21
VALLENTYNE, Peter « Le conséquentialisme », in Ethics in Practice, 3rd edition, édité par Hugh LaFollette (Blackwell Publishers, 2006). Traduit de l’anglais par Élise Desaulniers (révisé par Martin Gibert). Le Conséquentialisme 1- Que signifie l’utilité pour les utilitaristes ? 2- Pourquoi peut-on dire que le conséquentialisme de l’acte donne une considération égale au bien-être de chacun ? 3- Expliquez l’exemple du mari trompé. 4- Pourquoi la « diminution du bien-être marginal » répond à l’objection de l’équité ? 5- Quels sont les deux aspect de l’objection de l’exigence exagérée ? 6- À quelle objection permet de répondre le conséquentialisme de l’acte contraignant ? 7- Expliquez l’exemple du mensonge au terroriste ? Que montre-t-il ? 1. Introduction Les trois principales théories morales sont le conséquentialisme, la déontologie et l’éthique de la vertu. Je vais décrire et évaluer le conséquentialisme après avoir fait quelques remarques préliminaires sur la moralité. La moralité est normative. Elle s’intéresse à la façon dont devrait être le monde – par opposition à comment le monde est. Plus spécifiquement, elle est normative dans le sens qu’elle s’intéresse à ce qui est permis (correct, acceptable) et à ce qui est bon (souhaitable) et mal (non souhaitable). Il existe toutefois plusieurs points de vue normatifs : l’admissibilité et la bonté [goodness] du point de vue de l’intérêt personnel rationnel, l’admissibilité juridique et le bon d’un point de vue esthétique. À moins que ce ne soit indiqué, la permissibilité [permissibility] et la valeur devront être comprises comme permissibilité et la 46

Web viewL’ouvrage de J.J.C. Smart et Bernard Williams, Utilitarisme : le pour et le contre (Labor & Fides, 1997) est une excellente introduction à l’utilitarisme

  • Upload
    lecong

  • View
    213

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Web viewL’ouvrage de J.J.C. Smart et Bernard Williams, Utilitarisme : le pour et le contre (Labor & Fides, 1997) est une excellente introduction à l’utilitarisme

VALLENTYNE, Peter « Le conséquentialisme », in Ethics in Practice, 3rd edition, édité par Hugh LaFollette (Blackwell Publishers, 2006). Traduit de l’anglais par Élise Desaulniers (révisé par Martin Gibert).

Le Conséquentialisme

1- Que signifie l’utilité pour les utilitaristes ?

2- Pourquoi peut-on dire que le conséquentialisme de l’acte donne une considération égale au bien-être de chacun ?

3- Expliquez l’exemple du mari trompé.

4- Pourquoi la « diminution du bien-être marginal » répond à l’objection de l’équité ?

5- Quels sont les deux aspect de l’objection de l’exigence exagérée ?

6- À quelle objection permet de répondre le conséquentialisme de l’acte contraignant ?

7- Expliquez l’exemple du mensonge au terroriste ? Que montre-t-il ?

1. Introduction

Les trois principales théories morales sont le conséquentialisme, la déontologie et l’éthique de la vertu. Je vais décrire et évaluer le conséquentialisme après avoir fait quelques remarques préliminaires sur la moralité.

La moralité est normative. Elle s’intéresse à la façon dont devrait être le monde – par opposition à comment le monde est. Plus spécifiquement, elle est normative dans le sens qu’elle s’intéresse à ce qui est permis (correct, acceptable) et à ce qui est bon (souhaitable) et mal (non souhaitable). Il existe toutefois plusieurs points de vue normatifs : l’admissibilité et la bonté [goodness] du point de vue de l’intérêt personnel rationnel, l’admissibilité

juridique et le bon d’un point de vue esthétique. À moins que ce ne soit indiqué, la permissibilité [permissibility] et la valeur devront être comprises comme permissibilité et la valeur dans une perspective morale.

La moralité s’intéresse à la fois aux actions, aux situations, aux traits de caractères, aux institutions sociales, aux politiques, etc. Pour nous simplifier la tâche, nous mettrons l’emphase sur la moralité des actions qui est la forme la plus centrale d’évaluation morale. De plus, nous nous intéresserons surtout à la permissibilité morale (par opposition au bien [goodness]). Une action est permise si et seulement si il est acceptable (pas mal) de l’accomplir1. Notre question centrale sera donc la suivante : qu’est-ce qui détermine qu’une action est moralement permise ?

Le conséquentialisme de l’acte soutient que le fait d’être permis pour une action est déterminée par le bien [how good] de ses conséquences. Par exemple, si tuer une personne innocente avait de très bonnes conséquences globales comparativement à ses alternatives (parce que ça sauverait des millions de vies par exemple), alors il serait permis de le faire. En revanche, il 1 Certaines actions permises sont optionnelles (permis d’accomplir mais aussi permis de ne pas accomplir) et certaines sont obligatoires (permis d’accomplir et pas permis de ne pas accomplir). Ainsi, la plupart des gens pensent que, dans des circonstances normales, se casser la tête [scratching one’s head] est moralement optionnel mais respecter un contrat est moralement obligatoire.

46

Page 2: Web viewL’ouvrage de J.J.C. Smart et Bernard Williams, Utilitarisme : le pour et le contre (Labor & Fides, 1997) est une excellente introduction à l’utilitarisme

ne serait pas permis de le faire si les conséquences étaient très mauvaises. C’est ce que nous allons explorer avec quelques idées qui y sont liées.

2. Utilitarisme de l’acte

Le conséquentialisme soutient que le fait pour une action d’être permise se fonde sur le bien de ses conséquences par rapport à celles de ses alternatives possibles. Dans une situation donnée, un agent peut effectuer un certain nombre d’actions. Ces actions sont un ensemble d’alternatives possibles et chaque action a des conséquences différentes. Les conséquences incluent tout ce qui va arriver dans le monde si l’action est faite, ce qui comprend ce qui peut se produire dans un futur lointain ou ailleurs dans le monde. Supposons, par exemple, que si j’aide une jeune fille à faire ses devoirs, elle devienne présidente des États-Unis, empêche une guerre nucléaire et garantit ainsi qu’une certaine île existera encore dans 1000 ans. On a là toutes les conséquences de l’action : ses effets sur tout et partout font partie de ses conséquences. Une précision s’impose : étant donné que les effets d’une action sont généralement probables, les conséquences d’une action doivent être comprises en spécifiant la probabilité des différentes situations (10% de chance de paix et 90% de risque de guerre si je fais ceci). Toutefois, pour plus de simplicité, nous allons généralement examiner des cas simples où les actions produisent leurs effets avec certitude.

Historiquement, la théorie conséquentialiste de l’acte la plus connue est l’utilitarisme de l’acte. Le

conséquentialisme de l’acte est né en Grande-Bretagne au 17e et 18e siècle, alors que les penseurs commençaient à remettre en question les systèmes sociaux, économiques et politiques traditionnels (par ex. les monarchies) et leur justification comme commandements de Dieu. Pour les utilitaristes, l’accent était mis sur la conception et la justification de structures sociales en termes de promotion du bien-être humain, où le bien-être d’une personne signifie la façon dont sa vie se déroule dans tous ses aspects. (Les utilitaristes utilisent « utilité » comme synonyme de bien-être, mais nous utiliserons plutôt le terme bien-être). Les partisans les plus célèbres sont Jeremy Bentham (1748-1832) et John Stuart Mill (1806-1873).2

L’utilitarisme de l’acte soutient les deux propositions suivantes :

Conséquentialisme de l’acte maximisant [Maximizing Act Consequentialism] : une action est permise si et seulement si ses conséquences sont moralement bonnes au maximum (au moins aussi bonnes que celles de ses alternatives possibles).

Valeur utilitaire [Utilitarian Value] : une situation est moralement aussi bonne qu’une autre si et seulement si le total des bien-êtres individuels qu’elle comporte est au moins aussi grand que le

2 Voir Jeremy Bentham, Introduction aux principes de la morale et de la législation, (Londres 1789) et John Stuart Mill, Utilitarisme (Londres, 1863). L’ouvrage de J.J.C. Smart et Bernard Williams, Utilitarisme : le pour et le contre (Labor & Fides, 1997) est une excellente introduction à l’utilitarisme.

47

Page 3: Web viewL’ouvrage de J.J.C. Smart et Bernard Williams, Utilitarisme : le pour et le contre (Labor & Fides, 1997) est une excellente introduction à l’utilitarisme

total des bien-être individuels d’une autre.3

On peut clarifier ces propositions en considérant l’exemple suivant, où il n’y a que trois actions possibles et seulement trois personnes dans le monde :

Conséquences pour le bien-être

Jane Mary John Total

Action 1 40 30 20 90

Action 2 30 20 40 90

Action 3 0 10 30 30

Ici, par exemple, l’Action 1 produit 40 unités de bien-être (par exemple du bonheur) pour Jane, 30 pour Mary et 20 unités pour John. Pour la valeur utilitaire, le bien-être individuel peut être mesuré sur une telle échelle quantitative (ce qui est controversé, nous en parlerons plus tard). La valeur morale d’une action est alors déterminée par le bien-être total : nous pouvons ne prendre en considération que la colonne total de cet exemple. Quant au conséquentialisme de l’acte maximisant,

3 Par soucis de simplicité, je me concentrerai sur l’utilitarisme total. L’utilitarisme moyen est une autre version, pour laquelle une situation est moralement au moins aussi bonne qu’une autre si et seulement si son bien-être moyen est au moins aussi grand. Si le nombre de personnes est le même dans les deux situations, il n’y a pas de différences entre ces deux versions. Toutefois, quand le nombre de personnes est différent, les deux versions divergent. L’utilitarisme total soutient par exemple, que trois personnes avec une unité chacun (total de 3, moyenne de 1) est mieux qu’une seule personne avec 2, tandis que l’utilitarisme moyen défend le contraire.

il nous montre que l’Action 3 n’est pas permise (elle est mauvaise) parce qu’elle est moins bonne que l’Action 1 (et aussi moins bonne que l’Action 2). L’Action 1 et l’Action 2 peuvent toutes deux être jugées permises parce que chacune produit autant de bien-être qu’il est possible (90). Et parce que chacune est permise, aucune n’est obligatoire (requise). Chacune est une option (permise mais non requise). L’agent doit choisir entre l’Action1 et l’Action2, mais il est moralement libre de décider laquelle.

Avant d’analyser le conséquentialisme de l’acte maximisant, nous allons d’abord examiner la valeur utilitaire. Une caractéristique intéressante de cette approche est qu’elle considère le bien moral [moral goodness] d’une situation d’après la qualité de la vie des gens (leur bien-être). Plus particulièrement, elle considère que rendre tout le monde meilleur rend les choses moralement meilleures. Elle donne aussi une considération égale au bien-être de chacun. Tous les individus – riche ou pauvre, homme ou femme, noir ou blanc – ont le même poids. Dans l’exemple ci-dessus, par exemple, le bien-être de Jane, Mary ou John compte également, peur importe leur race, leur religion, leur sexe, etc.4

Il est important de noter que la valeur utilitaire ne définit pas ce qu’est le bien-être de quelqu’un. Les premiers

4 La valeur utilitaire est parfois décrite comme « le plus grand bien pour le plus grand nombre » mais il s’agit d’une erreur – et même d’une incohérence. La valeur utilitaire dit que 99 personnes avec 0 et une personne avec 100 (total = 100) est mieux que 99 personnes avec 1 et une personne avec 0 (total = 99) même si la seconde distribution vaut mieux pour 99 personnes sur 100.

48

Page 4: Web viewL’ouvrage de J.J.C. Smart et Bernard Williams, Utilitarisme : le pour et le contre (Labor & Fides, 1997) est une excellente introduction à l’utilitarisme

utilitaristes (comme Bentham) considéraient le bien-être quantitativement, comme le solde net du plaisir moins la douleur. Cette approche constituait toutefois une conception trop étroite des types de joie et des peines qui importent pour le bien-être. Les utilitaristes qui suivront (comme Mill) feront la distinction entre plaisirs supérieurs et plaisirs inférieurs et souligneront que la qualité du plaisir et de la douleur doit aussi être prise en compte. Par exemple, puisque les humains ont généralement des facultés intellectuelles plus sophistiquées, ils sont généralement capables de plaisir et de douleur de plus grande qualité, comme le rappelle le fameux mot de Mills’s : « Il vaut mieux être un homme insatisfait qu'un porc satisfait » (Chap. 2 de Utilitarism). Les utilitaristes contemporains ont tendance à soutenir une conception encore plus large du bien-être. Ils prétendent que le bonheur compte beaucoup, mais que ce n’est pas la seule chose qui importe pour le bien-être. En effet, pour la plupart des gens, réduire un peu son bonheur et augmenter significativement son niveau de réalisations et la qualité de ses relations avec les autres rend la vie meilleure. Prenons par exemple un homme qui est très heureux mais qui ne sait pas que sa femme adorée ne l’aime pas et le trompe régulièrement. Sa vie ne serait-elle pas meilleure si sa femme l’aimait et ne le trompait pas, même si son bonheur (pour d’autres raisons) était légèrement réduit ? Le bien-être, dans ce cas si, n’est donc pas purement subjectif au sens qu’il ne dépend pas uniquement de l’état d’esprit de l’individu.

Ces questions sont complexes et je ne mentionnerai ici que les deux principales théories du bien-être qui ont été développées. L’utilitarisme des

préférences soutient que le bien-être de quelqu’un dépend du niveau de satisfaction de ses préférences personnelles [self-regarding prefrences] et informées. Voilà qui est en parti subjectif (les préférences) et en partie objectif (comment ces préférences sont satisfaites). Le mari, dans le cas précédent, aurait sans doute préféré être moins heureux mais que sa femme soit aimante et fidèle. L’utilitarisme perfectionniste (ou idéal) soutient quant à lui qu’il existe des choses qui sont objectivement bonnes pour une personne, même si elle ne s’en contrefiche (dans ses préférences). On peut dire par exemple qu’augmenter les réalisations d’une personne ou ses relations intimes positives fera en sorte que sa vie ira mieux, même si elle ne s’en soucie pas. Dans ce qui suit, nous laisseront ouvert ce qu’est la bonne conception du bien-être.

Il existe plusieurs objections importantes à la valeur utilitaire. Une première est qu’elle présuppose que le bien-être puisse être quantifié avec précision. Dans l’exemple précédent, on ne présuppose pas seulement (comme c’est plausible) qu’on peut savoir quand Jane a le plus de bien-être (l’Action 1, par exemple, lui donne plus de bien-être que l’Action 2). La valeur utilitaire présuppose aussi qu’on peut connaître la quantité de bien-être pour Jane : ainsi, la différence entre le bien-être pour Jane entre l’Action 1 (40 unités) et l’Action 2 (30 unités) est inférieure à la différence de bien-être pour elle entre l’Action 2 (30 unités) et l’Action 3 (0 unités). La valeur utilitaire assume également que le bien-être se compare entre des personnes dans le sens qu’il existe des faits permettant d’établir comment l’augmentation du bien-être d’une personne se compare avec celle d’une

49

Page 5: Web viewL’ouvrage de J.J.C. Smart et Bernard Williams, Utilitarisme : le pour et le contre (Labor & Fides, 1997) est une excellente introduction à l’utilitarisme

autre. Ainsi, la valeur utilitaire présuppose qu’en passant de l’Action 2 à l’Action 1, Jane gagne moins de bien-être (10 unités) que John n’en perd (20 unités). Mais il n’est pas évident qu’un calcul quantitatif aussi précis soit possible, même en principe. Bien sur, la possibilité d’un tel calcul dépend de la façon dont le bien-être est mesuré. Ceux qui défendent la valeur utilitaire doivent donc prouver que le bien-être est mesurable quantitativement et comparable entre les personnes. Si tel n’est pas le cas, cela signifie que la valeur utilitaire repose sur une présupposition fausse.

Une seconde objection à la valeur utilitaire vient de ce s’intéressant uniquement au bien-être total, elle n’est pas sensible à la façon dont le bien-être est distribué entre les individus. Examinons l’exemple suivant :

Conséquences pour le bien-être

Jane Mary John Total

Action 1 0 0 99 99

Action 2 33 33 33 99

Action 3 50 10 20 80

Exemple 2

Dans cet exemple, l’Action 1 produit 0 unités de bien-être pour Jane et Mary et 99 unités pour John. Or, la valeur utilitaire nous dit que la valeur morale de ces actions est déterminée par le bien-être total – elle ne considère donc que la colonne total. L’Action 1 et l’Action 2 sont donc également bonnes (avec un total de 99 chacune) et chacune est moralement meilleure que l’Action 3. Si on admet que l’Action 3 est bien la pire,

est-il pour autant vrai que les deux premières sont également bonnes ? Elles ont effectivement le même total, mais le bien-être est distribué plus équitablement dans l’Action 2. Or, si personne ne revendique davantage de bien-être (parce qu’il aurait travaillé davantage par exemple), la distribution la plus équitable semble la meilleure. Mais la valeur utilitaire ne laisse aucune place pour des considérations de distribution telles que l’équité ou la priorité pour les plus démunis. Étant donné que certains types de considération distributive semblent pertinents, on a là une objection importante à l’utilitarisme.

Les utilitaristes ont une réponse partielle à l’objection selon laquelle ils ne donnent pas priorité aux plus démunis et ne tiennent pas compte de l’équité. Ils font appel à la diminution du bien-être (utilité) marginal des ressources (ou de l’argent). L’idée, c’est que plus une personne a de ressources, plus l’augmentation en bien-être qui provient d’une unité supplémentaire de ressource (par exemple, une pomme ou un dollar de plus) diminue. Ainsi, si une personne n’a pas d’argent, obtenir un dollar lui procurera un bénéfice significatif en bien-être (la différence entre être affamé et ne pas l’être), mais si cette personne a déjà un million de dollars, obtenir un dollar supplémentaire aura un effet insignifiant sur son bien-être. Étant donné que les individus ont à peu près les mêmes dispositions à la diminution du bien-être marginal, cela signifie que toute chose étant égale par ailleurs, les utilitaristes vont favoriser (pour augmenter le bien-être total) le transfert des ressources des riches vers les pauvres (et donc favoriser l’égalité). Il y a bien sûr d’autres facteurs comme les effets d’incitation qui doivent aussi être pris en compte et qui peuvent avoir

50

Page 6: Web viewL’ouvrage de J.J.C. Smart et Bernard Williams, Utilitarisme : le pour et le contre (Labor & Fides, 1997) est une excellente introduction à l’utilitarisme

l’effet inverse. (Par exemple, donner de l’aide aux pauvres peut réduire l’incitation à travailler, et la diminution de leur travail peut réduire le bien-être total). Il n’empêche qu’à la lumière de la diminution du bien-être marginal, les utilitaristes ont tendance à favoriser une distribution équitable des ressources.

Il est toutefois important de noter que l’égalité des ressources (par ex. l’argent) n’est pas l’égalité du bien-être. Une personne qui souffre régulièrement de dépression majeure peut avoir le même montant d’argent (et d’autres ressources) que quelqu’un avec des dispositions au bonheur, mais le niveau de bien-être de ces deux personnes sera très différent. Ainsi, le fait que l’utilitarisme soit sensible à la distribution des ressources ne le rend pas automatiquement sensible à celle du bien-être.

Dans le même esprit, une troisième objection à la valeur utilitaire vient de ce qu’elle n’est pas sensible aux choix que font les individus. Elle ne tient pas compte, par exemple, des bons ou des mauvais actes qui sont accomplis par quelqu’un. Le bien-être de chacun a la même valeur. Ainsi, elle considère que 100 unités de bien-être pour une bonne personne et 0 unités pour un scélérat sont aussi bonnes que 0 unités pour une bonne personne et 100 unités pour le scélérat (puisque le total est le même). Il n’y a pas de place pour des individus plus méritants que d’autres à cause de leurs choix.

À la lumière de ces deux dernières objections, plusieurs conséquentialistes ont abandonné la valeur utilitaire. Ils font appel à d’autres théories de la valeur morale (ce qui rend une situation moralement meilleure qu’une autre). Leur théorie de la valeur préférée peut être le bien-être sensible à l’égalité

[sensitive equality of wellbeing], c’est-à-dire comment le bien-être coïncide avec le mérite, voire même invoque des considérations qui n’ont rien à voir avec le bien-être (par exemple, la promotion de la connaissance et de la beauté). En abandonnant la valeur utilitaire, ces conséquentialistes abandonnent l’utilitarisme mais ils n’abandonnent pas l’idée du conséquentialisme de l’acte : à savoir que l’action est déterminée par le bien de ses conséquences. Dans ce qui suit, nous devrons donc assumer que certaines théories de la valeur pertinentes ont été adoptées, mais nous laissereront ouvert leur contenu exact. Nous nous intéresserons au conséquentialisme en général (par opposition à sa version utilitariste).

3. Conséquentialisme de l’acte.

L’utilitarisme de l’acte que nous avons vu plus tôt consiste en la valeur utilitaire à laquelle on ajoute la thèse suivante :

Conséquentialisme de l’acte maximisant : une action est permise si et seulement si ses conséquences sont moralement bonnes au maximum (au moins aussi bonnes que celles de ses alternatives possibles)5.

5 Le conséquentialisme est parfois caractérisé plus largement pour inclure l’égoïsme moral – la thèse selon laquelle une action est permise si et seulement si elle maximise les conséquence prudentiellement bonnes pour l’agent. Cependant, cette position est vouée à l’échec comme théorie morale compte tenu du fait que la moralité s’intéresse au bien-être de chacun. Plus généralement, les versions les plus plausibles du conséquentialisme sont fondées sur la bien morale et ce sont elles que j’étudierai.

51

Page 7: Web viewL’ouvrage de J.J.C. Smart et Bernard Williams, Utilitarisme : le pour et le contre (Labor & Fides, 1997) est une excellente introduction à l’utilitarisme

Nous allons maintenant considérer ce principe (ce qui laisse ouverte la façon dont le bien moral est déterminée).

Le conséquentialisme de l’acte maximisant a deux caractéristiques principales : d’une part, il est entêté et me s’intéresse qu’aux conséquences de l’action. Il soutient à juste titre que le fait qu’une action soit permise dépend du bien de ses effets. D’autre part, le conséquentialisme de l’acte maximisant exige des agents qu’ils fassent du mieux qu’ils peuvent. Il leur demande de produire la meilleure action morale (en termes de conséquences) possible. Et c’est quelque chose qui semble juste.

Le conséquentialisme de l’acte maximisant fait toutefois face à plusieurs objections importantes. La première, c’est qu’il est impossible, ou à tout le moins contreproductif, de calculer les conséquences de l’action à chaque fois qu’on fait un choix. Pour le faire correctement, quelqu’un devrait connaître toutes les conséquences de ses actions pour le monde entier, et pour tout les temps. Or, personne n’a cette connaissance et de ce fait, il est pratiquement impossible d’appliquer le conséquentialisme de l’acte maximisant avec certitude. Cette objection est toutefois facile à contrecarrer. Il faut d’abord noter que le conséquentialisme de l’acte maximisant n’est pas une procédure de prise de décision que les agents sont supposés suivre consciemment lorsqu’ils font des choix. C’est plutôt un critère de permissibilité : il spécifie les conditions qui déterminent si une action est permise. Ainsi, un agent peut voler un yacht dans le seul but de devenir riche en le revendant. Si ce yacht appartient à des terroristes qui allaient l’utiliser pour tuer des milliers de personnes, cette action pourrait avoir

moralement les meilleures conséquences et jugée permise. Le fait que l’agent n’était pas consciemment en train d’accomplir le bien n’est pas considéré comme pertinent.

Cette réponse ne sauve toutefois pas complètement le conséquentialisme de l’acte maximisant. Après tout, les agents devraient au moins parfois réfléchir consciemment sur ce qui aura les meilleures conséquences. Mais puisqu’ils ont un temps et des informations limitées, cette réflexion semble pratiquement impossible ou contreproductive. À cause de l’importante quantité d’information nécessaire, un agent pourrait passer tout son temps à accumuler et à traiter de l’information et ne jamais faire de choix réel. Le conséquentialisme de l’acte maximisant a toutefois une réponse à ce problème : nous devrions adopter une série de règles pratiques [rules of thumb] (ne pas tuer, ne pas voler, ne pas mentir) dont l’application produit généralement les meilleurs résultats. Dans des circonstances normales, il n’est pas nécessaire de faire de calcul conséquentialiste; le faire pourrait même être néfaste (puisqu’il s’agit d’une perte de temps qui ne produira pas les meilleures conséquences). On devrait plutôt appliquer les règles pratiques. C’est seulement dans certaines circonstances bien particulières – où on a une raison de croire qu’un choix aura des conséquences inhabituelles ou particulièrement importantes – qu’il faudrait faire les calculs conséquentialistes. Les agents feront bien sûr plusieurs erreurs (des actions non permises) mais c’est quelque chose qui arrive [fact of life]. Les conséquentialistes soutiennent que la moralité est très complexe et que les humains ont du temps et des

52

Page 8: Web viewL’ouvrage de J.J.C. Smart et Bernard Williams, Utilitarisme : le pour et le contre (Labor & Fides, 1997) est une excellente introduction à l’utilitarisme

connaissances limitées. Il n’est donc pas surprenant que nous fassions souvent des erreurs : nous devons simplement faire de notre mieux.

Je crois que cette réponse réfute bien l’objection. La prochaine objection, par contre, est plus robuste. Elle soutient que le conséquentialisme de l’acte maximisant est trop demandant parce qu’il ne juge permises qu’un petit pourcentages des options possibles. En effet, s’il n’y a qu’une action qui a les meilleures conséquences, il n’y aura qu’une action permise. Mais si on assume (comme on le fait) que les résultats identiques en valeur morale sont relativement rares, il n’y aura que quelques actions possibles pour une situation. Il y a deux aspects de l’objection dite de l’exigence exagérée [demandingness objection]. Le premier est que dans les conditions les plus réalistes, on demande aux agents de faire des sacrifices majeurs sur leur propre bien-être pour maximiser le bien morale. L’objection ne dit pas qu’appliquer le conséquentialisme de l’acte maximisant demande parfois à l’agent de faire des sacrifices majeurs – toutes les théories morales plausibles disent cela. N’importe quelle théorie plausible jugera qu’il n’est pas permis de voler un million de dollars, même si on peut s’en sortir sans se faire prendre et profiter du butin. L’objection, c’est que le conséquentialisme de l’acte maximisant demande fréquemment des sacrifices majeurs de la part des agents. Elle soutient aussi qu’il est généralement mal de dépenser de l’argent (par ex. pour des restaurants, des vêtements ou des CDs) ou du temps (par ex. à regarder la télévision ou à parler à des amis) pour son propre plaisir alors qu’il y aurait de meilleures conséquences morales à utiliser cet argent ou ce temps d’une

autres manière (par ex. en aidant ceux qui sont dans le besoin). Bien entendu, ces activités ne sont pas toujours mauvaises puisque la façon la plus efficace de promouvoir le bien moral implique souvent de prendre soin de soi (par ex en rechargeant ses batteries). Mais la plupart du temps, le conséquentialisme de l’acte maximisant juge qu’il n’est pas permis de consacrer à soi même plus que le temps ou les ressources minimales.

Le second aspect de l’objection de l’exigence exagérée est que le conséquentialisme de l’acte maximisant ne laisse aucune place pour que l’agent favorise ceux qu’il aime ou avec qui il a des relations spéciales. Si l’on doit choisir entre sauver son propre enfant (ou son ami) et un étranger, seuls importeront les meilleures conséquences morales. Il n’y a aucune raison (sauf dans les rares cas où le bien est équivalent) de choisir parmi les différentes options celle qui favorise ceux qu’on aime.

À la lumière de l’objection de l’exigence exagérée, certains conséquentialistes ont rejeté le conséquentialisme de l’acte maximisant en faveur de la théorie suivante :

Le conséquentialisme de l’acte satisfaisant [Satisficing Act Consequentialism] : Une action est permise si et seulement si ses conséquences sont moralement satisfaisante [adequate].

L’idée, c’est que la moralité demande que les conséquences soient satisfaisantes et non qu’elles maximisent

53

Page 9: Web viewL’ouvrage de J.J.C. Smart et Bernard Williams, Utilitarisme : le pour et le contre (Labor & Fides, 1997) est une excellente introduction à l’utilitarisme

le bien. Il y a différents critères de satisfaction: les conséquences peuvent être satisfaisantes si elles sont meilleures qu’au moins 50% des alternatives ou si elles ne sont pas pires que de ne rien faire. Nous n’allons pas nous atteler à la tâche qui consiste à développer des critères plausibles de satisfaction. L’important, c’est qu’aussi longtemps que le critère exige significativement moins que les meilleures conséquences, il y aura significativement plus de liberté morale pour promouvoir son propre bien-être et celui de ceux qu’on aime. Dès lors que le critère de satisfaction est suffisamment souple, l’objection de l’exigence exagérée peut être évitée.

Nous allons maintenant nous pencher sur un groupe plus large de théories :

Conséquentialisme de l’acte : Une action est permise si et seulement si ses conséquences sont suffisamment bonnes moralement.

Le conséquentialisme de l’acte maximisant et le conséquentialisme de l’acte satisfaisant sont des formes du conséquentialisme de l’acte. Pour le premier, seules les meilleures conséquences possibles sont bonnes alors que pour le second, des conséquences satisfaisante suffisent.

On peut objecter au conséquentialisme de l’acte qu’il protège mal un individu de l’interférence brutale des autres. En effet, il juge qu’il est permis de tuer, de torturer, de mentir et de voler des individus innocents dès lors qu’il en résulte suffisamment de bien. Le résultat global est tout ce qui compte. La fin justifie les moyens. Rien n’est écarté

par principe6. Or, la plupart d’entre nous sommes inquiets à cette idée. Même en assumant qu’il y a un devoir à promouvoir les bonnes conséquences, il existe certainement des limites ds ce qu’il est permis de faire aux autres.

Les choses ne sont évidemment pas si simples. Traiter les gens d’horrible façon (tuer, torturer, etc.) a généralement de très mauvaises conséquences : par exemple, la peur généralisée d’être victime d’un abus. Ainsi, en règle générale, le conséquentialisme de l’acte ne va pas favoriser un tel traitement. Il ne jugera permis ces traitements que dans des circonstances très spéciales. Et si les circonstances sont vraiment extraordinaires (par exemple, parce qu’il est nécessaire de tuer une personne innocente pour sauver 100 000 innocents), alors il ne sera peut-être pas mal d’agir de la sorte.

Il n’empêche que le conséquentialisme de l’acte fait face à un problème. Admettons, pour des fins d’argumentation, que dans des circonstances vraiment extraordinaires, il soit permis de traiter des innocents de façon horrible et qu’en règle générale, le conséquentialisme de l’acte ne favorise pas la maltraitance des individus. L’important, c’est que, toute chose étant égale par ailleurs, le conséquentialisme de l’acte doit considérer qu’il est permis de torturer et de tuer une personne innocente si c’est la seule façon d’éviter que deux personnes innocentes soient également torturées et tuées par d’autres. Évidemment, dans les faits, le conséquentialisme de l’acte appliquerait des règles pratiques et serait prudent sur

6 Il faut noter que la version satisfaisante du conséquentialisme de l’acte est particulièrement sujette à cette objection, puisqu’elle fixe la barre encore plus bas pour que les conséquences soient suffisamment bonnes.

54

Page 10: Web viewL’ouvrage de J.J.C. Smart et Bernard Williams, Utilitarisme : le pour et le contre (Labor & Fides, 1997) est une excellente introduction à l’utilitarisme

la question du meurtre et de la torture d’innocents. L’idée, c’est que les circonstances dans lesquelles le conséquentialisme de l’acte juge permis de tels abus n’est pas limité aux cas rares et extraordinaires qui permettraient d’éviter des catastrophes sociales. La plupart d’entre nous doutons que la fin justifie les moyens aussi fréquemment que le conséquentialisme de l’acte ne le dit.

4. Le conséquentialisme de l’acte contraignant et le conséquentialisme de la règle

En réponse aux critiques précédentes sur le fait que la fin ne justifie pas toujours les moyens, on pourrait considérer les modifications suivantes :

Conséquentialisme de l’acte contraignant: Une action est permise si et seulement si, parmi les actions qui respectent certaines contraintes précises, ses conséquences sont suffisamment bonnes moralement.

Nous supposons ici qu’il existe des contraintes indépendantes que l’action doit respecter. Elles pourraient exclure, par exemple, le fait de tuer et faire du tort à des innocents, de mentir, de rompre des promesses ou des engagements et le fait de voler. Ces contraintes pourraient être fondées sur les droits individuels ou provenir d’autres sources.

Avec un ensemble de contraintes appropriées, le conséquentialisme de l’acte contraignant évite le problème du

sacrifice d’individus pour le plus grand bien moral. De plus, s’il prend une forme non-maximisante, il évite le problème d’être trop exigeant pour les agents. Il peut ainsi correspondre aux grandes lignes de la moralité du sens commun. Nous avons l’obligation de promouvoir le bien moral, mais nous avons aussi une certaine liberté pour choisir comment le faire. Il est rare qu’on doive faire de grands sacrifices sur notre propre bien-être et il est généralement admis qu’on puisse traiter différemment nos amis et ceux qu’on aime. De plus, la fin ne justifie pas toujours les moyens : il existe des contraintes sur les façons permises de promouvoir le bien moral.

Ce qu’il faut noter, c’est que le conséquentialisme de l’acte contraignant n’est pas une forme du conséquentialisme de l’acte. Il s’agit plutôt d’une théorie mixte : elle a une composante déontologique (les contraintes) et une conséquentialiste (le devoir de promouvoir le bien). Pour bien comprendre qu’il ne s’agit pas d’une forme de conséquentialisme de l’acte, il faut souligner qu’il jugera parfois que des actions avec les meilleures conséquences ne sont pas permises. Supposons, par exemple, toutes choses étant égales par ailleurs, qu’en tuant une personne innocente, on puisse en sauver dix autres qui seraient autrement tuées par un terroriste. On peut penser qu’il est moralement préférable de tuer un innocent que de tuer dix personnes innocentes (avec des vies comparables). Ainsi, tuer une personne innocente donne les meilleurs résultats, mais le conséquentialisme de l’acte contraignant juge que ce n’est pas permis. Voilà un simple exemple du fait que pour le conséquentialisme de l’acte contraignant, la fin ne justifie pas toujours les moyens.

55

Page 11: Web viewL’ouvrage de J.J.C. Smart et Bernard Williams, Utilitarisme : le pour et le contre (Labor & Fides, 1997) est une excellente introduction à l’utilitarisme

Si l’on accepte le conséquentialisme de l’acte contraignant, on est un pluraliste déontique [deontic pluralist] : on accepte qu’il y a plus d’une considération morale fondamentale pour déterminer ce qui est permis. Une de ces considérations est la façon dont une action promeut la valeur morale des conséquences, mais une autre consiste à savoir si cette action respecte certaines contraintes déontologiques. Plusieurs personnes considèrent que le pluralisme est plausible, mais pas les conséquentialistes de l’acte. Bien qu’ils puissent admettre que plusieurs considérations morales soient pertinentes pour déterminer le bien moral, les conséquentialistes de l’actes insistent pour dire que la permissibilité morale, en revanche, ne dépend que de la manière dont le bien moral est promue. Ainsi, la conviction qu’il y ait des contraintes déontologiques à la façon dont le bien puisse être promu a amené le rejet du conséquentialisme de l’acte par certains.

Jusqu’à maintenant, nous avons considéré le conséquentialisme de l’acte. Il fonde la permissibilité des actions sur leurs conséquences. Nous allons maintenant étudier une forme de conséquentialisme qui fait appel aux conséquences de l’adoption de règles normatives (par opposition aux actions). De telles règles sont un ensemble de « à faire » et de «à éviter» comme « ne mens jamais », « respecte tes promesses » et des variations plus complexes. Examinons maintenant la théorie suivante:

Conséquentialisme de la règle maximisant : Une action est permise si et seulement si elle se conforme à des règles qui, si elles étaient habituellement suivies (intériorisées, maintenues, etc.), auraient des conséquences au moins

aussi bonnes que tout autre ensemble possible de règles.

Le conséquentialisme de la règle maximisant n’évalue pas les actions sur la base de la valeur de leurs conséquences. Il les évalue plutôt sur la base de leur conformité avec des règles choisies, et ces règles sont sélectionnées selon la valeur des leurs conséquences lorsqu’elles sont habituellement suivies (intériorisées, maintenues, etc.). Le conséquentialisme de la règle maximisant a le potentiel d’éviter toutes les objections soulevées plus tôt. Parce qu’il n’assume pas de valeur utilitaire, il peut être sensible à différentes considérations distributives (par ex. l’équité ou le mérite). Dans la mesure où les règles aux meilleures conséquences laissent une marge de liberté morale aux agents, le conséquentialisme de la règle maximisant ne devrait pas leur demander de sacrifices excessifs et leur laisser suffisamment de liberté pour favoriser ceux qu’ils aiment. Finalement, dans la mesure où les règles aux meilleures conséquences devraient donner une certaine protection contre les interférences d’autrui, le conséquentialisme de la règle maximisant reconnaitra certaines exigences sur la manière de traiter les individus.

Est-ce trop beau pour être vrai ? Plusieurs philosophes le pensent. La principale objection au conséquentialisme de la règle maximisant est qu’il n’est pas assez sensible aux conséquences des actions. Supposons, par exemple, que le meilleur ensemble de règles interdise le mensonge, et que vous puissiez soit mentir au terroriste – ce qui aura pour effet de contrecarrer ses plans et de sauver des milliers de vies – soit faire autre chose (dire la vérité, ne rien dire,

56

Page 12: Web viewL’ouvrage de J.J.C. Smart et Bernard Williams, Utilitarisme : le pour et le contre (Labor & Fides, 1997) est une excellente introduction à l’utilitarisme

être évasif, etc.) auquel cas, le terroriste réussira à tuer des milliers de personnes. Le conséquentialisme de la règle maximisant dit que vous devez obéir au meilleur ensemble de règles et cet ensemble de règles défend de mentir. Bref, pour le conséquentialisme de la règle maximisant, mentir n’est pas permis dans ce cas. Les conséquentialistes de l’acte pensent que c’est de la folie : ce sont les conséquences de nos actions qui importent et il semble mal de ne pas avoir menti dans ce cas. Le fait qu’un ensemble de règles ait habituellement les meilleures conséquences lorsqu’on les suit ne semble pas pertinent. Le conséquentialisme de la règle maximisant semble coupable d’un « culte de la règle ».

Certes, les règles qui ont les meilleures conséquences ne sont peut-être pas aussi simples que dans l’exemple précédent. Peut-être que toutes les interdictions sont qualifiées d’un « sauf si agir de la sorte engendre des conséquences exceptionnellement bonnes » et peut-être qu’il y a une sorte d’exigence supérieure de faire tout ce qui a des conséquences exceptionnellement bonnes. Ceci atténuerait évidemment l’objection du culte de la règle mais ce serait aussi courir le risque que le conséquentialisme de la règle maximisant ne se réduise au conséquentialisme de l’acte maximisant. Savoir s’il y a vraiment une telle réduction a suscité de nombreux débats et nous ne règleront pas ce problème ici7.

5. Conclusion

7 Pour une défense du conséquentialisme de la règle, voir Brad Hooker, Ideal Code, Real World (Oxford, Oxford University Press, 2000). [non traduit en français]

Nous avons présenté quelques unes des principales formes de conséquentialisme. Chacune rencontre des problèmes. Ce qui ne veut toutefois pas dire qu’aucune version du conséquentialisme n’est correcte. Lorsqu’on examine les choses attentivement, toute théorie morale a des problèmes. C’est parce que nos jugements moraux sans tutelles [untutored] – ceux qui guident nos jugements quant aux réponses correctes – ne sont pas parfaitement cohérents. Ils se fondent souvent sur des hypothèses fausses, sur des notions confuses ou bien ils ne réussissent pas à voir toutes les implications d’une position. Le vrai test pour une théorie consiste dans la qualité de ses réponses à nos jugements moraux réfléchis, lesquels sont (en gros) les jugements que nous avons après une longue investigation sur des questions morales et empiriques. Ainsi, étant donné que certains de nos jugements moraux peuvent être erronés, certaines de nos objections apparemment fortes au conséquentialisme peuvent être erronées. Et si c’est le cas, une version du conséquentialisme pourrait bien être la bonne théorie de la moralité.8

8 Merci à Hugh La Follette, Eric Roark et Alan Tomhave pour leurs commentaires précieux.

57