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Jean-Paul Jacot Jonction, disjonction : les fragments glossolaliques d'Artaud In: Littérature, N°103, 1996. pp. 63-78. Abstract Junction and Disjunction : Artaud's Glossolalic Fragments In Artaud's later work the combination of natural language and glossolalia, a practice which includes the written dimension, pursues the theatrical project of transforming signs into the expression and prolongation of the body — its energy, its breath, its rhythm. Citer ce document / Cite this document : Jacot Jean-Paul. Jonction, disjonction : les fragments glossolaliques d'Artaud. In: Littérature, N°103, 1996. pp. 63-78. doi : 10.3406/litt.1996.2413 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/litt_0047-4800_1996_num_103_3_2413

Jonction, Disjonction Les Fragments Glossolaliques d'Artaud

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Jonction, Disjonction Les Fragments Glossolaliques d'Artaud

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  • Jean-Paul Jacot

    Jonction, disjonction : les fragments glossolaliques d'ArtaudIn: Littrature, N103, 1996. pp. 63-78.

    AbstractJunction and Disjunction : Artaud's Glossolalic Fragments

    In Artaud's later work the combination of natural language and glossolalia, a practice which includes the written dimension,pursues the theatrical project of transforming signs into the expression and prolongation of the body its energy, its breath, itsrhythm.

    Citer ce document / Cite this document :

    Jacot Jean-Paul. Jonction, disjonction : les fragments glossolaliques d'Artaud. In: Littrature, N103, 1996. pp. 63-78.

    doi : 10.3406/litt.1996.2413

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/litt_0047-4800_1996_num_103_3_2413

  • JEAN-PAUL JACOT, universit de saint-gall

    Jonction, disjonction :

    les fragments glossolaliques

    d'Artaud

    'analyse des fragments glossolaliques prsents dans les textes d'Artaud pose un certain nombre de problmes d'ordre thorique et interprtatif. Aussi requiert-elle quelques remarques introductives. La tentation est grande en effet de considrer ces productions de langue comme un vnement discursif, diffrent certes des normes en usage, mais qui nanmoins rpond au souci de produire du sens. Or, s'il est videmment ncessaire de saisir au plus prs les effets smantiques de tels fragments, on ne saurait pourtant se passer, pour arriver plus srement au rsultat escompt, d'une description des fonctionnements reprables dans la forme mme de ces noncs . Autrement dit : y a-t-il une rhtorique possible des glossolalies chez Artaud ? Il ne s'agit pas ici de chercher imposer artificiellement une analyse formelle smiotique, pour utiliser le vocabulaire de Benveniste et de Ricur qui viendrait s'ajouter une interprtation globale de l'uvre, mais plutt de comprendre la finalit de la pratique glossolalique partir des caractristiques de ces dernires. En somme, il s'agit de mettre une analyse gnrale au service du cas particulier que constitue ce type d'crits. On ne s'tonnera donc pas d'une position critique la fois distante de la singularit smantique de l'exemple analys (et l'on verra la raison de cette distance) et soucieuse du projet symbolique tel qu'Artaud l'a dfini.

    LES GLOSSOLALIES, ANALYSE FORMELLE

    II n'existe pas chez Artaud un seul type de glossolalies qui serait comme le paradigme de cette activit discursive : lorsqu'on en observe plusieurs, on s'aperoit qu'elles ne suivent pas toutes un modle tabli, qu'elles ne crent pas l'illusion du style grce auquel elles se donneraient lire comme un genre unitaire. On trouve en effet des exemples qui rappellent le babil enfantin et d'o sont exclues les nasales ; dans d'autres cas, la richesse phonique est beaucoup plus grande, associant le spectre de diffrentes langues naturelles et, quelquefois, comme pour le pome de Jabberwocky, certaines suites de lettres

    i 1 T1 r J J j. i'C > LITTRATURE sont imprononables. Il raut donc, avant d examiner un texte denni, s inter- nio3 - oct. 96

  • LES FRAGMENTS GLOSSOLALIQUES D'ARTAUD

    roger sur les raisons d'une pratique potique incluant les glossolalies. Une typologie de ces dernires ne renverrait jamais qu' un relev des occurrences de certains groupements de sons ; quant un prlvement calcul, il souffrirait toujours de son particularisme.

    Artaud signale dans une lettre adresse Parisot le 22 septembre 1945 :

    Et j'ai, en 1934, crit tout un livre dans ce sens, dans une langue qui n'tait pas le franais, mais que tout le monde pouvait lire, quelque nationalit qu'il appartnt (T. IX, p. 187) [i].

    Les glossolalies s'inscrivent dans la continuation de cette langue qui dpasse les particularismes des systmes linguistiques propres chaque idiome. Dans ce sens, le langage universel que vise Artaud transcende la dfinition du signe : si les mots sont comprhensibles quelle que soit l'origine de qui les lit, cela signifie qu'ils ont perdu leur caractre arbitraire. Il convient ds lors d'interroger cet usage glossolalique non pas pour savoir s'il dit vrai, mais pour saisir ce que ces fictions du dire , comme les nomme M. de Certeau (2), mettent en jeu.

    Les glossolalies qu'Artaud crit n'ont pas renou avec cette communication magique et immdiate qui aurait t le fait de ce livre perdu. Toutefois elles se dmarquent du franais et fondent ainsi un autre type de fonctionnement linguistique.

    On peut dire d'abord qu'elles se distinguent des langues naturelles dans la mesure o les termes utiliss ne se basent pas sur la structure du signe : si l'on dfinit le signe comme une entit bifaciale dsignant elle-mme un rfrent, on ne peut ds lors qualifier les mots du glossolale de signes, puisqu'ils sont dpourvus de signifi en tout cas au sens traditionnel de ce concept. Pour comprendre les modalits d'un tel fonctionnement, il faut remonter aux textes thoriques visant l'laboration du thtre de la cruaut , puisque, comme Artaud le dit : Ce que je faisais ici [ Rodez] n'tait que le prolongement et l'extension de mon ide du thtre dans le rel [...]. (T. IX, p. 209.)

    On se souvient que, dans Le Thtre et son double, la valeur du langage articul a t modifie de manire correspondre aux ncessits d'une scne mtaphysique au sens o Artaud l'entendait. Dans cette optique, l'usage des mots se fondait non pas sur leur sens, mais sur les proprits sonores qu'ils recelaient. Le langage verbal se muait alors en lment symbolique et participait ce titre la constitution du Thtre de la Cruaut. La pratique glossolalique mne cette transformation jusque dans ses ultimes consquences : elle est l' extension du caractre incantatoire qu'Artaud a voulu confrer au langage verbal dans son thtre.

    1 Toutes les citations d'Artaud sont tires des uvres compltes, Paris, Gallimard. Pour simplifier la lecture, aprs LITTRATURE chaque citation, je ne ferai mention que du tome et de la page. n103 - oct. 96 2 Utopies vocales : glossolalies , Le Discours psychanalytique, n 6 (1983), pp. 10-18.

  • SIGNE CHIFFRE CRITURE

    Sonorits et organisation

    II est impossible de donner une description gnrale de toutes les glossolalies cres par Artaud. Si Hlne Smith, par exemple, a russi dans ses sances mdiumniques donner l'illusion que la langue qu'elle parlait tait du sanscrit au point que le professeur de psychologie, Thodore Flournoy (3), qui s'occupait de ce cas, fit appel un eminent orientaliste en la personne de Ferdinand de Saussure pour examiner les productions de sa patiente , on ne peut trouver chez Artaud un style, un ton homogne qui, ne serait-ce que phoniquement, fasse croire l'existence d'une langue nouvelle, fonds commun d'o mergeraient ces paroles littralement inoues. Toutefois, quelle que soit la nature sonore des glossolalies, certains principes transparaissent, qui s'appliquent toutes (ou presque) les crations de ce type. Soit l'exemple suivant, tir de la lettre du 9 octobre 1945 dont le destinataire est Parisot il est question dans cette missive, outre des problmes d'dition relatifs aux textes sur son voyage au Mexique, d'un attentat dont Artaud a t la victime et qu'un personnage envot aurait commis, ainsi que d'un complot magique ourdi par les religions contre le pouvoir librateur de certaines drogues :

    Car l'opium depuis des ternits n'intoxique qu' cause de l'envotement qui fut jet sur lui. Et qui consiste avoir dcap de lui l'assaut ressaut d'une puissance

    potam am cram katanam anankreta karaban kreta tanamam anangteta konaman kreta e pustulam orentam taumer dauldi faldisti taumer oumer tena tana di li kunchta dzeris dzama dzena di li

    (T. IX, p. 203)

    65

    T TTTHfRATinRF 3 Des Indes la plante Mars, Paris, Le Seuil, 1983 (1900). n103 ocr. 96

  • LES FRAGMENTS GLOSSOLALIQUES D'ARTAUD

    Si aucune syntaxe n'assure la liaison de ces mots , il ne suffit pas, par rapport ce texte, de parler d'homophonie, d'allitration ou d'assonance. Il faut en effet comprendre que la glossolalie se constitue selon les modalits de la rptition, de la rptition partielle ou variation, et de la nouveaut. Je vais donc essayer, dans un premier temps, de reprer, outre le dcoupage des sons en groupes phontiques distincts, les rptitions, pour ensuite m'intresser aux diffrentes variations.

    On peut tout d'abord dcrire cette glossolalie comme compose de deux parties et d'une transition, soit les vers 1-5 (premire partie), 6 (transition) et 7-1 1 (deuxime partie). La symtrie de la construction est ainsi marque par les premires lettres dont le rapport est identique d'une partie l'autre. La transition est caractrise par le fait que le vers 6 est le seul qui dbute par une voyelle. Premire partie : 3 k, 1 p, 1 1 ; transition : e ; deuxime partie : 3 /, 1 k, 1 . Par ailleurs, ces deux parties font apparatre des dominantes phoniques diffrentes : on ne trouve de /, de J, de z ou de p que dans la deuxime partie, alors que les syllabes am et an, trs prsentes dans la premire partie, n'apparaissent qu'une fois dans la deuxime et dans une position seconde : vers 1 1 (dzama) et vers 9 (tana).

    Je n'tudierai que la premire partie, soit les vers 1-5, pour tenter de dfinir certaines rgles qui structurent la surface de la glossolalie : ce sont ces rgles qui assurent le liage de la squence verbale ou phonique (4).

    (v.l) Potamamcram (v.2) Katanamanankreta (v.3) Karabankreta (v.4) Tanamamanangteta (v.5) Konamankreta

    On peut immdiatement remarquer trois constantes dans ces cinq vers : d'abord, tous commencent par une consonne ; ensuite il y a, une exception prs dans chaque vers, une alternance consonne/voyelle ; enfin, l'exception en question est compose de trois consonnes (v.l : mer, v. 2, 3, 5 : nkr, v.4 : ngt).

    Selon J.-J. Courtine (5), il est en effet possible de distinguer des paradigmes. (J'entends par paradigme une suite sonore rpte d'au moins deux syllabes comprenant deux types d'lments : le premier, des invariants ; le second, des variations.) Dans la mesure o certains sons s'inscrivent dans diffrents paradigmes et ont tantt le rle de variant, tantt d'invariant, il est peu prs impossible de tous les rpertorier. C'est pourquoi je me borne donner quelques exemples.

    66 4 J'ai limin le dcoupage en mots pour mieux faire apparatre la structure sonore du texte en question. LITTRATURE 5 Des faux en langue , in Le Discours psychanalytique, n 6 (1983), pp. 35-47 et Les silences de la voix , in n103 - oct. 96 Langages, n 91 (1988), pp. 7-25.

  • SIGNE CHIFFRE CRITURE

    Premier principe : le paradigme. Les variations sont entre crochets. Exemple : k [Voyelle Consonne] a [C] a [C].

    v.2 v.3 v.5

    at ar on

    an

    ira

    a m

    [C]. Mais konaman peut tre pris dans un autre paradigme : [C] o [C] ama

    v.l p v.5 k

    ama ama

    m

    Notons le paradigme qui se trouve la rime ( l'exception du vers 1) : a [C] an [CC] eta.

    v.2 v.3 v.4 v.5

    an

    am am

    an an an an

    kr et a k r e t a gtet a k r e t a

    Ou encore le suivant : ta [C] am.

    v.l v.2 v.3

    t am tan tan

    am am am

    Avec le principe du paradigme se cre une logique de la rptition, mais 67

    cette dernire n'apparat que si l'on change la disposition de la graphie. noio3 - oct. 96

  • LES FRAGMENTS GLOSSOLALIQUES D'ARTAUD

    Organisons la distribution selon l'ordre des lettres en adoptant comme position fixe la dernire lettre :

    Pot a me ram K an

    K m Kon

    man

    aman ab

    aman

    an an an

    kret kret gt kret a

    et a

    v.l v.2 v.3 v.4 v.5

    Toutefois, si l'on adopte deux points de repre fixes, soit la premire consonne et la suite de trois consonnes, d'aprs les traits caractristiques qui se retrouvent dans tous les vers, le rsultat est encore plus frappant :

    P@

    K|]n

    am an a

    nam m

    am am an an an

    an

    an

    an

    an

    k k g

    Ik

    i: r r t r|

    am eta eta eta eta

    (4 s.) (7 s.) (5 s.) (7 s.) (5 s.)

    On peut encore focaliser son attention sur des suites plus prcises, par exemple une suite phonique partant du son t :

    v.l v.2 v.4

    an an

    am am am am am

    an an an an

    cram kreta g tet a

    68

    LITTRATURE N103 - OCT. 96

    II devient alors vident que la rptition s'organise et forme par couplai- son des ensembles qu'il est difficile de percevoir, car, comme le montre le schma prcdent, ils s'enchevtrent. Remarquons qu'une glossolalie permet de constituer un grand nombre de ces ensembles, suivant les points de repre retenus.

  • SIGNE CHIFFRE CRITURE

    II est aussi possible de distinguer un principe d'amplification, soit la suite t + am ou an :

    v.l v.2 v.4

    a m a m (deux fois am) an am an an (trois fois an, une fois am) an am am an an (trois fois an, deux fois am)

    Ce que je veux montrer, par le biais des diffrents principes ici mis au jour, c'est que les glossolalies d'Artaud n'obissent aucune rgle de construction ou d'organisation, hormis une dialectique trs travaille de la rptition et de la diffrence. Si on a l'habitude d'observer le langage sous trois angles, c'est--dire sonore, syntaxique et smantique, il convient de constater qu'il n'y a aucune structure syntaxique, ni aucune structure pseudo-syntaxique telle que les glossolalies religieuses gnralement en construisent {cf. J.-J. Courtine, op. cit.). Parler d'un ventuel aspect smantique est possible mais trs alatoire (). Le soin interprtatif, aussi prudent et subtil qu'il soit, masque les caractristiques les plus essentielles de cette production de langue . Dans la mesure o, comme on a pu le voir, les glossolalies sont formes d'une srie de paradigmes se recoupant plus ou moins les uns les autres au niveau phontique, on peut dire avec J.-J. Courtine que c'est le droulement de ces paradigmes qui cre la progression. Autrement dit, l'axe syntagmatique, dtermin par la contigut de ses lments, n'est rien d'autre que la dclinaison des diffrents paradigmes. Corollairement c'est l'axe syntagmatique qui dfinit le paradigme, puisque ce dernier, n'tant pas extrait d'une langue naturelle dans laquelle un paradigme est dlimit, n'existe qu'en fonction de l'axe de la combinaison. C'est ce qu'exprime J.-J. Courtine :

    La similarit y [dans les glossolalies] est la condition de la contigut tandis que la contigut parat engendrer elle-mme de la similarit {Le Discours psychanalytique, p. 44).

    6 Le beau livre de Laurent Jenny intitul La Terreur et les Signes (Paris, Gallimard, 1982) en est certainement le meilleur exemple. Aprs avoir dcrit la trajectoire d'Artaud en suivant les types de symbolicit dvelopps ou esquisss par celui-ci pour remdier la terreur l'cart qu'un regard rflexif ne peut manquer de constater entre la pense et les signes censs l'exprimer , Jenny signale la parent des buts viss par le thtre de la cruaut et la pratique glossolalique. Montrant que les modalits symboliques institues par le dispositif scnique voulu par Artaud font jouer les forces qui ont conduit la cration du langage, Jenny indique que les glossolalies offrent le spectacle d'amas verbaux rythms dans lesquels se laissent voir des tymons. Ainsi cette pratique discursive prsente, au sein d'une rythmicit confuse, la naissance du sens. H analyse ensuite le mme exemple que celui sur lequel nous nous basons, et dans lequel il voit se dessiner, au carrefour du franais, du latin et du grec, l'aventure d'une me tiraille par des forces contradictoires. Du jeu de ces racines verbales qui se dplacent, se rptent et / Q s'enchevtrent, Jenny tire argument pour affirmer contrairement Deleuze qu'Artaud renonce, en mettant O s en scne ces fractures, au fantasme d'une expression d'o soit banni tout cart. Si, selon Jenny, Artaud n'est pas leschizophrne dcrit dans La Logique au sens (Paris, Minuit, 1969), son trajet tmoigne nanmoins de son chec, la LITTRATURE loi de l'cart ne pouvant tre enfreinte. n103 - ocr. 96

  • LES FRAGMENTS GLOSSOLALIQUES D'ARTAUD

    Ce principe me permet de caractriser le type de squentialit que met en place la glossolalie : si l'axe syntagmatique s'avre tre la projection exacte de l'axe paradigmatique, suivant Jakobson, je dirais que le type de squence institu par la glossolalie est potique. Dans la mesure o les mots n'instruisent aucune relation avec un rfrent (au sens traditionnel du rapport signe/rfrent), la glossolalie se donne, par consquent, comme autotlique. Pour rsumer les thses prcdentes et avant de voir ce qu'il en est de l'intent d'une telle pratique, on dira que les glossolalies se constituent sur le mode d'enchanement propre la squence potique, et ce de la faon la plus complte qui soit, puisque la squence s'est rvle tre le droulement de l'axe de la slection et que, corollairement, l'axe paradigmatique, puisqu'il n'est pas dfinissable hors de la glossolalie, ses classes tant ouvertes, est dtermin par l'axe de la combinaison. Les glossolalies accomplissent cette projection totalement, car elles ne sont constitues que d'un niveau (phontique), alors que la posie ne le fait gnralement que partiellement : il n'y a pas de phnomne projectif homogne rparti galement dans les units phon- matiques, morphmatiques, smantiques et rythmiques. Pour le dire autrement, les glossolalies sont l'actualisation effective des principes l'uvre dans le genre potique.

    Enonciation Ce qui caractrise le fonctionnement glossolalique tient renonciation,

    car c'est travers l'acte effectif d'noncer de tels textes que se construit la signification et que s'tablit un rapport smantique entre le matriau verbal de base et la ralit (comme on va le voir ci-aprs). Il faut entendre ici le mot enonciation comme la prise en charge d'un nonc particulier smantique- ment informe en vue d'une fin dtermine.

    La glossolalie se donne comme une enonciation pure qui, ce titre, se rattache au cri ou au silence. Elle n'existe qu'au moment de sa profration. Pourtant, malgr sa qualit d'acte nonciatif, elle ne dsigne jamais d'objet extra-linguistique et se dfinit ainsi comme une forme de discours, comme un systme clos ne renvoyant qu' lui-mme. Dans ce sens les glossolalies runissent les notions antithtiques d'acte linguistique n'existant que lors de l'non- ciation qui est elle-mme fortement lie au temps et au sujet, donc la part rfrentielle du langage et de discours qui justement limine le rapport au monde et dveloppe une configuration base uniquement sur les composants qui la forment. Pour le dire dans une terminologie s'approchant de celle de Benveniste, les glossolalies relvent la fois du smiotique (autotlisme du systme) et du smantique (dans le sens o elles ne se dpartissent pas du

    7 0 contexte, donc de la situation dnonciation du locuteur et de son inscription dans un temps et un lieu). Elles confondent les deux en dployant un espace

    Nio3 - oct. % que seul un nonciateur peut engendrer, mais cet espace, pur effet d'un choix

  • SIGNE CHIFFRE CRITURE

    dtermin par une personne, se caractrise par l'inexistence de toute articulation de sens et, ds lors, renonciation ne peut que se clore sur elle-mme. Ainsi, si ce type de texte ne peut tre pens indpendamment de celui qui le formule, aucune liaison avec le ple rfrentiel n'apparat l'intrieur du systme. L'nonc s'identifie pleinement avec l'acte d'nonciation, puisqu'il n'est que sa propre histoire, le droulement de ses suites phoniques. Et rciproquement renonciation se constitue sur la clture de la configuration sonore que forment ses noncs.

    Toutefois, la distribution de cet ensemble sonore ne relve pas du hasard. Artaud, dans la lettre dj voque du 22 septembre 1945 adresse Parisot, insiste sur les notions de rythme et de scansion sans lesquelles l'exemple glossolalique qu'il formule manque son but. Ce qui donne ces textes une raison d'tre, c'est donc le travail modulateur de la voix. L'absence d'articulation smantique est ainsi comble par le dcoupage qu'organise la diction. La glossolalie, bien qu'elle soit compose de lettres agences en syllabes qui elles-mmes forment des mots , se rapproche d'un type d'organisation musicale dfinie par le rythme. Dans cette lettre Artaud donne, aprs avoir critiqu Lewis Carroll, considr comme un profiteur qui a voulu [...] se repatre [...] de la douleur d'autrui (T. IX, p. 185), un exemple de langue nouvelle, essai qui s'approche du langage qu'il avait cr dans un ouvrage qui a t, comme il le dit, vol . Cet exemple est un des premiers textes glossolaliques d'Artaud. Or voil ce qu'il crit juste avant : Mais on ne peut les [les essais] lire que scands, sur un rythme que le lecteur lui-mme doit trouver pour comprendre et pour penser. (T. IX, p. 188.) Et il ajoute, aprs avoir donn l'exemple d'un de ces essais : mais cela n'est valable que jailli d'un coup, cherch syllabe aprs syllabe cela ne vaut plus rien, crit ici cela ne dit rien et n'est plus que de la cendre ; [...]. (T. IX, p. 188.)

    Ainsi, c'est, lors de la lecture, grce au travail de la voix que, malgr l'absence de signifi, les glossolalies peuvent tre comprises. Ces textes apparaissent donc comme une masse verbale structure en surface et dont le vide smantique est combl par les modulations vocales. C'est donc la scansion qui confre sa signification la glossolalie, l'uvre de la diction qui tablit la smantisation du rythme. Il reste donc dterminer selon quelles procdures l'acte nonciatif peut infrer du sens dans un langage dont les units sont dpourvues de signification.

    C'est dans Un athltisme affectif et dans Le Thtre de Sraphin que se trouve la clef. Dans le premier de ces textes, Artaud propose une srie de principes d'essence kabbalistique o s'labore une thorie du souffle. Il s'agit d'apprendre utiliser leurs diffrentes combinaisons de manire pouvoir modeler le caractre d'un son, trouver l'intonation juste qui exprime un 71 sentiment. D'autre part, pour crer ces combinaisons, il faut s'appuyer sur d,,.,.ii . i v i LITTRATURE nergie, repartis dans le corps et qui sont le siege des nioj oct. %

  • LES FRAGMENTS GLOSSOLALIQUES D'ARTAUD

    motions : II est certain qu' chaque sentiment, chaque mouvement de l'esprit, chaque bondissement de l'affectivit humaine correspond un souffle qui lui appartient. (T. IV, p. 154.) Et Artaud donne cet exemple :

    Un autre point rayonnant : le point de la colre, de l'attaque, de la morsure, c'est le centre du plexus solaire. C'est l que s'appuie la tte pour lancer moralement son venin (T. IV, p. 162).

    On peut dceler, dans ces deux textes, l'vocation d'une chane qui met en rapport les points du corps, le souffle, les sentiments et les sons. Ainsi, dans la mesure o toutes les notions sont relies, la manire dont renonciation smantise une glossolalie apparat plus clairement. Puisque le caractre des squences phoniques est faonn par le rythme, le rythme par le souffle, et puisque le souffle prend appui sur des points caractristiques du corps, on peut alors dire que c'est de ce dernier, c'est--dire des mouvements internes de l'nonciateur, que provient le sens des noncs glossolaliques. La glossolalie, par consquent, s'avre tre un langage corporel exprimant au plus prs l'essence de l'nonciateur, car sa signification procde directement de lui. On comprend ds lors, par ce rappel d'une thmatique thtrale, comment le rythme, pur effet d'une mathmatique du souffle, articule la glossolalie. Les suites phoniques perdent ainsi la neutralit qu'on leur prte lorsqu'elles ne sont pas inscrites dans un ensemble, lui-mme tir d'un lexique, parce qu'elles sont le produit de tensions calcules, tablies dans le corps de l'nonciateur. Comme le dit M. de Certeau : II n'y a pas d'effectuation de la langue, mais sur la scne d'un semblant de langue, vocalisation du sujet. {Le Discours psychanalytique, p. 17. Il souligne.)

    Ceci explique, par ailleurs, comment la glossolalie ressortit la fois aux catgories du smiotique et du smantique : la clture du discours glossolali- que provient du fait que la signification rside exclusivement dans l'unicit du sujet nonciateur et exprime ainsi la seule essence de qui professe un tel discours. D'autre part la glossolalie, on le voit, s'mancipe d'un pur systme linguistique, puisque sa source et son aboutissement ne se conoivent qu'en fonction de renonciation et de son sujet. Autrement dit, la production glos- solalique s'enclt dans les limites du sujet de renonciation et se donne comme autotlique, mais dans le mme temps, son laboration est entirement tendue vers le ple rfrentiel que reprsente un corps et une me qui parlent.

    PROCESSUS D'IDENTIFICATION

    72 Au-del du fait que les glossolalies fonctionnent sur un registre de

    mots affranchis de la tutelle du lexique et sont donc obscures au point LITTRATURE , . J J - > j>- - nio3 - oct. 96 qu on ne tire un sens de ces dernires qu au prix d interpretations savantes et

  • SICNE CHIFFRE CRITURE

    complexes, il faut s'arrter sur les atteintes portes au systme linguistique tel qu'il dfinit les langues naturelles. La droute que ce genre de texte provoque ne tient pas uniquement l'absence de signifi au sens o l'on entend traditionnellement ce terme mais provient plutt de l'impossibilit d'utiliser les critres qui habituellement permettent de lire la structure du langage.

    Les sons ne s'organisent pas de faon composer avec leur sens un signe dont le rle est de dsigner une entit extra- verbale, car ils sont comme la trace, l'empreinte d'un vouloir-dire et n'expriment dans cette optique que leur origine nonciative. Par ailleurs, ils ne sont pas choisis, comme j'en ai fait l'hypothse plus haut, parce que leur valeur phonique rappellerait, l'instar des onomatopes, un objet ou une action, ni pour autant selon une modalit magique. En fait, les sons symbolisent l'nonciateur prcisment parce qu'il n'y a aucune motivation objective ni, bien sr, conventionnelle. Leur porte symbolique est fonction du choix dont ils ont t l'objet, de leur lection parmi une infinit de possibilits. On comprend ds lors la modification qu'un texte glossolalique produit au niveau de ses units formes par un assemblage arbitraire de syllabes. Toutefois, l n'est pas la seule transformation qu'oprent les glossolalies. On a vu comment ce type de texte dstructure les fondements labors par la diffrenciation ncessaire de la contigut et de la similarit, en entranant la confusion des axes qui organisent la slection et la squence. Les glossolalies ouvrent ainsi un espace linguistique o s'effectue l'identification du paradigme et du syntagme, dans la mesure o ces derniers se dfinissent et se construisent mutuellement. Ainsi, la tension de ces deux notions antinomiques s'vanouit : elle n'est, dans cet espace, que virtuelle.

    Par consquent, l'organisation des mots , de mme que celle des squences, se caractrise par un mouvement de transfert qui aboutit l'identification d'lments htrognes. Ces textes laborent un lieu qui obscurcit les distinctions que la linguistique a tablies, par la transformation des structures profondes du langage. C'est le mme phnomne qui transparat dans la problmatique de renonciation : dans la mesure o est ncessaire, pour que les glossolalies globalement fassent sens, pour qu'elles trouvent leur signification, la vocalisation des sons, grce laquelle le souffle faonne des groupes syllabiques dpourvus de signifi, on peut dire que les noncs n'existent, en tant que suite de squences glossolales, qu'au moment o ils s'inscrivent rythmiquement dans une situation d'nonciation. C'est pourquoi les noncs ne signifient vritablement quelque chose que s'ils sont pris en charge et profrs, autrement ils ne sont qu'un alignement de lettres dpourvu de tout intrt. C'est donc bien parce que l'nonciateur, au moment o il exprime vocalement une glossolalie, transmet aux sons ses mouvements intrieurs que les noncs perdent leur vacuit smantique. On dira ainsi que renonciation 73 ne se met pas en place uniquement parce que les sons vocalises symbolisent le souffle, articulation spirituelle du corps, mais aussi parce que le vide noio3 - ocr. %

  • LES FRAGMENTS GLOSSOLALIQUES D'ARTAUD

    smantique des glossolalies confre leurs formes une plasticit accueillante. Aussi renonciation joue, mtaphoriquement parlant, le rle de la copule : elle juxtapose dans un mme temps et un mme lieu des lments de nature trangre pour permettre leur identification. la vocalisation du sujet correspond la smantisation de la glossolalie.

    DE L'INSPIRATION L'CRITURE

    On a vu, en dcrivant la production glossolalique d'Artaud, quelles taient les modifications imposes au systme linguistique tel qu'il rgit habituellement les langues naturelles. Or les glossolalies sont aussi l'objet de transformations. Sans vouloir entamer un dbat sur la dfinition historique de cette pratique langagire, il est ncessaire d'apporter la discussion deux prcisions.

    Il est vident que les glossolalies qu'Artaud compose, et la manire dont il le fait, se dmarquent radicalement des exemples religieux qui sont gnralement tudis. Ainsi on ne dira pas qu'une telle pratique corresponde une crise d'enthousiasme, signe que le locuteur qui parle est inspir par Dieu le plus souvent , ou plutt qu'il est l'organe par lequel une autre voix s'exprime. la glossolalie d'essence religieuse, qui n'est jamais loin de la langue de Dieu (7) , Artaud oppose, par sa mathmatique du souffle, une langue faonne selon sa volont, indpendamment d'une quelconque transcendance qui garantirait le sens, la vrit, et leur adquation. S'il parsme ses crits de pomes uniquement rythmiques, c'est prcisment dans le but d'chapper l'inspiration, d'chapper au statut de scribe soumis, de tmoin qui laisse parler Dieu en lui (s) : Les signes de dieu/ plus outre que rien (T. XXV, p. 53).

    Les glossolalies relvent d'une stratgie par laquelle Artaud se dtourne de Dieu. Si celui qui parle une langue naturelle s'inscrit toujours dans la logique du sens qui n'est pas forcment rationnelle, mais toujours morale , la glossolalie, en revanche, rompt avec cet asservissement, puisqu'elle se construit l'exception de tout signifi.

    Notons encore qu'Artaud dvoie une autre caractristique de la glossolalie : sa nature orale. Dans la lettre du 22 septembre Parisot, Artaud affirme clairement la ncessit d'une lecture haute voix, de sorte que le rythme et la scansion puissent merger. Appliquer ce type de texte le mme traitement qu'aux crits traditionnels entrane un chec. Paule Thvenin, par ailleurs, a voqu plusieurs reprises (9) le travail qu'Artaud effectuait pour russir lire

    7 Antoine Compagnon, La glossolalie : une affaire sans histoire ? , in Critique, n 387-388, 1979, p. 825. 8 Question magistralement traite, on le sait, par Jacques Derrida dans La Parole souffle , in L'Ecriture et la Diffrence, Paris, Seuil, 1967.

    LITTRATURE 9 Dans diffrents articles recueillis aujourd'hui dans un livre intitul Antonin Artaud, ce dsespr qui vous parle, n103 - Oct. 96 Paris, Seuil, 1993.

  • SIGNE CHIFFRE CRITURE

    tel pome de Baudelaire ou de Nerval dont le rythme tait dcouvrir travail bruyant, puisque la concierge de celle qui allait devenir l'ditrice des uvres compltes s'tait plainte des clameurs du pote lances dans la cour de l'immeuble. La voix ressuscitait ainsi la posie et permettait en quelque sorte de la vivre.

    Toutefois les glossolalies d'Artaud ont une forme crite et sont retravailles, comme le prouvent les diffrentes versions que donne l'dition. Elles ne relvent donc pas de cet lan immdiat, de cette spontanit que manifestent les mdiums lors de leurs transes. Ainsi, il n'y a pas chez Artaud une dvaluation de l'crit, de la lettre qui serait comme une perversion du son, une diminution de la valeur corporelle du langage. On retrouve la mme position qu'avait adopte le thoricien du thtre : le comdien n'a pas se soumettre au texte et la dictature hirarchique qui, de l'auteur au metteur en scne, confine la scne n'tre qu'une rptition fidle de la source crite, mais le droit d'improviser sur le plateau, en suivant uniquement ses inclinations personnelles, ne lui est pas pour autant octroy. Dans ce sens, la glossolalie, bien qu'elle s'mancipe des principes qui rgissent les langues naturelles, ne consiste pas en un flot sonore de syllabes agences tout hasard et ne rpondant rien. Il y a un vritable travail, dont les variantes tmoignent, et la recherche du rythme, malgr le fait que son aboutissement rside dans un acte dclamatoire, s'inscrit dans l'conomie de l'criture. Aussi cette pratique, qui veut que ce type de langage soit habit par le souffle et donc faonn de l'intrieur par le corps de l'nonciateur, entrane corollairement la scriptu- risation de la glossolalie. Il ne s'agit pas seulement d'insuffler nouveau au langage, qu'il soit crit ou parl, sa composante corporelle et individuelle, ou de lui rendre sa concrtude en extirpant le signifi qui confre au lexique son caractre gnrique, mais aussi d'offrir ce jaillissement de sonorits marques par les mouvements du souffle la possibilit de sa ritration (10). Et si renonciation s'avre tre le seul espace qui permet l'attribution d'une signification la glossolalie, l'criture autorise la fixation du temps et apparat comme la trace mnmonique d'une expression qu'un corps a vcue. Et l'on pourra dire qu'il y a une glossolalie athe et que sa ncessit est fonction de l'existence de son nonciateur et de la volont que ce dernier manifeste, en l'crivant, de trouver son verbe. Aussi les glossolalies, qui sont un travail sur la forme et le rythme, apparaissent-elles ds lors comme la limite extrme de la posie.

    1 0 Toutefois, il s'agit l d'une ritration particulire, car la signification d'une telle criture ne peut se concevoir hors de l'acte nonciatif , donc hors d'un temps et d'un lieu uniques. Aussi l'criture n 'est-elle pas le garant du sens, ~7 C le lieu dans lequel ce dernier reposerait en toute indpendance, mais la fixation d'une forme qu'une fois au moins / J le souffle a modele de manire fugace. Par consquent, la rptition n'est que partielle, car, une mme forme, estconfr un sens diffrent dtermin par la situation d'nonciation. On dira ainsi qu'avec l'criture les glossolalies LITTRATURE s'ouvrent une polysmie, en droit et en fait, infinie. n103 - oct. 96

  • LES FRAGMENTS GLOSSOLALIQUES D'ARTAUD

    On ne saurait parler dans cette optique de langues inacheves {La Terreur et les Signes, p. 267), car l'espace symbolique ouvert par les glossolalies se donne comme la possibilit d'tablir une relation immdiate entre l'auteur et son expression. L'inachvement dans ce cas n'aurait un sens que si l'on se rfre au nombre illimit de variations par lesquelles un individu peut vouloir se dire. Avec ce type de texte se manifeste chez Artaud la volont d'chapper au dterminisme du langage dont l'absence d'origine voque comme en filigrane la figure du Dieu voleur :

    Car le langage actuel fut fait par des choses et non des hommes,/ par des esprits impersonnels/ et non des hommes personnels/ et il fut vol l'homme/ pour en recharger la nature impersonnelle et incre/ quand l'incr de la nature/ est tout ce qui aurait permis l'homme/ de subsister dans l'immortalit (T. XXV, p. 81).

    DE L'HTROGNIT DES TEXTES ET DE LA LECTURE

    Les glossolalies rappellent en effet le mode symbolique du langage thtral mais en limitent le lieu au corps seul, et l'instrument la voix. Elles apparaissent aussi comme une sorte de monstruosit linguistique ayant ananti tout signifi. Mais Artaud n'a pas pour autant vers dans l'incommu- nication complte. Il n'a pas fait ce saut qui l'aurait propuls vers la non- diffrence pure, dans laquelle il aurait t alors dfinitivement exclu du monde social et artistique. Car les glossolalies n'apparaissent jamais isolment : elles ne sont qu'un lment du tissu textuel qui compose ses Cahiers et ses ouvrages. Artaud, en effet, parsme ses productions de passages glossolaliques qui rompent priodiquement la continuit et la progression du texte. Et il faut souligner, avant d'interprter les relations qu'entretiennent dans un mme espace ces deux types linguistiques, qu'Artaud n'a pas fait table rase du langage tel qu'il prvaut habituellement, mme si la faon dont il use du franais n'est pas conventionnelle.

    Les glossolalies introduisent dans le corps du texte un effet d'htrognit gnrale. Elles crent une situation dans laquelle les deux rgimes linguistiques se trouvent en tension. Cette dernire se manifeste notamment lorsque le lecteur est contraint de changer son mode de lecture chaque fois que survient une glossolalie : l'attention ne peut videmment plus se porter sur

    76 k sens des mots et sur leur rle dans l'ordre syntaxique, ni mme sur les

    caractristiques des sons qui, dans la posie, sont souvent en relation avec la LITTRATURE t i * - t\ i i i i- rr nio3 - oct. 96 signification des nonces. Dans cette optique, les glossolalies ont un ettet

  • SIGNE CHIFFRE CRITURE

    suspensif, le temps ncessaire leur lecture ; elles mettent hors-jeu les procdures habituelles d'apprhension. Elles apparaissent ainsi comme le rappel rgulier du corps dans le langage, alors que la lecture est gnralement attentive au signifi.

    La configuration des textes d'Artaud met donc en prsence deux types d'criture ncessitant chacun une lecture diffrente. Toutefois, comme on va le voir, il n'y a pas de coupure radicale qui spare ces deux modalits discursives.

    Les passages crits en franais tels qu'ils se prsentent dans les Cahiers inspirent, malgr leur appartenance au systme des langues naturelles, un type de lecture qui diffre notablement de celui qui prvaut habituellement. Que ce soit par leur disposition sur la page ou par leurs transgressions syntaxiques, par des incohrences smantiques ou un usage plthorique de patronymes d'origines diverses, ces passages destituent en quelque sorte l'ordonnancement habituel du langage et, par consquent, l'importance confre au signifi. Ds lors, ces textes ne s'inscrivent plus dans l'conomie traditionnelle du signe et ncessitent un autre type de lecture, que l'on peut aisment apparenter celui qui caractrise les glossolalies. Dans ce sens, les Cahiers se dfinissent par une glossolalisation du franais et par une attribution de signification aux glossolalies. Et ces deux oprations se font par le mme acte de lecture qui vise confrer aux masses syllabiques les mouvements du souffle corporel. L'effacement du signifi, dfini par le lexique, renforce corollairement le signifiant, face sonore du mot, et permet par l mme de remodeler le sens en fonction uniquement des impulsions, des dplacements d'nergies propres au corps.

    Ainsi la composition des Cahiers place ces deux types textuels dans un mme espace, o ils se trouvent en tension, dans la mesure o chacun d'eux appartient un genre diffrent. Mais il est possible que cette tension issue d'un rapport spatial trouve sa rsolution. C'est en effet pendant renonciation, suivant la lecture, qui peut soit s'attacher aux signifis et aux relations syntaxiques, soit aux signifiants, en les modulant sur les principes du souffle, que ce rapport tensionnel est susceptible de se dissoudre. Car si c'est le second type de lecture qui est entrepris, le fonctionnement linguistique de ces deux rgimes est alors rendu identique. La contigut spatiale permettant de lier les glossolalies aux passages en franais confre aux Cahiers une finalit unique. Dans ce sens on dira que, lors de renonciation, cette lecture suspend la signification dtermine par l'usage, qu'elle en limine l'espace, en efface le temps, mais cette disparition fait place, dans le contretemps, par un effet de syncope, l'intonation, l'induction d'un rythme qui transforme le corps du texte en texte du corps.

    L'nonciation apparat nouveau comme le lieu d'une identification ~]~1 d'lments htrognes : elle suspend les signifis lexicaux des uns et infre dans les autres la signification rythmique des souffles. Car la scansion dont nio3 - oct. 96

  • LES FRAGMENTS GLOSSOLALIQUES D'ARTAUD

    Artaud souligne la ncessit ouvre ainsi un espace dans lequel le corps s'rige en modulations sonores et se donne comme l'ultime signification, le dpositaire d'une expression sans faille, non plus parole souffle, mais souffle de la parole, creuset du verbe :

    Les mots veulent dire des choses/ et c'est un tort./ Car il n'y en a pas./ Assiette veut dire assiette/ et ne veut pas dire cuillre,/ mais il ne faudrait qu'un corps, noir violet, mauve rouge, ocre sauce, sang de rle, lilas viole, pour qu'assiette ne veuille plus rien dire du tout [...] (T. XXV, p. 16).

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    PlanLes glossolalies, analyse formelleSonorits et organisation

    EnonciationProcessus d'identificationDe l'inspiration l'critureDe l'htrognit des textes et de la lecture