sept. 74

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CHAPITRE P R E M I E R

LES NOMADES

L'autochenille dérape comme un crabe sur la dune. Le sable partout, dans l'air, dans la gorge, sur la peau. Cécillon, plus minéral qu'humain frotte ses mains sur sa combinaison raide de sueur, de poussière et de cambouis. Chauffeur-mécanicien-Bédouin. Un soubre- saut de l'engin le précipite contre Ferracci, son chef et son ami, secoué à côté de lui sur la banquette avant.

— Double débrayage, commande Ferracci, on va voir si la chenille extérieure résiste à la contre-ten- sion. Après tu braques au maxi.

— On reprend la crête? — Y a intérêt. Ensuite nouveau passage et retour

au bercail. Cécillon débraye, serre ses énormes doigts sur la

poignée du crabot. Le bruit du moteur remplit l'air étouffant, le sable se soulève. Comme un cheval lancé sur une pente trop abrupte, l'engin passe à bout de souffle la crête de la dune. Le Scarabée d'or — c'est le nom de la voiture de commandement — a gagné. Bon pour le service. Cécillon saute de la voiture un

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chiffon à la main et s'avance vers Haardt le grand patron de l'expédition qui supervise et exige des prouesses des hommes et des machines. Un sourire de satisfaction détend son visage.

Quatre voitures du même type au pied de la dune attendent immobiles, d'être malmenées à leur tour.

A première vue, elles sont identiques mais chacune d'elles a une mission bien définie et dispose des équi- pements appropriés. Derrière les véhicules disposés en demi-lune, six tentes sont dressées en alignement. Un organigramme dans le désert.

La voiture-atelier : le brave Corset officie une clé à la main. Un large sourire blanc et rose fend son visage luisant d'huile noire et tiède. La voiture- popote; le cuistot Gauffreteau prépare la bouffe. Comme d'habitude un plat immangeable dont il a le secret. A gauche, la voiture radio. Kervizic est aux commandes, il se défend de ses lointaines origines polonaises et se flatte d'appartenir au groupe Chine. A ses côtés, somnole Laplanche qui, lui, se flatte d'appartenir au groupe Pamir. Deux équipes qui se rencontreront à mi-chemin des deux bouts du monde.

Iacovleff est responsable de la voiture scientifique. En fait, c'est un artiste peintre engagé à la va-vite et il a bien du mal à retrouver ses pinceaux parmi tous ces instruments compliqués dont il n'a que faire. Rien ne l'intéresse autant que ses cartons à dessin, ses pas- tels, ses tubes d'aquarelle et de gouache. Il soupire en songeant qu'il n'aurait peut-être pas dù se laisser embarquer dans pareille aventure.

La tente du patron, M. Haardt, est d'une blancheur immaculée. Elle tranche sur l'uniformité des autres qui, elles, tirent sur le marron. En outre, elle est plus vaste, plus haute; seule la surpasse l'antenne gigan-

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tesque qui p a r radio relie ce peti t monde d 'aventur iers au commun des mortels.

Ferracci et Cécillon s 'affa i rent au tou r du Scarabée d'or.

— En tout cas, dit Ferracci très à l'aise, la preuve est faite. Elle résiste à plus d 'un kilo au cent imètre carré. Maintenant allons voir sous le capot si l 'em- brayage a résisté à ton coup de double débrayage, tu y as été plutôt seco!

Le visage juvénile de Cécillon s 'assombrit. — Je me disais bien aussi, s'il y a un pépin ça

m'é tonnera i t que ce ne soit pas p o u r mes pieds. — Râle pas et prends une clé de douze on va

démonter la crémaillère.

Iacovleff, dans sa rut i lante voiture scientifique, s 'acharne désespérément à insérer ses cartons à des- sin, ses fusains et ses pastels dans les ra res espaces laissés libres p a r les apparei ls d 'archéologie et de géologie.

En désespoir de cause, il entasse le tout sur les compas et les sextants destinés aux relevés topogra- phiques.

— Comme toujours, l 'ar t est l ' enfant pauvre! Il n 'a qu 'à se débrouiller. Et pour tant , ce qu'il reste de Gengis Khan ce ne sont pas des batailles, ce sont des statues, des tombes...

Ça lui fait du bien à Iacovleff de s 'api toyer sur lui- même.

Dans la voiture radio, Kervizic et Laplanche les écouteurs aux oreilles font des essais en morse.

— Impossible de les avoir, s ' inquiète Kervizic. — J 'ai toujours dit qu 'un 500 W c'était insuff isant

pour effacer les interférences.

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Laplanche n'est pas mauvais bougre, mais il a une certaine propension à se répéter.

— C'était ça ou rien, tranche Kervizic; on frise déjà les sept tonnes. Pour 1 500 W il aurait fallu un camion. Tu nous vois avec un camion?

— Mais qu'est-ce qui brouille comme ça? — Si je te dis que c'est la tour Eiffel, tu vas te

marrer. Couché sous la voiture-atelier, Corset esquisse un

geste de découragement. D'un revers il essuie son front inscrusté de sable et de cambouis.

— C'est une idée tordue, je le répète, c'est une idée tordue!

— Qu'est-ce qui ne va pas? s'inquiète Ferracci. — Tout quoi! Comment veux-tu que ça marche?

Un pont arrière démontable en quatre morceaux dont aucune pièce ne doit dépasser 50 kilos, d'abord ça s'est jamais vu et ensuite à quoi ça sert?

Ferracci s'efforce de le calmer. — Commence pas à gueuler toi aussi. A mon avis,

ça sert à rien, mais c'est un ordre qui vient d'en haut. — En haut, en haut, bougonne Corset, qu'est-ce

qu'ils savent de plus en haut? A l'extrémité du campement, Gauffreteau dispose

une quinzaine de brochettes de chichkebab sur la plaque chaude de la roulante. Il goûte en connais- seur.

— Ça vaut peut-être pas un bifteck frites, mais c'est un vrai plaisir. Ça vous emporte la gueule. Allez les gars, à la soupe, vous pouvez préparer le bicarbonate, il y a là-dedans de quoi enflammer un iceberg!

Mine de rien, parce qu'il est très susceptible lors-

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qu'il s'agit de sa propre cuisine, Gauff re teau observe ses compagnons qui commencent à manger .

— Mais, ils dévorent, m a parole. C'est que ça doit être bon!

Rassuré, il re tourne à ses fourneaux. — Tiens, on a de la visite. Cécillon a été le p remie r à apercevoir un couple

endimanché, f lanqué d 'un gamin de qua t re ans et d 'une petite fille de huit ans. Le père est coiffé d 'un canotier, comme au bord de la Marne et son épouse arbore l ' inévitable chapeau cloche des beaux diman- ches. La peti te fille apeurée agr ippe la manche de son père qui cherche à adopter une al lure dégagée.

— Dis, papa, d 'où ils viennent les messieurs? — D'où on vient, r épond Cécillon toujours prêt à

renseigner et à rendre service, d 'où on vient? On vient de Paris et on est à la m e r de sable d 'Ermenon- ville, c'est m ê m e écrit en gros sur les pancartes.

— Et vous avez empor té tout ce matér ie l p o u r venir de Paris? s 'étonne admira t ivement le père en tripo- tant le bord de son canotier.

— Et pour y revenir le plus vite possible. Vous pouvez rester là si vous voulez mais je vous signale, et M. Haa rd t ne me contredi ra pas, qu'il est formel- lement interdit de toucher aux véhicules et aux appa- reils, nos vies seraient alors en danger, non seulement les nôtres, mais aussi les vôtres.

Cette expédit ion insolite qui se livre à un galop d'es- sais dans la m e r de sable d 'Ermenonvi l le a débuté autour d 'une table en fer à cheval et p a r des mots un peu solennels dans le genre : « Messieurs, la séance

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est ouverte, la paro le est au président! » Huit mes- sieurs f r isant la soixanta ine raides dans leur dignité et leurs cols cassés sont installés silencieux et graves dans la salle de conférences. Ils sont membres du conseil d 'adminis t ra t ion qui tient ce jour- là une séance exceptionnelle sous la présidence d 'un petit h o m m e au visage rond, aux cheveux rares, et aux yeux délavés chaussés de lorgnons, André Citroën.

— Mes amis, p a r un vote à ma in levée, nous avons au jourd 'hu i à désigner l ' homme qui assumera la res- ponsabil i té d 'une immense entreprise, la mission Centre-Asie. Ou plus exactement , pour reprendre la terminologie officielle « la grande expédit ion sino- française de la dix-neuvième année de la République chinoise »; puisque c'est ainsi que nous l 'avons bapti- sée à la d e m a n d e du gouvernement du Kuo-min-tang.

Quelques gr incements de chaises et deux ou trois raclements de gorge secs comme fagots saluent ce prologue édifiant. Le prés ident se lève, traverse la salle à courtes enjambées. Il fait signe à l'huissier, qui t ire un r ideau et démasque un large pan de mur. Appara î t alors une carte géante de l'Asie, des Dardanel les à la Corée et de l 'Arabie à l 'Indochine. Le président s ' empare d 'une longue baguet te flexible et tapote au hasa rd différentes régions, situées à quel- ques milliers de ki lomètres les unes des autres.

— Je vous rappel le br ièvement en quoi consiste ce projet. Je crois au rôle croissant du moteur à explo- sion dans la vie moderne , no t ammen t dans les com- municat ions et dans les échanges sur le plan humain. J 'ai décidé de p rouve r que désormais aucun continent n 'était isolé du reste du m o n d e et que des automobiles spécialement conçues pouvaient t raverser l'Asie, ses steppes, ses déserts, ses montagnes et ses jungles de

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par t en part. Pr imit ivement , je voulais pa r t i r de l'ouest.

Joignant le geste à la parole, il indique Beyrouth. — Pour ar r iver à l'est.

L 'extrémité de sa baguet te se fixe sur Pékin. — Pour ar r iver à l'est, disais-je, à t ravers le Tur-

kestan russe. Le président s 'accorde quelques secondes de pause

pour ra jus te r ses lorgnons et mesu re r à l ' intensité du silence l ' intérêt éveillé p a r ses propos.

— Mais, poursuit-il, le gouvernement des Soviets, pour des raisons de sécurité, a cru devoir nous refuser le passage sur son territoire. Nous passerons donc p a r l 'Afghanistan.

P a r souci d 'exactitude, il pointe à nouveau sa baguette sur la carte.

— Les passes afghanes impl iquent le franchisse- ment de trois cols de près de 3 000 mètres d 'al t i tude sur des pistes dangereuses pour les hommes... et pour les machines. En raison des aléas de cette expédition, et pour mieux assurer son succès, nous lancerons sur les pistes de l'Asie deux caravanes. L 'une pa r t i r a de Beyrouth et consti tuera le groupe bapt isé Pamir . Elle roulera vers l'est. L 'au t re pa r t i r a de Tien-Tsin et fo rmera le groupe Chine. Elle roulera vers l'ouest. Est-ce clair? Me suis-je bien fait comprendre?

Mouvement unan ime d 'approbat ion. — Bien. Les deux expédit ions opéreront leur jonc-

tion au Sin-kiang, et gagneront Pékin fournissant ainsi au monde la preuve i r réfutable qu'il n'existe plus d'obstacles, pas m ê m e l 'Himalaya, que ne puissent f ranchi r des mécaniques modernes. Encore un mot, messieurs, avant de passer au vote. Cette entreprise est empre in te d 'un large esprit de coopé-

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ration internationale. L'origine cosmopolite des mem- bres de l'expédition le prouve ainsi que le concours inconditionnel apporté à nos efforts par les Chinois, les Américains, les Anglais et quelques autres. Ceci est à mes yeux un gage capital de réussite.

Le président repose sa baguette contre le mur et regagne son fauteuil dans un tonnerre d'applaudis- sements.

— Je propose, enchaîne-t-il, d'une voix brisée par l'émotion, que nous nommions Georges-Marie Haardt président-directeur général de l'expédition Centre- Asie.

Une forêt de bras levés plébiscite avec ferveur cette audacieuse suggestion. Le président décroche son téléphone.

— Appelez-moi Haardt immédiatement.

Jackson, sous le regard impitoyable de Georges- Marie Haardt qui l'a convoqué à son bureau, prend les mesures du chauffeur-mécanicien Cécillon. Jack- son est un tailleur anglais de grande renommée et de grand prix. Cécillon n'appartient pas à proprement parler à sa clientèle habituelle et sa silhouette lui pose manifestement quelques problèmes. Il a les membres courts et le torse épais. Jackson, les mous- taches en bataille et les lèvres hérissées d'épingles qui le font ressembler à un vieux lynx, est perplexe. Haardt suggère :

— Plus large le soufflet, Jackson, vous voyez bien que Cécillon est un garçon qui a besoin de se sentir à l'aise. Là où nous allons, il faut avoir les aisselles libres, surtout pour lui qui passe la moitié de sa vie

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sous les voitures et dans le cambouis, pensez aussi à la chaleur, Jackson.

Jackson rajuste l 'œillet passé dans sa boutonnière et s 'agenouille pour p rendre les mesures de l 'entre- j ambe de Cécillon. Le téléphone sonne.

— Monsieur Haardt . C'est pour vous! Le président. — Allô, oui, André? Parfai t . Bien entendu j ' a r r ive

tout de suite. Haa rd t repose le combiné, une intense satisfac-

tion se lit sur ses traits. Il enfile sa veste, décroche son chapeau de la pa tère et se tourne vers sa secré- taire :

— Mademoiselle, si on m e demande, je suis à l'usine.

— N'oubliez pas, monsieur, que vous devez aussi passer rue de la Paix.

— Oh, je n 'oublie pas, je n 'oublie pas, c'est trop impor tan t pour oublier... et vous, mons ieur Jackson, n'oubliez pas les boutons en cuir, je ne veux pas de toc. Mes garçons doivent être sapés comme des nababs. A l 'européenne avec le plus de ra f f inement possible.

Au volant de sa B 14 ralent ie p a r un f iacre qui occupe la chaussée, Haa rd t s ' impatiente. Le conseil d 'adminis t ra t ion s'est réuni ce mat in et André, pour lui avoir téléphoné si vite, doit avoir une communi- cation urgente à lui faire. Et quelle pouvai t être cette nouvelle sinon sa nominat ion au poste tant espéré de président-directeur général du groupe Cen- tre-Asie!

Mais on ne s 'embarque pas à la légère dans une expédition de cette envergure, et H a a r d t n 'a guère

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de penchan t pour ce genre de frivolité. On ne sil- lonne pas les déserts du globe, on ne t raverse pas des eaux infestées, on n 'a f f ronte pas les mille périls de la forêt sans s 'être soumis a u p a r a v a n t à un examen médi- cal. Or, jus tement , son médecin l 'a t tend et il est anxieux de connaî t re son diagnostic. André peut bien a t tendre un peu, marmonne- t - i l en qui t tant sa voi- ture devant l ' immeuble de la rue de la Paix, et les fossiles du conseil d 'adminis t ra t ion ne sont pas à quelques minutes près.

Une secrétaire lui ouvre la lourde por te à plaque de cuivre.

— Monsieur Haa rd t ? — Oui, c'est bien moi, Georges-Marie Haardt . — Le docteur vous attend. Le docteur en question arbore sur canapé la rosette

de c o m m a n d e u r de la Légion d 'honneur et son visage amical, tandis qu 'Haa rd t ret ire sa veste, laisse percer une légère trace d ' inquiétude.

— J 'ai vu tes radios, Georges-Marie, du côté des pou- mons, je suis t ranqui l le c'est parfai t . Quant au reste, je peux t ' a f f i rmer que l 'état général est bon. Tu es robuste. Je connais beaucoup d 'hommes de quarante- neuf ans qui voudra ient avoir ta santé, ton apparence de jeunesse, mais je ne te le cache pas, il y a une chose qui m' inquiè te : c'est ça.

Et comme une pièce à conviction il b randi t l'élec- t rocardiogramme.

— Tu vois là? — Quoi, je ne vois rien! — Si, regarde bien ces hauts et ces bas qui revien-

nent, ces lignes irrégulières... — Oui et alors? — Alors, Georges-Marie, ça veut dire que ton cœur

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est trop gros. Il est entouré d'une masse graisseuse qui ne me dit rien de bon... mais ce n'est pas tout, il y a ça...

Haardt dissimule une légère crispation sous une apparence de parfaite désinvolture.

— Et ça signifie quoi? — Ça signifie une légère tendance à l'asystolie et

donc à l'irrégularité du rythme cardiaque, lequel ris- que d'être affecté par un effort physique prolongé.

— Parce que tu crois que s'asseoir dans une voiture et regarder le paysage défiler c'est fournir un gros effort physique?

— Non, mais ce que je crains pour toi, c'est l'al- titude. Georges-Marie, as-tu pensé à l'altitude?

Haardt remet calmement sa veste. Il est tendu. Dans sa voix perce un soupçon d'irritation.

— N'exagérons rien. La hauteur moyenne est infé- rieure à 2 000 mètres avec une petite grimpette sup- plémentaire par-ci par-là...

Impitoyable le praticien l'interrompt. — Georges-Marie, à partir de 3 500 mètres, tu ris-

ques un accident. Je ne veux pas te faire peur mais à partir de 4 000 mètres, je ne réponds plus de rien.

— Tu ne penses quand même pas qu'avec mes voi- tures, je vais attaquer la face nord du Cervin. Je contournerai le Pamir par les défilés du nord-ouest, aucun ne dépasse 3 000 mètres.

— Et si un imprévu te forçait à changer d'itiné- raire ?

— Non, j'ai tout calculé... Bon, il faut que je parte, je te dois?

— Tu plaisantes? — A part le cœur quoi d'autre? — Rien, tu as vingt-cinq ans.

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Haardt radieux consulte sa montre. — Diable, vingt-cinq ans et plus d'une heure de

retard. Le conseil d'administration est réuni au grand complet. André m'attend. Qu'est-ce que je vais bien pouvoir leur raconter? Et j'ai encore une course à faire! Idiote mais absolument indispensable. Au revoir, docteur, porte-toi bien.

En surgissant dans la salle du conseil, une heure plus tard, Haardt n'a pas besoin d'antennes pour s'apercevoir que l'humeur du président, d'ordinaire maussade, est massacrante.

— Ah, te voilà, nous t'avons attendu. — Je suis désolé, mais... — Je ne te demande pas d'explication, Georges-

Marie, sache seulement que le conseil a approuvé ta nomination à la tête de l'expédition Centre-Asie. Le conseil a également entériné d'autres décisions et j'aurais préféré que tu fusses là pour marquer ton approbation et que celle-ci figurât au procès-verbal.

Haardt s'est toujours méfié des décisions prises par le conseil en son absence.

— De quelles décisions s'agit-il? demanda-t-il d'un air soupçonneux.

— Voilà, nous avons également désigné un autre chef de groupe, le groupe Chine qui viendra à ta rencontre au cœur de l'Asie et...

— Je t'ai toujours dit, interrompt Haardt, que je me portais garant du succès du raid Beyrouth-Pékin. Je n'ai pas besoin de colonne de secours. Je passerai. C'est tout!

— Non, ce n'est pas tout, Georges-Marie. Et quand tu seras passé?

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Le président s'attendait à la réaction de Haardt et avait fourbi ses arguments.

— Quand tu seras passé qu'est-ce qui arrivera? Il y a un mois les Russes nous ont fermé les portes du Turkestan pour des raisons politiques. Tu as proposé de passer par l'Afghanistan et de remonter vers le Sin-kiang en contournant le Pamir par le nord-ouest. Nous allons donc utiliser un matériel extrêmement léger, trop fragile pour franchir les terrifiantes im- mensités chinoises.

— Mon matériel tiendra et j 'arriverai seul à Pékin. — Georges-Marie, n'abuse pas de ma patience, il

n'y a pas que l'aspect technique qui me préoccupe, il y a aussi la conjoncture politique. Le maréchal Tchang Kaï-chek et le gouvernement du Kuo-min-tang ont donné leur accord du bout des lèvres. J'ai besoin de quelqu'un de sûr là-bas.

Haardt se dirige brusquement vers la carte collée au mur. D'un doigt rageur, il indique Pékin.

— Président, tu sais comme moi que l'autorité du gouvernement chinois devient toute théorique à moins de 200 kilomètres à l'ouest de Pékin, exactement comme si celle du gouvernement français s'arrêtait à Bourges au sud ou si tu préfères à Reims à l'est, alors pourquoi en tenir compte?

— Pour les relations diplomatiques. — Ah, nous y voilà! Et qui as-tu choisi pour te

représenter en Chine? — Le lieutenant de vaisseau Victor Point. Haardt, nerveux, rabat la toile murale sur la carte

d'Asie. Il aurait eu un geste identique pour l'arracher. — Quoi, ce galopin! Alors écoute. Plutôt que de

suivre Marco Polo à la trace, je vais partir en convoi avec mes chenillettes sur la route de Quarante-Sous,

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direction non pas Pékin mais Deauville par Saint- Germain-en-Laye avec un émetteur-récepteur branché alternativement sur La Coupole et sur le Bar du Soleil. En cas d'incident mécanique, ou si dans la campagne normande on tombe sur des bouilleurs de cru contestataires, nous appellerons à la rescousse le lieutenant Point. Il nous sortira de l'ornière avec une Dolly Sister à chaque bras et Van Dongen dans sa musette pour croquer la rencontre historique. Non, André, ce n'est pas sérieux.

— Ecoute, Georges-Marie, Point est dans l'anticham- bre, je vais le faire entrer et tu n'as qu'à lui répéter ce que tu viens de dire.

Dès qu'il voit le fringant lieutenant franchir la lourde porte capitonnée, Haardt éprouve comme le sentiment d'être tombé dans un piège. Il eût préféré que le jeune homme lui fut antipathique dès l'abord. Face à ce visage somme toute assez beau, qui paraît encore plus jeune que son âge, il se sent non pas désarmé, mais moins désireux de lui lâcher à la figure les jets d'acide qui lui seraient venus natu- rellement aux lèvres si Point lui avait déplu. Le lieu- tenant de vaisseau en civil porte des vêtements à la limite du bon goût. Il est trop bien habillé. Il ferait plutôt dandy s'il n'était pas si costaud. Or, Haardt a horreur des dandys.

— Alors, Point, on s'apprête à partir pour la Chine? Le président observe à la dérobée les deux hommes

attendant de voir comment le jeune godelureau frais émoulu de l'Ecole Navale va se comporter face à ce vieux broussard de Haardt.