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Vol.:(0123456789) Int J Semiot Law https://doi.org/10.1007/s11196-021-09836-8 1 3 Législation pénale à l’époque stalinienne en Pologne—analyse jurilinguistique Piotr Pieprzyca 1 Accepted: 1 March 2021 © The Author(s) 2021 Abstract L’article aborde la problématique des actes normatifs de droit pénal adoptés en Pologne dans les années 1944–1956. L’auteur essaie de répondre à la question : comment le régime politique et l’idéologie stalinienne ont-ils influencé la manière de rédiger les textes juridiques de cette branche du droit lors des plus grandes répres- sions par le pouvoir d’après-guerre en Pologne ? À partir de 1944, le droit pénal a été adapté aux besoins des autorités communistes, contrôlées par l’Union soviétique. Dans la période analysée, on a introduit en Pologne plus de cent actes normatifs englobant des dispositions pénales. L’idéologisation du droit pénal est visible dans toutes les parties des actes normatifs : titres, préambules et dispositions juridiques. On retrouve dans leur contenu les valeurs politiques, économiques et sociales fonda- mentales pour l’idéologie du stalinisme, dont les thèses ont été mises en œuvre en Pologne après la fin de l’occupation allemande. Keywords Idéologie · Jurilinguistique · Communisme · Stalinisme · Droit pénal 1 Introduction Le nom idéologie fut forgé par A. Destutt de Tracy à la fin du XVIII e  siècle pour désigner la science des idées au fondement de « la science de l’homme » [8, p. 29]. Plusieurs dizaines d’années plus tard, ce concept fut popularisé par K. Marx. Dans ses ouvrages, idéologie acquit de nouveaux sens ; le mot se référait : (1) soit au système général de concepts et d’attitudes qui caractérise la société à une époque donnée [4] ; (2) soit à « une conscience fausse ou faussée du réel » [2], c’est-à-dire un ensemble d’idées dont la fonction est d’affirmer le système économique et politique en vigueur ; * Piotr Pieprzyca [email protected] 1 Institute of Neophilology, Faculty of Humanities, Pedagogical University of Cracow, Cracow, Poland

Législation pénale à l’époque stalinienne en Pologne

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Vol.:(0123456789)

Int J Semiot Lawhttps://doi.org/10.1007/s11196-021-09836-8

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Législation pénale à l’époque stalinienne en Pologne—analyse jurilinguistique

Piotr Pieprzyca1

Accepted: 1 March 2021 © The Author(s) 2021

AbstractL’article aborde la problématique des actes normatifs de droit pénal adoptés en Pologne dans les années  1944–1956. L’auteur essaie de répondre à la question  : comment le régime politique et l’idéologie stalinienne ont-ils influencé la manière de rédiger les textes juridiques de cette branche du droit lors des plus grandes répres-sions par le pouvoir d’après-guerre en Pologne ? À partir de 1944, le droit pénal a été adapté aux besoins des autorités communistes, contrôlées par l’Union soviétique. Dans la période analysée, on a introduit en Pologne plus de cent actes normatifs englobant des dispositions pénales. L’idéologisation du droit pénal est visible dans toutes les parties des actes normatifs : titres, préambules et dispositions juridiques. On retrouve dans leur contenu les valeurs politiques, économiques et sociales fonda-mentales pour l’idéologie du stalinisme, dont les thèses ont été mises en œuvre en Pologne après la fin de l’occupation allemande.

Keywords Idéologie · Jurilinguistique · Communisme · Stalinisme · Droit pénal

1 Introduction

Le nom idéologie fut forgé par A.  Destutt de Tracy à la fin du xviiie  siècle pour désigner la science des idées au fondement de « la science de l’homme » [8, p. 29]. Plusieurs dizaines d’années plus tard, ce concept fut popularisé par K. Marx. Dans ses ouvrages, idéologie acquit de nouveaux sens ; le mot se référait :

(1) soit au système général de concepts et d’attitudes qui caractérise la société à une époque donnée [4] ;

(2) soit à « une conscience fausse ou faussée du réel » [2], c’est-à-dire un ensemble d’idées dont la fonction est d’affirmer le système économique et politique en vigueur ;

* Piotr Pieprzyca [email protected]

1 Institute of Neophilology, Faculty of Humanities, Pedagogical University of Cracow, Cracow, Poland

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(3) soit, enfin, à l’ensemble des idées et notions traduisant les intérêts d’une classe et permettant de mobiliser cette dernière dans sa lutte pour le pouvoir, avant de lui servir à justifier de conserver celui-ci en transformant la réalité en accord avec les intérêts de cette classe et sa vision du monde [4].

Ainsi, le nom idéologie avait pour ce philosophe une connotation neutre (1, 3) ou négative (2), une portée générale (1) ou liée strictement à la théorie marxiste (2, 3). À la suite des travaux d’A. Comte et d’É. Durkheim, le sens péjoratif de ce mot est devenu dominant—l’idéologie constituait un facteur qu’il convenait d’écarter dans la recherche sociale. Plus tard, les postmodernistes (comme M. Foucault, T. Kuhn et d’autres) ont remis en question la possibilité même d’atteindre la vérité objective, dégagée de toute idéologie, en s’opposant en même temps aux idéologies fondées sur le mensonge et la manipulation. Ainsi, pour finir, le sens de cette notion est dev-enu plus neutre [22, p. 14]. Aujourd’hui, le dictionnaire français la définit comme : « Système d’idées générales constituant un corps de doctrine philosophique et poli-tique à la base d’un comportement individuel ou collectif » [14]. La définition de l’équivalent polonaise—ideologia—donnée dans les dictionnaires est encore plus simple : « Système de croyances, d’idées, de concepts d’un individu ou d’un groupe de personnes [23] ».1

Un système politique qui impose une idéologie officielle à tous les citoyens, proclame une rupture radicale avec le passé et une révolution permanente est défini comme le totalitarisme [5]. L’une des caractéristiques des systèmes totalitaires est un usage spécifique de la langue—novlangue—dans la communication entre les cit-oyens et les autorités. Ce terme a été créé par G.  Orwell pour désigner l’idiome officiel d’Océania, État totalitaire présenté dans son roman 1984  : destiné à rem-placer l’anglais comme langue vernaculaire, la novlangue devait servir à restreindre la vision du monde de ses locuteurs à celle conforme à l’idéologie d’Océania [17, p. 75–76]. Comme le remarque M. Głowiński, la novlangue possède quatre proprié-tés principales :

(1) une forte valorisation, conduisant à une polarisation claire ;(2) il constitue une synthèse d’éléments pragmatiques (il est subordonné à des fac-

teurs pratiques) et rituels (une ritualité présuppose que, dans certaines circon-stances, il faut s’exprimer d’une façon strictement déterminée) ;

(3) il ne décrit pas la réalité, mais il la crée—dans ce sens, la novlangue possède une dimension magique—ce qui a été autoritairement énoncé devient ipso facto la réalité en vigueur ;

(4) le caractère arbitraire—qui se manifeste par la libre formation de sens des mots et le fait de se prêter à la manipulation [6 p. 8–9].

Après la Seconde Guerre mondiale, une nouvelle idéologie importée de l’Union soviétique—le stalinisme, forme particulière du système communiste—s’imposa

1 Pol. « system poglądów, idei, pojęć jednostki lub grupy ludzi ».

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à la société polonaise. Nationalisation de la propriété, violation des droits fonda-mentaux, système du parti unique, répression et extermination des ennemis réels ou imaginaires du régime en devinrent les caractéristiques principales. La législation, en particulier dans le domaine du droit pénal, devint un instrument pour atteindre ces objectifs.

Dans les pays démocratiques, la fonction du droit pénal est de défendre la liberté et l’intégrité de l’individu [18, p. 1]. Mais, dans le régime totalitaire, le droit pénal constitue un outil d’idéologie ainsi que de répression contre ceux qui refusent de se conformer aux exigences du pouvoir. À travers l’exemple de la législation pénale polonaise de l’époque stalinienne,2 nous démontrerons comment le nouveau régime a mis en œuvre son idéologie au niveau juridique et jurilinguistique, c’est-à-dire au niveau du langage dans lequel sont formulées les règles juridiques. L’article vise à répondre à la question : quelle image de l’idéologie stalinienne en Pologne peut-on reconstituer à partir des actes normatifs en matière pénale ? Par quels moyens lin-guistiques et juridiques le gouvernement communiste a-t-il introduit son idéologie en Pologne et créé une nouvelle réalité sociale ? Peut-on trouver des éléments car-actéristiques de la novlangue orwellienne dans les actes normatifs de cette époque ?

Avant, toutefois, de passer à l’analyse des textes normatifs, nous commencerons par un aperçu historique.

2 Aperçu historique

À la suite de l’attaque de l’Allemagne contre l’URSS en 1941, l’ensemble du terri-toire polonais se retrouva sous occupation allemande, divisé et incorporé à plusieurs unités administratives  : le Gouvernement général, le Reichskommissariat Ostland et le Reichskommissariat Ukraine ; fut alors aussi créé un nouveau district, Bezirk Bialystok [8, p. 46]. Le reste du territoire de la IIe République de Pologne avait été directement incorporé au Reich allemand dès 1939 [13, p.  70]. En janvier  1944, l’armée soviétique lança une contre-offensive en Pologne et commença à en occu-per les territoires de l’Est. Bien que la Pologne fît partie du camp allié, l’Union soviétique incorpora ces régions de force, marquant le début d’une nouvelle étape de l’asservissement du pays [13, p. 46]. Cette même année, Staline créait le Com-ité polonais de Libération nationale (Polski Komitet Wyzwolenia Narodowego—PKWN), entièrement sous son contrôle. L’URSS proclama que le PWKN constit-uait le seul pouvoir légitime en Pologne à l’ouest de la ligne Curzon [13, p.  70]. À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, la Pologne avait de fait été intégrée à la sphère d’influence soviétique. Toutes les activités majeures en matière de politique intérieure et extérieure dépendaient dès lors de Moscou. Voilà qui incluait égale-ment la nouvelle législation. Un bon exemple nous en est parvenu, avec le projet

2 Dans la littérature historique polonaise, l’époque stalinienne désigne la période de 1944 (l’établissement du 21 mai 1944 à Moscou sous la supervision directe de Staline, du Comité polonais de libération nationale PKWN et l’annonce du Manifeste du PKWN) à 1956 (la communication du Rapport sur le culte de la personnalité, dit rapport Khrouchtchev le 24 ou le 25 février 1956).

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de Constitution de la République populaire de Pologne, en russe, avec des amen-dements manuscrits de Joseph Staline [19]. L’influence soviétique était également perceptible en matière de droit pénal [12, p. 145]. La législation pénale de la Répub-lique populaire de Pologne entrée en vigueur pendant la période stalinienne se com-posait à la fois des actes normatifs de la IIe  République de Pologne (1918–1939) et des textes adoptés après la libération du pays de l’occupation nazie [1, p. 218]. L’ordre juridique de la IIe  République polonaise avait été maintenu afin de légal-iser la prise de pouvoir par les communistes [15,  p.  65]. Selon Joseph Staline, si certaines lois de l’ancien système peuvent être utilisées dans la lutte pour le nou-vel ordre, alors l’ancienne législation doit également être utilisée. Les communistes polonais développèrent la thèse selon laquelle, même si, après la guerre, les actes de la IIe République avaient gardé leur contenu, ces textes juridiques n’avaient plus les mêmes référents. De cette façon fut renforcé le rôle de l’interprétation judiciaire [15, p. 72].

Les dispositions du régime politique antérieur permettaient également de soute-nir la construction du nouveau système, la dictature du prolétariat. Cependant, cer-taines, perçues comme contradictoires avec les principes sociopolitiques du stalin-isme, furent tacitement abrogées de facto par leur non-application par les juges : par exemple, l’article 238 du Code pénal de 1932 disposait de circonstances atténuantes pour le meurtre lors d’un duel, ce qui fut qualifié par le nouveau régime de coutume féodale [1, p. 219]. La nouvelle législation devait être adoptée pour les besoins des masses laborieuses (masy pracujące) pendant la période de construction des fonda-tions du socialisme en Pologne.

Le droit pénal communiste était lié à la lutte des classes. Conformément à la phi-losophie marxiste, on définissait les classes sociales, en particulier la classe ouvrière, comme la force motrice du processus historique. Les autorités de la République populaire de Pologne avaient adopté la thèse stalinienne sur la lutte des classes, et toutes les branches du droit, y compris le droit pénal, allaient devoir se soumettre à ce principe. Il s’agissait d’une loi de terreur, dans la mesure où elle se fondait sur la répression, visant à contrôler totalement la population et à réglementer la vie des individus. Toute la fonction du droit pénal était de protéger les intérêts de la classe dirigeante et de servir l’idéologie communiste ; en pratique, il protégeait les intérêts des autorités. En ce sens, le droit pénal de la période stalinienne apparaît comme éminemment pragmatique et utilitaire, visant des objectifs inspirés de l’idéologie communiste en protégeant les intérêts du système, ou plus précisément les person-nes qui exerçaient le pouvoir à l’époque [7, p. 6–9].

3 Corpus de la recherche

Parmi tous les actes normatifs, les décrets étaient la méthode de prédilection des autorités polonaises à l’époque stalinienne pour adopter de nouvelles réglementa-tions pénales. Ces derniers étaient émis par les organes exécutifs : au début, par le

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Comité polonais de Libération nationale3 ; puis par le Conseil des ministres4 ; et à partir de 1952 par le Conseil d’État (Rada Państwa).5 Ils étaient ensuite approuvés par la chambre basse du Parlement polonais (Sejm), après et non avant leur entrée en vigueur, ce qui accélérait et facilitait considérablement l’ensemble du processus législatif en permettant par ailleurs de réagir immédiatement à une réalité politique, sociale et économique en évolution rapide. En dehors des décrets, certaines disposi-tions de droit pénal ont également été incluses dans les lois adoptées par le Sejm. Au total, plus de cent actes normatifs contenant des dispositions à caractère pénal sont entrés en vigueur dans la période du stalinisme ; ils font partie du corpus de la présente étude.

On peut classer les textes inclus dans le corpus en deux catégories. La premi-ère englobe les actes à caractère essentiellement pénal, c’est-à-dire les actes dans lesquels une grande majorité des dispositions revêtent une fonction pénalisante, p. ex. :

• le décret du 16 septembre 1945 sur les infractions particulièrement dangereuses lors de la reconstruction de l’État6 ;

• le Code pénal de l’armée polonaise.7

Le deuxième groupe inclut tous les autres types d’actes dans lesquels les disposi-tions pénales occupent une moindre place et ont pour fonction de compléter d’autres règles : civiles (surtout économiques) ou administratives, p. ex. :

• le décret du 9 février 1953 sur l’exploitation entière des terres agricoles8 ;• la loi du 4 avril 1950 sur l’interdiction de l’abattage des animaux d’élevage.9

Dans ce cas, seront prises en compte seulement les dispositions juridiques présentant un caractère pénal, s’agissant de la question de la responsabilité pénale en cas d’infraction. Dans les actes normatifs divisés en chapitres, ces règles ont été incluses dans un chapitre distinct, intitulé Przepisy karne (Dispositions pénales).

3 Conformément à la loi du 15.08.1944 (Ustawa z dnia 15 sierpnia 1944 r. o tymczasowym trybie wydawania dekretów z mocą ustawy).4 Conformément à : la loi du 03.01.1945 (Ustawa Krajowej Rady Narodowej z dnia 3 stycznia 1945 r. o trybie wydawania dekretów z mocą ustawy), la loi du 19.02.1947 (Ustawa Konstytucyjna z dnia 19 lutego 1947 r. o ustroju i zakresie działania najwyższych organów Rzeczypospolitej Polskiej), la loi du 22.02.1947 (Ustawa z dnia 22 lutego 1947 r. o upoważnieniu Rządu do wydawania dekretów z mocą ustawy) et la loi du 21.07.1950 (Ustawa z dnia 21 lipca 1950 r. o upoważnieniu Rządu do wydawania dekretów z mocą ustawy).5 Conformément à l’art. 25 al. 1 p. 4 de la constitution de la République populaire de Pologne, adoptée le 22 juillet 1952.6 Polonais (pol.) Dekret z dnia 16 listopada 1945 r. o przestępstwach szczególnie niebezpiecznych w okresie odbudowy Państwa.7 Pol. Dekret Polskiego Komitetu Wyzwolenia Narodowego z dnia 23 września 1944 r.—Kodeks Karny Wojska Polskiego.8 Pol. Dekret z dnia 9 lutego 1953 r. o całkowitym zagospodarowaniu użytków rolnych.9 Pol. Ustawa z dnia 4 kwietnia 1950 r. o zakazie uboju zwierząt hodowlanych.

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L’analyse englobera non seulement les dispositions de fond, mais aussi les préam-bules et les titres des textes normatifs.

La présente étude n’inclut pas les actes juridiques émis avant la Seconde Guerre mondiale, car, malgré de nombreuses modifications par les autorités communistes, ils ne sont pas entièrement de leur plume et dès lors ne reflètent pas pleinement l’esprit de cette époque.

Puisque cet article se concentre sur l’idéologie stalinienne, nous analyserons les textes collectés du côté :

• linguistique, en relevant une variété des expressions propres à la novlangue sta-linienne, se référant aux idées marxistes et révolutionnaires, inconnues de la Pologne d’avant-guerre, afin de présenter la diversité des moyens par lesquels les autorités ont formulé les thèses principales de cette idéologie ;

• juridique, afin de déterminer quels biens étaient particulièrement protégés par ce système politique ainsi que les éléments qui en prouvent le caractère totalitaire.

Sur la base de cette analyse, nous tenterons de présenter la « nouvelle réalité » que le régime stalinien entendait construire à l’aide de textes normatifs dans le domaine du droit pénal.

4 Nouvelle législation pénale

La législation pénale du stalinisme a introduit dans le langage du droit polonais de nombreux termes juridiques et expressions faisant directement ou indirectement référence à l’idéologie en vigueur, termes que l’on retrouve dans chaque partie des textes législatifs : titres, préambules et dispositions législatives elles-mêmes.

4.1 Les titres

Les titres d’acte normatif ont pour fonction de donner une information brève sur le sujet du texte. Ils en disent long sur le système politique et l’idéologie de l’époque.

Dans les titres des textes juridiques, particulièrement ceux adoptés immédiate-ment après la fin de la guerre durant la période de répression, on trouve des expres-sions relatives au IIIe Reich et à la Seconde Guerre mondiale, souvent composées de noms péjoratifs sans équivoque comme :

• faszystowsko-hitlerowscy zbrodniarze (criminels fascistes nazis)10 ; la référence à un ennemi avait pour but de légitimer le nouveau pouvoir ;

10 Pol. Dekret Polskiego Komitetu Wyzwolenia Narodowego z dnia 31 sierpnia 1944 r. o wymiarze kary dla faszystowsko-hitlerowskich zbrodniarzy winnych zabójstw i znęcania się nad ludnością cywilną i jeńcami oraz dla zdrajców Narodu Polskiego.

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• zdrajcy Narodu Polskiego (traîtres à la nation polonaise)11 ; le nom traître a pris une connotation particulièrement négative dans la période historique étudiée et a sans aucun doute suscité des émotions extrêmement fortes ;

• elementy wrogie (éléments hostiles)12 ; dans ce contexte, le nom élément apparaît dans un sens métaphorique visant à rabaisser les personnes, les institutions ou les pays considérés par les autorités comme hostiles ; cette expression constitue une périphrase, l’un des principaux tropes rhétoriques au sein de la novlangue—il permet non seulement de valoriser ceux qui l’emploient tout en autorisant une grande liberté d’interprétation, mais encore de contribuer à la transformation de la langue en un ensemble de formules canoniques [6, p. 15].

Le recours dans les titres à une telle terminologie visait à désigner clairement l’ennemi des Polonais  : ce n’était pas l’Union soviétique, mais exclusivement les Allemands nazis et leurs collaborateurs (comme les traîtres ou les personnes inscrites sur la Liste de nationalité allemande—Volksliste). Autrement dit, pour la société polonaise, il ne devait y avoir qu’un seul ennemi et un seul agresseur  : le IIIe Reich – bien qu’en 1939  l’Allemagne et l’Union soviétique eussent agressé la Pologne de concert. Les titres définissaient alors qui, selon le législateur, était et a contrario qui n’était pas la véritable menace pour les Polonais. L’emploi de noms et d’adjectifs jouant sur le registre des émotions (traîtres, criminels, hostiles) avait pour objet de renforcer le message idéologique et de diriger sur les Allemands toutes les émotions négatives des Polonais ayant vécu les malheurs de la Seconde Guerre mondiale. Il s’agissait également d’une manière de dissimuler la réalité historique de l’agression commise par l’URSS.

Les titres de certains actes contiennent par ailleurs des mots appartenant au champ sémantique de l’obligation, comme les adjectifs  przymusowy (forcé),13 obowiązkowy (obligatoire)14 ou les noms obowiązek15 (obligation), potrzeba16 (nécessité), en particulier en matière économique  : p.  ex. obowiązkowe dostawy mleka17 (la livraison obligatoire de lait), przymusowe zagospodarowanie użytków rolnych18 (l’exploitation obligatoire des terres agricoles). Voilà qui renvoie au sys-tème économique de l’État polonais, dont les éléments fondamentaux étaient la mar-ginalisation du secteur privé et la lutte contre le libre-échange. Les titres incluent également d’autres concepts essentiels du modèle économique de la République populaire de Pologne, comme :

11 op. cit.12 Dekret z dnia 28 lutego 1945 r. o wyłączeniu ze społeczeństwa polskiego wrogich elementów.13 Dekret z dnia 30 marca 1945 r. o przymusowym zagospodarowaniu użytków rolnych.14 Dekret z dnia 24 kwietnia 1952 r. o obowiązkowych dostawach mleka.15 Dekret z dnia 3 lutego 1947 r. o obowiązku uczestniczenia w obrocie bezgotówkowym.16 Dekret z dnia 24 czerwca 1953 r. o dostarczaniu środków transportowych dla potrzeb obrony Państwa.17 Dekret z dnia 24 kwietnia 1952 r. o obowiązkowych dostawach mleka.18 Dekret z dnia 30 marca 1945 r. o przymusowym zagospodarowaniu użytków rolnych.

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• l’attitude du système politique au sujet du travail, p.  ex. obowiązek pracy19(obligation de travail), przymusowe zatrudnienie20 (l’emploi obligatoire), socjalistyczna dyscyplina pracy21 (discipline du travail socialiste) ;

• l’économie planifiée  : narodowe plany gospodarcze22(les plans économiques nationaux) ;

• la nationalisation  : przejęcie na własność Państwa podstawowych gałęzi gosp-odarki narodowej23(le rachat des branches principales de l’économie nationale par l’État).

Certains titres se composent aussi des mots exprimant, directement ou indirecte-ment, l’idée de conflit, notamment en ce qui concerne :

• les actes commis pendant la guerre—p. ex. zwalczanie spekulacji wojennej24(la lutte contre la spéculation de guerre) ;

• les questions économiques, comme : wzmożenie walki z produkcją złej jakości25 (l’intensification de la lutte contre une production de mauvaise qualité), Komisja Specjalna do Walki z Nadużyciami i Szkodnictwem Gospodarczym26(la Commis-sion spéciale de lutte contre la fraude et les nuisances économiques) ; un tel pro-cédé vise à établir une opposition claire entre économie socialiste et économie capitaliste.

Enfin, on relève, dans le lexique des titres, des collocations avec les adjectifs social et socialisé, p.  ex. gospodarka uspołeczniona27 (économie nationalisée), własność społeczna28 (propriété sociale), qui soulignent le caractère socialiste du régime économique du pays.

4.2 Les préambules

Contrairement au titre et à la partie dispositive, le préambule n’est pas un élément obligatoire de l’acte normatif. Aujourd’hui, il apparaît principalement dans les

19 Dekret z dnia 8 stycznia 1946 r. o rejestracji i o obowiązku pracy.20 Dekret z dnia 22 lutego 1946 r. o rejestracji i przymusowym zatrudnieniu we władzach wymiaru sprawiedliwości osób, mających kwalifikacje do objęcia stanowiska sędziowskiego.21 Ustawa z dnia 19 kwietnia 1950 r. o zabezpieczeniu socjalistycznej dyscypliny pracy.22 Dekret z dnia 26 kwietnia 1949 r. o nabywaniu i przekazywaniu nieruchomości niezbędnych dla reali-zacji narodowych planów gospodarczych.23 Ustawa z dnia 3 stycznia 1946 r. o przejęciu na własność Państwa podstawowych gałęzi gospodarki narodowej.24 Dekret Polskiego Komitetu Wyzwolenia Narodowego z dnia 25 października 1944 r. o zwalczaniu spekulacji wojennej.25 Dekret z dnia 4 marca 1953 r. o wzmożeniu walki z produkcją złej jakości.26 Dekret z dnia 16 listopada 1945 r. o utworzeniu i zakresie działania Komisji Specjalnej do walki z nadużyciami i szkodnictwem gospodarczym.27 Ustawa z dnia 7 marca 1950 r. o zapobieżeniu płynności kadr pracowników w zawodach lub specjalnościach szczególnie ważnych dla gospodarki uspołecznionej.28 Dekret z dnia 4 marca 1953 r. o wzmożeniu ochrony własności społecznej.

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constitutions, où il se présente comme « une proclamation solennelle des principes fondamentaux de l’organisation sociale ainsi que des droits et libertés des citoyens » [14]. Il figure aussi, bien que plus rarement, dans les autres actes normatifs ou dans les textes du droit de l’Union européenne [20, p. 52].

Le préambule consiste en une introduction solennelle d’un acte normatif, exposant les circonstances de son émission et précisant les fins auxquelles il devrait servir. Les préambules dans les textes de droit visent à transmettre aux destinataires leur ratio legis, c’est-à-dire l’objectif assumé par le législateur [24, p.  207–208], considéré comme socialement important. À l’époque stalinienne, le préambule devint un outil idéologique associant étroitement au système politique et économ-ique les dispositions juridiques contenues dans ces actes ; les préambules sont ainsi saturés de propagande et de contenu idéologique.

Les préambules traitent des événements historiques, des facteurs économiques et sociaux qui ont conduit à l’adoption de la nouvelle législation pénale, par exemple :

Bezprzykładne wyniszczenie Kraju i ludności przez hitlerowskiego najeźdźcę oraz przesunięcie granic państwowych wymagają od wszystkich obywateli wytężonej i owocnej dla ogółu pracy oraz jak najrychlejszego zagospodarow-ania odzyskanych terenów.29

(La destruction sans précédent du pays et de sa population par l’envahisseur nazi et le déplacement des frontières de l’État obligent tous les citoyens à tra-vailler durement et fructueusement dans l’intérêt général et à gérer les terres récupérées le plus rapidement possible.)Potrzeby gospodarki socjalistycznej wymagają zapewnienia uspołecznionym zakładom pracy oraz instytucjom państwowym i samorządowym kwalifikow-anych i trwale z nimi związanych kadr.30

(Les besoins de l’économie socialiste exigent la mise à disposition de person-nel qualifié et lié en permanence aux lieux de travail nationalisés et aux insti-tutions gouvernementales nationales et locales.)

Ces introductions solennelles ont pour but de présenter une vision liée à la con-struction d’un monde nouveau, imposant dès lors aux citoyens l’obligation légale, mais aussi morale, d’agir d’une certaine manière.

S’agissant du vocabulaire, on trouve dans les préambules plusieurs mots et expressions qui ensemble forment le champ lexical des thèses principales de l’idéologie stalinienne. Il s’agit notamment des expressions qui concernent :

• des personnes ou des entités non spécifiées hostiles au nouveau régime, par exemple :

• les ennemis politiques—elementy wrogie Narodowi Polskiemu31(les éléments hostiles à la nation polonaise),

29 Dekret z dnia 8 stycznia 1946 r. o rejestracji i o obowiązku pracy.30 Ustawa z dnia 7 marca 1950 r. o zapobieżeniu płynności kadr pracowników w zawodach lub specjalnościach szczególnie ważnych dla gospodarki uspołecznionej.31 Dekret z dnia 28 lutego 1945 r. o wyłączeniu ze społeczeństwa polskiego wrogich elementów.

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• les ennemis économiques—wyzyskiwacze i elementy spekulacyjne32(les exploiteurs et les éléments spéculatifs),

• les payes hostiles—ośrodki wrogie Polsce Ludowej33(les centres hostiles à la Pologne populaire),

• les références à d’autres systèmes politiques, p. ex  : pozostałości przywilejów obszarniczo-feudalnych34(les vestiges des privilèges des propriétaires terriens et des privilèges féodaux).

À l’extrême opposé, on trouve des noms décrivant les valeurs fondamentales et les groupes sociaux privilégiés, favorisés par le régime communiste, comme :

• interesy gospodarki narodowej i mas pracujących35(les intérêts de l’économie nationale et des masses laborieuses) ;

• interesy gospodarcze i społeczne Polskiej Rzeczpospolitej Ludowej (les intérêts économiques et sociaux de la République populaire de Pologne)36 ;

• interesy szerokich mas pracujących Polski Ludowej (les intérêts des larges masses laborieuses de la Pologne populaire)37 ;

• potrzeby gospodarki socjalistycznej (les besoins de l’économie socialiste)38 ;• ciągły wzrost dobrotytu i kultury mas pracujących (la croissance permanente de

la prospérité et la culture des masses laborieuses)39 ;• wzmocnienie i ugruntowanie władzy ludowej (le renforcement et la consolidation

du pouvoir populaire).40

Bien sûr, le concept d’intérêts des masses laborieuses servait en réalité de para-vent aux intérêts des autorités communistes. On notera par ailleurs que chacune de ces expressions constitue en outre une clause générale, définie par Jauffret-Spinosi [10, p.  24] comme «  une norme légale, écrite, ayant un champ d’application très large, au contenu flou ou indéterminé ». Le caractère vague des clauses générales a pour but « d’adapter les règles dans lesquelles elles sont employées aux change-ments sociaux, économiques, etc. » [21, p. 109]. Pendant la période stalinienne, les clauses générales des actes normatifs ont servi le régime en place, en permettant une interprétation à peu près libre des règles par les tribunaux.

32 Ustawa z dnia 28 października 1950 r. o zmianie systemu pieniężnego.33 Dekret z dnia 26 października 1949 r. o ochronie tajemnicy państwowej i służbowej.34 Ustawa z dnia 20 marca 1950 r. o przejęciu przez Państwo dóbr martwej ręki, poręczeniu proboszc-zom posiadania gospodarstw rolnych i utworzeniu Funduszu Kościelnego.35 Dekret z dnia 4 marca 1953 r. o wzmożeniu walki z produkcją złej jakości.36 op. cit.37 Dekret z dnia 4 marca 1953 r. o ochronie interesów nabywców w obrocie handlowym.38 Ustawa z dnia 7 marca 1950 r. o zapobieżeniu płynności kadr pracowników w zawodach lub specjalnościach szczególnie ważnych dla gospodarki uspołecznionej.39 Ustawa z dnia 19 kwietnia 1950 r. o zabezpieczeniu socjalistycznej dyscypliny pracy.40 Ustawa z dnia 20 lipca 1950 r. o zniesieniu sankcji oraz ograniczeń w stosunku do obywateli, którzy zgłosili swą przynależność do narodowości niemieckiej.

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Il faut encore souligner que, dans les préambules des actes normatifs à caractère pénal de l’époque stalinienne de la République populaire de Pologne, les phrases faisant référence aux Polonais en tant que nation étaient relativement rares  ; la plupart des préambules font plutôt référence au nouveau système, aux principes socialistes et aux masses laborieuses, donc aux critères liés aux valeurs essentielles de l’idéologie stalinienne.

Les mots-clés de la partie des préambules se référant aux valeurs fondamentales de la doctrine marxiste sont aussi :

• le nom praca (travail), fonctionnant dans les collocations diverses comme une valeur inestimable pour la société, p. ex. : pożyteczna praca41 (travail utile), ofi-arna praca42 (travail désintéressé), wkład w pracy nad odbudową kraju43 (con-tribution aux travaux de reconstruction du pays) ;

• l’adjectif ludowy (populaire), qui entre en relation avec les noms désignant le régime en vigueur  : Polska Ludowa (la Pologne populaire),44 władza ludowa (le gouvernement populaire),45 siły ludowej Ojczyzny (les forces du Patrimoine populaire)46 ; en 1952, ludowy devint une partie du nom officiel du pays—Pol-ska Rzeczpospolita Ludowa  (La République populaire de Pologne) ; dans tous les contextes mentionnés ci-dessus, l’adjectif ludowy (populaire) peut être para-phrasé par « qui appartient au peuple », ce qui est une référence directe à la phi-losophie marxiste.

4.3 Dispositions juridiques

Passé les titres et les préambules, l’influence de l’idéologie stalinienne se perçoit également sans difficulté dans le contenu des règlements (dispositions juridiques). Dans la modification de nature juridique du contenu des règles ont été introduites de nombreuses expressions caractéristiques lexicalement du nouveau système. Dans le cas des dispositifs, l’idéologie stalinienne se manifeste non seulement au niveau linguistique (la novlangue), mais aussi et pour commencer au niveau juridique—les biens importants du point de vue du régime étaient particulièrement protégés et les infractions relatives sévèrement sanctionnées.

L’époque stalinienne vit s’allonger considérablement la liste des infractions con-tre l’État, autrement dit contre le régime politique et économique en vigueur, ce qui est typique des législations des pays non démocratiques, où la loi est subordonnée à une idéologie.

41 Dekret z dnia 8 stycznia 1946 r. o rejestracji i o obowiązku pracy.42 Ustawa z dnia 19 kwietnia 1950 r. o zabezpieczeniu socjalistycznej dyscypliny pracy.43 Ustawa z dnia 20 lipca 1950 r. o zniesieniu sankcji oraz ograniczeń w stosunku do obywateli, którzy zgłosili swą przynależność do narodowości niemieckiej.44 Dekret z dnia 26 października 1949 r. o ochronie tajemnicy państwowej i służbowej.45 Ustawa z dnia 20 lipca 1950 r. o zniesieniu sankcji oraz ograniczeń w stosunku do obywateli, którzy zgłosili swą przynależność do narodowości niemieckiej.46 Ustawa z dnia 19 kwietnia 1950 r. o zabezpieczeniu socjalistycznej dyscypliny pracy.

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Dans sa monographie consacrée aux crimes contre l’État dans les années 1944–1956, P. Kładoczny [12, p. 79] mentionne plusieurs critères permettant de distinguer les crimes contre l’État des autres types de crimes :

• le titre de l’acte normatif ou de chapitre de l’acte normatif, se référant à la caté-gorie des crimes contre l’État ;

• l’objet de la protection, l’un des éléments qui composent la notion d’État ;• la remise de la décision à des entités autres que les juridictions de droit com-

mun ;• le niveau des sanctions prévues ;• une application modifiée du droit de l’exécution des peines ;• la jurisprudence de Najwyższy Sąd Wojskowy (Cour suprême militaire) ;• la doctrine juridique ;• l’existence d’une règle analogue en droit pénal soviétique ou dans le chapitre xix

du Code pénal polonais de 1969.

En fonction des objectifs de la pénalisation, les crimes contre l’État commis en Pologne dans les années  1944–1956 peuvent être classés en plusieurs catégories [12] :

1. Les crimes visant la répression des personnes ayant agi contre l’État polonais dans la période antérieure à la mise en place du système communiste—p. ex. l’art. 1 du décret sur la punition des criminels fascistes hitlériens coupables de meurtre et de maltraitance de civils et de prisonniers, ainsi que des traîtres à la nation polonaise47 [12, p.  206], pour lesquels cet article définit une seule sanction, la peine capitale pour collaboration avec les Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale. On relèvera qu’il n’existait pas—pour des raisons évidentes—de loi analogue visant à condamner la collaboration avec le deuxième agresseur, l’Union soviétique. Ces dis-positions avaient pour but de gagner la faveur de la société polonaise, mais aussi d’éliminer les opposants au régime, en particulier les membres du mouvement de résistance Armia Krajowa (Armée de l’intérieur). Sous prétexte de punir les traî-tres à la nation, les collaborateurs, c’est une répression sévère qui fut imposée aux opposants politiques. Cette assimilation sémantique avait conduit à une absurdité terrifiante : la condamnation de ces personnes sur la base des mêmes règles que pour les criminels nazis [12, p. 184].

2. Les infractions dont la définition visait à protéger le pouvoir de défense de l’État, p.  ex. l’art.  11 du décret sur les crimes particulièrement dangereux pen-dant la période de reconstruction de l’État48 [12, p. 252], appelé dans la littérature juridique « le petit Code pénal » [16, p. 84], qui pénalisait la provocation publique

47 Pol. Dekret Polskiego Komitetu Wyzwolenia Narodowego z dnia 31 sierpnia 1944 r. o wymiarze kary dla faszystowsko-hitlerowskich zbrodniarzy winnych zabójstw i znęcania się nad ludnością cywilną i jeńcami oraz dla zdrajców Narodu Polskiego.48 Pol. Dekret z dnia 13 czerwca 1946 r. o przestępstwach szczególnie niebezpiecznych w okresie odbu-dowy Państwa.

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aux agissements contre l’unité des alliés de l’État polonais avec «  l’État allié ».49 Du point de vue linguistique, le fait de cacher ainsi, de masquer sémantiquement, dans les dispositions pénales, l’Union soviétique et les pays du bloc communiste derrière le concept d’État allié traduit de manière évidente l’état de dépendance de la Pologne vis-à-vis de l’URSS [12, p. 252].

3. Les crimes définis pour protéger le régime. Au sein de cette catégorie, on dis-tingue deux groupes d’infractions :

A. Les crimes définis pour protéger le régime politique—p. ex. l’art. 1 du décret sur la protection de l’État50 :

Kto zakłada związek, mający na celu obalenie demokratycznego ustroju Państwa Polskiego, albo kto w takim związku bierze udział, kieruje nim, dostarcza mu broni lub udziela mu innej pomocy, podlega karze więzienia lub karze śmierci.

(Qui crée une union visant à renverser le système démocratique de l’État polo-nais, ou qui participe à une telle union, le gère, lui fournit des armes ou lui fournit une autre aide est passible d’une peine d’emprisonnement ou de la peine de mort).

La disposition présentée offre un exemple typique de falsification de la réalité par des autorités totalitaires consistant à créer une illusion de démocratie à travers la rédaction des textes de loi. Le nouveau système était masqué derrière l’adjectif demokratyczny (démocratique) susmentionné, aux connotations positives pour la société polonaise, alors que tellement éloigné des réalités de l’époque.

B. Les crimes définis pour protéger le régime économique. Ce groupe englobe les dispositions protégeant les réformes économiques (transformations de propriété) et la gestion économique de l’État [12, p. 271]. La propriété sociale était une valeur particulièrement protégée par le droit pénal de l’époque stalinienne. Ce n’est pas un hasard si la Constitution de la République populaire de Pologne de 1952 mentionne la propriété sociale comme une des bases principales de la force économique et de la prospérité nationale du pays. Dans la législation stalinienne, la propriété sociale était devenue un sujet de la protection pénale [11, p. 304]. Il est à noter que, dans le corpus, les collocations mienie społeczne et własność społeczna (la propriété sociale) apparaissent à la fois au sein des titres, des préambules et des dispositions elles-mêmes. La sévérité des sanctions contre ces crimes se voyait justifiée par le fait qu’une atteinte à la propriété sociale équivalait à une atteinte aux fondements du système politique [9, p. 29].

4. Les infractions définies pour limiter la liberté d’expression aux fins de protéger les intérêts de l’État, p.  ex. l’art. 99 du Code pénal militaire51 qui pénalise le fait de diffuser publiquement à l’étranger de fausses informations dans le but de nuire

49 Pol. Dekret z dnia 13 czerwca 1946 r. o przestępstwach szczególnie niebezpiecznych w okresie odbu-dowy Państwa.50 Pol. Dekret z dnia 30 października 1944 r. o ochronie Państwa.51 Pol. Dekret Polskiego Komitetu Wyzwolenia Narodowego z dnia 23 września 1944 r. – Kodeks Karny Wojska Polskiego.

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aux intérêts de l’État polonais. On s’arrêtera sur l’emploi de l’adjectif fausses (nie-prawdziwe). Dans la pratique, le critère de vérité ne fut pas pris en compte : selon l’idéologie stalinienne, était fausse chaque information susceptible de nuire à ses intérêts.

5. Les crimes résultant de la criminalisation dite « simplifiée » [12, p. 172–173]. Sous ce terme, on entend les crimes qui nuisent aux intérêts de l’État mais sont dif-ficiles à prouver, ou les faits pénalisés afin de prévenir des crimes plus graves [12, p.  352]. Un bon exemple en est offert par l’art.  11 du décret sur la protection de l’État,52 concernant la non-dénonciation de crime :

Kto mając wiarygodne wiadomości o przestępstwach określonych w art. 1–10 niniejszego dekretu, lub o przygotowaniach do ich popełnienia, zaniecha donieść o tym w porę władzy, podlega karze więzienia lub karze śmierci.

(Qui, ayant des informations fiables sur les infractions spécifiées à l’art. 1–10 de ce décret, ou sur les préparations à la mise en œuvre de cesinfractions, ne le rapporte pas à temps pour les autorités est passible de l’emprisonnement ou de la peine de mort).

Le fait de pénaliser la non-dénonciation de crime n’est pas en soi exceptionnel et se retrouve dans d’autres systèmes juridiques. Ce qui distingue toutefois la dis-position citée est une sanction extrêmement sévère pour sa violation. Le système juridique polonais a forcé de cette façon la société à se comporter de manière con-traire à l’éthique, mais conforme à l’intérêt du pouvoir. Sous le régime communiste en Pologne, le verbe donieść (dénoncer) a acquis une connotation très négative, si bien que, dans la loi polonaise actuelle, on évite d’employer ce mot, auquel on a substitué des synonymes plus neutres comme zawiadomić (l’art. 240 § 2 du Code pénal polonais de 1997, pénalisant la non-dénonciation).

Pour finir, il faut souligner l’un des traits les plus caractéristiques de la période étudiée, à savoir la sévérité des peines, en particulier s’agissant des crimes contre l’État. L’exemple le plus flagrant à cet égard est le décret du 30 octobre 1944 sur la protection de l’État, dans lequel chacune des onze infractions est sanctionnée par la peine de mort [15, p. 74]. En faisant par ailleurs usage de notions vagues et indé-terminées dans la rédaction des dispositions pénales, le législateur avait facilité la réalisation des objectifs du système communiste.

5 Conclusion

À partir de la recherche menée, nous avons pu constater que l’idéologie stalinienne était présente dans toutes les parties des actes normatifs de la période analysée. Le simple examen des titres de ces textes nous permet d’identifier les thèses prin-cipales de la doctrine stalinienne, comme la lutte contre les éléments hostiles, la

52 Dekret Polskiego Komitetu Wyzwolenia Narodowego z dnia 30 października 1944 r. o ochronie Państwa.

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nationalisation de l’économie ou le travail forcé au nom de la prospérité universelle. Les préambules complètent ces idées à l’aide d’expressions variées, en mettant sur un piédestal l’économie socialisée, la propriété sociale ainsi que les masses labo-rieuses, la classe ouvrière et le travail qu’elles fournissent. Enfin, l’étude des dispo-sitions juridiques a mis en évidence que le catalogue des crimes contre l’État s’est à l’époque élargi de manière anormale. Voilà qui a permis la répression et le contrôle omniprésent des citoyens dans la vie politique, sociale et économique.

L’image de la République populaire de Pologne durant la période stalini-enne créée à partir des actes normatifs du droit pénal présente un pays entouré d’ennemis, aussi bien internes (des collaborateurs qui visent à renverser le sys-tème démocratique de l’État polonais) qu’externes (cherchant à priver l’État polo-nais de son indépendance). C’est un pays dans lequel la non-dénonciation constitue une infraction aussi grave que l’homicide, un pays où information fausse signifie « l’information qui n’est pas conforme aux intérêts du pouvoir ». Les valeurs fonda-mentales de cette nouvelle « Océania » devant faire l’objet d’une protection juridique spéciale ont trait aux masses laborieuses et à la propriété sociale, ce qui conduit à la nationalisation et au contrôle de l’économie. C’est toujours dans l’intérêt du peuple que sont adoptés les actes normatifs, jamais dans l’intérêt du régime, ce que le légis-lateur souligne notamment dans leurs préambules.

La nouvelle législation pénale s’avéra une arme juridique et idéologique extrême-ment efficace dans la lutte contre les ennemis du système stalinien. Au cours de la première décennie de la Pologne d’après-guerre, environ huit mille condamnations à mort furent prononcées [3, p. 9]. Beaucoup de ces personnes étaient des opposants politiques. Selon la théorie du marxisme-léninisme, chaque révolution a besoin de victimes. En Pologne, les victimes furent tous ceux qui refusaient de se soumettre aux autorités et rejetaient le nouveau régime. En forgeant une fausse réalité d’État de droit démocratique ayant à cœur le bien des citoyens et le bonheur de l’humanité, le lan-gage du droit pénal à l’époque stalinienne était au service de l’idéologie du pouvoir communiste. Le système juridique du pays était en réalité un système de non-droit.

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