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1 Atelier Energie & Territoire Paris, Janvier 2018 Atelier Energie & Territoire Transition énergétique et transition numérique : croisement ou convergence ? Constats et prises de positions Philippe Labro : Qu’on soit techno-optimiste/phile ou techno-pessimiste/phobe, force est de constater que villes et territoires se transforment, mutent à la faveur de la double transition énergétique et numérique que nous connaissons. En profonde transformation, les modes de vie inspirent de nouveaux services, à même de rendre les infrastructures plus durables, de permettre une gestion de l’énergie en temps réel et aussi fine que possible. Ces évolutions mobilisent des acteurs très divers et pour certains nouveaux dans la fabrique de la ville : outre les GAFA, des entreprises de l’informatique et du numérique (IBM, Cisco), les start-up et développeurs d’application, mais aussi des acteurs « historiques » : énergéticiens - Edf, Enedis,… –, le monde de la recherche, l’Etat, les collectivités… Sans oublier les habitants et usagers qui, équipés de leur Smartphone et de moyens de géolocalisation, s’imposent comme des acteurs incontournables. Schématiquement, deux visions se confrontent quant à la manière d’envisager la ville et sa fabrique : l’une top down, qui envisage la ville comme pilotée depuis une control room (soit la smart-city inspirée par IBM) ; une vision plus bottom up, à l’intelligence

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Atelier Energie & Territoire

Paris, Janvier 2018

Atelier Energie & Territoire Transition énergétique et

transition numérique : croisement ou convergence ?

Constats et prises de positions

Philippe Labro : Qu’on soit techno-optimiste/phile ou techno-pessimiste/phobe,

force est de constater que villes et territoires se transforment, mutent à la faveur de la

double transition énergétique et numérique que nous connaissons. En profonde

transformation, les modes de vie inspirent de nouveaux services, à même de rendre les

infrastructures plus durables, de permettre une gestion de l’énergie en temps réel et

aussi fine que possible. Ces évolutions mobilisent des acteurs très divers et pour

certains nouveaux dans la fabrique de la ville : outre les GAFA, des entreprises de

l’informatique et du numérique (IBM, Cisco), les start-up et développeurs

d’application, mais aussi des acteurs « historiques » : énergéticiens - Edf, Enedis,… –,

le monde de la recherche, l’Etat, les collectivités… Sans oublier les habitants et usagers

qui, équipés de leur Smartphone et de moyens de géolocalisation, s’imposent comme

des acteurs incontournables.

Schématiquement, deux visions se confrontent quant à la manière d’envisager la ville et

sa fabrique : l’une top down, qui envisage la ville comme pilotée depuis une control

room (soit la smart-city inspirée par IBM) ; une vision plus bottom up, à l’intelligence

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plus distribuée, fondée sur une gouvernance territoriale impliquant habitants et usagers.

C’est manifestement, malgré la référence à la smart city, la vision promue par la

métropole toulousaine (Toulouse l'Open Métropole), qui s’appuie sur une démarche

participative. C’est pourquoi nous avons voulu en savoir plus en auditionnant plusieurs

de ses parties prenantes, directes et indirectes.

Place, donc, maintenant à l’audition assurée par Sylvain Allemand, journaliste, et Alain

Bourdin, sociologue et urbaniste, par ailleurs membre du conseil scientifique de notre

think tank, qui se trouve avoir été enseignant-chercheur à Toulouse le Mirail.

Sylvain Allemand : En tant que journaliste, j’ai l’expérience de débats où les

intervenants pensent parler de la même chose et donc se comprendre, alors qu’en

réalité, ils sont dans un malentendu, faute de s’être accordés sur le sens des concepts

qu’ils manipulent. En guise de premier tour de table, j’aimerais, donc, que nous nous

attardions sur ceux qui figurent dans l’intitulé de cette matinale : « transition

énergétique et transition numérique, croisement ou convergence ». Font-ils sens pour

vous ? Comment les appréhendez-vous ? En les articulant, en considérant qu’il faut

effectivement les penser ensemble ? Commençons par vous, Marise Bafleur et Marie-

Pierre Gleizes, qui représentez le monde de la recherche…

Marise Bafleur : Au sein de notre laboratoire, le LAAS-CNRS, qui va fêter ses 50

ans dans deux ans, cela fait très longtemps que nous nous occupons de question

d’énergie. Un panneau solaire ne peut être directement branché sur des appareils

électriques. Une conversion est nécessaire, qui s’effectue via l’électronique (notre

domaine de recherche). Dans les années 80, nous avons été précurseurs dans le domaine

des centrales solaires thermiques à concentration. Très vite, nous avons dû abandonner

les recherches du fait de la réduction des financements au profit de la filière nucléaire.

Cependant, l’énergie est toujours restée un sujet de recherche. Nous nous intéressons

notamment aux composants qui concourent à l’amélioration de l’efficacité énergétique.

L’orientation de nos recherches vers les grands systèmes de production et de

distribution est plus récente. Dans le cadre du dernier CPER (Contrat Plan Etat-Région),

nous avons proposé un programme de recherche sur le « smart building » – un thème

pas si éloigné de la smart city, mais centré sur les bâtiments. Au début, nous avons mis

l’accent sur les capteurs, le multimédia et la robotique. Très vite nous avons pris acte du

regain d’intérêt pour les énergies renouvelables (EnR) dans le contexte de la transition

énergétique. Nous disposons aujourd’hui d’une plateforme en forme de bâtiment à

énergie optimisée, visant l’autonomie énergétique. A travers lui, nous nous employons à

mettre en synergie nos chercheurs de différents domaines (informatique, automatique et

robotique, micro et nano-systèmes) de façon à résoudre les problématiques de gestion

de l’énergie dans un bâtiment intelligent. Nous collaborons avec d’autres laboratoires

pour nous projeter à la grande échelle. Parmi eux : le laboratoire de Marie-Pierre

Gleizes. Une « transition » toute trouvée…

Marie-Pierre Gleizes : L’IRIT, en l’occurrence, un laboratoire qui couvre à peu près

toutes les thématiques de l’informatique, de l’architecture des machines jusqu’aux

vérifications des systèmes critiques - du logiciel et du matériel. Moi-même suis

professeur d’informatique.

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Pour répondre à votre interrogation sur l’articulation des deux transitions, je dirai que

l’une ne va pas sans l’autre. Je peux en témoigner comme responsable de l’opération

neOCampus : une plateforme d’innovation en forme de démonstrateur, autour du

campus du futur, intelligent et durable. Naturellement, nous nous préoccupons des

enjeux énergétiques, mais pas exclusivement. Selon les vœux du président de

l’Université, Bertrand Monthubert, qui a lancé l’opération en juin 2013, neOCampus

vise à atteindre trois objectifs : d’abord, l’amélioration du confort des usagers du

campus (les enseignants, les étudiants, mais aussi les personnels et les visiteurs) ;

ensuite, la réduction de l’empreinte carbone de nos bâtiments ; enfin, la réduction de

leurs coûts de fonctionnement : de la facture énergétique, donc - un campus est, faut-il

le préciser, un gros consommateur de chauffage, de lumière, d’électricité – mais aussi

de la facture d’eau.

Cette opération mobilise pas moins de onze laboratoires : outre l’IRIT et Le LAAS-

CNRS, des laboratoires tournés vers les sciences exactes, d’autres vers les sciences du

vivant, pour traiter des questions de biodiversité ou de la gestion de l’eau. C’est dire si

l’approche se veut interdisciplinaire.

En lui-même, le campus actuel est déjà une ville : il compte 38 000 étudiants ; 450 000

m2 de bâtiments ; il est traversé par des routes, comprend des stations de métro et des

arrêts de bus ; outre des logements à tarifs préférentiels, où logent des étudiants mais

aussi des familles, on y trouve une crèche et un marché. L’intérêt pour les chercheurs

est évident : ils peuvent tester en conditions réelles leurs solutions - logiciels, capteurs,

etc. Nous les encourageons d’ailleurs à sortir de leur laboratoire. Nous sommes en

discussion avec le Rectorat de la Chancellerie des Universités pour disposer des

données relatives à nos consommations d’électricité, d’eau ou encore l’air comprimé

(pour information, c’est le Rectorat, qui assure la gestion du système d’exploitation de

nos bâtiments).

Sylvain Allemand : A ce stade, je relève donc une convergence au sein du monde de

la recherche entre des chercheurs plus impliqués dans la transition énergétique, et

d’autres, plus tournés vers la transition numérique. Poursuivons ce travail

d’explicitation pour nous assurer que les autres intervenants parlent le même langage ou

tentent de le faire.

Carole Maurage : Transition énergétique et transition numérique ? J’ai

effectivement envie de dire « croisement et convergence », mais en ajoutant aussitôt

autour de l’humain. La transition numérique est déjà largement à l’œuvre. La grande

majorité des gens se sont appropriés les technologies et autres applications non sans

avoir déjà modifié leurs comportements et usages. Ce me semble en revanche moins le

cas de la transition énergétique où je ne relève pas cette appropriation de masse. On ne

la réussira pourtant que si les gens s’en approprient les enjeux, au-delà des seules

problématiques techniques. Peut-être devons-nous les y aider. C’est ce à quoi nous nous

sommes employés à travers la démarche participative C3 Challenge- Cop21, menée

avec le Ministère de l’Ecologie, du Développement durable et de l’Energie (MEDDE,

aujourd’hui Ministère de l’Environnement, de l’Energie et de la Mer – MEEM), le

Secrétariat général pour la modernisation de l’action publique (SGMAP), Etalab, Météo

France, EDF et une dizaine d’autres grands comptes dans quatre grandes métropoles

françaises dont Toulouse..

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Sylvain Allemand : Poursuivons avec vous, Bertrand Serp, qui, à la lecture de votre

parcours biographique, êtes la convergence faite homme au sens où, en plus d’être élu

métropolitain, vous présidez OpenData France qui fédère d’autres collectivités

impliquées dans l’open data. Ces mêmes collectivités s’engagent-elles dans la transition

énergétique en la faisant converger avec la transition numérique ? Si oui, y mettent-elles

la même signification ?

Bertrand Serp : La métropole toulousaine, pour m’en tenir à elle pour commencer,

s’est très tôt saisi des enjeux des smart cities. Dès 2014, nous avons engagé une

démarche politique à l’échelle de la métropole pour en concevoir une sur notre

territoire, lequel compte, je le rappelle, 37 communes, totalisant près d’un million

d’habitants. Cette démarche a été accompagnée par plusieurs personnes, pendant dix-

huit mois car nous avons souhaité une smart city aussi efficiente que possible au plan

énergétique, en intégrant les questions de mobilité, de la qualité de l’air, etc. Nous

l’avons voulue également open (d’où la marque Toulouse l'Open Métropole que nous

avons retenue) au sens où elle est conçue avec les acteurs du territoire - les entreprises,

y compris les start-up, les habitants, les usagers, etc. – dans une logique de co-

construction et d’expérimentation. Toulouse l'Open Métropole, c’est un budget

d’investissement de 500 millions d’euros sur quatre ans - pour conduire une transition

numérique et énergétique, à travers des expérimentations, des démonstrateurs comme,

par exemple, neOCampus, dont la métropole est partenaire. Le président Bertrand

Monthubert nous a sollicité dès 2014 pour savoir comment il pouvait s’insérer dans la

démarche que nous engagions et comment nous pouvions l’accompagner.

A travers Toulouse l'Open Métropole, nous affirmons clairement notre volonté de nous

inscrire dans la transition énergétique en exploitant moins les Big Data que les smart

data, les données intelligentes. Une volonté qui doit sans doute beaucoup à mon propre

engagement au sein d’OpenData France, que je préside depuis sa création, en 2014.

Comme son nom l’indique, cette association vise à promouvoir la libération des

données publiques. A ce titre, nous participons aux travaux parlementaires. Nous avons

déjà été auditionnés par le Sénat, dans la perspective de la loi d’Axelle Lemaire sur la

République numérique. Elle-même nous a confié la rédaction d’un rapport sur l’enjeu

de la transition numérique au niveau de la France : la manière dont nous pouvions aider

les collectivités locales à appréhender l’open data [rapport remis depuis, en septembre].

A ce jour, une soixantaine de collectivités sont engagées.

Alain Bourdin : Cette audition est la deuxième que nous faisons sur le thème des Big

Data [ pour accéder aux comptes rendus de la première, cliquer ici]. De la précédente, je

retiens la remarque du Délégué général de la Fing, Daniel Kaplan, qui considère que la

smart city n’est déjà plus le sujet. De fait, les industriels avec lesquels j’ai l’occasion de

discuter disent eux-mêmes ne pas faire de la smart city, mais de la gestion de données.

Or, comme vous, j’ai pris connaissance de la publicité de la Caisse des Dépôts, qui se

positionne comme productrice de smart cities. Nous avons d’autant plus envie de vous

demander à chacun, ce que vous mettez vous-mêmes derrière cette notion.

Bertrand Serp : Notre position est claire à cet égard. La smart city est un concept pas

si nouveau que cela. Aujourd’hui, il y a une conscience collective, citoyenne, d’une

nécessaire co-construction de la ville. Une prise de conscience qui est sortie renforcée

de l’issue de la COP21. Celle-ci ne saurait-être le fait d’opérateurs privés et d’eux seuls.

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Notre smart city, nous entendons, donc, la co-construire. Si d’autres collectivités se sont

saisies de ce thème un peu ancien, c’est avec la volonté d’agir avec de grands groupes

et des start-up, pour une ville plus efficiente, plus facile à vivre et à gérer, bref, plus

intelligente. Certes, la notion peut paraître galvaudée. Mais nous avons pris le temps

réfléchir au sens que nous voulions lui donner. Nous nous sommes gardés de nous en

tenir à des modèles prédéfinis. Notre vision de la smart city, nous l’avons co-construite

avec les diverses parties prenantes : les citoyens, mais aussi les représentants de l’Etat,

sans oublier la CDC, que vous venez de citer, en privilégiant les principes de

l’expérimentation et du démonstrateur, sur les territoires, en cherchant aussi à amplifier

la portée d’initiatives existantes. Bref, une démarche pragmatique, destinée à montrer

que nous pouvions rendre, ensemble, la ville plus intelligente encore.

Alain Bourdin : il se trouve que je participe aussi à la fabrication de démonstrateurs.

Il serait bien de dire ce qu’on entend précisément par là. Mais, auparavant, gardons-

nous de paraître trop bisounours : la ville intelligente ou, comme on voudra, la smart

city, peut recouvrir des réalités contradictoires au regard des parties prenantes.

Schématiquement, on peut distinguer trois visions : celle des grands opérateurs

(industriels, CDC,…), qui l’envisagent principalement à partir des smart grids ; celle

des consommateurs et usagers (la smart city des Smartphones, qui est encore différente

de la smart city des smartgrids : chaque consommateur fabrique sa ville), enfin, celle du

citoyen, qui en pointe les enjeux politiques.

Bertrand Serp : Je ne conteste pas l’existence de ces trois visions. Elles partagent

cependant un enjeu commun : l’ambition de valoriser les data, privés et publics, pour

concevoir de nouveaux services urbains. Dans cette perspective, l’intérêt des usagers et

des habitants peut croiser celui des opérateurs comme des start-up. C’est en tout cas, à

cette convergence à laquelle nous nous employons, en tant qu’élu du territoire. Si nous

avons un rôle à jouer, c’est bien celui-ci, en faisant de notre territoire un lieu

d’expérimentation et de démonstration.

Voici un exemple concret pour montrer comment une co-construction peut s’envisager ;

une start-up toulousaine – Kawantech - a conçu un lampadaire intelligent. Pendant

plusieurs mois, nous lui avons permis de l’expérimenter avec le concours d’un grand

groupe, Continental, sur notre territoire. La solution nous paraissant probante, nous

avons ensuite procédé à une commande publique – pas moins de 467 capteurs seront

installés sous nos lampadaires, qui pourront ainsi en réguler le fonctionnement selon

l’état du trafic. Un exemple concret de convergence (entre les deux transitions ceci dit

en passant), issue d’une démarche expérimentale, impliquant acteurs privés et publics,

la collectivité étant là pour faciliter l’innovation. Le tout pour un coût de 2,2 millions

d’euros.

Carole Maurage : Le secret de réussite de ce qu’il est convenu d’appeler une smart

city, réside, ainsi que Bertrand Serp vient de l’illustrer, dans cette capacité à mettre

ensemble, et le plus en amont possible, les acteurs concernés : les opérateurs industriels,

des entreprises innovantes, les citoyens qui seront appelés à vivre cette ville intelligente,

tout en ayant déjà une expertise en la matière ; le rôle des pouvoirs publics étant de

faciliter le processus d’innovation, à travers des financements, mais aussi en

encourageant l’expérimentation. Dès lors qu’une vision est partagée, qu’on sort d’une

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logique de silos, chacun sait ce qu’il a à faire. Certes, plusieurs visions sont en

présence, mais elles peuvent se compléter et s’enrichir mutuellement.

Pour en revenir plus spécifiquement à l’open data, autant le reconnaître : nous n’en

sommes qu’au début. Des obstacles sinon des réticences demandent à être levés. Il n’est

pas aussi simple de mettre à disposition des données pertinentes. Encore faut-il qu’elles

soient aussi appropriables par un citoyen lambda. Je vous invite à faire l’expérience

suivante : consulter un fichier de data mis à disposition par une collectivité local. Je

vous mets au défi d’en retirer un intérêt pour votre propre usage de la ville.

Beaucoup de solutions commencent à être proposées en termes de design et

d’interfaçage, de façon à faciliter l’interprétation des data par le commun des mortels

Mais nous n’en sommes encore qu’au début.

Sylvain Allemand : Sur l’enjeu de l’interfaçage, je renvoie à l’entretien avec Gilles

Rougon, responsable Design Transverse à la Direction R&D d’Edf, qui développe

justement une approche design des datas relatives à l’énergie [pour y accéder, cliquer

ici]. Poursuivons le tour de table en nous tournant vers les représentants du monde

académique : aviez-vous la smart city en tête en lançant le projet de neOCampus ?

Marie-Pierre Gleizes : Le neOCampus, autrement dit le smart campus, tel que nous

l’envisageons a naturellement des liens avec la smart city. Les opérateurs de la ville

sont a priori des partenaires. S’il permet à des chercheurs de tester leurs hypothèses,

notre démonstrateur a aussi vocation à accueillir des start-up qui souhaiteraient tester

leur concept dans la vraie vie. A fortiori s’il concerne des problématiques de la smart

city.

Qu’est-ce donc que cette smart city, me demanderez-vous. Je répondrai en disant

qu’elle se définit d’abord par sa vocation à offrir aux citoyens une qualité de vie

meilleure : au plan énergétique, mais aussi de la mobilité, de la santé, du lien social, etc.

Elle se traduit donc par toutes sortes de solutions techniques, mais pas seulement. Dans

notre esprit, elle passe aussi par la conception de nouveaux espaces de vie, de travail,

innovants, des tiers lieux comme il est convenu de dire.

La smart city n’est certes pas dissociable des enjeux énergétiques et numériques. Elle

doit beaucoup aux progrès réalisés dans le domaine des capteurs - lesquels permettent

de recueillir des données de toutes sortes –, du stockage ou encore de l’analyse et de

l’Intelligence Artificielle. Pour autant, elle ne saurait se réduire aux perspectives

offertes par les « Big Data », n’être l’affaire que des seules entreprises du numérique ou

de l’énergétique. Elle concerne aussi les sciences de l’ingénieur, mais aussi les sciences

sociales et humaines, sans compter l’urbanisme, etc. Autant de disciplines qu’il importe

de croiser. Sans quoi, il est illusoire de réfléchir sérieusement à la ville du futur et ses

enjeux. Pour l’heure, nous sommes centrés sur le campus de Rangueil à dominante

plutôt sciences exactes. Il y existe cependant un laboratoire de SHS d’ores et déjà

impliqué dans les réflexions.

Au-delà des chercheurs, la smart city, telle que nous l’envisageons, est l’affaire des

citoyens eux-mêmes, qu’ils y résident ou qu’ils n’en soient que des usagers. Il importe

qu’ils puissent donc prendre part à nos réflexions, donner leur avis, y compris sur

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l’usage des données. Celles-ci constituent une matière première de la plus grande

importance. Mais des Big Data sans respect de la vie intime, personnelle, c’est

potentiellement dangereux. Raison de plus pour en garantir un bon usage. Dans cette

perspective, l’Etat a un rôle à jouer, de même que les collectivités locales, les grandes

comme les petites. Personnellement, je ne suis pas favorable à ce qu’elles livrent toutes

leurs données. Certaines doivent rester dans leur giron sinon celui de l’Etat. Et c’est

autant le chercheur que l’élue d’une petite commune, que je suis par ailleurs, qui le dit.

Dans ma commune, on est train de mettre en place sur le net un portail à l’attention des

familles. Je trouve la démarche intéressante et utile. Pour autant, je ne pense pas que la

commune doive rendre accessibles toutes les données aux opérateurs privés. La donnée

maîtrisée doit être accessible à tous et non à quelques-uns, même au prétexte que cela

leur permet d’imaginer d’autres services. Le risque, sinon, est que ces opérateurs privés

finissent par imposer la manière dont les gens devraient vivre. Dès lors, la citoyenneté

n’est pas un vain mot. On débat beaucoup de la « privacy » ou de protection de

données : ce sont des enjeux qui dépassent les chercheurs, mais les concernent

cependant tout autant que les citoyens : les chercheurs sont responsables des résultats de

leurs recherches et de leurs applications.

Marise Bafleur : Nous sommes en train de vivre une grande révolution au plan de

l’énergie. Les directives européennes poussent à l’intégration croissante des EnR.

L’Ademe a même proposéun scénario de mix électrique 100% renouvelable, à l’horizon

2050, qui ne paraît pas a priori irréalisable. Or, plus nous introduisons d’EnR, par

définition intermittentes pour certaines d’entre elles (l’éolien et le photovoltaïque), plus

nous impactons le mode de gestion de nos réseaux électriques, confrontés à davantage

de pics de production et de consommation, ne coïncidant pas nécessairement.

Cependant, les perspectives offertes en matière de stockage, de pile à combustible,

ajoutées à celle de la numérisation, permettent d’envisager la possibilité d’y faire face.

De simple consommatrice, la ville va devenir aussi productrice d’énergie à travers le

développement du photovoltaïque, en son sein, et, en périphérie, des champs

d’éoliennes et de la biomasse. Le réseau électrique est donc appelé à évoluer pour

établir en temps réel, grâce à des modèles prédictifs, de quelle énergie on a besoin et de

quelle énergie on dispose. D’un système centralisé, géré par de grands opérateurs

(ErDF, Enedis), on va passer à des micro grids, distribués, permettant d’équilibrer

l’offre et la demande à l’échelle d’un quartier ou même d’un campus. De

consommateurs, nous deviendrons nous-mêmes producteurs d’énergie, grâce à des

habitats équipés de panneaux solaires ou en investissant dans des coopératives de

production. Le mot de consomm’acteur prendra tout son sens. Mais pour qu’il en soit

effectivement ainsi, il importe que ce consommateur puisse interpréter les données

disponibles. En l’état actuel, le compteur électrique ne dit pas grand-chose. Le bâtiment

démonstrateur abrité au LAAS-CNRS compte jusqu’à 6 000 capteurs qui fournissent

des données toutes les dix secondes. Mais ces données sont brutes. Nous travaillons

actuellement sur la manière de les exploiter pour établir un diagnostic et faire de la

prédiction. Un travail de sémantique s’il en est.

Un des rôles de la smart city est de nous préparer à ce changement, au passage d’un

système énergétique centralisé, fondé sur de grandes centrales de production et

infrastructures de distribution, à un système énergétique plus distribué, valorisant les

productions locales. L’intégration des réseaux électriques et internet que les smart grids

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impliquent n’est pas sans soulever des questionnements, à commencer par celui de la

sécurisation et de la protection des données. Soit l’enjeu de la cybersécurité, dont nous

nous préoccupons aussi, dans le cadre de nos recherches.

Sylvain Allemand : On prend la mesure de l’extrémité des parties concernées…

Alain Bourdin : Une remarque et une question. La remarque concerne les enjeux

relatifs aux data : ils sont techniques mais aussi juridiques. C’est ce qui ressort de vos

témoignages. La question est alors de savoir si vous comptez des juristes dans vos

équipes. Au-delà, et pour reprendre le constat que vient de faire Sylvain, comment

mettre les acteurs autour de la table ?

Bertrand Serp : C’est précisément ce que nous avons fait à travers l’élaboration de

notre schéma directeur, en mettant tout le monde autour de la table, comme vous dites :

à la fois les représentants de l’Etat, des collectivités, les entreprises, les start-up, les

citoyens, sans oublier, effectivement, les juristes. Au sein d’OpenData France, nous en

comptons une, issue de la Cnil, Sandrine Mathon. Toutes les collectivités sollicitent des

juristes. Conscientes des enjeux, elles se veulent prévoyantes. Il nous revient aussi à

nous, élus, à travers les politiques publiques, de sensibiliser aux enjeux des data, mais

en nous gardant de faire montre d’alarmisme. La peur ne doit pas commander nos

décisions, en matière de Big Data, comme en d’autres.

Les collectivités territoriales - je parle en tout cas de celles qui sont membres

d’OpenData France - se veulent vigilantes sans être pour autant dans une attitude

défensive. Elles veulent être actrices du changement, en prenant part à l’élaboration aux

côtés de l’Etat et du législateur des projets de loi relatifs au numérique. Etant entendu

qu’il faut raisonner désormais à l’échelle de l’Europe. A cet égard, force est de

constater un gap entre le projet de loi sur la République numérique d’Axelle Lemaire et

ce qui est en train de s’élaborer à l’échelle européenne, à travers notamment le plan

Juncker pour l’investissement en Europe. Pour autant, je ne pense pas, encore une fois,

qu’il faille être dans une posture défensive. C’est parce qu’on anticipera les choses,

qu’on les organisera en toute transparence, que les données publiques pourront être

utiles à la fois au entreprises, aux start-up et aux citoyens. Reste à progresser en matière

d’interfaçage et de design. Un vrai sujet, j’en conviens. Marise Bafleur évoquait la

nécessité de donner aux citoyens la possibilité de s’approprier les données. J’ajouterai

les agents de nos services. Notre ville en compte 13 000. La décision du maire de

libérer les données a des incidences sur leurs métiers et leur organisation du travail. Les

services de la ville comme de la métropole se sont pour commencer employés à

identifier un référent. Nous ne sommes qu’au début d’un chantier long mais

indispensable.

Alain Bourdin : Nous ne nous faisons pas de souci pour les grandes métropoles.

Mais qu’en est-il des petites collectivités ?

Bertrand Serp : De petites collectivités se sont déjà mises à l’heure de l’open data.

Nous en comptons d’ailleurs plusieurs parmi nos membres. Certes, à cette échelle, c’est

plus difficile en l’absence de service numérique dédié. Mais la loi encadre les choses.

N’oublions pas non plus la Cnil et son expérience. Au sein d’Open Data France, nous

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travaillons de concert avec elle. Tout le monde peut trouver sa place, et y trouver son

compte moyennant un minimum de cette vigilance que nous évoquions.

Carole Maurage : Ne nous voilons pas la face. Les enjeux sont énormes.

L’ouverture des données va naturellement de soi et doit être menée à bien. Mais il

importe d’être vigilant sur ce à quoi on donne accès, ce qu’on ouvre. Quelle est la

valeur de cette donnée ? C’est une question que toute entreprise doit se poser. A-t-elle

une valeur stratégique ? Une valeur business, également ? Autant de questions qui

concernent aussi les collectivités comme les citoyens.

A cet égard, on ne peut pas ne pas évoquer le poids des GAFA, qui ne manqueront pas

d’exploiter les données qu’on libère pour en faire un business. Dans un monde

globalisé, les frontières, de l’information du moins, ont disparu. Force est d’admettre

que ce ne sont pas les pouvoirs publics qui imposeront seuls leur loi en matière de

circulation de données. Les bonnes intentions ne suffisent pas à garantir un usage aussi

respectueux que possible de la vie personnelle.

Sylvain Allemand : C’est l’occasion de s’accorder sur ce qu’on entend par open data

qui, dans les faits, recouvrent plusieurs réalités entre l’ouverture de données publiques

et la combinaison de données, publiques et privées, sur la base d’une contractualisation,

à l’instar de ce qui peut être fait en matière d’open innovation stricto sensu.

Bertrand Serp : Parfaitement. Quand je suis arrivé à OpenData France, en 2014

donc, j’ai été interpellé par Google. Rendez-vous a été pris, au siège parisien. Nos

interlocuteurs nous ont montré une carte dynamique de l’Europe (Google transit)

visualisant les flux de transports. Tous les pays y étaient représentés, sauf la France. La

raison : la réticence des collectivités françaises à fournir des données adaptées aux

standards de Google. Cette firme nous a donc proposé de travailler ensemble. Deux ans

plus tard, nous ne sommes pas encore parvenus à lever les obstacles. Nous travaillons

sur le principe d’une licence évolutive permettant une exploitation des données de nos

membres, mais sous conditions. Il n’est pas question que nous prenions en charge leur

adaptation au format Google. L’open data consiste à fournir des données, mais

certainement pas d’assumer leur transformation pour qu’elles puissent être exploitables

au moindre coût par les opérateurs privés. L’argument que Google met en avant est

qu’il saura d’autant mieux répondre aux besoins des usagers que ces données seront au

bon format. Soit, mais ce n’est pas à la collectivité d’en assumer le coût. Après tout, des

start-up toulousaines parviennent à les exploiter. Je pense à Coovia, dans le domaine du

covoiturage.

Nous n’en continuons pas moins à plancher sur la question. Des juristes sont sollicités

aussi bien du côté de Google que des collectivités. L’issue de ces échanges est encore

incertaine.

Sylvain Allemand à Marie-Pierre Gleizes : Comment traitez-vous cette question

à l’échelle de votre neOCampus ?

Marie-Pierre Gleizes : La première étape a justement consisté à équiper le campus

de capteurs. Maintenant se pose la question des données et de leur usage. Nous mettons

autour de la table les parties concernées et compétentes : notre administration, ceux en

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charge de la sécurité, nos collègues des SHS dont les juristes, sans oublier la Cnil, bien

entendu. Pour savoir quelles données mettre en ligne et pour quel usage. Toutes les

données n’ont pas besoin d’être mises à disposition ni divulguées.

Par exemple, les start-up qui souhaitent contribuer à l’efficacité énergétique, ont-elles

besoin pour concevoir leur algorithme de connaître en temps réels les données relatives

à la consommation de tous nos bâtiments ? Je ne le pense pas. Un jeu de données peut

suffire pour permettre des développements, mais, s’agissant de la donnée en temps réel,

ce n’est pas nécessaire. Ça l’est davantage dans le domaine des transports. Le plus

important est davantage l’interopérabilité des dispositifs, autrement dit, leur capacité à

échanger des données qui soient compréhensibles.

Au final, nous avons une démarche différente de celle des grands groupes qui

cherchent, eux, à aspirer toutes les données disponibles pour mieux, ensuite, voir ce

qu’ils peuvent en faire, distinguer celles qui sont pertinentes de celles qui le sont moins.

Nous considérons, nous, plus utile de laisser certaines données localement. Nos

capteurs sont d’ailleurs conçus pour être bien plus que des capteurs : ils peuvent non

seulement émettre des données, mais aussi en conserver pour du calcul déporté. De la

veille intelligente, en somme. Voici un exemple pour illustrer mon propos : il concerne

la surveillance vidéo. En vertu du droit à l’image, on ne peut tout filmer. Plutôt que de

tout filmer pour ensuite flouter, la caméra sélectionne en amont. Et ce, grâce à des

capteurs intégrant des micro-ordinateurs, qui permettent de traiter l’image localement.

Des données sont stockées dans la caméra, sans être transmises.

Sylvain Allemand : Des propos qui rejoignent, me semble-t-il, ceux tenus lors de

notre première matinale dédiée aux Big Data, par Ghislain de Pierrefeu et Daniel

Kaplan, qui doutaient de l’intérêt de l’open data. L’un comme l’autre militent davantage

pour une exploitation à partir de cas d’usage bien définis…

Carole Maurage : L’open data peut effectivement se restreindre à un échange de

données entre deux acteurs. Actuellement, nous accompagnons d’ailleurs plusieurs

grands groupes qui aspirent à partager des données entre eux. Bref, l’open data recouvre

des cas de figures et des formats différents. EtatLab avait poussé à l’ouverture

systématique de données, mais c’était pour lancer une dynamique. Il y a eu depuis

énormément de données mises à disposition, mais selon un protocole qui n’en rendait

pas l’exploitation toujours possible ou aisée. On privilégiait plus le volume que la

qualité. Aujourd’hui, on revient sur cette idée. On a besoin de données de qualité,

pertinentes, utilisables pour un besoin donné.

Marise Bafleur : Pour les besoins des expérimentations menées dans le cadre de

notre bâtiment à énergie optimisée, nous nous sommes posé la question de savoir ce que

nous mettrions à disposition comme données. Le parti qui a été pris a été celui d’une

open data limitée à certaines données, moyennant un important travail de sémantique,

c’est-à-dire de mise en forme pour qu’elles soient appropriables par les utilisateurs

finaux. Les autres données sont exploitées, mais dans une logique partenariale.

Sylvain Allemand : A vous entendre tous les quatre, vous avez donc fait vôtre la

notion de smart cities. Mais qu’en est-il de la solidarité inter smart-cities et au-delà des

territoires : une valeur, qui a régi jusqu’à présent notre système énergétique centralisé ?

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Marise Bafleur : Le système énergétique actuel n’est pas aussi autonome qu’on le

pense. Il échange avec ceux des pays voisins (anglais, espagnol, allemand…), qui nous

fournissent en électricité ou qu’on approvisionne. Il continuera à en être ainsi avec un

micro-réseau distribué. Suivant les situations de surcharge, une forme de solidarité

continuera à être mise en œuvre. La différence majeure réside dans la possibilité d’une

gestion en temps réel, permettant aux acteurs territoriaux de reprendre la main sur leur

production et consommation d’électricité.

Alain Bourdin : Vous avez, Marise Bafleur, rappelé combien nos villes allaient

changer, en devenant plus productives et non plus seulement consommatrices. On

pourrait évoquer bien plus de changements, notamment en matière de mobilité, de

modes de vie, au plan économique, ou encore, cerise sur le gâteau, au niveau des

campus universitaires. Je poursuis actuellement des recherches sur trois d’entre eux.

Quand on raisonne à 20-30 ans, force est de se dire que cela ne ressemblera à rien de ce

qu’on imagine. Je crains qu’il en aille a fortiori ainsi des villes.

Quand les Big Data sont invoquées, c’est dans la perspective d’améliorer l’existant. Et

si on se servait des Big Data pour fabriquer la ville ? Telle est la question dont on

débattait au cours de la dernière réunion du comité scientifique de l’Atelier Energie et

Territoires. En d’autres termes, peut-on se servir de ce que nous apporte le numérique,

cette capacité à produire des données, pour éclairer la démarche des urbanistes et

aménageurs plutôt que pour définir des services, une fois la ville aménagée. Mais cette

interrogation fait-elle sens pour vous ?

Carole Maurage : La réponse est bien sûr affirmative. Mais avant de définir les

moyens, il importe de s’accorder d’abord sur la vision. Quel sens veut-on donner à la

ville ? Une question à laquelle les data ne pourront répondre. Elles ne sont encore une

fois qu’un moyen. Elles peuvent être une source de création, d’inspiration, mais ne pas

définir le sens, sauf à épouser une vision transhumaniste des choses. Pour s’accorder sur

une vision partagée, il faut prendre le temps de réunir toutes les parties concernées :

citoyens, acteurs publics et privés. C’est précisément le sens de la démarche engagée à

Toulouse, que nous avons accompagnée.

Marie-Pierre Gleizes : De fait, on ne construit pas une ville à partir de données,

mais à partir des usages de ceux qui y habitent, vivent, travaillent, étudient, etc. En tant

que chercheur, je considère la ville comme un système complexe multi-agents : elle

évolue sous l’effet de décisions multiples, des actions individuelles et collectives. Tant

et si bien qu’il est difficile de dire à quoi elle ressemblera dans 20-30 ans, comme vous

le dites très justement. Nous nous gardons de nous projeter aussi loin d’ailleurs, même

si on peut faire l’hypothèse que beaucoup de ce qui existe aujourd’hui sera toujours là.

A défaut de dire à quoi elle ressemblera, on peut en revanche accompagner ses

évolutions. Moyennant de l’interopérabilité, on peut ajouter des éléments nouveaux

sans trop perturber l’écosystème existant. Les contraintes budgétaires nous y obligent.

Nous n’avons pas les moyens financiers de reconstruire les bâtiments ou les réhabiliter

tous en profondeur. Il faut donc rajouter des choses nouvelles, plus performantes, en

gardant le reste. Il en va de la ville comme des bâtiments : la ville est en relation avec

d’autres villes. C’est aussi en ce sens qu’elle participe à un système complexe. Tout

cela remet en question les modes de gestion centralisés. Une seule entité ne peut plus

prétendre tout contrôler, tout gouverner. En informatique, le concepteur d’un système

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doit admettre de perdre le contrôle dès lors qu’on y ajoute des composantes nouvelles.

Il en va de même de systèmes centralisés. Reste à élaborer de nouvelles théories sur les

modes de contrôle des systèmes appelés à évoluer.

Sylvain Allemand : Tout cela est fort intéressant, mais je me demande si nous ne

perdons pas de vue l’interrogation que rapportait Alain Bourdin, quant à la possibilité

d’intégrer le plus en amont les data dans la conception même du projet urbain… Dans

quelle mesure peuvent-elles impacter le métier de maître d’ouvrage ? Interrogation sur

laquelle nous aimerions bien entendre le représentant de la métropole…

Bertrand Serp : Comme le soulignait Marie-Pierre, il ne s’agit pas de refaire, ni de

changer radicalement la ville, de démolir pour reconstruire, tout simplement parce que

nous n’en avons plus les moyens. Sans attendre, nous démocratisons l’accès du wifi à

l’échelle de toute la ville - la 4G sera disponible dans le métro dès l’année prochaine

pour éviter les ruptures, assurer la continuité de service pour les citoyens. Tout cela

participe de la transition numérique que nous voulons inscrire dans l’aménagement

même notre ville.

Reste qu’il y aura encore de nouveaux programmes d’urbanisation. Dans le cadre de

Montaudran Areposace (ex-Aerospace Campus) ou encore du pôle data, nous

réfléchissons à des bâtiments intelligents, des voiries également intelligentes, etc. C’est

désormais dans l’Adn de nos urbanistes. Dans notre esprit, ces projets préfigurent ce

que pourra être la ville de demain. De même que le futur quartier de la gare de Toulouse

(qui accueillera un quartier d’affaires d’ici 5-10 ans) dont le projet a été engagé dans la

perspective de l’arrivée de la LGV et d’une nouvelle ligne de métro.

Sylvain Allemand : Allez-vous jusqu’à demander à vos maîtres d’ouvrage d’intégrer

les data pour une meilleure appréhension des flux, avant même de dessiner le projet

urbain ?

Bertrand Serp : Bien sûr. L’heure est plus que j’avais à l’amélioration des capacités

prédictives à la faveur, justement, de l’open data.

Marie-Pierre Gleizes : Le CPER que j’évoquais tout à l’heure nous donne les

moyens de rénover nos bâtiments et d’en construire de nouveaux, à commencer par la

Maison de la réussite en licence. Les plans ont commencé à être dessinés il y a deux

ans. Nous avons été sollicités au titre de neOCampus pour définir ce qu’on voudrait

faire dans ce bâtiment. Pour l’heure, nous ne savons pas encore quels capteurs nous

comptons installer. Nous savons juste que nous en équiperons nos bâtiments. Nous

avons donc formulé le souhait qu’il soit pré-câblé – des gaines sont réservées de façon à

faire passer, le moment venu, les fils où transiterons nos données récoltées par les

capteurs.

Cela étant dit, il n’y a pas que le numérique. Il y a aussi un enjeu d’isolation thermique !

Des équipes travaillent sur les matériaux et sont, donc, à même de concevoir de

nouvelles cloisons pour améliorer l’isolement.

Marise Bafleur : Pour notre part, nous nous sommes intéressés au fait de ne pas

découpler le comportement thermique du bâtiment de sa consommation électrique. Pour

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mémoire, les bâtiments représentent 66% de la consommation d’électricité, du fait du

chauffage notamment. Des travaux de recherche visent à modéliser efficacement ce

couplage. L’exercice n’est pas simple. Cela dépend des bâtiments et des ressources.

Nous disposons de la géothermie et de panneaux solaires. Mais un bâtiment qui

fonctionnera avec de l’air conditionné classique impliquera un autre modèle. Tout

dépend également des matériaux qui entrent dans leur composition. C’est dire, encore

une fois, la nécessité d’une approche multidisciplinaire.

Je souhaiterais maintenant évoquer le Linky, une initiative qui suscite beaucoup de

réticences chez les consommateurs au prétexte qu’elle porterait atteinte à leur vie

privée. Ce qui ne manque pas de me surprendre : ces mêmes consommateurs n’hésitent

pas à fournir toutes sortes de données via leur carte de crédit ou leur Smartphone. On

sait en temps réel ce que chacun d’eux fait. Un compteur sécurisé comme Linky permet

au moins d’optimiser sa consommation d’électricité et d’être acteur de sa

consommation énergétique.

Dans le même ordre de réflexion, je souhaite dire un mot sur le véhicule électrique. A

l’horizon de 2050, on en prévoit une dizaine de millions dans le monde. De prime

abord, cette solution est perçue comme une charge pour le réseau électrique. Pourtant, à

travers les batteries dont sont dotés ces véhicules, elle peut contribuer à pallier

l’intermittence des EnR : les batteries permettent de stocker la surproduction

d’électricité ou d’en libérer en cas de besoin. Elles constituent en somme un réservoir à

grande échelle. Nous travaillons, donc, aussi sur les modalités de ce pilotage du système

énergétique via les véhicules électriques. Ce qui suppose, là encore, pour les parties

prenantes, d’accepter d’échanger leurs données.

Sylvain Allemand : Les chercheurs que vous êtes relèvent a priori des sciences

exactes, mais vous avez été amenés, par la force des choses - la prise en compte des

comportements et des freins qu’ils peuvent représenter – à vous ouvrir aux sciences

sociales et humaines. Si défi il y a pour vous, ne réside-t-il pas aussi, outre l’essor des

data sciences, dans cette ouverture à d’autres disciplines ?

Marie-Pierre Gleizes : Tout à fait. C’est un dialogue indispensable, mais pas

toujours simple. Le champ des disciplines scientifiques est encore organisé en silos. On

parle beaucoup d’interdisciplinarité, mais autant reconnaître qu’elle est difficile à

mettre en œuvre. Nous persévérons cependant dans cette voie. Un de nos projets nous

tient particulièrement à cœur : l’éco-citoyenneté. Tout en se gardant d’être trop intrusif

ni coercitif, il vise à changer le comportement des usagers. Comme dit Joël de Rosnay,

on veut passer de « l’égo-citoyen égoïste à l’éco-citoyen solidaire ». Qui partagerait sa

batterie, pour reprendre l’exemple de Marise. Qui, plus généralement, coopérerait pour

assurer le bon fonctionnement du système. Quelque chose qui nous est familier en

sciences exactes : dans un écosystème technique, des couplages se font naturellement.

Mais pour parvenir à une smart city, on ne peut pas s’appuyer que sur les technologies.

Il faut assurer un couplage harmonieux avec les utilisateurs. Ce qui suppose de

comprendre les interactions homme-machine. Voici un exemple pour illustrer mon

propos et, par là même, l’enjeu de l’éco-citoyenneté : imaginez que vous êtes dans une

salle, comme ce matin, au milieu d’autres personnes ; il y fait de plus en plus chaud à

mesure qu’on avance dans la matinée (parce que les échanges sont passionnants !). Le

réflexe consistera à ouvrir la fenêtre, alors que c’est le chauffage qu’il faudrait

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commencer par régler. Notre projet sur l’éco-citoyenneté n’a pas d’autre finalité que de

sensibiliser à l’importance des comportements et à leur adaptation au contexte, sans

recourir nécessairement à plus de technologie. C’est dire son enjeu pédagogique et si

elle justifie l’ouverture aux SHS.

Sylvain Allemand : « Eco-citoyenneté » avez-vous dit. Il sera intéressant de revenir

sur cet enjeu et la manière dont elle est encouragée par les collectivités locales, étant

entendu qu’elle doit être attendue autant des habitants (ceux qui votent) que des usagers

qui n’y résident pas (et n’y votent donc pas)…

Echanges avec le public

Clément Cohen, de Toulouse Métropole : Je voulais compléter ce que Bertrand Serp

a dit de Montaudran, dont le projet illustre la convergence entre les deux transitions, à

l’échelle de la métropole. Et ce sous divers aspects. Elle se joue en effet jusqu’au

niveau des ordinateurs, qui, comme chacun sait, produisent des données aussi bien que

de la chaleur… De plys, à Montaudran, nous disposons d’un des plus gros calculateurs

– il est exploité par Météo France. Nous sommes en train d’en récupérer l’énergie fatale

pour l’injecter dans un réseau qui s’approvisionnera aussi via l’incinérateur de

déchets. Le numérique comme l’informatique engendrent aussi des déchets. D’où la

mise en œuvre des principes de l’économie circulaire, valorisée par la loi sur la

Transition énergétique pour la Croissance verte (j’insiste sur la seconde partie de

l’intitulé car il s’agit bien de créer aussi des emplois). Au-delà, il s’agit de promouvoir

une smart énergie : celle qu’on ne consomme pas et qu’on n’aura donc pas à produire.

D’où l’accent mis sur les interfaces avec les consommateurs pour les amener à

optimiser leur consommation d’énergie.

Philippe Labro : Une question pour Bertrand Serp, que j’introduirai par un récit,

celui d’une start-up, basée à Londres, qui a conçu un outil de navigation, City Mapper,

indiquant en temps réel toutes les possibilités pour aller d’un point A à un point B, dans

les grandes capitales européennes. Une vraie innovation. Sauf qu’elle repose sur le

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piratage des données de la RATP. Celle-ci s’en est émue, en menaçant de fermer le

robinet de données. En réalité, le piratage ne serait pas totalement illégal, dès lors que

les données ne sont pas commercialisées. S’en est suivie en outre une pétition ayant

réuni 200 000 signatures pour dissuader la RATP de priver la start-up de ses données.

Ma question est la suivante : comment protéger les citoyens contre ce type

d’innovation. Non pas qu’une start-up comme City Mapper soit, en elle-même, une

menace. Mais qu’advient-il si elle devait être rachetée par un GAFA ou un grand

opérateur des mobilités ? Sous couvert d’économie collaborative, ne favorise-t-on pas

l’avènement d’une économie dérégulée qui se joue des frontières nationales ? Ne faut-il

pas légiférer ?

Bertrand Serp : Légiférer, c’est précisément ce qu’il faut faire et c’est l’enjeu du

projet de loi sur la République numérique. Cela dit, il ne faut pas se faire plus peur que

cela. L’open data peut déboucher sur des initiatives heureuses. Permettez-moi de re-

citer l’exemple de Coovia, une start-up toulousaine, qui propose « du Blablacar au

quotidien ». Fondée par un ancien ingénieur d’Airbus, elle pu voir le jour grâce aux

données de Tisseo [le réseau de transports en commun de l’agglomération toulousaine],

que nous avons libérées. Nous avons également pris cette start-up sous notre aile, en lui

faisant bénéficier du label French Tech Toulouse. Aujourd’hui, elle continue à se

développer, dans le cadre du cluster Automotech.

Si, maintenant, et pour en venir à votre question, elle devait être rachetée par un GAFA,

il y a un risque qu’il faut effectivement prévenir. C’est encore une fois l’enjeu de la loi

en cours d’élaboration. Reste qu’on ne pourra pas tout contrôler. L’exemple que vous

avez cité est un cas manifeste de piratage. Il faudra donc être suffisamment vigilant

pour éviter ce genre de dérive. Il est aussi clair qu’il faut une harmonisation de la

législation au moins à l’échelle de l’Europe. Les Etats-Unis constituent un contexte trop

particulier pour qu’on s’en inspire. Est-ce que cela passe par des solutions techniques ?

Des licences ? Je ne saurai le dire. Une chose est sûre, le projet de loi français n’est pas

encore abouti de ce point de vue. Quoi qu’il en soit, il ne faut pas verser dans une

crainte systématique. En disant cela, je ne minore pas les risques touchant à la

cybersécurité. Au contraire, c’est un domaine dont il faut encourager les recherches.

Pour tout vous dire, je crains plus les attaques de nos bases de données que les piratages

de start-up ou le risque de rachat par des GAFA.

Marie-Pierre Gleizes : Je crois qu’il ne faut pas minorer un autre motif de crainte :

celui lié à la possibilité d’anticiper les demandes du consommateur grâce à

l’exploitation des données relatives à ses achats. Le risque est ni plus ni moins de le

déresponsabiliser, de le réduire à réagir aux notifications commerciales, en lui faisant

perdre son aptitude à choisir par lui-même. En disant cela, je ne récuse pas le fait de

mettre des données d’un opérateur (comme Tisseo, par exemple) à disposition d’une

start-up. Je pense à l’exploitation des données personnelles qu’on produit à travers ses

achats, au point d’anticiper ses choix. Qu’on puisse suggérer un livre en croisant les

données relatives à des achats antérieurs est sans doute une bonne chose. Mais, parfois,

il peut être bon de lire des ouvrages qui sortent de vos champs de spécialité et centres

d’intérêt. C’est en tout cas quelque chose d’essentiel à l’avancement de la recherche.

Bien des découvertes sont nées du fait d’être sortie des routines. Vous m’avez bien

comprise : je ne suis pas pour une rétention systématique des données. En revanche, je

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pense que l’accès de ces données doit être fonction des besoins et fait dans le respect de

la vie privée des gens, sans nuire à leur faculté de choisir.

Carole Maurage : Pour appuyer le propos de Marie-Pierre, j’ajoute que, si internet et

le numérique nous offrent l’accès à la diversité, force est d’admettre qu’ils peuvent

aussi restreindre la capacité effective de choix. Si on anticipe trop vos choix, à coup de

notifications, vous ne disposez plus de temps pour choisir par vous-même et vous

laisser surprendre par ce qui sort de l’ordinaire. Ce faisant, vous restreignez le champ de

la créativité. Paradoxalement, ce qui devait ouvrir sur la diversité, concourt à

uniformiser, routiniser les choix.

Je profite d’avoir pris la parole pour introduire la question du prix des

données personnelles. Les GAFA disposent de données vous concernant sans que cela

leur coûte quoi que ce soit. Il faudrait se poser la question : pourquoi les citoyens ne

pourraient-ils pas être rétribués en retour ? Il me semble important d’engager la

réflexion sur la manière pour eux de reprendre le pouvoir sur les données les

concernant.

Il faut arrêter de penser que les gens sont des enfants à qui il faudrait tout expliquer. Les

gens ne sont pas aussi suiveurs. La société de consommation incline à en faire des

consommateurs aussi disciplinés que possibles. Un consommateur ouvert et critique est

source d’embêtements. En réalité, il est riche d’une expertise liée à son expérience de la

consommation. C’est pourquoi je milite pour associer les consommateurs aux experts et

aux chercheurs et, au-delà, créer des communautés apprenantes où s’exerce l’esprit

critique, de façon à reprendre la main sur son existence et son environnement. Leur

implication doit être envisagée le plus en amont possible, et non pas une fois que les

choses sont déjà bien avancées. C’est ce que nous avons fait à Toulouse pour co-

construire une vision partagée de la smart city. Leur avis a été pris en compte dans le

schéma directeur, ce qui ne peut que les motiver à devenir encore plus acteurs de leur

ville. A contrario, il n’y a rien de plus décourageant que d’être sollicité pour découvrir

que son avis n’a pas été pris en considération. Naturellement, les nouvelles technologies

sont des outils facilitateurs, pour faire vivre l’intelligence collective, mais cela passe

aussi par des rencontres physiques. Naturellement, cette démarche participative n’a de

sens que si les pouvoirs publics accompagnent la démarche. Car rien ne peut être fait

sans eux et leur implication.

Alain Bourdin : Consomm’acteurs, intelligence collective… Je ne suis en désaccord

avec aucune de ces notions et rien de ce qui a été dit. Comme disait la sociologue des

organisations Michel Crozier, on ne change pas la société par décrets : le social est trop

complexe et ambivalent pour cela. Cela dit, gardons à l’esprit que des logiques qu’on

prête au numérique ont déjà été à l’œuvre par le passé, fût-ce dans une ampleur

moindre. Revenons à l’exemple du choix des livres. A ce sujet, je renvoie au

merveilleux livre de Lucien Karpik, L’économie des singularités [Gallimard, 2007],

qui décrit ce qui avait été déjà mis en place, avant même l’essor du numérique, pour

orienter sinon aider le consommateur dans ses choix de lecture. Le numérique vient

certes percuter la réalité sociale, nos modes de vie, mais nous avons toujours eu à gérer

des contradictions. Et ce n’est pas plus mal. C’est lorsqu’il n’y a plus de contradictions

qu’on peut commencer à s’inquiéter.

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Un représentant régional de la Caisse des Dépôts : D’abord merci pour la

hauteur de vue de vos échanges. Nous sommes loin du niveau de réflexion tel qu’on

peut l’observer au plan local, en général. Quand on discute avec des représentants de

collectivités locales, ils reconnaissent le bien fondé des économies d’énergie à réaliser,

de l’importance de croiser transition énergétique et transition numérique. Mais ils disent

aussi ne pas avoir les moyens financiers, être encore en quête du bon modèle

économique. Tant et si bien que je me demande comment passer des idées formulées au

cours de cette audition aux actes, comment les traduire dans la réalité.

La double transition est l’occasion pour des collectivités locales de retrouver des

marges de manœuvre financière. A la condition cependant de se doter des moyens

d’exploiter les données. Des collectivités ont recouru à des prestataires pour s’équiper

en lampadaires intelligents, mais sans anticiper sur les moyens de les rendre vraiment

intelligents : en l’occurrence l’expertise dans l’analyse des données produites. Résultat :

des millions d’euros investis en pure perte…

La double transition offre aussi l’opportunité de nouveaux partenariats. Ce qu’illustre

encore le cas des lampadaires intelligents. En plus d’optimiser l’éclairage, il permet des

retombées positives dans la gestion des stationnements. Ce qui suppose de s’associer à

d’autres acteurs (les gestionnaires de parc de stationnement, par exemple) pour

imaginer de nouveaux modèles économiques. Mais comment passe-t-on à ce stade, du

démonstrateur au partenariat producteur de valeur ? C’est l’une des questions à laquelle

nous nous s’employons de répondre, en accompagnant les parties prenantes des smart

cities.

Bertrand Serp : Nous travaillons beaucoup avec vous, la CDC, au plan national (à

travers OpenData France) et local (comme élu). Depuis au moins deux ans, nous nous

sommes résolument inscrits dans cette double démarche de démonstrateur et de

partenariat, avec les usagers et les habitants. Nous aurions pu opter pour une solution

clé en main. Mais c’est précisément ce que nous n’avons pas souhaité. Nous avons

privilégié l’expérimentation pour élaborer une solution collant au plus près au contexte

toulousain. D’autres villes ont effectivement fait le choix de s’associer à de grands

opérateurs (IMB ou autre). Nous, nous avons opté pour une autre démarche, plus

collaborative. Parce que nous avions aussi le souci de faciliter l’appropriation par les

citoyens. Nous souhaitions en outre prendre le temps de savoir quelles données devaient

être valorisées et avec qui. C’est toute l’originalité du Schéma directeur de Toulouse

l'Open Métropole qui se décline progressivement en une quinzaine de projets

(bénéficiant de l’accompagnement de la CDC).

Tout cela correspond à une volonté clairement affirmée par le président de la métropole,

Jean-Luc Moudenc : celle d’être comptable auprès des citoyens. D’où d’ailleurs le

choix de l’appellation – Toulouse l'Open Métropole – qui, encore une fois, exprime

notre souhait d’être ouverts, en même temps que disruptifs. Rendez-vous a déjà été pris

avec les Toulousains pour présenter l’état d’avancement des projets inscrits dans notre

schéma. S’ils estiment que des choses ont été mal faites, ils auront la possibilité de nous

le dire. Nous ajusterons les projets en conséquence. La première fois, un millier de

personnes avaient répondu présent.

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Nous faisons le pari que la transparence de la démarche contribue à une meilleure

appréhension par nos citoyens des enjeux et les défis de la ville de demain. Malgré

l’existence de grands opérateurs mondiaux, il est encore possible de décider de la ville

dont nous voulons. Modestement, Toulouse Métropole essaie de s’adapter aux

transitions pour mieux affronter la mondialisation. A ceux qui se projettent avec un

sentiment de peur, au prétexte que nos faits et gestes seraient plus « traçables », je tiens

à rappeler qu’on sait déjà tout ou presque de nous, ne serait-ce qu’à travers l’usage de

notre carte bleue ou de notre Smartphone. Selon la manière dont nous les envisageons,

les Big Data peuvent être, nous en avons la conviction, un moyen de reprendre la main

sur les transitions en cours.

Philippe Labro : Un mot sur l’apport du design. Les données mises à disposition,

brutes, ne parlent pas au consommateur. Il y a donc là un vrai enjeu. A cet égard, on

peut citer le cas de Rennes, membre d’OpenData France, qui a travaillé avec une agence

pour rendre plus lisible les données Insee (cf site de la ville). Toulouse travaille-t-elle

sur un projet de portail pour « designer » les data ?

Bertrand Serp : Oui, et je vous invite d’ailleurs à aller le voir ! Il n’est déjà pas si

mal. Certes, on peut toujours l’améliorer. En attendant, Toulouse a été, avec Rennes,

citée en exemple, par l’Association des Maires de France.

Sylvain Allemand : Au terme de cette matinée, je m’étonne qu’OpenData France ne

rassemble que des collectivités locales. Nous avons vu l’intérêt qu’il y avait à hybrider

les acteurs. OpenData France serait-elle prête à s’ouvrir sinon à soutenir les prochaines

matinales de l’Atelier Energie et territoires ?

Bertrand Serp : (Sourire). C’est une question que nous nous sommes posés.

OpenData France est une émanation de collectivités locales, née à Toulouse. L’heure

est peut-être venue de s’ouvrir aux entreprises. Nous organisons déjà des

événements avec elles. Nous pourrions effectivement associer plus étroitement les

industriels mais aussi les startuppers à nos réflexions.

Une participante : Je suis data scientist et participe à l’organisation du Meetup

Toulouse Data Science - un événement destiné à faire se rencontrer les acteurs

intéressés par les enjeux des data numériques. On a beaucoup évoqué les GAFA et les

craintes qu’ils peuvent susciter. Reste que, si on veut disposer des techniques pour faire

face à la volumétrie croissante de données, on peut considérer que ce sont des acteurs

utiles : après tout, ce sont eux qui ont développé les technologies qu’on utilise pour les

traiter. Personnellement, cela fait plusieurs années que je travaille sur des projets relatifs

aux datas. Au début, on les stockait et on les visualisait, sans se préoccuper toujours de

leur sécurisation. La gouvernance n’était pas un sujet de préoccupation. Maintenant que

les projets entrent en phase de production, cela devient une vraie problématique. Les

producteurs de logiciels s’en soucient. Les technologies ne sont pas encore matures,

mais récentes. C’est un autre enjeu sur lequel je voulais attirer votre attention.

Pierre Glize, Université Toulouse III - Paul Sabatier : L’intitulé de la matinale porte

sur une double transition : numérique et énergétique. Une transition réfère a priori à un

changement qui fait passer d’un état à un autre, d’une situation à une autre. Or, en

matière de numérique, comme de l’énergie, force est de constater que les changements

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sont déjà en cours, rapides et profonds. Le numérique n’a cessé d’envahir notre

quotidien. Du côté de l’énergie, les EnR influencent l’urbanisme, la mobilité. Elles

devraient impacter l’université et l’éducation. En réalité, nous avons affaire à des

systèmes complexes, qui appellent une pensée tout aussi complexe.

Que serait-donc une transition ? A priori, l’audition est l’occasion d’en savoir un peu

plus : elle rassemble des scientifiques et des élus. Seulement, quand on soumet une

question à un scientifique, il s’emploie à définir une problématique. Un politique a, lui,

toujours des idées pour formuler des solutions aux problèmes qui se posent. Sauf que,

face à des systèmes complexes, comment prétendre apporter une réponse définitive ?

Comment assumer le fait d’être dans une phase de transition, sans avoir réponse à tout ?

Comment penser complexe et être dans un état de transition permanent avec toute

l’incertitude que cela engendre ?

Sylvain Allemand : Une situation d’autant plus complexe que, comme me le

soufflait à l’oreille Marise, ces deux transitions ne s’inscrivent pas dans les mêmes

temporalités.

Marise Bafleur : En effet, la transition énergétique et la transition numérique ne

s’inscrivent pas dans les mêmes échelles de temps. Les investissements dans l’énergie

nous projettent dans plusieurs décennies. Le numérique change, lui, à un rythme

beaucoup plus rapide. Probablement faudra-t-il s’appuyer, pour les besoins de la

transition énergétique, sur des technologies moins avancées. Cette contrainte de temps

est aussi une opportunité. On dispose de plus de temps pour sécuriser les

systèmes. Autre certitude : il n’y aura pas de solution universelle, de système

énergétique standard. Est-il besoin de le rappeler, tous les territoires ne sont pas égaux

au regard des ressources énergétiques. En même temps, il importe que les solutions

adaptées soient transposables, reconfigurables, que les systèmes informatiques puissent

passer d’un système énergétique à l’autre.

Marie-Pierre Gleizes : Ce sur quoi nous travaillons aussi dans la perspective de la

ville intelligente, c’est des outils qui soient auto-adaptatifs. Il faut que le système

parvienne à s’adapter seul. Du moins au plan scientifique. Bien entendu, dans la réalité,

il y a toujours de l’humain. En matière de domotique, là où les applications existantes

permettent de procéder à toutes sortes d’opérations (régler la lumière, le chauffage,

depuis son Smartphone ou d’un autre appareil), nous poussons la recherche jusqu’à

l’autonomisation en travaillant sur l’hypothèse que les réglages se font en fonction de la

présence humaine. Non que ce soit un avenir dont on rêve, mais parce que cela ouvre

sur de nouvelles problématiques intéressantes d’un point de vue strictement

scientifique.

Carole Maurage : Face aux systèmes complexes, il faut s’autoriser la prise de recul,

se poser la question non plus seulement du comment, mais du pourquoi. Quel est le sens

de telle ou telle solution ? On y revient. C’est en prenant ce recul et en ayant une vision

à plus long terme qu’on pourra faire face à la complexité croissante des systèmes. Au

vu des enjeux planétaires, il ne devrait pas être difficile de s’accorder sur les priorités.

La transition énergétique n’est pas qu’une transition technique. C’est une transition qui

a du sens car elle engage l’avenir de la planète.

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Alain Bourdin : J’ai bien aimé la question sur ce qu’il est possible de dire face à la

complexité des systèmes. Elle met le doigt sur le défi de la transversalité. Vous avez dit

ce qu’il convient de dire du point de vue de l’analyse. Il reste que les politiques

publiques doivent bien être nommées pour être comprises, appropriées. Certes, la

transition énergétique n’est probablement par l’expression la plus heureuse. Mais c’est

la meilleure façon qu’on ait eu jusqu'à présent pour mobiliser à travers une politique

publique. Il faut en passer par là, qu’on le veuille ou non. Il faut aussi parvenir à faire

communiquer ceux qui sont dans l’analyse et ceux qui sont dans l’action. Ce n’est pas

toujours simple.

Bertrand Serp : C’est notre rôle que de faire connaître ces politiques publiques en

participant notamment à des dispositifs comme cette audition, mêlant des chercheurs et

d’autres acteurs de la société (j’inclus les personnes présentes dans la salle). A nous

aussi de faire connaître les nouvelles pratiques, la vision à partager. On ne peut rester

confiner dans nos milieux respectifs. C’est vrai que le numérique a envahi nos vies

quotidiennes. Le temps est venu d’une vision partagée sur ses enjeux, aujourd’hui plus

que jamais à l’heure des Big Data.