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L'ACTE AU-DELÀ DE LA LOI : KANT AVEC SADE COMME POINT DE TORSION DE LA PENSÉE LACANIENNE Vladimir Pinheiro Safatle ERES | Essaim 2002/2 - no10 pages 73 à 106 ISSN 1287-258X Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-essaim-2002-2-page-73.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pinheiro Safatle Vladimir, « L'acte au-delà de la loi : Kant avec Sade comme point de torsion de la pensée lacanienne », Essaim, 2002/2 no10, p. 73-106. DOI : 10.3917/ess.010.0073 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour ERES. © ERES. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.59.74.199 - 04/01/2014 15h09. © ERES Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.59.74.199 - 04/01/2014 15h09. © ERES

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  • L'ACTE AU-DEL DE LA LOI : KANT AVEC SADE COMME POINT DETORSION DE LA PENSE LACANIENNE

    Vladimir Pinheiro Safatle

    ERES | Essaim

    2002/2 - no10pages 73 106

    ISSN 1287-258X

    Article disponible en ligne l'adresse:--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    http://www.cairn.info/revue-essaim-2002-2-page-73.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Pinheiro Safatle Vladimir, L'acte au-del de la loi : Kant avec Sade comme point de torsion de la penselacanienne , Essaim, 2002/2 no10, p. 73-106. DOI : 10.3917/ess.010.0073--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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  • Lacte au-del de la loi :Kant avec Sade comme point de torsion de

    la pense lacanienne

    Vladimir Pinheiro Safatle

    Toute thse drastique est fausse.Au plus profond delles-mmes, la thse du

    dterminisme et celle de la libert concident.Toutes deux proclament lidentit 1.

    Adorno

    Notre voie est lexprience intersubjective o le dsir se fait recon-natre 2. Pendant presque trente ans, cette formule a guid tous les effortsde Lacan dans le projet de repenser la rationalit de la praxis analytique.La dfense de lexistence dune logique intersubjective active dans la psy-chanalyse a permis Lacan de retourner Freud sans que cela signifit par-tager le vocabulaire scientiste et le poids biologiciste propres desarticulations majeures de la mtapsychologie freudienne.

    Nous savons comment, travers ladoption du paradigme de linter-subjectivit, Lacan a t capable de restructurer le noyau de lexprienceanalytique en y trouvant une dialectique de la reconnaissance du dsir inspire de lAnerkennung hglienne. La cure viendrait travers lanomination dun dsir qui, jusque-l, ne pouvait apparatre que sous laforme de symptme. Il sagissait damener le sujet lassumer dans la pre-mire personne et lintrieur dun champ symbolique structur commeun langage.

    1. Adorno, Dialectique ngative, Paris, Payot, 2001, p. 255.2. Lacan, crits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 279

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  • Mais le motif de la reconnaissance intersubjective sera abandonn parLacan. Ainsi il dira, en 1961 : Lexprience freudienne se fige ds quelle[lintersubjectivit] apparat. Elle ne fleurit que de son absence 3. Une pro-position claire qui indiquait le besoin de revoir le programme de rationa-lit et de reconstruire la cartographie conceptuelle qui soutenait la praxisanalytique. Un projet auquel Lacan vouera les vingt dernires annes deson enseignement.

    Malheureusement, une question majeure est reste en suspens dans ceprocessus de reformulation interne de lexprience intellectuelle laca-nienne. Peu enclin lautocritique, Lacan na jamais expos de faon claireles motifs de son chec et de lincompatibilit entre lintersubjectivit et lapsychanalyse. Au contraire, aprs labandon du paradigme de la recon-naissance intersubjective, il lui arrivera de revenir certains concepts clsde sa premire priode afin de montrer sa pertinence et son actualit 4.

    Lobjectif de cet article est dindiquer le locus de la rupture et de lpui-sement du paradigme lacanien de lintersubjectivit. Nous verrons com-ment ce locus, rarement reconnu en tant que tel, nest autre que la critiquelacanienne de la philosophie pratique de Kant travers larticulation entreKant et Sade. En ce sens, Kant avec Sade doit tre lu comme un symptmemajeur de limpasse de la rationalit intersubjective lintrieur de la cli-nique analytique.

    Mais, avant de faire un pas en avant vers Kant et Sade, il faut faire unpas en arrire, afin de comprendre ce que Lacan entendait exactement parintersubjectivit. Une telle comprhension nous conduira lenjeu propre dela critique dveloppe par Lacan de la moralit kantienne, dans les annes1959 1962.

    La transcendance ngative du dsir

    Habituellement, lorsquon pense cette chorgraphie intersubjectivede la reconnaissance du dsir par lAutre, on oublie la teneur de la rponselacanienne aux questions comme : Quel dsir essaye de se faire recon-natre ? Quest-ce que signifie exactement donner un nom au dsir ? Toutes ces questions restent obscures si lon nglige limportance donnepar Lacan la catgorie de dsir pur : dispositif qui servira pendant un bon

    3. Lacan, Sminaire VIII : Le transfert, Paris, Le Seuil, 2001, p. 21.4. Voir, par exemple, comment le concept de parole pleine revient dans Lacan, Sminaire XVIII : Dun

    discours qui ne serait pas du semblant, sance du 10/03/1971, non publi.

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  • moment comme orientation au dsir de lanalyste 5. La cure serait ainsincessairement lie la reconnaissance que la vrit du dsir est dtredsir pur.

    propos de cette catgorie du dsir pur, notons que, dans la thorielacanienne, le caractre principal du dsir est dtre dpourvu de proc-dure naturelle dobjectification. savoir, il est foncirement sans objet,dsir de rien de nommable 6 . Comme le notera Lacan, avec une certainenostalgie : Les Anciens mettaient laccent sur la tendance elle-mme, alorsque nous, nous la mettons sur son objet [] nous rduisons la valeur de lamanifestation de la tendance, et nous exigeons le support de lobjet par lestraits prvalants de lobjet 7. Un dsir incapable de se satisfaire avec desobjets empiriques et de se raliser dans un champ phnomnal.

    Mais pourquoi cette pure tendance qui insistait au-del de toute rela-tion dobjet est-elle devenue quelque chose dabsolument incontournablepour Lacan ? Nous pouvons en donner deux explications.

    Dabord Lacan a dvelopp une thorie de la constitution des objets partir des considrations sur le narcissisme. Dans ce moment de la penselacanienne, aussi bien les objets que les autres sujets empiriques pris dansla condition dobjets du dsir sont toujours des projections narcissiques dumoi. Il arrive Lacan de parler du caractre egomorphique des objets dumonde empirique. Do sensuit un narcissisme fondamental guidant toutesles relations dobjet et le besoin de traverser ce rgime narcissique de rela-tion travers une critique du primat de lobjet dans la dtermination dudsir. Ce motif de la critique du primat de lobjet apparat chez Lacan prin-cipalement travers la critique des relations rifies dans la dimension delImaginaire, puisque lImaginaire lacanien dsigne, en grande partie, lasphre o se dploie la logique du narcissisme.

    La deuxime explication rside dans le fait que Lacan a bien perucomment la psychanalyse tait ne dans une situation historique danslaquelle le sujet tait compris comme entit non substantielle, dnature etmarque par le timbre dune libert ngative qui lui permettait de ntre

    5. Comme on peut voir dans laffirmation : La place pure de lanalyste, en tant que nous pourronsla dfinir dans et par le fantasme, serait la place du dsirant pur (Lacan, Sminaire VIII, op. cit.,p. 432). Cest vrai que Lacan dira plus tard : Le dsir de lanalyste nest pas un dsir pur (Lacan, Sminaire XI : Les quatre concepts fundamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973,p. 244). Mais ce changement de direction dans la direction de la clinique doit tre compris commersultat de la critique lacanienne Kant, plus prcisment comme le rsultat de laffirmation laca-nienne de la Loi morale kantienne comme le dsir ltat pur.

    6. Lacan, Sminaire II : Le moi dans la thorie de Freud et dans la technique de lanalyse, Paris, Le Seuil,1978, p. 261

    7. Lacan, Sminaire VII : Lthique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1986, p. 117.

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  • jamais totalement identique ses reprsentations et ses identifications.Lopration de purification du dsir cachait une stratgie majeure. Aufond, tout se passait comme si Lacan projetait la fonction transcendantalepropre au concept moderne de sujet dans une thorie du dsir et, arrivait la conclusion que, au-del de ses ralisations phnomnales, il y avaitune permanence transcendantale du dsir 8 . Ce qui nous renvoie cettedfinition fameuse du sujet comme manque--tre : Le dsir est un rap-port dtre manque. Ce manque est manque dtre proprement parler.Ce nest pas manque de ceci ou de cela mais manque dtre par quoi ltreexiste 9. Dans ce cas, cet trange manque qui nest ni de ceci ni de celanest que le rgime dexprience subjective de la structure transcendantaledu dsir. Transcendantale parce que le manque--tre serait la condition apriori pour la constitution du monde des objets du dsir humain. Nouspouvons parler da priori parce que le manque nest driv daucune perteempirique. Ce qui explique pourquoi Lacan semble vouloir faire une vraie dduction transcendantale du dsir pur, puisque, contrairement Freud, il nidentifie pas la cause du manque propre au dsir la perte delobjet maternel produite par linterdiction venue de la Loi de linceste.Rappelons que, pour Freud, Avant tout, lhomme est en qute de limagemnsique de sa mre, image qui le domine depuis les dbuts de sonenfance 10 .

    Ici certes il est question de Lacan mais on pourrait songer Sartre quiessayait aussi darticuler la fonction transcendantale (dans son cas, laconscience en tant que champ transcendantal vide) et la ngativit du dsir.Il suffit de souligner dailleurs son affirmation selon laquelle Lhommeest fondamentalement dsir dtre et lexistence de ce dsir ne doit pas tretablie par une induction empirique ; elle ressort dune description a prioride ltre du pour-soi, puisque le dsir est manque et que le pour-soi estltre qui est soi-mme son propre manque dtre 11 . Par consquent, la

    8. Lacan, Sminaire VIII, op. cit., p. 102. Nous pouvons demander pourquoi, au lieu de parler dune permanence transcendantale du dsir, Lacan na pas parl tout simplement dune transcen-dance du dsir, tel que Kojve. Lacan serait-il en train de confondre transcendantalit et trans-cendance ? Soulignons comme il y a une certaine duplicit dans la dtermination de la structuredu dsir. Dune part, le dsir pur transcende toute possibilit de ralisation phnomnale, puis-quil est dpourvu dobjet empirique et se manifeste comme pure ngativit. Mais, dautre part,Lacan ne sengage pas dans une gense empirique de la ngativit du dsir. Do sensuit lapossibilit de parler aussi bien dune structure transcendantale du dsir lacanien que de sa trans-cendance.

    9. Lacan, Sminaire II, op. cit., p. 261. 10. Freud, Trois essais sur la thorie sexuelle, Paris, Gallimard, 1987, p. 173.11. Jean-Paul Sartre, Ltre et le nant, Paris, Gallimard, 1943, p. 61.

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  • manifestation de ce dsir, qui se confond avec le pour-soi, est ncessaire-ment nantisation de len-soi ou, comme avait dit Kojve, rvlation dunvide. Si on laisse un peu de ct laversion de Sartre pour la notion freu-dienne dinconscient, on arrive une description ontologique du dsirassez proche de Lacan. La sparation entre les deux ne se trouve pas danslontologie du dsir, mais dans la comprhension de la structure de laconscience (Lacan nous fournit une dfinition matrialiste de la consciencequi est une critique du champ transcendantal sartrien).

    Mais comment Lacan pensait-il les procdures de reconnaissanceobjective de ce dsir sans objet ? Comment reconnatre et donner un statutobjectif ce qui est pure ngativit ; qui ne cesse pas de ne pas scrire ?Lacan serait-il en qute dun genre dataraxie dans laquelle le sujet pren-drait distance de toute relation dobjet afin de jouir dune certaine indiff-rence absolue ? Dun autre ct, il y a des psychanalystes aprs Lacan qui ontinsist sur le risque dhypostasier ce dsir de manque et de le transformerdans un pur dsir de mort et de destruction 12. Comme si le dsir pur tait,en vrit, la simple manifestation des fantasmes masochistes.

    Limpratif lacanien de subordonner le dsir pur au dsir de recon-naissance essayait exactement dviter une telle drive. En ce sens, il mon-trait que le vrai problme de lexprience analytique tait : commentsymboliser, comment crire le manque--tre qui indique lirrductibilitontologique de la ngativit de la subjectivit aux procdures dobjectifica-tion. Symboliser la ngation sans la dissoudre, ou, encore, instituer lemanque lintrieur de la relation dobjet 13, voici le programme suivrepar la rationalit analytique.

    Unir un dsir la Loi

    La premire condition pour la ralisation de ce programme est appa-rue travers la distinction stricte entre les domaines de lImaginaire et duSymbolique. Cela permit Lacan dtablir une diffrenciation entre inter-subjectivit imaginaire 14, lie la parole qui circule entre le moi et lautre,et ce que Lacan appelle les rapports authentiquement intersubjectifs 15 .

    12. Voir, par exemple, Patrick Guyomard, La jouissance du tragique, Paris, Flammarion, 1998.13. Selon la formule lacanienne : Cest lordre mme dans lequel un amour idal peut spanouir

    linstitution du manque dans la relation de lobjet , Lacan, Sminaire IV : Les relations dobjet,Paris, Le Seuil, 1994, p. 157.

    14. Lacan, Sminaire II, op. cit., p. 213.15. Ibid., p. 285.

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  • Cest un motif structuraliste classique. Les relations interpersonnelles sontdtermines inconsciemment par un systme symbolique de lois 16. Parexemple, lorsquun homme et une femme se marient (cest--dire lorsquilsfont un choix dobjet), ils nont pas conscience des lois des changes matri-moniaux qui dterminent leurs choix. Ils rifient un objet dont la valeurvient simplement de la place quil occupe lintrieur dune structure arti-cule comme une chane de signifiants. Cest--dire que les rapports aveclautre ont tendance cacher les mdiations des structures socio-linguis-tiques. Ils ont tendance nous faire oublier comment nous avons des rela-tions avec la structure avant davoir des relations avec les autres.

    La psychanalyse devrait donc amener le sujet comprendre commentle locus de la vraie relation intersubjective se trouvait dans lespace de rapportentre le sujet et la structure qui dtermine la conduite 17. Cest--dire, elledevrait montrer au sujet comment le dsir de lhomme est toujours attachau dsir de lAutre : cette figure qui, lintrieur de lexprience subjective,prsentifie et singularise laction de la structure.

    Mais Lacan nest pas un structuraliste classique. Si la vraie relationintersubjective est dans la dimension du rapport entre le sujet et la Loisymbolique, ce nest pas simplement parce quil sagit dune dimension quinous donne laccs la logique du processus de constitution des fixationsimaginaires dobjet. Si ctait le cas, Lacan aurait simplement transform lapsychanalyse en une modalit de la critique de la rification trs la modedans son milieu intellectuel. Ce qui est fondamental dans cette chorgra-phie entre le sujet et la Loi, cest de parier que le sujet ne sera reconnucomme sujet qu travers le dvoilement de son dsir en tant que dsir de laLoi, dsir du signifiant de la Loi, et non dsir pour des objets. On arrive ici une formule cl : lintersubjectivit lacanienne tait la reconnaissance du dsirpur par la Loi.

    16. Il suffit de suivre Lvi-Strauss dans son affirmation que la rsolution du problme de la commu-nication entre les sujets passe par lapprhension (qui ne peut tre quobjective) des formesinconscientes de lactivit de lesprit , puisque lopposition entre moi et autrui pourrait nousamener l incommunicabilit si elle ne pouvait tre surmonte sur un terrain, qui est aussi unterrain o lobjectif et le subjectif se rencontrent, nous voulons dire linconscient [en tant que sys-tme symbolique des lois] , Claude Lvi-Strauss, Introduction luvre de Marcel Mauss dansMauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1991 p. XXXI.

    17. Il est vrai quil sagit ici dune intersubjectivit trange parce que non rciproque. La Loi symbo-lique dtermine le sujet sans souvrir la possibilit dun mouvement invers. Mais est-il possiblede continuer parler dintersubjectivit lorsque les relations rciproques disparaissent ? Au fond,Lacan croyait que oui cause de la possibilit de la reconnaissance du sujet comme sujet de laLoi.

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  • Cest un point majeur car, pour Lacan, au lieu de sopposer au dsir, laLoi symbolique peut donner une dtermination objective au dsir pur,puisque la Loi est au service du dsir 18 . Le sujet pourrait jouir de la Loi,comme nous voyons dans laffirmation : Il faut que la jouissance soit refu-se, pour quelle puisse tre atteinte sur lchelle renverse de la Loi dudsir 19. Au-del du plaisir propre lalination du dsir dans les objetsempiriques et narcissiques, il y aura une jouissance propre la reconnais-sance du dsir dans la dimension symbolique de la Loi.

    Mais, la premire vue, cela semble un contresens, puisque Freudnous avait averti que la Loi est toujours restrictive en ce qui concerne lesmotions pulsionnelles du sujet. Pour Freud, la Loi ne se rconcilie avec lapulsion qu travers la figure sadique du surmoi : ce mlange destructeurentre conscience morale (Gewissen) et pulsion de mort. Mais, bien sr, celui-ci nest pas le chemin de Lacan qui a toujours essay de distinguer latranscendantalit de la Loi et le sadisme du surmoi.

    Nous avons donc une question majeure : comment le dvoilement dela prsence de la Loi symbolique tait capable de rsoudre le problme dela reconnaissance du dsir pur et de promettre une jouissance atteinte surlchelle renverse ? Comment une Loi apparemment restrictive pouvait treau service du dsir ? La rponse de Lacan passait par une spcificitmajeure dans sa comprhension de la Loi et qui venait de sa filiation struc-turaliste. Selon Lacan, la Loi symbolique ntait quune chane ferme designifiants purs dpourvue de signifi. Elle tait, en fait, une pure formevide incapable dnoncer une norme sur la jouissance ou sur lobjet adquat lajouissance.

    La notion de signifiant pur est ici foncire. Elle est le rsultat de la radi-calisation dune conception non raliste du langage prsente chez Lacandepuis sa thse de doctorat de 1932. Signifiants purs sont des termes sansforce dnotative, ils ne dnotent aucune rfrence extra-linguistique.Comme Lacan na jamais cess de souligner, Le signifiant est un signe quine renvoie pas un objet, mme ltat de trace, bien que la trace enannonce pourtant le caractre essentiel. Il est lui aussi le signe duneabsence 20 . En ce sens, le signifiant pur doit tre compris comme la for-malisation de limpossibilit de ladquation du langage aux choses sensibles.

    18. Lacan, p. 852. Souvenons-nous, par exemple, de laffirmation de Lacan : La vraie fonction dupre est dunir, et non pas dopposer, un dsir la loi (Lacan, crits, op. cit., p. 832).

    19. Ibid., p. 827.20. Lacan, Sminaire III : Les psychoses, Paris, Le Seuil, 1981, p. 188.

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  • Si nous revenons la notion de dsir pur en tant que dsir dpourvude tout procd naturel dobjectification, nous pouvons dj atteindre lenoyau de la stratgie lacanienne. Car, dans ce contexte, unir un dsir laLoi signifie symboliser, donner une dtermination signifiante limpossi-bilit du dsir de se lier un contenu objectal empirique . travers lanotion de langage comme ensemble des signifiants purs, Lacan essayait demontrer comment nommer un dsir tait, au fond, formaliser la non-identitentre le dsir et les objets du monde phnomnal.

    Nous pouvons trouver un bon exemple de ce rgime de subjectivationdu dsir travers ce dispositif central de symbolisation analytique quioccupe le lieu de signifiant-matre capable de fonder la Loi. Je me rfre auPhallus : le signifiant qui articule la diversit des modes possibles de sexua-tion et de jouissance.

    Il y a un intrt supplmentaire dans la discussion sur la structure duPhallus car, actuellement, nous connaissons plusieurs critiques qui accu-sent Lacan davoir hypostasi une Loi symbolique de fort contenu norma-tif 21. partir du moment o il a dtermin la totalit des modalits de cure travers linvestissement de lidentification symbolique une Loi pater-nelle et phallique daspiration universelle, Lacan aurait annul la diff-rence irrductible propre au dsir et, par consquent, il aurait restreint lamultiplicit plastique didentits sexuelles et sociales possibles. La critiquela plus importante contre les consquences dun tel phallocentrisme estvenu de Derrida avec sa dfinition du signifiant phallique comme opra-teur de symbolisation hermneutique et de totalisation systmique.

    Mais nous pouvons relativiser cette lecture ds que nous insistonsdans la dtermination oppositive propre la construction du concept dePhallus.

    Dun ct, le Phallus apparat comme le signifiant par excellence dudsir. Dans lunivers lacanien, tous les sujets dsirent le Phallus, soit sousla forme de lavoir pour la position masculine, soit sous la forme de ltre pour la position fminine. Il est donc le seul emblme possible de la sym-bolisation du dsir. Mais le Phallus est aussi le signifiant de la castration,ce qui est apparemment une contradiction absolue ; sauf si nous admettons

    21. Une question bien souleve par Borch-Jacobsen : Quel est le sens de rtablir la Loi, tel queLacan essaye le faire, travers son identification la Loi du symbole et du langage ? Ne serait-ilpas mieux dadmettre quelle a t dfinitivement efface ? (Borch-Jacobsen, Mikkel, The di-pus Problem in Freud and Lacan , dans Pettigrew et Raffoul, Disseminating Lacan, Suny, NewYork, 1996, p. 312).

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  • lexistence de quelque chose comme un dsir de castration qui guiderait laconduite des sujets ce qui nest vident que pour lhystrique.

    La stratgie lacanienne devient plus comprhensible si nous rappelonscomment la castration lacanienne indique, principalement, limpossibilitdun objet empirique (le pnis organique) tre fonction de jouissance etobjet adquat au dsir. Le Phallus nest quune faon dont le sujet disposepour donner une dtermination objective et permettre la reconnaissanceintersubjective de la ngativit radicale de son dsir en relation au pnisorganique (et tout objet imaginaire quil essaye de lui substituer comme,par exemple, le ftiche). En ce sens, le Phallus nest que la symbolisationdune ngation. Son contenu normatif et positif est nul, puisquil ne peutrien dire sur lobjet empirique adquat la jouissance.

    Voici la faon dont la thorie de la Loi comme formalisation des nga-tions essayait dunir le dsir au signifiant afin de rendre viable une exp-rience de reconnaissance intersubjective. travers la Loi phallique, le sujetpouvait formaliser et permettre la reconnaissance de la transcendancengative du dsir, pour autant quil trouvait, dans lordre symbolique, lamme ngativit qui animait son dsir. Une rencontre que Lacan nommeraplus tard sparation. Selon lui, grce un dvoilement des ngations, larflexivit propre lintersubjectivit pouvait se raliser.

    Mais, partir de 1961, Lacan abandonne ce programme et se met cri-tiquer la mme intersubjectivit qui a t, pendant des annes, le fonde-ment de la mtapsychologie et de la praxis analytique. Quest-il arriv ?

    Malheureusement, nous navons pas de rponse ou dindicationdirecte puisque Lacan na jamais expos critiquement les motifs de sonimpasse. Mais il a eu recours un procd rus et digne des meilleurscoups de scne intellectuel : il a mis un autre sa propre place puis la cri-tiqu. Cet autre ntait autre quEmmanuel Kant. Le coup tait encore plusthtral car, au lieu de le critiquer directement, Lacan, plusieurs reprises,sen est servi travers Sade et travers Antigone : deux personnages char-gs de relever les dfis de la psychanalyse envers le discours sur la dimen-sion pratique de la rationalit moderne. Ainsi, cette vraie pice de thtreavec deux personnages plus un (Kant avec Sade, plus Antigone) tait, aufond, un jeu orchestr par Lacan contre lui-mme, dans lequel se dci-daient les prochains mouvements de sa thorie analytique dans la tentativede penser la dialectique ngative du dsir. Cest--dire : Kant avec Sade doittre lu comme symptme de limpasse de la rationalit intersubjective lintrieur de la clinique analytique.

    Mais examinons le rapport entre Kant et Lacan de plus prs.

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  • Lintersubjectivit entre Kant et Lacan

    Kant comme le double spculaire de Lacan. Quest-ce que cela peutsignifier ? Une bonne faon de commencer dmler la question consiste attirer lattention sur un point souvent nglig lorsquon parle de la lec-ture lacanienne de Kant : la dimension pratique de la philosophie kan-tienne est, au fond, une thorie de lintersubjectivit.

    Voici quelque chose que Lacan doit avoir peru, bien quil nen aitjamais parl de faon explicite. Je dis doit avoir peru puisque ce nestpas un hasard si, entre le sminaire VI, Le dsir et son interprtation, o lin-tersubjectivit est encore vue comme le paradigme de la rationalit analy-tique, et le sminaire VIII, Le transfert, o Lacan affirme que lexpriencefreudienne se fige ds que lintersubjectivit apparat, il y a lesminaire VII, espace dopration de larticulation de Kant avec Sade. Cequi dmontre comment Kant avec Sade est, dans la trajectoire lacanienne, unlieu de rupture et de rordination du problme de la rationalit analytiquequi donnera une nouvelle direction la clinique analytique et la question dela fin de lanalyse.

    Que la dimension pratique de la philosophie kantienne comporte unethorie de lintersubjectivit dans son horizon, nest pas difficile dmon-trer. Mais le plus intressant est de rappeler comment elle est symtriqueen plusieurs points son homologue lacanien.

    Commenons par Kant. Nous savons que le philosophe allemand veutrconcilier la raison avec sa dimension pratique travers la fondationdune Loi morale inconditionnelle, catgorique et daspiration universali-sante. Loi valide : Dans tous les cas et pour tous les tres 22 . Si la raisonne pouvait pas postuler la ralit objective dune Loi morale valide uni-versellement, alors lagir serait dtermin par la contingence de la causalitnaturelle ou historique. Lhomme ne serait que le rsultat de ses circons-tances, une volont libre serait le non-sens et : Ce serait donc la nature quidonnerait la loi 23.

    Afin dexorciser ce dterminisme dans la dimension pratique, Kantdoit dabord dfendre que tous les hommes, mme les pervers, peuvententendre immdiatement la voix intrieure de la Loi morale : Touthomme, en tant qutre moral, possde en lui, originairement, une telleconscience 24. Il na pas besoin de quelque chose comme une gense de la

    22. Kant, Critique de la raison pratique, Paris, PUF, 2000, p. 24.23. Kant, Fondation de la mtaphysique des murs, Paris, Flammarion, 1994, p. 129.24. Kant, Mtaphysique des murs - II, Paris, Flammarion, 1994, p. 244.

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  • Loi morale, puisque sa ralit objective est le rsultat dune dductiontranscendantale. Nous sommes loin, par exemple, de Nietzsche et de latche philosophique dtablir les coordonns historiques de la gnalogiede la morale. Nous sommes galement loin de Freud, pour qui la gense dela conscience morale (Gewissen) tait indissociable dun fait de lhistoire dusujet : la menace de castration venue du pre do sensuit laffirmationquil ny a de conscience morale que l o il y a de la pression venue dusurmoi : Le surmoi, la conscience morale [Gewissen] luvre en lui, peutalors se montrer dur, cruel, inexorable lgard du moi quil a sous sagarde. Limpratif catgorique de Kant est ainsi lhritier du complexeddipe 25. Pour le matrialiste Freud, lexprience morale est le rsultatdu sentiment de culpabilit advenu de la rivalit avec le pre.

    Mais nous devons souligner comment la reconnaissance de la prsencede la Loi morale en tous les hommes va permettre la construction dunhorizon rgulateur de validation de la conduite rationnelle. Un horizonintersubjectif qui amnera le sujet guider ses actions vers la ralisation dece que Kant nomme le rgne des fins , cest--dire la liaison systma-tique de divers tres raisonnables par des lois communes 26 . travers lathmatique du rgne des fins, Kant dmontre comment la Loi morale peutapparatre en tant qulment capable de fonder un espace transcendantalde reconnaissance intersubjective de lautonomie et de la dignit dessujets 27.

    La question demeure : quel est le rapport entre tout cela et lintersub-jectivit lacanienne, dans laquelle la ngativit du sujet est reconnue tra-vers une Loi phallique et paternelle constitue par des signifiants purs ?

    Il faut tout dabord souligner la faon dont Lacan dfend lui aussi lapossibilit dune Loi daspiration universelle capable de fonder un espacede reconnaissance intersubjective. Limportance de la fonction de lUniver-sel de la Loi dans la clinique amne Lacan affirmer : Il ny a de progrspour le sujet que par lintgration o il parvient de sa position dans luni-

    25. Freud, Die konomische Problem des Masochismus, dans Gesammelte Werke XIII, Fischer Taschen-buch, Frankfurt, 1999, p. 380. Cette affirmation perd un peu de son caractre surprenant si lonaccepte, comme David-Mnard, que La construction du concept duniversalit, chez Kant entout cas, mais aussi chez beaucoup dautres penseurs, est solidaire de sa liaison une anthropo-logie des dsirs et une analyse trs particulire et plutt masculine de lexprience cou-pable (David-Mnard, Les contructions de luniversel, Paris, PUF, 1997, p. 2).

    26. Kant, Fondation de la mtaphysique des murs, op. cit., p. 114.27. Si Lacan ne parle pas beaucoup de la thmatique du rgne des fins, cest surtout parce quil tu-

    die la Critique de la raison pratique et laisse un peu de ct la Fondation de la mtaphysique desmurs, o ce sujet se trouve plus dvelopp.

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  • versel 28. Mais nous savons que, dans le cas de Lacan, lUniversel estconstruit par la Loi phallique et paternelle. Loi qui montre comment lesujet ne sera reconnu qu partir du moment o son dsir passera par lafonction universelle de la castration. Et ce nest pas un hasard si la ngationdu Phallus, travers la forclusion du Nom-du-Pre, ne peut produire quela psychose, comme nous le montre le cas du Prsident Schreber.

    Ce glissement si inattendu de la Loi morale la Loi phallique peut treexpliqu si lon se souvient comment la psychanalyse a essay dintro-duire, au-dessus de la morale, une rotique. Rsultat dune certaine per-spective matrialiste qui essaye de mettre le rapport homme/femme aucentre de linterrogation thique 29 .

    Il est vrai que Kant na jamais introduit la diffrence sexuelle lint-rieur des considrations thiques. Il a prfr sadresser au gnrique detout homme. Pour Kant, introduire ici la diffrence sexuelle montrerait uneconfusion entre les domaines de lanthropologie et de la morale qui nousamnerait soumettre la transcendantalit de la fonction du sujet quelque chose de lordre matriel de la loi de la nature. Mais, si la psycha-nalyse suit Kant dans son programme de rconcilier la raison avec ladimension pratique, elle nous signale que la fondation du Logos doit tenircompte de la logique dros 30. Et si lthique est insparable de la prsup-position dun horizon intersubjectif de validation de la praxis, on ne peutpas oublier que la relation intersubjective par excellence est (ou au moinsdevrait tre) la relation sexuelle. Elle est la seule relation o le sujet pour-rait tre prsent lAutre travers la matrialit du corps (cela, bien sr, sily avait relation sexuelle). Do le besoin de mettre le rapporthomme/femme au centre de linterrogation thique.

    La Loi morale est le dsir ltat pur

    ce point de notre analyse, jaimerais noter que la convergence entreKant et Lacan ne se limite pas la seule tentative douvrir une perspectiveuniversaliste travers la fondation dun champ transcendantal de recon-naissance intersubjective. Il y a encore une trs importante convergence de

    28. Lacan, crits, op. cit., p. 227.29. Lacan, Sminaire VII, op. cit., p. 192.30. Comme le souligne Rajchman : Si donc Freud repartait ainsi du pas antique de lthique,

    ctait pour rintroduire le problme de lros dans nos vies : la question du savoir thique, ducomment parler vrai de sa vie ou tenir dessus un logos vrai, devenait un problme rotique (Rajchman, rotique de la vrit, Paris, PUF, 1994, p. 44).

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  • mthode. Autant Kant que Lacan essayent daffirmer la dimension de laLoi contre le primat des objets empiriques dans la dtermination de lavolont et travers une opration de rabaissement du sensible 31 .

    En ce qui concerne Kant, nous connaissons sa chorgraphie. Il sagit,pour lui, de dfendre lexistence dune volont libre et inconditionne dupoint de vue empirique qui agit par amour a priori pour la Loi (et non passimplement conformment la Loi tel un enfant qui agit conformment aucommandement paternel non par conscience de lobligation du devoir,mais dans lespoir de gagner une autre chose).

    Une volont qui agit sans tre conditionne par lempirique, cest--dire qui a fait abstraction de tout objet, au point que celui-ci nexerce pasla moindre influence sur la volont 32 , ne peut tre pensable que si lonadmet que le sujet ne dtermine pas la totalit de ses actions travers le cal-cul du plaisir et de la satisfaction propre au bien-tre. Pour Kant, il y a unevolont au-del du principe du plaisir. Sur ce point, on ne peut pas oubliersa distinction majeure entre das Gute (li une dtermination a priori duBien) et das Wohl (li au plaisir et au bien-tre du sujet).

    Les objets lis das Wohl et, par consquent, au plaisir (Lust) et audplaisir (Unlust) sont tous empiriques, puisque on ne peut connatre apriori daucune reprsentation dun objet, quelle quelle soit, si elle sera lieau plaisir, la peine ou si elle sera indiffrente 33 . Le sujet ne peut pas savoira priori si une reprsentation de lobjet sera lie au plaisir ou la peine, carun tel savoir dpend du sentiment empirique de lagrable et du dsagrable.Et il ny a pas de sentiment qui puisse tre dduit a priori (exception faiteau respect Achtung) puisque, du point de vue de lentendement, les objetscapables de produire une satisfaction sont indiffrents. La facult de dsi-rer est donc dtermine par la capacit de sentir (Empfnglichkeit), qui estparticulire la pathologie des expriences empiriques de chaque moi etqui mconnat des invariables universels.

    Cela permet Kant daffirmer quil ny a pas duniversel lintrieurdu champ des objets du dsir, puisque ici chacun suit son propre sentimentde bien-tre et les principes narcissiques dicts par lamour de soi. Dunautre ct, nous ne devons pas oublier quil ny a pas de libert lorsque lesentiment physiologique du bien-tre guide la conduite. Car le sujet estsoumis une causalit naturelle o lobjet et les instincts lis aux satisfac-

    31. Une ide bien dveloppe par David-Mnard, Monique, La construction de lUniversel, op. cit.32. Kant, Fondation de la mtaphysique des murs, op. cit., p. 125.33. Kant, Critique de la raison pratique, op. cit., p. 20.

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  • tions des besoins physiques font la Loi la volont, et non le contraire.Do sensuivent des affirmations comme : Ceux qui sont habitus uni-quement aux explications physiologiques ne peuvent pas se mettre dans latte limpratif catgorique 34. ce niveau, lhomme ne se distingue pasde lanimal.

    Il ny a de libert que l o le sujet peut donner de faon autonome unobjet la volont. Afin de pouvoir faire cela, il doit sappuyer sur la raisoncontre les penchants pathologiques du dsir. Lhomme est le seul animalqui peut avoir la facult (facultas) de surmonter toute impulsion sen-sible 35 et dvelopper le pouvoir de se faire dune rgle de la raison lemotif dune action 36 . Cest travers ce vide, ce rejet radical de la srie desobjets pathologiques, que la conduite humaine avec son systme de dci-sions peut tre autre chose que leffet de la causalit naturelle. Ainsi, ellesaffirme en son propre rgime de causalit, que Kant nomme : causalitpar libert (Kausalitt durch Freiheit). Ce qui ntonne personne, puisque,pour Kant, la vraie libert consiste tre libre vis--vis de toutes les loisde la nature, nobissant exclusivement qu celles quil [le sujet] dicte lui-mme et daprs lesquelles ses maximes peuvent appartenir une lgisla-tion universelle 37 . La libert consiste conformer sa volont luniversalit de la raison.

    Malgr tout, cette purification de la volont travers le rejet radical dela srie des objets pathologiques pose un problme, puisque toute volontdoit diriger sa ralisation travers un objet. Il faut un objet propre lavolont libre. Afin de rsoudre cette impasse, Kant introduit le concept dedas Gute : un bien au-del du sentiment utilitaire du plaisir 38. Sa ralitobjective indique que la raison pratique peut donner une dtermination apriori la volont travers un objet suprasensible dpourvu de toute qua-lit phnomnale. Il est autant le principe rgulateur de lacte moral quecelui de toute conduite qui se veut rationnelle.

    Dire que lacte moral est dirig par un objet dpourvu de ralit ph-nomnale nous amne loin. Car on ne peut avoir aucune intuition corres-

    34. Kant, Mtaphysique des murs - II, op. cit., p. 215.35. Ibid., p. 241.36. Kant, Critique de la raison pratique, op. cit., p. 62.37. Kant, Fondation de la mtaphysique des murs, op. cit., p. 117.38. Wohl ou Uebel ne dsignent jamais quun rapport ce qui dans notre tat est agrable ou dsa-

    grable. [] Gute et Bse indiquent toujours une relation la volont, en tant quelle est dtermi-ne par la loi de la raison faire de quelque chose son objet , Kant, Critique de la raison pratique,op. cit., p. 62. Lacan a bien not que la recherche du bien serait donc une impasse, sil ne renais-sait das Gute, le bien qui est lobjet de la loi morale , Lacan, crits, op. cit., p. 766.

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  • pondant cet objet (il ny a dintuition que des phnomnes catgorissdans lespace et le temps). Ceci ne semble pas poser problme Kant,puisque, si quelque chose doit tre gut, ce serait seulement la maniredagir [] et non une chose qui pourrait tre ainsi appele 39 . Cest--dire,la volont qui veut das Gute ne veut quune faon dagir, une forme spci-fique pour laction, et non pas un objet empirique privilgi. La forme estdj lobjet pour la volont libre. Ou, comme dit Lacan, la forme de cette loiest aussi sa seule substance 40 .

    Et de quelle forme sagit-il ici ? On la trouve dans le contenu de lamaxime morale : Agis de telle sorte que la maxime de la volont puissetoujours valoir en mme temps comme principe dune lgislation univer-selle. Nous sommes ici devant une pure forme vide et universalisante,forme qui ne dit rien sur les actions lgitimes, puisquelle nnonce aucunenorme. La loi, dira Kant, ne peut indiquer de faon prcise comment etdans quelle mesure doit tre accomplie laction en vue de la fin qui est enmme temps un devoir 41. Tel que le comprend Lacan, la transcendanta-lit de la Loi soutient le silence envers la dtermination dun objet empi-rique adquat la jouissance venue en respect de la Loi.

    Ici, on peut comprendre pourquoi Lacan a affirm : La loi moralenest autre chose que le dsir ltat pur 42. Lopration vise par Lacanconsiste rapprocher les concepts de volont libre et de dsir pur. Chacun deces deux dispositifs indique une inadquation foncire entre le dsir dusujet et la satisfaction promise par les objets empiriques. Tandis que Kantcritique le dsir emprisonn dans les chanes de lgosme et de lamour desoi, Lacan dveloppe une vaste analyse propos de la ncessit de criti-quer lalination du dsir dans la logique narcissique de limaginaire. Dansles deux cas, le sujet ne peut tre reconnu en tant que sujet qu partir dumoment o il assume son identification avec une Loi qui est pure formevide, dpourvue de contenu positif. Dans le cas de Kant, il sagit de la Loimorale. Dans le cas de Lacan, nous avons la Loi phallique et paternelle.Nous sommes devant deux procdures symtriques douverture la rali-sation dun champ transcendantal de reconnaissance intersubjective tra-vers lidentification du dsir la Loi.

    39. Kant, Critique de la raison pratique, op. cit., p. 62.40. Lacan, crits, op. cit., p. 770. 41. Kant, Mtaphysique des murs - II, op. cit., p. 231.42. Lacan, Sminaire XI, op. cit., p. 247, ou encore : La Loi morale ne reprsente-t-elle pas le dsir

    dans le cas o ce nest plus le sujet, mais lobjet qui fait dfaut ? (Lacan, crits, op. cit., p. 780).

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  • Das Ding, das Gute et la jouissance au-del du plaisir

    Ces symtries ne sont pas hasardeuses. Autant Lacan que Kant dfi-nissent le sujet partir dune fonction transcendantale et cherchent pen-ser les consquences dun tel cheminement dans la dimension de lapragmatique (mme si Lacan opre avec une notion large de pragma-tique dans laquelle thique, rotique et esthtique se mlent). La transcen-dantalit apparat dans la dimension pratique comme rsistance latentative dexpliquer la totalit de la rationalit de la praxis travers desarguments utilitaristes. Kant est clair sur ce refus de confondre le bien etlutile 43. Il lui arrive de souligner le sentiment de douleur que das Gute pro-duit, puisque le sujet doit sacrifier la qute inconditionnelle au bien-tre etdoit humilier son amour-propre. Lacan, de son ct, ne permet pas quelthique de la psychanalyse se transforme en une meilleure faon dorga-niser le service des biens avec son principe utilitariste. Autant le philo-sophe allemand que le psychanalyste franais peroivent, dans le vrai actemoral, laffirmation dune satisfaction au-del du principe du plaisir.

    Cependant, cette dtermination transcendantale de lacte ne peut pasavoir seulement une dfinition ngative, en tant que ce qui rsiste auxarguments utilitaristes. Elle doit aussi avoir une dfinition positive en tantquacte fait par amour pour la Loi. De cette faon, Kant promet une rconci-liation travers la conformit parfaite de la volont la Loi, o la volontdeviendrait logos pur 44. Das Gute se confond ici avec lamour pour la Loi,ce qui permet Kant de rintroduire le concept aristotlicien de SouverainBien en tant que synthse entre la vertu et le bonheur. Synthse qui pro-duirait une agrable jouissance de la vie (Lebensgenuss) et qui cependantest purement morale 45 . Une jouissance propre au contentement de soi(Selbstzufriedenheit) venue du respect de la Loi apparat dans lhorizonrgulateur du Souverain Bien. Gardons cette formule : la conformit parfaitede la volont la Loi nous promet une jouissance au-del du plaisir. Mme si cetteconformit apparat comme lieu dun impossible 46 , elle sera toujourshorizon de rgulation de dtermination des critres rationnels pour le juge-ment de lacte.

    43. Kant, Critique de la raison pratique, op. cit., p. 60.44. Cf. Adorno, Dialectique ngative, op. cit., p. 322. Je noublie pas que pour soutenir cette rconcilia-

    tion possible, Kant met en scne les Ides regulatrices dimmortalit de lme, de lexistence deDieu et de la libert.

    45. Kant, Mtaphysique des murs II, op. cit., p. 364.46. Cf. Lacan, Sminaire VII, op. cit., p. 364.

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  • Et Lacan ? Il est aussi la recherche dune jouissance au-del du prin-cipe du plaisir. En nous reportant au dbut du Sminaire VII, nous le ver-rons cherchant cette jouissance partir du questionnement sur le vraistatut de la distinction freudienne entre le principe de plaisir et le principede ralit. cause du non-ralisme prcoce de ses conceptions, Lacan avaitdj critiqu la prtention pistmologique du principe de ralit 47. Maisici il la situe sur le plan thique. Car reconnatre la distinction, cest recon-natre lexistence de quelque chose qui pousse lexprience humaine allerau-del du principe du plaisir. Ce quelque chose est nomm par Lacan : dasDing. Un concept que le psychanalyste croyait symtrique au concept kan-tien de das Gute.

    Lacan ira trouver das Ding dans un manuscrit de Freud, Esquisse dunepsychologie scientifique, o lappareil psychique est encore expliqu traversun langage neurophysiologique. Aprs le sminaire VII, das Ding dispara-tra presque des textes lacaniens puisque, dune certaine faon, sa fonctionsera absorbe par lobjet petit a. Ce qui compliquera considrablement ladistinction entre fantasme et Rel.

    Si nous revenons Freud, nous verrons que le mouvement du dsirtait coordonn par la rptition hallucinatoire des expriences premiresde satisfaction. Ces premires expriences laissent des images mnsiquesde satisfaction dans le systme psychique. Lorsquun tat de tension ou dedsir rapparat, le systme psychique actualise dune faon automatiqueces images, sans savoir si lobjet correspondant limage est ou nest paseffectivement prsent. Afin de ne pas confondre perception et hallucina-tion, il faut lavnement dun principe de ralit. Dans lEsquisse, Freudparle dun indice de ralit (Realittszeichen) venu de la perception dunobjet au monde extrieur.

    Mais il y a un donn qui complique la question. Freud sait que lad-quation entre la perception dun objet dans le monde et limage mnsiquede satisfaction prsuppose une possibilit de jugement (Urteil) faite par lemoi. La structure syntaxique du jugement va permettre au moi de dve-lopper des oprations plus complexes que la simple comparaison biuni-voque. Par exemple, il pourra rapprocher lobjet et limage travers ladivision syntaxique entre le sujet et le prdicat. Si un objet nest que par-tiellement semblable limage mnsique, le moi pourra juger que les diff-rences portent sur des prdicats, des attributs, en bref sur des accidents, etnon pas sur le sujet, le noyau de lobjet en question. Cela lui permettra de

    47. Voir, par exemple, Au-del du principe de ralit , dans Lacan, crits, op. cit.

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  • poser une relation didentit avec le sujet propositionnel et soumettre laralit au plaisir. La division entre perception et hallucination redevientfloue.

    Mais il y a un deuxime type de cas, celui qui intresse vraimentLacan. Il arrive que surgisse une perception ne saccordant daucunemanire avec limage mnmonique dsire 48 . Dans lEsquisse, Freud lin-troduit travers le nomm complexe dautrui (Komplex des Nebenmenschen),cest--dire la premire exprience dans laquelle lobjet venu de lextrieurest en fait un semblable, cest un objet du mme ordre qui a apport ausujet sa premire satisfaction (et aussi son premier dplaisir 49) , cest--dire la mre.

    Quarrive-t-il lorsque lenfant est devant un semblable pour la pre-mire fois ? Ici, nous voyons une inversion par rapport lexemple ant-rieur. Le moi divise lobjet, mais le sujet de la proposition reste opaque,Freud dit quil reste ensemble comme chose (als Ding beisammenbleibt) ; entant que les attributs, les prdicats, pourront tre compris et transforms enreprsentation (Vorstellung) mnsique. Larticulation est ici extrmementimportante car, comme nous le signale Lacan, il sagit dune formule tout fait frappante, pour autant quelle articule puissamment l-ct et lasimilitude, la sparation et lidentit 50 .

    Lorsque lenfant est devant un semblable, le moi inscrit lintrieur dusystme psychique tout ce qui est familier : les traits du visage de lautre,les mouvements du corps, tout cela devient un complexe de reprsenta-tions. Mais il y a quelque Chose qui reste inassimilable la reprsentation,inassimilable limage et qui pourtant apparat la place grammaticale dusujet : cest lirrductible tranget du prochain, ce que Freud nommeraplus tard das Unheimliche et que nous indique, entre autres, langoissevenue de la perception du double. Cest langoisse de dcouvrir ce qui est tranger moi tout en tant au cur de ce moi 51 . Une tranget quenous rappelle la division interne du sujet lui-mme. La vraie altrit vientdonc de ce qui nous est le plus familier, pour autant quelle bouleverse ladivision entre diffrence et identit, entre proche et lointain, entre moi etlautre 52.

    48. Freud, La naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 1996, p. 348.49. Ibid.50. Lacan, Sminaire VII, op. cit., p. 64.51. Ibid., p. 87.52. Rapelons comment Freud joue avec lambivalence du terme heimlich : Ce terme de heimlich nest

    pas univoque, mais il appartient deux ensembles de reprsentations qui, sans tre opposs, nensont pas moins fortement trangers, celui du familier, du confortable, et celui du cach, du dissi-

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  • Lacan articule lEsquisse avec le texte freudien sur La ngation (Die Ver-neinung) afin de rappeler que das Ding nest autre chose que ce qui a t ver-worfen par le Lust-Ich travers le jugement dattribution. Souvenons-nouscomment, travers un jugement dattribution, le moi essayait dexpulserhors de lui le Rel (surtout le rel des motions pulsionnelles) qui rompaitavec le principe de constance sur le plan des excitations de lappareil psy-chique. Cette expulsion permettait les oprations primordiales de symbo-lisation (Bejahung) qui formeront le systme de reprsentation signifiante.Ce que nous explique la formule de Lacan sur la Chose comme ce qui durel ptit du signifiant 53 .

    Ici, la ruse lacanienne mobilise pour rapprocher sa construction mta-psychologique de la stratgie kantienne de dtermination dune volontmorale consistait montrer comment il y a un dsir qui cherche toujours attendre das Ding. Cest un dsir qui veut la transgression dune jouissanceau-del du principe du plaisir, puisque attendre das Ding signifie ncessai-rement lannihilation du systme de dtermination fixe didentits et dediffrences qui fonde le moi. Et leffondrement de lillusion de lidentitpropre au moi ne peut produire que langoisse de leffacement. Ce dsir estnotre bien connu dsir pur, qui a maintenant un objet propre son statuttranscendantal 54. Mais soulignons aussi comment le prix du rapproche-ment de la psychanalyse avec la problmatique kantienne se paye par uncertain loignement de la dmarche initiale freudienne. Dans lEsquisse, dasDing est plus proche de lirrductibilit du sensible la pense fantasma-tique que de cette irrductibilit du transcendantal linscription phnom-nale que Lacan semble vouloir soutenir en rapprochant das Ding et dasGute.

    Pour terminer, notons comment la thmatique de das Ding se noueavec le problme de la reconnaissance. Das Ding est apparu chez Freudcomme limite la reconnaissance de lautre car il est manifestation de langation propre laltrit 55. Chez Lacan, il continue ltre. En fait, la Loine nous dit pas comment attendre de faon positive la jouissance de das

    mul [] Heimlich est donc un mot dont la signification volue en direction dune ambivalencejusqu ce quil finisse par concider avec son contraire Unheimlich (Freud, Das Unheimliche, dansGesammelte Werke XII, Frankfurt, Fischer Taschenbuch, 1999, p. 235-237).

    53. Lacan, Sminaire VII, op. cit., p. 142.54. Soulignons que, dans le sminaire VII, Lacan na pas encore tabli une distinction entre dsir et

    pulsion. Cela lui permettra de definir das Ding aussi bien comme : Le lieu des Triebe (ibid.,p. 131) que comme ce qui se rvle dans le rapport dialectique du dsir et de la Loi (cf. ibid.,p. 101).

    55. Cette analyse dun complexe perceptif a t qualifie de reconnaissance (erkennen), implique unjugement et sachve avec ce dernier , Freud, La naissance de la psychanalyse, op. cit., p. 349.

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  • Ding. Au contraire, elle est inscription de labsence de la Chose. Nan-moins, Lacan a essay de transformer laltrit de das Ding en ngativitinscrite lintrieur du systme signifiant. Ce que nous pouvons dduirede laffirmation : Il est en fin de compte concevable que ce soit commetrame signifiante pure, comme maxime universelle, comme la chose la plusdpouille de relations lindividu, que doivent se prsenter les termes dedas Ding 56.

    Mais cette promesse de rconciliation entre Loi et objet du dsir pur neva pas soprer et sera vivement critique par Lacan. Ce qui nous permetdinterroger les coordonnes de cet chec.

    Dabord, notons que si la trame signifiante pure pouvait prsenter lestermes de das Ding, cest parce quil y aurait une faon de symboliser, tra-vers la ngativit transcendantale du signifiant pur, ce qui a t verworfencomme rel. Ici se rpte une impasse propre aux articulations entre rel etsymbolique chez le premier Lacan. Mme si nous acceptons que das Dingsoit ce qui du rel ptit du signifiant, mme si nous acceptons que la Loi nefournisse aucun nonc positif sur la faon dattendre das Ding, nous nepouvons oublier que das Ding est une limite prsuppose par laction dusignifiant et, en tant que limite du signifiant, sa ngativit est inscrite lin-trieur de la Loi du signifiant travers un renversement qui nous rappellela dialectique entre limite (Grenze) et bord (Schranke) dans la logique hg-lienne de ltre.

    Dans le cas de Lacan, ce renversement peut suivre deux stratgies dif-frentes. Si la Loi reste comme pure forme transcendantale qui ne dit riensur le contenu empirique adquat laction, alors il peut y avoir une faonde rconcilier Loi et das Ding. Cest--dire, pour que la ngativit de dasDing soit inscrite dans la Loi, il faut que nous tenions la place vide o estappel ce signifiant [le Phallus] qui ne peut tre qu annuler tous lesautres 57 . Il faut que le dsir sattache au signifiant pur de la Loi et quildsire la pure forme de la Loi 58. Comme nous le verrons, cette stratgie vachouer ncessairement dans une impasse qui amnera Lacan rviser saclinique analytique.

    56. Lacan, Sminaire VII, op. cit., p. 68 57. Lacan, Sminaire VIII, op. cit., p. 315.58. Suivons Zupancic et affirmons que dans ce contexte, lthique du dsir est presente comme un

    hrosme du manque, comme lattitude travers laquelle, au nom du manque de lobjet Vrai,nous rejetons tout objet et nous nous satisfaisons avec aucun , Zupancic, Ethics of the real, Verso,London, 2001, p. 240. Mais il faut peut-tre corriger la proposition et affirmer que le sujet nagitpas exactement au nom du manque de lobjet, mais au nom de lobjet comme manque, comme objettranscendental qui ne se manifeste que comme manque dune adquation lempirie.

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  • Mais si la Loi assume une facticit et prescrit des interdictions sur-moques, alors nous entrerons dans un mauvais infini qui est bien illustr travers lappropriation lacanienne du dit de saint Paul : Est-ce que laLoi est la Chose ? Que non pas. Toutefois je nai eu connaissance de laChose que par la Loi. En effet, je naurais pas eu lide de la convoiter si laLoi navait dit Tu ne la convoiteras pas [] sans la Loi, la Chose estmorte 59.

    Cest--dire, lorsque la Loi dit ce que lon doit ou ce que lon ne doitpas faire (Tu ne convoiteras pas), elle produit une mauvaise dialectique entredsir et Loi. Car elle produit des situations semblables celle dun nvrosqui a besoin des chanes justement pour pouvoir les transgresser. La Loinomme das Ding comme le lieu marqu par linterdiction, comme dans lecas de la nomination de das Ding comme la mre, ce qui nous expliquepourquoi Lacan affirme : Cest en tant que la loi linterdit quelle imposede la dsirer, car aprs tout la mre nest pas en soi lobjet le plus dsi-rable 60.

    En ce sens, Lacan peut dire quon dsire au commandement . Unmode du dsir qui, la fin, ne peut que produire le dsir de mort : Le rap-port dialectique du dsir et de la Loi fait notre dsir ne flamber que dansun rapport la Loi, o il devient dsir de mort 61. Le dsir se transformedonc en un pur dsir hystrique de destruction de la Loi.

    Mais cest la premire impasse qui nous intresse, puisquelle obligeraLacan une reformulation radicale du programme de rationalit de la cureanalytique.

    Le pige sadien

    Je voudrais provoquer ici un court-circuit. Laissons, pour linstant,cette question sur la Loi, das Ding et das Gute. Je vais essayer de trancherson nud. Cest un dtour par Sade, puisque aux yeux de Lacan, Sadeapporte la vrit de la raison pratique kantienne.

    Que signifie, dans ce contexte, faire une comparaison entre Kant etSade ? Mon hypothse est que, loin de se limiter donner une dignitmorale lentreprise sadienne, lobjectif majeur de Lacan tait de dmon-trer comment la Loi morale se trouvait dans lincapacit dannuler le dfi

    59. Lacan, Sminaire VII, op. cit., p. 101.60. Lacan, Sminaire X : Langoisse, sance du 16/01/1963, non publi.61. Lacan, Sminaire VII, op. cit., p. 101.

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  • du discours pervers. Cest--dire, pour la psychanalyse, on peut tre per-vers et kantien en mme temps. Il y a un renversement de la Loi en perversionqui est autoris par la Loi elle-mme.

    Dun autre ct, sil est vrai que Kant apparat dans ce contexte commeun double spculaire de Lacan, alors Sade devra apporter aussi la vrit deLacan, au moins de la Loi lacanienne, pour autant que le problme de laperversion va mettre en chque une rationalit analytique fonde sur lareconnaissance du dsir pur dans la pure forme de la Loi. Sade reprsenteun dfi la praxis analytique de Lacan, au sens o il prsente les coordon-nes dinversion de la reconnaissance intersubjective en perversion.Voyons cela de plus prs.

    Si Kant avait su que, au XXe sicle, sa philosophie pratique aurait ren-contr des critiques qui lui reprochaient de ne pas rpondre la perver-sion, il aurait srement trouv cela drle. Car Kant avait dj conu unerplique possible une telle critique. Pour lui, lacte de transgresser la Loidmontrait dj que le pervers acceptait la ralit objective dune loi dontil reconnat le prestige en la transgressant mme 62 . Cest--dire que, entransgressant, je reconnais a priori la prsence de la Loi en moi-mme. Je nesuis simplement pas capable de me librer de la chane du particularismedu monde sensible. Le dsir de transgression ne fait que renforcer luni-versalit de la Loi.

    Malheureusement pour Kant, largument est faible. La nature du dfisadien est dun ordre plus complexe. Sa perversion ne consiste pas nonplus en lhypocrisie ou en la mauvaise foi de cacher des intrts particu-liers en conformant laction la forme de la Loi. Quinze ans avant le textelacanien, Adorno avait dj montr comment les personnages de Sadetaient pousss par lobissance inconditionnelle la pure forme dune Loimorale structurellement identique limpratif catgorique kantien. Ce quipermettait Adorno de dire : Juliette nincarne ni une libido non subli-me, ni une libido rgressive, mais la jouissance intellectuelle de la rgres-sion, lamour intellectualis diaboli, le plaisir de dtruire la civilisation avec sespropres armes 63. Juliette ntait pas attache aux particularismes de sespenchants ; elle agit aussi par amour pour la Loi. Elle ne fait autre choseque de dmontrer comment : Mme l, dans la perversion o le dsir, ensomme, apparatrait en se donnant pour ce qui fait la loi, cest--dire pourune subversion de la loi, il est en fait bel et bien le support dune loi 64.

    62. Kant, Fondation de la mtaphysique des murs, op. cit., p. 143.63. Adorno et Horkheimer, Dialectique des lumires, Paris, Gallimard, 1974, p. 104.64. Lacan, Sminaire X, sance du 27/02/1961, non publi.

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  • Mais comment cette transgression par lobissance la Loi est-elle pos-sible ?

    Dabord, Kant et Sade partagent une notion dUniversel fonde sur lemme rejet radical du pathologique. Cest--dire sur un mpris pour le sen-sible et pour la rsistance de lobjet. Comme nous dira Lacan : Si lon li-mine de la morale tout lment de sentiment, lextrme le monde sadisteest concevable 65. Car Sade est aussi la recherche dune purification dela volont que la libre de tout contenu empirique et pathologique. pro-pos du projet sadien, Blanchot parlera du dsir de fonder la souverainetde lhomme sur un pouvoir transcendant de ngation 66 . Do, parexemple, le conseil du bourreau aufklrer Dolmanc la victime Eugnie,dans la Philosophie dans le boudoir : Tous les hommes, toutes les femmes seressemblent : il ny a point damour qui rsiste aux effets dune rflexionsaine 67. Une indiffrence lgard des relations dobjet qui prsuppose ladpersonnalisation et labandon du principe du plaisir. Cest le sens dunautre conseil de Dolmanc Eugnie : Quelle fasse mme, si cela estexig, le sacrifice de ses gots et de ses affections 68.

    Dautre part, cette inconditionnalit et indiffrenciation du dsir sadiendans son rapport lobjet empirique nous amne une maxime morale quia des prtentions universelles analogues limpratif catgorique kantien.Il sagit du droit la jouissance du corps de lautre : Tous les hommes ontdonc un droit de jouissance gal sur toutes les femmes , sans oublier qucela sajoute que, en ce qui concerne les femmes, je veux que la jouissancede tous les sexes et de toutes les parties de leur corps leur soit permisecomme aux hommes 69 . Nous arrivons la formule forge par Lacan : Prtez-moi la partie de votre corps qui peut me satisfaire un instant etjouissez, si cela vous plat, de celle du mien qui peut vous tre agrable 70.

    Lacan ne se limite pas affirmer que aussi bien Sade que Kant sont filsdes lumires en matire de morale. Pour la psychanalyse, Sade rvle cequi tait refoul dans lexprience morale kantienne, un peu comme le per-vers qui met en lumire le fantasme refoul par la conscience de lobses-sionnel.

    65. Lacan, Sminaire VII, op. cit., p. 96.66. Blanchot, Lautramont et Sade, Paris, Minuit, 1949, p. 36 67. Sade, La philosophie dans le boudoir, Paris, Gallimard, 1970, p. 172.68. Ibid., p. 83.69. Ibid., p. 227. 70. Lacan, Sminaire VII, op. cit., p. 237.

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  • cet endroit, Lacan fait deux considrations. Il affirme : La maximesadienne est de se prononcer de la bouche de lAutre, plus honnte que lavoix du dedans, puisquelle dmasque la refente, escamote lordinaire,du sujet 71. De lautre ct, il parle du dvoilement de ce troisime termequi, pour Lacan, ferait dfaut dans lexprience morale. Cest savoir lob-jet, que, pour lassurer la volont dans laccomplissement de la Loi, il estcontraint de renvoyer limpensable de la Chose-en-soi 72 .

    Quest-ce que ces remarques peuvent signifier ?

    Acte et division subjective

    Lorsque Lacan insiste sur la manire dont Sade montre la voix de laconscience qui nonce la Loi morale provenant de la bouche de lAutre, ilpense principalement une certaine structure triadique propre aux romanssadiens. Il y a toujours trois personnages centraux avec des rles bien dfi-nis. Dans la Philosophie dans le boudoir, par exemple, nous avons : Madamede Saint-Ange (celle qui reprsente et commande la Loi), Dolmanc (lebourreau qui doit excuter la Loi de faon apathique, sans se permettredavoir du plaisir) et Eugnie (la victime qui doit tre duque, sassujettiret tre arrache au domaine du dsir pathologique 73). Pour Lacan, avec cemenuet trois, Sade met en scne la division subjective propre touteexprience morale. Madame de Saint-Ange est lAutre qui apparat commereprsentant de la Loi, Eugnie est le moi pathologique qui reoit le com-mandement de la Loi et apparat au niveau du sujet de lnonc, Dolmancest le terme moyen dont nous dcouvrirons le statut tout de suite. Remar-quons que, en mettant la division subjective en scne morcele en trois per-sonnages, Sade vite sciemment de la poser en un seul personnage. Cecimontre la manire dont le sadisme rejette dans lAutre la douleur dexis-ter 74 .

    Dans un premier temps, Kant aussi ncarte pas lide dune divisionsubjective dans lacte dnonciation de limpratif catgorique. Apparem-ment, il nescamote pas la refente du sujet. Il suffit de se reporter au cha-pitre de la Mtaphysique des murs qui a le titre symptomatique de : Du

    71. Lacan, crits, op. cit., p. 770.72. Ibid., p. 771.73. Cest une intuition fort intressante prsente dans Baas, Le dsir pur, Peteers, Louvain, 1992, p. 40.74. Lacan, crits, op. cit., p. 778.

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  • devoir de lhomme envers lui-mme comme juge naturel de lui-mme .Kant y parle dun tribunal intrieur inscrit en lhomme et dans lequel notreconduite est juge par la voix terrible de la conscience morale. Il lui arrivedaffirmer : La conscience morale de lhomme, propos de tous sesdevoirs, doit ncessairement concevoir, comme juge de ses actions, un autre( savoir lhomme en gnral) quelle-mme. Cela dit, cet autre peut aussibien tre une personne relle quune personne simplement idale que laraison se donne elle-mme 75. On entend ici les chos de la division laca-nienne entre sujet de lnonc et sujet de lnonciation.

    Mais lautre selon Kant nest pas exactement lAutre lacanien. Lautreselon Kant nest quun pli de la conscience, pour autant que la division laquelle Kant fait allusion se donne entre la conscience morale et laconscience empirique. LAutre lacanien, il ne faut jamais loublier, estinconscient. Cela entrane plusieurs consquences. Par exemple, chezLacan, lextriorit de la Loi gagne la forme dune altrit radicale de la Loi.Le sujet ne sait pas ce que la Loi nonce.

    Cest quelque chose dinadmissible pour Kant, puisque cela signifie-rait dfendre une altrit radicale la conscience en relation la voix de laraison. Il serait alors oblig de reconnatre une opacit foncire entre leprincipe transcendantal de limpratif et sa ralisation empirique. Ce queKant est loin daccepter car cela lamnerait assumer limpossibilit de laconscience de juger laction. Or, pour lui, juger ce quil y a faire daprscette loi [la Loi morale], ne doit pas tre dune difficult telle que lenten-dement le plus ordinaire et le moins exerc ne sache sen tirer merveille,mme sans aucune exprience du monde 76 .

    Il est vrai que Kant reconnat une limite la conscience cognitive dansla dimension pratique cause de limpossibilit radicale de connatre la ra-lit de lIde de libert, et, par suite, de connatre la ralit de das Gute,puisque la conscience de la libert nest fonde sur aucune intuition. Ce quinous amne accepter la Loi morale comme un fait (faktum) de la raison.Et si lon ne peut pas connatre la ralit objective de la libert, alors il estimpossible de dnicher dans lexprience aucun exemple o cette loi ftexactement suivie 77 .

    Mais cela ne pose pas de problmes Kant, puisque, avec lui, noussavons toujours dans quelles conditions un acte doit tre ralis pour quil

    75. Kant, Mtaphysique des murs - II, op. cit., p. 296.76. Kant, Critique de la raion pratique, op. cit., p. 37.77. Ibid., p. 65.

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  • soit le rsultat dune volont libre. Notre non-savoir porte sur la prsenceeffective de ces conditions. Cest--dire, le non-savoir kantien est simplereconnaissance de la multiplicit innombrable des circonstances prsentesdans laccomplissement de lacte. En bref, je ne saurais jamais si je dis lavrit par peur des consquences de la dcouverte du mensonge ou paramour pour la Loi. Mais je sais toujours que raconter des mensonges estcontre la Loi morale. Voici un point fondamental : mme sil ny a pas detransparence entre lintentionnalit et le contenu de lacte, il y en a une entre lin-tentionnalit et la forme de lacte. Je sais toujours comment je dois agir. Il ny apas dindcidable lintrieur de la praxis. Comme nous la dmontrAdorno, Kant croit que la dtermination transcendantale et la ralisationempirique de la Loi morale sont toutes deux soumises un principedidentit et, pour dire cela de faon plus claire, un principe dimma-nence 78. Ceci dmontre que, pour Lacan, la vraie erreur de Kant consistait croire que la pure forme de lacte dterminait a priori sa signification. Lasignification de lacte se prsenterait comme simple indexation transcen-dantale de la particularit du cas ; ce qui viderait de toute dignit ontolo-gique le sensible lintrieur de lexprience morale. Ici, la procduretranscendantale semble suffisante pour donner la signification la prag-matique parce quil y aurait entre das Gute et la Loi un rapport dimma-nence complet.

    En ce sens, nous pouvons dire que la division subjective kantienne estmatrise par un principe dimmanence qui garantit lidentit de droitentre le sujet de la volont transcendantale et la forme vide de lacte. Disonsque ce principe dimmanence est le symptme de la philosophie pratiquekantienne, pour autant quil est lendroit o la philosophie transcendantalekantienne dit le contraire de ce quelle veut dire. Afin de penser une Loi au-del du principe du plaisir, Kant doit postuler la division radicale entreconscience empirique et conscience transcendantale. Mais, comme il sagitaussi de fournir une coordonne pour rconcilier la puissance jugeante dela raison avec la dimension pratique praxis qui se donne ncessairementdans un monde phnomnal , elle doit indexer la signification de la mul-tiplicit du cas travers un dispositif transcendantal. Indexation qui, enfait, est position dun principe didentit.

    Ici, il faut souligner la faon dont Lacan croit que lacte kantien est, enfait, proche de lacte sadien. Pour lui, Kant et Sade dfendent une imma-nence absolue entre la Loi morale et la conscience. Dolmanc croit aussi

    78. Cf. Adorno, Dialectique ngative, op. cit., p. 218.

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  • quil ny a rien de plus facile que de juger ce quil y a faire daprs la Loi dela jouissance. Cette Loi est crite dans le cur de tous les hommes, et ilne faut quinterroger ce cur pour en dmler limpulsion 79 . Cest en cesens quon doit comprendre laffirmation de Deleuze : Quand Sadeinvoque une Raison analytique universelle pour expliquer le plus particu-lier dans le dsir, on ny verra pas la simple marque de son appartenanceau XVIIIe sicle : il faut que la particularit, et le dlire correspondant, soientaussi une Ide de la raison pure 80. Comment ne voir pas ici la reconnais-sance dun principe dimmanence entre Loi et acte ?

    La seule diffrence davec Kant cest que, chez Sade, le vrai Autre estla Nature. Cest la nature qui jouit travers les actes du libertin et de lalibertine. Elle est lAutre jouisseur. Disons que la raison chez Sade est uneraison naturalise et que la philosophie dans le boudoir est une philoso-phie de la nature. Ce qui nous explique laffirmation fort intressante deDeleuze : Chez Sade apparat un trange spinozisme un naturalisme etun mcanisme pntrs desprit mathmatique 81. Comme nous diraSade : Rien nest affreux en libertinage, parce que tout ce que le liberti-nage inspire lest galement par la nature 82. Une nature qui cache, au-del du concept de mouvement vital o sarticulent ensemble cration etdestruction, une nature premire conue comme pouvoir absolue du ngatif,comme pulsion ternelle de destruction. Une nature premire qui apparatsous la figure de ltre-suprme-en-mchancet 83.

    Ce qui nous permet de dire que la transcendantalit de Kant et le mat-rialisme de Sade, a priori divergents, se retrouvent dans une mmecroyance de limmanence entre la raison et la conscience. Une immanence quirestreint les consquences de la division subjective. Dolmanc a la Loi de laNature dans son cur et cest ce mme cur qui porte la Loi morale dusujet kantien. Ainsi, il faut poser une limite laffirmation lacanienne surla maxime sadienne comme dvoilement du clivage du sujet, normalementescamot. Ce dvoilement ne se prsente pas au libertin et la libertine,dont les conduites seront soumises la certitude subjective venue de laprsupposition dun principe dimmanence entre dsir pur et Loi. Pourque le clivage puisse tre reconnu, il faut un travail dinterprtation fait parle psychanalyste. Aux yeux de Lacan, lavantage de Sade sur Kant consis-

    79. Sade, op. cit., p. 199.80. Deleuze, Prsentation de Sacher-Masoch, Paris, Minuit, 1967, p. 22.81. Sade, op. cit., p. 157.82. Ibid., p. 157.83. propos de cette double nature chez Sade, voir Blanchot, Lautramont et Sade, op. cit.

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  • terait, en fait, permettre la configuration exacte de lopration qui permetla construction dun tel principe didentit.

    Nous savons comment cette opration passe par lidentification dusujet avec lobjet de jouissance de lAutre de la Loi. Ici, le meilleur exemplenest autre que Dolmanc, lagent sadien excuteur du commandement dela Loi dans la Philosophie dans le boudoir. Javais not quil tait le termemoyen entre le moi empirique de la victime et lAutre de la Loi. Il excutede faon apathique la Loi sans se laisser guider par aucun penchant empi-rique. Une apathie qui apparat comme obissance aux injonctions de cereprsentant de lAutre de la Loi qui est Madame de Saint-Ange : Jemoppose cette effervescence. Dolmanc, soyez sage lui dira-t-elle, lcoulement de cette semence, en diminuant lactivit de vos esprits ani-maux, ralentirait la chaleur de vos dissertations 84. Cest--dire, il sagitde nier leffervescence du plaisir sensible li au moi pour que la chaleur dupouvoir dmonstratif de la Loi se fasse sentir.

    Des considrations de cette nature ont permis Lacan daffirmer, propos de Dolmanc, que sa prsence la limite se rsume nen treplus que linstrument 85 de la jouissance de lAutre. Lacan parlera aussidun agent apparent [qui] se fige en la rigidit de lobjet 86 , dun ftiche noir afin de caractriser une telle position. Lapathie ici est nga-tion radicale du dsir encore attach aux choix dobjet particuliers. Deleuze par-lera trs justement de lapathie sadienne comme le plaisir de nier lanature en moi et hors de moi, et de nier le Moi lui-mme 87 . Le vrai bour-reau sadien est donc celui qui a dabord ni son moi pour devenir pur ins-trument de la Loi.

    Ainsi, Dolmanc, le vrai sujet de lexprience morale, est en vrit lob-jet de la jouissance de lAutre. Il sest identifi avec lobjet, en passant parune destitution subjective afin de soutenir la consistance de cet Autre jouis-seur qui est la Nature. Il faut souligner lide de destitution subjective parce que quand Dolmanc parle, il croit que cest la Loi qui parle en lui,cela grce la ngation qui rduit son moi empirique au silence. Quand ilagit et jouit, cest la Loi qui agit et jouit travers lui. En bref, il se posecomme un genre de particulier ni, un objet qui se nie afin de pouvoir incar-ner, de faon renverse, lUniversel de la Loi. Toute inadquation et toutersistance qui pourraient se manifester dans la relation didentification

    84. Sade, op. cit., p. 97.85. Lacan, crits, op. cit., p. 773.86. Ibid., p. 774.87. Deleuze, Prsentation de Sacher-Masoch, op. cit., p. 27.

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  • entre le sujet et la Loi devront tre nies. Il na rien dans laction quichappe aux coordonnes dune conomie fantasmatique de la jouissance.Acte de coudre un principe dimmanence qui nous explique comment lepervers peut tre : Un singulier auxiliaire de Dieu 88.

    Est-il possible de juger lacte ?

    Il ny a rien de plus loign de cette immanence que la notion laca-nienne de lacte, travaille par le psychanalyste principalement dans lessminaires sur La logique du fantasme et Lacte analytique. Et ce nest pas parhasard quil dira : Le sujet ne reconnat jamais lacte dans sa vritable por-te inaugurale, mme quand il est capable davoir cet acte commis 89.

    Il y a une opacit objective de lacte, car le simple recours la Loi(mme sil sagit de la Loi de lthique du dsir) ne nous permet pas dap-prhender ses effets et son produit. La facticit de la ralit sensible o sedonne lacte ne permet pas lindexation travers la Loi, un fait quAdornoaussi savait 90. Nous pouvons donc complter : Le sujet ne reconnatjamais le vrai acte dans le cadre de la Loi. Rappelons comment, aprs Kantavec Sade, le vrai acte, cest--dire celui qui nous amne la voie de la jouis-sance fminine, de lexprience du corps au-del de limage, de la subli-mation, de lexprience du Rel et de la pulsion se posera toujours commeexcs la Loi phallique et paternelle. Cest un acte au-del de la reconnais-sance intersubjective promise par la Loi, pour autant quil nous permet detraverser la Loi. Cet acte pose la ncessit, la clinique, de penser des pro-cdures nouvelles de subjectivation, au-del de la symbolisation du dsirfaite par le Phallus et le Nom-du-Pre.

    Cette opacit irrductible inscrite dans lanatomie de lacte sera fon-cire pour les dploiements de la clinique lacanienne. Nous savons que, partir de Kant avec Sade, Lacan verra la psychanalyse moins comme unethrapeutique que comme une thique avec des consquences cliniques. Mais,dans le cas de Lacan, fonder une clinique de la subjectivit partir deconsidrations dordre thique nest une opration possible que si lonadmet la possibilit de juger nos actions partir de la Loi de lthique du

    88. Lacan, Sminaire XVI : Dun Autre lautre, sance du 26/03/1969, non publi.89. Lacan, Sminaire XIV : La logique du fantasme, sance du 22/02/1967, non publi.90. Car ce quil y a de dsesprant dans le blocage de la pratique quon attendrait, procure para-

    doxalement un temps pour la pense ; ne pas utiliser ce temps serait, sur le plan de la pratique,un crime. Ironie des choses : la pense profite aujourdhui de ce que lon nait pas le droit dab-solutiser son concept (Adorno, Dialectique ngative, op. cit., p. 237).

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  • dsir : cette Loi que nous commande de ne pas cder sur le dsir. Il sagit doncde savoir sil est possible dvaluer nos actions partir du jugement : Avez-vous agi conformment au dsir qui vous habite 91 ?

    Mais quest-ce que signifie soutenir une relation de conformit entre ledsir et lacte, dans ce contexte ? Lthique du dsir aurait-elle son fonde-ment dans un principe rgulateur didentit et dadquation entre la Loi dudsir et la dimension de la praxis de sujet ? Rappelons que, si la Loi dudsir trouve sa meilleure exposition dans la transcendantalit de la Loiphallique, pour autant que le Phallus est prsence relle 92 de la ngati-vit du dsir dans son rapport a