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AMÉRIQUE DU NORD - 2019
LITTÉRATURE
Œuvre : La Princesse de Montpensier, Madame de Lafayette
Question 1 (8 points)
Le traitement du personnage de François de Chabannes par Bertrand Tavernier
change-t-il le sens de la nouvelle de Madame de Lafayette ?
« Ce comte, étant d’un esprit fort sage et fort doux […] ». Voilà comment Madame
de Lafayette présente François de Chabannes dans sa nouvelle historique, seul
personnage fictif. Incarné par Lambert Wilson dans l’adaptation de Tavernier, le
réalisateur lui donne une place de choix dans son film, considérant ce personnage
comme « l’épine dorsale du récit » comme il le dit dans le dossier de presse du Studio
Canal. La nouvelle reposant sur l’exigence de brièveté, Tavernier et son scénariste, Jean
Cosmos, ont amplifié l’intrigue et portent un nouveau regard sur le personnage. On se
demandera donc si le traitement de François de Chabannes par Bertrand Tavernier
change le sens de la nouvelle de Madame de Lafayette. En effet, dans la nouvelle,
Chabannes est dans l’ombre de la Princesse : passionnément amoureux, il lui est
entièrement dévoué, ce que Tavernier va traduire à l’écran. Cependant, le réalisateur
approfondit certaines facettes du personnage, montrant Chabannes comme un sage
humaniste ou encore un guerrier. On peut donc se demander comment ce personnage,
évoluant dans l’ombre de la princesse, devient un personnage héroïque grâce à
l’adaptation de Tavernier et au jeu de Lambert Wilson. Peut-on parler de traitement
contemporain du personnage de Chabannes ? Nous verrons dans un premier temps que
Tavernier traduit en images le portrait du comte dressé par Madame de Lafayette. Puis
nous verrons qu’il apparaît comme un héros choisissant son destin dans l’adaptation,
contrairement à la nouvelle. Enfin, nous montrerons que s’il apparaît comme un homme
faible dans la nouvelle, en raison de son amour pour la Princesse, son amour l’élève au
rang de personnage sublime dans l’adaptation.
Chabannes est tout d’abord présenté comme un sage, jouant le rôle de
précepteur dans la nouvelle. On peut lire : « il la rendit en peu de temps une des
personnes du monde la plus achevée ». Le superlatif montre l’influence du comte sur la
princesse. Tel Pygmalion avec sa statue, Chabannes perfectionne les qualités de la
princesse que l’on peut qualifier de belle personne (qui se distingue à la cour par sa
beauté et son esprit). Tavernier amplifie cette dimension en montrant au spectateur la
sagesse et l’érudition de Chabannes. On peut penser aux scènes tournées dans la salle
d’études montrant les nombreux savoirs de Chabannes : la connaissance du latin, de la
poésie, de l’astronomie, ou encore de remèdes contre les engelures… Tavernier, en
ajoutant ces scènes, explique au spectateur ce qu’est un humaniste au XVIe siècle.
Chabannes, incarné par Lambert Wilson, porte un regard bienveillant sur son élève. Les
champs/contre-champs montrent l’attention que Chabannes porte à Marie (prénom
choisi par Tavernier). Dès le début de l’intrigue, le comte veille sur elle, la conseille et
cherche à l’élever. Ces scènes dans la salle d’études permettent également de montrer
la naissance du sentiment amoureux. Le narrateur insiste sur le sens de la vue puisqu’on
peut lire : « Chabannes, de son côté, regardait avec admiration tant de beauté, d’esprit
et de vertu qui paraissaient en cette jeune princesse […]. » La nouvelle et l’adaptation
font de lui un parfait ami dévoué.
Il est tout d’abord l’ami du Prince : le narrateur parle d’une « amitié très
particulière ». Tavernier le représente comme un bon conseiller, aidant le Prince (joué
par Grégoire Leprince-Ringuet) dans sa relation conjugale avec la princesse, lui qui « ne
sait rien d’elle », « le plus ignorant du château » comme il le dit dans ces répliques.
Tavernier représente Chabannes comme il est présenté dans la nouvelle : un
personnage bon qui fait le lien entre les époux, les aide à mieux se connaître. Dans la
nouvelle, l’amitié qu’il noue avec la princesse est toujours associée à des superlatifs :
« son meilleur ami », « le plus parfait ami qui fut jamais ». Tavernier va par exemple
ajouter la scène du sanglier dans son adaptation : le comte est indispensable pour aider
Marie dans sa tâche en l’absence du prince. Le comte devient le confident de la
princesse et pourrait même être qualifié de chevalier servant une belle dame sans mercy
(mercy signifie pitié). Dans la nouvelle, il devient le messager entre les amants obéissant
aux ordres de la princesse : « sa maîtresse voulait qu’il servît son rival ». Il transmet ainsi
les lettres entre les amants. Tavernier ne montre pas la correspondance entre les deux
amants mais filme le dévouement du comte, par exemple quand Marie lui demande si
Guise l’aime et qu’il répond « Hélas oui, madame » avant de permettre au duc d’entrer
dans les appartements de la princesse. Il sert son rival par amour pour la Princesse (on
peut le qualifier d’ « héautontimorouménos », mot grec signifiant bourreau de soi-
même). On peut citer ce passage, quand Guise apprend que la Princesse souhaite le
voir : « Le duc abandonnait son âme à la joie et à tout ce que l’espérance inspire de plus
agréable, et le comte s’abandonnait à un désespoir et à une rage qui le poussa mille fois
à donner de son épée au travers du corps de son rival. » Tavernier montre bien le
désespoir du comte en choisissant des plans rapprochés sur le visage de Lambert
Wilson, traduisant ses sentiments.
La nouvelle et l’adaptation présentent un personnage que l’on peut qualifier
d’extraordinaire car, même torturé par la princesse (l’auteure utilise le lexique du
supplice : « elle tourmentait incessamment le comte de Chabannes », « elle maltraita
bien plus le comte de Chabannes ») il revient toujours à ses côtés (il quitte Champigny
mais retourne servir sa maîtresse). Il se sacrifie pour éviter le déshonneur de celle qu’il
aime. Il sacrifie donc son amitié avec le prince en refusant de lui avouer la vérité.
L’entrevue nocturne annonce la fin tragique du personnage. On peut citer cette phrase
prise en charge par le narrateur « Le comte attendait sa réponse comme une chose qui
allait décider de sa vie ou de sa mort ». Dans l’adaptation, Lambert Wilson prononce la
réplique suivante : « ma mort vous vengera ». Pourtant, la mort du personnage n’est pas
traitée de la même manière par l’auteure et le réalisateur. Nous allons maintenant voir
comment Tavernier fait de Chabannes un héros qui choisit son destin, contrairement à
la vision de Madame de Lafayette.
Tavernier explique qu’il « aime les personnages qui choisissent leur destin ».
Même si l’adaptation amplifie le portrait dressé par Madame de Lafayette, elle révèle
aussi les choix du réalisateur concernant l’interprétation du personnage.
On peut tout d’abord penser au thème musical de Chabannes composé par
Philippe Sarde qui accompagne le personnage et l’identifie. Il est inspiré d’un chant de
la Renaissance, « Une jeune fillette », racontant un amour malheureux.
Tavernier choisit d’ouvrir son film avec le comte de Chabannes. Lambert Wilson
qualifie son personnage d’ « homme d’action », de « vieux guerrier » : « j’ai pu trouver
l’identité du personnage à travers la façon de me battre et de manier l’épée ». Il s’agit
bien d’un parti-pris car, dans la nouvelle, Chabannes n’est pas présenté comme un
guerrier. On sait seulement, au début de la nouvelle qu’ « il abandonna le parti des
huguenots, ne pouvant se résoudre à être opposé en quelque chose à un homme qui
lui était si cher. » Madame de Lafayette explique son changement de parti en insistant
sur l’amitié qui lie le comte et le prince. Mais, Tavernier choisit une autre explication.
Sur les conseils de l’historien Didier Lefur, il filme Chabannes commettant un crime de
guerre, le meurtre d’une femme enceinte. La contre-plongée montrant la femme
enceinte éventrée traduit la prise de conscience du personnage (qui se précipite au sol
pour essuyer le sang sur son épée) et explique la volonté de se retirer de la guerre car
il « n’accepte plus cette barbarie ». Tavernier choisit donc de montrer le comte comme
un homme pacifiste, en quête de rédemption.
La mort du comte n’est donc pas traitée de la même manière dans les deux
œuvres. Dans la nouvelle, Chabannes est qualifié de « pauvre comte ». Il ne semble pas
échapper à un jugement moralisateur : comme la princesse, il n’a pas été prudent et
l’amour l’a conduit à sa perte. Sa mort est loin d’être héroïque puisqu’elle se fond dans
le massacre de la Saint Barthélemy (24 août 1572) : « Le pauvre comte de Chabannes,
qui s’était venu cacher dans l’extrémité de l’un des faubourgs de Paris pour
s’abandonner à sa douleur, fut enveloppé dans la ruine des huguenots […] cette même
nuit qui fut si funeste à tant de gens. » Tavernier propose une lecture toute différente
de cette mort. Il crée un effet de miroir avec la scène d’ouverture. Les plans alternés
montrent un personnage retiré dans une auberge, rédigeant une lettre (qui deviendra
son testament), alors que l’agitation règne dans les rues, les portes étant marquées par
des croix blanches pour désigner les huguenots. Chabannes refuse tout d’abord le
combat puis vient en aide à une femme. Il rachète donc son crime originel et meurt en
héros. On peut prendre appui sur le plan en plongée, montrant le personnage
s’écroulant après avoir combattu vaillamment. Il meurt en martyr : Tavernier choisit
donc une mort héroïque, voire christique, contrairement à Madame de Lafayette.
Chaque œuvre propose ainsi sa vision du personnage, même si elles soulignent
toutes deux l’âme noble du personnage. La lecture de Tavernier en fait quelqu’un
d’héroïque. Pourtant, comme les autres personnages, il succombe lui aussi à
l’inclination.
Le comte, malgré sa sagesse et son expérience, tombe lui aussi passionnément
amoureux de la Princesse. Nous allons donc voir si cette dimension est traitée de la
même manière par Tavernier.
Dans la nouvelle, le comte tente de lutter contre la naissance de la passion. On
peut relever le lexique du combat ainsi que la violence du sentiment amoureux
(« passionnément amoureux », « la plus violente et la plus sincère passion qui fut
jamais »). L’amour du comte est présenté par le narrateur comme un amour
extraordinaire. Il garde le secret : « S’il ne fut pas maître de son cœur, il le fut de ses
actions. » : le secret est gardé pendant un an. Tavernier traduit en images la naissance
du sentiment amoureux grâce à des jeux de regards entre Lambert Wilson et Mélanie
Thierry ou encore des silences qui traduisent l’admiration du comte pour celle qu’il
aime. Mais Chabannes est comparé à un homme ordinaire dans la nouvelle car on peut
lire « mais l’amour fit en lui ce qu’il fait en tous les autres : il lui donna l’envie de parler » :
la comparaison montre que la raison cède face à la passion, ce qui est souvent néfaste
pour les personnages. Cette lecture est confirmée par la maxime « L’on est bien faible
quand on est amoureux », dans la nouvelle, associée à Chabannes (quand il revient
auprès de la Princesse pour servir les amants). On voit bien l’influence des moralistes et
notamment de La Rochefoucauld sur l’écriture de l’auteure. La passion éprouvée par le
comte de Chabannes le condamne à souffrir et à mourir. Alors que dans l’adaptation,
les personnages sont davantage responsables de leur destin.
Même après sa mort, Chabannes est toujours présent. Dans la nouvelle, le prince
trouve le cadavre de son ami et passe par plusieurs émotions : la surprise, la tristesse et
enfin la joie, ayant le sentiment d’avoir été vengé. Le prince apprend à sa femme la mort
du comte. Dans l’adaptation, Chabannes est encore bien présent. Tout d’abord, grâce à
la lettre que Philippe (Grégoire Leprince-Ringuet) découvre sur le cadavre de son ami.
Il la récite à la princesse, comme si les mots de Chabannes résonnaient encore. La voix
off permet d’entendre une dernière fois sa voix, voix d’outre-tombe (qui récite les ultima
verba, dernières paroles d’un mourant) conseillant une dernière fois la princesse. Celle-
ci, après avoir vu le véritable visage de son amant, va se recueillir sur la tombe du « plus
parfait ami qui fut jamais ». La voix off énonce une comparaison entre le comte et la
princesse : « Comme François de Chabannes s’était retiré de la guerre, je me retirais de
l’amour […] ».
Pour conclure, nous avons vu que Bertrand Tavernier traduisait en image le
portrait du comte dressé dans la nouvelle, le portrait d’un homme bon et humaniste.
Mais, le traitement héroïque du personnage, choisi par Tavernier, change le sens de la
nouvelle de Madame de Lafayette. Le comte meurt dans l’ombre, emporté par la
violence des guerres de religion dans la nouvelle, alors que dans l’adaptation il meurt
en héros, en martyr. Tavernier n’en fait donc pas un personnage faible (car amoureux)
mais un personnage complexe, à la fois guerrier, amoureux, martyr et humaniste.
Adapter une œuvre littéraire, c’est la lire, la décrypter pour un spectateur et
l’interpréter. On voit bien que Tavernier n’a pas la lecture moralisatrice de Madame de
Lafayette, ce que l’on retrouve dans le traitement du personnage de la Princesse de
Montpensier (condamnée pour son imprudence dans la nouvelle alors que Tavernier
propose une lecture plus féministe du personnage).
Question 2 (12 points)
Comment est traité le thème du secret dans les deux œuvres ?
Nous ouvrons cette correction en précisant que nous avons volontairement réalisé une
problématique assez large dans le but de réaliser un corrigé global et plus complet. Bien que
d’autres problématiques soient envisageables, celle proposée ci-dessous n’en reste pas moins
correcte.
La nouvelle de La Princesse de Montpensier « court dans le monde mais par
bonheur ce n’est pas sous mon nom. Je vous conjure si vous en entendez parler de faire
bien comme si vous ne l’aviez jamais vue et de nier qu’elle vienne de moi (…) », écrit
Madame de Lafayette, dans une « Lettre à Gilles Ménage », aux alentours de 1662. Nous
remarquons dès lors que l’auteure entretient un certain rapport au secret puisqu’elle
publie son ouvrage dans l’anonymat tout en faisant entrer dans la confession certains
de ses amis à qui elle révèle la paternité de son écrit. Bien que l’écriture soit le plus
souvent considérée comme un geste personnel, force est de constater qu’elle est aussi
une projection vers autrui : le lecteur-inconnu, le lecteur-confident, le lecteur-
collaborateur dans l’écriture, etc. Au XVIIè siècle, alors qu’un certain nombre d’œuvres
sont collaboratives et que le statut de l’auteur est très différent de celui que nous
connaissons à présent, l’anonymat est assez commun et peut aussi bien provenir de la
nécessité de cacher l’identité de l’auteur que du goût pour l’énigme. Les auteurs
entretiennent alors un rapport particulier aux secrets (monde intérieur du moi) et à leurs
révélations (projection sociale vers l’extérieur). La tension qui existe entre l’intérieur et
l’extérieur est d’ailleurs aussi bien retrouvée dans le geste de l’écriture que dans le fond
que cette dernière traite. Un tel phénomène regroupe de nombreux enjeux qui peuvent
éveiller notre intérêt. Et, de par le fait que l’écrit La Princesse de Montpensier fut adapté
plus de trois siècles après sa publication, nous sommes tentés de nous intéresser à
comment Bernard Tavernier ressentit et projeta à l’écran cette tension entre le secret
et sa révélation. Nous en venons alors à nous interroger : en quoi et pourquoi le secret
est-il un axe fondamental dans la construction et la résonance de deux œuvres
appartenant à la fois à un siècle et un genre différents ? La thématique du secret semble,
au premier abord, être une particularité de la cour, où se mêlent affaires diplomatiques
et affaires sentimentales. Mais, il apparaît aussi que le secret définit, en partie, les piliers
esthétiques et dramatiques des œuvres étudiées. Enfin, le rapport des deux artistes au
secret tend à s’imposer comme étant une clé d’analyse de l’apologue que chacun d’entre
eux dresse.
Alors que nous avons défini les piliers de notre réflexion, nous désirons aborder
cette dernière par l’étude du mot secret. En effet, dans la nouvelle, ce dernier apparaît
uniquement lié au duc d’Anjou, au moment où il révèle au duc de Guise et à la princesse
qu’il sait que ces derniers entretiennent une affaire : « Il ne put toutefois se refuser le
plaisir de lui apprendre, qu’il savait le secret de son amour » ; « voir sa réputation et le
secret de sa vie entre les mains d’un prince qu’elle avait maltraité ». Ces deux citations
donnent alors à voir une certaine image du duc d’Anjou, dont on sait que la «
dissimulation [est] naturelle ». Puisque Charles IX et Catherine de Médicis sont peu
mentionnés dans l’ouvrage, cette image du futur Henri III nous intéresse
particulièrement puisqu’elle personnifie la représentation du pouvoir et de ses
membres. L’occurrence du mot secret semble alors dresser un rapport métonymique
entre le pouvoir et les dissimulations. Le mot secret ne réfère, en fait, pas uniquement
au duc d’Anjou et aux dissimulations amoureuses mais aussi aux affaires de la cour et
au pouvoir, en général. D’ailleurs, la nouvelle nous conduit à réaliser une telle
interprétation à différentes occasions en liant la reprise de certains événements
guerriers à la découverte de secrets diplomatiques : « La guerre recommença aussitôt
par le dessein qu’eut le roi (…) et, ce dessein ayant été découvert, l’on commença de
nouveau les préparatifs de la guerre ». Parallèlement, alors que les historiens éprouvent
toujours certaines difficultés à définir tout à fait comment le massacre de la Saint-
Barthélemy fut orchestré, l’auteure se positionne en mentionnant un roi manipulateur
et dissimulateur : « cet horrible dessein qu’on exécuta le jour de la Saint-Barthélemy fit
que le roi, pour les mieux tromper, éloigna de lui tous les princes de la maison de
Bourbon et tous ceux de la maison de Guise. » Bien que Bertrand Tavernier ne
représente pas physiquement Charles IX, éclipsé par sa mère derrière un paravent, il ne
s’éloigne pas de l’image du pouvoir dont on a parlé. En effet, mentionnant les astres,
réalisant des mystères (« il est roi, il est malade (…) il désobéit ») en plusieurs langues,
voulant seulement la conclusion d’une affaire, Catherine de Médicis apparaît à l’écran
comme un personnage de pouvoir énigmatique. D’ailleurs, alors que le duc de
Montpensier vient d’être entretenu par le duc d’Anjou d’une confidence (« Cousin, j’ai
besoin d’un confident d’une grande confiance »), Chabannes avoue à Marie qu’il existe
un certain mystère autour des affaires du Royaume en admettant ne pas y être assez «
familier ».
A ce même moment de la trame, Bertrand Tavernier établit un lien entre les
afflictions du cœur et l’univers des dissimulations puisque le duc de Guise sous-entend
que le duc d’Anjou a éloigné le prince de son foyer non pas pour des raisons
diplomatiques mais car les maris sont « toujours une gêne ». La nouvelle lie de la même
façon secrets, ambition (de pouvoir) et amour. Dès son ouverture, la « maison de
Bourbon (…) s’apercevant de l’avantage qu’elle recevrait de ce mariage, se [résout] (…)
de se le procurer (…) contre les paroles (…) données au cardinal de Guise (...) ». Ce monde
de la dissimulation en lien avec l’amour des membres de la cour instaure des rivalités
entre des personnages historiques, qui permettent d’unir l’Histoire et l’histoire. En effet,
dans cette même scène du film, le futur Henri III définit que le duc d’Anjou payera de
sa vie s’il l’a trompé sur son cœur. Le cinéaste respecte l’une des stratégies littéraires
de l’auteure, qui transforme les rivalités historiques en rivalités sentimentales et déplace
les dissimulations diplomatiques du côté des secrets du cœur : (dans la nouvelle) « La
considération du roi m’empêche d’éclater, mais souvenez-vous que la perte de votre
vie sera peut-être la moindre chose dont je punirai quelque jour votre témérité. » Nous
savons que, du côté de l’historien, l’assassinat du duc de Guise par le duc d’Anjou
provient d’un conflit diplomatique. Mais, les deux œuvres enseignent que c’est la
découverte d’un secret amoureux qui amène le futur Henri III à menacer de mort le duc
d’Anjou. Certes, le secret est un trait de la cour contemporaine à Madame de Lafayette,
au sein de laquelle beaucoup oscillent entre affaires sentimentales et affaires
diplomatiques (« L’ambition et la galanterie étaient l’âme de cette cour. », lisons-nous
dans La Princesse de Clèves.). Or, nous commençons à nous apercevoir que le secret est
aussi une affaire littéraire, nécessaire à un certain agencement du récit.
Nous remarquons que le secret est aussi un leitmotiv définissant les relations
des personnages et les systèmes d’alliance au sein des œuvres. Cette thématique
remplirait alors un rôle dramatique. En effet, le rapport de Chabannes au secret (dans
la nouvelle et dans le film) ainsi que celui de Catherine de Guise (dans le film) les placent
dans la posture des adjuvants de la princesse, revêtant alors les caractéristiques de
protecteurs et confidents. En outre, nous constatons que le secret comme pacte
d’amitié permet d’établir, dans le film, une relation de solidarité féminine entre
Catherine et la princesse. Catherine distrait, en effet, le prince en évoquant des secrets
de beauté, pour que Marie ait le temps de parler au duc de Guise alors qu’ils viennent
d’échanger un regard. Le film insiste, à l’écran, sur les pactes secrets qu’il existe entre
les personnages au travers des jeux de regards et d’attitudes. Dans la nouvelle, la
physionomie trahit aussi puisque le duc de Guise « ne pouvait si bien cacher son amour
que la jalousie du prince de Montpensier n’en entrevît quelque chose. » En effet, la
parole n’est absolument pas nécessaire pour révéler la passion puisque les mouvements
du corps et de l’âme trahissent les sentiments : « Le trouble et l’agitation étaient peints
sur le visage de la princesse sa femme. La vue de son mari acheva de l’embarrasser, de
sorte qu’elle lui en laissa plus entendre que le duc de Guise n’en venait de dire. » La
passion, lorsqu’elle est trop forte, s’exprime et le secret est mis en échec. D’ailleurs,
outre la révélation involontaire par le corps, nous remarquons que, lorsque les
sentiments passionnels sont trop présents, la parole prend le dessus ; phénomène
emphatisé par le narrateur qui retranscrit alors les paroles des personnages de façon
directe. Tel est le cas lorsque le duc de Guise réalise une déclaration d’amour verbale
et osée. Ce dernier se défend en exprimant l’idée qu’il ne pouvait faire connaître sa
passion par « [ses] actions » car elles l’eurent enseignée à d’autres et qu’il désire que
seule la princesse sache qu’il l’adore. Nous constatons alors que se dresse un certain
rapport au secret face à l’amour : les deux amants passionnés ne peuvent taire et cacher
leur passion mais, pour exister, cette dernière doit être secrète. Autour du secret se
dessine un paradoxe, menant au dilemme. Comme cela est exprimé dans L’Étude
comparée de la nouvelle et du film, réalisée par Lydia P.Blanc, pour les éditions Bréal : «
La nouvelle comporte plusieurs dilemmes qui confèrent au récit sa teneur tragique. »
Effectivement, la princesse se trouve face à deux dilemmes, tous deux liés au secret :
d’une part, vivre malheureuse sans commettre de faute ou aimer, dans le secret, le duc
de Guise au prix de « l’estime de son mari » ; d’autre part, préserver Chabannes et perdre
l’amour du duc de Guise ainsi que « l’estime de son mari » ou être complice du secret
de Chabannes, qui ne verbalise pas les raisons de sa présence dans les appartements
de la princesse : « Je suis criminel à votre égard, lui dit-il, (…) mais ce n’est pas de la
manière que vous pouvez l’imaginer (…) je ne saurais vous en dire davantage ». Le secret
enferme la princesse dans une narration aux élans cornéliens et raciniens : certes la
thématique du secret démontre qu’elle est victime d’une passion qu’on lui a interdite
mais, en impliquant Chabannes dans ses secrets, la princesse semble se rendre coupable
car elle ne compromet pas seulement sa personne. Les secrets de la princesse peuvent
alors être interprétés comme l’exemplification du fait qu’elle n’est ni tout à fait coupable,
ni tout à fait innocente, « termes qui sont ceux de Racine pour qualifier Phèdre », comme
le précise Lydia P.Blanc. Nous constatons alors que les secrets attribuent à la nouvelle
(et par moments au film) une tonalité propre à l’esthétique tragique, tout en
servant l’intrigue dramatique : le système de relations qui s’instaure autour du secret
mène progressivement et fatalement la princesse à sa perte.
Nous notons aussi que la thématique du secret appartient à l’esthétique
précieuse, qui dépeint le sentiment amoureux selon la vision de la fin amor : le mariage
est une institution sociale et économique au sein de laquelle l’amour passionnel n’existe
pas. La passion s’exerce alors hors-mariage, dans le secret. Cet aspect est
particulièrement exploité par Bertrand Tarvernier qui amplifie grandement le rôle des
parents du couple princier afin de montrer à quel point l’union de Marie et Philippe n’est
que l’aboutissement de leurs négociations. Cet amour social, sans passion est aussi
particulièrement dépeint lors de la nuit de noces publique. En enseignant cette dernière,
Bertrand Tavernier dresse une réflexion spéculaire (= en miroir) avec la nuit d’amour
passionnée et secrète que connaîtront Marie et Henri par la suite. Le lieu public est lié
à l’ordre social alors que le secret va de pair avec la passion. Dans une même logique,
aussi bien dans la nouvelle que dans le film, nous constatons que le prince est le seul
personnage entièrement exclu de toutes les relations secrètes. Dans l’esthétique
précieuse, la jalousie du mari non-aimé est publique alors que l’amour de l’amant et l’ami
sont secrets. D’ailleurs, au-delà d’un certain goût du XVIIe siècle pour l’épistolaire, la
thématique des lettres met elle aussi en scène la frontière existante entre le privé
transgressif et le public socialement admis. Dans la nouvelle, elles sont l’instrument
secret de l’entretien de la passion alors que, dans le film, elles soulignent l’absence de
passion entre le prince et la princesse, qui ne savent pas s’écrire. Bertrand Tavernier
dépeint une obsession de Philippe pour les lettres, qui redoute le fait que la princesse
sache écrire tout en désirant qu’elle lui adresse des lettres. Nous pourrions citer d’autres
exemples de la frontière qu’il existe entre le domaine public admis et le secteur secret
transgressif, comme les lieux secrets de la nouvelle, qui font avancer l’intrigue
amoureuse et qui sont exploités par Bertrand Tavernier, mettant particulièrement en
scène les couloirs, les escaliers, les coulisses, etc. Par exemple, la scène du bal (masqué)
répond à un cliché de la littérature, où la tension secrète est exacerbée, menant alors à
des découvertes et à l’avancée de l’intrigue1. Toutes nos remarques nous mènent à
constater que l’intrigue dramatique est rythmée par le secret ainsi que ses motifs. En
outre, le drama va de pair avec certaines visions, littéraire et sociale, des rapports
amoureux, incarnées par l’esthétique précieuse et la tonalité tragique.
Nous avons mentionné la démonstration de la nuit passionnelle passée entre
Henri et Marie. Or, nous n’avons pas évoqué le fait que cette dernière illustre aussi la
volonté de Bertrand Tavernier de ne pas passer sous silence et placer dans le secret
certains éléments. Le cinéaste prend alors le contrepied de la bienséance classique en
illustrant le désir et les rapports sexuels. En général, il réalise une sorte de refus de la
préciosité en ajoutant des scènes que l’auteure avait décidé de taire : la nuit de noces,
le repas de mariage, l’intimité sexuelle, les comportements triviaux des hommes, etc.
Aussi, l’ajout de certains éléments répond au besoin du cinéaste ainsi que de son
scénariste Jean Cosmos de sortir du silence les personnages afin de créer des dialogues.
C’est alors que Bertrand Tavernier délivre encore les personnages des secrets de la
bienséance en déployant le sens de certains discours narrativisés. Alors que madame
de Lafayette réfère à la guerre civile qui « déchirait la France », Bertrand Tavernier ouvre
son propos sur la violence des combats. Conjointement, alors que Mlle de Mézières est
« tourmentée par ses parents », Bertrand Tavernier dépeint les menaces ainsi que la
violence physique du père et le sermon de la mère. Une telle démarche est
caractéristique d’une esthétique moderne, qui se veut plus explicite car elle n’est pas
1 Dans le cadre de l’étude de la thématique du secret, il est important de mentionner certains des enjeux de la scène du bal. Il est alors possible d’en faire l’un des axes majeurs du propos et s’attarder sur la façon dont les différents plans orientent le propos ; propos particulièrement intéressant puisqu’Anjou ainsi que Guise portent et retirent leur masque à plusieurs reprises alors que Montpensier et Chabannes sont démasqués.
muselée par la bienséance classique instaurant des tabous et des secrets. Outre
l’absence de contraintes liées à la bienséance, le cinéaste accorde une importance à la
vérité et au fait de sortir du secret. En terminant son œuvre sur la lecture et découverte
des mots de la lettre de Chabannes, aussi bien par Marie, que Philippe, que Guise, le
cinéaste opte pour un éclatement de la vérité. On se souvient que, jusqu’à présent,
Philippe n’était présent au sein d’aucun des aspects des relations secrètes : il ne se
rendait à aucun rendez-vous secret, il n’écrivait que peu de lettres, il ne portait pas de
masques car ne faisait pas partie du bal mauresque, etc. Or, en transgressant enfin
l’ordre de l’espace public, il entre dans l’intimité de la lettre de Chabannes et découvre
tous les secrets. Il discute alors avec Marie, lui annonce la mort de Chabannes et la
future union du duc de Guise avec la Princesse de Clèves. Tous les secrets et toutes les
zones d’ombre sont alors dissipés ; ce qui pousse Marie à se libérer de son mari et à se
rendre à Blois pour s’entretenir avec le duc de Guise, qui lui apprendra une autre vérité
: « vous étiez au milieu de nous, comme une biche autour du brame (…) Nous,
Montpensier, Anjou, moi. Cette rivalité m’a poussé à obtenir… ». Face à l’éclatement de
la vérité quant à la posture de Guise par rapport à ses sentiments, Marie possède les
clés lui permettant de se libérer à présent de son amant. Sortie des jeux, dissimulations
et secrets de la cour, Marie atteint la liberté et Tavernier fait de la fin de sa fable un
moment de lucidité, refusant l’aveuglement et le secret.
Dans la nouvelle, l’éclatement de la vérité mène à une toute autre issue :
l’abandon par le duc de Guise mêlé au fait que la princesse apprend à la fois la mort du
comte de Chabannes (« par les soins du prince son mari ») et la relation galante du duc
de Guise et de Mme de Noirmoutiers représente un « coup mortel pour sa vie ». Or, ce
n’est absolument pas une condamnation de la vérité que réalise Madame de Lafayette.
Cette vérité ou plutôt lucidité est effectivement nécessaire, aussi bien pour l’évolution
de l’intrigue que pour la morale. Cela dit, il ne peut s’agir d’une vérité salvatrice comme
chez Tarvernier puisqu’elle est tintée de cruauté. C’est notamment avec une certaine
ironie que le narrateur fait référence aux « soins du prince son mari », dont le geste
révélateur semble plutôt s’apparenter à un prince inclément et méchant qu’à un mari
bienveillant. Aussi, si la princesse était déjà « la plus malheureuse du monde d’avoir tout
hasardé pour un homme qui l’abandonnait », c’est bien l’imprudence de Mme de
Noirmoutiers, « une personne qui prenait tant de soin de faire éclater ses galanteries
que les autres de les cacher », qui permet à la princesse d’être au fait de ces galanteries
« si publiques ». Cette lucidité n’est alors que le résultat de l’imprudence des personnes
de la cour, toujours mêlées aux transgressions passionnelles et affaires (secrètes). On
comprend alors que l’auteure ne condamne pas exactement l’intérieur secret du monde
des sentiments et de la passion mais le manque de « vertu », « prudence » et le trop-
plein d’orgueil des individus se prêtant aux affaires secrètes de la cour aussi bien
amoureuses que guerrières. Aussi, l’orgueil est critiqué dans la mesure où la princesse,
qui avait accepté le mariage avec le prince en partie car « il était dangereux d’avoir pour
beau-frère un homme qu’elle souhaitait pour mari » a finalement pensé pouvoir résister
à la passion alors que le duc de Guise la poursuivait à la cour. Nous remarquons alors
que le manque de « prudence » résulte de l’aveuglement de la princesse, qui fut
visiblement secrète à elle-même. Progressivement, de par l’expression au discours direct
des passions de la princesse et l’expression au discours indirect de ses résolutions à y
refuser, le lecteur alors complice du narrateur, comprend que l’honnêteté de la princesse
est illusoire. Les mots de la passion sont ceux de la princesse alors que ceux de la morale
appartiennent, en partie, au narrateur ! Jeune première, manquant sûrement
d’expérience, la princesse est secrète à elle-même. Secrète à elle-même, par l’incapacité
de réaliser une introspection, elle est surprise par le fait « de s’être laissée fléchir si
aisément » et court à sa perte.
La réflexion sur le secret dans les œuvres étudiées permet de comprendre qu’une
telle thématique invite celui qui reçoit le contenu à réaliser des réflexions à plusieurs
niveaux. D’un point de vue historico-social, force est de constater que la thématique du
secret représente une caractéristique de la cour du XVIIe siècle. Le secret apparaît alors
comme le symptôme d’un comportement qui se démarque de l’ordre social établi. Il est
aussi lié au dilemme ou plutôt à la résolution de ce dernier par le choix de la
dissimulation. Si Madame de Lafayette condamne aussi bien les dissimulations
diplomatiques qu’amoureuses en ce qu’elles incarnent un geste d’hybris, Bertrand
Tavernier semble en faire un passage obligé d’une héroïne en apprentissage dont la
trajectoire mènera à la délivrance du poids des passions. Une telle conclusion semble
liée à une esthétique moderne qui, bien qu’elle respecte nombre des principes de la
nouvelle, se détache des tonalités de la tragédie classique et de la préciosité, dont les
visées bienséantes et moralisatrices ne permettent pas une même analyse. Si bien la
conclusion peut varier d’une œuvre à l’autre, la thématique du secret permet (dans les
deux cas) de dresser des réflexions et analyses aussi bien esthétique que sociale,
dramatique et métatextuelle au sein de siècles différents. Quelle que soit l’époque, les
masques sont présents dans les œuvres et les mœurs. Face à l’impossibilité qu’aucun
d’entre eux ne tombe jamais, ils sont l’enjeu de diverses réalités. Trois cents ans après
avoir été écrite, la scène du bal est portée à l’écran2, dans les coulisses ; signe du fait
que cette fête mondaine est un lieu de dissimulations privées mais aussi aveu du
cinéaste, ne voulant traiter de façon clichée ce topos de la littérature et ne possédant
de toutes façons pas les ressources financières nécessaires pour le faire. Précédant
l’aveu, se trouve le secret et pourrait-on alors affirmer que ce motif est le plus universel
des deux œuvres ?
2 Voir note 1.