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Cahiers du Brésil Contemporain, 1995, n° spécial 27/28, p. 151-168 LA MODERNISATION «PERVERSE» DE L'AGRICULTURE ET LA STRUCTURE DE LA PROPRIETE DE LA TERRE AU BRESIL * Maria Beatriz de ALBUQUERQUE DAVID Antécédents La fin des années 50 et le début des années 60 furent marqués par un grand débat sur les contraintes imposées au développement économique du Brésil par la structure foncière du pays. De manière générale, nous pouvons diviser les participants à cette controverse en deux grands groupes, que nous avons surnommé les «réformistes» et les «productivistes». Les réformistes attribuaient le retard de l’agriculture à la structure de la propriété de la terre ; ils considéraient que, pour dépasser une telle situation, il serait nécessaire de procéder à une réforme agraire qui permettrait de surmonter les empêchements structurels à la modernisation des forces productives. Dans leur analyse ils privilégiaient le long terme et préconisaient une structure de distribution de la richesse et du revenu plus équitable, en vue de développer un marché intérieur fort. Parmi ces auteurs, une large gamme de courants de pensée allait des marxistes —adeptes ou non de la thèse de la persistance au Brésil d'une agriculture ayant des caractéristiques féodales— aux structuralistes cépaliens 1 . Deux auteurs en particulier, Caio Prado Júnior et Ignácio Rangel, avaient une interprétation particulière de la question agraire brésilienne, croyant que le développement du capitalisme à la campagne tendrait par lui-même à un changement de la structure foncière. La réforme agraire, pour ces deux auteurs, ne serait pas une pré-condition à la * Les données et les idées présentées dans cet article sont partiellement reprises d’un travail plus ample, qui constituera un chapitre de la thèse doctorale que l’auteur prépare à l’E.H.E.S.S sous la direction du Prof. I. Sachs. L’auteur remercie Mauricio Dias David pour les suggestions faites à partir d’une version préliminaire du texte et Enali de Biaggi pour l’aide qu’elle a apportée à la préparation des tableaux et des cartes. 1 . On peut citer : Alberto Passos Guimarães (1963, 1968), Caio Prado Júnior (1962, 1964 et 1966), Ignácio Rangel (1962), Furtado (1962, 1972, 1973).

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Cahiers du Brésil Contemporain, 1995, n° spécial 27/28, p. 151-168

LA MODERNISATION «PERVERSE» DE L'AGRICULTURE ET LA STRUCTURE DE LA PROPRIETE DE LA TERRE AU BRESIL*

Maria Beatriz de ALBUQUERQUE DAVID

Antécédents

La fin des années 50 et le début des années 60 furent marqués par un grand débat sur les contraintes imposées au développement économique du Brésil par la structure foncière du pays. De manière générale, nous pouvons diviser les participants à cette controverse en deux grands groupes, que nous avons surnommé les «réformistes» et les «productivistes». Les réformistes attribuaient le retard de l’agriculture à la structure de la propriété de la terre ; ils considéraient que, pour dépasser une telle situation, il serait nécessaire de procéder à une réforme agraire qui permettrait de surmonter les empêchements structurels à la modernisation des forces productives. Dans leur analyse ils privilégiaient le long terme et préconisaient une structure de distribution de la richesse et du revenu plus équitable, en vue de développer un marché intérieur fort. Parmi ces auteurs, une large gamme de courants de pensée allait des marxistes —adeptes ou non de la thèse de la persistance au Brésil d'une agriculture ayant des caractéristiques féodales— aux structuralistes cépaliens 1. Deux auteurs en particulier, Caio Prado Júnior et Ignácio Rangel, avaient une interprétation particulière de la question agraire brésilienne, croyant que le développement du capitalisme à la campagne tendrait par lui-même à un changement de la structure foncière. La réforme agraire, pour ces deux auteurs, ne serait pas une pré-condition à la

* Les données et les idées présentées dans cet article sont partiellement reprises d’un travail plus ample, qui constituera un chapitre de la thèse doctorale que l’auteur prépare à l’E.H.E.S.S sous la direction du Prof. I. Sachs. L’auteur remercie Mauricio Dias David pour les suggestions faites à partir d’une version préliminaire du texte et Enali de Biaggi pour l’aide qu’elle a apportée à la préparation des tableaux et des cartes. 1. On peut citer : Alberto Passos Guimarães (1963, 1968), Caio Prado Júnior (1962, 1964 et 1966), Ignácio Rangel (1962), Furtado (1962, 1972, 1973).

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transformation de la structure productive de la campagne, contrairement à la pensée dominante au sein de la gauche brésilienne.

Les productivistes, quant à eux, imputaient le retard de l’agriculture brésilienne au manque d'incitation endogène à l'introduction du progrès technique, comme résultat de l'abondance de terres et de main-d'oeuvre. Pour eux, la modernisation du secteur agricole, entendue comme l’introduction des technologies modernes de production et de gestion, pourrait advenir par le biais de politiques d'incitation à la hausse de la productivité du travail et de la terre 1. Ces auteurs n’accordaient pas une signification particulière à la réforme de la structure foncière, étant donné que, pour eux, le retard de l’agriculture n’était pas lié à la propriété de la terre mais aux conditions économiques qui déterminent la manière dont les propriétaires agricoles exploitent la terre au Brésil.

Le régime militaire instauré en 1964 —imposant un modèle de développement agricole qui a privilégié l'augmentation rapide de la production au détriment d’une réforme de la structure productive— a tranché en faveur du maintien de la structure de la propriété de la terre. La politique menée par le nouveau régime partait du postulat que des incitations seraient suffisantes pour engendrer les changements dans la manière de produire. Cependant, que ce soit en raison d’une influence résiduelle du grand débat antérieur ou d'une adéquation au cadre international qui favorisait alors, dans le champ d’action de l'Alliance pour le Progrès, la réalisation de réformes a été évoquée lors de la promulgation du Statut de la Terre. S’il est vrai que le modèle de développement agricole choisi privilégiait la croissance de la production au détriment de l’équité et que les mouvements sociaux étaient affaiblis, en revanche, les conditions internationales étaient propices aux changements structuraux. Tant la Déclaration de Punta del Este de 1961 (signée par le Brésil) que l'Alliance pour le Progrès mettaient en valeur l’importance des changements dans la structure de la propriété et l’utilisation de la terre en Amérique Latine. Le nouveau régime militaire, installé en avril 1964, s’est aligné automatiquement sur les positions des États-Unis. Selon cet esprit d’engagement automatique, le régime adhéra, au moins formellement, à la politique réformiste. C’est dans ce cadre qu’est intervenue l'approbation de la Réforme constitutionnelle n° 10 du novembre 1964 et du

1. Par exemple: Gudin, E. (1961), Delfim Netto, A. (1963) et plusieurs auteurs ont défendu la thèse de la modernisation en la présentant comme l’unique choix valable : Nicholls, W. H..(1972, 1969), Nicholls, W. H. et Paiva (1979), Schutz, T. W. (1975, 1969) Pastore, A. C. (1973), Alves, E.R.A. et Pastore, A.C.( 1980), Pastore, J. et alii (1976), Schuh, G.E. 1975, 1973).

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Statut de la Terre (loi n° 4 504 du 30 novembre 1964). Un nouveau texte réglementaire, le décret-loi n° 554 d’avril 1969, facilitait les processus d’expropriation. Avant la Constitution de 1988, le Statut de la Terre fut réglementé, modifié et complété par dix-sept décrets-lois, deux arrêtés ministériels et quatre instructions de services spéciaux, qui n’ont pas modifié ses bases.

Les nouveaux textes légaux promulgués après 1964 ont été reçus avec réserve par les défenseurs des réformes structurelles mais, peu à peu, ces derniers ont envisagé la possibilité d’opérer des changements dans le cadre de ces lois.

Ils avaient raison, au moins en partie. En effet, même si l'appareil légal mis en place tout de suite après 1964 n’a presque pas touché les propriétés foncières existantes, la politique d'investissement en infrastructures routières a permis la mise en oeuvre de projets de colonisation dans les régions frontalières, ce qui augmenté le stock de terres disponibles. Roberto Campos (1994), principal concepteur du Statut de la Terre reconnaît que les ambitions des auteurs de la loi étaient, selon lui, de provoquer un véritable changement dans le mode d’exploitation de la terre mais que les résultats obtenus sont restés très en-deçà desdites ambitions1.

À partir de la fin des années 60 et jusqu’en 1985, le secteur agraire a vécu une croissance accélérée, fruit d'une modernisation forcée effectuée au moyen de politiques d'incitation à l'utilisation d’intrants industriels et de machines. Les productivités du travail et de la terre ont augmenté de plus de 70 % au cours de la période, le stock de capital du secteur a presque quadruplé et le taux moyen de croissance de la production a été de 4 % par an.

Trente ans après, malgré des résultats apparemment spectaculaires, les conséquences sociales de ce choix sont assez désastreuses. L’expérience internationale confirme, par ailleurs, que les modèles d’industrialisation qui ont réussi sont ceux qui ont résolu la question agraire. Et l’on est surpris de constater que les craintes des réformistes au sujet de l’apparition d’un excédent structurel de main-d'oeuvre dans les campagnes, d’une urbanisation accélérée (Sachs 1995) 2 —en notant le gonflement des grands centres urbains— et d’un approfondissement des conditions d’inégalité dans la

1. Campos, R. Lanterna na Popa. Rio de Janeiro, Toopbooks Editora, 1994. 2. Sachs I., «Quelle modernité pour le Brésil rural ?», faite lors d'une communication à la M.S.H. en juin 1995.

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distribution de la richesse et du revenu ont été confirmées. Nous voyons actuellement refaire surface une partie au moins des fondements théoriques et analytiques qui ont nourri la discussion sur les réformes préconisées dans les années 60 pour aboutir à un modèle de développement agricole adapté à la situation du Brésil. En réalité, il est possible de constater que la croissance exceptionnelle de la production agricole au Brésil, au cours des trente dernières années n’a pas offert de débouchés à la grande majorité de la population vivant et travaillant dans les campagnes brésiliennes. Une grande partie de cette population a été expulsée de la campagne vers la ville par un processus pervers de modernisation. En 1960, la population économiquement active dans le secteur agricole représentait 54,03 % de la population active totale ; aujourd’hui, ce chiffre se situe à 26 % et les personnes ayant comme principale activité l’agriculture représentent seulement 22,8 %. La contrepartie de cela fut un gonflement du secteur urbain. Même un auteur comme Roberto Campos (1994) 1, qui fut ministre du Plan dans le gouvernement militaire de 1964 à 1967 et, comme tel, responsable en grande partie du modèle adopté, reconnaît que ce qu’il appelle la défaillance de la tentative de changement de la structure agraire résulte du fait que la distribution du revenu au Brésil présente des caractéristiques perverses si on la compare à celle des «tigres asiatiques», par exemple.

Les données

Ayant des doutes sur l'objectif réel du Statut de la Terre et de sa pertinence en tant que moteur des changements dans la structure foncière, nous avons décidé de présenter ici les résultats de l’analyse de certains indicateurs construits à partir des recensements.

Notre conclusion, à partir de ces indicateurs, est que la structure agraire n’a pas beaucoup changé entre 1970 et 1985 malgré, d’une part, les textes juridiques adoptés pour rendre possible des expropriations et, d’autre part, les ambitieux programmes de colonisation et de distribution de terres mis en oeuvre par le gouvernement fédéral et par les gouvernements des états fédérés. Les données disponibles les plus récentes révèlent que les changements sont limités, quasi inexistants, dans le sens d'une déconcentration de la structure foncière. Au contraire, il y a eu renforcement de la concentration par extension de la superficie des exploitations agricoles

1. Op. cit.

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plutôt que par augmentation du nombre d'exploitations considérées par tranche. L’analyse des données censitaires est très explicite à ce sujet.

Tableau 1 - Evolution de la structure foncière 1970-1985 Nombre d’exploitations agricoles Surface occupée par les exploitations agricoles

Hectares 70 75 80 85 70 75 80 85 Total 100.00 100.00 100.00 100.00 100.00 100.00 100.00 100.00 > 10 51.17 52.11 50.35 52.83 3.09 2.77 2.47 2.66 10 > 50 32.34 30.94 31.50 29.69 12.30 10.93 10.18 10.52 50 > 100 6.94 7.09 7.59 7.55 8.13 7.65 7.50 8.04 100 > 500 7.45 7.88 8.34 7.89 25.72 24.60 23.74 24.13 500 > 1000 0.97 1.05 1.13 1.03 11.25 11.19 11.01 10.92 < 1000 0.75 0.83 0.93 0.87 39.52 42.86 45.10 43.73

0

10

20

30

40

50

60

>10 ha >10 ha 10>50 ha 10>50 ha 50>100 ha 50>100 ha 100>500 ha 100>500 ha 500>1000 ha 500>1000 ha <1000 ha <1000 ha

Nombr e Sur f ace Nombr e Sur f ace Nombr e Sur f ace Nombr e Sur f ace Nombr e Sur f ace Nombr e Sur f ace

70 75 80 85

Recensements Agricoles 1970/75/80/85 Groupes de Surface Total –Tableaux 63, 58, 68, 84

Pour procéder à cette analyse nous avons regroupé les propriétés en six tranches, en fonction de leur taille :

a) moins de 10 ha ; b) de 10 à 50 ha ; c) de 50 à 100 ha ; d) de 100 à 500 ha ; e) de 500 à 1000 ha ; f) plus de 1000 ha.

À partir de cette classification, nous constatons que, de 1970 à 1980, tant les propriétés de moins de 10 ha que celles de 10 ha à 50 ha ont vu baisser leur part relative dans la superficie totale des exploitations agricoles. Entre 1980 et 1985, leur part a connu une augmentation très légère ou, plutôt, une stabilisation (voir tableau I et graphique I). Au cours de la même

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période, le nombre des propriétés de moins de 10 ha n'a presque pas changé ; en 1985, il a cependant présenté une faible croissance.

La situation n'est pas très différente pour les autres tranches. Les propriétés de plus de 1000 ha ont augmenté légèrement en nombre, mais de façon bien plus importante en termes de pourcentage de la superficie totale des exploitations. Les changements se sont concentrés dans les extrêmes, c'est-à-dire, au niveau des propriétés les plus petites et à celui des plus grandes.

L’analyse par région

L'analyse par région nous permet d'avoir une vision un peu plus nuancée sur le phénomène.

Dans la région Nord, les exploitations entre 50 et 100 ha augmentent en nombre et superficie à partir de 1975. Les exploitations de 100 à 500 ha, après une chute entre 1970 et 1975, ont également tendance à augmenter leur superficie. Pour ces tranches, la croissance peut être attribuée aux projets de colonisation, alors que l’accroissement en nombre et superficie de la tranche de 500 à 1 000 ha s’explique par la régularisation des titres de propriété. Enfin, les propriétés les plus grandes présentent une croissance de leur superficie entre 1970-1975 mais, ensuite, la tendance se renverse.

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Dans le Nord-Est, les résultats illustrent l’aggravation de la concentration foncière : seules les propriétés les plus grandes ont présenté, en superficie, des variations à la hausse, c’est-à-dire qu'elles ont augmenté leur part dans la superficie totale des exploitations.

Dans la région Centre-Ouest, les exploitations les plus grandes sont les seules qui ont présenté une croissance continue au cours de la période 1970-1985. Le nombre d’exploitations dont la superficie est comprise entre 100 ha et 500 ha s’est accru entre 1970 et 1980, mais a connu un recul en 1985. Apparemment, les effets de la redistribution de la terre, et donc de la richesse dûe à la colonisation, ont commencé à s’épuiser, au début des années 80.

Dans la région Sud-Est, les variations se situent aux deux extrêmes. Pour les propriétés représentant moins de 10 ha, la superficie et le nombre d'exploitations ont diminué entre 1970 et 1975 ; entre 1975 et 1980 leur superficie est restée stable et leur nombre a augmenté légèrement. En 1985, leur participation dans la superficie totale a retrouvé pratiquement son niveau de 1970. Toutefois, comme leur nombre a augmenté, la superficie moyenne des propriétés les plus petites a diminué. Les grandes exploitations, quant à elles, ont connu une légère tendance à la hausse en termes de superficie jusqu'en 1980, puis une chute en 1985 au profit des quatre tranches inférieures à 500 ha, chute que n’a pas contrebalancé la concentration qui s’est poursuivie entre 1970 et 1980.

Dans la région Sud, les deux tranches qui ont enregistré un accroissement continu sont celles de 100 à 500 ha et de 500 à 1 000 ha. Les propriétés les plus grandes s’étendent jusqu'en 1980 et, ensuite, connaissent un recul marginal en 1985. Parallèlement, l'année 1985 montre une récupération des plus petites propriétés (moins de 10 ha). Les deux tranches intermédiaires (de 100 à 500 ha) sont celles qui ont été le plus touchées par le processus de concentration intervenu entre 1970 et 1980.

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L’analyse par superficie moyenne

La surface moyenne des exploitations agricoles —un autre indicateur intéressant— connaît, à peu près les mêmes variations que celles subies par la superficie des exploitations considérées par tranche. La superficie moyenne, qui était de 64,8 ha en 1975, passe à 70,78 ha en 1980, pour revenir à 64,62 ha en 1985 (voir Carte II et Tableau).

Dans les régions Nord, Nord-Est et Sud, l'évolution de la superficie moyenne des exploitations est comparable à celle du pays pris dans son ensemble. Dans le Centre-Ouest, la tendance est également similaire à celle des autres régions. Dans cette région la superficie moyenne, en 1985 (370,17 hectares), est plus élevée qu'elle ne l’était en 1980 (348,8 hectares) mais cependant moins importante qu’en 1970 (424,9 hectares). À l’inverse, le Sud-Est n'a pas connu de variation entre 1975 et 1980, tandis que la réduction de la superficie moyenne observée en 1985 est plus importante que pour le reste du pays.

Si l’on compare la situation des propriétaires, des occupants et des métayers on constate qu’il y a eu une plus grande appropriation de la terre par des propriétaires. Cela indique également un contrôle plus important de la surface agricole par les propriétaires et, par conséquent, une limitation de l’accès à la terre pour d'autres catégories de producteurs. Les propriétaires de terres contrôlaient 85,3 % de la superficie et 64,07 % du nombre d’exploitations agricoles en 1975, en 1980 ils contrôlaient 88,94 % de la superficie et 65,71 % du nombre d’exploitations ; finalement, en 1985, ils parvenaient à contrôler 89,22 % de la superficie et 65,59 % du nombre de propriétés. Pendant la période 1975-1985, le nombre d'exploitations n'a presque pas changé tandis que la superficie contrôlée par les propriétaires augmentait.

Les diverses informations présentées ici confirment qu’il n’ y a pas eu d'amélioration significative de la structure foncière entre 1970 et 1985 (date du dernier recensement). Cependant, on constate une utilisation plus intensive de la superficie interne des exploitations agricoles ; ceci signifie que l’agriculture brésilienne est devenu plus intensive et que l’expansion fondée sur le déplacement de la frontière agricole a perdu de son importance.

Les actions de colonisation et de régularisation de titres de propriété, pendant la période des gouvernements militaires (1964-1984), ont touché respectivement 115 000 et 113 000 familles, soit 228 000 familles au total.

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Toutefois, la plupart des 80,8 millions d’hectares de terres délimités et les 107 millions déclarés propriété du gouvernement fédéral ont été vendus à des particuliers et constituent, aujourd’hui, de grands latifundia dans les régions Nord, Centre-Ouest et Nord-Est. La régularisation des titres de propriété, c’est-à-dire la reconnaissance par le gouvernement de la propriété des terres inoccupées —notion définie par la loi— a fini par contribuer, elle aussi, à la concentration de la propriété de la terre.

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La situation depuis le retour à un régime civil

À partir de 1985, le processus de démocratisation et le retour au régime civil ont permis la réactivation des mots d’ordre revendiquant une réforme agraire. Le Mouvement des Sans Terre et la Confédération des Travailleurs de l’Agriculture ont pu, dès cette époque —et jusqu'aujourd’hui— accroître leur représentativité. Le changement de régime a été accompagné d'un programme de réforme agraire (Premier Plan National de Réforme Agraire), qui avait pour principale faiblesse la non prise en considération des alliances politiques qui avaient été indispensables pour rendre viable un gouvernement civil résultant d’un processus d'élection au suffrage indirect, ni des alliances nouées au Parlement ni de la composition de celui-ci .

Ce programme prévoyait la délivrance de titres de propriété à plus d’un million d’agriculteurs sans terre, en grande partie au moyen d’expropriations dans le centre et le sud du pays, c’est-à-dire, dans les régions les plus touchées par la modernisation, ce qui revenait à modifier radicalement la politique antérieure centrée sur la colonisation ; en réponse à cela, les forces antiréformistes se sont organisées au sein de la société et au Parlement. Une fois de plus, elles ont réussi à sensibiliser aussi bien les petits agriculteurs que les grands propriétaires d’exploitations modernes qui, en principe, n’avaient rien à craindre d’un changement. Le programme est donc resté inopérant et ceux qui l’avaient formulé ont été politiquement isolés. Les représentants du Mouvement des Sans Terre, les organisations syndicales de travailleurs agricoles, quelques universitaires et technocrates ne disposaient pas d'une assise politique suffisamment forte pour accomplir un tel programme. En effet, le dernier a été abandonné par le gouvernement du Président Sarney et la coalition des forces antiréformistes a pesé lourd sur l’élaboration de la nouvelle Constitution.

C'est, en effet, à l'occasion des réunions de l'Assemblée Constituante (1987-1988) que la question agraire est revenue sur le devant de la scène. Le chapitre concernant la politique agraire a probablement été l’un de ceux qui ont fait l’objet du plus grand nombre d’amendements au cours du processus parlementaire. L'opinion courante entre les partisans de la réforme a été que les normes constitutionnelles rendraient impossible toute réforme. La nouvelle Constitution a posé que les petites et moyennes propriétés productives ne pourraient pas être expropriées et a fixé des règles d'indemnisation très favorables aux propriétaires. Elle prévoit également l’élaboration de deux lois constitutionnelles (Loi agricole et Loi agraire). L’introduction dans une loi spéciale de la définition de propriété productive

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a relégué au second plan la lutte pour la réforme lors du vote des lois constitutionnelles et ordinaires, en 1991 pour la loi agricole et en 1993 pour la loi agraire. La loi n° 8 829 du 25 février 1993 a confié à l'Institut National de Colonisation et Réforme agraire (INCRA) le soin de définir les critères de propriété productive et de fonction sociale. L’article 6 de cette loi pose que «est considérée comme propriété productive celle qui exploite de manière économique et rationnelle, en atteignant simultanément le degré d’utilisation de la terre et d’efficacité dans l’exploitation, conformes aux indices fixés par l’organisme fédéral compétent». La loi détermine encore, dans son article 13, que les propriétés rurales appartenant au gouvernement fédéral, aux états et aux communes feront l’objet, en priorité, des plans de réforme agraire. Son article 17 prévoit que les travailleurs ruraux doivent avoir accès à des terres économiquement utiles, en priorité dans la région même où ils vivent. Le résultat en est le retour à des conditions semblables à celles existant avant l'approbation de la Constitution de 1988 et fixées par le Statut de la Terre.

Buts des programmes agraires des gouvernements civils depuis 1985

Le gouvernement de M. José Sarney (1985-1990) s’est initialement fixé le but ambitieux de faire accéder à la propriété de la terre 1,4 million de familles. À la fin de son gouvernement, 90 000 familles avaient effectivement bénéficié de ce programme, c'est-à-dire quelques 6 % de l'objectif. Son successeur, M. Fernando Collor (1990-1992), qui avait promis des terres à 500 000 familles, a pratiquement interrompu le processus d’inscription au cadastre de terres nouvelles et celui des expropriations. Seules 23 000 familles ont reçu un titre de propriété pour des terres prélevées sur le stock laissé par le gouvernement précédent. Le gouvernement Itamar Franco (1992-1994), qui avait prévu de donner accès à la terre à 20 000 familles en 1993 et à 60 000 en 1994, ne l'a fait, en réalité, que pour 12 600 familles 1. Le président Fernando Henrique Cardoso, qui a pris ses fonctions

1. Les donnés relatives au nombre de familles qui ont eu accès à la propriété de la terre sous les gouvernements militaires et sous ceux de M. José Sarney et M. Itamar Franco proviennent de la publication de la Confederação Nacional das Associações de Servidores de l’INCRA : CNASI Incra entre o conceito e o sonho da reforma agrária. Rapport de la CNASI, décembre 1994.

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en janvier 1995, avait dans son programme de gouvernement, proposé de donner des titres de propriété à 400 000 familles, au cours des cinq années de son mandat présidentiel. Après son élection, cet objectif à été réduit à 260 000 familles.

A partir de ces données chiffrées, il convient de procéder à une comparaison entre ce qu’ont fait les gouvernements successifs et le volume de la population rurale vivant en-dessous du seuil de pauvreté et qui correspond donc au potentiel des bénéficiaires d’un programme de réforme agraire. Ces bénéficiaires potentiels d’un programme d’accès à la propriété de la terre représentent environ 16 millions de personnes, dont la plus grande partie est concentrée dans la région Nord-Est. Pour envisager une solution radicale au problème de la pauvreté rurale il serait nécessaire de mettre en oeuvre un programme qui engloberait quelque 3 200 000 familles .

Peut-on envisager une alternative au cadre socio-politique actuel ?

Les résultats de la politique foncière menée depuis trente ans et présentés ici sont modestes. Au cours de la période 1964-1984, 115 000 familles ont bénéficié des projets de colonisation et 113 000 autres du programme de régularisation de titres de propriété, c’est-à-dire un total de 228 000 familles. Avec le retour du régime civil et en dépit des promesses, seules 137 600 familles ont reçu des terres, 12 000 sous l’actuel gouvernement et 125 600 sous les trois gouvernement précédents (Sarney, Collor et Franco). Ces résultats nous conduisent à nous interroger sur la pertinence des voies choisis.

La controverse qui a eu lieu à la fin des années 50 et au début des années 60 sur les meilleures voies à suivre pour un développement du secteur rural a été rendue caduque avec la mise en place du modèle choisi par le régime militaire. Elle retrouve de l’importance lorsqu’on analyse les conséquences du processus de modernisation. Le prix à payer pour les gains de production et de productivité a été l’aggravation des différences sociales à la campagne et aussi dans l’économie prise en général, sans qu’il y ait eu de changement dans la structure de la propriété foncière.

Même un auteur comme Ignácio Rangel, qui avait accordé peu d'importance à la réforme agraire dans les années 60, reconnaît que, vu la

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perte de dynamisme du secteur industriel par rapport à la création d'emploi, un choix doit être fait dans le secteur rural afin de créer des emplois (1988) 1. Roberto Campos, à son tour, reconnaît que l'incapacité d’opérer la transformation de la structure agraire a eu des conséquences sur l'actuelle distribution du revenu au Brésil. Nous-même démontrons dans cet article que les projets de colonisation et la création d’unités rurales n'ont presque rien changé à la tendance à la concentration de la propriété et à la faible absorption de main d’oeuvre.

En vérité, la réforme agraire est une question de choix politique, de politique des revenus et, donc, de stratégie de développement rural. La possibilité de succès d’une solution à la question agraire dépend, d’abord, de la sortie de ces impasses et, ensuite, de la prise en compte des questions d'échelle, de concentration des actions menées et de l'utilisation de multiples éléments. Ces instruments peuvent aller de la voie tributaire —qui empêcherait l'utilisation de la terre comme réserve de valeur et pourrait engendrer les ressources nécessaires aux investissements indispensables à l’organisation d’une production familiale à partir d'un nouveau palier technologique— jusqu’à l’expropriation des terres dans les régions où les différences sociales sont les plus graves et où les terres sont utilisées de manière inefficace du point du vue social, en passant par des actions qui faciliteraient l’accès à la terre grâce à des contrats de métayage et de fermage.

Par ailleurs, la séparation entre les politiques agraires et les politiques agricoles d’une part, et l’absence d’un projet de développement qui compense les effets pervers de la modernisation agricole sur la concentration de la richesse, la distribution du revenu et la création d’emplois d’autre part, expliquent les résultats limités des mesures foncières analysées ici. Étant donné les conditions économiques et politiques en vigueur au Brésil, même une réforme agraire valable, dans le sens de ces possibilités de réussite (c’est-à-dire qui toucheraient essentiellement la région Nord-Est et certaines parties de la région Nord) n’assurerait qu’une partie de la solution du problème agraire au Brésil. L'aspect urbain de la question agraire, représenté par l’exclusion urbaine croissante des dernières décennies, requiert une politique sociale à l’adresse de la population rurale ou semi-rurale qui n’est plus directement touchée par le développement agricole. En réalité, une

1. Rangel, I. : Recursos ociosos e ciclo econômico: alternativas para a crise brasileira. Rio de Janeiro, Faculdade de Ciências Econômicas, UERJ, septembre de 1988 (Série Aulas Magnas n° 1).

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bonne partie de la population vit dans des villes moyennes de l’intérieur du pays et a une stratégie de vie qui alterne des activités rurales et urbaines, c’est-à-dire qu’elle a un travail saisonnier dans l’agriculture ou dans des activités liées au monde rural. En définitive, seul un programme destiné à pourvoir ces villes en infrastructures économiques et sociales, notamment en équipements destinés à la population qui a le plus de besoins à satisfaire, aurait un impact positif sur le niveau de vie de ces populations, sur la création d’emplois et sur les revenus. Par ailleurs, ces mesures auraient également une influence positive sur la petite production, en raison de l’implosion donnée aux marchés locaux du travail et des biens. À long terme, ce processus pourrait être soutenu par le développement même de l’agriculture et de son industrialisation.

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Principales Lois

Ordonnance n° 11 —Instaure la Surintendance de la politique agraire— SUPRA en 1962.

Loi n° 4.214 de 1963 —Statut du travailleur rural— étend aux travailleurs ruraux la législation en vigueur pour les travailleurs urbains.

Décret-loi n° 53 700 du 13 mars 1964 —Déclare d’intérêt général, en vue d’expropriation, les terres récupérées lors des investissements réalisés exclusivement par le gouvernement fédéral au travers des travaux d’irrigation, de drainage, de construction d’écluses, actuellement inexploitées ou exploitées de façon contraire à la fonction social de la propriété, ainsi que les terres situées jusqu’à des 100 km des bordures des routes fédérales et des voies ferrées nationales à moins de 50 km des bordures des frontières terrestre.

Acte constitutionnel n° 10 du 9 novembre 1964 —permet l’expropriation de la propriété rural contre dédommagement en titres de la dette agraire.

Statut de la Terre —loi n° 4 504 du 30 novembre 1964.

Acte Institutionnel n° 9 —permet l’application du décret-loi n° 554 du 25 avril 1969 en fixant le mode d’indemnisation des expropriations.

Constitution de 1988.

Loi n° 8 629 du 25 février 1993 —réglemente les dispositifs constitutionnels qui ont un rapport avec la réforme agraire prévus dans le chapitre III, titre VII de la Constitution fédérale.

Loi complémentaire n° 76 du 06 juillet 1993 —définit les dispositions de l’expropriation sommaire d'intérêt général aux fins de réforme agraire.

Loi n° 8 847 du 28 janvier 1994 —prend des dispositions concernant l’impôt foncier (ITR); transfère le recouvrement de l’ITR au Secrétariat de la recette fédérale et établit des conditions de perception similaires à celles de l’impôt sur le revenu; la loi résout la plupart des problèmes qui avait été soulevés par les spécialistes de la question agraire. Aujourd’hui la nouvelle réforme tributaire prévoit le transfert du recouvrement de l’ITR aux communes.

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Resumo

Trinta anos depois da implantação do Estatuto da Terra e, portanto, da existência formal de ma politica fundiária no Brasil, decorreu um prazo suficientemente longo para se proceder a análise de sua implementação. Este artigo busca situar historicamente a questão agrária no Brasil e stabelecer as interrelações entre modelo de desenvolvimento, restrições legais e estrutura fundiária. A principal conclusão é que o modelo de desenvolvimento agrícola que se consolidou apartir da segunda metade dos anos 60 propicia a manutenção de uma esttrutura fundiária concentrada. Apesar das diferentes políticas de regularização fundiária, colonização e assentamento de trabalhadores rurais, tanto pelo governo federal, como pelos governos dos estados, os efeitos sobre a estrutura de propriedade se mostraram pouco significativos entre 1965 e 1995.

Abstract

Thirty years after the promulgation of the Land Law (Estatuto da Terra) and the existence of a formal land policy in Brazil it is possible to carry out an analysis of its results. This article deals with the relationship between the development model, legal constraints and land structure. The main conclusion is that the model of agricultural development has involved the maintenance of a concentrated land structure since the sixties. Despite the different policies regarding land regularization and rural workers settlement, both by federal and state governments, there has been no significative impact in the period 1965-95.