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OCTOBRE 1999 L A D ISTINCTION — 1 L A D ISTINCTION — 1 L A D ISTINCTION SOCIALE — POLITIQUE — LITTÉRAIRE ARTISTIQUE — CULTURELLE — CULINAIRE L A D ISTINCTION Publication bimestrielle de l’Institut pour la Promotion de la Distinction case postale 465 1000 Lausanne 9 Y-mêle: [email protected] Vouèbe : www.imaginer.ch/Distinction/ Abonnement : Frs 25.– au CCP 10–22094–5 Prix au numéro : Suisse : 4.35 francs France : 18.25 francs Belgique : 99 francs Europe hors-CH: 2.60 a Collaborèrent à ce numéro : Minna Bona Anne Bourquin Büchi Jean-Christophe Bourquin Noël Charlova Théo Dufilo Dominique Felder Véronique Hervy Gil Meyer Henry Meyer Marcelle Rey-Gamay Laurent Sambo Jean-Pierre Tabin 74 Si vous pouvez lire ce texte, cest que vous nêtes pas abonné(e). Quattendez-vous pour le faire ? Frs 25.– au CCP 10–220 94–5 «Strc ˇ prst skrz krk !» (Enfonce-toi le doigt dans la gorge, en tchèque) 9 octobre 1999 paraît six fois par an treizième année JAB 1000 Lausanne 9 Une coopérative autogérée, alternative. Une librairie indépendante, spécialisée en sciences sociales et ouverte sur dautres domaines. Un service efficace et rapide. Un rabais de 10 % aux étudiants et de 5 % à ses coopérateurs. (Publicité) LIBRAIRIE BASTA! Petit-Rocher 4, 1003 Lausanne, Tél./fax : 625 52 34 / E-mail : [email protected] Ouvertures : MA-VE 9h00-12h30, 13h30-18h30 SA 9h00-16h00 Librairie Basta! - Dorigny, BFSH 2, 1015 Lausanne, Tél./fax/répondeur 691 39 37 Ouvertures : du lundi au vendredi, de 8h30 à 17h30 NOMINATIONS POUR LE GRAND PRIX DU MAIRE DE CHAMPIGNAC 1999 B A S T A ! Viens, femme, te rasseoir sur le banc… «Nous avons un Béjart Ballet qui est un peu unique, puisque nous sommes les seuls à lavoir». Jean-Jacques Schilt, Syndic de Lausanne, Séance extra-muros du Conseil communal, 24 juin 1999, vers 18h45 «Le compositeur [Jean-François Bo - vard] dit préférer conduire un orchestre quune voiture. Il ne sait dailleurs pas conduire.» Céline Goumaz, à la baguette et sur les chapeaux de roue, in «Portrait de la Fête des Vignerons», in 24 Heures, 5 juillet 1999 «Cest ce qui est train de se passer avec léclipse. Une sorte dangoisse qui sourd par-ci par-là, en fonction de la culture des gens. Personnel lement, je réagis en situationniste : advienne que pourra !» Philippe Jeanneret, présentateur météo ultra-gauche, in Construire, 13 juillet 1999 «Nous nallons pas donner de largent à tout prix.» Pascal Couchepin, conseiller fédéral, in Le Temps, 12 août 1999 «Cela dit, si des personnes plus aptes devaient entrer au comité [stratégique dExpo-01], je serais le premier à lais - ser ma place.» Olivier Kernen, lucide syndic dYverdon, in 24 Heures, 7 août 1999 «La rentrée scolaire 1999-2000 est ex - ceptionnelle puisquelle clôt le cycle des années 1900 et quelle nous entraîne vers les années 2000.» Doris Cohen-Dumani, directrice des écoles, in Lausanne écoles, août 1999 Comprendre les médias Étonnantes divergences dans l'explication 24 Heures, 11 septembre 1999 Le Temps, 11 septembre 1999 Commander, c'est prévoir longtemps à l'avance Lettre-circulaire du Chef du Service des automobiles et de la navigation, Lausanne, le 26 mai 1999 I L y a deux livres sur ma table de nuit et je passe de l’un à l’autre. Le premier, une anthologie de Jean-Manuel Traimond, réunit dans un premier tome des «trésors de méchancetés» sur les dieux, les rois et les gouvernements. Des méchan- cetés à l’usage des anarchis- tes, certes oui, mais qui se trouvent alliées à une bonne rasade d’humour : c’est le jus- te mélange qui fait se dissou- dre sceptres et couronnes, gens d’Église et gens de pou- voir. Quelques morceaux… de roi en entrée : «Si Dieu existe, j’espère qu’il a une bonne excuse», dit Woo- dy Allen. «Si Dieu existait, il faudrait l’abolir», renchérit Bakounine. L’athéisme ne se conjugue pourtant pas tou- jours avec de mauvaises ma- nières. Ainsi les recommanda- tions de Pierre Louÿs aux jeunes filles : «Si vous ne vous êtes pas assez branlée le ma - tin, ne vous finissez pas à la messe.» Après Dieu, les élections et les élus passent à la mouli- nette. L’argumentation d’un Georges Duchêne est définiti- ve: «La vérité, la loi, le droit, la justice dépendraient de quarante croupions qui se lè - vent contre vingt-deux qui res - tent assis !» Et le thème élec- toral se clôt de manière lapidaire, implacablement lo- gique et définitive : «Ceux qui donnent leur voix n’ont plus rien à dire.» La conclusion ironique re- vient à Stendhal : «Le meilleur régime politique est la monar - chie absolue tempérée par l’as - sassinat.» À propos de monarques qui empoisonnent l’existence des peuples, cette année sera marquée par l’éclipse définiti- ve du «petit trou-du-cul», com- me l’appelait peu affectueuse- ment le Général de Gaulle soi-même. Le roi du Maroc a enfin cassé son narguilé. Le grand ami de la France et de ses entrepreneurs est parti rejoindre toutes ses victimes au paradis d’Allah –c’est dire s’il ne se sentira pas seul… L’assassinat, la traîtrise, la cruauté et la torture, la cor- ruption et le pillage ont sin- gulièrement «tempéré» le ré- gime de Hassan II. Notre ami le cadavre Toute la mesure du person- nage avait été donnée par le livre de Gilles Perrault, Notre ami le roi, paru en 1990. Cet été pourtant, les médias –dont les suisses– se sont montrés étonnamment amné- siques et complaisants, à quelques bien rares excep- tions près, dont le Le Cour - rier. Ce n’est pas que la dicta- ture se soit assouplie. Cette année 99, elle n’avait, par exemple, finalement pas per- mis la réunion annuelle d’Am- nesty International sur le sol marocain. Un rapport critique d’Amnesty avait déplu. Per- mettre puis proscrire, autori- ser puis condamner par des procès truqués, user d’hospi- talité luxueuse et corruptrice pour les hôtes étrangers, or- ganiser des complots sont des tactiques fréquemment utili- sées par le régime hassanien pour laminer ses contradic- teurs. La méthode musclée avait sa préférence et le roi savait s’entourer de person- Sus aux ennemis de l’Homme “Nobody for president” nages gratinés, comme Ouf- kir. Oufkir, ancien officier de l’armée française, ministre de l’Intérieur et âme damnée du roi, avait hérité de son père un amour certain pour l’art de la torture, qu’il pratiquait de préférence avec un poignard et avec une cruauté difficile- ment concevable. Le sbire s’y entendait aussi en matière de complot : l’opposant Ben Barka n’en est pas revenu. Pour ceux qui ne mourraient pas tout de suite, les prisons valaient le déplacement. Des ennemis du régime, supposés tels et autres Sahraouis, ont passé des quinzaines d’années dans le noir, sans sortir une seule fois de leur cellule- oubliette : rats, serpents, tor- ture, température glaciale ou fournaise –la mort et la folie devenaient des portes de sor- tie désirables. En guise de consolation, selon Gilles Per- rault, il est au moins une cer- titude pour les Marocains: «Chacun, quelle que soit l’hor - reur de son sort, peut être as - suré qu’un autre a connu pire.» Le tyran a sévi quarante ans –son fiston, qui lui succè- de, fera-t-il aussi bien et aussi longtemps ? N. C. Jean-Manuel Traimond Le trésor des méchancetés Anthologie dhumour à lusage des anarchistes Volume I, Les dieux, les rois, les gouvernements Atelier de création libertaire, 1998, 102 p., env. Frs 11.30 Gilles Perrault Notre ami le roi Folio actuel, 1992, 378 p., Frs 14.80 Qui est cet homme ? Que fait-il donc dans les rues de Lausanne en cette nuit du 4 septembre 1937 ? Comment peut-on être aussi con ? Toutes les réponses à ces angois- santes questions dès le numéro 75 de La Distinction, dans notre nouveau feuilleton interminable : Le calme plat

LA DI S T I N C T I O Nêtes pas assez branlée le tma-tin, n e vousfiissezpas àla messe.» Après Dieu, les élections et les élus passent à ala mouli-nette. L’argumentation

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Page 1: LA DI S T I N C T I O Nêtes pas assez branlée le tma-tin, n e vousfiissezpas àla messe.» Après Dieu, les élections et les élus passent à ala mouli-nette. L’argumentation

OCTOBRE 1999 LA DISTINCTION — 1LA DISTINCTION — 1

LA DI S T I N C T I O NSOCIALE — POLITIQUE — LITTÉRAIRE

ARTISTIQUE — CULTURELLE — CULINAIRE

LA DISTINCTIONPublication

bimestrielle del’Institut pour

la Promotion dela Distinction

case postale 4651000 Lausanne 9

•Y-mêle :

[email protected]èbe :

www.imaginer.ch/Distinction/•

Abonnement :Frs 25.–au CCP

10–22094–5Prix au numéro:

Suisse : 4.35 francsFrance : 18.25 francsBelgique : 99 francs

Europe hors-CH: 2.60 a

Collaborèrent à ce numéro :Minna Bona

Anne Bourquin BüchiJean-Christophe Bourquin

Noël CharlovaThéo Dufilo

Dominique FelderVéronique Hervy

Gil MeyerHenry Meyer

Marcelle Rey-GamayLaurent Sambo

Jean-Pierre Tabin

74Si vous pouvez lire ce texte, c’est que vous n’êtespas abonné(e). Qu’attendez-vous pour le faire ?

Frs 25.– au CCP 10–220 94–5

«Strc prst skrz krk !»(Enfonce-toi le doigt dans la gorge, en tchèque)

9 octobre 1999paraît six fois par an

treizième année

JAB 1000 Lausanne 9

Une coopérative autogérée, alternative.

Une librairie indépendante,

spécialisée en sciences sociales

et ouverte sur d’autres domaines.

Un service efficace et rapide.

Un rabais de 10 % aux étudiants

et de 5 % à ses coopérateurs.

(Publicité)

LIBRAIRIE BASTA! Petit-Rocher 4, 1003 Lausanne,Tél./fax : 625 52 34 / E-mail : [email protected]

Ouvertures : MA-VE 9h00-12h30, 13h30-18h30SA 9h00-16h00

Librairie Basta! - Dorigny, BFSH 2, 1015 Lausanne,Tél./fax/répondeur 691 39 37

Ouvertures : du lundi au vendredi, de 8h30 à 17h30

NOMINATIONS POUR LEGRAND PRIX DU MAIREDE CHAMPIGNAC 1999

B A S T A !

Viens, femme, te rasseoir sur le banc…

«Nous avons un Béjart Ballet qui est unpeu unique, puisque nous sommes lesseuls à l’avoir». Jean-Jacques Schilt,

Syndic de Lausanne,Séance extra-muros du Conseil

communal, 24 juin 1999, vers 18h45«Le compositeur [Jean-François Bo -vard] dit préférer conduire un orchestrequ’une voiture. Il ne sait d’ailleurs pasconduire.»

Céline Goumaz, à la baguetteet sur les chapeaux de roue,

in «Portrait de la Fête des Vignerons»,in 24 Heures, 5 juillet 1999

«C’est ce qui est train de se passeravec l’éclipse. Une sorte d’angoisse quisourd par-ci par-là, en fonction de laculture des gens. Personnel lement, jeréagis en situationniste : advienne quepourra !»

Philippe Jeanneret, présentateur météo ultra-gauche,

in Construire, 13 juillet 1999«Nous n’allons pas donner de l’argent àtout prix.»

Pascal Couchepin, conseiller fédéral,in Le Temps, 12 août 1999

«Cela dit, si des personnes plus aptesdevaient entrer au comité [stratégiqued’Expo-01], je serais le premier à lais -ser ma place.»Olivier Kernen, lucide syndic d’Yverdon,

in 24 Heures, 7 août 1999«La rentrée scolaire 1999-2000 est ex -ceptionnelle puisqu’elle clôt le cycle desannées 1900 et qu ’elle nous entraînevers les années 2000.»

Doris Cohen-Dumani,directrice des écoles,

in Lausanne écoles, août 1999

Comprendre les médias

Étonnantes divergencesdans l'explication

24 Heures, 11 septembre 1999

Le Temps, 11 septembre 1999

Commander, c'est prévoir longtemps à l'avance

Lettre-circulaire du Chef du Service des automobiles et de la navigation, Lausanne, le 26 mai 1999

IL y a deux livres sur matable de nuit et je passede l’un à l’autre.

Le premier, une anthologiede Jean-Manuel Traimond,réunit dans un premier tomedes «trésors de méchancetés»sur les dieux, les rois et lesgouvernements. Des méchan-cetés à l’usage des anarchis-tes, certes oui, mais qui setrouvent alliées à une bonnerasade d’humour : c’est le jus-te mélange qui fait se dissou-dre sceptres et couronnes,gens d’Église et gens de pou-voir.

Quelques morceaux… de roien entrée :

«Si Dieu existe, j’espère qu’ila une bonne excuse», dit Woo-dy Allen. «Si Dieu existait, ilfaudrait l’abolir», renchéritBakounine. L’athéisme ne seconjugue pourtant pas tou-jours avec de mauvaises ma-nières. Ainsi les recommanda-tions de Pierre Louÿs auxjeunes filles : «Si vous ne vousêtes pas assez branlée le ma -tin, ne vous finissez pas à lamesse.»

Après Dieu, les élections etles élus passent à la mouli-nette. L’argumentation d’unGeorges Duchêne est définiti-ve : «La vérité, la loi, le droit,la justice dépendraient dequarante croupions qui se lè -vent contre vingt-deux qui res -tent assis ! » Et le thème élec-toral se clôt de manièrelapidaire, implacablement lo-gique et définitive : «Ceux quidonnent leur voix n’ont plusrien à dire.»

La conclusion ironique re-vient à Stendhal : «Le meilleurrégime politique est la monar -chie absolue tempérée par l’as -sassinat.»

À propos de monarques quiempoisonnent l’existence despeuples, cette année seramarquée par l’éclipse définiti-ve du «petit trou-du-cul», com-me l’appelait peu affectueuse-ment le Général de Gaullesoi-même. Le roi du Maroc aenfin cassé son narguilé. Legrand ami de la France et deses entrepreneurs est partirejoindre toutes ses victimesau paradis d’Allah –c’est dires’il ne se sentira pas seul…

L’assassinat, la traîtrise, lacruauté et la torture, la cor-ruption et le pillage ont sin-gulièrement «tempéré» le ré-gime de Hassan II.

Notre ami le cadavreToute la mesure du person-

nage avait été donnée par lelivre de Gilles Perrault, Notreami le roi, paru en 1990. Cetété pourtant, les médias–dont les suisses– se sontmontrés étonnamment amné-siques et complaisants, àquelques bien rares excep-tions près, dont le Le Cour -rier. Ce n’est pas que la dicta-ture se soit assouplie. Cetteannée 99, elle n’avait, parexemple, finalement pas per-mis la réunion annuelle d’Am-nesty International sur le solmarocain. Un rapport critiqued’Amnesty avait déplu. Per-mettre puis proscrire, autori-ser puis condamner par desprocès truqués, user d’hospi-talité luxueuse et corruptricepour les hôtes étrangers, or-ganiser des complots sont destactiques fréquemment utili-sées par le régime hassanienpour laminer ses contradic-teurs. La méthode muscléeavait sa préférence et le roisavait s’entourer de person-

Sus aux ennemis de l’Homme

“Nobody for president”nages gratinés, comme Ouf-kir.

Oufkir, ancien officier del’armée française, ministre del’Intérieur et âme damnée duroi, avait hérité de son pèreun amour certain pour l’art dela torture, qu’il pratiquait depréférence avec un poignardet avec une cruauté difficile-ment concevable. Le sbire s’yentendait aussi en matière dec o m p l o t : l’opposant BenBarka n’en est pas revenu.

Pour ceux qui ne mourraientpas tout de suite, les prisonsvalaient le déplacement. Desennemis du régime, supposéstels et autres Sahraouis, ontpassé des quinzaines d’annéesdans le noir, sans sortir uneseule fois de leur cellule-o u b l i e t t e : rats, serpents, tor-ture, température glaciale oufournaise –la mort et la foliedevenaient des portes de sor-tie désirables. En guise deconsolation, selon Gilles Per-rault, il est au moins une cer-titude pour les Marocains :«Chacun, quelle que soit l’hor -reur de son sort, peut être as -suré qu’un autre a connu pire.»

Le tyran a sévi quaranteans –son fiston, qui lui succè-de, fera-t-il aussi bien et aussilongtemps ?

N. C.

Jean-Manuel TraimondLe trésor des méchancetés

Anthologie d’humour à l’usage des anarchistes

Volume I, Les dieux,les rois, les gouvernements

Atelier de création libertaire, 1998, 102 p., env. Frs 11.30

Gilles PerraultNotre ami le roi

Folio actuel, 1992, 378 p., Frs 14.80

Qui est cet homme ?Que fait-il donc dans les rues deLausanne en cette nuit du4 septembre 1937?Comment peut-on être aussi con ?

Toutes les réponses à ces angois-santes questions dès le numéro 75

de La Distinction, dans notre nouveau feuilleton interminable :

Le calme plat

Page 2: LA DI S T I N C T I O Nêtes pas assez branlée le tma-tin, n e vousfiissezpas àla messe.» Après Dieu, les élections et les élus passent à ala mouli-nette. L’argumentation

M… alors !Bon, excusez-moi de pren-

dre les choses en main et derépondre au pied de la lettreà ce bizarre Monsieur VitalAmigh, en faisant état decertaines de mes recherchesqui, je n’en doute pas, édifie-ront le lecteur (et la lectri-ce).

Je me réfère à une missiveparue dans votre derniercourrier des lecteurs. Ainsidonc, une ancienne étudian-te aurait changé de nom, au-rait contacté ce Monsieur, etl’aurait prié d’écrire une let-tre à La Distinction, en yfaisant figurer un passagede sa thèse (celle de l’étu-diante) sur le footing.

Vous ne trouvez pas ça unpeu tordu ?

Ça l’est d’autant plus quele nom de ce Monsieur fleurele pseudonyme, qu’il est as-sistant à l’Université (ce quilaisse augurer d’un compor-tement très manipulateur àl’égard des étudiantes) etqu’il nous annonce que cettepersonne, prénommée désor-mais Mercedes, aurait chan-gé de nom précisément pouravoir été «asticotée» dansvotre courrier des lecteurs.

Mais qui nous empêche deretrouver notre collectiond’anciens numéros de L aDistinction et d’y dénicher leprénom originel de la dame ?

Rien, et je l’ai fait. Elles’appelle Maud. Qu’on se ledise. C’est un prénom char-mant, et j’en connais qui neme contrediront pas.

R. E. Dzipais,de Bournens

M… alors !Je souhaiterais, Monsieur

le Rédacteur, prendre posi-tion à propos d’une lettreparue dans votre dernière li-vraison, ainsi que d’un textecité dans le même courrierdes lecteurs. Il s’agit de l’ex-trait d’une thèse consacréeau footing.

Je vous rappelle d’abordque Lausanne est une villeolympique –c’est même laseule à se prévaloir encorede ce titre. Si elle abritemaints édifices sportifs quine s’écroulent pas, et queson marché voit défiler desclients aristocratiques, cen’est qu’un signe supplé-mentaire de l’intense activi-té urbaine. N’allez pas en-suite crier haro sur lebaudet et vous imaginer jene sais quel complot inter-national contre la ville.D’ailleurs la population lau-sannoise aura largement dequoi les déjouer. Tout va

très bien, Monsieur le Mar-quis ; ne vous inquiétez pas,nous sommes là.

Ensuite, j’aborderai unequestion plus importante.La thèse que vous citez sem-ble bel et bien se gausserdes sportifs lausannois quis’entraînent à la course àpied dans les parcs de notreville. Si son auteur connais-sait la littérature sur lesmaladies cardio-vasculaires,elle ne serait pas si moqueu-se. Car faire du footing(d’ailleurs, on dit aujour-d’hui plutôt jogging) à l’aubede ses cinquante ans, c’esttrès bon pour la santé. Pourpreuve, mon défunt mari lepratiquait assidûment.

Berthe Menartro,veuve et lausannoise

M… alors !À propos de la thèse sur

les coureurs et les chiensdans les parcs. C’est tout àfait vrai et c’est un scandale,et les messieurs qui font dujogging le samedi et le di-manche devraient avoir hon-te de terroriser ainsi leschiens. Le nôtre est réguliè-rement traumatisé, ce quinous oblige ensuite à consul-ter une vétérinaire compor-tementaliste. Cela ne ratep a s : un monsieur suant etcrachotant et soufflant épaisarrive en trottant pénible-m e n t ; nos chiens se jettentsur lui et le mordent, parcequ’ils sont bien élevés etprotègent leurs maîtres.Alors le coureur prend sonair tout énervé. Nous l’en-guirlandons, car il n’a pas ledroit de traumatiser ainsinos compagnons. Il fait minede s’arrêter, il tourne la têtevers nous, il met le pieddans un caca, il tombe, il sefait une entorse et il hurle.C’est bien fait pour lui, maisle mal est fait : nos amis leschiens, Tirésias et Carga-melle, sont traumatisés.Nous devons prendre ren-dez-vous et ça coûte cher.L’autre au pied foulé, le cou-reur, il ferait mieux d’allerboire une bière avec ses po-tes et de laisser le parc àceux qui en ont vraimentl’utilité.

Sugar Brown et Daniela Merre,

amis des bêtes

M… alors !Mais ça va pas la tête ?

Qu’est-ce qui vous permetde dire que je suis bientôtquinquagénaire. C’est tout àfait exagéré.

Yves-Jan Salzidoux,quadragénaire, coureur, en

pleine forme

Courrier des lecteurs

Viens, femme, te rasseoir sur le banc…

Les apocryphes

OCTOBRE 19992 — LA DISTINCTION

Chronique de l'excitation lexicaleThe Cook's Nook

Minute métonymique

Dans ce numéro, nous insérons lacritique entière ou la simple men-tion d’un livre ou d'une création,voire d’un auteur, qui n’existe pas,pas du tout ou pas encore.Ce feuilleton sème l'effroi et laconsternation depuis plusieurs an-nées chez les libraires, les ensei-gnants et les journalistes. Nous lepoursuivons donc.Celui ou celle qui découvre l’im-posture gagne un splendide abon-nement gratuit à La Distinction e tle droit imprescriptible d’écrire lacritique d’un ouvrage inexistant.Dans notre dernière édition, l'ou-vrage attribué à Peter Costello,The night James Joyce was killed,était une pure imposture, diffamantà la fois la littérature irlandaise etle vin blanc neuchâtelois.

«LES Français sontdes veaux», vocifé-rait un fort illustre

homme d’État français. Suis-ses, au moment de voter (pourles Chambres fédérales, etbientôt pour le Champignac),souvenez-vous de cette fortevolée de bois générale ! Élisez,rappelez-vous le proverbe :«Changement d’herbe réjouitles veaux». Entrez cérémo-nieusement dans ce vauxhallqu’est le local de vote, ditesdes bonjours évocateurs auxscrutateurs, déposez, volon-taires, votre bulletin –et aveclui votre avis si volatil– dansl’urne. Contre toutes lesvoyances et prévoyances dessondages, espérez avec voluptéen la raison de la vox populi.

Mrs. Beeton'sCookery

The recipes of Mrs. Beeton,the famous English cook, ha-ve been somewhat forgottenthese days. We are sure thatour distinguished readers willbe only too pleased to find he-re some of her most famousrecipes as well as some of herwise housework advice.

“Food is prepared and cookedfor many reasons. One is tomake food agreeable to the pa -late and pleasing to the eye.“The eye does half the eating.”The street boy who flattens hisnose against the pastrycook’swindowpane while his mouthwaters at the sight of the goodthings within ; the animalwho, before he is killed isshown food in order that hemay produce pepsine ; thestarving man whose pangs areeven sharper when he smellssome one else’s good dinner ;all are so many witnesses thatthe sight and smell of foodcause the digestive juices toflow.”

RICE PUDDING, BAKEDIN G R E D I E N T S.– 1 pint of milk,3 tablespoonfuls of rice, 1 1/2tablespoonfuls of sugar, salt,1 oz of butter.ME T H O D. – Place the rice in agreased piedish, cover withwater and bake in slow ovenuntil the rice is dry. Then addthe sugar, milk, butter and asmall pinch of salt. Bake inslow oven (100 -110°) forabout 2 hours.Time.- About 2 hours. SU F F I-CIENT for 3 or 4 persons.

V. H.Mrs. Beeton's Cookery Book

Ward, Lock & CO., LimitedLondon and Melbourne, 1923, 384 p

Traduction sur demande

LES ÉLUS LUS (XLVI)

« L’écart entre Turin et Sion est tellementgrand que ce n’est même pas un sentiment dedéception. Je me dis qu’il ne faut pas joueravec un club, le CIO, qui utilise des règlescomme celles-là ! Ce n’est d’ailleurs pas uneraison pour en dire du mal. On doit accepterque l’on joue suivant d’autres règles. Le CIOest notre hôte en Suisse et je souhaite qu’il lereste. Mais, s implement, c ’est un autremonde. »« Il y aura moins de Fiat vendues en Valaiscette année. »

« Sion 2006 restera à jamais une formidableaventure humaine. »« J’espère que cette claque nous réveillera. »

« Se sont-ils trompés ? »

« En Valais on a l’habitude des catastrophesnaturelles. Ici, nous avons subi une catas-trophe artificielle contre laquelle nous ne pou-vons rien. »

« Je pensais que les Jeux de 2006 seraientceux de l’espoir et du renouveau du mouve-ment olympique. »« Le Valais se relèvera de cet échec. En re-vanche le mouvement olympique risque d’im-ploser. Il a raté une chance historique de réta-blir sa crédibilité. »

« Je dirai “Fiat, voluntas tua… ”»

« Le CIO oublie le sport et l’homme, aveuglépar son avidité de pouvoir, de puissance etd’argent. Cela confirme ce que je pensais. »

« Merci de nous avoir fait rêver, trouvonsmaintenant de nouveaux projets. »

Revers

« L’écart entre Sion et les autre villes candi-dates est tellement grand que c’est un senti-ment de victoire totale. Je me dis que le CIOa réussi à se donner les moyens de choisir leprojet le plus élaboré. On peut se féliciter quele CIO fonctionne à nouveau selon des règlesdémocratiques. La Suisse peut être fière deson hôte et continuera à lui offrir des condi-tions financières favorables. »

« Nous sommes persuadés que les perdantssauront faire preuve de fair-play. »

« Une formidable aventure humaine com-mence aujourd’hui. »« Il ne faudra pas nous endormir sur nos lau-riers. »

« C’était couru d’avance ! »

« En Valais on a l’habitude des catastrophesnaturelles. Mais cette fois il s’agit d’une vic-toire qui est toute naturelle. »

« Merci à tous les sponsors qui nous ont per-mis de gagner. »

« En offrant au mouvement olympique l’occa-sion de le choisir, le Valais lui a permis de re-trouver sa crédibilité. »

« Je dirai “Exaltation 2006”»

« Le CIO a fait preuve d’humanité en choisis-sant une région où le profit n’a que peu d’im-portance, où les minorités sont traditionnelle-ment respectées et où le pouvoir a toujoursété largement partagé. »« Bon. Fini de rêver. Maintenant que les pro-jets sont acceptés, voyons ce qu’il est intéres-sant de réaliser. »

Le conseiller fédéral Pascal Couchepin (Construire 23.6.99 ; Le Matin, 20.6.99)

Le conseiller fédéral Adolf Ogi (Construire, 23.6.99 ; Le Temps, 22.6.99)

Le conseiller d’État Wilhelm Schnyder (Construire, 23.6.99)

Le conseiller d’État Jean-Jacques Rey-Bellet (24-Heures, 21.6.99)

Le conseiller d’État Bernard Comby (24-Heures, 21.6.99)

Le conseiller national Simon Épiney (Le Matin, 20.6.99)

La vice-présidente de Sion Anne-Christine Bagnoud (Le Matin, 20; Le Temps, 22.6.99)

Puis, passé le samedi de lacérémonie, retenti le volce-lest, passé le dimanche électo-ral, cuvés le volnay ou lavodka, passé le lundi des ré-sultats, rattrapé le vol plané,régurgitées les vomissures,après que les uns aurontpleuré comme des veaux, lesautres ri comme des vaches,contemplez les élus, triés surle volet de la loi des grandsnombres, et laissez-les, vora-ces, tuer le veau gras. Pourvous ce sera : «Adieu veau, va -che, cochon, couvée», volatili-sation des fantasmes, des vo-lutes et des illusions, fuite audiable vauvert. Rien n’aurachangé, ou si peu, dans la vo-lière représentative. Poureux: «Le veau d’or est toujoursdebout» et vogue la galère : lavolage vocation politique finit

par rattraper les politicienslorsque pour eux Voltairen’est plus qu’un fauteuil.

À la volubile volaille élue, letemps ne suspend pas son vol :un an de vocalises pour mon-trer son désir de bien faire,deux ans pour se vautrer ouvoleter de dossier mince en vo-lumineux dossier, puis un ande haut vol, pour une campa-gne volcanique où voltige hau-tement le volapük électoral. Ôvortex de la législature! …

Mon volucraire a, avec Mal-larmé et les «noirs vols duBlasphème épars dans le fu -tur», été de trop violent volta-g e ? Voyou jusqu’au bout, jefais volte-face et me rétractevolontiers. Ce vaudeville neme vaut rien, et il me reste leréflexe de la volvation.

T. D.

Nos amis les sportifs

On aimerait savoir ce queses pieds en pensent

24 Heures, 7 juin 1999

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OCTOBRE 1999 LA DISTINCTION — 3

Territoires en transes

Viens, femme, te rasseoir sur le banc…

Avant même que l’intelligent-sia locale –dont La Distinc -t i o n s’honore de faire partie–ait pu commencer à débattredes diverses propositions lan-cées ici et là pour redessinerune Suisse sinon bruxello-compatible, du moins mieuxadaptée à son environnement,nous voici confidentiellementinformés qu’«une nouvelledivision du pays existe bel etbien, d’ores et déjà acceptéepar l’Office statistique del’Union européenne. (Le) dé -coupage a été concocté parl’Office fédéral de la statisti -que et l’Office fédéral del’aménagement du territoire,en collaboration avec l’EPFL.Accueilli favorablement, il estdésormais considéré commeune régionalisation obligatoi -re pour la statistique suisse. Obéissant aux critères Euro -stat, nos statisticiens ont pré -vu sept grandes régions. Lapremière se nomme région lé -manique (VD, VS et GE) etcompte 1,282 million d’habi -tants (...)» (1)

Dans la tête des bureaucra-tes, nous sommes donc déjàfusionnés, pauvre Pidoux,pauvre Ziegler, à la Napoléo-n i e n n e : un canton du Lémanou rien, des régions eurocom-patibles, un million d’habi-tants, des «bassins économi-ques», circulez, y a rien à voir.Parallèlement, on votera–peut-être «non»– aux bilaté-rales. Dans la confusion men-tale ambiante, nous nous of-frons en même temps lecheval borgne de la techno-bureaucratie et l’âne aveugledu néo-libéralisme. Dans cet-te ambiance un rien dépri-mante, toute entreprise quilaisse ne serait-ce qu’entre-voir une alternative à une Eu-rope déchirée entre le natio-nalisme réactionnaire et lecentralisme technocratiqueest bienvenue.

Écrit par deux chercheursindépendants mandatés parle Conseil de l’Europe, F r o n -tières d’Europe offre donc unebouffée d’air frais d’autantplus inattendue que sa paru-tion est restée confidentielle.

L’ouvrage ne propose pas(ouf !) une énième solution deredécoupage administratif,mais une réflexion en profon-deur, sur le modèle de l’excel-lent ouvrage de Joel Garreau,The Nine Nations of NorthAmerica (2).

Les auteurs (deux femmes :Felicitad Cameron de Arguel-lo et Ilse Berenstein-Schwab)partent d’un double constatassez banal. Le découpageétatique moderne ne tient pascompte de la réalité culturel-le, historique, et économique ;partant, il est générateur deconflits (comme en témoi-gnent les nombreux affronte-ments identitaires et guerresciviles en cours) et empêche lacréativité sociale : «Il suffitd’observer le bouillonnementd’idées et le véritable espritd’entreprise culturel et socialqui s’est emparé de l’Espagnelorsque L’Etat central s’estdessaisi de plusieurs de sesprérogatives au profit des ré -gions autonomes, et de compa -rer ce bouillonnement et cettecréativité à la léthargie cultu -relle profonde que masquel’agitation politico-médiatiquefrançaise pour comprendreque le concept d’État-nationest, plus encore aujourd’huiqu’hier, un frein au développe -ment des pays qui constituentl’Europe.»

La logique du vivant

Par ailleurs, tout découpage,quel qu’il soit, est voué à en-trer en contradiction avecl’évolution (c’est-à-dire l’his-toire) des régions concernées :nos deux auteurs considèrenten effet que «les communautéshumaines sont des organismesvivants qui naissent, grandis -sent, changent (souvent dansla souffrance) et parfois meu -rent.»

Partant de ce double cons-tat, de Arguello et Berensteinproposent de repenser l’Euro-pe à partir de différentesgrilles de lecture destinées àse superposer : «on compren -dra donc que le respect de lacomplexité du paysage analyséautorise des lectures parfois

La dérive du continent

c o n t r a d i c t o i r e s ; ne s’en éton -neront que ceux qui exigentdes solutions immédiates ;quant à nous, nous préférons,modestement, proposer des hy -pothèses comme autant d’ou -tils permettant de penser au -trement l’Europe pour mieuxla (faire) vivre.» L’ouvrage estdonc structuré en trois partiespassionnantes qui correspon-dent aux grilles de lecture an-noncées.

Sous-titrée La carte, la pre-mière partie concerne L e sT e r r i t o i r e s. Elle part de l’hy-pothèse ethnologique : toutecommunauté humaine se dis-tingue par son histoire et saculture. Partant, la carte desdifférents pays qui consti-tuent l’Europe peut se redes-siner en fonction de ce quepartagent au quotidien lesdifférentes communautés quiles composent : le climat, lagéographie physique, l’archi-tecture, le parler, les croyan-ces, la cuisine, la musique, lesoutils traditionnels, le modede relations, les attitudes cor-porelles… On ne s’étonneradonc pas d’apprendre qu’unepartie de la Suisse orientale,avec son paysage préalpin,ses clochers à bulbe, ses triosa c c o r d é o n - c l a r i n e t t e - c o n t r e-basse et son amour pour lesrythmes ternaires fasse partied’un ensemble qui englobe laSlovénie, le Tyrol italien et al-lemand et une partie de l’Au-triche… De même, les sys-tèmes d’irrigation et deconstruction des toits, les mo-tifs des balcons sculptés, lespatois, les quenouilles desfemmes, la viande séchée et lefromage fondu dessinent un

pays alpin qui englobe le vald’Aoste, le Valais alpin fran-cophone et les vallées de Hau-te Savoie. Le Chablais (valai-san et français), une partie deLa Côte vaudoise, le Faucignyet le Genevois composent unerégion historique dont Genèveest la capitale naturelle et quis’étend jusqu’à la vallée deJoux et à la vallée du Rhônecôté Suisse, jusqu’aux frontiè-res du département de la Sa-voie côté français. L’Europeentière prend ainsi une nou-velle allure, rendant vie àd’anciennes entités «oubliées»(comme la Gascogne, la Bohê-me, l’Istrie, la Frise) et lais-sant apparaître les disconti-nuités d’un territoireressemblant plus à une peaude léopard qu’à un potagerhelvétique.

Les villes-carrefouret leur destin

La deuxième partie s’intitu-le Les villes, avec pour sous-titre Le réseau. Partant d’unehypothèse originale, elle pos-tule que les frontières de l’Eu-rope peuvent se dessiner parun réseau de villes qui mar-quent non pas des centres,mais les lieux géométriquesde la rencontre (voire de lafriction) entre différentes cul-t u r e s : Prague, allemande,tchèque et juive ; SaintPetersbourg, balte, russe,f r a n ç a i s e ; Vienne, danubien-ne, hongroise, juive ; Venise,Sarajevo, Bruxelles, Saloni-que, Strasbourg… (3)

Bien évidemment, cettegrille de lecture donne à voirdes lieux privilégiés de créa-

tion et d’effervescence cultu-relle et sociale (présents oupassés). Comme le soulignentles auteurs, certaines villespeuvent en disparaître, pouravoir été «purifiées» de l’uneou de plusieurs de leurs com-p o s a n t e s ; ainsi Cordoue etVarsovie (et hélas peut-êtreSarajevo) sont-elles rentréesdans le rang des villes unidi-mensionnelles, voire insigni-fiantes.

Sous-titrée L ’ h i s t o i r e, latroisième partie s’intitule À lalimite et reprend les deux pro-blématiques du territoire etdu réseau pour explorer lesfrontières du continent euro-péen. Métissages, conflits etchangements ont progressive-ment modelé l’Europe et sesrelations avec son entourageimmédiat. Du point de vue duterritoire, de Arguello et Be-renstein dessinent une grillede lecture superposant les mi-grations et les homogénéisa-tions culturelles (Inquisition,pogroms, génocides, épura-tions et autres joyeusetés) ; cechapitre montre combien lanotion d’identité nationale ouethnique est relative en Euro-p e ; elle prouve aussi à quelpoint la volonté simplificatri-ce ou unitaire (un seul peuple,une seule nation, une seulelangue, un seul guide, etc.)est pernicieuse et contraire àla vie même.

L’idée des villes-frontièreest ensuite reprise et ampli-fiée par la reprise du thèmebraudélien de la Méditerra-née comme matrice de civili-sation. À travers le Mare Nos -t r u m, l’Europe est elle-mêmeen contact, voire en frictionavec d’autres ensembles cul-turels dont elle se nourrit etqu’elle féconde ; la fureur ho-mogénéisatrice à l’œuvredans l’histoire a cependantfait ici aussi ses ravages :«Cordoue, Alexandrie, Cons -tantinople, Jérusalem : desquatre cités-phares matériali -sant autour de la Mère médi -terranée la rencontre entre

Nord, Sud, Est et Ouest,entre islam, catholicis -me, orthodoxie et ju -daïsme, mode ioniqueet mode dorien, porc et

mouton, Europe, Moyen-

Orient et Afrique du Nord, deces quatre cités-phares il n’enreste qu’une, Jérusalem, au -jourd’hui soumise elle aussiaux ravages de l’homogénéisa -t i o n : un seul peuple, élu, unseul Etat, une seule nation. Àtravers le destin tragique deces quatre cités, les popula -tions d’Europe, d’Afrique et duMoyen-Orient n’ont pro -bablement pas encore réaliséce qu’elles ont perdu et cequ’elles perdent encore enétant coupées de cet Autre quiest part intégrante d’elles-mêmes.»

Retrouver la mémoire

La conclusion se veut mo-d e s t e : les auteurs entendentavant tout donner envie depenser une Europe plus vivan -te, plus ouverte, plus réelle.Pour eux, l’Europe des ré-gions de Denis de Rougemontne pourra se réaliser que «parle bas», en intensifiant leséchanges de population déjàexistants et en développantune agriculture et une écono-mie à vocation locales. À cau-se de la tendance récurrente àl’homogénéisation culturelle,l’Europe des villes-frontièresest à leurs yeux en danger ; ils’agit donc de protéger le mul-ticulturalisme urbain, nonpas par le métissage –de Ar-guello et Berenstein y voient«la solution imaginaire d’idéo -logues paresseux»– ni par laghettoïsation, mais par « l agarantie réciproque que sedonnent les différentes compo -santes culturelles du droit àl’existence dans un cadre juri -dique commun.» Enfin, à seslimites, l’Europe doit impéra-tivement retrouver la mémoi-re de l’Eurasie et du bassinméditerranéen, intensifier etmieux gérer les échanges, nepas laisser champ libre àl’empire américain. Pour uneconclusion modeste, le pro-gramme est ambitieux. Maisen existe-t-il vraiment unautre?

D. F.

Felicitad Cameron de Arguello & Ilse Berenstein-Schwab

Frontières d’EuropePublisud, 1999, 186 p., Frs 29.–

(1) Raymond Gremaud, «La Suisseen sept régions», in Entrepriseromande, 21 mai 1999, p. 2.

(2) Boston, Houghton Mifflin,1981, 427 pages, probablementépuisé, hélas.

(3) Ces villes dégagent un charmeparticulier qui fait d’elles lepersonnage central de nom-breuses œuvres : Praga Magi -ca, d’Angelo Ripellino (voir LaD i s t i n c t i o n n ° 6 4 ) ; Peters-bourg, d’Andreï Biély (L’Âged ’ H o m m e ) ; Concerto Baroque,d’Alejo Carpentier (Le Seuil),mais aussi Strauss, Dick An-negarn, Le Quatuor d’Alexan -drie et bien d’autres…

Salonique en flammes, août 1917

FAUTE d’un semblant de début d’idéespolitiques (ne parlons même pas de vi-sion, encore moins d’idéal), les bril-

lants esprits qui président aux destinées del’économie, de la science et de l’Etat ont trou-vé un nouveau jeu. Mais contrairement auxenfants qui en développant leur intelligencepassent du Duplo au Lego, les élites d’ici etd’ailleurs croient dur comme fer que «plusc’est gros plus c’est beau» et semblent muespar une idée fixe : «Fusionnons, fusionnons, ilen restera toujours quelque chose.»

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OCTOBRE 19994 — LA DISTINCTION

Pour parler de la pluie et du beau temps

TOUT comme l’astu-cieuse dissolution del’assemblée nationa-le française par le

président Chirac, la presse ro-mande est régulièrement ac-cusée de tous les maux, L eM a t i n passe pour Le Malin(«le démon orange»), La Juliepour une sorcière et L’Impar -tial pour un contresens. (*)

On reproche à nos quoti-diens d’être rivés à la lignemédiane de l’opinion publiquedans le but de conserver unmaximum de lecteurs et d’an-nonceurs, et par conséquentde propager la pensée uniquecontemporaine, émulsion dou-teuse de doctrine libérale etde lamentations sociales-dé-mocrates. Pire, ils seraient enmajorité symbiotiquementliés aux pouvoirs en place.Autre accusation récurrente,la presse romande cultiveraitl’insignifiance clochemerles-que jusqu’à l’obsession, trans-formant le devoir d’informeren projection permanente dediapositives familiales. À secentrer paternellement sur leseul terroir, elle en oublieraitla nécessité de la critique cul-turelle, politique ou sociale.D’aucuns croient même en-tendre dans l’unanime con-cert de louanges qui a entouréla récente Fête (de la Confré-rie) des Vignerons les hosan-nas d’une «Restauration»symbolique de l’autorité tradi-tionnelle vaudoise, et voienten l’archi-notable abbé-prési-dent Chaudet, avec sa culotte,ses bas et ses rubans, la réin-carnation de Louis XVIII, leroi podagre.

Certains clament à tout vaque la concentration des mé-dias entre les mains de quel-ques entrepreneurs est enroute. «La Suisse romande estun marché minuscule, compa -rable à la ville de Lyon. (…)Mais Lyon n’a qu’un journalet demi, si je puis dire.»D’après cette prophétie, attri-buée à Marc Lamunière (L aLiberté, 16 février 1998), il nesubsistera prochainementqu’un demi-journal face àl’Edipresse unique. Le poidsdes monopoles dans l’attribu-tion des emplois devrait en-traîner des comportementscraintifs dans la profession,doublés d’un état d’esprit sui-viste qui pousserait les rédac-teurs à traiter les mêmes su-jets que la concurrence, àprendre le journalistique pourle réel, comme autrefois onprenait la carte pour le terri-toire ou des vessies pour deslanternes. C’est ainsi que se

Une presse qui a toutes les audaces

multiplieraient les articlessur des sujets comme «lestring, phénomène de socié-té». La dégradation toucheraitmême les rédacteurs en chefqui, contraints à jouer auxchaises musicales entre lespostes de direction des diffé-rents titres, ne pourraients’abriter derrière le bouclierde leur «charte d’indépendan-ce» qu’en attendant le com-muniqué qui leur apprendraque le trust a décidé de se sé-parer d’eux «d’un communaccord».

Erreur, mensonge, désinfor-m a t i o n ! La presse romanderegorge de manifestationsd’originalité, d’indépendanced’esprit, de dissidence même.Nous allons le démontrer autravers de l’analyse compara-tive d’une rubrique communeà toutes les publications : lamétéo. Toutes les affirma-tions qui vont suivre s’ap-puient –les soupçonneuxpourront vérifier– sur les édi-tions des différents quotidiensromands pour le week-end du31 juillet-1er août 1999.

Loin de la pensée unique

Disons-le tout net : dans cedomaine, la prétendue «idéo-logie homogène» n’existe pas.Le Journal du Jura et L eNord vaudois annonçaient cejour-là un soleil radieux surtoute la Suisse, alors que lereste de la presse s’accordaità prévoir quelques nuages etmême des risques d’oragessur les reliefs. La situationisolée et septentrionale de cesdeux quotidiens expliquepeut-être leur définition parti-culière de l’ensoleillement,mais force est de constaterqu’ils n’ont pas craint d’allerhardiment à rebours de la vi-sion dominante. Pourtant,bien que l’origine n’en soit pastoujours indiquée, les donnéesthermiques et barométriquesproviennent d’agences spécia-lisées dans la fabrication del’opinion météorologique. On

ne peut qu’admirer d’autantplus des rédactions qui, sansgrands reporters, ni envoyésspéciaux, ni même consul-tants scientifiques, parvien-nent ainsi à s’affranchir deleurs sources pour formulerune analyse personnelle etpénétrante des événements.

Mieux, chacun ajoute desdétails particuliers et enri-chissants : 24 Heures fait dansle microscopique en donnantles terribles écarts de tempé-rature entre Ouchy, Saint-François et le Chalet-à-Gobet ;ce même 24 Heures d e s s i n eun harmonieux profil thermi-que du Mont-Risoux aux Dia-blerets, que Le Nouvellisteprolonge des Diablerets à laPointe-Dufour ; Le Matin nousindique par une grimace com-ment se comporteront les al-lergiques, les asthmatiquesou les rhumatisants durant lajournée et décompte les joursqui nous séparent encore du1e r janvier 2000 ; le J o u r n a ldu Jura révèle la températu-re de la piscine de Schüpfen.

Puisque l’infographie est aucœur du t r e n d de la cible,

comme on dit, saluons égale-ment la créativité des gra-phistes. Leur palette cha-toyante illumine les pages denos feuilles d’information. Etquelle foison d’idées, quellei m a g i n a t i o n ! Le soleil est unchardon dans la Tribune deG e n è v e, un drapeau japonaisjaune citron pour La Liberté,le gouvernail d’un navire (L aPresse), une roue dentée (par-ci) ou l’étoile du drapeau ma-cédonien (par-là). Notre «as-tre du jour» (Le Nouvelliste)n’est jamais représenté de lamême manière. Plus radicalencore que les autres, L eC o u r r i e r n’illustre rien, pro-bablement par iconophobie.

Des choix explicites

De manière générale, lespropos météorologiques occu-pent un espace remarquable-ment variable, entre un etdeux pourcents de la surfacedes journaux. Deux excep-

tions extrémistes font mêmeapparaître des tendances for-tement hétérodoxes : Le Cour -r i e r qui n’y consacre que0 . 2 % (Quelle concision ! Cen’est décidément pas le jour-nal des prophètes prolixes.) etLe Matin, qui avec ses pres-que 3 pourcents, remportehaut la main la palme despropos nébuleux.

Les éphémérides font ellesaussi l’objet de prises de posi-tion tranchées, fruits à n’enpas douter de longs et hou-leux débats en conseil de ré-daction. C’est l’identité proprede chaque organe qui s’affir-me ici, comme un solide ter-reau de culture politique, pro-metteur pour l’avenir de ladémocratie. Pour le J o u r n a ldu Jura, on devait fêter le3 1 juillet les Calimère, alorsque pour L’Impartial et L’Ex -press (restés peu ou prou sousl’influence prussienne ?) lesGermain devaient être les hé-ros du jour. Même si La Li -b e r t é lui adjoignait Justin,c’est tout de même Ignace quirecevait les faveurs de la ma-jorité des autres titres. L e

N o u v e l l i s t e, encyclopédique,nous précisait qu’il s’agit dufondateur des jésuites, morten 1556, et la Tribune de Ge -n è v e, fine psychologue, avaitperçu que «les Ignace sont desêtres profondément passion -nés, à l’immense charisme.»

Contre l’homogénéisation

Les cartes présentant l’ave-nir météorologique proche ré-vèlent la zone d’expansionque se donne chaque média.On connaît assez la formule :«Je m’efforçais de remonter lemoral de Guy Mettan, de luiexpliquer à quel point être unpetit roi à Genève constituaitune aventure fabuleuse. C’estvrai, je l’enviais même.» (MarcLamunière, La Liberté, 16 fé-vrier 1998) pour savoir à quelpoint l’ancrage dans la réalitélocale peut être la paire deboules cireuses qui permet derésister aux sirènes de l’unifi-cation monopolistique. Mais

Un humour ravageurToutes les rédactions de Romandie sont localisées sur des longitudes

et des latitudes très proches. Voilà qui, scientifiquement, devrait produi-re des informations similaires, voire identiques, pour les heures des le-vers et des couchers des astres.

C’est sans compter avec l’esprit malicieux qui imprègne les grandsmédias écrits : les heures indiquées ne sont jamais banalement pro-ches. Dans la même ville de Genève, le soleil se lèverait deux minutesplus tard sur la rédaction du Temps que sur celle de la Tribune; et si lalune se couche à 9h04 pour La Presse, le Journal du Jura et Le Nordvaudois, elle attend 10h04 pour le faire selon Le Nouvelliste. En Valais,selon la même source, le soleil apparaîtrait 2 minutes plus tôt qu’à Lau-sanne, du moins si l’on suit 24 Heures, mais la Lune se dévoilerait à lamême heure.

Prendre une telle liberté avec les faits, fussent-ils d’ordre cosmique,dénote un esprit farceur et subtil, qui sème partout où il le peut les petitsgrains de sel qui vont susciter l’intérêt et la réflexion du lecteur.

Trois journaux romands, trois cartes météorologiques pour le 31 juillet 1999. Et dire que certains osent encore parler de pensée unique !De gauche à droite : Le Nord vaudois, Le Temps, Tribune de Genève

nous découvrons avec quel-ques-unes de ces cartes unélan plus vif, qui va jusqu’à larévolte contre toutes les bar-rières, à la lutte désespéréepour l’ouverture. Inventantdes pays imaginaires, nianttoutes les frontières, certainsauteurs de la météo revendi-quent le droit de plier la géo-graphie à leurs désirs.

Il y a d’abord les journauxdont les ambitions jouentavec les frontières politiques.La Liberté, Le Matin, le Jour -nal du Jura, Le Temps et L eNord vaudois ne se sententexister qu’au sein du terri-toire confédéral : ils affichentnettement une carte de laSuisse. À ce groupe, mais surle palier inférieur, vient de serattacher 2 4 H e u r e s, qui jus-qu’au mois de juin dernierprésentait une météo «roman-de-méridionale», au sud-ouestd’un axe Neuchâtel-Fribourg-Martigny. L’ancienne F e u i l l ed’Avis de Lausanne n’offre dé-sormais des prévisions dé-taillées que pour le seul can-ton de Vaud, et pousse ceprincipe jusqu’à l’intégrismepuisque les enclaves fribour-geoises y apparaissent commedes blancs de la carte, dontl’ensoleillement –comme cer-tainement tout ce qui s’y pas-se, dans l’esprit des rédac-teurs– serait imprévisible.Notons que le «grand-quoti-d i e n - s u i s s e - d e v e n u - v a u d o i s »affiche également, sur uneautre page, des pronosticsd’une précision hallucinante,comme la météo sur la placedu Marché de Vevey pour lematin, l’après-midi et la soi-rée.

Autre forteresse cantonalis-te, le N o u v e l l i s t e s ’ i n v e n t eune cartographie à sa mesureet annexe une part de la rivedroite du Rhône (territoireproclamé sien par 24 Heures :une lutte de titans se prépareentre Bex et Villeneuve) etabandonne, sans doute à lapresse française, Le Bouveretet St-Gingolph.

C’est une visée novatricequ’ont choisie les autres ti-tres. L ’ I m p a r t i a l / L ’ E x p r e s s(nos Dupondt, avec leur stylede gendarme, si caractéristi-q u e : «deux anticyclones mon -tent la garde», «la masse d’airhumide reste cantonnée», «l’ef -ficacité du soleil à la tâche este x e m p l a i r e ») s’installent dansun triangle Sainte-Croix-Avenches-Delémont, qui trans-cende un assez grand nombrede bornes cantonales. De mê-me, anticipant sur le projetrévolutionnaire du PrécieuxPrésident Philippe Pidoux, LaCôte annexe Genève et larguesans autre forme de procès leLavaux, la Riviera et le Nordvaudois. La Gruyère, quant àelle, se revendique d’une TrèsGrande Suisse romande

(Genève-Bâle-Sion), dont Bul-le est le centre et où la villede Fribourg n’est pas men-tionnée. Moins émancipé, L eQuotidien Jurassien c o n c è d eà Berne une place sur la cartede sa Pan-Rauracie (de Bâle àNeuchâtel). Suprême audaceenfin, la Tribune de Genève,osant revenir sur l’attributionde la Savoie, crée carrémentun nouvel espace politico-mé-téorologique, de Nyon à Anne-cy, et de Bellegarde à Chamo-n i x : un nouveau royaume deBourgogne transjurane, et unpetit roi dans la cité de Calvin!

La vista mondialiste

Quelles villes de Suisse alle-mande et de l’étranger loin-tain voient-elles leur situationmétéorologique mentionnéedans nos quotidiens? Ici enco-re, la pluralité de la presse ro-mande déploie tous ses effets.La Presse ( R i v i e r a - C h a b l a i s )ne mentionne, à l’exception deTunis, que des villes europé-e n n e s : son ambition est clai-rement continentale. Avecdouze cités du Nouveau Mon-de, la Tribune de Genève affi-che un tropisme américain.Le seul quotidien dont la mé-téo fournisse le titre, L eT e m p s, va jusqu’à indiquer–sans doute parce que son ré-dacteur en chef y passe régu-lièrement ses vacances– latempérature qu’il fait à Ir-koutsk. On relèvera que L eMatin a sa propre hiérarchiedes capitales qui comptent :Djerba, Charm-el-Cheikh,Miami, Corfou, Marbella etRimini.

La globalisation des mar-chés est ici également à l’œu-vre. 2 4 H e u r e s, par exemple,évite soigneusement de don-ner des informations sur Pra-gue et Bucarest : sa rédactioncraint certainement, en fai-sant une percée dans les kios-ques tchéquinois et roumains,d’entrer en concurrence avecles autres titres du groupe etd’indisposer son éditeur. Cesdeux marchés font en effetl’objet d’importants investis-sements de la part de ce der-nier. Seule La Liberté c o m-mercialise des emplacementsde réclame à l’intérieur de sarubrique météo. Ce jour-là,un petit timbre publicitairepour Office 98 tentait de nousfaire croire que Bill Gatespeut faire la pluie et le beautemps.

Aucun nom de lieu n’appa-raît dans la météo du C o u r -rier. De toute évidence, sonroyaume n’est pas de ce mon-de.

(*) Cette contribution de La Dis -tinction à l'analyse de la pres-se romande est parue dans «Laplume enchaînée», supplémentdu quotidien Le Courrier du 28août 1999.

Les cartes font apparaître des revendications territoriales antago-nistes ou des tracés imaginaires. Ici le bout du lac Léman et une partie

de la vallée du Rhône, vus par Le Nouvelliste et 24 Heures.

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Il est tout-puissant

Christoph Blocher parvient même à rendre inintelligibles les propos de Christophe Gallaz

OCTOBRE 1999 LA DISTINCTION — 5

Viens, femme, te rasseoir sur le banc…

Aux zorigines Noir, c'est noir

Exposition

(Annonce)

Galerie Basta !Petit-Rocher 4

Lausanne-Chauderon

itinéraireUne vie, un pays en imagesOleg Tchernous, photographe russe

Jusqu'au 16 octobre 1999

Christophe Gallaz, «Christoph Blocher, surmoi de la Suisse –mais tragiquement méconnu comme tel», in Le Temps, 7 septembre 1999

LA version scoute com-mençait comme ça :M’sieu vot’ bébé a un

gros rhume sur la poitrine,M’sieu vot’ bébé a un gros rhu -me sur la poitrine,M’sieu vot’ bébé a un gros rhu -me sur la poitrine,

et le refrain (?) :Glori, Glori, Alleluia,Glori, Glori, Alleluia, etc.

En fait, il s’agit d’un massa-cre rythmique et d’une non-traduction d’un hymne zéta-zunien :John Brown’s body lies a-mouldering in the grave,John Brown’s body lies a-mouldering in the grave,John Brown’s body lies a-mouldering in the grave,But his soul is marching on !Glori, Glori, Alleluia,Glori, Glori, Alleluia, etc.

Qui sait pourquoi l’âme con-quérante et le corps pourris-sant de John Brown ont faitl’objet d’un tube aussi fa-m e u x ? Qui sait que ce tuben’appartient pas au patrimoi-ne de l’ensemble des États-Unis, mais est un chant deguerre nordiste, que l’on dé-conseillera vivement au tou-riste européen de fredonnerdans les rues de Montgomeryde Selma (Alabama)?

Abolition

John Brown (1800-1859) estprobablement le plus célèbre(là-bas) des abolitionnistes zé-tazuniens. Avec Cloudsplitter,Russel Banks revisite sa bio-graphie (archi-écrite dès ledébut de ce siècle) et ouvredes perspectives assez incon-nues de l’histoire des États-Unis au siècle passé.

Pour résumer, John Brownétait un fermier presbytérienà famille extensive, une espè-ce de fou de Dieu (avec qui ilavait des conversations régu-lières) et un businessman mé-diocre. Abolitionniste résolu,il est l’un des cheminots(avec, entre autres, les Qua-kers) du «chemin de fer sou-terrain», qui conduisait les es-claves fugitifs du Sud vers leCanada.

Le 18 s e p t e m b r e 1850, leCongrès zétazunien adopte leFugitive slave act, qui prévoitque tout esclave échappé doitêtre restitué à son propriétai-re, quoi qu’il ait fait et quelque soit l’Etat dans lequel ilest rattrapé. Jusqu’alors, leschasseurs d’esclaves devaientprouver que les fugitifsavaient commis un crimepour pouvoir les arrêter dansles États abolitionnistes dunord…

Dès lors, John Brown, avecl’appui de ses fils et beaux-fils, passe à l’acte. Il laisse safemme et ses filles dans sa

ferme de New Elba (dans lesAdirondaks) et s’en va dans leKansas, nouvellement ouvertà la colonisation, mener unevéritable guerre contre les co-lons esclavagistes et les b o r -der ruffians qui les défendent.Embuscades, massacres, sou-tenus plus ou moins ferme-ment par les abolitionnistesde Nouvelle-Angleterre se ter-minent par une entreprise fol-le : l’assaut contre la manufac-ture fédérale d’armes deHarpers Ferry (en Virginie oc-cidentale). Comme Nat Tur-ner avant lui, John Brown estpersuadé que par ce choc, ilprovoquera un soulèvementd’esclaves dans le Sud toutentier et la fin de l’esclavage.Rien de tel ne se passe, il estcapturé, jugé et pendu et…lies a-mouldering in thegrave.

Aussi zétazunien que la tourte aux pommes

Russel Banks fait du fils deJohn Brown, Owen, survivantde Harpers Ferry, le narra-teur de C l o u d s p l i t t e r. Owen,qui répond enfin, vers la findu siècle, aux demandes répé-tées d’une historienne assis-tante du biographe de son pè-re et s’emporte dans uneconfession poignante et ef-frayante. Les rebondisse-ments de la vie de JohnBrown suffiraient à eux seulsà faire recommander le ro-man. Mais Banks oblige sonlecteur à considérer la rela-tion entre un père redoutableorateur, jamais en proie audoute, qui connaît la Biblepar cœur et pourtant en relitdes passages chaque matin,dont Napoléon est le hérosmilitaire (avec les Maccha-bées et d’autres guerriers hé-breux) et son fils qu’il écraseforcément de son poids. Au-delà de ces niveaux de lectu-re, c’est la posture intellec-

tuelle de John Brown quifrappe. Il est persuadé de me-ner une mission que Dieu luia confiée directement, ce quijustifie évidemment l’usage dela violence terroriste (au Kan-sas, les esclavagistes sonttués devant leurs femmes etleurs enfants).

De ce point de vue, JohnBrown doit être considérécomme l’un des pères fonda-teurs des États-Unis d’aujour-d’hui, au moins autant queGeorge Washington (proprié-taire d’esclave), Thomas Jef-ferson (propriétaire et pèred’esclave) ou BenjaminFranklin. Il exécute un prélu-de (si l’on peut dire) indivi-dualiste à la guerre de Séces-sion. Mais il annonce aussi lesbranch Davidians de Waco,les miliciens ultra-fédéralis-tes et Timothy Mc Veigh, touspersuadés de la justesse deleur cause, parlant tous àDieu, recourant tous sans hé-siter à la violence. Il ne fau-drait pas pour autant s’imagi-ner que Brown est uneexception dans son siècle : lerecours aux armes pour réglerdes problèmes personnels estla norme, la violence esclava-giste encore largement accep-tée et le génocide des amérin-diens, consubstantiel del’avance européenne dans lecontinent ne trouble pas,alors comme aujourd’hui, lesconsciences.

John Brown se battait pourune cause dont personne nediscute plus la justesse. Sesactes terroristes ne sont plusconsidérés comme tels, parcequ’ils ont ouvert la voie àl’abolition définitive de l’escla-vage et il est acceptable enhéros positif. Mais le narra-teur de Cloudsplitter ne man-que pas de souligner que, sil’esclavage a bien disparu, lesÉtats-Unis sont restés une so-ciété racialiste, dans laquelle

la couleur de la peau d’unhomme détermine souvent sadestinée sociale.

Efficacité de l’idéologie

Ce rappel est bien contem-porain, qui donne à mesurerl’écart entre les discours, lesintentions et les faits. La so-ciété zétazunienne passe au-jourd’hui aisément pour unmodèle, d’autant plus que lesclameurs des trompettes de laréussite économique (plus dechômage, flexibilité de l’em-ploi, productivité élevée) cou-vrent largement la violencesociale imposée à une majori-té (salaires de misère dans lesservices, millions de prison-niers n’entrant pas dans lesstatistiques du chômage,écart de plus en plus marquéentre riches et pauvres). LesÉtats-Unis apparaissent sou-vent, au retour de vacances,comme le pays de tous lesp o s s i b l e s : boulot, nature, es-pace. On oublie aussi que cespossibles incluent le risque dese faire tuer sur un pas deporte pour avoir demandé sonchemin le soir d’Halloween,d’être massacré dans une éco-le par de petits camarades unpeu nerveux de la gâchette.La production cinématogra-phique ne fait pas l’impassesur la violence zétazunienne,elle s’en délecte même, maiselle lui fait rejoindre le mondede la fiction et favorise ainsil’oubli, à peine troublé par lesreportages (qui ressemblentd’ailleurs étrangement auxfictions télévisées) des massa-cres perpétrés par des fous ar-més. Les exceptions sont àchercher en marge, du côté deHarlan County USA, de Rogerand me, films sans succès évi-demment, parfois vite vus,toujours vite oubliés. LesÉtats-Unis peuvent ainsi ap-paraître le plus souvent com-me ce qu’ils ne sont pas.

Il faut donc lire C l o u d s p l i t -t e r, et d’ailleurs les autresouvrages de Russell Banks,non seulement parce que lalutte de John Brown nousparle, non seulement parceque les angoisses de son filsnous émeuvent, mais aussipour pouvoir regarder en faceune réalité zétazunienne.

J. C. B.

Russell BanksCloudsplitterVintage, 1999, 758 p., Frs. 22.80

Auf FranzösischPourfendeur

de nuagesActes Sud, 1998,

771 p., Frs 45.–

John Brown (1800-1859)

Un père fondateur peu célébréSylvie GranotierDodoSérie Noire, 1999, 246 p., Frs 11.10

Soucieux d’être en phase avec son tempspour mieux en dénoncer les dérives, le ro-man noir français s’est trouvé un nouveaucréneau, les pauvres, les clochards, les ex-clus. Sans pour autant que le problème del’exclusion se voie résolu, la source d’inspi-

ration finira sans doute par lasser, comme ce fut le cas àpropos des «combines» dévoilées par les épigones des épigo-nes de Manchette après que celui-ci, il y a une trentained’années, ouvrit la brèche en faisant des mœurs politicien-nes un thème privilégié de polar.

Avant probable saturation, on lira avec intérêt ce D o d oqui met en scène une SDF, Dorothée devenue Dodo, sesdeux copines de cloche, et un passé forcément douloureux.Notre héroïne, à la façon des feuilletons du XIXe siècle, aplongé dans la déchéance, victime d’un destin contraire.Comment cette riche orpheline, entourée d’amis et d’amantsa-t-elle fini dans la rue, c’est ce que Dodo s’appliquera à re-later à ses deux compagnes de misère.

Le procédé narratif est des plus convenus, mais SylvieGranotier l’agrémente d’une jolie mise à distance : ses inter-locutrices ont besoin de distractions et donc d’action, decoups de théâtre, d’émotions. Dodo la conteuse se voit rame-née à l’ordre (l’une s’endort, l’autre prend sa bouteille devin) chaque fois qu’elle tente de se lancer dans des évoca-tions poétiques, des atermoiements qui viennent ralentir lerécit de ses malheureuses péripéties. Les péripéties ? Cellesqu’a connues une femme folle d’amour pour Paul, un voyou,avant qu’elle ne rencontre Hugo, un homme aussi distinguéque sa vie privée semble compliquée. Se débarrasser dePaul, rejoindre Hugo, rien de plus tentant. Mais fallait-ilassassiner Paul ?

Passent les années. Et voilà que Dodo croise le fantôme dePaul et que, elle en est certaine, quelqu’un cherche à l’as-sassiner. Pourquoi elle ? La pauvre femme qui croyait avoirenterré son passé et que son passé a égarée dans une vie in-digne, faite de boisson, de refuges en carton, de solidaritésfragiles. «Dehors, on n’a pas de secret. On est exposé. Y a quele passé qui reste aux oubliettes, mais ça je l’ai déjà dit, etcomme il ne peut servir à rien, il compte pour du beurre. Ona l’esprit pratique» Facile à dire quand on affronte des reve-nants.

Soutenu par des dialogues acérés et un timing efficace,Dodo est un vrai roman noir, qui compose une habile combi-naison entre guide de survie sur les trottoirs parisiens ettravail de mémoire de la part de ceux qui cherchent à com-prendre pour quelles raisons ils ont pu y aboutir. (G. M.)

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OCTOBRE 19996 — LA DISTINCTION

Distinction polyglotte

Italo CalvinoGli amori difficiliOscar Mondadori, 1997, 262 p., 13’000 lires

Lors d’un séjour en Italie, au hasardd’une expédition en librairie, j’ai trouvécette réédition en tascabile d’un recueil denouvelles d’Italo Calvino, paru pour lapremière fois en juin 1970 chez Einaudi àTurin. Mondadori, mammouth de l’édi-

tion italienne, a entrepris une réédition soignée des grandsauteurs italiens contemporains et, bien que je préfère ache-ter des livres produits par des plus petites maisons d’éditiontype Feltrinelli ou Sellerio (1), il est difficile de résister àl’attrait de la découverte d’œuvres peu connues et souventdifficiles à trouver d’auteurs comme Calvino ou Buzzati.

Gli amori difficili est le titre sous lequel l’auteur a ras-semblé une série de nouvelles : «Definizione ironica, certo,perchè dove d’amore –o di amori– si tratta, le difficoltà res -tano relative. O almeno, cio che sta alla base di molte diqueste storie è una difficolta di communicazione, una zonadi silenzio al fondo dei rapporti umani : nella muta manovrache un soldato in treno intraprende su una impassibile ma -trona le successive insperate tappe d’una seduzione appaionoora vittorie gigantesche e irreversibili ora precarie illusioniprive di conferma ; nel mattino che segue a un’imprevista av -ventura amorosa un uomo torna col suo segreto al grigioredella sua vita d’impiegato e mentre cerca d’investire dellasua felicità le parole e i gesti quotidiani già sente che ogniesperienza indicibile è subito perduta.» (2)

On y lit avec bonheur, dans une ambiance années cin-quante, l’histoire de la baigneuse qui a perdu le bas de soncostume de bain et qui n’ose pas retourner sur la plage, oucelle du voyageur de nuit, qui fait semblant de dormir pourne pas être dérangé, et comprend à la fin de son voyage qu’ila partagé le compartiment d’un assassin.

Les italianophiles se hasarderont à lire ce livre en V. O .car la langue de Calvino est plutôt simple à lire. Pour lesautres, il semble que cet ouvrage soit disponible sous le titreAventures dans la collection Points Seuil (Frs 12.30).

(A.B.B.)

(1) Qui prennent de véritables risques éditoriaux en publiant dejeunes auteurs.

(2) Explication donnée par l’auteur lui-même en préface : «Définitionironique, certes, parce que quand il s’agit d’amour –ou d’amours–les difficultés restent très relatives. Ou au moins, ce qui est à labase de plusieurs de ces histoires est une difficulté de communica -tion, une zone de silence au fond des rapports humains : dans lamanœuvre muette qu’un soldat en train entreprend sur une im -passible matrone, les étapes successives d’une séduction inespéréeparaissent des victoires gigantesques et irréversibles puis de pré -caires illusions sans confirmation ; au matin qui suit une aventu -re amoureuse imprévue, un homme retourne avec son secret à lagrisaille de sa vie d’employé et, tandis qu’il cherche à insuffler sajoie dans les paroles et les gestes quotidiens, déjà il sent que touteexpérience indicible est immédiatement perdue.»

Tant qu’il y a de la vie politique

Radicaux et démocrates-chrétiens en sont verts de jalousie

Pierre Aeby, vice-président du parti socialiste suisse,in Le Matin, 5 septembre 1999

Comprendre les médias

Nouveaux succèsremarquables

de la presse des épiciers

Coopération, 15 septembre 1999

Construire, 14 septembre 1999

Pour les traductions, débrouillez-vous

Viens, femme, te rasseoir sur le banc…

Exposition

(Annonce)

Galerie Basta !Petit-Rocher 4

Lausanne-Chauderon

JadwigaZol⁄yniakPeintures

Du 30 octobre au 27 novembreVernissage le 30 octobre dès 11h00

Tim BindingIsland MadnessPicador, 1998, 360 p., pas cherGuernesey, but de vacances friquées (en ba-teau, à voile ou à vapeur), paradis fiscal,étrangeté politique…Le commun des mortels ne sait pas que l’ar-chipel des anglo-normandes a été la seule por-tion du territoire britannique (hors Empire) aêtre occupée par les Allemands pendant la

dernière guerre. On a bien caché que ces sujets de Georges V(ou VI ?) ont, tout comme les Français, collaboré assez aimable-ment avec les occupants, toujours korrekts ?Sur ce paysage historique Tim Binding déroule une intrigue po-licière ma foi pas mal ficelée du tout, même pour qui, commemoi, n’aime guère le genre polar. Marché noir, sexe, mort, bour-geoisie bien pensante bien docile : tout ce qu’il faut pour unelecture de plein air.

Paul TherouxSir Vidia’s ShadowA Friendship Across Five ContinentsPenguin Books, 1999, 382 p., pas cher non plusComment parler d’un ami ? Comment parlerd’une amitié ? Comment parler d’une amitiédisparue?Paul Theroux semble avoir résolu le problème(ceux qui pensent que ce n’en est pas un de-

vraient réfléchir encore un peu). Il écrit l’histoire de son amitiéavec V. S. Naipaul, de ses origines, les années cinquante enOuganda, à sa fin, dans les années 1990.Fascination d’un jeune écrivain pour un aîné plus mûr etmieux reconnu, puis échanges intellectuels, épistolaires, criti-ques réciproques, volonté d’aller au meilleur de l’écritureétaient la colonne vertébrale de cette relation. Mais aussi arro-gance à peine croyable, racisme ordinaire de Naipaul, son mé-pris pour la plupart de ceux qui l’admirent ont été les ingré-dients, toujours présents, qui l’ont menée à sa fin, brutale, aucoin d’une rue de Londres.Une histoire écrite avec le calme de ceux qui ont digéré leurchagrin, qui, au-delà du gossip vaut pour ce qu’elle nous mon-tre de l’art d’écrire lorsqu’il est discuté entre deux grands écri-vains.

Roddy DoyleA Star Called HenryJonathan Cape, 1999, 343 p.,je ne me souviens plus du prixLes Irlandais ont quelque chose d’excessif etde formidable dans la misère, la violence, l’al-coolisme et la fierté nationale. Après une sé-rie de succès franchement contemporains(The Commitments, c’était lui), Roddy Doyle

passe à la biographie historique romancée d’un des héros del’indépendance irlandaise, combattant du General Post Officedes Pâques de Dublin, Henry Smart.Contrairement à ce que beaucoup croient le cri de guerre desindépendantistes n’était pas alors Finnegan’s Wake ! C’est l’unedes choses (parmi beaucoup d’autres) que l’on apprend à proposdu mouvement nationaliste. Il y a une suite à cette terrible his-toire de volonté, d’obsession, de violence et d’amour, on l’attendavec impatience.

Henry RothRequiem for HarlemPhoenix Paperback, 1998, 291 p., toujours pas cher

Attendre la suite, la fin d’un roman publié enplusieurs parties est un cruel exercice depatience, surtout lorsque l’auteur s’appelleHenry Roth.On en a déjà parlé dans ces colonnes, mais

bref résumé: Roth publie vers 1930 un premier roman absolu-ment extraordinaire sur son enfance à New York. Call it sleepest mal reçu, ignoré, puis exhumé dans les années 1960 etconnaît un succès à la hauteur de sa qualité. Mais Roth éprou-ve alors ce qui restera probablement comme le plus long deswriters’ block. Ce n’est que dans les années 1970 qu’il se remet-tra à l’ouvrage en rédigeant le monumental Mercy of a RudeStream, récit romanesque à tiroirs, prouesse narrative, racon-tant une adolescence juive new-yorkaise.Requiem for Harlem, opus posthume (Roth est décédé en 1995,après avoir revu personnellement l’ensemble de son ouvrage,pas de manips à la Yann Andréa/Duras, ici) clôt la série magni-fiquement. Une lecture obligatoire pour ceux qui l’attendaient ;les autres commenceront la série par son début (A Star Shinesover Mt Morris Park) et apprécieront.

Vikram SethAn Equal MusicOrion Paperback, 1999, 483 p., pas cher

Ludwig van Beethoven (1770-1827)The Late Quartets, vol. 1Quartetto ItalianoPhilipps Classics, pas très cher pour deux CDVikram Seth avait pondu un gros best-seller

montrant la difficile recherche, par une mère indienne tout cequ’il y a de bien intentionnée, d’un époux pour sa fille. L’exotis-me, qui avait probablement assuré une partie de son succèsn’est plus là avec An Equal Music.Il est difficile de dire ce qui est précisément au centre de cetteh i s t o i r e : la musique, le quatuor à corde qui l’exécute, lesamours perdues et retrouvées du second violoniste de ce qua-tuor. L’habileté de Seth est de nous faire sentir et comprendrechaque élément comme dépendant de l’autre, inséparable del’ensemble. À lire en écoutant un des derniers quatuors de Bee-thoven. Peut-être l’opus 127 par le Quartetto Italiano?

J. C. B.

Et dans la langue de Bill Clinton, on a apprécié

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OCTOBRE 1999 LA DISTINCTION — 7

Viens, femme, te rasseoir sur le banc…

Divertissements

Musique

Arrangement à l’amiable

Notre ami le conseiller national démocrate-chrétien a malencon-treusement laissé tomber la chemise en plastique dans laquelleil range les petits bouts de papier portant les idées-forces de sondiscours. Il les ramasse et les range sur la table par ordre alpha-bétique du premier mot. Pouvez-vous l’aider à reconstituer sapensée?

1. Chaque Parlement européen doit l’approuver.2. D’autre part, il s’agit de contrer les poids des traditions helvéti-

ques, de comprendre les besoins de sécurité ou d’atténuer lesvertus du fédéralisme.

3. D’une part cette dernière n’offre guère un exemple d’efficacité etde cohésion.

4. Depuis 1992, la Suisse apprivoise l’Union européenne en cou-lisses.

5. En tout état de cause, nos entreprises souffrent de devoir effec-tuer un parcours du combattant qui pénalise l’exportation.

6. Il saura surmonter ses réticences vis-à-vis des mesures d’accom-pagnement qui ne peuvent faire l’unanimité.

7. L’Europe dans son processus d’élargissement ne peut plus ac-corder des concessions particulières.

8. La Suisse a tout intérêt à calmer le jeu.9. La Suisse expérimente les bienfaits et les servitudes liés à son

statut.

Jouez avec Simon Epiney

10. La Suisse ne saurait escompter avoir le beurre et l’argent dubeurre.

11. Là est la question.12. Le peuple a voulu le passage obligé des accords bilatéraux.13. Le processus de ratification est sur les rails.14. Les cantons redoutent un déferlement de camions.15. Les patrons exigent de meilleures conditions-cadres pour mieux

exporter les produits.16. Les surenchères entre partenaires relèvent de la tactique et de la

nécessité de se profiler.17. Les syndicats redoutent un dumping sur les salaires.18. Mais la vraie question est de savoir si nous avons le droit de

prendre le risque d’un échec et de nous discréditer définitivementdevant la Communauté internationale !

19. Mais leur attitude est empreinte de fermeté voire d’intimidation.20. Nos partenaires ne brandissent aucune menace, aucune sanc-

tion ou mesure discriminatoire.21. On ne saurait ni diaboliser les opposants ni idéaliser l’Europe.22. Quelques échecs ont figé la démarche.

Mur du çondage

Révélations sur la fabrication du consensus

24 Heures, 10 septembre 1999 CONTRATS et pochettesde disques se disputentun point commun : les

indications essentielles y fig u-rent en tout petits caractères,en pied de page ou au verso.

Ainsi le nom de Michel Coeu-riot.

Cet homme débute commepianiste de concert au côté deMichel Delpech, remplace l’or-ganiste Eddy Louiss dans l’or-chestre de Claude Nougaro(Plume d’Ange, 1977). Il débar-que dans les studios : rencon-tre décisive avec Gabriel Ya-red. Ensemble, ils prennentdes cours d’arrangement.Coeuriot l’assiste dans la réali-sation des albums de MichelJonasz et de Françoise Hardy.Yared souhaitant se consacrerà la composition de musiquesde films (37,2 le matin,L’Amant), il lui passe la main.

Michel Coeuriot arrange etréalise, entre autres, les al-bums de Laurent Voulzy,d’Alain Souchon, aujourd’huicelui de Marc Lavoine et I n -t e m p e s t i v e s, le dernier opusd’Yves Simon.

Première rencontre : Yves Si-mon n’a écrit que les textes,aucune partition (il a quelquesidées musicales, tout auplus…). S’ensuit un travail,quotidien et commun, de sixmois. Très motivé par lestextes, Michel Coeuriot, pourles servir, crée un univers mu-sical de cordes et de machines,presque un concept album, ou,plus exactement, des poèmessymphoniques.

Rétrospective

Arranger. C’est comme habil-ler une personne, on peut l’ha-biller de mille façons, ça reste-ra toujours la même personne.

Réaliser. Choisir studio et in-génieur du son, sélectionnerles morceaux, les musiciens,l’orchestre à cordes, les machi-nes et leur programmation, ef-fectuer le mixage.

Retoucher. Apporter d’infi-mes modifications. On dit : t o -tal recall, ultime étape de la

réalisation. Il s’agit de repren-dre le mixage, qu’on a laisséreposer quinze jours, pour unréglage subtil, comme on affi-nerait le contraste d’un télévi-seur. Ce travail, Yves Simonpréfère l’accomplir seul.

À cet égard, Michel Coeuriotne s’estime pas réalisateur duCD. Cas échéant, le disque au-rait été différent, probable-ment sans que l’on s’en aper-çoive…

Trois mois chez Michel et sonfils Thomas, remarquable gui-tariste très présent sur l’al-b um; trois mois en studio :Yves Simon peut revenir aprèsonze ans d’absence, jamais rin-gard, toujours actuel, avec undisque juste, réussi, douzechansons dont –constat sur-prenant– seules deux musi-ques portent la co-signature deCoeuriot, lequel affirme :– Tout partage est très subjec-tif et laissé à l’appréciation del’intéressé.

Dois-je préciser que l’idée del’introduction de cet article estde Sophie (la femme qu’on nevoit pas sur la photo), que«poèmes symphoniques» estune excellente définition due àMichel Coeuriot, définitionqu’en bon journaliste (ou «ratésympathique», merci RobertCharlebois), je m’appropriaissans vergogne?

Idéalement, dixit un magis-trat, il ne faudrait jamais riensigner. Et ce papier, alors? Jene résiste pas,

L. S.

À écouter :Yves Simon

IntempestivesBarclay n° 547725-2 (été 1999)

Marc Lavoine7e ciel

Chanson pop raffinée, arrangée, réalisée etcomposée (en partie) par Michel Coeuriot,

BMG n° 74321687112 (été 1999)Claude Nougaro

Plume d’AngeBarclay (1977)

À lire :Véronique Mortaigne, «Yves Simon…»,

in Le Monde, 4 septembre 1999Et encore : http://www.yves-simon.com

Michel Coeuriot à Paris, septembre 1999

Permanence de la question sociale

«IL n’y a pas, au pre -mier abord, d’idée quiparaisse plus belle et

plus grande que celle de lacharité publique. La société, je -tant un regard continu surelle-même, sondant chaquejour ses blessures et s’occupantà les guérir ; la société, en mê -me temps qu’elle assure aux ri -ches la jouissance de leursbiens, garantissant les pauvresde l’excès de leur misère, de -mande aux uns une portion deleur superflu pour accorderaux autres le nécessaire. Il y acertes là un grand spectacle enprésence duquel l’esprit s’élèveet l’âme ne saurait manquerd’être émue. Pourquoi faut-ilque l’expérience vienne détruireune partie de ces belles illu -sions?» (Tocqueville, p. 26)

Le Revenu minimum de réin-sertion (RMR) permet d’illus-trer, en trois points, la théoriede Tocqueville.

Comme la revue de Servion,Philippe Pidoux et les mala-koffs, le RMR est une spéciali-té vaudoise à portée universel-le. Il a été imaginé en 1994 parun conseiller d’État mémora-ble. Orwell, spécialiste de cetteannée-là (à dix ans près), di-sait quelque chose comme«tous les animaux sont égaux,mais les cochons plus que lesa u t r e s ». Un autre conseillerd’État, connu pour son instabi-lité départementale, a concré-tisé le RMR en 1997. Certains

ont mis beaucoup d’espoirdans cette nouvelle aide socia-le, basée sur le principe de lacontre-prestation. L’expériencea montré que ce n’était pas sisimple, le RMR permettantsurtout de produire des règle-ments qui auraient fait l’admi-ration des fonctionnaires so-viétiques. C’est donc unepremière illustration de lathéorie de Tocqueville.

Une deuxième illustrationconsiste à s’arrêter sur la «phi -l o s o p h i e » du RMR. Tocquevil-l e affirme que «l’homme, com -me tous les êtres organisés, aune passion pour l’oisiveté. Il ya pourtant deux motifs qui leportent au travail : le besoin devivre, le désir d’améliorer lesconditions de l’existence. L’ex -périence a prouvé que la plu -part des hommes ne pouvaientêtre suffisamment excités autravail que par le premier deces motifs, et que le secondn’était puissant que pour unpetit nombre.» (p. 30-31).

Le Conseil d’Etat vaudoispense tout comme. Il dit, àpropos du RMR, «que l’aidedoit respecter les principes fon -damentaux suivants : être suf -fisamment “généreuse” pouréviter que les personnes concer -nées et leur famille ne soient fi-nancièrement et socialementm a r g i n a l i s é e s ; être suffisam -ment restrictive pour ne pasconstituer un “oreiller de pa -resse” et décourager les bénéfi -

ciaires de reprendre un em -ploi, même si ce dernier exigede faibles qualifications et estpar conséquent peu rémuné -ré.»

Enfin, une dernière illustra-tion à propos de la mise enpratique du RMR. Un troisiè-me conseiller d’Etat, sansdoute élu par les défenseursdes champignons et des ani-maux, démantèle en effet leRMR depuis 1998. Il a dimi-nué le maigre revenu versé auRMRistes. Il refuse de finan-cer des programmes de réin-sertion en suffisance, maispropose publiquement d’em-baucher les RMRistes dansson usine de la Vallée de Joux(dont on commence à croirequ’elle est délibérément boy-cottée par ces derniers). Ilpense donc comme Tocquevil-

le qui affirme qu’«on veut quel’aumône soit le prix du tra -vail. Mais d’abord existe-t-iltoujours des travaux publics àfaire?» (p. 34).

La prochaine fois, pourchanger, je vous illustre cebeau poème écrit par Baude-laire en 1864 : Assommons lesp a u v r e s ! (Le spleen de Paris,petits poèmes en prose).

J.-P. T.

Alexis de TocquevilleSur le paupérisme

Allia, 1999, 89 p., Frs 12.30

Revenu minimum ridicule

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OCTOBRE 19998 — LA DISTINCTION

25. 10Départ vers 8 heures, on s’approche de Teshkan ! On escalade

une dernière belle montagne et on redescend, dans la blan-cheur éclatante de la craie qui nous entoure et colle sous lespieds. J’ai décidé de marcher dans toutes les descentes du re-tour, pour me muscler un peu les cuisses. Les montées, je n’enparle pas ! je ne serais pas capable, mais les descentes okay.

La vallée de Teshkan s’ouvre à nos yeux : extraordinaire !Tous les «Toutiers» sont oranges, dorés, entamant leur autom-ne [Mûriers blancs géants. En farsi, le terme «tut» –prononcer :toût – veut dire mûres, d’où le raccourci…]. On quitte un mo-ment les mudjs pour piquer un galop sous les arbres, et avoirun instant de semblant de liberté. Ils ne sont pas très contents,mais on s’en fout. On longe la rivière, et on arrive à Suskan.C’est bizarre de revoir cet endroit, quitté trois mois plus tôt en-viron. Le palanquin où nous avions été reçus est toujours de-bout, mais la place est déserte. Le whakil [Chef du village et dela zone militaire] est à Kashu, à l’hôpital qui se construit,apprend-on. On remonte sur nos fières montures et a r a k a t[Départ] vers Kashu.

Sur la route, surprise, on rencontre le w h a k i l a v e cles filles [Marguerite et Marie-Andrée], entourés d’unefoule de gens, de l’autre côté de la rivière. On traverseun petit pont et, oh surprise et enthousiasme, c’estl’hôpital, le nouvel hôpital de Kashu, construit enquinze jours. C’est extraordinaire… six pièces… on esttous très émus ! Lui au moins, le w h a k i l, s’est dé-brouillé sans notre fric pour commencer la construc-t i o n ! C’est une nouvelle et terrible baffe pour nous.Notre pauvre orgueil est touché à mort. On se sent en-core plus victimes des quelques crétins qui ont toutfoutu en bas, là, à Shel-i-Khurd. [Quelle idée simplifi -catrice… no comment !]

Les filles vont super bien. Heureusement, elles nesont pas fâchées contre Émile, qui aurait dû revenir ily a un mois. C’est la vie.

Je ne reconnais pas tout de suite Allan, tant il avieilli ! Il est blafard, et plus vieux que jamais. Il gardeson chapeau même la nuit. Il se laisse aller, ne se lavequasiment plus, sent très fort, et a l’air vraiment mal.Les gens le regardent bizarrement et rient. Il nous ap-prend qu’il a décidé de rester là cet hiver, et de ne pasrentrer avec nous au Pakistan. Il semble qu’il ait le«oui» de G., un des responsables de Paris. Nous nepourrons rien faire. Quelle aberration, quand même !

26.10Départ de Marguerite, Marie-Andrée et Émile pour aller dire

au revoir à la femme du whakil, au bout de la vallée. Nous, onrange nos sacs, on fait de l’ordre, on essaie d’aller à l’hôpitalpour faire un inventaire, mais Allan nous engueule soigné !

On va se laver, et même avec de l’eau chaude !On mange ici de délicieuses soupes de légumes, non grasses…

et tout et tout, des vraies, comme à la maison.J’ai malheureusement des nausées terribles et des vomisse-

ments. Je me sens crevée, je dormirais tout le temps. Le whakilnous a offert de superbes morceaux de lapiz, à faire tailler enSuisse !

J’ai décidé de m’acheter des lentilles de contact, c’est chermais super. Paul m’a prêté plusieurs fois les siennes et je lesmets comme si je les avais toujours eues. De plus, comme jevais me faire rembourser mes chaussures volées à l’aller,300 francs suisses, je pourrai me payer les lentilles. Je pensetoujours aussi à Abdul Ahmad. J’aurais dû lui dire de se bran-cher tous les jours, à midi, sur le réseau pensées ! Il le ferapeut-être de lui même. Ou il n’a pas besoin de ça pour penser ànous. C’est bien, on l’a dans le cœur.

27. 10Aujourd’hui aussi, nausées et vomissements. Je décide de fai-

re un examen d’urine, elles sont très foncées. Mes selles sont«mastic». Je fais le multistick [languette réactive que l’on trem -pe dans l’urine et qui permet de voir immédiatement s’il y a unproblème : protéines, sang, etc.] et évidemment urobilinogène etbilirubine sont positifs. Je fais donc moi aussi mon hépatite !Moins prononcée que celle des autres car j’avais reçu une injec-tion de Globuman. Maintenant que son effet est terminé, l’hé-patite sort du bois. Shel-i-Khurd, ses caques et son eau pas trèspropre (!) auront aussi eu raison de mon foie. Je comprendsbien maintenant pourquoi j’étais si fatiguée, et les nausées, ettout le toutim. Quelle poisse ! Ce voyage de retour va être trèsdur. Heureusement, les journées sont plus courtes et le voyagepar jour sera moins long. Lapalissade Bona !

Maintenant que nous avons subi toutes ces déconfitures, j’aihâte d’être chez nous, et le plus rapidement possible. J’aime-rais m’endormir et me réveiller à Peshawar. Note qu’un moisde voyage va vite passer. Pendant les trois jours depuis Sunda-ra, en partant à six ou sept heures du matin, on a marché jus-qu’à midi, puis mangé, puis quatre heures de marche et ensuitesoupé vers 18-19 heures. Il y a en plus tant de belles choses àvoir sur le trajet que ça passera d’autant plus vite.

28. 10

On se prépare à partir. Les deux Teshkan [Marguerite etMarie-Andrée] font leurs valises, on va faire les dernières lessi-ves à la rivière, puis profiter une dernière fois de l’eau chaudeavant le voyage. Je ne pense pas que nous nous laverons fré-quemment durant le mois à venir ! On mange de délicieux pois-sons frits que les infirmiers afghans sont allés nous pêcher. Ja-mais vu des poissons comme ça ! On mange tout : peau, tête,corps, arêtes et queue. Tout est tendre. Émile reçoit une magni-fique bague du whakil, argent et pierre d’agate brun-rouge. Ilne lui en veut pas. C’est le geste d’un grand homme. Nouvelleinauguration de l’hôpital. On pose les poutres pour le toit. Lewhakil fait un discours dans un magnétophone, il nous remer-cie, les mudjs. crient des slogans, c’est un moment très fort. Ici,les personnes montrent que ce qui a été fait est apprécié ! Çacompte quand même, non?

29. 10

Vrai départ vers 10 heures, avec chevaux, hommes et tout lebataclan. Une heure et demie de marche jusqu’à Deustan, oùon rencontre tout un groupe qui part aussi. En tout cent vingtpersonnes et trente à quarante chevaux –grand rassemble-

ment. Le mollah du coin nous «bénit» tous, puis on continue laroute. On s’arrête à Teshkan-i-Bala pour dormir, il y a trop àmonter avant la nuit, on n’y arrivera pas !

30. 10Départ vers 6 heures. Marche de montée super raide, sur le

cheval Badakhshan. Je ne peux presque plus avancer à pied, jesuis épuisée. Je préfère quand même marcher à la descente,c’est moins impressionnant aussi. Mes chambouz dérapent surl’herbe, mais heureusement pas sur la terre et les cailloux.Courage, ça descend ! On s’arrête dans un village où les gens nesont pas trop sympas. On dort dans la mosquée, à l’écart. Nousavons pu acheter des œufs à prix d’or, ça soulage de la churuasuper grasse que l’on nous sert.

Nuit avec les puces ! Il faut s’attendre à cette compagnie cer-tainement pendant tout le voyage.

31. 10Levés tôt. Départ sans rien dans le ventre, dur. On suit une

rivière, les Russes ont bombardé le village peu de temps aprèsnotre passage à l’aller. Total : septante-six morts. Un champplein de tombes, impressionnant…

Les autres traversent la rivière à pied. Heureusement, je suissur un cheval. On attaque un petit col très raide. Je suis com-plètement détruite. Le cheval a beaucoup de peine. On redes-cend dans une autre vallée, puis on arrête la caravane dans unminuscule village. On achète un peu de matériel, des cordes, uncheval. Ce soir, il y a des cafards à la place des puces, on nepeut pas tout avoir !

01. 11Départ précipité… le chef de la caravane a un peu de peine à

coordonner les départs. De plus, il n’est jamais allé au Pakis-tan. Le cheval qu’on a acheté nous rejoint. J’aimerais le monterpour soulager Badakhshan. Il se passe entre les hommes unehistoire que nous ne comprenons pas tout de suite. Karim et lechef de la caravane s’empoignent, ça hurle, ça sort des cou-teaux, tout le monde devient pâle de rage, ça crie dans tous lessens, tous s’en mêlent. Pas triste ! Émile sépare les gens, gueu-le plus fort qu’eux et ça se calme. On apprend que Karim a ven-du deux paires de chambouz à 1200 afghanis, alors qu’en faitles paires coûtaient 600 af. les deux ! De plus, le sar group[tête/ chef de groupe] voulait nous escroquer de 5000 sur le che-val en prétendant qu’il valait 20’000 af. De nouveau une affairede fric ! Ça ne m’étonne pas. Les gens sont ici, comme partout,bien intéressés. Abdul Ahmad nous avait avertis à propos deKarim, mais comme il se tenait tranquille, on l’avait un peu ou-blié ! Dès qu’il peut, il essaye de nous coincer, et de nous voler,c’est pas trop sympa de devoir être sans arrêt avec un mec com-me ça dans les pattes. Triste mentalité. On continue la routedans une atmosphère assez tendue et désagréable. Après uneheure de route dans le silence, Karim commence à essayer des’expliquer. C’est bien pénible. Je le sens tellement faux. Enfin,je le laisse causer, que faire d’autre. Il me jure sur la tête detous qu’il ne nous a pas volés, etc. mais qui croire ? Paul et Phi-lippe font bande à part et deviennent de plus en plus insuppor-tables. Ils rayonnent à l’idée de rentrer, et font les malins. Jeme sens mal avec eux, et mal seule dans ma peau. C’est vrai-ment dur, cette route.

Ici suivent deux pages vierges dans le carnet de route écorné.Ce sont des jours harassants, dans mon souvenir, des jours trèsdifficiles physiquement. Pressés par le temps et la dégradationdes conditions météo, nous avons modifié l’itinéraire. En faitnous faisons des marches forcées qui nous mettent dans desétats de fatigue absolus.

6. 11Départ d’Andarab, 6 heures 45. Le sol est gelé, le ciel est d’un

bleu pétant, toutes les montagnes sont saupoudrées de neige,c’est merveilleux [l’Hindu Kush, partie du toit du monde!] Les

Alpes suisses peuvent aller se cacher [faux, archi-faux ! ]. Ondémarre en tête avec Badakhshan. Le soleil brille vite et miroi-te dans les flaques d’eau. L’air est sec et tranchant. Le chevals’encouble. Je me casse magistralement la figure, car je ne metenais pas ! Rien de grave. J’ai évité la mare de boue au milli-mètre près. On marche six heures, en plaine, on cause, ça passevite. Je pensais que nous allions remonter toute la vallée com-me à l’aller, pour retomber sur le Panshir par son extrémiténord. Mais on bifurque sur un nouveau chemin, qui affronte lamontagne gigantesque en face de nous, une vallée s’enfonceperpendiculaire à cette chaîne qui nous écrase. La montée d’ap-proche est en pente douce et on s’arrête dans un superbe petitvillage, le dernier avant le col et la vallée du Panshir. On achè-te une dinde et des patates pour le souper, ça va être bon. Onrencontre un vieil homme qui a travaillé douze ans àl’ambassade de France à Kaboul, y compris du temps de laguerre 39-45. Il nous parle de l’exil de de Gaulle en Angleterreet nous dit quelques mots de français ! C’est drôle d’entendre icidu français, de la bouche de ce vieillard. Je parle de mieux enmieux le farsi. Les Afghans me demandent de traduire quand

les autres MSF parlent en farsi ! Les autres se vexentun peu. Il faut dire à ma décharge que je suis tout letemps en train d’essayer de parler avec eux, avec mondictionnaire, et que les autres restent en groupe etparlent français entre eux. On mange cette dinde déli-cieuse et des pommes vapeur. Nuit courte.

07. 113h30, on repart, sans rien dans le ventre. Il fait

froid, il souffle un vent terrible. Je suis emballée dansmon manteau + mon patou, ça caille. On monte en fileindienne, les lampes de poche brillent par intermitten-ce. Le jour se lève lentement, les montagnes autoursont gigantesques, écrasantes. Par où va-t-on les fran-c h i r ? On continue à monter, jusqu’à 4000 mètres.L’air est un peu rare, on manque d’oxygène et le souf-fle est très court. Il faut dire que l’on est en traind’établir un record ! Un 4000 avec le ventre vide, par-tis de 2200 mètres et chemin parcouru en sept heures,jusqu’au sommet ! La descente est interminable et hor-rible dans les cailloux. Je me sens faible. Heureuse-ment, le cheval réussit à me porter. On s’arrête surune belle pente herbue, pour manger au soleil. Pas depain, des tut séchées [mûres blanches] et par miracleune boîte de lait condensé ! On découvre une mine

anti-personnelle pas loin. Les m u d j s. s’amusent avec, et unconnard la saisit et la lance à environ trois mètres de nous. Ellen’explose pas, on ne sait pas par quel hasard ni par quellechance. J’engueule le mec ! Il est gêné, les autres se marrent, çaaurait pu faire mal ! Ils la reprennent et la relancent ! Cettefois-ci elle explose ! Merci les Russes !

[Je suis sidérée à la lecture de ce dernier paragraphe ! Je neme souvenais plus de ce passage ! Je constate à nouveau le degréde violence qui nous entourait, et les risques qui ont existé, nonseulement extérieurs –les Russes–, mais internes –les mudjs eux-mêmes, qui pouvaient être parfois assez agressifs envers nous.]

On continue à descendre à toute vitesse et on arrive enfin à17 heures 30 dans le Panshir, terre promise. Quatorze heuresde marche, c’est pas mal. On se précipite pour manger dansune tchaï-khana, maison de thé : riz et sauce. On est invités àdormir dans une charmante maison. On a tous un petit coin oudormir. Tout est détruit autour. C’est presque le cas de diremaintenant que c’est détruit à 100 %. Merci les chourawi, lesRusses.

8. 117 heures 30, départ en camion après le petit-déjeuner. Bis-

cuits feuilletés à la confiture, délicieux. Il y a encore plus deruines qu’à l’aller. Pendant un mois, il y a eu à nouveau de ter-ribles combats, 99 % détruit [Insistance des chiffres qui memontre bien l’amplitude de la catastrophe découverte.] Le ca-mion est plein de mudjs. «à nous». Ils sont tous debout, serréscomme des sardines. Les quatre filles, on monte devant avec lechauffeur, bien serrées. Les garçons debout derrière eux aussi.Et on roule ! Les pistes semblent légèrement en meilleur état,le temps est superbe. Ces mudjs du Panshir sont très équipésmilitairement. Habillés en guerriers. On remonte pendant uneheure la vallée. En faisant l’étape par le 4000 mètres, on a rac-courci terriblement la route. On arrive au terminus. On conti-nuera à pied. La plupart des mudjs se sont vomis dessus pen-dant le trajet, certains n’ont jamais fait de voyage motorisé etils n’ont pas supporté. C’est deg !

On reprend la marche à flanc de coteau, et on passe au-dessusdu village contrôlé par les Russes. Les chars sont immobiles, àl’intérieur de murs de protection. Le chemin remonte fort, versdes collines très arides où un cheval tombe méchamment. Heu-reusement, rien de grave. Nous plongeons au-dessus de la plai-ne de Bagram ! On a bouffé les étapes ! On va faire le contourde la plaine par le pied de ces montagnes qui l’encerclent pres-que. À l’aller, on a traversé la plaine au milieu, de nuit. Je pré-fère cette version-ci. On sera vite à Peshawar, si ça continue. Jeme réjouis des premiers téléphones.

9. 11

Voyage de jour sur la plaine de Bagram. On a finalement obli-qué vers la plaine, mais loin de l’aéroport, ça va. Beaucoup depoussière au passage de la caravane. Il vaut mieux être devant,mais pas trop quand même. Beaucoup de monde dans les villa-ges, donc beaucoup de risques de dénonciations. Il y a long-temps que je n’avais plus vu de bazars. La vie est là. En fait, ons’arrête à une mosquée dans laquelle nous avons passé à l’aller.Je croyais que nous avions traversé déjà presque toute la plai-ne, et nous sommes revenus à un point connu. Il nous reste àaffronter toute la plaine de Bagram quand même, j’ai été déso-rientée ! On rencontre des médecins d’AMI, Aide Médicale In-ternationale qui étaient au Panshir et qui rentrent après unmois et demi de travail. Ca fait bizarre de revoir des Français.On va partir à la nuit, avec leur caravane. 17 heures Arakat.150 personnes en file indienne foncent dans la nuit. Pas d’ar-mes. Le vent souffle très fort, le vent nous aveugle.

Ici est collé dans le journal le premier cheveu blanc de MinnaBona.

Ici s’arrête le journal.

Minna Bona

1983: Journald’Afghanistan

(suite)En 1983, pour Médecins sans Frontières, Minna Bona travaillesix mois dans une vallée afghane. Chaque jour, ou presque,elle note dans un carnet à couverture cartonnée gris-bleu cequ’elle voit et ce qu’elle vit : son Journal d’Afghanistan, quenous publions avec les commentaires nécessaires à sa compré-hension, mais sans grandes retouches…

Sur le mur : «MSF, 10.6.1983»