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Introduction ` a la th´ eorie analytique de la traduction et de l’interpr´ etation Mathieu Guid` ere To cite this version: Mathieu Guid` ere. Introduction ` a la th´ eorie analytique de la traduction et de l’interpr´ etation. Babel, 2010, 56 (4), pp. 299-312. <hal-00945743> HAL Id: hal-00945743 https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00945743 Submitted on 12 Feb 2014 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destin´ ee au d´ epˆ ot et ` a la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publi´ es ou non, ´ emanant des ´ etablissements d’enseignement et de recherche fran¸cais ou ´ etrangers, des laboratoires publics ou priv´ es.

Guidere BABEL Théorie Analytique

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théorie analytique de la traduction

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  • Introduction a` la theorie analytique de la traduction et

    de linterpretation

    Mathieu Guide`re

    To cite this version:

    Mathieu Guide`re. Introduction a` la theorie analytique de la traduction et de linterpretation.Babel, 2010, 56 (4), pp. 299-312.

    HAL Id: hal-00945743

    https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00945743

    Submitted on 12 Feb 2014

    HAL is a multi-disciplinary open accessarchive for the deposit and dissemination of sci-entific research documents, whether they are pub-lished or not. The documents may come fromteaching and research institutions in France orabroad, or from public or private research centers.

    Larchive ouverte pluridisciplinaire HAL, estdestinee au depot et a` la diffusion de documentsscientifiques de niveau recherche, publies ou non,emanant des etablissements denseignement et derecherche francais ou etrangers, des laboratoirespublics ou prives.

  • Babel 56 : 4 (2010), 114. Fdration des Traducteurs (fit) Revue Babeldoi 10.1075/babel.56.4.0xgui issn 05219744 e-issn 15699668

    Introduction la thorie analytique

    de la traduction et de linterprtation

    Mathieu GuidreUniversit de Genve

    Dans Pour la potique II (1973), Henri Meschonnic insiste sur limportance de lidologie dans ltude de la traduction : La thorie de la traduction des textes se situe dans le travail, fondamental pour lpistmologie, sur les rapports entre pratique empirique et pratique thorique, criture et idologie, science et idolo-gie (...) Une thorie translinguistique de lnonciation consiste dans linteraction entre une linguistique de lnonciation [...] et une thorie de lidologie (Mes-chonnic 1973 : 305). Pour lui, la notion de transparence de la traduction relte simplement lignorance du traducteur, car la traduction nest autre chose que la r-noncia-tion spciique dun sujet historique (proposition11) : Lillusion de la transpa-rence appartient au systme idologique caractris par les notions lies dhtro-gnit entre la pense et le langage (Meschonnic 1973 : 305). Pour justiier cette position, Meschonnic insiste sur le lien indfectible dans le cadre de la traduction entre criture et idologie : une thorie et une pdagogie des textes, dsesthtiss, dsacraliss, travaillant une smantique thorique du langage potique et aux rapports entre criture et idologie, peut transformer le statut thorique, la pratique et le statut sociologique de la traduction (Meschon-nic 1973 : 323). Dans Lpreuve de ltranger (1984), Antoine Berman estime que la rlexion sur la traduction est devenue une ncessit interne. La question thique est inti-ment lie au drame du traducteur , tiraill entre deux ples, luvre et lauteur, lauteur et le public : Traduire, cest servir deux matres (Rosenzweig). La r-lexion est galement indispensable parce que les cultures rsistent la traduction

    mme si elles en ont besoin par pur rlexe ethnocentrique. Or, lessence de la traduction est dtre ouverture, dialogue, mtissage, dcentrement. Cette thique positive soppose, selon Berman, une thique ngative qui cherche dtour-ner la traduction de sa vise humaniste en la mettant au service de valeurs idolo-giques qui oprent une ngation de ltranget de lAutre ou de luvre traduite. Cest pourquoi, le traducteur doit dvelopper une analytique lui permettant de

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    reprer les systmes de dformation qui menacent ses pratiques et oprent de fa-on consciente ou inconsciente au niveau de ses choix de traduction. Bref, la tra-duction-analyse simpose au traducteur pour contrler sa pulsion traductrice . Dans thique et politique du traduire (2007), Meschonnic dveloppe trois concepts (potique, thique et politique) qui participent dune thorie densemble du langage dans laquelle la traduction joue un rle dterminant :

    je ne dinis pas lthique comme une responsabilit sociale, mais comme la recherche dun sujet qui seforce de se constituer comme sujet par son activit, mais une activit telle quest sujet celui par qui un autre est sujet. Et en ce sens, comme tre de langage, ce sujet est insparablement thique et potique. Cest dans la mesure de cette solidar-it que lthique du langage concerne tous les tres de langage, citoyens de lhumanit, et cest en quoi lthique est politique (Meschonnic 2007 : 8).

    1. Les fondements de la traduction-analyse

    Le premier lment de fond conduisant ce nouveau paradigme est le phnomne de politisation accrue du langage. Celui-ci sairme de plus en plus comme un ou-til idologique et comme un enjeu politique de premier plan, deux aspects dont il nest plus possible de faire abstraction dans la plupart des rgions du monde. Le second lment est celui dune connaissance de plus en plus ine des pro-cessus cognitifs mis en uvre par lhumain dans la ralisation dune traduction, et cela quelle que soit la nature du texte--traduire. Mme lintuition du traduc-teur est de mieux en mieux connue et analyse de faon scientiique dans le cadre des sciences cognitives. Linterdisciplinarit a donc permis dapprhender la com-plexit dun mtier que lon croyait insondable. Ces lments possdent des tenants et des aboutissants qui mritent dtre ex-pliqus en dtail parce quils induisent une nouvelle conception de la traduction et une vision renouvele du traducteur. Cette conception est articule autour du concept de rlexivit qui englobe la fois la rlexion du traducteur sur son travail et le caractre rlexif du proces-sus de traduction. Selon les cas, cette rlexivit peut apparatre comme un miroir de ltat desprit du traducteur ou un prisme dformant de ses conceptions, per-ceptions et intentions. La traduction-analyse rcuse plusieurs postulats de la traductologie classique :1. Elle refuse la sparation du texte--traduire et du sujet-traduisant, car les deux

    sont indissociables dans lactivit de traduction : lun fait exister lautre et lactualise.

    2. Elle rcuse le fait que le sens soit dans le texte : il est un devenir tributaire de la comptence du traducteur, qui lactualise que ce soit au dpart ou larrive du processus.

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    3. Elle refuse le caractre nigmatique du sens et le considre comme une orientation de lesprit du traducteur un moment donn concernant un sujet particulier. Interprter nest pas traduire : linterprtation elle-mme est tributaire de la comprhension du traducteur.

    4. Elle conteste la fonctionnalisation du texte--traduire parce que la fonction ou le skopos sont eux-mmes des donnes subjectives, changeantes et dpendants du traducteur. La inalit de lacte de traduire elle-mme est volutive et cir-constancielle ; elle ne peut tre prise comme fondement la traduction.

    5. Sur le fond, la traduction-analyse vise lautonomisation de la traductologie et soppose, par consquent, une vision alinante de la traduction comme rele-vant des paradigmes de linformation ou de la communication (metteur, r-cepteur, etc.).

    2. Le sens est orient

    On sait depuis longtemps que le langage possde une praxis intrinsque et que les traducteurs ne peuvent ignorer cette proprit langagire. Et pourtant, les tra-ducteurs continuent de traduire comme si le langage tait transparent, comme sil tait une succession de vocables spcialiss et de notions aseptiss. Que ce soit par ignorance ou par inconscience, le produit inal de ces traductions parat fauss alors mme quil se veut idle loriginal. La traduction nest pas une activit neutre signiie que le sujet traduisant vhicule, malgr lui, un ensemble de vocables et dexpressions dont il nest pas possible de rduire la charge idologique, motionnelle ou proprement politique. Cest le cas de lcrasante majorit des mots de la langue, y compris dans les do-maines dits scientiiques ou techniques. Or, lon constate souvent que le traducteur neutralise cette charge ain de pouvoir transmettre le sens objectiv dans une autre langue. Certes, il peut y avoir perte de sens lors de la traduction, mais lorsque lessen-tiel rside justement dans la charge signiiante neutralise, la question de la vali-dit de la traduction devient centrale. Dans la pratique, non seulement les mots traduire ne sont pas neutres, mais en plus le langage est charg dune intentionna-lit vidente. Il faut distinguer ici entre l intention et l intentionnalit . La premire renvoie une conception de la communication humaine envisage comme volon-taire et consciente, ce qui nest pas toujours le cas. La seconde (lintentionnalit) est de nature phnomnologique et subsume les notions de inalit et de motiva-tion. Elle permet de concevoir la traduction comme un acte tlologique m par une vise rlchie.

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    Ainsi, traduire un texte dAl-Qada implique, avant tout, une prise de conscience du fait que les mots eux-mmes sont chargs dune intentionnalit propre. Mais la traduction neutralisante devient, par l mme, intentionnelle, en ce sens que le commanditaire et/ou le traducteur possdent une vise propre qui sous-tend leur travail et qui dtermine jusquaux choix des quivalences entre les langues. Dans Parcours de la reconnaissance, le philosophe Paul Ricur part de lana-lyse smantique du verbe reconnatre pour construire sa thorie de la connais-sance. Il explique ainsi le dplacement de sens partir de lide de reconnatre : se reconnatre soi-mme , se reconnatre rciproquement , tre reconnu , etc. Son objectif est de mettre en vidence les constructions mentales qui se pro-ilent derrire les mots ain de prendre en considration le poids de la culture col-lective dans le remodelage de la langue. Le texte--traduire est protiforme et les choix de traduction souvent mul-tiples. Ds lors, quest-ce qui va attirer lattention du traducteur ? Et quelles ca-ractristiques sera-t-il attach dans sa traduction ? Car y regarder de prs, la perception du traducteur est non seulement porteuse dinterprtation mais elle vhicule aussi des prjugs et de fausses ides qui simmiscent parfois dans les in-terstices de la traduction. Certes, le traducteur transmet bien une certaine vrit, certes son intuition et son exprience permettent de saisir le sens du texte, mais sa perception est porteuse dun choix personnel et subjectif concernant ce que dit prcisment le texte. Mme lorsque sa perception ne saccompagne pas de r-lexion sur le signiication vritable du texte, elle lui donne sens et dcide de ce quil veut dire pour le rcepteur inal qui na pas accs loriginal. Cette opration est dautant plus cruciale lorsque le texte est ambigu et quil est susceptible de recevoir plus dune interprtation. La traduction ne nous met pas directement au contact du texte mais des mots choisis par le traducteur du texte. Lobjet auquel elle nous donne accs nest pas le texte lui-mme mais une certaine comprhension de ce texte. Le sens transmis au rcepteur inal, en passant par le biais de la traduction, parat tre toujours orient ou du moins subjectiv . Deux problmes majeurs peuvent ds lors tre formuls, mais qui npuisent pas les questions poses par la traduction-analyse. Tout dabord, la question de lorigine et de la nature de la perception du tra-ducteur. Le problme est de savoir si cette perception est elle-mme lintuition ori-ginaire de la traduction ou bien si elle est drive dune origine dterminer. Dans le premier cas, elle serait la base de tout savoir-faire du traducteur et il faudrait la travailler pour ainsi dire, ain de cultiver et damliorer le savoir thorique et pratique du traducteur. Dans le second cas, la perception serait envisage comme un mode dappr-hension du monde et du texte, mode driv de la sensation personnelle ou bien

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    des informations dont disposerait le traducteur un moment donn au sujet dun vnement particulier. Si cest le cas, il est important denrichir les connaissances du traducteur sur toutes les thmatiques touchant son travail pour assurer la plus grande iabilit du produit inal (le texte-traduit). La nature de la perception traductionnelle est ainsi une question de fond qui conditionne aussi bien lexercice de la profession que la formation la traduction. Cette perception ne nous met pas seulement en prsence dun texte difrent, mais aussi en prsence dun sens particulier qua ce texte pour le traducteur et, par tran-sitivit, pour nous comme rcepteurs inaux. Nous insistons ici sur le fait quil sagit dun sens particulier et non pas dune interprtation , car linterprtation est une activit intellectuelle qui est elle-mme soumise la perception du traducteur-interprtant. Elle est secondaire par rapport la perception, drive de ce que pense ou croit le traducteur au sujet des mots et des ides dun texte ou dun auteur donn. Cette distinction entre interprtation et perception vise prciser que le tra-ducteur nest jamais indifrent face lobjet quil traduit : celui-ci est peru comme facile ou diicile, gnral ou spcialis, lger ou profond, intressant ou ennuyeux, etc. Mme dans les cas o le donn--traduire serait peru avec indifrence, il nest pas pour autant pourvu dune signiication donne objectivement par le traduc-teur dans son tat mme dindifrence. Ainsi, le sens du texte-traduit est presque toujours le produit dun acte percep-tif charg dmotivit ou dafectivit au sens philosophique du terme. Ces deux tats psychologiques impliquent un travail de slection concernant la manire dont le texte (ou le donn--traduire) est peru. En bref, la neutralit du traduc-teur est un leurre et les enjeux de la traduction sont avant tout thiques et donto-logiques.

    3. L analyse est ncessaire

    Nous avons choisi de parler du traducteur dans son rapport la perception, mais nous pouvons voquer la mme problmatique en ce qui concerne linterprte, en suivant la distinction philosophique entre la perception sensorielle fonde sur le corps et la perception intellectuelle fonde sur lesprit. Dans le travail de linterprte, la perception de manires dtre et dtats mo-tionnels (lagressivit, la joie, la spontanit, etc.) inlue sur la faon de traduire les paroles de lautre. De mme, la perception des afects et des ides est un facteur dterminant dans le processus dinterprtation. Pouvoir distinguer ces difrents tats permet de voir en quoi la perception englobe et transcende le travail intellec-

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    tuel de linterprtation classique. Percevoir chez autrui de la dception, percevoir ses gestes ou ses paroles de la contrarit, inlue souvent sur ce quil veut dire et sur ce que linterprte peut transmettre ou traduire. Percevoir ces signes de la communication non verbale signiie quil faut chaque fois les dcoder et les lire dune certaine manire. Linterprte voit un fron-cement de sourcils, observe les gesticulations du locuteur, mais il doit les relier lnonc prononc et traduire le propos en consquence. Cest le propre de la per-ception interprtative car les sens de linterprte sont sollicits et non pas seule-ment sa connaissance ou sa comptence linguistique. Sil peroit dans le fronce-ment de sourcils une contrarit ou de la colre dans les gesticulations, autrement dit sil peroit la signiication de ces mouvements corporels, cela le conduira for-cment produire une interprtation qui rend compte de sens moins manifestes et plus subjectifs. Ces exemples montrent que lacte de percevoir exige un efort personnel puisque linterprte tente, grce son exprience et sa comptence, de saisir travers un signe du corps (un geste, un rictus), le sens vritable dune expression linguistique ou limplicite dune ide ou encore la porte dune intention de com-munication. La perception enveloppe le travail intellectuel de linterprtation en en construisant lobjet et en sadaptant aux donnes. Mais contrairement au mot traduction , celui d interprtation est por-teur dambigut. Plus fortement que la traduction, linterprtation nomme lex-prience corporelle de recevoir et de transmettre les paroles dautrui travers les organes des sens. Si lon veut absolument distinguer nettement traduction et interprtation , il faut insister sur le fait que cette dernire se dinit comme une rception, en son propre corps, dune parole trangre, alors que la traduction consiste projeter une parole intrieure sur un objet existant lextrieur de soi, le corp(u)s textuel. Si nous distinguons les deux termes, traduction et interprtation, ce nest pas tant pour les opposer mais avant tout pour insister sur le fait que nous percevons difremment les choses quand on traduit et quand on interprte. Cette difrence de perception est tributaire au moins du facteur corporel et temporel qui implique une instantanit et une rapidit de lacte perceptif chez linterprte, tandis que le traducteur peut se permettre de prendre comparativement le temps de la r-lexion et de lanalyse. Dans un cas, linterprte ragit ce qui est dit, tandis que dans lautre, le tra-ducteur agit sur le texte. Do la dinition, dun point de vue temporel et perceptif, de la traduction comme un mode dactivit et de linterprtation comme un art de la ractivit.

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    4. Le traducteur nest pas un homme invisible

    Face au monde, linterprte-traducteur se pose donc comme un racteur percevant. La distinction stricte entre ce racteur-percevant et le donn--traduire est diici-lement dfendable. Lacte perceptif de linterprte-traducteur a lieu dans la com-munication et non pas en soi. Autrement dit, la traduction-interprtation nest pas celle dun sujet qui surplombe le message, de mme que le monde peru nest pas un pur objet reposant en lui-mme indpendamment du sujet percevant. Mieux, la communication nexiste pour moi qu travers une perception qui la valorise ou la dvalorise, qu travers un intrt et une motivit qui colorent la perception que jen ai. Cest pourquoi cette valuation des choses perues dans la communication ne peut se comprendre comme relevant dun jugement froid et dtach du traducteur. Cette valuation tient notre relation intime avec le com-muniqu. Cela est dautant plus vrai que les communications ne sont pas des objets neutres auxquels on attribuerait ensuite, par un jugement extrieur eux, une qualiication qui les ferait alors exister pour nous dune certaine manire. Les communications sont au contraire vcues et non pas seulement juges : elles sont vcues comme valeur. Cest dire que la traduction analytique nest pas une objecti-vation de la communication et quelle relve bien plutt dune sorte de foi : elle coexiste avec loriginal dans une forme dvidence, travers notre dsir dexister en elle et par elle. Pour comprendre la vritable nature de lacte traductionnel, il nous faut spa-rer demble les mots traduire du sens peru. La traduction est la fois un acte mental et afectif : certes, cest lesprit qui rlchit lors de la traduction, mais on traduit aussi avec ses tripes. Traduire engage une puissance dagir et, simultan-ment, toute la puissance de penser. Lesprit ne peut percevoir que si le sujet est afect, faisant de la traduction une simple orientation de lesprit un moment donn et suivant une perception particulire. La comprhension des messages traduire indique plus ltat de notre perception que le sens exact des messages. Cest ce qui explique en grande partie le phnomne rcurrent des retraductions, sans cesse renouveles. Il faut faire une distinction, dans la communication multilingue, entre la di-mension reprsentative de la traduction et sa dimension indicative. Une traduc-tion reprsente un message comme nous tant prsent parce quelle est limage de notre comprhension. Traduire le sens cest davantage limaginer partir de ce que nous sommes qu travers ce quil est rellement. Mais en mme temps quune traduction nous reprsente le message original, elle indique ltat de notre cognition, cest--dire la manire dont nous apprhen-

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    dons les objets du monde. Cest donc le mme acte traductionnel qui est reprsen-tatif de loriginal et indicatif de notre propre perception. Si toute traduction est une perception indicative dun tat intrieur (notre per-ception) et reprsentative dun objet extrieur (le donn--traduire), il est clair quil ne peut y avoir de traduction neutre, objective, non oriente. En toute rigu-eur, il ne peut mme pas y avoir de traduction sans afect. Le traducteur ne peut tre dconnect du monde et lesprit ne peut aborder les messages sans aucune perception pralable. Cela est dautant plus vrai quune traduction nexiste jamais seule puisque chaque message, chaque texte, se dinit sur le fond dune mmoire entendue comme une intertextualit. Chaque traduction actuelle rappelle toutes les traductions passes et se trouve tendue vers des traductions venir, qui tissent ensemble le vcu mnmonique de tout traducteur.

    5. Le cogito pr-traductionnel

    La plupart du temps, nous traduisons des genres de textes connus. Que nous tra-duisions des romans, des essais, des publicits ou des manuels de lutilisateur, nous empruntons des chemins que nous avons dj pratiqus (narratifs, argumentatifs, informatifs, etc.) et nous utilisons des procds dj connus (lemprunt, le calque, ladaptation, la transposition, etc.). Mais notre traduction ne se rduit pas une actualisation de nos souvenirs intertextuels ni de nos perceptions passes. La traduction-analyse sattache dcrire les modalits spciiques selon les-quelles linterprte-traducteur aborde un objet--traduire, limagine, le conoit, le juge, le ressent, le traite, etc. La rlexion du traducteur dsigne le retour sur sa propre exprience dans un double regard dobservation et dvaluation (lauto-critique). Car la traduction est certes dirige sur un objet, mais le traducteur peut tout moment se retourner sur lui-mme et non plus sur cet objet extrieur, pour rlchir sur sa pratique. Ainsi, tandis quil traduit, il peut considrer intrieure-ment son acte de traduction et constater quil le fait distraitement ou non, avec ap-plication, ennui, engouement, etc. Le philosophe Merleau-Ponty fait de cette rlexivit le cur de la relation quentretient le sujet avec le monde. Penser la traduction partir de cet horizon philosophique, cest airmer la communaut de destin de celui qui traduit avec lauteur de ce qui est traduit, cest airmer la ncessit pour celui qui traduit dexis-ter au moment mme o il fait exister le texte-traduit : Celui qui voit ne peut pos-sder le visible que sil en est possd (Merleau-Ponty 1964 : 177). Il faut insister ici sur le fait que la traduction, en tant quacte perceptif, ne sau-rait tre comprise comme une reprsentation distancie du texte, sous prtexte que le sujet traducteur serait foncirement spar de lobjet traduit. Mme si lon

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    use du vocabulaire de la reprsentation pour des raisons didactiques, on ne peut plus concevoir la traduction dans lopposition entre un sujet (celui qui reoit la commande du client) et un objet (ce qui serait le support substantiel du travail). La traduction est plutt un trait dunion entre mon tre et les autres tres, expri-mant ltablissement dune relation dynamique entre tres un moment donn de lhistoire humaine. Reste la distance , inhrente lacte traductionnel. Certes, traduire cest la fois se rendre capable dapprocher le texte--traduire (ici la traduction tend r-duire la distance). Mais par la mme, le traducteur tend augmenter cette distance en transfrant le sens peru dans une autre langue. Cette distance relte son apti-tude simultane afecter le monde et tre afect par lui, selon les termes de Merleau-Ponty. Signalons au passage quil faut envisager un renoncement progressif lgard de la dichotomie longtemps intriorise entre la source (texte de dpart) et la cible (texte darrive). Il savre ncessaire aujourdhui de replacer le traducteur, en tant que sujet percevant, au centre du dbat sur les tenants et les aboutissants de la traduction. Ds lors se brouille la frontire de la passivit et de lactivit, ou plutt de la rception et de la production du sens. Une image forte permet de saisir ce changement de perspective.

    6. Le cube traductologique

    Il est insuisant de caractriser le texte--traduire seulement partir de son sens ou de son contenu . La porte de la traduction ne consiste pas en un ple objec-tif prexistant la tension qui sinstaure avec lentre en scne du traducteur. Le traducteur fait autant exister le sens du texte que le sens ne le fait exister. Plus pr-cisment : si le sens peru nexiste que par un traducteur qui le peroit et lui donne une valeur, de la mme manire ce sujet percevant ne peut tre peru lui-mme que dans son mouvement de traduction. Lacte de traduire est lenjeu central de la rlexion parce quil fait exister si-multanment le sens pour le traducteur et le traducteur dans le monde. En se d-barrassant de lide dune primaut du sens dans lacte de traduire, on peut da-vantage mettre en valeur lexistence de la traduction en elle-mme. Mais comment saisir le propre de la traduction ? Les travaux du philosophe Jean-Paul Sartre sur limagination cratrice permettent dentrevoir une rponse cette question.

    On doit apprendre les objets cest--dire multiplier sur eux les points de vue possibles. Lobjet lui-mme est la synthse de toutes ces apparitions... Quest-ce que cela signiie pour nous ? La ncessit de faire le tour des objets (Sartre 1940 : 22).

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    Cela appelle une ouverture du traducteur un savoir quil na pas encore, cest la ncessaire exploration de lobjet par tapes et progressivement. Lexemple du cube dcrit par Sartre permet de saisir la complexit du phnomne dappr-hension du sens dans la traduction :

    Lobjet, quoi quil entre tout entier dans ma perception, ne mest jamais donn que dun ct la fois. On connat lexemple du cube : je ne puis savoir que cest un cube tant que je nai pas apprhend ses six faces ; je puis la rigueur en voir trois la fois, mais jamais plus. Il faut donc que je les apprhende successivement (Sartre 1940 : 21).

    Dans la traduction, le texte--traduire est gnralement un objet prsent devant moi comme objet connatre. Certes, il peut tre un texte lectronique mais cela nenlve rien son caractre sensible, concret, dobjet--traduire. Le problme nest donc pas dans lobjet mais dans la manire de lapprhender. Nous proposons une reprsentation de lobjet traductionnel suivant limage du cube et la concep-tion rlexive voque prcdemment (Figure 1). Limage du cube traductolo-gique permet de saisir la complexit du processus de traduction. Le cube possde, en efet, six faces mais il est possible den voir seulement trois la fois. Les faces accessibles au traducteur sont celles de ses propres conceptions, perceptions et intentions. Mais il doit ncessairement retourner le cube pour voir les concep-tions, les perceptions et les intentions des autres , ceux qui parlent travers le texte source. Cette image familire et dynamique permet de comprendre que le processus de traduction correspond fondamentalement une activit rlexive en perptuel ajustement. Cest pourquoi, elle ouvre des champs nouveaux dexploitation didac-tique. La mthodologie de base consisterait enseigner le processus de traduction suivant trois tapes essentielles : dconstruction du cube traductologique, choix des facettes pertinentes pour la traduction, reconstruction du cube par le traduc-teur.

    Intentions

    Perceptions

    Conceptions

    Figure 1. Le cube traductologique (Perceptions, Conceptions, Intentions)

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    La diicult rside dans le fait que lon doit reconnatre de manire explicite quil ny a pas une seule manire danalyser les mots : ce que lon obtient comme analyse est un objet construit que lon caractrise par les conditions qui ont pr-sid sa construction (Kamp et Reyle 1993).

    Car le langage humain prsente certaines spciicits dont il faut tenir compte. Tout dabord, la capacit exprimer lintention et lavenir et non seulement le rel et le prsent. Cest la condition sine qua non de la capacit dabstraction. Ensuite, la capacit exprimer des liens logiques : le langage permet que se dveloppent un raisonnement et une argumentation au sujet dun phnomne ou dune situation.Enin, la capacit exprimer la mmoire du pass : laboutissement le plus achev de cette capacit est la transmission de lexprience par divers moyens (criture, audio, vido, etc.).

    En consquence, on peut distinguer trois grands niveaux danalyse : Le premier niveau est celui du langage comme systme de signiication : par ex-emple, le mot khadim en arabe signiie serviteur (sens premier, dnot) ;

    Le deuxime niveau est celui du langage comme systme de connaissance : par ex-emple, le mme mot khadim est employ comme titre oiciel du Roi dArabie Saoudite (khadim al-Haramayn, Serviteur des Lieux Saints).

    Le troisime niveau est celui du langage comme systme de communication : par exemple, ce mme mot khadim est employ dans le proverbe arabe khad-imu al-qawmi sayyiduhum (Le serviteur des gens est leur matre) qui renverse totalement le sens initial du mot puisque le serviteur au niveau de la signiica-tion devient seigneur au niveau de la communication.

    Du point de vue cognitif, ces trois niveaux de perception du langage se confondent et se compltent pour produire le sens global du message, un moment donn et dans une situation particulire. Mais tout le monde ne peut pas accder simulta-nment ces difrents niveaux, car cela suppose une matrise suisante de la com-plexit du systme. Le cube traductologique permet de mieux comprendre le lien qui unit le monde subjectif des traducteurs aux donnes objectives du texte--traduire. En ef-fet, les interprtes-traducteurs associent inconsciemment ce quils ressentent la cause de leur impression ; ils ressentent une certaine quantit dmotions, dinie par contraste la situation quils vivent, et ils cherchent inconsciemment lui at-tribuer une grandeur pour pouvoir traduire. Ce faisant, ils objectivent une donne textuelle ou discursive qui appartient en toute rigueur la conscience subjective. Nos recherches sur la cognition de la traduction, illustres mtaphoriquement par limage du cube, montrent quil existe trois grandes phases logiques et chrono-logiques dans lapprhension du sens.

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    La premire phase est celle de la perception : elle concerne lefet des mots du texte--traduire sur les facults du sujet traduisant. Cet efet est un mouvement qui va des mots jusquau cerveau en passant par divers centres nerveux et mmo-riels. Le mcanisme de la comprhension du texte--traduire possde une dimen-sion perceptive dans laquelle les composants de lobjet traductionnel interagissent avec les sens mmoriss par le traducteur ou percepts (Deleuze 1981). La deuxime phase est celle de la conception : elle concerne lunion entre les concepts issus du texte et les perceptions emmagasines dans la mmoire du sujet traduisant. Il y a l une comprhension par lesprit des mouvements du texte en rfrence aux acquis antrieurs du traducteur. Les impressions senties ne corres-pondent pas ncessairement aux objets traduire, mais elles permettent le dclen-chement du processus traductionnel. La conjonction des signiications mentales et textuelles autorise le dchifrement et linterprtation du texte. La troisime phase est celle de lintention : elle concerne la mise en forme de la combinaison de percepts et de concepts issue des deux phases prcdentes suivant une vise particulire, quelle soit de nature personnelle, objective ou insti-tutionnelle. Lactivit dquivalence proprement parler est le moment cl de cette phase intentionnelle parce quelle correspond prcisment lassignation dun sens tlologique, gnral ou particulier, observable au niveau macro ou micro textuel. Ainsi, la traduction apparat en dinitive comme une dynamique entre un mouvement dessence passive (la perception), auquel succde un mouvement dessence active (la conception), tendu vers un objectif prcis (lintention) qui d-termine les potentialits de mise en forme inale de la communication (Guidre 2008).

    7. Mise en perspective

    La traduction est oriente parce quil existera toujours des conceptions, des per-ceptions et des intentions difrentes selon les textes et selon les traducteurs. Cest cette orientation de lesprit quil convient danalyser en dtail et de faon rlexive. La thorie analytique de la traduction sintresse au processus de traduction. Elle rcuse la dichotomie texte source versus texte cible . Pour nous, le sens ne se trouve ni dans lun ni dans lautre ; il est dans le mdium que reprsente le traducteur un moment donn. Airmer que le sens est perceptif signiie quil est tributaire de la comprhension du sujet traduisant. En dautres termes, le traduc-teur doit rlchir sur son activit de traduction ain de limiter les alas inhrents cette activit.

  • La thorie analytique de la traduction et de linterprtation 13

    Enin, la thorie analytique part du principe que la comptence linguistique du traducteur est globalement acquise. Dans un cursus de traduction, ce dernier nest plus cens apprendre une langue mais une manire de traduire des productions lan-gagires authentiques. Le cours de traduction nest en aucun cas un cours de langue, et lapprentissage des langues de travail est un pralable non ngociable lapprentis-sage de la traduction. Ce pralable permet dvacuer les problmes denseignement-apprentissage des langues au proit des problmatiques propres la traduction.

    Rfrences

    Lederer, M., La traduction aujourdhui le modle interprtatif, Paris, Lettres Modernes, 1994, 196 p.

    Seleskovitch, D. et M. Lederer (4e d.), Interprter pour traduire, Paris, Didier rudition, 2001, 311p.

    Berman A. 1984, Lpreuve de ltranger, Paris, Flammarion, 311p.Berman A. 1995, Pour une critique des traductions : John Donne, Paris, Flammarion, 275p.Huxley A., Les portes de la perception, trad. J.Castier, d. du Rocher, 1954, 171p.Guidre M., Introduction la traductologie, Bruxelles, De Boeck, 2008, 240p.Guidre M., Traduction et communication multilingue, Bruxelles, De Boeck, 2008, 271p.Guidre M., Professional Translation and National Security , in Proceedings of the 45th An-

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    Abstract

    Despite the major changes that occurred in the world during the last decade, translation theory has not taken into account the inevitable impact of these changes on the translation profession. Neither theorists nor professional translators have analyzed enough the remarkable change in perspective and method that occurred in the language ield as a whole and primarily in the translation practice. his paper presents some important aspects of this change of perspective which calls for a new theoretical paradigm. he latter, which we refer to as translation analysis, is currently a fast-growing activity.

  • 14 Mathieu Guidre

    Rsum

    Malgr les bouleversements majeurs qua subis le monde au cours de la dernire dcennie, la thorie de la traduction na pas pris en considration les consquences invitables de ces bou-leversements sur le mtier de traducteur. Ni les thoriciens ni les praticiens nont suisamment analys le changement remarquable de perspective et de mthode qui sest opr dans le do-maine langagier et, en premier lieu, dans celui de la traduction. Cet article prsente quelques as-pects importants concernant ce changement de perspective, aspects qui militent en faveur dun nouveau paradigme thorique, la traduction-analyse, qui correspond une pratique actuelle-ment en pleine expansion.

    Biographie

    Mathieu Guidre est professeur lUniversit de Genve (ETI, Suisse). De 2003 2007, il a t directeur de recherche au ministre de la Dfense franais. Spcialiste de veille stratgique multi lingue, il a publi plusieurs ouvrages sur la traduction et la propagande, notamment Les Martyrs dAl-Qada (ditions du Temps, 2005), Le Manuel de recrutement dAl-Qada (ditions du Seuil, 2006) et Al-Qada la conqute du Maghreb (ditions du Rocher, 2007). Site web : www.guidere.org.Addresse : xxxx xxxx xxxxxCourriel : [email protected]