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21 Introduction générale En 336 avant J.-C., une loi est votée par les Athéniens contre ceux qui voudraient renverser la démocratie et gravée sur une stèle, aujourd’hui exposée au Musée de l’Agora à Athènes 1 . Au-dessus du texte de l’inscrip- tion, la stèle est ornée d’un bas-relief représentant Démocratie en train de couronner le Peuple athénien assis sur un trône. C’est l’illustration sans doute la plus éclatante de la souveraineté du dèmos à l’époque classique, et, en même temps, une réponse plastique à l’aporie que cette souveraineté représente pour les Modernes. En effet, Athènes était, comme chacun sait, une démocratie directe. Il est pourtant tout aussi solidement établi dans l’historiographie tant ancienne que moderne que le peuple athénien était « gouverné 2 », ou « assujetti de plein gré aux lois 3 », voire, durant la période troublée de la guerre du Péloponnèse, « corrompu » et « trompé 4 » par des démagogues ambitieux qui auraient usurpé son pouvoir, pour devenir, à sa place, les acteurs de la vie politique. Le dèmos est ainsi relégué à la place du spectateur (theatès), qui se contente de se laisser guider et de regarder faire 5 et, selon les circonstances, de siffler ou d’applaudir. La dèmokratia aurait oublié le dèmos 6 . Comment comprendre cette contradiction dans les termes ? Les termes du problème Dèmos, à Athènes, était un « mot protéiforme aux multiples signi- fications 7 ». En effet, dèmos peut signifier le peuple souverain dans son 1. SEG, XII, 87. 2. Thucydide, II, 65, 9 ; voir également Aristote, Constitution d’Athènes, 28, 1. 3. Platon, Lois, III, 700a 3-5. 4. Aristote, Constitution d’Athènes, 28, 3 ; 28, 4. 5. Exemple choisi pour sa clarté, Montaigne, Essais, II, 27, 696B, emploie le terme « spectateur » dans le sens de « celui qui assiste à une action, par opposition à celui qui la fait ». On trouve cet emploi chez T hucydide, III, 38, 4, qui le met dans la bouche de Cléon invectivant le peuple. Nous y reviendrons. 6. Nous paraphrasons ici un titre de chapitre de N. Loraux, La cité divisée. L’oubli dans la mémoire d’Athènes, Paris, Payot & Rivages, 1997, p. 255-277 : « Et la démocratie athénienne oublia le kratos. » 7. M. I. Finley, Démocratie antique et démocratie moderne, Paris, Payot, 1976 (Londres, Chatto & Windus, 1973), p. 59. Voir DELG, s.v. δῆμος, ainsi que P. Lévêque, « Répartition et démocratie. À propos de la racine *da. », Esprit, 197, 1993, p. 34-39. Nous aurons à plusieurs reprises l’occasion de constater que les auteurs de l’époque jouaient avec cette polysémie. « Spectateurs de paroles ! », Noémie Villacèque ISBN 978-2-7535-2214-5 Presses universitaires de Rennes, 2013, www.pur-editions.fr

introduction Spectateurs de paroles · 2013-04-16 · étaient des citoyens (politai), tous ne s’impliquaient pas dans la vie politique de la même façon. Mais ce ne sont pas ceux

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    Introduction générale

    En 336 avant J.-C., une loi est votée par les Athéniens contre ceux qui voudraient renverser la démocratie et gravée sur une stèle, aujourd’hui exposée au Musée de l’Agora à Athènes 1. Au-dessus du texte de l’inscrip-tion, la stèle est ornée d’un bas-relief représentant Démocratie en train de couronner le Peuple athénien assis sur un trône. C’est l’illustration sans doute la plus éclatante de la souveraineté du dèmos à l’époque classique, et, en même temps, une réponse plastique à l’aporie que cette souveraineté représente pour les Modernes. En effet, Athènes était, comme chacun sait, une démocratie directe. Il est pourtant tout aussi solidement établi dans l’historiographie tant ancienne que moderne que le peuple athénien était « gouverné 2 », ou « assujetti de plein gré aux lois 3 », voire, durant la période troublée de la guerre du Péloponnèse, « corrompu » et « trompé 4 » par des démagogues ambitieux qui auraient usurpé son pouvoir, pour devenir, à sa place, les acteurs de la vie politique. Le dèmos est ainsi relégué à la place du spectateur (theatès), qui se contente de se laisser guider et de regarder faire 5 et, selon les circonstances, de siffler ou d’applaudir. La dèmokratia aurait oublié le dèmos 6. Comment comprendre cette contradiction dans les termes ?

    Les termes du problème

    Dèmos, à Athènes, était un « mot protéiforme aux multiples signi-fications 7 ». En effet, dèmos peut signifier le peuple souverain dans son

    1. SEG, XII, 87.2. Thucydide, II, 65, 9 ; voir également Aristote, Constitution d’Athènes, 28, 1.3. Platon, Lois, III, 700a 3-5.4. Aristote, Constitution d’Athènes, 28, 3 ; 28, 4.5. Exemple choisi pour sa clarté, Montaigne, Essais, II, 27, 696B, emploie le terme « spectateur »

    dans le sens de « celui qui assiste à une action, par opposition à celui qui la fait ». On trouve cet emploi chez Thucydide, III, 38, 4, qui le met dans la bouche de Cléon invectivant le peuple. Nous y reviendrons.

    6. Nous paraphrasons ici un titre de chapitre de N. Loraux, La cité divisée. L’oubli dans la mémoire d’Athènes, Paris, Payot & Rivages, 1997, p. 255-277 : « Et la démocratie athénienne oublia le kratos. »

    7. M. I. Finley, Démocratie antique et démocratie moderne, Paris, Payot, 1976 (Londres, Chatto & Windus, 1973), p. 59. Voir DELG, s.v. δῆμος, ainsi que P. Lévêque, « Répartition et démocratie. À propos de la racine *da. », Esprit, 197, 1993, p. 34-39. Nous aurons à plusieurs reprises l’occasion de constater que les auteurs de l’époque jouaient avec cette polysémie.

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    ensemble, la démocratie 8, l’assemblée du peuple 9, le « parti populaire 10 », c’est-à-dire l’ensemble des citoyens qui ne contestent pas le bien-fondé de la souveraineté populaire, voire qui la défendent, ou même le menu peuple 11, ou encore les plus pauvres parmi les citoyens, ceux qu’Aristophane désigne comme « le peuple des rameurs 12 ». Il existait enfin un « Dèmos imaginé 13 », concept politique fondamental, vivant, personnifié sous les traits d’un homme mûr, comme celui qui se voit décerner une couronne sur le bas-relief évoqué plus haut 14. Cette conceptualisation qui mène des différentes manifestations concrètes de la souveraineté populaire jusqu’au fondement même de l’idéologie civique 15 est un phénomène particulière-ment important pour notre étude.

    Les citoyens athéniens ne s’assemblent pas seulement pour débattre lors des séances de l’Assemblée (ekklèsia) ou dans les tribunaux, ils se retrouvent en outre deux fois par an, lors des fêtes des Grandes Dionysies et des Lénéennes 16, pour assister à d’importants concours dramatiques. Cette fois, ils ne semblent plus en délibération : assis sur les gradins du théâtre de Dionysos pour jouir du spectacle offert par la cité, le dèmos prend la place que ses détracteurs l’accusent d’occuper trop souvent, celle du theatès, c’est-à-dire, littéralement, de celui qui contemple 17. Si la fréquence de ce terme chez Aristophane lorsqu’il s’adresse à son public 18 ne permet pas de douter un instant de son sens de « spectateur de représentations théâtrales », on constate qu’il est également employé dans le contexte des assemblées

    8. C’est le sens que revêt le terme dans des expressions telles que ton dèmon katapauein, « abolir la démocratie » (Thucydide, I, 107, 4) ou ton dèmon katastènai, « établir la démocratie » (Xénophon, Helléniques, VII, 33), par exemple.

    9. C’est dans ce sens que l’emploient par exemple Thucydide, IV, 118, 12 ; Xénophon, Helléniques, i, 7, 20 ; Platon, République, VIII, 565b 2-3.

    10. E.g. Thucydide, VIII, 73, 2.11. Voir, par exemple, l’emploi qu’en fait [Xénophon], Constitution d’Athènes, 1, 2 : « il paraît juste

    qu’à Athènes les pauvres et le petit peuple (οἱ πένητες καὶ ὁ δῆμος) l’emportent sur les nobles et les riches (τῶν γενναίων καὶ τῶν πλουσίων)… » (trad. Cl. Leduc, [Xénophon], La Constitution d’Athènes, Paris, Annales littéraires de l’université de Besançon, Les Belles Lettres, 1976).

    12. Τὸ ῥυππαπαῖ (Aristophane, Guêpes, 909).13. J. Ober, The Athenian Revolution. Essays on Ancient Greek Democracy and Political Theory, Princeton,

    Princeton University Press, 1996, p. 117.14. Cf. Aristophane, Cavaliers, 1321-1408.15. Sur l’idéologie civique, voir infra, chapitre préliminaire, p. 42-43.16. C’est à l’occasion des Grandes Dionysies qu’ont lieu les plus importantes représentations drama-

    tiques, dans le théâtre de Dionysos Éleuthéreus. Elles se déroulent six jours durant, au mois d’Élaphébolion (mars-avril), alors que le trafic maritime, interrompu pendant l’hiver, recommence avec l’arrivée du printemps. C’est pourquoi on trouve des étrangers dans le public assistant aux concours dramatiques. Les Lénéennes, en l’honneur de Dionysos également, durent quatre jours. Elles ont lieu à Athènes même, au mois de Gamélion (janvier-février), quand la navigation est encore impossible. Les Athéniens s’y retrouvent donc entre eux. C’est pourquoi les questions que les pièces représentaient relèvent souvent de débats plus topiques.

    17. Voir DELG, s.v. θέα.18. On dénombre 28 occurrences du terme dans ses onze comédies intégralement conservées. Nous y

    reviendrons.

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    politiques et judiciaires. Ainsi, en 427 avant J.-C., l’orateur Cléon, dans le récit de Thucydide, qualifie les citoyens assemblés (ekklèsiazontes) auxquels il s’adresse de « spectateurs de paroles (theatai men tôn logôn) et auditeurs d’actions (akoratai de tôn ergôn) 19 ». De là à penser que le dèmos athénien n’était que le spectateur de ses propres assemblées, la distance n’est pas grande : le glissement de sens que Cléon fait subir au terme theatès pourrait sembler suffisant pour la franchir.

    Si theatès est fréquemment employé pour qualifier un individu qui se contente de regarder les autres agir, il est important de remarquer que le champ lexical du théâtre est en rapport étroit avec la theôria, implication personnelle et participation active d’un individu à un événement collectif à caractère religieux. Si le citoyen, à l’Assemblée comme au théâtre, est theatès, sa theôria n’est pas une expérience passive mais bien plutôt une quête de savoir : c’est la curiosité qui, dans le récit d’Hérodote, pousse Solon à quitter son pays pour se rendre en Égypte 20. D’autre part, on ne trouve aucun terme dans nos sources postérieures à Homère 21 qui corresponde à ce que peut signifier le mot « acteur » en français, c’est-à-dire « celui qui joue un rôle important, qui prend une part active à une affaire », antonyme métaphorique de « spectateur 22 ». Le jeu sur les termes acteur/spectateur, qui, en français, renvoie à la polarité actif/passif, ne fonctionne que partiel-lement en grec. En effet, hupokritès ne désigne que l’acteur d’une pièce de théâtre 23 et n’a jamais la valeur métaphorique qu’on accorde à son équiva-lent français. On pourrait alors proposer, comme antonyme de theatès, le substantif politès, le citoyen, acteur par essence de la polis, de la vie politique. Mais à vouloir raisonner en termes de polarité, on se heurte à la réalité même de la vie politique athénienne. Car être citoyen athénien signifie avant tout siéger à l’Assemblée et dans les tribunaux pour y décider de toutes les grandes questions qui concernent la cité, sans que cela soit pour autant de l’activisme politique. Certes, si tous les hommes adultes athéniens étaient des citoyens (politai), tous ne s’impliquaient pas dans la vie politique de la même façon. Mais ce ne sont pas ceux qui, à titre individuel, s’y impliquaient le moins qui sont visés par Cléon ; ce sont bel et bien des citoyens « actifs », en pleine délibération que l’orateur thucydidéen qualifie

    19. Thucydide, III, 38, 4.20. Hérodote, I, 30.21. Certes, dans son émouvante adresse à Achille, Phénix explique que Pélée l’avait chargé de « tout

    apprendre » à son fils – encore trop jeune quand les Grecs étaient partis à Troie –, y compris « d’être orateur de paroles et faiseur d’actions (μύθων τε ῥητῆρ᾽ ἔμεναι πρηκτῆρά τε ἔργων) ». (Homère, Iliade, IX, 443). Après cet unique exemple de l’Iliade, souvent cité dans l’Antiquité (voir, e. g., Plutarque, Préceptes politiques, 798 b 6 ; Strabon, IX, 5, 5), la langue grecque n’a jamais produit de nom d’agent abstrait à partir d’un des verbes signifiant « faire » ou « agir » (voir DELG, s.v. πράσσω et ποιῶ). Déjà dans l’Odyssée, le mot πρηκτήρ ne signifie plus « capable d’accomplir », mais simplement « marchand » (Homère, Odyssée, VIII, 162).

    22. TLFi, s.v.23. Littéralement, « celui qui donne la réponse ».

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    de theatai, et non pas leurs concitoyens « apathiques » qui, ce jour-là, étaient restés au fond de leur lit.

    En réalité, il serait vain de chercher à savoir si, à Athènes, le peuple était acteur ou spectateur, activiste ou apathique ; comme l’a montré Moses Finley 24, la question ne se pose pas. L’apathie politique est une notion moderne, pertinente seulement pour les républiques du monde occiden-tal. L’apathie ne devient un problème politique qu’à partir du moment où le pouvoir est entre les mains de représentants dont la légitimité dépend des modalités de leur désignation. Or, si la notion est pertinente pour le système représentatif, elle n’en est pas moins paradoxale. D’un côté, pour que les institutions républicaines puissent fonctionner normalement, il est absolument indispensable que le corps civique soit « apathique », puisque le représentant supplante par définition le représenté dans la fonction pour laquelle celui-ci lui a délégué son pouvoir ; de l’autre, il est tout aussi indis-pensable que, parfois, le corps civique sorte de cette torpeur voulue ou requise, notamment chaque fois qu’un renouvellement ou une légitimation de la délégation du pouvoir est constitutionnellement ou politiquement nécessaire. Autrement dit, la même attitude qu’on qualifierait, en cours de mandat, de loyale et respectueuse du verdict des urnes, devient de l’apathie dès lors qu’elle se poursuit en période électorale. Ce n’est donc pas l’apathie mais sa rémanence qui est une réponse, par un repliement sur soi, à l’iné-galité d’accès des différents groupes d’intérêts auprès de ceux qui prennent les décisions 25.

    On comprend alors que, en démocratie directe, il ne saurait être question d’apathie politique, du moins pas dans les mêmes termes que dans nos systèmes représentatifs. Le pouvoir étant immédiatement exercé par le dèmos souverain, tout refus de participation par l’un de ses membres vaudrait abdication et, dans un tel système, il ne saurait y avoir d’apathie souhaitable ou tolérée. Par sa participation, le dèmos n’était pas appelé à entériner le vouloir d’autrui comme étant sien propre, mais à formuler et à mettre en œuvre son propre vouloir, autrement dit à délibérer pour agir, faute de quoi il ne saurait y avoir d’action publique d’aucune sorte.

    Il nous faudra donc veiller à ne pas projeter sur la société athénienne de l’époque classique des concepts issus d’une expérience moderne de la politique. C’est en prenant cette précaution que nous analyserons dans les pages qui suivent le lien unissant délibération et théâtre, que ce soit dans le théâtre de Dionysos Éleuthéreus, sur la colline de la Pnyx, où se réunis-sait l’Assemblée, ou dans les tribunaux, pour tenter de comprendre ce qui amenait certains orateurs à qualifier leurs concitoyens de spectateurs.

    24. M. I. Finley, L’Invention de la politique. Démocratie et politique en Grèce et dans la Rome républi-caine, Paris, Flammarion, 1985 (Cambridge, Cambridge University Press, 1983), p. 111-144 (chap. IV, « Participation populaire »).

    25. M. I. Finley, Démocratie antique et démocratie moderne, p. 128.

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    Théâtre et politique : histoires d’influence ?

    Si le caractère éminemment politique du théâtre athénien a très tôt retenu l’attention des Modernes (au point qu’on a bien souvent analysé la parole poétique comme une parole politique), depuis une trentaine d’années, on s’attache à mettre en lumière la place du théâtre dans la cité et, parallèlement, l’influence de la démocratie sur le théâtre du ve siècle.

    Ainsi l’ancrage du théâtre dans l’Athènes démocratique a-t-il été abordé sous l’angle de l’histoire institutionnelle. Parmi les diverses études exclusi-vement consacrées au théâtre civique en tant qu’objet historique, signalons celles d’Arthur Pickard-Cambridge et de Peter Wilson. Revue par John Gould et David Lewis, la seconde édition de The Dramatic Festivals of Athens reste une somme irremplaçable pour qui s’intéresse à l’histoire du théâtre athénien et de ses rapports avec la cité 26, une étude minutieuse de l’organisation des fêtes au cours desquelles avaient lieu les représenta-tions et de leur déroulement matériel. En prolongement de cette étude des conditions d’énonciation des pièces de théâtre, la dialectique économique et symbolique qui conditionne la production des spectacles, étudiée par Peter Wilson du point de vue des mécanismes de financement, éclaire le phénomène culturel que les Anciens considéraient comme l’analogon du politique 27.

    Mais c’est principalement à travers l’histoire des idées, et à l’aide du concept de l’influence, que les savants ont, depuis un demi-siècle, abordé la relation complexe qui relie le théâtre à la démocratie athénienne. Dans cette perspective, la tragédie a fait l’objet d’un grand nombre d’études. Suzanne Saïd, qui, en 1988 proposait une « bibliographie tragique 28 », distingue une école italienne « qui s’est attachée à défendre et illustrer une interpréta-tion marxiste de la tragédie 29 » et une école française qui s’est intéressée, avec Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet 30 et Nicole Loraux 31, à « la fonction critique de la tragédie 32 ». Ce courant de pensée a exercé une

    26. A. W. Pickard-Cambridge, The Dramatic Festivals of Athens, Oxford, Clarendon Press, 1988 (1968 ; seconde édition revue par J. Gould et D. M. Lewis). Voir encore du même auteur, Dithyramb, Tragedy and Comedy, Oxford, Clarendon Press, 1927 (complété en 1970 par T. B. L. Webster), consacré aux origines du théâtre.

    27. P. Wilson, The Athenian Institution of the Khoregia. The Chorus, the City and the Stage, Cambridge, Cambridge University Press, 2000.

    28. S. Saïd, « Bibliographie tragique. 1900-1988. Quelques orientations », Métis, 3, 1988, p. 410-512.29. Voir, en effet, par exemple : V. Citti, Tragedia e lotta di classe in Grecia, Naples, Liguori, 1979 ;

    V. di Benedetto, Euripide. Teatro e società, Turin, Einaudi, 1971 ; Id., L’ideologia del potere e la tragedia greca. Ricerche su Eschilo, Turin, Einaudi, 1978 ; G. Cerri, Il linguaggio politico nel Prometeo di Eschilo. Saggio di semantica, Rome, Ed. dell’Ateneo, 1975.

    30. J.-P. Vernant et P. Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, 2 tomes, Paris, La Découverte, 2001 (Maspero, 1972).

    31. N. Loraux, La voix endeuillée. Essai sur la tragédie grecque, Paris, Gallimard, 1999.32. S. Saïd, art. cit., p. 442.

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    influence considérable sur la critique américaine, comme en témoigne l’ouvrage édité par Peter Euben, Greek Tragedy and Political Theory 33, dans lequel la tragédie apparaissait comme « une institution ayant permis à la démocratie athénienne de se définir, de se maintenir et de se remettre en question 34 ». Or, depuis 1988, cette lecture de la tragédie est devenue dominante : la publication, en 1990, de l’important ouvrage collec-tif Nothing to Do with Dionysos ? Athenian Drama in Its Social Context 35 marque à la fois une certaine émancipation des chercheurs anglo-saxons, et en même temps la reconnaissance de « l’école de Paris » ; Nicole Loraux, François Lissarrague et Jesper Svenbro, à l’époque membres tous les trois du Centre Louis Gernet, contribuent d’ailleurs à ce volume 36. Offrant un regard neuf sur le théâtre, qui apparaît désormais comme une « perfor-mance partageant avec les autres rassemblements civiques une structure institutionnelle dont le dénominateur commun et le juge ultime étaient le dèmos », pour reprendre la formule de Jeffrey Henderson 37, Nothing to Do with Dionysos ? a profondément marqué les travaux qui suivirent 38. Mentionnons ici seulement l’ouvrage collectif édité par Michael Silk 39 ou celui édité par Patricia Easterling 40, tous deux consacrés à la tragédie, le volume édité par Gregory Dobrov, The City as Comedy 41, ou encore celui édité par Simon Goldhill et Robin Osborne, Performance, Culture and Athenian Democracy 42. Dans tous ces livres, qui se rejoignent autour

    33. J. P. Euben, Greek Tragedy and Political Theory, Berkeley, University of California Press, 1986.34. S. Saïd, art. cit., p. 442 ; Suzanne Saïd note également, avec les travaux de Christian Meier, « l’appa-

    rition d’une école allemande qui reconnaît à la tragédie un rôle capital dans la constitution du politique et de l’identité civique ». Voir Chr. Meier, La naissance du politique, Paris, Gallimard, 1995 (Francfort, Suhrkamp Verlag, 1980), p. 107-171 (chap. V, « Les Euménides d’Eschyle et l’avènement du politique ») ; Id., De la tragédie grecque comme art politique, Paris, Les Belles Lettres, 1991 (Munich, C. H. Beck, 1988).

    35. J. Winkler et Fr. Zeitlin (éd.), Nothing to Do with Dionysos ? Athenian Drama in Its Social Context, Princeton, Princeton University Press, 1990.

    36. N. Loraux, « Kreousa the Autochthon. A Study of Euripides’Ion », in J. Winkler et Fr. Zeitlin (éd.), op. cit., p. 168-206 (cette contribution est une version légèrement abrégée et modifiée de « Créuse autochtone », in Ead., Les enfants d’Athéna. Idées athéniennes sur la citoyenneté et la division des sexes, Paris, Le Seuil, 1990 [Maspero, 1981], p. 197-253) ; Fr. Lissarrague, « Why Satyrs Are Good to Represent », in J. Winkler et Fr. Zeitlin (éd.), op. cit., p. 228-236 ; J. Svenbro, « The “Interior” Voice. On the Invention of Silent Reading », in J. Winkler et Fr. Zeitlin (éd.), op. cit., p. 366-384.

    37. J. Henderson, « The Demos and the Comic Competition », dans J. Winkler et Fr. Zeitlin (éd.), op. cit., p. 274.

    38. Voir cependant l’intéressant article de P. J. Rhodes, « Nothing to Do with Democracy : Athenian Drama and the Polis », JHS, 123, 2003, p. 104-119 : pour l’auteur, qui prend certaines distances avec cette démarche, le théâtre athénien est un reflet de la polis, non de la démocratie.

    39. M. S. Silk (éd.), Tragedy and the Tragic. Greek Theatre and Beyond, Oxford, Oxford University Press, 1996.

    40. P. E. Easterling (éd.), The Cambridge Companion to Greek Tragedy, Cambridge, Cambridge University Press, 1997.

    41. G. W. Dobrov (éd.), The City as Comedy. Society and Representation in Athenian Drama, Chapel Hill et Londres, The University of North California Press, 1997.

    42. S. Goldhill et R. Osborne (éd.), Performance Culture and Athenian Democracy, Cambridge, Cambridge University Press, 1999.

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    de l’idée forte que, dans l’Athènes classique, le théâtre est le paradigme de toute production culturelle et un mode narratif universel 43, cette notion d’influence reste sous-jacente. Certes, plusieurs de ces auteurs ouvrent des pistes permettant de sortir de l’aporie que représente la notion 44 ; mais ces pistes ne semblent pas avoir été suivies jusqu’au bout.

    De même, la question de la théâtralité de la politique athénienne a été abordée, elle aussi, le plus souvent, en termes d’influence. Ainsi, dans son étude, « The Theatrical Roles of Athens 45 », Edith Hall explore la notion de « rôle », constitutive du théâtre, qui occupe une place de plus en plus impor-tante au cours de la période classique ; elle montre également comment, à Athènes, l’expérience théâtrale du rôle influence les pratiques sociales 46. C’est de cette même manière qu’a été envisagée la théâtralité des tribunaux. Philip Harding a, par exemple, étudié l’influence de la comédie sur les orateurs, leur style, le vocabulaire choisi ou encore les thèmes abordés 47. Or, mettre en avant l’influence du théâtre sur les orateurs ou le peuple assemblé mène l’historien dans une impasse : une fois qu’on l’a constatée, comment penser au-delà ?

    Jean-Pierre Vernant écrivait que « l’invention de la tragédie grecque, dans l’Athènes du ve siècle, ce n’est pas seulement la production d’œuvres littéraires, d’objets de consommation spirituelle destinés aux citoyens et adaptés à eux, mais à travers le spectacle, la lecture, l’imitation et l’établis-sement d’une tradition littéraire, la création d’un “sujet”, d’une conscience

    43. C’est ainsi que les savants ont essayé de comprendre la présence du théâtre chez des auteurs anciens autres que dramatiques. C’est le cas, par exemple, de ceux qui se sont intéressés à la théâtra-lité de l’historiographie ancienne. Ainsi, pour Fr. Cornford, Thucydides Mythistoricus, Londres, Routledge et Kegan Paul Ltd, 1965 (Edward Arnold, 1907), l’histoire selon Thucydide reste prison-nière d’un schéma tragique. À sa suite, de nombreuses études se sont intéressées au caractère tragique du récit thucydidéen (voir, par exemple, F. S. Halliwell, « Thucydides, Pericles and Tragedy », Dioniso, 1, 2002, p. 62-77). De même, la relation d’Hérodote au théâtre fait l’objet d’un vif débat : pour un récent état de la question détaillé et commenté, voir S. Saïd, « Herodotus and Tragedy », in E. J. Bakker, I. J. F. de Jong et H. van Wees (éd.), Brill’s Companion to Herodotus, Leiden, Brill, 2002, p. 117-147. La théâtralité des dialogues platoniciens a également fait l’objet de nombreux travaux : cf. par exemple S. Jäkel, « Platonic Dialogue as a Specific Genre Between Tragedy and Comedy. Tragic and Comic Elements in the Early Dialogues of Plato », SIFC, 10, 1992, p. 1001-1013.

    44. Voir en particulier J. Ober et B. Strauss, « Drama, Political Rhetoric, and the Discourse of Athenian Democracy », in J. Winkler et Fr. Zeitlin (éd.), Nothing to Do with Dionysos ?, p. 237-270.

    45. Ed. Hall, « The Theatrical Roles of Athens », in Ead., The Theatrical Cast of Athens. Interactions between Ancient Greek Drama and Society, Oxford et New York, Oxford University Press, 2006, p. 16-59.

    46. Notons qu’Edith Hall, qui, dans le chapitre introductif de cet ouvrage au sous-titre prometteur, Interactions between Ancient Greek Drama and Society, prévoit d’examiner de près les différentes interactions entre le « monde » et la scène, en montrant comment l’un et l’autre « étaient engagés dans un processus continu de pollinisation mutuelle » (p. 4), s’intéresse davantage à la scène qu’à la société athénienne – exception faite, bien sûr, de l’étude citée dans la note précédente.

    47. Ph. Harding, « Comedy and Rhetoric », in I. Worthington (éd.), Persuasion : Greek Rhetoric in Action, Londres, Routledge, 1994, p. 196-221.

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    tragique, l’avènement d’un homme tragique 48 ». Prenant acte de cette remarque, nous n’essaierons pas ici, à notre tour, de déceler l’influence du théâtre, tragique ou comique, dans les textes de notre corpus, d’y repérer des thèmes tragiques ou encore un vocabulaire spécifiquement dramatique. Sans préjuger de la portée de la notion de genre dans l’Antiquité, nous ne pensons pas que la métaphore du théâtre ou de tout autre genre littéraire ait existé pour les Grecs. À notre connaissance, nulle part dans la littérature classique on ne dit que telle situation est « tragique » ou « comique », pas plus qu’« épique » ou « lyrique » d’ailleurs 49.

    Nous essaierons, en revanche, de voir agir en citoyen ce « sujet tragique », ou, plus généralement, ce sujet conscient de la prodigieuse puissance du logos, qu’il soit parole derrière un masque ou parole du haut de la tribune. En d’autres termes, nous tenterons de nous dégager de cette notion d’influence pour appréhender la question de la théâtralité de la démocratie athénienne en tant qu’objet historique.

    La démocratie comme spectacle : questions de méthode

    La recherche s’intéresse depuis plusieurs années à l’exploration des réali-tés – anthropologiques, sociologiques ou historiques – que recouvrent des notions comme celle de scène politique ou celle, nettement dépréciative, de politique-spectacle. La démarche des anthropologues, notamment, nous a inspirée en ce qu’elle permet de mesurer la distance chronologique et cultu-relle qui sépare leurs terrains de l’Athènes classique et, pour ce qui nous concerne, de nourrir notre réflexion sur la politique des Anciens et d’« établir les rapports » que dissimule la trop grande familiarité avec notre objet 50. Ainsi, Georges Balandier a étudié les mécanismes du pouvoir dans diffé-rentes sociétés et montre leur similitude profonde dans l’usage des mythes, des rites et des symboles. Le pouvoir apparaît, selon lui, « comme la forme suprême du jeu dramatique 51 ». Marc Abélès, s’est, pour sa part, consacré aux pratiques d’assemblées, étudiant tout particulièrement les assemblées des Ochollos, tribu éthiopienne vivant en démocratie, et l’Assemblée natio-nale française, à laquelle il a consacré un ouvrage 52. Victor Turner a mis en 48. J.-P. Vernant, « Le sujet tragique : historicité ou transhistoricité », in J.-P. Vernant et P. Vidal-

    Naquet, Mythe et tragédie, vol. 2, p. 79-90 (p. 83).49. À une exception près : Platon, Banquet, 222c 1-d 6, où Socrate, certes en faisant allusion à son

    assimilation par Alcibiade à une figure de satyre à cause de son physique disgracieux, prétend que l’ivresse de son jeune ami n’est pas véritable mais feinte, une sorte de « drame satyrique ou silénique », une intrigue lubrique pour séparer Agathon de Socrate, intrigue devenue désormais transparente pour tous ses convives.

    50. « Établir les rapports » est le programme de P. Vidal-Naquet, Le Chasseur noir. Formes de pensée et formes de société dans le monde grec, Paris, La Découverte, 1991 (Maspero, 1981), p. 11.

    51. G. Balandier, Le pouvoir sur scènes, Paris, Balland, 1992.52. M. Abélès, Le lieu du politique, Paris, Société d’Ethnographie, 1983 ; Id., Un ethnologue à l’Assem-

    blée, Paris, Odile Jacob, 2000. Voir également, du même auteur, La vie quotidienne au parlement européen, Paris, Hachette, 1992.

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    évidence la façon dont les sociétés recyclent leurs propres récits fondateurs, non seulement en en tirant des pratiques rituelles, mais aussi en réalisant ces récits et en les intégrant dans leurs pratiques quotidiennes comme des social dramas, réalisations concrètes de fictions marquantes pour l’imagi-naire collectif 53. Des politistes, comme Paula Cossart et Emmanuel Taïeb, interrogent la tension entre la nécessité du spectacle politique, en démocra-tie notamment, et les réticences qu’il suscite 54. Des historiens, également, se sont intéressés à la théâtralité de la vie politique : Paul Friedland a ainsi publié en 2002 un ouvrage où il montre comment, à l’époque de la Révolution française, politique et théâtre tendent à se confondre : des acteurs célèbres sont élus à des postes politiques et militaires, tandis que les députés se forment auprès d’acteurs 55, phénomène qui, nous le verrons, rappelle ce qui se passe à Athènes, au ive siècle avant J.-C. De nombreux travaux ont été également consacrés à la scène politique romaine 56 – que Cicéron lui-même désigne, pour la première fois dans l’histoire politique de l’Occident, par le terme scaena 57 – notamment sous le règne de Néron, empereur épris de spectacle 58.

    À la croisée des chemins, Marcel Détienne a récemment abordé la question de façon particulièrement stimulante : dans son article « Des pratiques d’assemblée aux formes du politique 59 », il montre que lorsque l’on compare différentes formes d’assemblées – homériques, ochollo ou encore celles de la Constituante –, des constantes apparaissent : leur dispo-

    53. V. Turner, Dramas, Fields, and Metaphors. Symbolic Action in Human Society, Ithaca et Londres, Cornell University Press, 1974.

    54. P. Cossart et E. Taïeb, « Spectacle politique et participation. Entre médiatisation nécessaire et idéal de la citoyenneté », Sociétés & Représentations, 31 (1), 2011, p. 137-156.

    55. P. Friedland, Political Actors. Representative Bodies and Theatricality in the Age of the French Revolution, Ithaca et Londres, Cornell University Press, 2002, p. 167-196 notamment.

    56. Voir K.-J. Hölkeskamp, « Oratoris maxima scaena : Reden vor dem Volk in der politischen Kultur der Republik », in M. Jehne, Demokratie in Rom ? : die Rolle des Volkes in der Politik der römischen Republik, Stuttgart, Steiner, 1995, p. 11-49. Voir également, e. g., J. Chr. Dumont, « Les historiens et le théâtre », in G. Lachenaud et D. Longrée (dir.), Grecs et Romains aux prises avec l’histoire : représentations, récits et idéologie : colloque de Nantes et Angers, II. Présence de l’Histoire et pratiques des historiens, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003, p. 415-423 ; M. Leigh, « The Pro Caelio and comedy », CPh, 99, 2004, p. 300-335.

    57. Scaena, qui désigne, à l’origine, la scène de théâtre, désigne également la vie publique (Cicéron, De Oratore, III, 177 ; Pro Cn. Plancio, 29 ; Brutus, 6 ; Horace, Satires, 2, 171) et même l’assemblée du peuple (Cicéron, De Amicitia, 97 ; De Oratore , ii, 338).

    58. Cf., e. g., C. Edwards, « Beware of Imitations : Theatre and the Subversion of Imperial Identity », in J. Elsner et J. Masters (éd.), Reflections of Nero : culture, history, and representation, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1994, p. 83-97 ; S. Benoist, « “Imperator scaenicus, citharoedus princeps” : théâtre et politique à Rome ou le “métier” d’empereur selon Néron », in P. Defosse (éd.), Hommages à Carl Deroux. Vol. 3, Histoire et épigraphie, droit, Bruxelles, Latomus, 2003, p. 50-66. Plus généralement, voir J. Blaensdorf, J. M. André et N. Fick (éd.), Theater und Gesellschaft im Imperium Romanum. Théâtre et société dans l’empire romain, Tübingen, Francke, 1990.

    59. M. Detienne, « Des pratiques d’assemblée aux formes du politique. Pour un comparatisme expéri-mental et constructif entre historiens et anthropologues », in Id. (dir.), Qui veut prendre la parole ?, Paris, Le Seuil, 2003 (= Le Genre Humain, 40-41, 2003), p. 13-30 (cet article est en grande partie la reprise d’un chapitre de son ouvrage Comparer l’incomparable, Paris, Le Seuil, 2000, p. 105-127)

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    sition circulaire ou semi-circulaire, la part importante des rituels qui en jalonnent le déroulement et témoignent de leur caractère sacré, ainsi que la réunion d’un certain nombre d’individus qui, s’ils ne sont pas égaux socia-lement, le sont par leur statut. Quelle est la part commune de théâtralité dans toutes ces instances ? Après tout, ne s’agit-il pas toujours de donner forme « à une certaine représentation de la collectivité 60 » ? Cette démarche comparatiste alimentera bien entendu notre réflexion sur les assemblées athéniennes de l’époque classique, car elle permet de percevoir une analo-gie pour ainsi dire physique entre le théâtre et l’assemblée démocratique ; nous tenterons dans cette étude d’en analyser les modalités. Il s’agira aussi par là de contribuer au renouvellement de la recherche sur la démocratie délibérative et son histoire 61, en dépassant une vision purement dialogique des échanges au sein des assemblées par l’attention que nous portons au théâtre, au spectaculaire.

    De façon générale, on ne saurait se contenter d’un regard exclusivement institutionnel sur la politique athénienne ; ce serait prendre à la légère la cinglante remarque de Cléon qui, à en croire l’historien Thucydide, traitait ses concitoyens de « spectateurs de paroles et auditeurs d’actions 62 » ; ce serait faire fi de toute la critique platonicienne de la démocratie athénienne ; ce serait en même temps ignorer les propos de l’orateur Démosthène, qui, faisant peut-être écho à Thucydide, reproche aux ekklèsiazontes d’être « comme des spectateurs au théâtre, les jouets de ceux qui [les] accaparent 63 ». Mais pourquoi le dèmos est-il ainsi assimilé au public théâtral ?

    Ces deux dernières décennies, une nouvelle approche du politique s’est développée, qui tend à relier les rapports sociaux au sein de l’élite aristocra-tique de l’époque archaïque à ceux développés à l’époque de la démocratie, à travers les manifestations de convivialité et plus particulièrement à travers l’extension de la commensalité des banqueteurs à l’ensemble du corps civique 64. Plus récemment, on a opéré un rapprochement entre l’ekklèsia et le banquet. L’ekklèsia serait non seulement l’équivalent démocratique

    60. M. Detienne, Comparer l’incomparable, p. 117 : « les membres d’un groupe qui décident de s’assembler donnent forme par leurs pratiques à une certaine représentation de leur collectivité ».

    61. Parmi les synthèses sur la question de la démocratie participative ou délibérative, voir notam-ment L. Blondiaux, Le nouvel esprit de la démocratie. Actualité de la démocratie participative, Paris, Le Seuil, 2008 ; L. Blondiaux, Y. Sintomer, « L’impératif délibératif », Politix, 57, 2002, p. 17-35 ; Ch. Girard, A. Le Goff (dir.), La démocratie délibérative. Anthologie de textes fonda-mentaux, Paris, Hermann, 2010. Sur son historicisation, voir M.-H. Bacqué, Y. Sintomer (dir.), La démocratie participative : histoire et généalogie, Paris, La Découverte, 2011 ; P. Cossart, J. Talpin et W. Keith (dir.), La participation au prisme de l’histoire, Bruxelles, De Boeck, 2012 (= Participations, 2, 2012).

    62. Thucydide, III, 38, 4.63. Démosthène, Prologues, 33, 2 (nous traduisons ; voir infra, p. 304, n. 112).64. Voir O. Murray (éd.), Sympotica : A Symposium on the « Symposion », Oxford, Clarendon Press,

    1990 ; P. Schmitt Pantel, La Cité au banquet : histoire des repas publics dans les cités grecques, Rome-Paris, École française de Rome, 1992 ; J. Luke, « The Krater, Kratos, and the Polis », G & R, 41, 1994, p. 23-32.

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    des banquets aristocratiques, instance décisive de la cité archaïque, mais aussi une force politique en concurrence avec les survivances classiques de ces mêmes banquets, les cercles fermés des hétaïries 65. Et, s’il est vrai que le théâtre démocratique du ve siècle peut être conçu comme un banquet aristocratique élargi, ainsi que paraît le suggérer le Socrate d’un traité attri-bué à Plutarque 66, comment ne pas penser les assemblées politiques et judiciaires athéniennes comme des phénomènes analogues au théâtre ? N’est-ce pas ce qu’aurait prédit, près de deux siècles auparavant, le poète et législateur Solon, dans l’anecdote d’une saveur toute platonicienne, rappor-tée par Plutarque ?

    « Il alla voir jouer Thespis [qui commençait alors à animer la tragédie], lequel, selon l’usage des anciens poètes, interprétait lui-même ses œuvres. Après le spectacle, Solon l’aborda et lui demanda s’il n’avait pas honte de proférer de tels mensonges devant tant de spectateurs. Thespis répondit qu’il n’y avait aucun mal à parler et agir ainsi, puisque c’était un jeu (τὸ μετὰ παιδιᾶς λέγειν τὰ τοιαῦτα καὶ πράσσειν). Alors Solon frappa violem-ment la terre de son bâton et déclara : “Si nous louons, si nous honorons ce genre de jeu (τὴν παιδιάν), nous le retrouverons bientôt dans les conven-tions qui nous lient (ἐν τοῖς σπουδαίοις) 67.” »

    Solon n’annonce pas ici, contrairement à ce qu’affirment les éditeurs d’un ouvrage collectif sur le statut social de l’acteur ancien 68, la prochaine institutionnalisation du théâtre par Pisistrate par la mise en place de concours dramatiques, mais bien plutôt la mise en représentation de la vie politique athénienne 69. N’est-ce pas le même Solon qui, toujours d’après Plutarque, pour contourner la loi interdisant « à quiconque, sous peine de mort, de faire désormais aucune proposition écrite ou orale engageant la cité à revendiquer Salamine 70 », chante une élégie « devant l’assemblée plutôt que dans le cercle approprié 71 » des banqueteurs ?

    « Il feignit donc d’avoir perdu l’esprit ; les gens de sa maison firent courir dans la cité le bruit qu’il délirait. Mais il avait composé en secret une élégie, qu’il avait apprise par cœur. Un jour, il sortit brusquement sur l’agora, un bonnet de feutre sur la tête. Une grande foule se réunit autour de lui. Alors

    65. Cf. Ch. Orfanos, « Ecclésia vs banquet », in J.-Cl. Carrière et Ch. Orfanos (éd.), Symposium, banquet et représentations en Grèce et à Rome, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2003 (= Pallas, 61, 2003, p. 203-217).

    66. [Plutarque], De l’éducation des enfants, 10 D, 2.67. Plutarque, Solon, 29, 6-7 (trad. A.-M. Ozanam, Plutarque. Vies Parallèles, édition publiée sous

    la direction de Fr. Hartog, Paris, Gallimard, 2001).68. Chr. Hugoniot, Fr. Hurlet et S. Milanezi (éd.), Le statut de l’acteur dans l’Antiquité grecque et

    romaine, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2004, p. 9-10.69. Ce concept a été développé, entre autres, par M. Abélès, « La mise en représentation du politique »,

    in M. Abélès et H.-P. Jeudy (dir.), Anthropologie du politique, Paris, Armand Colin, 1997, p. 247-271.

    70. Plutarque, Solon, 8, 1 (trad. A.-M. Ozanam).71. L. Canfora, Histoire de la littérature grecque, d’Homère à Aristote, Paris, Desjonquères, 1994 (Rome

    et Bari, Laterza & Filgli, 1986 et 1989), p. 102.

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    il monta sur la pierre réservée aux hérauts et il chanta toute son élégie, dont voici le début : “Je viens, ambassadeur, de Salamine aimée/En guise de discours, j’ai fait cette ode en vers…” Ce poème est intitulé Salamine ; il se compose de cent vers ; c’est une œuvre très belle. Quand il l’eut chanté, ses amis le couvrirent d’éloges, surtout Pisistrate qui invita et exhorta les citoyens à obéir à ses paroles. Ils abolirent la loi et reprirent la guerre, sous le commandement de Solon 72. »

    Ainsi, Solon se met en scène : simulant la folie 73, déguisé d’un bonnet, il monte à la tribune pour jouer le rôle de l’ambassadeur de Salamine. Pour être plus convaincant, l’homme politique se fait acteur et transforme l’espace politique en lieu de spectacle. Dans ces deux anecdotes, telles que les raconte Plutarque, les débuts de la démocratie sont liés aux débuts du théâtre ; outre la prédiction de la prochaine théâtralisation de la politique et la mise en scène salaminienne, Plutarque rapproche les figures de Thespis et de Solon – personnages plus légendaires qu’historiques, qui, d’après leurs traditions respectives, n’auraient d’ailleurs même pas pu se rencontrer –, et, dans la seconde anecdote que nous avons évoquée, précise que Solon chante son élégie sur l’agora, espace politique, certes, mais également lieu où se déroulèrent très probablement les premières représentations théâtrales 74. Faut-il y voir une simple projection de Plutarque, dont l’œuvre est, on le sait, tout entière imprégnée de théâtre, ou le reflet d’une certaine réalité ? Quoi qu’il en soit, il apparaît très clairement que, dès l’époque de Solon – ou plutôt, devrait-on dire, encore à l’époque de Plutarque – la théâtra-lité de la démocratie pose problème, et en des termes tout à fait platoni-ciens : le théâtre, qualifié par Solon comme par Thespis d’« enfantillage » (paidia), menace de corrompre la vie sérieuse de la cité (ta spoudaia) par ses « mensonges ».

    C’est en nous attachant à comprendre et à déconstruire ce topos de la démocratie comme spectacle que nous tenterons de préciser les enjeux et formes de participation du dèmos, depuis la naissance de la démocratie, au vie siècle, jusqu’à l’instauration de la domination macédonienne, en 422, lorsque Antipatros réduisit le corps civique athénien de façon significative. Nous verrons qu’il ne s’agit pas d’un simple lieu commun, mais plutôt d’une représentation sociale largement partagée par les Athéniens, utilisée à des fins et des degrés divers au cours de cette période.

    Notre hypothèse sur sa mise en place est la suivante : il existe une réalité matérielle, une objective similitude non seulement entre deux types de

    72. Plutarque, Solon, 8, 1-3 (traduction de A.-M. Ozanam).73. Selon Luciano Canfora, « la légende de la folie simulée – rapportée aussi par Diogène – pourrait

    être assez récente : Démosthène, en 343 avant J.-C., fait bien référence à l’élégie que Solon chanta à ses risques pour sauver Salamine, mais ne parle pas de la folie simulée (Sur l’ambassade, 252) », L. Canfora, op. cit., p. 102.

    74. Voir Fr. Kolb, Agora und Theater, Volks- und Festversammlung, Berlin, Gerbr. Mann, 1981, p. 5-61. Nous y reviendrons p. 71-75.

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    lieux de réunion, mais aussi entre les comportements des publics qui s’y réunissent. Cette similitude, une fois transposée au plan discursif, produit, dans nos sources, l’analogie entre les deux types d’assemblées. Enfin, s’appuyant sur l’analogie, apparaît, au plan idéologique, le topos du spectacle de la démocratie. Autrement dit, c’est parce que les Athéniens constatent, dans les faits, une ressemblance entre les assemblées politiques et judiciaires et le théâtre, qu’ils élaborent, à partir de ce constat, le topos, au sens aristoté-licien d’auxiliaire de la persuasion, porteur d’un fond idéologique commun à l’ensemble des auditeurs 75.

    Mais comment expliquer cette ressemblance ? Pourquoi les différents espaces d’assemblée se ressemblent-ils ? Pourquoi les citoyens y adoptent-ils une attitude comparable ? Interroger le topos, ses fondements historiques, et son évolution, au cours de la période, nous permettra d’éclairer sous un jour nouveau les pratiques délibératives des citoyens athéniens et d’interroger la nature même de la démocratie.

    Constitution du corpus

    Pour répondre à toutes ces questions, pour comprendre en quoi le théâtre était consubstantiel à la délibération démocratique, le corpus qui s’offre à l’historien est vaste et varié, puisque l’interaction entre le théâtre et la politique, dans l’histoire de la démocratie, est nettement perceptible dans les sources « littéraires », iconographiques et archéologiques.

    Avant de chercher à mettre en lumière la théâtralité des assemblées politiques et judiciaires, il importait de comprendre comment se déroulaient les représentations théâtrales, quelle pouvait être l’attitude des citoyens qui composaient le public, habitués qu’ils étaient à délibérer et à décider, face à un poète qui était seul maître de la parole, tout au long du spectacle. C’est pourquoi l’ensemble du corpus théâtral, comique et tragique, a été très largement exploré, même si, en raison de sa richesse, certains dossiers ont toutefois dû être laissés de côté, comme par exemple la passionnante question du spectateur-voyeur dans les Bacchantes d’Euripide, qui a suscité une abondante littérature. Dans notre perspective, nous nous sommes tout particulièrement concentrée sur la place et le rôle du citoyen-spectateur au sein du théâtre de Dionysos. Mettant en scène des assemblées politiques et judiciaires auxquelles il fait participer son public, Aristophane offre un regard particulier sur la délibération démocratique.

    C’est grâce au corpus des orateurs attiques, de Lysias à Hypéride, que l’historien a le plus directement accès aux assemblées politiques et judiciaires athéniennes. Ces textes sont de première importance pour tenter de déceler la réalité historique sur laquelle reposait l’analogie entre l’ekklèsia et les

    75. Voir Aristote, Rhétorique, I, 1358a 10-35 ; 1403a 16-23.

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    tribunaux d’un côté et le théâtre de l’autre. Quelle était la posture adoptée par les orateurs quand ils s’adressaient à leurs concitoyens, soit indirecte-ment, en leur qualité de logographes, soit directement, en intervenant dans un débat politique ou judiciaire ? Quelle était leur attitude face à leurs adversaires ? Comment se comportait le dèmos face à eux ? Cependant, si ces textes nous donnent un accès direct aux tribunaux, ou, plus rarement, à la Pnyx, il faut garder à l’esprit que les orateurs eux-mêmes n’avaient de cesse de jouer avec le topos, et que, par conséquent, la présence, dans cette partie du corpus, d’éléments auto-référentiels sur le statut de l’orateur est à considérer avec prudence.

    Il en va de même pour Thucydide et Xénophon 76 qui constituent, eux aussi, une source extrêmement précieuse pour l’étude des assemblées délibé-ratives, non seulement d’un point de vue purement institutionnel, mais aussi parce qu’ils nous permettent d’observer à la fois le comportement des citoyens en assemblée et le regard de ces observateurs exceptionnels qu’étaient les historiens anciens. Les récits de ces deux auteurs mettent en avant le caractère théâtral de la politique athénienne, nous ramenant ainsi à la question de la théâtralité des assemblées démocratiques et à son historicité.

    À cet égard, les textes de Platon présentent un intérêt particulier. La relation qu’entretient le philosophe avec le régime en place à l’époque de Socrate, comme avec celui de son propre temps, est complexe 77. Peu nombreux sont les historiens qui, tel Josiah Ober, se sont aventurés sur ce terrain 78. Pierre Vidal-Naquet, qui s’est insurgé contre ce silence – qui sied aux philosophes –, souligne que lorsque l’on étudie la pensée de Platon en historien, « il ne peut s’agir […] d’une doctrine intemporelle, même si elle a indiscutablement survécu aux conditions de sa production » ; « le Platon dont je parlerai est un témoin des transformations, de la crise disent

    76. Notons que le texte d’Hérodote sera fort peu exploité : en effet, dans son Enquête, Hérodote n’évoque que très ponctuellement la politique athénienne et ne réserve pas au spectacle une place bien importante – exception faite de l’anecdote au sujet de la représentation de la Prise de Milet de Phrynichos (Hérodote, VI, 21).

    77. La critique n’a pas manqué de souligner que Platon, dans son écriture même, doit beaucoup au régime démocratique : S. S. Monoson, « Frank Speech, Democracy, and Philosophy : Plato’s Debt to a Democratic Strategy of Civic Discourse », in J. P. Euben, J. R. Wallach et J. Ober, Athenian Political Thought and the Reconstruction of American Democracy, Ithaca (NY), Cornell University Press, 1994, p. 172-197.

    78. J. Ober, Political Dissent in Democratic Athens. Intellectual Critics of Popular Rule, Princeton, Princeton University Press, 1998, p. 156-247. Voir encore J. Ober, « How to Criticize Democracy in Late Fifth- and Fourth-Century Athens », in J. P. Euben, J. R. Wallach et J. Ober, op. cit., p. 149-171 ; A. H. M. Jones, « The Athenian Democracy and its Critics », CHJ, 11, 1953, p. 1-26. Du côté des philosophes, voir les travaux de S. S. Monoson, Plato’s Democratic Entanglements. Athenian Politics and the Practice of Philosophy, Princeton, Princeton University Press, 2000 ; J.-Fr. Pradeau, Platon et la cité, Paris, Presses universitaires de France, 1997 ; Id., « L’ébriété démocra-tique : la critique platonicienne de la démocratie dans les “Lois” », JHS, 124, 2004, p. 108-124 ; Id., Platon, les démocrates et la démocratie : essai sur la réception contemporaine de la pensée politique platonicienne, Naples, Bibliopolis, 2005.

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    certains, que connaît la cité grecque au ive siècle avant J.-C. 79 ». C’est bien pour cette raison qu’il nous intéresse particulièrement : il est à la fois témoin et théoricien, un théoricien pour qui la démocratie est indissociable du théâtre. Si ce dernier est une des cibles favorites du philosophe, c’est non seulement parce qu’il ne donne à voir que l’apparence des choses, s’empare de l’âme et l’empêche d’accéder au vrai, mais aussi et surtout parce que la démocratie y trouverait ses racines 80. Platon n’a de cesse de dénoncer le caractère spectaculaire du régime athénien.

    Enfin, la Constitution d’Athènes, la Rhétorique et la Poétique d’Aristote nous occuperont ici parce que leur auteur observe avec un recul à la fois temporel et théorique le phénomène théâtral et l’histoire politique de la démocratie athénienne. Ainsi, nous nous appuierons tout au long de notre étude sur les écrits d’Aristote afin de mettre en perspective et d’éclairer notre analyse, mais nous nous attacherons également à comprendre ce que ce philosophe et rhéteur pouvait penser de la théâtralité démocratique, à la fin du ive siècle avant J.-C.

    Les seuls textes ne seraient pas suffisants pour aborder notre sujet. Ainsi, les données iconographiques fournissent également des témoignages précieux sur la façon dont les Athéniens percevaient leur propre vie. Nous avons évoqué dans les premières lignes de cette introduction la stèle ornée d’un bas-relief représentant Dèmos couronné par Dèmokratia ; dans notre perspective, cette image est importante en ce qu’elle témoigne de la façon dont le peuple athénien entendait donner à voir sa souveraineté – nous aurons bien sûr l’occasion d’y revenir 81.

    En revanche, nous n’avons malheureusement à notre disposition que très peu de représentations d’assemblées politiques et judiciaires 82 ; pour comprendre comment les Athéniens siégeaient dans les assemblées démocratiques nous devrons donc nous tourner plutôt du côté des textes littéraires et de l’archéologie.

    Le secours de cette dernière est déterminant : nous sommes amenée à comparer les lieux de rassemblement utilisés par le dèmos, à savoir, principalement, la Pnyx, le théâtre de Dionysos et les espaces judiciaires, à Athènes, ainsi que les théâtres et autres espaces d’assemblée dans les dèmes. L’observation de ces différents espaces, dans lesquels se déroulaient les assemblées théâtrales, politiques et judiciaires révèle des configurations 79. P. Vidal-Naquet, « Platon, l’histoire et les historiens », in Id., La démocratie grecque vue d’ailleurs.

    Essais d’historiographie ancienne et moderne, Paris, Flammarion, 1990, p. 121-137 (p. 121 et 134), (précédemment publié in J. Brunschwig, Cl. Imbert et A. Roger [éd.], Histoire et structure, à la mémoire de Victor Goldschmidt, Paris, Vrin, 1985, p. 147-160).

    80. Platon, Lois, III, 701 a 5-7.81. Cf. infra, p. 338-339.82. Voir Fr. Lissarrague et A. Schnapp, « Athènes, la cité et les images », in P. Schmitt Pantel et

    Fr. de Polignac (dir.), Athènes et le politique. Dans le sillage de Claude Mossé, Paris, Albin Michel, 2007, p. 25-55.

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    similaires. Se pose alors la question de la façon dont le dèmos les occupe, à l’époque classique : n’est-il pas dans la même posture lorsqu’il assiste à une représentation théâtrale et lorsqu’il délibère ? N’y a-t-il pas alors un lien à faire entre les conditions matérielles dans lesquelles se déroulent ces assemblées et le comportement qu’y adoptent les citoyens ? Et si nous parvenons à montrer que la similitude des espaces politiques et théâtraux a pu influencer le comportement des citoyens, une autre interrogation surgira inévitablement : comment l’évolution des espaces, au long de la période classique, peut-elle témoigner d’un changement parallèle des mentalités et des pratiques délibératives ? En quoi celle-ci a-t-elle influencé celles-là ?

    Il s’agira bien évidemment ici de prendre en considération la singularité et l’historicité de chaque texte, ainsi que le contexte du genre auquel il appar-tient, car il est évident que le topos du citoyen-spectateur ne recouvre pas le même sens au milieu du ve et à la fin du ive siècle, et qu’il ne fonctionne pas de la même façon dans un discours politique et dans une tirade théâtrale. Nous n’avons pas non plus pour projet d’enchaîner des monographies qui se concentreraient sur un seul type de documentation, voire sur un auteur ou sur un édifice en particulier, mais de croiser les sources pour tâcher de comprendre comment évoluent, à Athènes, les interactions effectives entre le théâtre et la délibération au cours de la période classique.

    Étapes de l’analyse

    Pour répondre à la question de la théâtralité de la démocratie athénienne, après un chapitre préliminaire consacré au fonctionnement du régime de 508 à 429 avant J.-C., nous nous rendrons successivement dans les trois espaces qu’investissent les assemblées démocratiques : le théâtre de Dionysos, les tribunaux, et enfin, la colline de la Pnyx. La configuration et l’aménagement de chacun de ces lieux étant déterminés par l’assemblée qui s’y tient et déterminants pour la façon dont elle y délibère, chacune des trois parties sera introduite par une présentation des données topographiques et archéologiques 83.

    Le théâtre de Dionysos constituait, pour le peuple qui s’y pressait, un lieu de mobilisation et de participation. En effet, le public n’y était ni ignoré ni silencieux : sollicités et interpellés, directement ou par l’intermédiaire du chœur, les citoyens-spectateurs participaient activement à l’assemblée théâtrale, transformant ainsi, avec la complicité des poètes, le spectacle en délibération. Le théâtre n’était d’ailleurs pas exclusivement réservé aux représentations dramatiques : s’y tenaient, annuellement, au moins deux séances exceptionnelles de l’ekklèsia. Dans les dèmes de l’Attique, les théâtres sont autant des lieux de spectacles que de réunions politiques.83. Sur l’importance de la configuration des espaces des assemblées, voir notamment J.-P. Heurtin,

    L’espace public parlementaire. Essai sur les raisons du législateur, Paris, PUF, 1999.

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    Nous verrons également que dans leur pratique ordinaire de la démocra-tie, les citoyens athéniens se réunissaient presque quotidiennement dans les tribunaux pour assister et participer à des drames judiciaires ; les orateurs étaient conscients de la théâtralité de tout procès et en jouaient explicite-ment à la tribune. Le poète comique Aristophane, dans un jeu de miroir, transforme, dans les Guêpes et dans les Grenouilles, l’orchestra en scène judiciaire, où les juges se montrent d’exigeants spectateurs. Nous examine-rons deux procès exceptionnels, tant par leur contexte que par leur dérou-lement : celui des généraux vainqueurs aux Arginuses, en 406 avant J.-C., et celui de Théramène deux ans plus tard.

    Enfin, nous irons sur la Pnyx, cette colline, comme creusée par le piéti-nement de la foule, où se réunit l’ekklèsia près d’une fois par semaine. À la tribune, l’arrivée des « nouveaux politiciens 84 », durant la période de la guerre du Péloponnèse, semble bouleverser les pratiques délibératives. Parmi eux, Cléon cristallise toutes les critiques : il aurait été le premier à se faire acteur pour mieux séduire un dèmos béat et tapageur à la fois – un peuple spectateur. Bien réelle, signe de la vitalité de la démocratie, la mise en représentation du politique est ainsi stigmatisée par les adver-saires du régime athénien comme une marque de dégénérescence civique. Cependant, après la restauration démocratique, le topos de la démocratie comme spectacle semble perdre de son efficacité idéologique et devenir une simple insulte, couramment utilisée à la tribune. À l’aube de la domination macédonienne, alors que la politique devient un métier et que les acteurs se font ambassadeurs, la théâtralité est assumée, aussi bien par les orateurs eux-mêmes que par les maîtres de rhétorique : pour être bon orateur, il faut avant tout être un bon acteur.

    84. W. R. Connor, The New Politicians of Fifth-Century Athens, Princeton, Princeton University Press, 1971.

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