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Françoise Buffet Obstacles épistémologiques et travail scientifique en didactique de la géographie In: Revue de géographie de Lyon. Vol. 61 n°2, 1986. pp. 165-181. Abstract As long as relationships between different sorts of Knowledge (scientific Knowledge, classroom acquisition and a social acquaintance with space) have not been dealt with, can geography at school be anything else but the ordering process of geographic experience around a few academic concepts and conclusions ? In order to analyse the process of learning and teaching, the relationships with (within the general frame of the educational social project) are at work between pupil, subject matter, teacher and institution can be considered as constituting a didactic system. The normal functioning of scientific work in didactic of geography, can be disturbed by hindrances coming from pedagogic and geographic empirism. These hindrances are due to the characteristics of the subject matter, or to the twofold opposition between transposition and transmission on the one hand, and between culture and behaviour on the other. Résumé La géographie scolaire peut-elle être autre chose qu'une mise en ordre du vécu géographique autour de quelques concepts et conclusions universitaires tant que la question des rapports entre savoirs scientifiques, savoirs enseignés et savoirs issus de la pratique sociale de l'espace est éludée ? Afin d'analyser les processus de construction et de transmission du savoir, on considère que les relations qui s'établissent entre l'élève, la discipline, l'enseignant et l'institution (dans le cadre du projet social d'enseignement) constituent un système didactique. Les caractéristiques épistémologiques de la discipline et la double opposition entre transposition et transmission et conduite et culture font obstacle au travail scientifique en didactique de la géographie. L'origine de ces obstacles est située dans l'empirisme pédagogique et géographique. Citer ce document / Cite this document : Buffet Françoise. Obstacles épistémologiques et travail scientifique en didactique de la géographie. In: Revue de géographie de Lyon. Vol. 61 n°2, 1986. pp. 165-181. doi : 10.3406/geoca.1986.4084 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/geoca_0035-113X_1986_num_61_2_4084

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Françoise Buffet

Obstacles épistémologiques et travail scientifique en didactiquede la géographieIn: Revue de géographie de Lyon. Vol. 61 n°2, 1986. pp. 165-181.

AbstractAs long as relationships between different sorts of Knowledge (scientific Knowledge, classroom acquisition and a socialacquaintance with space) have not been dealt with, can geography at school be anything else but the ordering process ofgeographic experience around a few academic concepts and conclusions ? In order to analyse the process of learning andteaching, the relationships with (within the general frame of the educational social project) are at work between pupil, subjectmatter, teacher and institution can be considered as constituting a didactic system. The normal functioning of scientific work indidactic of geography, can be disturbed by hindrances coming from pedagogic and geographic empirism. These hindrances aredue to the characteristics of the subject matter, or to the twofold opposition between transposition and transmission on the onehand, and between culture and behaviour on the other.

RésuméLa géographie scolaire peut-elle être autre chose qu'une mise en ordre du vécu géographique autour de quelques concepts etconclusions universitaires tant que la question des rapports entre savoirs scientifiques, savoirs enseignés et savoirs issus de lapratique sociale de l'espace est éludée ? Afin d'analyser les processus de construction et de transmission du savoir, onconsidère que les relations qui s'établissent entre l'élève, la discipline, l'enseignant et l'institution (dans le cadre du projet sociald'enseignement) constituent un système didactique. Les caractéristiques épistémologiques de la discipline et la doubleopposition entre transposition et transmission et conduite et culture font obstacle au travail scientifique en didactique de lagéographie. L'origine de ces obstacles est située dans l'empirisme pédagogique et géographique.

Citer ce document / Cite this document :

Buffet Françoise. Obstacles épistémologiques et travail scientifique en didactique de la géographie. In: Revue de géographie deLyon. Vol. 61 n°2, 1986. pp. 165-181.

doi : 10.3406/geoca.1986.4084

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/geoca_0035-113X_1986_num_61_2_4084

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Revue de Géographie de Lyon, 1986/2 74, rue Pasteur, 69007 Lyon

OBSTACLES ÉPISTÉMOLOGIQUES

ET TRAVAIL SCIENTIFIQUE

EN DIDACTIQUE DE LA GÉOGRAPHIE

par Françoise Buffet *

RESUME

La géographie scolaire peut-elle être autre chose qu'une mise en ordre du vécu géographique autour de quelques concepts et conclusions universitaires tant que la question des rapports entre savoirs scientifiques, savoirs enseignés et savoirs issus de la pratique sociale de l'espace est éludée ?

Afin d'analyser les processus de construction et de transmission du savoir, on considère que les relations qui s'établissent entre l'élève, la discipline, l'enseignant et l'institution {dans le cadre du projet social d'enseignement) constituent un système didactique.

Les caractéristiques épistémologiques de la discipline et la double opposition entre transposition et transmission et conduite et culture font obstacle au travail scientifique en didactique de la géographie. L'origine de ces obstacles est située dans l'empirisme pédagogique et géographique.

ABSTRACT

As long as relationships between different sorts of Knowledge (scientific Knowledge, classroom acquisition and a social acquaintance with space) have not been dealt with, can geography at school be anything else but the ordering process of geographic experience around a few academic concepts and conclusions ?

In order to analyse the process of learning and teaching, the relationships with (within the general frame of the educational social project) are at work between pupil, subject matter, teacher and institution can be considered as constituting a didactic system.

The normal functioning of scientific work in didactic of geography, can be disturbed by hindrances coming from pedagogic and geographic empirism. These hindrances are due to the characteristics of the subject matter, or to the twofold opposition between transposition and transmission on the one hand, and between culture and behaviour on the other.

* Professeur E.N. Bourg-en-Bresse.

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Avec retard, les recherches en didactique de la géographie se mettent en place, moins portées par le courant d'opinion que celles des sciences et des mathématiques dont elles tendent à s'inspirer. Les géographes s'interrogent sur leur discipline, sa place dans la société 1 et dans les cursus scolaires. Ils s'interrogent moins sur son enseignement : le hiatus est important entre la géographie universitaire et la géographie enseignée à l'école, au collège, ou même au lycée. En témoignent les débats à propos des programmes, et la perplexité chez les enseignants chargés de les appliquer. Quelles pourraient être les qualités d'un enseignement géographique s'appuyant à la fois sur les représentations de l'espace vécu — ce qui pourrait être désigné par analogie avec la sociologie spontanée comme géographie spontanée — et sur les acquis de la géographie universitaire ? On peut observer que les liens entre géographie spontanée et géographie enseignée sont nombreux et souvent inconscients. Les enseignants ont, par ailleurs, conscience des liens nécessaires entre géographie scolaire et géographie universitaire ; mais ils n'en cernent pas la nature car ils ne conçoivent pas clairement les caractéristiques scientifiques de la discipline (champs, sources, problématiques, méthodes et techniques). La géographie en milieu scolaire peut-elle être autre chose qu'une mise en ordre du vécu géographique, autour de quelques concepts et conclusions universitaires, tant qu'on élude la question des rapports entre savoirs scientifiques, savoirs à enseigner et savoirs issus de la pratique de l'espace ? Le « milieu naturel et humain », la « région géographique » sont les lieux matériels privilégiés de l'étude, car ils sont une « réalité synthétique directement offerte à l'observation » 2, et le lieu de convergence facile des différents savoirs géographiques. Doivent-ils rester le lot inévitable de la géographie scolaire du primaire et du premier cycle ? L'apprentissage doit-il procéder selon l'épistémologie de la géographie, ou peut-il en être autrement ?

Autant de points à considérer dans une recherche didactique. Mais on ne peut valablement les envisager que si certains préalables méthodologiques ont été examinés.

Partant du principe que l'activité scientifique « à l'opposé de l'accumulation de réponses et de certitudes qu'y voit l'opinion est pourtant, ou devrait-être une entreprise de doute et de mise en question » 3, on doit étudier les conditions épistémologiques d'un travail scientifique en didactique de la géographie. Trois interrogations s'imposent : 1°) Quels sont les obstacles à la transmission d'un savoir construit en

géographie ? 2°) Quelles analyses permettraient de créer la rupture épistémologique

entre une pédagogie souvent intuitive, spontanée, approximative et une didactique consciente, construite, rigoureuse ?

3°) Quelles sont les limites d'une construction objectiviste et praxéolo- gique 4 en didactique de la géographie ?

L'objectif de la recherche en didactique est de produire des connaissances scientifiques sur la problématique de la construction et de la transmission d'un savoir géographique constitué. Cette recherche s'effectue dans la diversité des définitions, des concepts et des méthodes.

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Dans un premier point on délimitera l'objet de la recherche en didactique de la géographie : champs et système. Dans un second point on recherchera les obstacles au fonctionnement et à la connaissance du système didactique, essentiellement à partir d'une comparaison entre les contenus du concept de transposition didactique en mathématique et en géographie. Dans un troisième point on examinera l'origine des obstacles épistémologiques à la transmission des savoirs géographiques construits.

I. — LA DEFINITION DU SYSTEME

Quel que soit le niveau auquel a lieu l'appropriation, que le cadre en soit scolaire ou extra-scolaire, l'analyse porte sur la relation qui s'établit entre une personne ou un groupe en situation de transmettre, une personne en situation d'apprendre et un objet construit, caractérisé par des qualités spécifiques : la géographie.

Ce qui est traduit, avec un vocabulaire réducteur, dans le schéma triangulaire classique : discipline/enseignant/élève.

Cette analyse s'intéresse aux conditions qui déterminent les méthodes, les outils et les techniques d'un apprentissage géographique. Elle ne peut donc être circonscrite au triangle didactique de base, puisque chaque élément est la résultante d'un contexte plus large dans lequel sont incluses les représentations que les acteurs ont d'eux et de la matière géographique. On doit prendre en compte la dimension sociale et culturelle des phénomènes d'apprentissage, de transmission et de construction du savoir.

Relations et représentations sont perçues de façon différente — plus ou moins partiellement et à différents niveaux — selon les individus, l'option géographique (classique, économique, sociale, géoécologique, géopolitique, etc.), les lieux, les époques qui commandent des modes pédagogiques, le contexte culturel et la conscience qu'en ont les acteurs. Sur huit instituteurs à qui l'on pose la question « qu'est-ce qu'une zone en géographie ? », cinq définissent une bande climatique parallèle à l'équateur, deux organisent leurs réponsent en fonction du peuplement et des çchanges, un parle d'unité de relief (zone montagneuse), précisant que la région est un sous-ensemble de la zone.

Lors de la mise en place de la leçon, certains appliquent une pédagogie traditionnelle, plus ou moins modifiée par une analyse par objectifs, d'autres s'orientent vers une pédagogie par résolution de problèmes ; un donne la priorité à une pédagogie différenciée (sa classe comporte trois cours différents qu'il fait travailler en même temps pendant l'heure de géographie, alors qu'il dissocie les cours en français et en math.).

Les observations faites portent sur le maître, l'élève, le rapport social au savoir, la demande sociale, l'évaluation, les caractéristiques du groupe, etc. La définition de l'objet de la didactique de la géographie

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délimite et structure des domaines de recherche dont les contours et les orientations diffèrent selon les critères retenus. Les éléments s'y organisent en « champs » qui contribuent variablement à la constitution d'une pyramide didactique (fig. 1).

La pyramide didactique

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Fig. 1.

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— La pyramide didactique

«élève

Le premier champ s'organise autour de trois pôles : élève, savoir géographique, maître. Des sciences constituées comme la psychologie

sociale, relationnelle, cognitive), la sociologie (du milieu scolaire), 1 epistemologie de la discipline interviennent conjointement avec la

pédagogie, terme pris dans son acception commune, polysémique et ambiguë. L'élément important est le mode d'appropriation, par l'élève, de modèles et de pratiques étrangères à son état de culture (expériences-

représentations) et la façon dont il les réinsère dans les structures sym

boliques qui lui sont propres. Certaines erreurs, classiques, permettent d identifier ces structures. Par exemple l'idée, liée à la vie dans l'hémis

phère nord, que plus on va vers le Nord, plus il fait froid, engendre lors d'un travail sur le planisphère, une difficulté à concevoir la dégra

dation des températures vers le Sud dans l'hémisphère sud. On peut

rappeler que dans l'Antiquité les Pyrénées avaient, primitivement, été orientées Nord-Sud, pour des raisons similaires : les Pyrénées atlantiques au climat plus frais et plus humide furent localisées au Nord des Pyrénées « méditerranéennes ».

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Les représentations du maître sont au moins aussi importantes à analyser que celle de l'élève, car la pratique montre que ce sont celles qui seront proposées, et souvent imposées à l'élève. Elles seront d'autant plus facilement acceptées qu'il y aura concordance entre l'identité culturelle du maître et celle de l'élève. Or plus le degré de spécialisation est faible, plus la représentation du concept ou de l'objet géographique est dépendante de la pratique culturelle de l'espace (géographie spontanée). Cette pratique filtre l'information puisée dans un manuel, déduite du savoir géographique universitaire et reconstruite dans le discours enseignant.

Un second champ, solidaire du premier, intègre comme variable l'élève, l'institution, la discipline 5. L'institution se présente comme un produit de la société, corps composite, dont la « volonté » traduite partiellement dans les I.O., résulte du jeu des groupes dirigeants, des institutions, des groupes de pression et d'intérêts et des volontés individuelles. La discipline est envisagée comme un corpus socialement défini. La réflexion porte sur la façon dont la discipline est utilisée, au gré des demandes contradictoires des partenaires et de l'institution (et des contradictions internes à l'institution elle-même) afin de favoriser, par ses analyses des espaces-systèmes, un type d'insertion sociale de l'individu. Ceci renvoie à la fonction assignée à la géographie dans la construction sociale.

Le troisième champ, complémentaire, s'établit entre les formateurs, l'institution et la discipline. C'est le lieu de la confrontation entre la géographie universitaire et la géographie enseignée.

Là s'applique la transposition didactique première qui se discute en interface du système, entre les géographes, les enseignants et spécialistes des apprentissages, le politique représenté par l'institution chargée de faire connaître la demande, dans le cadre du projet social d'éducation, et éventuellement des utilisateurs. La négociation aboutit au choix des objectifs et des objets d'enseignement. Dans cette perspective, la définition d'une formation continue a pour fonction première de garantir la mise en place correcte des nouveaux programmes qui définissent l'importance relative des sujets à étudier.

Cette F.C. permet de rétablir la distanciation (nécessaire au bon fonctionnement de l'enseignement), entre le savoir scolaire géographique actuel, et l'ancien savoir banalisé et intégré par le corps social. Pour être considérée comme discipline à part entière, la géographie à l'école doit être en partie différente de la géographie spontanée. Elle doit, en même temps, être reconnue et patronnée par les géographes universitaires. Un des aspects de la F.C. — mais pas le seul — est de permettre le contact avec la communauté scientifique, et l'obtention du label !

Un dernier champ met en relation l'enseignant, l'élève, l'institution. Il prend en compte l'existence d'un contrat didactique de fait : l'un est là pour apprendre, l'autre pour faire apprendre. C'est au cours du fonctionnement de la classe que se précise l'ensemble des conditions qui déterminent ce que chaque partenaire a la responsabilité de gérer et dont il est responsable devant les autres.

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Ainsi, dans une pédagogie traditionnelle le maître définit un thème dans une progression : par exemple la fonction industrielle urbaine. Il construit un cours, organise les éléments nouveaux, rappelle les éléments acquis. L'élève apprend la leçon (cahier + livre), termine le croquis, commente un document, complète le répertoire de vocabulaire. L'enseignant peut, pendant le cours, demander une participation orale aux élèves qui répondent. Les élèves peuvent demander des explications supplémentaires. Lors du contrôle (oral ou écrit) l'élève récite la leçon, ou réinvestit dans un exercice d'application. Dans une pédagogie par résolution de problèmes, le contrat entre maître et élèves est différent. L'enseignant défini un problème, tiré si possible de l'expérience des élèves : qu'est-ce que la zone industrielle de telle ville ? Il s'assure que les élèves disposent des pré-requis nécessaires à la résolution du problème (vocabulaire, capacité de lecture d'un plan, connaissance historique du développement de la ville..., son rôle est de réactiver ou de rendre disponibles les capacités nécessaires à la résolution. L'élève cherche les documents, construit des hypothèses pour structurer un ensemble significatif ; l'enseignant délimite le champ des hypothèses, induit des directions de recherche. L'évaluation est intégrée sous forme de réinvestissements successifs.

Certaines notions sont géographiques et explicitement désignées dans le contrat didactique : par exemple la définition de la ville. D'autres sont implicites, para-géographiques : la notion de modèle n'est en général pas explicitée par le professeur ou le manuel. C'est pourtant un outil nécessaire pour schématiser et comparer différents espaces industriels. Enfin des capacités telles que le maniement de la dialectique ressemblance/différence, sont supposées être acquises ailleurs qu'en cours de géographie, car elles ne sont ni spécifiques, ni outils immédiats.

Il apparaît que le contrat didactique s'apparente au premier champ, dans la mesure où il prévoit la progression du savoir par la mise à l'essai, à différents niveaux d'analyse, de conceptions provisoires, assez cohérentes, qu'il faudra infirmer, confirmer ou élargir pour progresser. Ce contrat se fonde sur un système de relations souvent implicites, dont l'existence, on l'a vu, dépasse largement le cadre de l'enseignement de la géographie en milieu scolaire. De nature complexe, il finalise l'acte d'apprentissage en vue de l'insertion des individus dans un contexte culturel, économique et social. Ce contrat est un des aspects d'une pratique de la société relativement autonome par rapport à la situation ponctuellement considérée: il est le produit de la relation dialectique entre une situation et un système de dispositions durables prédisposées à fonctionner comme des structures structurantes 6.

Ainsi défini, le « volume » didactique joue, dans le système, le rôle de « transformateur ». Les actions qui s'y produisent peuvent être analysées selon leur fonctionnement sur le mode mécanique (à une situation correspond un résultat), sur le mode cybernétique (il existe des recherches d'équilibre, d'adaptation), sur le mode auto-structurant et évolutif. Entrent dans le « volume », des individus à instruire, des ressources (formateurs, connaissances scientifiques ou spontanées), des moyens (matériels, financiers, techniques), des informations (demandes sociales et politiques traduites en programmes, en quota pour les examens). En

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sortent : des individus instruits, des ressources modifiées et un certain nombre de variantes (informations nouvelles...).

Aucun élément n'est pris isolément. Il est saisi en interaction. Le système doit être suffisamment perméable pour s'adapter à une modification du contexte, ou des autres systèmes avec lesquels il est en contact. Des éléments comme le champ de formation y jouent un rôle d'interface et permettent la mise en place de filières de réajustement.

La définition de l'objet d'étude montre qu'il existe en dehors de tout volontarisme idéologique, de toute philosophie humaniste de l'homme décideur. Il n'est pas, non plus, de l'ordre de la nature, du donné. C'est un objet techno-culturel, façonné au cours d'une évolution historique ; il préexiste au didacticien, comme le système politique existe en dehors des politiciens. C'est un objet connaissable.

Mais il existe des obstacles à sa connaissance. Obstacles externes 'et généraux, dus à une prise en compte partielle par les enseignants mêmes, du système didactique. Obstacles internes et spécifiques, plus importants, qui renvoient à l'épistémologie de la géographie et qui caractérisent le fonctionnement du système.

II. — OBSTACLES GENERAUX - OBSTACLES SPECIFIQUES

S'il n'existe pas de didactique générale, il existe des généralités didactiques relatives au cadre et au schéma de fonctionnement. Le premier obstacle est donc d'ordre général : c'est l'approximation qui existe, quant au contenu du concept, dans l'esprit même des géographes. Cette imprécision est à l'origine d'une définition variable du champ d'action.

Au sens le plus restreint, le terme désigne la pratique de la transmission du savoir. Le didacticien, technicien scolaire, est celui qui étudie et met au point les techniques pédagogiques utilisées. Au sens large, le mot désigne celui qui analyse les conditions de possibilité de transmission d'un savoir (géographique par exemple) dans le cadre d'un projet d'enseignement.

De l'approximation découle ensuite une utilisation des concepts par imitation ou par défaut qui cesse d'être critique. Quel sens donne-t-on à « didactique » lorsqu'il devient qualificatif ?

Que signifient les expressions : réalité didactique de là classe, fait didactique, processus didactique, outil didactique (pour le manuel), capacité didactique de l'enseignant ? Autant d'exemples qui situent le terme dans la rubrique des données et des comportements, non dans celle des faits construits, objets de la recherche. Dans tous les cas cités (excepté processus didactique), le terme «pédagogique» peut être substitué à celui de didactique. C'est là un second point, corrélatif du premier : le didactique est mal situé par rapport au pédagogique 7. Ce qui ne

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l'empêche pas de faire partie d'une trame conceptuelle riche, élaborée au cours des recherches sur l'enseignement des mathématiques : hypothèse didactique, variables didactiques, situation didactique (G. Brous- seau) ; champ conceptuel (G. Vergnaud) ; transposition didactique (Y. Chevallard) ; situation-problème, contrat didactique8.

On assiste, par suite d'une « généralisation » de la didactique, à une banalisation des concepts qui les vide en partie de leur sens, ne leur laissant que leur valeur d'expression et les amputant de leur valeur d'élaboration. Ainsi la résistance au concept s'émousse. Ce qui devait être un outil de la rupture épistémologique non seulement n'intervient plus comme tel, mais infléchit la réflexion.

Prenons l'exemple du concept de transposition didactique qui désigne le processus du passage d'un savoir « savant » à un savoir à enseigner puis au savoir enseigné 9. L'analyse comparée de la transposition, en mathématique et en géographie, permet de cerner d'autres obstacles à l'apprentissage d'un savoir géographique construit.

L'expression « transposition didactique » recouvre une réalité différente dans les deux disciplines parce que : 1°) les genèses des savoirs universitaires, et même scolaires, sont différentes et que, de ce fait, les différences de position du maître et de l'élève par rapport au savoir ne sont pas les mêmes; 2°) parce qu'il existe une différence de problématique dans l'utilisation des savoirs scolaires ; 3°) enfin parce que les valeurs dont sont porteurs les individus et le groupe social à une époque donnée jouent un rôle non négligeable dans le choix des savoirs géographiques à transposer.

La difficulté majeure qui se ramifie de façon polymorphe tient à l'absence de différence de nature — au départ — entre le savoir du maître et de l'élève. Cette identité apparente du vécu permet d'échapper à la problématisation du savoir géographique, impliqué par la T.D. mais gênante pour l'enseignant.

En ce qui concerne les mathématiques, « l'école développe une genèse différente de celle développée par les mathématiciens qui assurent la création mathématique selon une genèse qui dépend essentiellement (mais pas seulement) des problèmes à résoudre » 10. Le savant construit des situations qui s'enchaînent à partir d'un point donné. On peut changer le point origine : on obtient une construction différente : ainsi en est-il des geometries euclidienne et non euclidienne.

En classe, c'est le passage d'une connaissance nouvelle au rang d'ancienne qui est le moteur de la progression.

En géographie, scientifiques et scolaires procèdent (ou pourraient procéder, pour les scolaires) de façon identique pour construire le savoir : c'est l'observation d'un aspect d'une « réalité » qui incite à étudier non le phénomène apparent, mais cette réalité comme témoin, ou indice, d'une relation cachée dont elle dépend. « Ne demandez plus comment on voit un paysage, question d'enfant gâté qui n'a jamais travaillé, cherchez comment le jardinier l'a dessiné, comment l'agriculteur, depuis des milliers d'années l'a composé lentement pour le peintre qui le fait voir au philosophe, dans les musées ou les livres » u. Ces trois « comment » sont insuffisants. Il faut y ajouter des pourquoi, afin de saisir dans son

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entier l'action dont dépend !a construction du paysage. La durée est doublement inscrite dans l'actualité de la géographie : histoire de la constitution d'un espace socialisé et histoire de la constitution de cet espace en objet d'étude.

Prenons trois exemples pour mettre en évidence la similitude entre la genèse d'un savoir scolaire et universitaire : l'aménagement de l'espace- classe avec des CP-CE, l'étude du P. O.S. d'une commune urbaine avec des premières, un projet de recherche universitaire relatif à la redéfinition d'un programme de développement pour l'Ouest vénézuélien. Pour ces trois cas, les notions de participation, de groupes locaux (pour le CP-CE : les affinités) de résistances, de stratégie, de ligne de partage d influence, de décentralisation, d'autonomie, de priorités gouvernementales (au CP-CE la « politique» pédagogique de la maîtresse), le recomposition des pouvoirs locaux (au CP-CE les nouveaux groupes d'influence) et les mouvements sociaux qu'elle suscite peuvent être abordées, les systèmes représentés et les résultats sur l'espace cartographies. La démarche est la même. L'extension, l'enjeu, les articulations sont différents. Le vocabulaire plus complexe avec l'âge. Mais la différence n'est pas de nature. Elle est de quantité. La genèse des relations de pouvoir, dont on peut penser qu'elles sont, en dernier ressort, déterminantes dans la géographie-science-sociale n'est pas fondamentalement différente dans l'école et la société.

Il ne s'agit pas d'invoquer la « nature » des choses, ni de sombrer dans l'universalisme, la « compréhension par extension » 12. La traduction spatiale des rapports diffère en ampleur et en complexité. La capacité d'analyse, qui dépend de la conscience que l'on possède des relations existantes, change : « on éprouve le besoin d'analyser le rôle d'un paradigme, lorsque dans la recherche apparaît un paradoxe » 13. De ce fait les représentations de l'espace se modifient dans le cadre d'une praxis qui est action et évaluation conduisant à une prise de décision li. Ainsi, en géographie, la différence entre le savoir de l'enseignant et celui de l'enseigné n'est pas — au départ — de nature, mais de quantité, ce qui nécessairement conditionne la transposition didactique. En mathématique, par suite de la genèse du savoir scientifique, c'est une différence de nature qui caractérise les savoirs : il n'y a pas identité même si on considère le passé (ce qui est acquis) 15. En géographie c'est l'aptitude à établir plus de relations, plus diversifiées (échelles différentes), permettant d'analyser une complexité plus grande (pas une complexité différente) et d'échapper à la réalité opaque de ce qui est vu, du pré

construit non décontextualisable ie. Ces observations conduisent à poser une question sur la possibilité

et les limites de l'action de transposition. « Poser une question sur la possibilité d'une action c'est dévoiler que cette action peut être définie par l'absence de cette question » 1T. Pour que la transposition soit reconnue comme telle, il faut qu'elle soit déchiffrable, c'est-à-dire qu'il y ait concordance entre le chiffre 18 de l'enseignant et du scientifique, et entre celui des parents, des élèves et de l'enseignant. D'une part, il faut que la société, en l'occurrence les parents, reconnaissent une pratique géographique familière mais, en même temps, le rôle de l'enseignant qui apporte un plus dont ils sont incapables : l'enseignement défini par les

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choix de la transposition didactique d'interface (celle qui se fait en interface du système) se doit d'être spécifique, utile, nouveau. Sinon, la demande sociale à l'égard de la géographie scolaire faiblit, l'enseignement tend à se désagréger car la société s'adresse directement aux spécialistes producteurs du savoir. Sollicités, ceux-ci orientent leurs recherches à des fins utilitaires, participant à la désagrégation de la discipline qui, éclatées en savoirs spécifiques, perd sa singularité.

On peut observer que, dans une période de fort nationalisme (fin du xixe-début du xx*), la demande sociale à l'égard de la géographie était forte et bien définie. Il y avait un large consensus sur les valeurs qu'elle devait transmettre. L'accord sur les valeurs entraînait la reconnaissance par le milieu scientifique de la transposition effectuée pour (TD d'interface) et par (TD interne) l'école. La transposition interne correspondait à la mise en place du chiffre commun au maître et à l'élève.

Reconnue utile et spécifique d'un côté, et scientifique de l'autre, la géographie à l'école se portait aussi bien que l'école de géographie française.

La vigueur de la T.D. d'interface, qui par l'entrée dans le monde scolaire problématise le savoir « savant »., est un témoin de la santé de la discipline. Une T.D. flottante ou contestée, traduite par des instructions imprécises et contradictoires est le signe d'un décalage entre l'évolution du savoir scientifique et celle de la pratique sociale. C'est aussi la mise en évidence d'une difficulté épistémologique due à la structure de la transposition qui suppose choix et adaptation du savoir universitaire et qui s'oppose à la structure de la transmission qui impose une fidélité aux sources scientifiques, donc une autonomie relative vis-à-vis du contexte social. La condition de possibilité de l'enseignement, pour l'enseignant, est de reconnaître la T.D. interne, dont il est le maître parce que c'est sa pratique et qu'il peut l'ériger en « théorie », à condition de fermer son esprit à la transposition première (d'interface) ou sont prises les décisions. En limitant le champ de sa réflexion didactique, l'enseignant se prive de toute possibilité de retour réflexif et critique sur les finalités de ses actes, sur son identité culturelle et sur le type de culture qu'il contribue inconsciemment à produire. Condamné à agencer, plus ou moins astucieusement, l'extension et la forme de la transposition première, il ne perçoit plus le programme que comme un bric-à-brac à la Prévert, et glisse insensiblement de la géographie à l'état des lieux : la présentation didactique du savoir devient une version plus ou moins dégradée de la genèse historique du paysage et de son statut actuel. Là interviennent les deux excuses traditionnelles stigmatisant l'impuissance didactique : « le programme est démentiel, je n'ai pas le temps de le traiter ». Cette constatation s'accompagne souvent d'un choix entre les questions : les pays qui plaisent aux élèves ou au maître, ceux pour lesquels on dispose de documents audio-visuels, les pays d'actualité, la première partie du programme, certains aspects des différents pays (l'industrie japonnaise, l'agriculture espagnole... traitées non comme faits significatifs du fonctionnement d'un ensemble, mais comme données se suffisant en elles-mêmes). Or ces choix n'en sont pas, puisqu'ils ne relèvent pas d'une stratégie didactique de construction du savoir. Ils sont seulement un palliatif de l'incapacité à maîtriser le fondement de la

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production d'un système didactique : le rapport entre la finalité du savoir à acquérir et la durée dont on dispose pour faire acquérir celui-ci.

On voit se définir une deuxième opposition, entre culture et conduite, parallèle à celle qui existe entre transposition et transmission. Une transposition didactique suppose donc l'existence d'un système de relations constantes « indépendantes des consciences et des volontés individuelles à différents niveaux, et irréductibles à leur exécution dans les pratiques ou dans les oeuvres » 19.

L'obstacle épistémologique lié à la limitation de la conscience didactique est d'autant plus grave en géographie qu'il favorise le démantèlement du savoir en bribes incohérentes. On peut, en mathématiques, écarter un pan du programme, mais on ne peut pas choisir d'étudier des fragments à l'intérieur d'une progression : le raisonnement n'y trouverait plus son compte. En géographie, empirisme et déterminisme peuvent se conjuguer afin que la contingence des voisinages servent de lien logique entre les fragments épars : « le paysage commence quand chaque science, ou humaine, se tait » 20.

Une deuxième difficulté est liée au rôle de l'école qui vise à produire une modification des espaces étudiés par les scientifiques. Si les problématiques du travail scientifique sont identiques en mathématiques et en géographie, celles du savoir scolaire ne le sont pas.

Le géographe universitaire veut faire partager le concept, par exemple celui de bassin d'emploi, afin de produire une connaissance nouvelle d'un espace-système. L'enseignant fait partager la connaissance du concept parce qu'elle constitue un outil pour une pratique de l'espace, par exemple la mobilité professionnelle.

Contrairement à ce qu'Y. Chevallard observe en mathématique où « l'exposition sert à la reproduction et à la représentation du savoir, sans contrainte de productivité de connaissances », en géographie la représentation sert essentiellement à produire des pratiques de l'espace dont certaines, à plus ou moins longue échéance, en modifiant les systèmes de relations, entraîneront une caducité du savoir. Voici qu'apparaît un autre paradoxe : la transposition découle du savoir universitaire, mais elle est aussi partiellement la condition de renouvellement de cette connaissance parce qu'elle contribue à faire évoluer la pratique « spontanée ». En mathématique comme en géographie, il existe une relation entre les problématiques scientifique et scolaire ; il n'y a pas superposition. Mais il n'existe pas en mathématique une problématique de production scolaire qui, en changeant les représentations, modifie les pratiques et invalide le savoir.

C'est dans le fonctionnement de la T.D., au cours des choix d'abandon et de renouvellement des savoirs, qu'on voit apparaître un autre obstacle à l'apprentissage d'une géographie construite. Cette difficulté conduit à définir l'importance relative de la T.D. d'interface et de la T.D. interne.

Quand écarte-t-on un savoir en géographie ? La théorie davisienne, la dérive des continents, la cheminée équatoriale ont disparu des manuels. Elles s'étaient révélées insuffisantes ou fausses parce qu'elles n'avaient pris en compte qu'un aspect des phénomènes, ou qu'elles

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avaient écarté les notions de seuil ou d'héritage, ou parce que les différences d'échelle avaient été considérées comme des anomalies et non comme un phénomène normal introduisant un changement de problématique : « comme si là ou on avait été habitué à chercher des origines, à remonter indéfiniment la ligne des antecedences... on éprouvait une répugnance singulière à penser la différence... ou plus exactement comme si, de ces concepts de seuils, de mutations, de systèmes indépendants, de séries limitées... on avait du mal à faire la théorie, à tirer les conséquence^ générales, et même à dériver toutes les implications possibles » 21. Une modification de la pratique de l'espace, par exemple une évolution du système de production, entraîne aussi, avec une latence, un réajustement dans la transposition didactique. Il y a réactualisation, mais pas uniquement. Alors qu'en 'mathématique le renouvellement des savoirs a pour but de résoudre « la crise quotidienne » qui se marque au travers des difficultés d'apprentissage des élèves !), en géographie le renouvellement (s'il ne rectifie pas une donnée périmée) a pour objectif de désigner des savoirs socialement utiles, soit à titre de justification, soit en favorisant des actions ultérieures. Dans la transposition, à côté de l'aspect scientifique, l'aspect axiologique joue un rôle important. Cela est mis en évidence par les variations qui existent sur un même thème entre différents manuels : texte de l'auteur, choix des exemples, des documents et surtout des images. La communauté scientifique ne fait pas majoritairement autorité en la matière : le rôle des valeurs rend complexe la transposition d'interface. Dans la transposition interne on ne saurait non plus y échapper. La technique d'un apprentissage n'est pas neutre. Traiter des relations entre pays riches et pays pauvres en utilisant un jeu de sensibilisation comme celui du commerce de la banane Tz, ou à partir d'un dossier de presse, ou en faisant une conférence sur les relations nord- sud, n'aboutit pas à un résultat identique pour l'ensemble des élèves. La place accordée aux valeurs, si elle est inconsciente ou non assumée, est un formidable obstacle à l'apprentissage d'un savoir scientifiquement construit en géographie.

Avec cet éclairage, il apparaît que la transposition interne joue en géographie un rôle plus important qu'en mathématique. Elle peut même, dans le cas d'une étude du milieu local, représenter la totalité de la transposition didactique. Un enseignant oyonnaxien ignorera peut-être les études relatives à l'industrialisation du milieu rural. Mais à partir de sa connaissance de sa région, des formes de sous-traitance et de travail à domicile, des relations sociales et politiques, il rassemblera, avec l'aide des partenaires sociaux, des données qu'il « transposera » dans un discours enseignant, On retrouve l'obstacle de l'empirisme, piège permanent en géographie. On ignore les limites de l'objet (quelles sont les relations qui aboutissent à l'industrialisation d'un milieu rural) en prenant en compte la représentation de l'action qui s'impose au groupe, écartant la maîtrise pratique d'une compétence primordiale. De plus, l'analyse de l'outil comme objet, c'est-à-dire comme fin et non comme moyen, masque l'interrogation plus pertinente sur les mécanismes caractéristiques de l'évolution des représentations de l'élève sous-jacentes au passage d'un niveau d'analyse à un autre, et de la représentation de ces mécanismes chez l'enseignant.

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Ces observations sur le rôle de la transposition interne soulignent une difficulté qui serait à prendre en compte systématiquement dans la formation continue implantée localement. A partir d'une pratique de l'espace et de sa transposition en savoir scolaire, il est possible de réfléchir sur ce que seraient une méthode de construction du savoir géographique et une bonne transposition didactique de ce savoir. Dans ces conditions seulement on peut créer des démarches d'apprentissage qui sont des outils de production d'un savoir (donc évolutives) et non des recettes (figées) des transmissions des connaissances.

Au total, les obstacles à la construction de la didactique de la géographie relèvent, sans doute, en partie, de la fascination qu'exerce la démarche des sciences dites « dures » sur les sciences humaines, et du paradoxe qui caractérise la situation de l'enseignant. Ils sont surtout dépendants de l'épistémologie de la géographie. La géographie du où, du combien, du comment, localisatrice et énumérative, la géographie du dénombrement qui décrit les phénomènes observables et leurs liens apparents, ordonne les éléments du contenant et du contenu. Elle s'appuie sur une perception du concret (le paysage), jugé objectif et analysé comme tel. Cette géographie favorise des situations d'apprentissage (transmission et réception) démarquées des situations d'apprentissage spontané de l'espace quotidien par l'individu.

Un tel apprentissage ne met pas en question l'origine des représentations de celui qui observe, enseignant ou élève, et l'analyse porte sur l'utilisation d'un matériel pédagogique (des objets et des techniques en situation). Elle ne peut pas, et pour cause, s'intéresser aux situations permettant d'élucider les mécanismes de formation et de fonctionnement des représentations. L'empirisme de la géographie spontanée incite à l'empirisme pédagogique : dessiner ce que l'on voit, comparer avec le dessin des voisins pour rectifier les « erreurs » : ce peut être un moyen technique pour fixer l'attention en vue d'un dénombrement, c'est sûrement le moyen de donner réalité et primauté aux contingences caractérisant le paysage. Ces techniques pédagogiques présentent la cohérence limitée de ce qui est établi par tâtonnement empirique. Ce ne sont pas des outils. La place de l'implicite et la perception partielle des finalités et des enjeux ne permet pas une articulation rationnelle et objective des systèmes qui produisent le paysage. Dans ces conditions la pratique d'apprentissage — qui fonctionne comme le produit d'une relation dialectique entre la situation scolaire (interaction socialement structurée) et les habitudes d'action construites à partir des cohérences et incohérences du vécu géographique spontané de l'enseignant et de l'élève — garde son apparence formelle, mais elle ne remplit plus sa fonction. Se rapportant à un « donné », et non à un « en construction », elle ne favorise pas la mise à l'épreuve d'hypothèses d'actions nouvelles.

La réflexion qui conduit à penser la diffusion du savoir géographique comme partie intégrante de la discipline, aide à concevoir une géographie réelle non par ses objets, mais par l'organisation de ces objets. En ce sens, au second degré, la didactique aboutit à la réforme de l'illusion pédagogique fondée sur la théorie du rapport direct de

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l'homme à son action : théorie qui justifie la prééminence accordée au vécu et à l'expérience individuelle, ce qui se marque dans l'expression : « l'art de la pédagogie ». Il apparaît, une fois encore, que le vécu est à l'origine des obstacles rencontrées dans la construction scientifique d'un savoir, tant géographique que didacticien.

III. — L'ORIGINE DES OBSTACLES EPISTEMOLOGIQUES A LA TRANSMISSION D'UN SAVOIR GEOGRAPHIQUE

L'obstacle épistémologique prend racine simultanément dans l'apprentissage spontané que chacun fait de l'espace, concurremment avec ses voisins, et dans les formes de communication qui permettent de formaliser et transmettre le vécu. L'origine en est donc une pratique plus largement extra-scolaire que scolaire, qui tend à pérenniser, par le moyen du vocabulaire commun, les « penser » et les « faire » qui découlent de ces pratiques.

Les « penser » sont caractéristiques d'une culture à une époque. A un moment où la géographie se démarque par rapport à l'histoire, Vidal de la Blache la définit comme « la science des lieux et non des hommes ». Il existe, à la même époque, d'autres courants de pensée, marqués par la sociologie, qui proposent des orientations différentes, en géographie comme en pédagogie 23. Mais l'école vidalienne domine la pensée géographique. Dans un contexte de nationalisme anti-allemand et d'impérialisme colonial, sous l'influence du positivisme, mais en développant certains aspects de contingentisme néo-kantien, cette école géographique pratique la description naturaliste des unités territoriales, valorisant l'empirisme favorable au déterminisme et à la démarche inductive. Comme, pour de nombreuses raisons, il n'y a pas alors de coupure entre la recherche et l'enseignement, l'école est imprégnée par l'idéologie dominante. Or 80 ans plus tard, comment est rédigé le programme de géographie du CM 24 ? Issu d'une transposition d'interface indécise — parce que l'héroïne du débat social était l'histoire — il propose des domaines d'étude plus que des notions à étudier. Imprécis, d'une cohérence discutable, il est traversé par les réminiscences du possibilisme vidalien. On lit, pour le CM, p. 65, alinéa 2 : « les paysages du territoire français : la diversité des milieux, montagnes, plaines, vallées, côtes » et sur le même plan sont ajoutées « villes et campagnes ».

Au CP, on préconise déjà (p. 61) : premières analyses de paysages par l'étude de l'environnement proche (Milieu Naturel ET marque de l'activité des hommes).

Cadre naturel et ensembles spatiaux sont confondus dans la notion de paysage-objet, dont l'unité factice, celle de la chose vue, impose sa logique à l'analyse et à la démarche, tout comme le déroulement d'une succession chronologique a pu tenir lieu de logique à l'histoire, alors

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qu'il n'est qu'un élément, certes utile, de la mise en ordre de la connaissance. Ici s'impose le paysage-a priori dont l'analyse semble avoir été une des finalités de l'enseignement de la géographie, alors qu'elle n'en était, au mieux, qu'un moyen en vue d'autres fins. On voit comment des « penser », issus d'expériences cumulatives, sont prédisposés à jouer un rôle structurant, fournissant des explications implicites, permettant d'évaluer une situation et d'estimer subjectivement les chances de réussite d'une action. Ils sont liés à l'identité culturelle du ou des groupes dominants.

Les « faire »

Des « penser » dérivent des « faire » qui permettent d'ajuster la pratique de l'apprentissage géographique à l'estimation subjective de la situation. Ces « faire » résultent de la conscience que chacun possède de son identité culturelle, de celle des partenaires et de celle du groupe dominant. Ils se présentent « sous forme identique et réitérée d'action et produisent des dispositions durables, adaptables par combinaison aux principales situations d'un cours de géographie courante. Ils deviennent possibles et se pérennisent grâce à la fermeture partielle de la « conscience didactique » de l'enseignant à l'égard de la société. Ils constituent des stratégies (ou des explications stratégiques) facilement repérables et satisfaisantes, alors qu'il n'y a pas réellement stratégie faute de choix possible.

Les attentes

Enfin, dernière source d'obstacles, les attentes, liées à la pratique sociale et qui contribuent à pérenniser un mode de pensée. Attente d'un public profane qui, confondant instrument et finalité, demande à la géographie de reproduire des données classées et localisées, relatives à l'espace. Le type d'information demandé varie selon la mode, le lieu, l'époque et aussi la catégorie sociale. Comme il y a « une matière médicale de la richesse, en opposition à la matière médicale des simples » (Bachelard), il existe une géographie des «princes» qui s'intéresse à des espaces pluridimensionnels, et qui prend en compte la durée, et une géographie du « peuple », celle de la nomenclature et du parcours, en deux dimensions. A l'une et à l'autre correspondent des didactiques différentes puisque l'une favorise la production de projets, alors que l'autre incite à mémoriser des produits.

Face aux attentes traditionnelles des utilisateurs se développent celles des spécialistes, leur position sociale dépend de la promotion de leur discipline. Il devient indispensable de faire la preuve de l'utilité de la géographie et de lui obtenir le label scientifique au sens mathématique du terme. Ainsi se crée un jeu de réponses entre attentes des utilisateurs potentiels et celles des producteurs de la connaissance qui cherchent à satisfaire et à prévoir une demande. Le corpus scolaire porte la marque de ces attentes. Mais le risque est grand de produire et de transmettre des savoirs qui, si l'on n'y prend garde, par de subtils décalages entre la connaissance géographique et les productions de la pratique sociale

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de l'espace d'une part, et par les glissements entre la réflexion didactique et la pratique pédagogique d'autre part, aboutissent à une inadaptation à un contexte évoluant rapidement. Ce déphasage amorcerait une crise entre la recherche, la discipline enseignée et la société commanditaire, crise dont, à tous coups, serait rendu responsable un enseignement jugé inadapté.

La question des conditions épistémologiques du travail scientifique en didactique ne peut être éludée. L'épistémologie de la géographie a peut se produire sans constituer ses propres conditions de possibilité, au nombre desquelles se trouve la transmission du savoir dans un système cohérent. Il s'agit, par la réflexion didactique, de lier de façon rationnelle les théories de la connaissance mises en œuvre dans le domaine géographique et dans celui des sciences de l'éducation. Le résultat de cette concordance se devrait de définir tous les actes et discours spécifiques de la didactique de la géographie. Mais, n'en déplaise à notre appétit d'absolu « il semble bien que la cage de la connaissance ne nous laissera jamais apercevoir que des réalités discontinues » (Jean Hamburger) : il s'étabh't une relation particulière entre l'espace culturellement vécu 2б de la société didacticienne, et l'espace culturellement construit de la didactique de la géographie. L'étude de ce rapport permettrait peut-être une approche des mécanismes d'ajustement entre l'un et l'autre, et pourrait fournir, en fin de compte, une possibilité de redéfinir l'indispensable formation continue des enseignants en géographie.

NOTES

1. Espaces et Temps, n°" 26, 27, 28, 2' trimestre 1984. L'Espace en société : les géographes, l'action et la politique, Hérodote. n°" 33-34.

2. Claval, La nouvelle géographie, . P.U.F., « Que sais-je ? », p. 13. 3. A. Jacquard, Au péril de la science, Points - Seuil, 1984. 4. Praxéologique. La connaissance phénoménologique explique la relation de familiarité dans le

monde. La connaissance objectiviste construit des représentations objectives qui structurent les pratiques et la représentation de ces pratiques. La connaissance praxéologique a pour objet le système des relations objectives construites par la connaissance objectiviste et les relations dialectiques entre ces structures objectives et les dispositions structurées dans lesquelles elles s'actualisent et qui tendent à les reproduire. Bourdieu, Théorie de la pratique.

5. L'objet de la discipline étant d'étudier rationnellement l'organisation interne et relationnelle d'espaces-systèmes qui sont les dimensions de phénomènes culturels dans l'acception la plus large du terme, c'est-à-dire fondamentalement politiques, donc sociaux.

6. « L'habitus » défini par Bourdieu, La théorie de la pratique, Droz, 1977. 7. Le plus souvent, la didactique est définie intrinsèquement. Cependant, dans le n° 14-15 d'Espace-Temps du Г" trimestre 1980, p. 143, Jacques Lévy écrit: «on

appelle didactique les procédés employés pour faire coïncider les structures d'un objet donné avec celle d'un sujet moyen... ou du sujet particulier qu'est l'enfant... L'école

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doit ajuster l'objet à la didactique et ajuster la didactique à la pédagogie ». Page 145 : « lajustement science/didactique/pédagogie n'est plus dès lors une suite de renoncements, mais un stimulant aux deux bouts de la chaîne ».

8. Régine Douady, Cahier de didactique des mathématiques, n" 6, IREM, Université Paris VIL

9. Y. Chevallard, La transposition didactique, La pensée sauvage, 1985. 10. Cahier de didactique des mathématiques, n° 6, p. 11. 11. Michel Serres, Les cinq sens, Grasset, 1986, p. 260. 12. Bachelard, La formation de l'esprit scientifique, Vrin, 9' édition, 1985. 13. O. Costa de Beauregard, Paradoxes et paradigmes, 1973. 14. Jean David, « Des objectifs pour l'enseignement de la géographie ». «Il faut pouvoir montrer (aux élèves) comment se construisent les images de

l'espace à travers les rapports culturels, la pression des médias et de l'enseignement... l'initiation à lexercice d'un contrôle spatial passe par la compréhension des pouvoirs et des stratégies régissant lespace ».

15. Y. Chevallard, id. 16. Par exemple : le voyageur qui passe à Nantua ou aux Hôpitaux dira qu'il se

trouve dans une cluse. Mais il n identifiera pas le même site à quelques kilomètres de là à Jujurieux, parce qu'il n'analyse pas le système de relations qui définit une cluse.

17. P. Bourdieu, id. 18. « Le chiffre est produit historiquement : c'est une disposition cultivée »

(P. Bourdieu, id.). 19. P. Bourdieu, id. 20. Michel Serres, id. 21. M. Foucault, L'archéologie du savoir, Gallimard, 1969, p. 21. 22. Jeu du commerce de la banane. Déclaration de Berne, case postale 97, CM

1000, Lausanne. 23. A. Fremont, J. Chevalier, R. Hérin, J, Renard, Géographie sociale, Masson,

1984, p. 12 et suivantes. 24. Ecole élémentaire, programmes et instructions, livres de poche, 1985. 25. Le culturellement vécu c'est ce qui, au cours de la relation entre une situa

tion et une conduite sociale, produit un sens : cette connaissance nouvelle se traduit par un état de relation, de rapport entre la société et son environnement. (Cf. A. Tou- raine, La société post-industrielle, Denoël. 1973).