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Réimpression et commentaire de l’article d’Antoine Cabaton : " Notes sur l’Islam dans l’Indo-Chine française" in : Revue du monde musulman, Paris, novembre 1906, vol.I , n°1 : 27-47. Nasir ABDOUL-CARIME A. Cabaton et l’Islam indochinois ……………………………………. 2. Commentaire sur le texte ……………………………………………….. 4. Remarque éditoriale ……………………………………………………... 8. Précisions sur des termes employés dans l’article …………….. 8. Accès direct à l’article …………………………………………………… 10. Articles en ligne de l'AEFEK : http://aefek.free.fr/Lecture.htm

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Réimpression et commentaire de l’article d’Antoine Cabaton : " Notes sur l’Islam dans l’Indo-Chine française"

in : Revue du monde musulman, Paris, novembre 1906, vol.I , n°1 : 27-47.

Nasir ABDOUL-CARIME

A. Cabaton et l’Islam indochinois ……………………………………. 2. •

Commentaire sur le texte ……………………………………………….. 4.

Remarque éditoriale ……………………………………………………... 8.

Précisions sur des termes employés dans l’article …………….. 8.

Accès direct à l’article …………………………………………………… 10.

Articles en ligne de l'AEFEK : http://aefek.free.fr/Lecture.htm

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Réimpression et commentaire de l’article d’Antoine Cabaton : " Notes sur l’Islam dans l’Indo-Chine française" …

[A. Cabaton et l’Islam indochinois]

Dans une note brève mais dense sur l’œuvre d’Antoine Cabaton, Denys Lombard concluait en

ces termes : « En pratiquant l’interdisciplinarité, en tâchant de relier les études insulindiennes aux études péninsulaires, en lisant le présent dans une perspective de temps long, Antoine Cabaton agissait en pionnier. Les jeunes chercheurs gagneront à se replonger dans son œuvre immense et à méditer sur sa diversité. »1

Dans la lignée des grands orientalistes français.

Pionnier, Antoine Cabaton l’est à plus d’un titre. Sous l’égide de Louis Finot, il est un des membres pionniers de ce qui deviendra l’EFEO. Sur ce, il profite de deux années de terrain indochinois (1898-1900) pour se consacrer à une vaste enquête sur les Chams d’Annam et du Cambodge. Il y a lieu de penser qu’à travers les études sur les Chams, le diplômé d’arabe aux Langues’ O manifeste un intérêt grandissant pour le phénomène de l’islamisation dans cette partie du monde. Nous y reviendrons. Au cours de ce même séjour, et dans cette même problématique de travail, il rencontre le monde malais (voyage de reconnaissance aux Indes néerlandaises).

De retour en métropole, de par son enseignement - chargé de cours (dès 1906) puis professeur de malais à l’Ecole des Langues orientales (1920-1933) - et de par ses nombreuses publications sur l’arc nousantarien (de Patani aux Célèbes), Antoine Cabaton institue une excellente tradition de recherche française sur la zone (relayée par Louis Charles Damais puis Denys Lombard). Nous citerons ici son ouvrage sur Les Indes néerlandaises qui fut la référence bibliographique sur cette région jusqu’à la parution du travail de Charles Robequain, Le Monde malais.

1910 – Les Indes néerlandaises, Paris, E. Guilmoto [version anglaise : Java, Sumatra, and the Other Islands of the Dutch East Indies, Londres, 1911].

Autre apport majeur à nos études, Antoine Cabaton met en lumière l’importance des sources

ibériques sur l’histoire de l’Asie du Sud-est péninsulaire. Dans une note de bas de page d’un de ses articles - mis en ligne par l’Aefek (cf. note n° 17) -, et daté de 1906, il souligne l’intérêt de rééditer – et de traduire - l’ouvrage de Fray Gabriel de S. Antonio, Breve y verdadera … (1604). Cet intérêt se renforce dès 1908, et s’amplifie en 1909 lorsqu’il est envoyé en mission en Espagne et au Portugal afin d’y consulter les archives. Les nombreuses publications qui s’en suivront élargiront nos connaissances sur le XVIe siècle et le XVIIe siècle de la péninsule. Précurseur en ce domaine, il ouvrira la voie à d’autres historiens (L. P. Briggs, C. R. Boxer, B. P. Groslier, P. Y. Manguin). Ci-dessous, le lecteur pourra se référer à quelques-unes de ses publications sur la question :

1908 - «Quelques documents espagnols et portugais sur l’Indochine aux XVIe et XVIIe siècles », Journal Asiatique, XII : 255-292.

1914-1916 - « Le Mémorial de Pedro de Sevil à Philippe II sur la conquête de l’Indochine (1603) », Bulletin de la commission archéologique de l’Indochine : 1-102.

1914 - Brève et véridique relation des événements du Cambodge par Gabriel Quiroga de San Antonio, Paris, E. Leroux.

Regards sur le versant extrême-oriental de l’ Umma 2. Quant à ses travaux sur l’Islam indochinois, abordons-les à travers la démarche

méthodologique du savant français face au terrain cham :

1 Denys Lombard : « Un grand précurseur : Antoine Cabaton (1863-1942) », Archipel 26, 1983 : 17-24. 2 L’Umma désigne la communauté des croyants (musulmans), liés entre eux par la religion, avec pour seul chef Dieu lui-même, et soumis à sa loi ; cette notion marque de fait le dépassement des appartenances tribales et ethniques, puis nationales.

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1. Passionné dès sa jeunesse par les langues3, A. Cabaton entre dans les études orientales par le biais de la philologie. Tout naturellement, et à la suite à son engagement indochinois, ses premiers travaux portent sur la langue chame. Citons le classique Dictionnaire cam-français (Paris, EFEO, 1906) et rédigé en collaboration avec E. Aymonnier ;

2. mais dans un deuxième temps, se surajoute à cette approche philologique une lecture

sociétale des communautés chames (et malaises) en Indochine. Et à chaque niveau de l’analyse, la question de l’islamisation apparaît en filigrane : comment le phénomène de l’islamisation s’est-il greffé (ou fut jugulé) dans cette partie du monde ? Comment ces groupes sociaux islamisés se structurent-ils dans un environnement non-islamique ?

C’est dans ce sillage méthodologique que s’insère l’article : « Notes sur l’Islam dans l’Indo-Chine française ». Bien qu’il ait déjà fait paraître dès son retour en France (1901) un premier ouvrage sur les Chams : Nouvelles recherches sur les Chams (Paris, EFEO, t. II) - mais dont la ligne éditoriale met plutôt l’accent sur une présentation agencée de ses notes de terrain et de documents rapportés -, cet article, complété par un deuxième article : « Les Chams musulmans de l’Indochine française » (Revue du monde musulman, t. II, n°6, 1907 : 129-180), s’inscrit véritablement dans un effort de présentation historique, anthropologique et cultuelle de l’Islam en Indochine4.

Ajoutons à la liste d’autres publications sur le sujet :

1906 - « Les Chams de l’Indo-Chine », in. Conférences publiques sur l’Indochine faites à l’Ecole coloniale en 1905-1906, Paris, Imp. de la Dépêche coloniale : 57-73. [Conférence axée sur les Chams du Sud-Annam].

1912 - « Les Malais de l’Indochine française », Revue indochinoise, Ier semestre 1912 : 163-171.

1914 – « Les Hollandais au Cambodge au XVIIe siècle », Revue de l’Histoire des Colonies françaises, 2° trim, 1914 : 157-178. [Relation entre la Compagnie unie des Indes Orientales (VOC) et un roi khmer converti à l’Islam, Barom Reachea VI (Paramarājā) ].

1927 - « L’Islam dans I’Indochine française », in. Encyclopédie de l’Islam ,Leiden, t. II : 537-542.

3 Jeune, il collectionnait au fur et à mesure de ses collectes grammaires et dictionnaires (basque, breton, roumain…). Plus tard, outre le diplôme d’arabe aux Langues O, il obtient le diplôme de l’Ecole des hautes Etudes pour le sanskrit. Durant la première guerre mondiale, il traduit pour le Ministère de la guerre des documents postaux en malais, javanais, soudanais, batak… Sans compter son aisance pour le hollandais, l’espagnol… 4 Une approche initialisée par E. Aymonnier : Les Tchames et leurs religions. Paris : Ernest Leroux, 1891 : 77-111.

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[Commentaire sur le texte ]

Publié il y a près d’un siècle et dans une revue de nos jours difficile d’accès, le texte d’A.Cabaton « Notes sur l’Islam dans l’Indo-Chine française » méritait de ressortir.

En effet, bien qu’il nous apparaisse certes un peu daté ou perfectible par endroit, l’article a le

mérite de poser les grands axes de réflexion relatifs à l’implantation de l’Islam en péninsule indochinoise, sans compter un témoignage précieux sur les pratiques socio-cultuelles de l’Islam indochinois en ce début du XX° siècle.

Ajoutez à cela qu’il existe, du fait de l’actualité récente, un intérêt croissant au-delà du cercle des

spécialistes pour les communautés musulmanes d’Asie du Sud-Est5, nous avons pensé que cet article pouvait intéresser un lectorat élargi, et qui ne se satisfait pas de discours exclusivement événementiels.

La chimie du précipité islamique en Indochine.

Quand et d’où vint l’Islam en Indochine ? A ce double questionnement posé en début de son article, et sur la base d’un croisement de récits de voyageurs arabes avec quelques légendes historiques chames, des traductions de chroniques khmères et vietnamiennes, et sans oublier les annales chinoises, A. Cabaton avance deux hypothèses, tout en restant dans l’expectative quant à d’éventuelles conclusions : l’introduction de l’Islam en Indochine pouvait y avoir été amené par des marchands arabes et persans, du Xe au XIVe siècles, ou bien il s’y était implanté vers la fin de cette période à travers une « immigration malaise ».

Par la suite, ces hypothèses émises, il met en relief les épisodes historiques de la péninsule durant lesquelles le pôle cham-malais/musulmans a joué un rôle actif - essentiellement dans la sphère du pouvoir khmer -. On ne peut ainsi résister de rappeler le rôle des Chams et des Malais du Cambodge dans la conversion à l’Islam en 1642 du roi khmer Barom Reachea VI (Paramarājā) / le fameux sultan Ibrahim6.

Notons qu’en écho à cette réflexion sur la longue durée, plus d’un demi-siècle plus tard, dans un

solide article intitulé « L’introduction de l’Islam au Campā »7, Pierre-Yves Manguin tenta à son tour de faire le point sur le sujet à la double lumière et de nouvelles sources (aussi bien des traductions de manuscrits chams que des témoignages occidentaux du XVIe au XVIIIe siècles) et des recherches plus avancées sur l’Islam nousantarien.

Bilan, les progrès de la recherche permettent de reconsidérer les perspectives, mais le manque

de sources directes sur les mécanismes de cette islamisation (les textes chams restent curieusement assez distanciés sur ce glissement historico-cultuel8, les traces archéologiques islamiques prè-XXe

siècle sont plus que lacunaires) réduit le chercheur à continuer à formuler des hypothèses, souvent fondées sur des lectures externes comparatives.

En s’appuyant sur l’état actuel de la recherche sur le Champa et sur l’Islam péninsulaire,

franchissons à notre tour, même modestement, le pas. Les terres chames ont connu très tôt l’Islam (dès le IXe siècle) à travers les réseaux-escales des

marchands moyen-orientaux attirés par le commerce avec l’Empire du milieu. Pour autant, le processus d’islamisation nous devient réellement perceptible aux alentours de la période charnière du XVe–XVIe siècles sur fond : 5 J. C. Pomonti, « L'influence du wahhabisme s'accroît dans la petite communauté musulmane du Cambodge », Le Monde du 14.11.2002. 6 Sur cette parenthèse islamique de l’histoire khmère, cf. Mak Phoeun, Histoire du Cambodge de la fin du XVI° siècle au début du XVIII° siècle, Paris, PEFEO, Monographies n° 176, 1995. 7 Pierre-Yves Manguin, « L’introduction de l’Islam au Campā », BEFEO LXVI, 1979 : 255-287 [ version anglaise in : Journal of Malaysian Branch of Royal Asiatic Society, vol. LVIII. Part. 1, 1985 : 1-28.] 8 Dans un récent article [« L’Insulinde malaise et le Campā » , BEFEO 87, 2000 : 183-192], Po Dharma, historien et spécialiste des manuscrits chams, a essentiellement puisé dans le travail de P.-Y Manguin pour aborder la question historique de l’islamisation, démontrant de la sorte la primauté (à l’état actuel de la recherche) des sources extérieures.

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1- d’une redistribution des données géopolitiques locales : le recul pied à pied du Champa dès

la fin du Xe siècle face à la politique expansionniste du Dai Viêt, avec comme point d’orgue la chute de la capitale royale Vijaya (en 1471), décompose la structure socio-cultuelle hindouisée pré-existante et ouvre la voie à d’autres modèles cosmogoniques ;

2- de la montée en puissance d’une nouvelle géo-économie régionale : avec l’intégration des

principautés chames restantes (Kauthara et Panduranga)9 dans un paysage économique sudest-asiatique caractérisé par le dynamisme des cités-marchandes -.

Sur ce, trois niveaux de réflexion s’en dégagent : - Au croisement du politique et de l’économie, loin de l’idée généralement partagée d’un Champa

abattu, il faudrait ainsi rehausser le rôle des marins / marchands chams, que l’on repère à l’époque dans les ports de Patani, de Johor ou de Malacca, donc en contact avec un monde malais en cours de basculement dans l’Islam10, dans la diffusion de ladite religion dans leur foyer d’origine (et ne pas se focaliser sur un concept univoque de « l’immigration malaise »). D’autant plus que ces Chams d’outre-mer, en paraphrasant Denys Lombard, ont tissé un vaste réseau entre les principaux carrefours de l’Asie du Sud-est, débordant même l’aire nousantarienne islamisée (Ayuthya, Kampot, Manille), et contribuant en aval à la construction d’un Champa hors du Champa historique mais dans un horizon musulman11 (la partie la plus visible se situant au Cambodge).

- Toutefois, le soubassement socio-structurel du Champa post-XVe siècle ne peut se détacher, en

reprenant la formulation de Jacques Népote, de sa logique géopolitique naturelle : des plaines endossant une fonction de synthèse entre l’arrière-pays montagneux et les réseaux maritimes. Et, il «va de soi qu’une telle logique géo-politique suppose la coordination d’une société pluri-ethnique, elle-même sous l’égide d’une royauté " chame" pluri-ethnique, dont les titulaires semblent avoir été aussi bien chams, que raglais, chrus ou banhars.»12

Dans cette perspective, insistons sur le positionnement en retrait du système régalien cham vis-

à-vis du processus d’islamisation de ses terres13, et que l’on pourrait traduire comme une volonté de maintenir l’équilibre - déjà précaire sous les coups de butoir des Vietnamiens - d’un royaume mandalaïque pluriethnique recomposé entre des chefferies islamisées et non-islamisées (pensons aux chefferies des Jörais ou des Rhadés).

- Enfin, il faut intégrer les liens latents pluriséculaires (déjà effectifs bien avant l’arrivée de l’Islam)

unissant le Champa et le monde malais. Les données épigraphiques et manuscrites, les traditions orales des deux versants sudest-asiatiques de la grande famille austronésienne (les parlers cham et malais), et les sources extérieures (nous retrouvons dès le Xe siècle les récits de nos voyageurs moyen-orientaux), dessinent effectivement de nombreux points de contact. Et tout logiquement, la transmission cultuelle islamique s’inscrit dans ce sillon géo-historique.

Mais avant de se pencher sur le rôle des Malais en Indochine, arrêtons-nous sur un type de

discours étiologique javanais. En effet, la mémoire collective javanaise a toujours relié le nom de Champa (personnifié par des éléments de la cour chame migrant à Java) au processus d’islamisation 9 Pour un aperçu historique du Champa, cf. Po Dharma : « Le Campā » in : Initiation à la péninsule indochinoise, P.B. Lafont (sous la direction), Paris, L’Harmattan, 1996 : 141-157. Depuis Le royaume du Champa de Georges Maspéro (daté de 1928) [Paris & Bruxelles, G. Van Oest], et qui s’achève au lendemain de la prise de la capitale Vijaya, à la fin du XVe siècle, on attend toujours un grand ouvrage de synthèse sur l’histoire chame. Une prémisse de ce type de chantier peut être exploitée in : Jacques Népote : « Champa, propositions pour une histoire de temps long », Péninsule 26 , 1993 : 3-54 & Péninsule 27 , 1993 : 65-123. 10 Rappelons que l’Islam devint effectivement majoritaire en Insulinde qu’aux alentours du XVIIe siècle. Une synthèse historique de l’islamisation de la zone nous est proposée dans deux articles : Denys Lombard, « L’horizon insulindien et son importance pour une compréhension globale de l’Islam », Archipel 29, 1985 : 35-52 et Anthony Reid, «The islamization of southeast asia», in : Charting the shape of early modern southeast asia, Silkworm Books, Chiang Mai, 2000 : 15-38. 11 Cf. Denys Lombard, « Le Campa vu du Sud », BEFEO 76, 1987 : 311-317 & Anthony Reid, «Chams in the southeast asian maritime system », in : Charting the shape… : 39-55. 12 Jacques Népote, Péninsule 26 : 16. 13 La lecture de la représentation du pouvoir étatique cham n’offre aucun fait islamique saillant ni dans les arts ni dans les généalogies des souverains. Aussi assez symptomatique, Il aura fallu à P.-Y. Manguin le recoupement de témoignages occidentaux de la fin du XVIIe siècle pour qu’apparaisse furtivement un souverain cham converti à l’Islam… mais dont ni les chroniques royales, ni les traditions orales chames ne disent mot.

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de l’île. Pour autant, la littérature et les traditions orales javanaises font remonter les faits aux alentours du XIVe et XVe siècles, alors que les sources épigraphiques, archéologiques de l’époque indiquent clairement un Champa hindouisé. C’est un des nœuds de la problématique exposée par P-Y Manguin dans son article sur l’islamisation de la zone14. Mais, y donner un sens historique en soulignant l’activisme de quelques personnages musulmans liés à une cour chame hindouisée comme facteur d’islamisation de la côte du Pasisir, alors que les échelles du nord de Sumatra (Pasai) étaient déjà islamisées dès la fin du XIIIe siècle, n’est pas une approche satisfaisante.

Un début d’explication nous est peut-être fourni par J. Népote. Que dit-il ? « L’immémorialité qui

s’attache à la tradition chame est d’ailleurs confusément ressentie par les populations d’Asie du Sud-Est qui placent les Chams, dans le passé, en position d’ancêtres fondateurs ou de héros civilisateurs ; et dans la présent, comme gardiens effectifs des Couronnes, ou foyer de légitimation rituelle des pouvoirs. »15.

En clair, loin d’être en porte-à faux vis-à-vis des réalités historiques, cet écho « islamique cham »

renvoie plutôt à la symbolique civilisatrice du royaume-ancêtre dévolu au Champa (le Lin Yi des textes chinois du début de l’ère chrétienne) dans l’inconscient collectif sudest-asiatique. Ainsi, outre l’Islam, les Javanais font venir la culture indienne (calendrier, écriture) du Champa16. La cour malaise du Kelantan fait remonter le foyer de la lignée royale au Champa. De même, citons les chroniques royales khmères qui introduisent la royauté khmère dans l’histoire en tant que relais des rois chams ou l’hommage des cours khmères de Oudong, aussi bien que vietnamiennes de Hué, aux potaos des Jorais17.

Le point de fixation malais18 en Indochine française. Si l’on doit souligner le rôle des Malais dans l’islamisation de la péninsule, comme s’y est attelé

A. Cabaton dans la deuxième partie de l’article, on mettra l’accent sur leur capacité à favoriser un Islam orthodoxe dans un environnement socio-cultuel propice au syncrétisme19.

En effet, il est difficile de parler d’une communauté malaise proprement dite en Indochine

française pour quelques milliers d’individus originaires de l’espace nousantarien et largement métissés avec le temps à la majorité chame musulmane20. Bien que le savant français se soit ainsi enfermé dans la difficulté à cibler culturellement le groupe malais (le discours se cantonnant à des généralités) 21, il apporte pourtant des éléments instructifs sur leur rôle dans la transmission du savoir 14 P-Y Manguin, 1979 : 261-265. 15 J. Népote, Péninsule 26 : 36. 16 D. Lombard, 1987 : 312. 17 Dans ce cadre explicatif, ajoutons à l’argumentaire cet extrait assez évocateur tiré de l’article de P-Y.Manguin : « Dans le Sejarah Melayu, au chapitre où il est question de l’institution du cérémonial de la cour nouvellement convertie de Malaka, les seuls étrangers à être nommément cités pour l’attribution des places dans la salle d’audience sont les capitaines cam de haut rang (nakhoda Cempa yang pilehan). », 1979 : 276. 18 Synonyme ici de « nousantarienne » : groupes « malais » provenant du Kelantan, de Java ou de Minangkabau. 19 Pour exemple, se reporter à la définition des Chams banis. 20 A. Cabaton, en s’appuyant sur les statistiques officielles de 1905, avance le chiffre très exagéré aux alentours de 100.000 Malais en Indochine française pour un chiffre légèrement supérieur pour les Chams. Pourtant, la prudence devrait être de mise quant au traitement de ces évaluations statistiques publiées par une administration française loin de maîtriser les données démographiques indochinoises extra-muros. Notons ainsi que les statistiques non moins officielles de 1904 limitaient le nombre de Malais à quelques milliers pour un total de 100.000 musulmans. A cela, s’ajoute cette tendance administrative persistante durant toute la période coloniale à intégrer les résidents régnicoles musulmans sous le terme de « Malais » ou « Malais dits Chams » (sic). Pour notre part, nous nous appuierons sur le travail de terrain le plus abouti (jusqu’à nos jours) sur la question musulmane en Indochine et qui avance des chiffres proches des statistiques de 1904 ; cf. Marcel NER : « Les musulmans de l’Indochine française », BEFEO, 1941, t. XLI : 151-203. 21 Au point que l’élément cham peut se substituer à l’élément malais ; un exemple concret nous est fourni par l’évocation dans l’article d’un « marabout » très respecté par les musulmans et les Khmers, le « sangràch San », et que Cabaton désigne comme malais. En fait, c’est un personnage d’origine chame jouissant d’une certaine autorité morale et religieuse auprès d’une communauté chame résidant près de la capitale royale d’Oudong. Il est le fondateur d’une branche minoritaire et hétérodoxe dans l’islam indochinois, les « Jahed » ou les «disciples de l’imam San ». Paradoxalement, cette petite communauté a fait l’objet d’étude multiple : Juliette Baccot, On g’nur et Cay à O Russei. Syncretisme religieux dans un villageCham du Cambodge. Thèse non-publiée, EPHE, Paris, 1968 ; Williams Collins, Variation within Khmer Islam, in. Sorn Samang (éd.), Connaissance du passé et contribution au renouveau du Cambodge, Actes du Colloque international sur la Khmèrologie, vol.2, Phnom-Penh, 1998 : 1096-1113 ; Ing-Britt Trankell, Healing People and the Body Politic : Ritual and historical imagination among the Cham in Cambodia, Draft paper for the 3 rd Nordic Workshop in Medical Anthropology, March 20-23, 2002. [Document consultable sur le web : Trankell.pdf ]. Rappelons-le une nouvelle fois, l’osmose entre ces deux groupes (A. Cabaton le signale à plusieurs reprises), d’autant plus accentuée par un rapport démographique au désavantage du groupe malais, pose un problème au chercheur tenté par un

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ABDOUL-CARIME Nasir

islamique ; en particulier par leur position de « relais » entre les Chams musulmans et les centres du savoir musulman dans le monde malais d’une part puis proche-oriental d’autre part. Ce n’est ainsi pas au hasard que le village de Châu-giang (région de Châu-doc / Cochinchine), et qui est un important centre religieux de l’Islam indochinois, abrite une proportion relativement élevée de gens d’origine malaise. De même, c’est à la mosquée des Malais de la rue Mac-Mahon (Saigon) que passent les pèlerins avant leur embarquement ou à leur retour, c’est dans le quartier malais qu’ils s’installent à la Mecque, c’est dans les pondoks (écoles coraniques) malaises de Kelantan ou de Patani que se forment les futurs cadres musulmans indochinois.

Sur la même ligne que le monde malais islamisé, la communauté musulmane de la péninsule

indochinoise est d’obédience sunnite22, et suit l’école juridique Shāfi’ ite. Et, étant donné que cette école juridique adhère à l’école théologique ash’arite23 d’Abū’l-¦assan al- Ash’arī (874 env.-935), rien d’étonnant à ce que A. Cabaton signale un article de foi (‘Aķīda ) d’un théologien ash’arite Abū’Abd Allāh Mu`ammad ben Yūsuf al-Sanūsī dans les écoles coraniques indochinoises … et, ajoute-t-il, à Java. Autre exemple sur ces liens dogmatiques avec le monde malais, il cite un bref aide-mémoire qui s’inspirerait d’un ‘aķīda d’Abū’l Layth al-Samarkandī, et dont son usage s’est répandu dans les pesantrèn (écoles coraniques) javanais du XIXe siècle24. Précisons toutefois, et contrairement à l’opinion d’A. Cabaton, et a fortiori de celle d’ A. W. T. Juynboll (cf. note n°23), l’auteur est bel et bien le jurisconsulte et théologien hanafite du Xe siècle25.

*

* *

travail sur ce dernier. Faut-il dès lors s’étonner que l’article de Mak Phoeun sur « La communauté malaise musulmane au Cambodge (de la fin du XVè siècle jusqu’au roi musulman Râmâdipatî Ier) » se cantonne rapidement à l’évocation du parcours historique de quelques personnages malais cités dans les chroniques khmères ? [in. Le Monde Indochinois et la Péninsule Malaise, Kuala-Lumpur, 1990 : 47-68]. 22 Courant majoritaire de l’Islam, qui s’appuie sur la sunna (cf. définition de ¦adīth ) et le consensus communautaire qu’elle suscite. Cf. Dictionnaire de l’Islam, religion et civilisation, Paris, Albin Michel, 1997. 23 Mettant l’accent sur la toute puissance volontarisme divin et récusant le fondement ontologique du libre arbitre humain, l’ash’arisme domina l’enseignement officiel sunnite du Xe au XIXe siècles. Sur la pensée musulmane, se reporter à un ouvrage de référence : Louis Gardet, Les hommes de l’Islam, approche des mentalités, Paris, Editions Hachette, 1977. 24 Cf. la note n° 25 de l’étude de Martin van Bruinessen, Pesantren and kitab kuning : maintenance and continuation of a tradition religious learning. [Document consultable sur le web : Van Bruinessen ]. 25 Cf. la biographie d’Abū’l Layth al-Samarkandī in. Encyclopédie de l’Islam, Leiden, Brill, Tome I, 3° imp. , 1991 : 141.

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[Remarque éditoriale]

Nous avons strictement respecté le contenu de l’article original ainsi que l’ordonnancement des

paragraphes et des figures. De même, la translittération adoptée par A. Cabaton est maintenue. Nous avons pris la liberté d’intervenir sur la forme uniquement, corrigeant les quelques erreurs typographiques qui demeuraient ça et là, et par une nouvelle présentation du texte au format portrait (l’original est au format paysage). Ce type de format est mieux adapté pour une publication en ligne. Cette modification de la mise en forme se répercute bien évidemment sur la pagination et sur les numéros des notes de bas de page.

Photo 1. Cham de Chrui changvar (1998). © Abdoul

Carime Nasir. [Précisions sur des termes employés dans l’article] Aqîdah / ‘Aķīda / : Les documents auxquels sont appliqués le terme de ‘aķīda peuvent être utilement pris dans le sens de textes dont le but principal est de formuler une doctrine ou un dogme (article de foi), et non pas de présenter une discussion intellectuelle ou une argumentation. Chaféites / Shāfi’ ite / : Membres de l’école Shāfi’ ite, l’une des quatre écoles juridiques de l’Islam sunnite (par rapport à sa branche minoritaire, l’islam shī’ ite). Les trois autres sont les écoles hanafite, mālikite et `anbalite. Au cours de l’histoire, ces quatre écoles de droit musulman se sont réparties l’espace islamique sunnite en des proportions inégales. Ainsi, l’école Shāfi’ ite prévaut essentiellement le long des rives de l’océan indien, en particulier en Somalie et à Djibouti, au Yémen, aux Maldives, en Malaisie, à Brunei et en Indonésie. Notons que la répartition géographique de l’école Shāfi’ ite dessine une mare indicum musulmane. Chams banis : Terminologie appliquée aux Chams « musulmans » du Sud-Annam. Sur la base des statistiques officielles de 1940, les Chams du Sud-Annam (provinces de Ninh-thu∂n et de Binh-thu∂n), sur un total de 16. 000 personnes, compterait environ un tiers de Chams banis (de l’arabe ben = « fils

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ABDOUL-CARIME Nasir

de (l’Islam)»). Ils pratiquent des rites musulmans dans le cadre d’une pensée fortement marquée par le culte et des ancêtres et des forces chtoniennes. Les deux autres tiers de la communauté, les Chams kaphirs (de l’arabe al-ķāfir = «infidèle à (l’Islam)»), y substituent les rites musulmans par des pratiques brahmaniques. Cette acculturation des règles islamiques aux croyances animistes locales peut s’expliquer par les événements historiques. Les Chams banis (tout comme les Chams kaphirs ) ont été pris dans la nasse vietnamienne : annexion de leurs territoires, dépossession de leurs derniers ports - par conséquent, rupture des liens avec le reste de l’Umma -. Sur la durée, le processus de l’islamisation s’est pour ainsi dire sclérosé et leur pratique religieux a intégré les éléments des croyances locales antéislamiques. De fait, comme l’a noté Marcel Ner, les Chams banis se positionnent en marge du monde musulman plutôt qu’il lui appartient réellement. [Ner : 155]. Chol / c{l / : Sur ce terme khmer, il faut rectifier la traduction erronée et adoptée par A. Cabaton. C{la signifie « entrer » et non par « sortir, quitter » (note n° 19). Dès lors, la formule consacrée pour désigner le roi khmer converti à l’Islam dans les chroniques khmères, Prah Ram Chol Sas /Bra` Rām c{l sās(n) / ne doit pas être interprété comme « Rama l’Apostat » mais au contraire comme « l’Auguste Rama qui est entré dans la religion (musulmane) ». Hadîth / ¦adīth / : Plus spécifiquement, il s’agit de la transmission orale puis écrite des actes et paroles du Prophète Mu`ammad, telles que ses Compagnons les ont rapportés. Un `adīth peut énoncer un point de doctrine ou le commenter. L’ensemble (la sunna) a trait au contenu du Coran, à la vie sociale et religieuse et à la conduite à tenir dans la vie quotidienne. Juste après le Coran, les `adīth constituent le fondement de la loi religieuse (sharī’ a).

Okñâ / Okñā / : Dignité mandarinale à la cour khmère.

Malabars : Habitants de la région littorale occidentale de l'Inde, entre Goa et le cap Comorin. Le terme est employé ici par commodité mais sans réelle base scientifique pour désigner l’ensemble des Indiens musulmans résidant en Indochine française (le mot malabar est même substitué dans le texte par le mot tamoul).

Tafsîr / Tafsīr / : Mot arabe qui signifie explication, commentaire. Dans la terminologie arabo-musulmane, son sens en vient à caractériser spécialement les commentaires du Coran (exégèse coranique). Lorsqu’il est écrit dans le texte que les commentaires sont en malais, il n’est pas inutile de préciser que la transcription est en caractère arabe (écriture dite «Jawi »).

Photo 2. Une des mosquées le long de la route de Phnom-Penh

vers le site royal d’ Oudong (1998). © Abdoul-Carime Nasir.

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NNOOTTEESS SSUURR LL''IISSLLAAMM DDAANNSS LL''IINNDDOO--CCHHIINNEE FFRRAANNÇÇAAIISSEE11

I.- Les Malais La fortune de l'Islam a été singulièrement moins brillante en Indo-Chine que dans l'Inde, les pays Malais et même la Chine. Tandis que dans l'Inde il jetait les fondements d’un empire qui faillit un instant absorber l'hindouisme et qui le contre-balance encore aujourd'hui par l'activité, sinon par le nombre; alors qu'il dominait toute la Malaisie à l'exception de Bali - et qu'après diverses alternatives, il s'implantait en Chine, dans le Kan-ton, le Chan-si et le Yun-nan, où il compte encore 21.000.000 d'adhérents2, son rôle dans la presqu'île indo-chinoise fut parfois important, jamais prépondérant. Il y est apparu, semble-t-il, à l'état d'accident plutôt que de phénomène rénovateur et n'a pu y former que de petites communautés remuantes, mais limitées dans leur ardeur par leur faiblesse numérique et la lenteur de leur accroissement. Il est assez difficile d'expliquer cet échec relatif. Moins proche que l'Inde du foyer même de l'Islam, l'Indo-Chine a sans doute évité ainsi cette conversion à main armée qui menaça un instant l'Extrême-Orient; moins riche et mieux défendue que la Malaisie, peut-être a-t-elle moins tenté les apôtres conquérants ? Moins puissante et moins commerçante que la Chine, des relations moins suivies lui ont-elles évité une propagande dangereuse ? On ne sait. Peut-être même l'Islam a-t-il échoué contre l'indifférence sceptique des Annamites, attestée par les missionnaires de toutes religions, ou contre la tolérance fermée des Khmèrs, si fidèles bouddhistes que toute tentative de prosélytisme est d'avance frappée de stérilité ? On peut aussi admettre que les terribles luttes qui, dès le douzième siècle, mettaient aux prises le Champa et le Cambodge, et plus tard l'Annam, fermaient les oreilles aux préoccupations religieuses. Sans doute pour toutes ces causes, l'Islamisme, en admettant sans preuves réelles qu'il ait eu un court et brillant moment d'expansion, a surtout végété sur la terre indo-chinoise, où il paraît conserver toujours même nombre et même habitat. Les statistiques officielles accusaient en 1905 dans l'Indo-Chine française 232.000 musulmans, dont 132.000 Chams 3 et 100.000 Malais, sur une population totale d'environ 12.000.000 d'habitants. En revanche, les statistiques non moins officielles de 1904 n'en comptaient que 100.000, dont 50.000 Chams et 7.000 Malais pour le Cambodge; 6 à 7.000 Chams Banis ou musulmans en Annam, dans la province du Binh-Thuân; 15.000 Chams et Malais en Cochinchine, surtout à Chaudoc, Tay-Ninh, Saïgon et Cholon; sans parler de quelques milliers de Malabars disséminés un peu partout et jusqu'au Tonkin où ils font le petit négoce. L'écart si considérable entre ces deux statistiques provient, il est à penser, d'une réaction exagérée contre les premières évaluations qui avaient trop souvent conclu de l'étendue du territoire à la densité du peuplement. Elle nous paraît d'ailleurs au-dessous de la vérité en ce qui concerne un point qu'il nous a été donné de vérifier par nous-mêmes : la population chame musulmane du Binh-Thuân, dépasse 10.000 âmes et non 6.000. M. Aymonier avait déjà estimé à 10.000 les Chams musulmans de cette région, et ceux du Cambodge, de la Cochinchine et du Siam à environ 60.0004. A défaut d'une enquête qu'il serait nécessaire de mener sur place, bien que nous ne nous en dissimulions pas les difficultés, on peut admettre, sans trop s'éloigner de la vérité un chiffre total de

1 En attendant que l'imprimerie possède les caractères diacritisés nécessaires à la transcription rigoureuse des mots indigènes, dans cet article a se prononce éa; ö, eu dans heureux; u toujours ou; ch comme ti dans tiare; ñ = ng dans agneau. 2 P. DABRY DE THIERSANT, Le Mahométisme en Chine, Paris, 1878, 2 vol. in-8, t.I, p.38. 3 Les Chams - pron. tiam sont les derniers habitants de l'ancien Champa, royaume riche en souvenirs, visité par les Arabes dès le septième siècle et plus tard par Marco Polo et quelques aventuriers espagnols et portugais. Il s'étendait le long de la côte de l'Annam, à l'est du delta du Mékong et peut-être aussi un peu à l'ouest. Après nombre de guerres malheureuses contre les Annamites, il fut définitivement conquis au dix septième siècle. Les Chams, qui appartiennent à la grande famille malayo-polynésienne, sont maintenant dans une décadence complète et répartis dans le Binh-Thuân en Annam, le Cambodge et quelques points du Siam. Les uns sont brâhmanistes, les autres sont musulmans. Nous nous proposons de consacrer prochainement à ces derniers une étude très détaillée.

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4 Cf. Annuaire général de l'Indo-Chine, 1905 Hanoi, Schneider, 1905. in-8. Exposition universelle et internationale de Liège 1905. Les Colonies françaises [Notices préparée par les soins de M. S. C. Brunet], Le Vallois, 1905 in.8. - Rapport sur les Chams et les Malais de l'arrondissement de Chaudoc, par M. A. LABUSSIERE, inspecteur des affaires indigènes (Cochinchine française, Excursions et Reconnaissance, n°' 6). - MOURA (J.), Le Royaume du Cambodge. Paris, Leroux, 2 vol. gr. in-8, t. I, p. 456-599.

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CABATON Antoine

200.000 musulmans, comprenant une centaine de mille Chams, presque autant de Malais et un ou deux milliers d'Indiens. Quand et d'où vint l'Islam en Indo-Chine ? Le problème est encore plus difficile à élucider que le précédent. On n'a pour le résoudre que les récits des voyageurs arabes, quelques légendes historiques des Chams les annales plus ou moins officielles des Khmèrs, des Annamites et des Chinois - ces dernières sources de beaucoup les plus précises. En se contrôlant l'une par l'autre, elles procurent quelques données certaines. Deux hypothèses sont en présence pour expliquer l’introduction de l'Islamisme en Indo-Chine : il y a été apporté du dixième au quatorzième siècle par les marchands arabes et persans dans le grand mouvement d'expansion universelle de l'Islam, ou bien il est dû, vers la fin de cette période, à une immigration des Malais. II est peu douteux que les Arabes aient connu de bonne heure l'Indo-Chine. Dès le septième siècle les relations étaient déjà régulières entre l'Arabie, l'Inde, l'Insulinde et la Chine. Quand I-tsing, plein de zèle religieux, veut aller dans l'Inde étudier le bouddhisme, c'est à un de ces Ta-she5 qui essaimaient partout, qu'il s'adresse en 671 pour quitter la Chine. En 717, les Arabes, déjà maîtres de la Perse et de l'Asie occidentale, pour mettre fin aux appels répétés que les petits souverains de cette dernière faisaient à la Chine, envoient une ambassade officieuse. En 758, Arabes et Persans sont si nombreux à Canton qu'ils mettent la ville à feu et à sang; au neuvième siècle, à Khan-fou, les musulmans étrangers excitent de tels désordres que, la ville reprise, 120.000 d'entre eux, y compris des chrétiens et des mages, sont passés au fil de I'épée. Dans ces conditions, comment les Arabes auraient-ils ignoré dans tout l’Extrême-Orient l'Indo-Chine seule ? La connaissant, comment n'auraient-ils pas essayé de la convertir, puisque tout marchand musulman se doublait d'un missionnaire du Coran? Dès les neuvième et dixième siècles, les relations d'Aboul Feda et d'Edrisi parlent déjà du pays de Senf (Champa), à l’ouest duquel ils placent le pays de Comar (royaume Khmèr, Cambodge), tous deux riches en bois d'aigle6. En 987, une ambassade de Peunduranga, royaume feudataire du Champa, se rencontrait même à la cour de Chine avec une ambassade arabe. Un passage des Annales des Song, ingénieusement relevé par M. Huber, paraît confirmer cette première importation de l'Islam par les Arabes. Les Annales des Song, dit-il, contiennent la note suivante sur le Champa : « Il y a aussi (chez les Chams) des buffles vivant dans les montagnes; on ne peut pas les employer pour le labourage, on s’en sert seulement pour les sacrifier aux esprits. Au moment d’en immoler un, on lui adresse cette invocation : A-lo- ho-lei-pa, ce qui signifie : Puisse-t- il bientôt renaître ! » Cette formule A-lo-ho-lei-pa rappelle tellement le Allah Akbar des musulmans, qu’il ne semble pas trop téméraire d’admettre qu’il y avait déjà du temps de Song des Chams convertis à I’Islam. Il n’y a pas lieu de s'étonner de la signification fantaisiste attribuée par I’annaliste chinois à cette formule. Dans la même note sur les Chams, il y a ce passage : « Les mœurs et les vêtements des Chams ressemblent à ceux du royaume des Ta-che (Tadjik, les Arabes)»7. Enfin cette hypothèse serait également corroborée par une légende historique des Chams qui place à la tête des rois ayant eu Shrî-Banöy pour capitale, le Pô ou seigneur Ovlah (Allah) qui régna de 1000 à 1036 : « En l'année du Rat8, un homme de la nature d'Ovlah agissait selon la perfection dans le royaume cham, mais le pays était mécontent. Cet homme confia son corps et son âme au Seigneur du ciel et alla résider trente-sept ans à Mökkah (La Mecque), puis il revînt au royaume cham… »9 . Les Chams Banis, comme contre-partie à leur habitude de diviniser leurs rois nationaux, ont-ils voulu matérialiser le Dieu de l’Islam ? Ou, ce qui est plus probable, ont-ils voulu mettre au rang de leurs souverains celui qui apporta chez eux la loi de Mahomet ? La question reste obscure, mais l'hypothèse d'une première introduction du Coran en Indo-Chine par les Arabes peut très bien se défendre.

5 Dans ce nom on a retrouvé le mot Tadjik. Les Tadjiks forment aujourd'hui une partie de la population du Badakchan. Au septième siècle, les Chinois appelaient Ta-che les Arabes. « En l'an 651 de notre ère, dit M. BRETSCHNEIDER (On the Knowledge possessed by the ancient Chinese of the Arabs..., p.8) le roi de Ta-che qui s’appelait Han-mo-mo-ni (probablement, Emir-al-mumenin = Prince des croyants; - c'était Othman) envoya pour la première fois un envoyé avec des présents à la cour de Chine et en même temps annonça dans une lettre que la maison Ta-che avait déjà régné trente-quatre ans et avait eu trois rois. » CHAVANNES , Religieux éminents, p. 25 et n° 2. - Voir aussi T'oung Pao, X, 253. 6 F. VAN DER LITH, le Livre des Merveilles de l’Inde1 p. 62. 7 B. E. F. E. O. = Bulletin de l’École Française d’Extrême-Orient, t. III, 1903, p. 55. 8 Les Extrême-Orientaux désignent souvent l’année par le nom d’un ou douze animaux (rat, bœuf, tigre lièvre, dragon, serpent, cheval, chèvre, singe, poule, chien et porc) formant un cycle duodénaire. Cf CHAVANNES, le Cycle turc des douze animaux (T’oung.pao, série II, vol.VII, n° I).

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9 AYMONIER, Légendes historiques des Chams (Excursions et Reconnaissances, t. XIV, n° 32, p. 153).

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Dans les luttes continues du Champa contre le Cambodge, qui durent, incertaines, du dixième au treizième siècle pour se terminer par l'asservissement définitif des Chams au quinzième siècle, luttes constantes et parmi des peuples vainqueurs nettement opposés à l'Islam, la loi peu affermie des Chams aurait sans doute définitivement sombré, si elle n'avait été ravivée par les immigrations malaises. Les rapports constants des Malais et des Indo-Chinois sont aussi indéniables que les affinités de race des Malais avec les Chams. Il paraît à peu près prouvé aujourd'hui que c'est en lndo-Chine même, dans l'ancien royaume de Champa, qu'il faut chercher le berceau de la race malaise10 ; de là, elle se répandit sur l'Insulinde, dans les divers pays malais et jusqu'en Polynésie, quitte à faire de terribles retours vers sa terre d'origine. Nos Malais ont d'ailleurs si bien perdu le souvenir de ces très anciennes migrations, qu'ils se déclarent volontiers originaires de Menangkabau. Longtemps ils furent de terribles ennemis pour l'Indo-Chine.

Les Annales annamites mentionnent en 768 que les habitants de l’île de Poulo-Condor et les Malais, après avoir dévasté et pillé partout, purent se rendre maîtres d’un chau (division territoriale en Annam). L'envoyé impérial Tru'o'ng-bà-Nghi, avec les renforts demandés d’urgence, parvint à les faire décamper et fit immédiatement construire la citadelle de La-thành, devenue la capitale actuelle du Tonkin, afin de défendre le pays contre les invasions11.

10 Cf. KERN, Taalkundige gegevens ter bepaling van. het stamland der Maleisch-Polynesische volken (Versl. en med. der kon. Akad., van Wetensch.,III R....deel. VI, p. 270), p. 4. - Cf. CABATON, Dix Dialectes indo-chinois... (Journal Asiatique, mars-avril 1905), p. 6-7.

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11 TRU’O’NG-VINH-KY, Cours d'histoire annamite, p. 35.

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CABATON Antoine

Au huitième siècle, ils font deux invasions contre le Champa, qui parvint bien à chasser les « noirs envahisseurs », mais seulement après que ceux-ci eurent ravagé tout le royaume de Pânduranga et brûlé le temple de Bhadrâdhipatiçvara (709 çaka = 787 A. D.)12 . Quant à leurs relations avec le Cambodge, elles furent plutôt difficiles, s'il faut en croire l'histoire racontée par Maçoudi et Abou Zeyd, et qui, recueillie au dixième siècle, relatait un événement plus ancien - probablement du huitième siècle. - Un roi de Comar (Cambodge), ayant eu l'imprudence de parler avec légèreté du tout-puissant roi de Zabedj (Java), est détrôné et mis à mort par I'offensé qui ravage tout son royaume13. Ces gens de Java ne venaient pas d'ailleurs de l'île de Java seulement, mais d'un autre pays, ainsi que l'a montré M. Finot, en appelant l'attention sur ces deux lignes de la stèle de Po-Sah 14: « Il est une première reine, fille du roi suprême de Java, qui est venue pour être la reine Parameçvarî... Il est une princesse, fille du roi de Yava, qui est venue de Yavadvîpa et se nomme la reine Tapasî. » On voit par-là, dit M. Finot, que Java était un royaume parfaitement distinct de l’île de Java, laquelle était appelée Yava, Yavadvîpa15. » Puis il se fait une brusque accalmie dans ces invasions. Cette période semble correspondre à la conversion des Malais à l'Islam, aux bouleversements qui ont dû précéder ou suivre cette conversion, qui eut lieu, selon toute apparence, au treizième siècle. En effet, les Malais ne recommencent à faire parler d’eux qu'à la fin du quatorzième siècle. En 1394, mentionnent les Annales annamites, les Malais, qu'on n'avait pas vu depuis longtemps, reparaissent dans les eaux du royaume pour faire du commerce... C'est désormais sous cette apparence plus bénigne qu'ils figurent dans les histoires de l’Indo-Chine. Non pour y jouer toujours un rôle pacifique : leur valeur guerrière, leur esprit d'intrigue et leurs anciennes habitudes pillardes, dans tous les troubles les ont jetés tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, pour le plus grand profit des intérêts de leur communauté. Leurs sympathies les plus évidentes sont pour les Chams par la double affinité de race et de religion, cette dernière si puissante. En outre, les Chams, depuis le onzième siècle, n'ont plus que les vestiges de la grandeur passée : ce sont donc deux minorités qui s’unissent, deux partis d'opposition nés contre le Cambodge et plus tard contre l'Annam, dont la dureté hautaine s'est toujours fait détester des vaincus. Les rois de Champa l'avaient si bien senti qu'ils s'unirent, à plusieurs reprises, avec des princesses malaises, ainsi que l'établit la pierre de Po-Sah16, et dans la suite nous verrons les Malais combattre aux côtes de leurs coreligionnaires chams; ils seront même, au dix-neuvième siècle, les instigateurs de leurs dernières révoltes nationales. Accueillis avec la plus tolérante bienveillance par le Cambodge, qui leur accorde, ainsi qu'aux Chams et aux Siamois, l'accès à toutes les fonctions, les Malais, s'ils contribuent à la richesse de leur pays d'adoption par leur activité, y sèment souvent aussi le désordre par leurs intrigues et leur esprit de domination. Les souverains cambodgiens les emploient surtout dans leurs armées, où ils se font remarquer par leur audace et leur cruauté, souvent dénoncées par les premiers voyageurs européens. Le frère Gabriel de S. Antonio17, venu des Philippines à la fin du seizième siècle pour prêcher l'Evangile au Cambodge, fait le récit suivant : « Ils (les Espagnols), allant à la voile par un beau temps, jetèrent l'ancre au bout de peu de jours et mouillèrent dans la barre du fleuve Mékong. La malice du capitaine général qui gardait cette côte au nom du roi de Cambodge - j'ai dit que c'était un Indien, naturel de Johore, vivant en concubinage avec sa sœur, contre la volonté du roi -, sa malice, dis-je, était grande, il n'attendait que l'occasion de tuer le roi Apram Langara et de soulever le royaume. Ce Malais était ambitieux, fomenteur de révoltes, et voulait, si possible, boire le sang des Castillans... » « Les Malais restèrent seigneurs de la mer et de la côte. Ils s'emparèrent du butin recueilli sur des navires brûlés lors de la guerre précédente, burent dans les calices qu'avaient avec eux les religieux, revêtirent les ornements sacrés et firent mille autres irrévérences pareilles comme des gentils et des païens qu’ils étaient… » Dangereux aux ennemis du Cambodge, les Malais l'ont été souvent aux princes cambodgiens dans les périodes d'anarchie. En 1585, leur fortune à la cour subit une éclipse. Le prince Prah Baromo Ràchà, chassé par un usurpateur, appelle à son secours le Portugais Luis Beloso et l'Espagnol qui, appuyés par une centaine de réguliers venus de Manille, le rétablissent sur le trône. Est-ce par jalousie contre la faveur qui accueille dès lors les Européens ou simplement par esprit de turbulence, mais le Cham Pô Rat et

12 L. FINOT, Notes d’épigraphie. V. Pânduranga (B. E. F. E. O., 1903, p. 636). 13 Cf. REINAUD, Relation des voyages faits par les Arabes et les Persans, t. I, p. 102. 14 Elle est située à Binh-qui (Annam). Cf. B. E. F. E. O., t. III, p. 636. 15 Voir FINOT, Notes d’épigraphie, B. E. F. E.O . , III, p. 641, n°1, et PELLIOT, Deux Itinéraires de Chine en Inde à la fin du huitième siècle, ibid., t.IV, p.287-289. 16 Voir supra.

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17 Breve y verdadera relacion de los successos del reyno de Camboxa, por Fray Gabriel de S. ANTONIO,… En S. Pablo de Valladolid, por Pedro Lasso, 1604, in-8, fol. 17-25. Nous préparons une réédition de ce curieux ouvrage, important pour l’histoire du Cambodge et devenu rarissime.

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le Malais Laksamâna soulèvent la province de Thbong-Khmum, où les deux races sont en majorité, et se proclament indépendants. Le roi est battu et tué dans l'expédition qu’il a entreprise pour les réduire; son successeur, plus heureux, défait les rebelles et met à mort leurs deux chefs. En 1596, nouvelle sédition de Malais et des Chams, soutenus cette fois par les Chinois qui se sentent atteints dans leurs intérêts commerciaux. Il s'agit de chasser les Européens et surtout les Espagnols qui abondent au Cambodge depuis le service rendu, onze ans auparavant, à Prah Baromo Rachà. Les Espagnols sont obligés de se rembarquer pour les Philippines18. En 1642 un événement extraordinaire donne un instant aux Malais la domination morale du pays. Le Cambodge obéissait à l’opparac Prah Outéi, homme de grande intelligence et sans scrupules, qui avait gouverné successivement sous le nom de deux de ses neveux, puis de son propre fils. Un troisième neveu, Prah Ram (skt. Râma), le fit assassiner avec le concours d'une troupe de Malais et prit sa place. Les relations françaises et hollandaises du temps rapportent que, pour reconnaître ce service, très probablement aussi pour se maintenir dans un pays qu'il administre fort mal, ce roi embrassa l'islamisme et prit le nom d’Ibrahim, tandis que son peuple lui décernait celui de Prah Ram Chol Sas, Râma l’apostat. Nombre de mandarins courtisans et des gens du bas peuple suivirent son exemple, qui dut causer un scandale chez les Cambodgiens, bouddhistes sincères et qui résistent d’ordinaire à toutes les tentatives de conversion. Les Annales historiques flétrissent le prince du surnom d'Apostat (Chol Sàs)19, que lui avait donné son peuple sans parler de son crime; les chroniques locales ont tâché de l'expliquer de façon assez romanesque. D'après elles, Prah Ram se serait épris d'une jeune et belle Malaise de race royale, qui profita de son empire sur le faible roi pour se faire épouser d'abord et le convertir ensuite. C'est cette même princesse, dont prétendent descendre encore aujourd'hui certains notables Malais du Cambodge, qui aurait apporté le fameux kriss qui figure toujours au trésor royal khmèr parmi les armes précieuses à côté de l'épée sacrée, « don d'Indra », le Prah Khan. Fruit de l'amour ou de la politique, la conversion d'Ibrahim lui réussit assez mal, quoiqu'elle lui eût acquis avec l'appui des Malais celui des Chams musulmans, ainsi que le fait judicieusement remarquer M. Aymonier en rappelant son autre surnom Nak Cham « Le Cham ». Chassé par ses sujets, on ne sait s'il mourut assassiné, détrôné, ou simplement abruti par l'usage immodéré de l'arak, vers 1659. Sa mort fut suivie d'une violente réaction contre le parti musulman qui avait montré sous son règne son ambition et son esprit de solidarité : sous prétexte de révolte, le nouveau roi fit massacrer un grand nombre de Chams et de Malais et contraignit beaucoup d'autres à se réfugier au Siam. Il en resta pourtant assez au Cambodge pour fomenter en 1657 une nouvelle révolte dans la province de Thbong-Khmum, dont ils avaient fait leur quartier général et où s'infiltraient sans trêve les malheureux Chams qui fuyaient l'oppression annamite au Champa. En 1673, les Malais et les Chams, à l'instigation de la reine Pràh Cham Khsattrey, qui avait vu son mari assassiné et dû épouser l’assassin, mettent à mort cet usurpateur après cinq mois de règne. Leur audace croît avec l’anarchie au Cambodge et ils sont de plus en plus ménagés par le souverain. Au début de la période contemporaine, nous voyons un Malais, qui se prétend, au surplus, de race royale, Tuan Sait Ahmit, après avoir guerroyé quinze ans en Basse-Cochinchine contre les Annamites au profit de Chams, devenir yomorac «vice- roi», du roi de Cambodge Ang-Chan20. Cheikh Ahmit pacifie la province de Kompong Svai soulevée contre un gouverneur vendu aux Siamois et le remplace par son propre frère Tuan Mat, qui, au surplus, fut bientôt déchu pour incapacité. Ang-Chan, chassé de son royaume par les Siamois en 1812, envoya Cheikh Ahmit avec deux autres de ses plus fidèles mandarins solliciter l’appui de l’Annam. Ahmit fut personnellement l’objet d’un accueil hostile et méfiant : les Annamites se rappelaient avoir été combattus quinze ans par lui et les Chams. Après avoir ramené Ang-Chan dans sa capitale, on prétend que la cour de Hué exigea de lui la mort de Sait Ahmit. Malgré ses services, Ahmit, aussi jalousé par des Cambodgiens que détesté des Annamites, fut décapité vers 1820, pour intrigues politiques et menées ambitieuses, en présence de l'armée annamite, afin que ses coreligionnaires ne l'enlevassent. Les Annales cambodgiennes passent sous silence cet événement peu honorable pour le roi. Un seul des quatre fils d'Ahmit, après cette éclatante ingratitude, resta fidèle au souverain et devint plus tard grand mandarin de Norodom ; les trois autres soulevèrent, en 1858, contre le nouveau roi Ang-Duong, la province de Thbong-Khmum dont ils espéraient se faire une principauté. Après des combats meurtriers, la révolte échoua et ses fauteurs passèrent avec leurs partisans les plus compromis sur le territoire annamite à Chaudoc. Ils y reçurent un accueil favorable : l'Annam, sa rancune satisfaite, était trop politique pour 18 Sur la disgrâce et la condamnation d’un Européen au Cambodge au dix-septième siècle, voir les Codes Cambodgiens (trad. Adh. Leclère, t. II, p. 445, récit 30). 19 Khmèr : chol «sortir, quitter », sas (= pâli sasana) « religion bouddhiste ».

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20 Il prit, à cette occasion, le titre de Yomor Rach Tuan Pha. La première partie de cette expression parait être le sanscrit yamarâja ,kach et la seconde le malais Tuan, tuwan, « maître, seigneur ».

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CABATON Antoine

ne pas ménager un puissant parti d'opposition qui mettrait encore plus dans sa main le roi du Cambodge. Ce dernier, pour prévenir une nouvelle coalition, avait déporté avec leur famille et leurs biens, à Lovec, à Pursat et aux alentours, les Chams et Malais qui demeuraient encore dans la province de Thbong-Khmum. Les réfugiés de Chaudoc vinrent à main armée les reprendre pour les ramener avec eux à Chaudoc, où l’Annam refusa de les livrer à Ang-Duong. Furieux, le roi du Cambodge déclara la guerre; les Chams et les Malais combattaient cette fois du côté des Annamites. L'avènement de Norodom (1859) arrêta la lutte. Le nouveau souverain, protégé par le Siam, eut bientôt assez à faire à se défendre contre les prétentions de son frère Wotha qui, poussé sourdement par la cour de Hué, lui disputait la couronne. Norodom fit, à ce sujet, un appel aux Malais et aux Chams restés au Cambodge; trop proches encore des duretés de Ang-Duong, ils s'obstinèrent à une complète neutralité. Ceux de Chaudoc protégèrent toutefois l'aïeule de Norodom, princesse très vénérée, quand le général de l'usurpateur fut entré à Oudong. L'intervention française mit fin à l'anarchie et à toutes les intrigues. Le rôle politique des musulmans Chams et Malais de l'Indo-Chine est aujourd'hui terminé, ainsi que les luttes meurtrières entre les diverses races de la péninsule pour la possession du sol. L'élément islamique a perdu ainsi tout espoir de former en lndo-Chine un empire indépendant ; mais actif et industrieux, il a plus gagné que tous les autres à la paix, qui lui permet de déployer ses aptitudes commerciales. Les Chams, qui le composent en majeure partie, y ont gagné, en outre, la fin d'une servitude de plusieurs siècles et l'espoir de reconstituer leur nationalité.

* * *

Si I’on écarte tout d’abord les quelques Tamouls qui font sur le sol indo-chinois le colportage et le petit négoce, on voit que les musulmans comprennent une partie du groupe aborigène des Chams et le groupe immigré des Malais, qui est, du reste, devenu proche parent du premier, depuis que la chute du Champa et la communauté de religion ont facilité la fusion des deux groupes.

Village musulman malais d’Indo-Chine.

Néanmoins, il subsiste entre eux de notables différences. C'est pourquoi nous réservons une étude spéciale aux Chams musulmans ou Banis, en qui s’incarne réellement l’islamisme, non pas sous sa forme la plus pure mais telle qu’à pu le concevoir un peuple indo-chinois précédemment hindouisé. Nous dirons seulement un mot des Malais.

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Presque aussi nombreux que les Chams, ils sont disséminés dans toute la péninsule, sauf en Annam, au Laos, et au Tonkin, encore trop nouvellement ouverts à leur activité. Ils sont principalement agglomérés à Saigon, ChoIon, Chaudoc et Tay-Ninh, en Cochinchine ; Phnom-Penh, Kampong-Luong, Kampong-Cham, Kampot, Pursat, etc., au Cambodge. Ils s'établissent de préférence dans les grands centres et toujours au bord des fleuves, car ils s’occupent plus volontiers de commerce de pêche que d’agriculture. Grâce au libre accès à toutes les places qui leur est accordé au Cambodge, quelques-uns y occupent encore d'assez hautes fonctions. La majeure partie tisse des étoffes, fabrique des objets en métal repoussé, ou s'occupe du commerce des pierres précieuses, dont ils ont longtemps gardé le monopole. Au bas de l'échelle, ils sont maraîchers, «saïs » ou cochers. De leur passé maritime ils gardent une réelle aptitude à la navigation; ce sont presque toujours eux, où les Annamites, qui remportent le prix aux grandes régates annuelles données à

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Phnom-Penh21, et avec ces derniers ils composent souvent l'équipage des bateaux européens en Indo-Chine. Leur type est identique à celui des autres Malais, plus propre à inspirer d'abord la méfiance que la sympathie : de taille moyenne et bien découplés, il ont les yeux ronds sous le front bombé et le regard farouche ; les lèvres sont assez fortes, le nez large, la mâchoire osseuse, que laisse saillir la barbe toujours grêle; le teint est basané. On accuse les Malais d'avoir un caractère aussi peu attrayant que leur physique. Ils passent pour intelligents, actifs, habiles, prévoyants, mais rusés, cupides, cruels, fourbes et inhospitaliers. La famille, chez eux, est fortement constituée et l’autorité de son chef ou des vieillards, très grande; elle comprend les parents très éloignés. Les femmes y sont élevées sévèrement, mais non maltraitées; elles vaquent aux soins du ménage, aux travaux des champs, tissent des étoffes et une certaine dentelle au coussin et aux fuseaux, assez analogue à celle qu'on fabrique dans les Vosges ou au Puy. Hommes et femmes ne peuvent épouser que des musulmans ou des étrangers convertis. L'esclavage est plus rude chez les Malais que chez les Khmèrs, il ne s’adoucit qu’en faveur d’un esclave musulman. Jouissant des mêmes privilèges que les Cambodgiens, ils sont aussi soumis aux même charges ; ils s’en acquittent avec moins de bonne volonté et leur loyalisme reste plus douteux. Malgré le fond vindicatif de leur caractère, si le vol est assez fréquent chez eux, les crimes sont très rares et l’amok22 presque inconnu. Leurs mœurs, en général, sont pures; ils punissent avec sévérité l’adultère, le rapt, l'ivresse, le jeu, la débauche et l'usage de l'opium. Les imâms veillent avec soin à ce que ces défenses ne soient pas transgressées Ces prêtres jouissent d'une grande influence, ainsi qu’il est inévitable dans une minorité isolée par sa religion au milieu d’une majorité compacte où elle risquerait sans cela d’être absorbée. Les Malais d’Indo-Chine, comme ceux de l'Insulinde et de la Malaisie, sont des chaféites quelque peu teintés de chyisme. Les vieux cultes disparus leur ont laissé nombre de croyances animistes, sans parler des survivances de l'hindouisme qu'ils pratiquaient autrefois. Ils sont au courant des prescriptions de l'islam, lisent le Coran et les tafsirs ou commentaires en malais. Un bref aide-mémoire, vraisemblablement inspiré du catéchisme d’Abou’l Laith al-Samarkandî, très répandu à Java et en Malaisie, se rencontre souvent entre leurs mains : c’est un résumé parfaitement orthodoxe des croyances essentielles23. Quelques recueils des préceptes moraux, des ouvrages dogmatiques comme la Akidah d'Al-Senoûsî avec une version interlinéaire malaise24, des Hadîth écourtés ou remaniés, des Corans lithographiés dans l'Inde on en Egypte constituent toute leur littérature religieuse. Si elle n'est qu'un reflet de celle de Java, elle témoigne néanmoins d'une certaine culture. Ceux qui le peuvent font le pèlerinage de la Mecque et ils se cotisent parfois pour y envoyer au moins un délégué. Ils se soumettent aux abstinences prescrites, repoussent la chair de porc, de chien, de tortue, de caïman, d'éléphant, celle de paon, de vautour, d'aigle et de corbeau 25. Ils ne font pas usage de liqueurs fortes ou simplement fermentées. Dès l’âge de quinze ans, des jeunes gens choisis peuvent devenir imâms. Ils appartiennent tous à quelques familles considérées et très anciennement établies dans le pays, formant une sorte de caste sacerdotale dont les filles préparées par une éducation spéciale leur sont toujours réservées pour femmes.

21 Voir ADHÉMARD.LECLERE, la Fête des eaux à Phnom-Penh. . B. E F. E. O., t. IV, p. 120-130. 22 Folie furieuse qui s'empare des Malais sous l'influence de l’opium ou de la démence et qui les porte à tuer la première personne qu’ils rencontrent en chemin. 23 Voir CABATON, Un abrégé malais du catéchisme musulman (T’oung Pao, 1904). - Le Dr A.-W.- T. JUYNBOLL (Samarkandi’s Catechismus in Bijjdr. tot de taal - land en volk van Neêrlandsch Indië 4, V, 1881, p. 284) dit que cet écrivain doit être distingué du célèbre hanafite du même nom, mort en 375 ( = 985 de J.-C), mais qu'on ne sait rien de lui, ni à quelle époque il vivait. Il est à remarquer que le récit qu'il fait de la création ne concorde pas entièrement avec la conception orthodoxe. Ce n'est pas non plus fortuitement qu’après avoir parlé de la purification, de la prière et de la taxe des pauvres, il passe sous silence le pèlerinage. 24 Cet opuscule assez répandu en lndo-Chine et à Java, et dont j’ai publié une version interlinéaire malaise (Journal Asiatique, janvier-février 1904) est un traité de théologie scolastique tenu en grande estime par les musulmans. Il est encore curieux à un autre point de vue, car, oeuvre d'un Algérien, il sert de base à l'enseignement de la théologie dans la Medersa de Sidi’I-Kittany à Constantine. En effet, Abôu Abd Allah Mohammed ben Yoûsouf al-Senoûsi, auteur de la Aqîdah « profession de foi des Unitaires », était originaire de la tribu des Benis Snous, occupant la vallée du Haut Tafna, à 25 kilomètres au sud-ouest de Tlemcen. Né en 830 (1425- I426), il mourut en 895 (1489).

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25 Cf. A. QUERRY, Droit musulman. Recueil de lois concernant les musulmans schyites. Paris, 1871-1872, 2 vol gr. in-8, t. II, p. 228-232 (Interdictions relatives aux aliments et aux boissons). - Le singe, l'éléphant, l'ours, la tortue, etc., sont, d'après les musulmans, des animaux métamorphosés (el-mesoulchât), c’est-à-dire des êtres humains changés en bêtes, en punition de leurs crimes. Considérés comme dépourvus d'utilité pour la communauté musulmane, la vente en est interdite. Cependant celle de l’éléphant est contestée, l'ivoire pouvant être employé utilement. Cf. QUERRY , op.cit., t. I, p. 7 et 258. - En outre, pour le crocodile, il est à remarquer que les Malais de Sumatra et quelques peuplades de l’Archipel lui rendent un culte et s'abstiennent de le manger, le regardant comme la demeure de l’âme de leurs ancêtres (Cf. Mohmike, Bangka et Palembang, p. 76).

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Au Cambodge la hiérarchie de ces prêtres, dont les pouvoirs s’étendent sur les Malais et les Chams musulmans, se compose de dignitaires, dont voici les noms malais, chams, khmèrs et les attributions :

MALAIS CHAM KHMÈR ATTRIBUTIONS

1. Mufti Möphati Musti « docteur de la loi »

2. tuan kadli26 Tuh kalik tok koley « juge »

3. raya kadli rajak kadli raya koley « id. »

4. tûan pakîh tuan paké pakê « juriconsulte »

5. hakîm Hakem kem « docteur »

6. khatib Katip katêp « prédicateur »

7. bilal Bilal » « muezzin»

8. lebî Lebei » «officiant »

Les quatre premiers, sous les noms d'okña ràchà koley, okña raya koley, okña tok koley et okña pakê, nommés par le roi du Cambodge, sont les chefs officiels des musulmans dans ses États et font partie de son conseil. Ils représentent pour les Malais et les Chams les quatre khalifes du Prophète et jouissent parmi eux d'une grande autorité au spirituel. La tolérance des Khmèrs garantit d'ailleurs les Malais de toute immixtion politique dans leurs affaires religieuses, et leurs marabouts les plus renommés trouvent presque autant de vénérations chez les bouddhistes du Cambodge que chez leurs propres coreligionnaires. En I877, pour citer un exemple, vivait encore, sur la colline de Prah Râch Trâp, près Oudong27, dans une petite mosquée que lui avait fait bâtir le roi, un vieux marabout très vénéré, que les Cambodgiens appelaient le sangràch Sàn. Il avait fait plusieurs fois le pèlerinage de la Mecque, de lointains voyages, et vécu ensuite dans la méditation solitaire à Sompâr Hàlèi, près Tonlé Thom. Devenu aveugle, il acheva ses jours dans sa mosquée, don du roi. Il y vivait d'aumônes et du produit d'un jardin que cultivaient quatre disciples qui lui étaient très attachés : son renom de sainteté était si établi que, pendant une épidémie de choléra désolant le village de Chhuk Sa (1874), il suffit que l'ascète descendît de son ermitage visiter ses coreligionnaires atteint par le mal, pour leur rendre l'espoir et l'énergie qui les avaient abandonnés. La décroissance du fléau, peu après sa visite, fut attribuée par les musulmans aussi bien que par les bouddhistes à ses seuls mérites28. Certaines femmes malaises et chams, connues chez ces derniers sous le nom de rija « officiante », participent vaguement au culte; elles disent les prières deux fois par jour, après avoir revêtu des vêtements blancs et officient, à certaines cérémonies domestiques. Il faut voir sans doute dans cette institution un trait de race, si l'on se rappelle l'existence de rija et de pajau - à la fois prêtresse et prophétesse - chez les Chams brâhmanîstes de I’Annam et nombre de peuples malayo-polynésiens29. Les mosquées, presque toujours en bois, sont bâties, non sur pilotis comme les maisons malaises, mais sur un terrain légèrement surélevé. Ce sont de grandes salles nues, avec une estrade dans le fond et aux poutres desquelles sont suspendus, enfermées dans un sac, les nattes qui servent de tapis de prière aux assistants. Un gros tambour, généralement attaché à une poutre et peint en rouge, se voit sur la gauche en entrant. A l'extérieur, un petit bassin en maçonnerie sert pour les ablutions. 26 Prononciation malaise du mot arabe kâdi. 27 Le nom de cette colline signifie en khmèr « montagne de l’Etat ». Au pied, les rois du Cambodge faisaient enterrer les princes de sang royal. Au sommet, autour des ruines d'un ancien temple, on remarque des pagodes en mauvais état, dont les plus anciennes remontaient au seizième siècle. - Oudong, ancienne capitale du Cambodge, à 6 kilomètres de Kampong-Luong, village en partie malais, sur le Mékhong, et à environ 30 kilomètres sud de Phnom-Penh, la capitale actuelle. C'était la résidence de la reine-mère, mère de Norodom, qui témoignait un grand respect à notre ermite malais et allait souvent lui rendre visite. 28 Cf. MOURA, le Royaume du Cambodge, t. I, p. 462, et JEANNEAU, Manuel pratique de langue cambodgienne dans ses Oeuvres, réimprimées à l'imprimerie du Protectorat, Phnom-Penh, 1898, in-fol., p. 64.

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29 Voir nos Nouvelles Recherches sur les Chams, Paris, 1901, i n-8, p. 25-40.

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C'est dans I’enceinte de la mosquée que les imâms apprennent à Iire I’arabe et donnent une instruction élémentaire aux enfants. La circoncision chez les garçons et la déclaration de nubilité30 pour les jeunes filles existent chez les Malais d'lndo-Chine. Le mariage, célébré souvent après sa consommation, comporte quelques prières et un festin. Les funérailles y sont, comme dans tout l'Extrême-Orient, assez solennelles, quoique très inférieures en pompe religieuse à la crémation bouddhique. Quand un Malais meurt, son corps lavé à deux reprises avec une décoction de feuilles jujubier, puis de l’eau pure, est roulé dans une pièce de toile et déposé dans une fosse orientée de façon à ce que la tête soit placée au nord ; après quoi, la terre est amassée en tumulus au-dessus de la fosse et recouverte de branchages épineux, afin de préserver le cadavre des animaux féroces. On le voit, malgré leur faiblesse numérique, aggravée chez les Chams par un asservissement séculaire, les musulmans d'Indo-Chine forment cependant une communauté intéressante par son intelligence, son activité, ses bonnes mœurs, ses vertus plus religieuses que sociales, ses croyances accompagnées de superstitions mais qui n’engendrent ni fanatisme dangereux, ni visées politiques gênantes.

(A suivre.) ANTOINE CABATON.

30 Cette cérémonie, qui a lieu vers l’âge de quinze ans, est proprement chame et porte le nom de Karöh «clôture fermeture ». Les jeunes filles ne peuvent se marier avant qu’elle ait été accomplie. Nous y reviendrons dans une prochaine étude.

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