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Michel Ghins La forme et le sens dans le Tractatus de Wittgenstein In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome 75, N°27, 1977. pp. 453-481. Citer ce document / Cite this document : Ghins Michel. La forme et le sens dans le Tractatus de Wittgenstein. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome 75, N°27, 1977. pp. 453-481. doi : 10.3406/phlou.1977.5946 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_1977_num_75_27_5946

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Michel Ghins

La forme et le sens dans le Tractatus de WittgensteinIn: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome 75, N°27, 1977. pp. 453-481.

Citer ce document / Cite this document :

Ghins Michel. La forme et le sens dans le Tractatus de Wittgenstein. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série,Tome 75, N°27, 1977. pp. 453-481.

doi : 10.3406/phlou.1977.5946

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_1977_num_75_27_5946

AbstractIn the Tractatus Wittgenstein procedes to take a Kantian line, since the aims is to discern the conditionsrequired for sense. A proposition, in order to express its sense (a situation possible in logical space),must display a logical form which is the possibility of arrangement of the names of which it is composedas well as the combination of the objects, referred to by the names, in the situation the existence ofwhich makes the proposition true.The link between form and sense, developed in passages of the Tractatus which at first sight appearcontradictory, is clarified if the form and the sense, though distinct from the point of view of the users oflanguage, are identical from the viewpoint of logical space, on the level of which all distinction betweenthe nouns and the objects is done away with.This interpretation also enables one to understand that Wittgenstein's rejection of Leibniz's principle ofindiscernables is implied by the general conditions of representation and that it forms part of the overallaim of the Tractatus which is to supply a purely formal criterion of sense.

RésuméDans le Tractatus, Wittgenstein suit une démarche d'allure kantienne, puisqu'il s'agit de déceler lesconditions de possibilité du sens. Pour pouvoir exprimer son sens (une situation possible dans l'espacelogique), une proposition doit exhiber une forme logique qui est la possibilité de l'agencement des nomsdont elle se compose aussi bien que de l'agencement des objets, référents des noms, dans la situationdont l'existence rend la proposition vraie.Le rapport entre la forme et le sens, développé dans des passages à première vue contradictoires duTractatus, est élucidé si la forme et le sens, bien que distincts du point de vue des utilisateurs dulangage, sont identiques du point de vue de l'espace logique, au niveau duquel toute distinction entreles noms et les objets s'abolit.Cette interprétation permet aussi de comprendre que le rejet par Wittgenstein du principe leibnizien desindiscernables est impliqué par les conditions générales de la représentation et qu'il s'inscrit dans leprojet global du Tractatus qui est de fournir un critère purement formel du sens.

La forme et le sens dans le Tractatus de Wittgenstein*

La théorie du sens du Tractatus est, comme Wittgenstein lui-même l'a plus tard reconnu dans les Recherches philosophiques, matériellement inadéquate puisqu'elle exclut du domaine du sens des énoncés contenant des connecteurs modaux ou des foncteurs performatifs dont on voit mal comment l'analyse pourrait les réduire à des «tableaux logiques des faits» (4.03). Dès lors, le Tractatus a pour conséquence un appauvrissement inacceptable du langage, puisqu'il faut s'abstenir de tout discours non-sensé, ou bien, et pour la même raison, il est incapable de rendre compte du sens des énoncés du langage ordinaire qui ne sont pas réductibles à des énoncés de type déclaratif, à des propositions. Bien que le Tractatus ait la prétention de rendre compte du sens des énoncés du langage ordinaire, sa préoccupation essentielle est celle du statut des énoncés déclaratifs de la science et de la philosophie. Il s'agit en effet de « fixer le domaine controversé des sciences de la nature» (4.113), de montrer les limites du langage et du sens, et de montrer, par le fait même, que les propositions de la philosophie les transgressent et ne sont que des pseudo-propositions.

Cependant, la question de l'adéquation formelle, ou de la cohérence interne de la «picture theory of meaning» reste ouverte. Certaines interprétations, bien que s'appuyant sur une large évidence textuelle, cadrent mal avec certains passages et rendent le Tractatus inconsistant. D'autres soutiennent que sa théorie du sens est contradictoire et voient là une des raisons de son abandon par le « second » Wittgenstein.

Dans cet article nous ferons le pari de la cohérence interne du Tractatus; et sans voiler les difficultés ni forcer la cohérence là où elle semble mise en question, nous tâcherons d'indiquer des voies pouvant mener à une cohérence retrouvée.

* II m'est agréable d'adresser mes remerciements et ma reconnaissance à Jean Ladrière, Diego Marconi, Daniel Vanderveken et Richard Gale qui, par leurs critiques et suggestions, ont contribué pour une grande part à l'élaboration de cet article.

454 Michel Ghins

Notre problème central sera d'interpréter :

4.022 La proposition montre son sens. La proposition montre comment les objets s'agencent (wie es sich verhdlt), Si elle vraie. Et elle dit que les objets s'agencent de cette façon.

Ce paragraphe semble incompatible avec des aphorismes selon lesquels la proposition montre sa forme (4.121) et représente son sens (4.021, 2.221), la forme étant distincte du sens (3.13). Nous montrerons que ces difficultés disparaissent si le sens et la forme s'identifient du point de vue de l'espace logique, tandis qu'ils sont distincts du point de vue des utilisateurs du langage.

Après un rappel, principalement sous forme de citations, de la théorie du tableau logique, nous étudierons la nature de l'espace logique, l'objet et la variable, la raison du rejet du principe des indiscernables pour terminer par quelques réflexions sur ce que nous pensons être la difficulté fondamentale du Tractatus, à savoir le statut de la dénotation (Bedeutung) et la réduction d'une logique trans- cendantale, qui n'est pas indépendante de tout contenu, à une logique formelle.

4.021 La proposition est un tableau {Bild) de la réalité : car je connais la situation (Sachlage) qu'elle représente (darstellt) si je comprends la proposition. Et je comprends la proposition sans que son sens m'ait été expliqué.

2.06 L'existence et la non-existence d'états de choses {Sachverhalt) est la réalité. (Nous appelons également l'existence d'un état de choses un fait positif, la non-existence d'états de choses un fait négatif.)

2 Ce qui est le cas {der Fall ist)1, le fait (Tatsachè), est l'existence d'états de choses.

2.202 Le tableau représente {darstellt) une situation possible dans l'espace logique.

2.221 Ce que le tableau représente {darstellt) est son sens. 2.222 Sa vérité ou sa fausseté consiste dans l'accord ou le désaccord de son

sens avec la réalité. 4.2 Le sens de la proposition est un accord et un désaccord avec les possi

bilités d'existence et de non-existence des états de choses.

Le sens de la proposition-tableau est donc une situation possible qui peut faire partie de la réalité ou ne pas en faire partie, être ou ne

1 Cette traduction a été proposée par Jacques Bouveresse.

La forme et le sens dans le Tractatus de Wittgenstein 455

pas être le cas. Si la situation représentée par la proposition existe, c'est-à-dire si la situation possible est un fait, la proposition est vraie ; elle est fausse dans le cas contraire. La proposition est donc soit vraie, soit fausse (4.023). Un fait est une entité complexe qui se résout en faits élémentaires, soit positifs, soit négatifs. Comment la proposition peut-elle représenter une situation dont l'existence dépend de l'occurrence de faits négatifs? La proposition elle-même se résout en propositions élémentaires dont chacune représente un état de choses possible; elle est une conjonction de propositions élémentaires ou de leurs négations. La proposition complexe obtenue en niant une proposition élémentaire, représente la non-existence de l'état de choses représenté par cette proposition élémentaire. Cette proposition complexe est vraie si ce qu'elle représente est le cas, c'est-à-dire si la réalité contient la non-existence de l'état de choses ou, ce qui revient au même, si la proposition élémentaire niée est fausse (5.2341). La proposition «p. ~q» est vraie si l'état de choses possible représenté par «p», c'est-à-dire p, est le cas et si q n'est pas le cas; la situation possible représentée par «p. ~q» est ainsi l'existence de p et la non- existence de q. En général, la proposition est une fonction de vérité de propositions élémentaires (5) puisque tous les foncteurs de vérité sont définissables à l'aide de « . » et de « ~ » : c'est la fameuse thèse d'extensionalité.

Le problème du sens se pose alors au niveau de la proposition élémentaire, cas-limite où la proposition ne contient aucun connecteur logique.

2.01 L'état de choses est une combinaison d'objets (choses). 2.02 L'objet est simple. 3.14 Le signe propositionnel est un fait. 3.202 Les signes simples utilisés dans une proposition s'appellent les noms. 3.203 Le nom dénote l'objet. L'objet est sa dénotation. 3.21 À la configuration des signes simples dans le signe propositionnel

correspond la configuration des objets dans la situation. 4.22 La proposition élémentaire se compose de noms. Elle est une composition,

une concaténation de noms.

Le sens d'une proposition élémentaire est un état de choses possible, une configuration possible d'objets; à chaque nom de la proposition correspond sa dénotation (sa signification) qui est un objet de l'état de choses possible.

2.033 La forme est la possibilité de la structure.

456 Michel Ghins

2.151 La forme picturale est la possibilité que les choses se tiennent les unes par rapport aux autres comme les éléments du tableau.

2.18 Ce que tout tableau, quelle que soit sa forme, doit avoir en commun avec la réalité pour pouvoir la dépeindre en quelque manière avec vérité ou fausseté, est la forme logique, c'est-à-dire la forme de la réalité.

2.181 Si la forme picturale est la forme logique, le tableau s'appelle un tableau logique.

2.182 Tout tableau est aussi un tableau logique (Par contre, tout tableau n'est pas un tableau spatial, par exemple).

4.01 La proposition est un tableau de la réalité. 2.2 Le tableau a la forme logico-picturale en commun avec ce qu'il dépeint. 4.121 La proposition ne peut pas représenter (darstellen) la forme logique;

elle se reflète en elle. Ce langage ne peut représenter ce qui se reflète en lui. NOUS ne pouvons exprimer (ausdrûcken) dans le langage ce qui s'exprime à travers lui. La proposition montre la forme logique de la réalité. Elle l'exhibe.

La forme est distincte du sens :

3.13 Dans la proposition est contenue la forme, mais non le contenu de son sens.

La proposition et le sens ont la même forme, mais tandis que le contenu de la proposition est constitué par les noms, celui du sens l'est par les objets, referents des noms.

La forme est pure possibilité d'une structure, la possibilité que les objets de l'état de choses s'agencent de la même manière que les noms auxquels ils correspondent dans la proposition. La forme est dès lors la condition de possibilité du sens de la proposition, condition nécessaire et suffisante, et donc critère de sens. Condition nécessaire, puisque toute proposition sensée a une forme logique; condition suffisante, parce que la possession d'une forme par une proposition garantit que les signes simples dont elle se compose ont des referents et, par conséquent, que son sens est déterminé (ceci apparaîtra clairement plus loin).

La forme n'est pas à proprement parler la possibilité du sens, mais la possibilité de sa structure, la possibilité de l'agencement de ses objets. Ce sont les objets, forme et contenu (2.025), qui sont la possibilité du sens. Par contre, le sens, l'état de choses possible représenté par la proposition, est la possibilité de sa vérité et de sa fausseté (4.2, 4.3).

La forme et le sens dans le Tractatus de Wittgenstein 457

Si la proposition représente son sens et si la forme se montre mais ne se prête pas à la représentation, l'aphorisme 4.022 soulève un problème d'interprétation.

4.022 La proposition montre son sens. La proposition montre comment les objets s'agencent si elle est vraie. Et elle dit que les objets s'agencent de cette façon.

Pour caractériser la relation entre la proposition et son sens Wittgenstein utilise les termes suivants: vorstellen (2.11, 4.0311), darstellen (2.221), zeigen (4.022), abhilden (2.201) et ausdrùcken (3.341, 4.002).

Max Black2 traduit «vorstellen» et «abbilden» par «représenter», tandis que «darstellen» est traduit par «présenter» et serait synonyme de «zeigen» (montrer). «Ausdrùcken» (exprimer) signifierait tantôt «représenter», tantôt «présenter» (Max Black n'étudie pas cette question).

La proposition re-présenterait son sens lorsque celui-ci serait non seulement possible, mais existant; autrement dit lorsque la proposition serait vraie. Dans ce cas, en vertu de l'isomorphisme entre la proposition et le fait3, il y aurait effectivement une re-présentation du fait par la proposition-tableau. Et Heidegger4 ne donne-t-il pas à «vorstellen» le sens de «vor sich hin und zu sich her stellen» (amener devant soi tout en ramenant à soi)? Le tableau-proposition se présente, il est un fait5, mais il se présente comme représentation d'une autre entité complexe — le fait qui lui correspond — et la pose devant soi tout en la ramenant à soi, en tant qu'il exhibe la même forme qu'elle. Il y aurait donc entre «darstellen» et «vorstellen» un rapport identique à celui entre le possible et l'existant. «Darstellen» aurait la même signification que «montrer» et 4.022 reçoit une interprétation satisfaisante.

2 A Companion to Wittgenstein's Tractatus. Cambridge, 1967, p. 75. 3 Erik Stenius, Wittgenstein's Tractatus. A Critical Exposition of its Main Lines

of Thought. Oxford, 1964, p. 100. « Le tableau est une représentation isomorphe de la réalité, si : a) il existe une correspondance biunivoque; b) les éléments correspondants sont de la même catégorie ». 4 Holzwege («Die Zeit des Weltbildes »). Frankfurt, 1950, p. 93.

Traduction française : Chemins qui ne mènent nulle part («L'époque des conceptions du monde»). Paris, Gallimard, 1962, p. 83.

5 2.141 Le tableau est un fait; 4.021 La proposition est un tableau de la réalité.

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Mais, ainsi que nous l'a fait remarquer Diego Marconi6, cette interprétation inspirée de Max Black est intenable. En effet, « abbilden » et «darstellen» sont synonymes7.

2.17 Ce que le tableau doit avoir en commun avec la réalité, pour pouvoir la dépeindre {abbilden) à sa manière — avec vérité ou fausseté — est est sa forme picturale {Form der Abbildung).

2.173 Le tableau représente son sujet du dehors (son point de vue est sa forme de représentation), c'est pourquoi le tableau représente {darstellt) son sujet de façon correcte ou incorrecte.

De plus, selon l'interprétation de Max Black, si la proposition est fausse, c'est-à-dire si son sens — l'état de choses qu'elle représente — n'est pas le cas, elle ne représente rien ou elle ne représente pas; elle ne peut donc représenter son sujet de façon incorrecte, ce qui ne cadre pas avec les aphorismes cités plus haut.

Max Black identifie également «abbilden» et «vorstellen» à «sagen»; la proposition dirait son sens, alors que, selon 4.022, elle affirme l'existence de son sens.

Par conséquent, la proposition montre sa forme, représente son sens et affirme l'existence de son sens; elle montre une possibilité d'existence, représente une situation possible et affirme l'existence de cette situation. La proposition ne dit pas son sens, elle le représente; et elle dit que ce qu'elle représente, son sens, existe. Représenter et dire sont donc deux fonctions différentes alors que pour Max Black elles s'identifieraient, la re-présentation englobant l'affirmation d'une existence8.

Quant à la forme, ne pouvant être représentée, elle se soustrait a fortiori au dire.

Montrer et exhiber; représenter et dépeindre; dire et affirmer sont donc trois fonctions différentes assumées par la proposition. Le problème d'interprétation soulevé par 4.022 reste entier et il ne peut être résolu que si la forme et le sens s'identifient d'un certain point de vue. La discussion qui suit a pour but de montrer que, du point de vue de l'espace logique, la forme est identique au sens, tandis que du point de vue des utilisateurs du langage ils ne s'identifient pas ; ceci permet de maintenir la différence entre montrer et représenter.

Auteur de // mito del linguaggio scientifico. Studio su Wittgenstein. Milano, 1971. Voir également 4.12, 4.011. Op. cit., p. 81. (3.1432) et p. 75.

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tout en fournissant une solution satisfaisante du problème posé par 4.022.

Le point délicat est bien entendu celui de la nature de l'espace logique qu'il s'agit à présent d'élucider.

2. 1 1 Le tableau représente une situation possible dans l'espace logique, l'existence et la non-existence d'états de choses.

3.4 La proposition détermine une place dans l'espace logique. L'existence de cette place logique est garantie par la simple existence des constituants — par l'existence de la proposition sensée.

3.41 Le signe propositionnel et les coordonnées logiques : c'est la place logique. 3.411 Les places géométrique et logique s'accordent en cela que toutes deux,

elles sont la possibilité d'une existence. 3.11 Nous utilisons le signe perceptible par les sens comme projection d'une

situation possible. La méthode de projection est la pensée (das Denken) du sens de la proposition.

3.12 Le signe par lequel nous exprimons la pensée, je l'appelle le signe propositionnel. Et la proposition est le signe propositionnel dans sa relation projective au monde.

3.13 À la proposition appartient tout ce qui appartient à la projection, mais non ce qui est projeté. Également la possibilité de ce qui est projeté, mais non ce dernier lui-même. Dans la proposition son sens n'est pas déjà contenu, mais bien la possibilité de l'exprimer. («Le contenu de la proposition» veut dire le contenu de la proposition sensée). Dans la proposition est contenue la forme mais non le contenu de son sens.

La proposition projette son sens; elle contient la forme de ce qui est projeté, la possibilité de la structure de son sens, mais non le contenu de son sens, à savoir les objets, referents des noms.

Par son sens, la proposition détermine une place logique dont l'existence est garantie par les noms doués de significations; l'occupation de cette place logique par un fait rend la proposition vraie.

Wittgenstein écrit que la place logique existe; cette existence est différente d'une existence factuelle : s'il en était autrement l'identification du sens avec la place logique serait intenable. En effet, l'existence du sens rendrait la proposition vraie a priori, ce qui est interdit par 2.225. La place logique existe au même titre qu'un point de l'espace géométrique; l'existence de la place logique ne garantit pas qu'elle soit occupée par un fait, de même que l'existence du point géométrique ne garantit pas qu'une particule s'y trouve. Cependant,

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au contraire de l'espace géométrique qui peut être vide, l'espace logique détermine des possibilités réelles, la réalité de ces possibilités étant garantie par l'existence des constituants qui doivent par conséquent intervenir dans quelque état de choses existant.

Nous verrons que le signe propositionnel, qui est un fait, occupe déjà la place logique déterminée par la proposition, puisque les propriétés formelles du nom et de l'objet sont identiques; si la proposition est vraie, le signe propositionnel et le fait, étant isomorphes, occupent la même place logique.

De même que dans l'espace géométrique à trois dimensions un point est déterminé par trois coordonnées, une place logique est déterminée par les objets. Supposons que l'espace logique ait trois dimensions, c'est-à-dire que les places logiques soient des concaténations possibles de trois objets. Le «premier» des axes de coordonnées de l'espace logique sera dès lors constitué par l'ensemble des premières projections des agencements possibles de trois objets. Intuitivement, en s'appuyant sur l'analogie de l'espace géométrique, il n'y a pas de différence entre la coordonnée sur l'axe et la coordonnée intervenant dans un triplet. Nous verrons que, dans l'espace logique, les noms, que l'on peut comparer aux éléments du triplet, et les objets, les projections sur les axes, sont identiques. De plus, le signe propositionnel est un fait qui aurait pu ne pas exister; dans ce cas, nous verrons que la place logique sera déterminée par la variable propositionnelle, le prototype logique. La forme exprimée par la variable déterminera la place logique au même titre que le sens; partant, la forme et le sens s'identifieront dans l'espace logique et notre problème sera résolu.

Nous poursuivons dès lors par l'étude des notions d'objet et de variable.

2.02 L'objet est simple. 2.021 Les objets forment la substance du monde. C'est pourquoi ils ne

peuvent être composites. 2.024 La substance est ce qui existe indépendamment de ce qui est le cas. 2.025 Elle est forme et contenu. 2.0123 Si je connais un objet, je connais aussi toutes les possibilités de son

occurrence dans des états de choses. (Chacune de ces possibilités doit résider dans la nature de l'objet.) Une nouvelle possibilité ne peut être découverte après.

La simplicité de l'objet est une conséquence de l'exigence rationaliste que le sens d'une proposition soit complètement déterminé

La forme et le sens dans le Tractatus de Wittgenstein 461

(3.23), que le processus d'analyse de la proposition en propositions élémentaires ait une fin. L'objet, étant simple, échappe à la génération et à la corruption ; seuls les faits, les complexes qui se font et se défont dans le monde, naissent et meurent. Si l'analyse n'avait pas de fin, le sens de la proposition dépendrait de la vérité de propositions qui affirment l'existence de faits qui joueraient le rôle de referents des entités complexes qui interviennent dans la proposition (2.0211). Mais ces propositions à leur tour devraient avoir un sens déterminé avant même que la question de leur vérité puisse se poser, et nous voilà ramenés au problème initial.

Pour Wittgenstein, la substance n'est pas, au sens aristotélicien du terme, le sujet du changement; ce qui change, c'est le monde : des ensembles de faits succèdent les uns aux autres. Une substantialité, au sens aristotélicien du terme («la substance est ce qu'il y a de permanent dans les choses qui changent») porterait irrémédiablement préjudice à l'indépendance de l'existence des objets relativement à ce qui est le cas (2.024), puisque les faits seraient alors des accidents des objets. Irving M. Copi9 note que «les objets sont substantiels dans le sens de substrata, et correspondent plus étroitement à la matière première aristotélicienne qu'à ses substances premières ».

L'objet est non seulement une entité transcendantale, condition ultime de possibilité de toute existence factuelle et donc de toute représentation — puisque le signe propositionnel est lui-même un fait dont les signes simples sont finalement une espèce particulière d'objets

9 «Objects, Properties and Relations in the Tractatus» in Essays on Wittgenstein's Tractatus. Ed. by I.M. Copi and R.W. Beard. London, 1966, p. 185.

L'argumentation de Copi repose sur l'affirmation que les objets n'ont pas de propriétés matérielles, qui s'appuie sur 2.0232 : Si l'on veut, les objets sont incolores. Copi appelle propriétés matérielles des qualités comme la couleur, le son; propriétés dont la matière première, au contraire de la substance, est dépourvue. Toutefois, Wittgenstein admet que les objets possèdent des propriétés matérielles (2.0233), mais en un sens très différent, comme nous verrons. L'impossibilité d'attribuer des qualités à la matière première et donc de prononcer un discours sensé à son sujet, la rapproche considérablement de l'objet.

Il convient de remarquer que l'analogie des objets et de la matière première s'arrête là. Selon l'interprétation classique, la matière première est principe d'indivi- duation tandis que les objets sont ce qui est individué. D'autre part, les objets ont une nature qui est leur forme, leur possibilité d'intervenir dans des concaténations définies, tandis que la matière première n'a pas de nature mais contient toutes les potentialités et peut devenir n'importe quoi. Nous verrons plus loin ce qui permet de distinguer plusieurs objets de mçme forme.

462 Michel Ghins

— mais transcendante, c'est-à-dire qui se situe au-delà de l'espace et du temps. En effet, la connaissance d'un objet est donnée par l'ensemble de ses propriétés formelles, de ses possibilités d'occurrence dans des états de choses (2.0123, 2.01231). Or, et c'est là une des thèses essentielles du Tractatus, la forme échappe à la représentation (4.121) et au dire (4.1212). Le discours consiste dans l'affirmation d'une existence, celle de l'état de choses possible représenté par la proposition; il ne porte pas sur les formes, les possibilités. Les propriétés des objets se reflètent dans l'utilisation des noms dans les propositions10 :

4.124 L'existence d'une propriété interne d'une situation possible n'est pas exprimée par une proposition, mais s'exprime elle-même dans la proposition qui la représente, par une propriété interne de cette proposition.

3.221 Je peux seulement nommer les objets. Les signes les dénotent. Je peux seulement parler D'eux, je ne peux les exprimer. Une proposition peut seulement dire comment une chose est, non ce qu'elle est.

Par conséquent, la proposition «L'atome a occupé la position xt à l'instant tx » étant une proposition parfaitement sensée, on ne saurait identifier les objets avec des atomes (ni d'ailleurs avec des «minima sensibilia») comme beaucoup l'ont prétendu11. Nous sommes ainsi d'accord avec David Keyt12 pour affirmer que les objets sont éternels, c'est-à-dire atemporels :

6.4311 Si par éternité on n'entend pas une durée temporelle sans limite, mais l'atemporalité, alors vit éternellement celui qui vit dans le présent.

«Le monde est l'ensemble des faits, non des choses» (1.1); la succession temporelle appartient à l'ordre des faits, aux processus qui sont des successions de faits (6.3611) et non à l'ordre des objets qui subsistent indépendamment des faits (2.024). Jamais nous n'observerons un objet au même titre que des atomes ou des «minima sen-

10 Voir aussi 4.122 et 4.124. 11 Sur l'hypothèse physicaliste des objets et son origine historique, voir

Diego Marconi, op. cit., pp. 37-39. 12 «Wittgenstein's Notion of an Object», in Copi et Beard, op. cit., p. 293.

L'argumentation de D. Keyt paraît cependant contestable puisqu'elle fait appel à l'illégitimité de tout discours sur les objets, le terme «objet» n'étant pas un nom mais un concept formel (4.1272): dans ce cas on pourrait dire que «les objets subsistent à travers le temps» aussi bien que «les objets sont en dehors du temps», ces deux propositions étant également dépourvues de sens. Ce que nous prétendons, c'est que les propriétés formelles d'un objet quelconque se montrent à travers l'utilisation dans le langage du nom qui le dénote.

La forme et le sens dans le Tractatus de Wittgenstein 463

sibilia» dont l'occurrence est un fait du monde alors que les objets ne sont jamais le cas.

L'aphorisme 2.0131 semble contredire l'affirmation selon laquelle les objets sont en dehors de l'espace et du temps :

Un objet spatial doit se trouver dans un espace infini (Un point dans l'espace est une place d'argument).

Une tache dans le champ visuel ne doit pas être rouge, mais elle doit avoir une couleur; elle est pour ainsi dire entourée par un espace de couleurs. Un ton doit avoir une hauteur, l'objet du sens du toucher une dureté.

Mais les objets spatiaux, les taches colorées, les tons, etc. ne sont pas des objets simples; ils sont des complexes. Les propositions « la tache est bleue » et « la tache est rouge » ne sont pas élémentaires puisqu'elles se contredisent (voir plus loin). Wittgenstein veut souligner qu'il est impensable qu'une tache du champ visuel ne possède pas une couleur, de même qu'il est impensable qu'un objet n'intervienne pas dans une concaténation réelle parmi les concaténations possibles.

L'objet, le simple, échappe à la représentation qui présuppose la multiplicité; il s'apparente dès lors à la chose en soi de Kant, puisqu'on n'en peut rien dire, sinon le dénoter, et montrer par là qu'il existe. Il est aussi la condition ultime de possibilité de toute factualité, puisqu'il est forme et contenu, et à ce titre il mériterait sans doute l'appellation d'objet transcendantal 1 3 .

Comme l'a noté Max Black14, l'objet, par sa simplicité, se rapproche de la monade leibnizienne :

1. La Monade n'est autre chose, qu'une substance simple qui entre dans les composés; simple, c'est-à-dire sans parties.

2. Et il faut qu'il y ait des substances simples, puisqu'il y a des composés : car le composé n'est autre qu'un amas ou un aggregatum des simples15.

Nous dirons que des objets sont indiscernables s'ils ont l'ensemble de leurs propriétés en commun. Quelles sont les propriétés des objets? Wittgenstein distingue les propriétés internes, essentielles,

13 II convient cependant d'être prudent lorsqu'on tire ce genre de comparaison. L'objet n'est évidemment pas le corrélat du «je pense », le « X » auquel il rapporte ses représentations, ni un noumène, objet purement intelligible, dont la forme serait donnée par les catégories et la matière dans une problématique intuition intellectuelle : l'objet serait alors un composé hylémorphique et non une entité simple.

14 Op. cit., p. 58. 15 La Monadologie. Éditée par Emile Boutroux. Paris. 1970, p. 141.

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formelles d'une part, et les propriétés externes, accidentelles, matérielles, d'autre part. Les premières seules suffisent à nous donner la connaissance de l'objet :

2.01231 Pour connaître un objet je ne dois certes pas connaître ses propriétés externes, mais ses propriétés internes.

Une propriété interne, formelle, est une possibilité d'occurrence dans un état de choses : c'est une propriété logique, décelable a priori. Par contre, une propriété matérielle d'un objet consiste dans son occurrence dans un état de choses réel; pour savoir si un objet a telle ou telle propriété matérielle, il est nécessaire d'aller voir ce qui se passe dans le monde, et c'est pourquoi on peut la qualifier d'externe. Une propriété matérielle n'est donc rien d'autre que l'actualisation d'une propriété formelle; dès lors nous connaissons complètement l'objet lorsque ses propriétés formelles nous sont données.

2.0231 La substance du monde peut seulement déterminer une forme et aucune propriété matérielle. Car celles-ci sont représentées par les propositions, dépeintes uniquement par les configurations des objets.

Il convient de remarquer que si les propriétés matérielles des objets sont représentées par les propositions, cela ne signifie pas que la proposition élémentaire dit que tel objet a telle propriété matérielle, qu'il intervient comme constituant dans telle configuration; une telle proposition serait dépourvue de sens. La proposition élémentaire, en affirmant l'existence d'un état de choses, affirme par le fait même que les objets de son sens s'agencent de la même manière que les noms dans la proposition et possèdent par conséquent les propriétés matérielles correspondantes. Cependant, étant donné que la proposition élémentaire se compose exclusivement de noms (4.22), elle ne peut affirmer explicitement qu'un objet donné se tient dans une relation donnée vis-à-vis d'autres objets.

David Keyt 16 note à juste titre :

«C'est une propriété matérielle pour un objet que de se tenir dans une certaine relation vis-à-vis d'un second objet. C'est une propriété formelle pour un objet que d'avoir la possibilité de se tenir dans une certaine relation vis-à-vis du second objet».

Op. cit., p. 291.

La forme et le sens dans le Tractatus de Wittgenstein 465

Toutefois, le terme «relation» prête à confusion; la proposition élémentaire, complètement analysée, est une concaténation de noms et ne contient aucun prédicat, aucune relation. L'agencement des noms dans la proposition représente la manière dont les objets s'articulent dans l'état de choses. Il n'y a pas, à ce niveau, de place pour un méta-discours qui dirait comment les noms, les objets s'agencent les uns par rapport aux autres, en définissant leurs relations spatiales par exemple; les noms comme les objets sont d'ailleurs en dehors de l'espace et du temps.

Les objets sont dépourvus de qualités comme la couleur, le son.

2.0232 Si l'on veut, les objets sont incolores.

La contradiction entre 2.0232 et 2.0251 «L'espace, le temps et la couleur (la coloréité) sont les formes des objets » n'est qu'apparente. La forme-couleur est la possibilité pour l'objet d'intervenir en tant que composant d'un fait qui sera décrit par une proposition qui contient un prédicat de couleur; cette proposition n'est pas complètement analysée puisqu'elle contient un prédicat. Des propositions du type «Cette tache est bleue» ne sont pas élémentaires puisque celle-ci est contredite par la proposition «Cette tache est rouge» et que des propositions élémentaires ne peuvent se contredire (4.211, 1.21).

On pourrait dire que les objets sont incolores, en ce sens qu'ils n'ont pas — par leur forme — de couleur déterminée17; la forme- couleur les situe dans un espace de couleurs dans lequel l'occupation d'une place particulière définit une propriété matérielle (2.0131). Il convient d'entendre par là que l'ensemble des états de choses dans lesquels l'objet peut intervenir, servent de base à la construction de situations décrites par des propositions incomplètement analysées et qui contiennent des prédicats exprimant un degré dans l'échelle des couleurs. Ces prédicats expriment des propriétés matérielles des «objets» dénotés par les «noms» de ce que nous appellerons, en langage chomskien, la structure de surface du langage; les «noms» de la structure de surface dénotent en fait des complexes et non des entités simples. Quant à la structure profonde — inaccessible18 mais

17 George Pitcher, The Philosophy of Wittgenstein. Prentice-Hall, 1964, pp. 119-20. 18 Wittgenstein lui-même a plus tard reconnu qu'on ne pouvait donner aucun

exemple d'objet ou de proposition élémentaire. Voir Islorman Malcolm, Ludwig Wittgenstein : A Memoir. London, 1958, p. 86 et G. E. Moore, «Wittgenstein's Lectures in 1930-33», in Philosophical Papers. London, 1959, p. 296.

466 Michel Ghins

dont l'existence est garantie par le réquisit de la détermination du sens — , elle se compose de propositions complètement analysées, de concaténations de noms (4.221).

La forme ouvre dès lors toute une gamme de possibilités en même temps qu'elle en circonscrit le domaine. Les formes de tous les objets déterminent la totalité des états de choses possibles ou, plus exactement, les formes des états de choses et des objets sont dans un rapport de détermination réciproque (2.0124). Dès lors, si les sites logiques sont déterminés par les propriétés formelles seulement, l'espace logique est complètement déterminé par les formes de tous les objets.

Des objets de propriétés formelles identiques sont, par définition, indiscernables. Or la forme est une caractéristique logique, a priori; dès lors, des objets indiscernables sont identiques19 dans l'espace logique. Le nom et l'objet dénoté par lui, ayant la même forme, sont indiscernables; leur forme détermine la même classe d'états de choses possibles et il n'existe, pour la logique, aucun moyen de distinguer le fait-signe propositionnel du fait avec lequel il se trouve en relation projective.

Étant donné que les formes trouvent leur mode d'expression dans les variables et les prototypes logiques, l'étude de ces notions permettra de clarifier ces questions.

3.311 Une expression présuppose les formes de toutes les propositions dans lesquelles elle peut intervenir. Elle est la marque caractéristique commune d'une classe de propositions.

3.312 C'est pourquoi elle est présentée par la forme générale de la proposition qui la caractérise. Dans cette forme, l'expression est bien sûr constante, et partout ailleurs variable.

3.313 Ainsi, l'expression sera présentée par une variable dont les valeurs sont les propositions qui contiennent l'expression.

La forme de l'expression « est sur la table » est donnée — et cela en parfait accord avec la définition générale de la propriété formelle — par la détermination de l'ensemble des propositions sensées dans lesquelles elle peut intervenir à titre de constituant essentiel, c'est-à-dire

19 II est légitime de parler ici de plusieurs objets indiscernables étant donné qu'il existe d'autres moyens que les propriétés formelles pour distinguer les objets; ainsi, le nom et l'objet seront distingués l'un de l'autre grâce à l'asymétrie de la relation de dénotation (cf. infra).

La forme et le sens dans le Tractatus de Wittgenstein 467

nécessaire à la détermination du sens. La variable propositionnelle20 «x est sur la table» manifeste la forme de l'expression «est sur la table » : l'ensemble des valeurs de cette variable est en effet l'ensemble des propositions dans lesquelles «est sur la table» peut intervenir. Elle manifeste une forme commune à toutes ses valeurs; mais elle est aussi la marque caractéristique d'un contenu (3.31) puisque «est sur la table » possède une signification conventionnelle. Pour dégager une forme pure, libérée de tout contenu matériel21, il convient de transformer tous les constituants d'une proposition en des variables. 3.315 Si nous transformons un constituant d'une proposition en une variable,

nous obtenons une classe de propositions qui sont l'ensemble des valeurs de la proposition variable résultante. En général, cette classe dépend encore de ce que nous donnons comme significations, suivant nos conventions arbitraires, aux parties de la proposition originale. Mais, si nous transformons tous les signes, dont la signification a été déterminée arbitrairement, en variables, nous obtenons à nouveau une classe de ce type. Celle-ci n'est cependant plus dépendante d'aucune convention, mais seulement de la nature de la proposition. Elle correspond à une forme logique, un tableau logique originaire (logische Urbild).

Nous obtenons le prototype logique, le tableau logique originaire «xRy» en transformant les constituants de «le livre est sur la table» en variables. Cette proposition appartient à l'ensemble des valeurs de «xRy» parce qu'elle manifeste la forme pure présentée par le prototype : on peut l'obtenir en remplaçant « x » par « livre » etc.

3.316 II est stipulé quelles sont les valeurs qu'une variable propositionnelle peut prendre. La stipulation des valeurs est la variable.

20 II serait sans doute plus rigoureux d'appeler «formes propositionnelles » les variables dont les valeurs ont des propositions, en réservant le terme de «variable propositionnelle» aux variables dont les valeurs sont des constituants des propositions, comme le fait Russell; et ce d'autant plus que W. distingue soigneusement les rôles du nom et de la proposition, «x est sur la table» et «xRy» seraient donc des formes propositionnelles, tandis que «x», «y» etc. seraient des variables propositionnelles. (Wittgenstein les appelle d'ailleurs ainsi en 4.126, 4.127). Si Wittgenstein ne fait pas cette distinction, c'est parce que, selon lui, toutes les variables sont des formes propositionnelles à la Russell, étant donné que la forme d'un objet est spécifiée par l'ensemble des faits possibles de son domaine d'occurrence, et que, d'autre part, il réserve le terme de forme à ce qui est vide de tout contenu (ce qui n'est pas le cas pour « x est sur la table » par exemple).

21 Le terme de contenu signifie, au niveau de la structure de surface, les significations conventionnelles attribuées aux constituants. Étant conventionnel, ce contenu peut être qualifié de matériel puisqu'il n'est pas inscrit dans le symbole lui-même : il n'en est pas une propriété formelle.

468 Michel Ghins

3.317 La stipulation des variables propositionnelles est la donnée des propositions dont la caractéristique commune est la variable. La stipulation est une description de ces propositions. La stipulation ne traitera dès lors que des symboles et non de leur signification. Et la seule chose essentielle à la stipulation est quelle est seulement UNE DESCRIPTION DES SYMBOLES ET QU'ELLE N'ÉNONCE RIEN SUR CE QUI EST SIGNIFIÉ.

Si la stipulation des valeurs faisait mention, en plus des caractéristiques formelles, des caractéristiques matérielles des expressions — à savoir des significations arbitraires attribuées à leurs constituants — , la variable ne présenterait plus une forme pure : la détermination du domaine de ses valeurs serait une question de fait. La généralité de la variable ne serait plus essentielle mais accidentelle et le lien entre la variable et ses valeurs n'aurait plus le caractère d'une nécessité logique; dès lors, la variable ne montrerait plus a priori le domaine de ses valeurs, ni les limites de celui-ci.

La forme générale de la proposition22 est une variable (4.53); elle montre la caractéristique commune à la classe des propositions sensées et, par là, en fixe le domaine. Le lien entre la forme générale de la proposition et les propositions sensées est identique à celui entre la variable et ses valeurs; ce lien logique permet à la forme générale de la proposition de fixer les limites du sens, complètement a priori, à l'intérieur du langage lui-même, puisque les propositions exhibent la forme présentée par les variables dont elles sont les valeurs.

La forme générale de la proposition fournit ainsi la condition nécessaire et suffisante, et donc le critère, du sens. Condition nécessaire puisque toute proposition sensée est nécessairement une valeur de la forme générale; condition suffisante parce que la monstration de la

22 6 La forme générale d'une fonction de vérité est: [p, \, N (1)]. C'est la forme générale de la proposition.

La forme générale indique la manière dont les propositions peuvent être engendrées les unes à partir des autres; la manière dont n'importe quelle proposition peut être construite en appliquant l'opération de négation conjuguée «N» aux propositions élémentaires prises comme bases. «£» est une variable (forme) propositionnelle dont les valeurs sont les termes de la série des formes engendrées par l'application de l'opération, «p» est une variable (forme) propositionnelle dont les valeurs sont les bases des opérations de vérité, c'est-à-dire les propositions élémentaires.

Cette construction s'effectue selon un procédé analogue à celui utilisé pour engendrer les nombres entiers: la forme générale d'un nombre entier est: [o, Ç, \ + 1] (6.03).

Pour plus de détails, voir M. Black, op. cit., pp. 311-312.

La forme et le sens dans le Tractatus de Wittgenstein 469

forme générale par une proposition lui confère le statut de valeur de cette forme et garantit son sens.

Nous touchons à présent une difficulté essentielle du Tractatus. Si la stipulation des valeurs des variables ne fait pas appel aux caractéristiques matérielles des signes, mais seulement à leurs propriétés formelles, comment la monstration d'une forme logique par la proposition peut-elle garantir que les noms dont elle se compose sont doués de significations, partant, que la proposition a un sens? En d'autres termes, si le rapport de dénotation échappe à la logique, comment la logique seule et la constitution d'une notation conceptuelle {Begriffsschrift), régie par une syntaxe logique du langage (3.325), dont les prototypes logiques seraient en quelque sorte les paradigmes, peut-elle fournir un critère de sens? Par exemple, la proposition «le Beau est identique au Bien» semble manifester la forme «xRy», et pourtant elle ne mérite certainement pas le titre de proposition sensée, parce que nous n'avons pas donné de significations à «Beau» et à «Bien» (6.53). «Beau», «Bien», de même que les pseudo-concepts «objet», «proposition» tentent de dénoter une caractéristique commune à une classe d'entités, caractéristique commune qui s'exprime dans une variable :

4.1272 Ainsi le nom variable «x» est-il le signe propre pour le pseudoconcept OBJET. Chaque fois que le mot «objet» («chose», etc.) est utilisé correctement, il est exprimé dans la notation conceptuelle par un nom variable.

De même pour des propositions comme « Dieu a créé le monde » etc. Cependant les philosophes sont capables de dire ce qu'ils entendent par «Beau», «Dieu» etc. Bien sûr, il n'est pas possible d'en donner une définition ostensive, de montrer leurs referents. La possibilité de donner une définition ostensive en instaurant une convention, fonderait le rapport de dénotation; mais ce type de définition semble inacceptable dans le cadre du Tractatus (qui n'en fait d'ailleurs jamais mention).

Tout d'abord, les « objets » du monde sont en fait des complexes qui peuvent très bien ne pas exister.

Ensuite, le nom est dépourvu de signification en dehors du contexte de la proposition (3.3); il y a entre la forme du nom et celles des propositions dans lesquelles il peut intervenir un rapport de détermination réciproque. Quelqu'un connaît la signification d'un nom

470 Michel Ghins

lorsqu'il est capable d'énoncer toutes les propositions sensées dans lesquelles il intervient. Le sens de la proposition et les significations des noms sont indissolublement liés : ils se conditionnent mutuellement. Une proposition doit être capable de nous convier un sens nouveau (4.027), et nous comprenons la proposition sans que son sens nous ait été expliqué (4.021). Si nous connaissons les formes des noms, nous pouvons comprendre et énoncer des propositions inédites puisque leur forme est précisément cette possibilité d'intervenir dans toute une classe de propositions sensées.

Ce qui garantit l'existence de noms doués de significations, ce n'est pas la possibilité de donner des définitions ostensives mais plutôt le fait qu'il y ait des propositions sensées, celles de la science et celles du langage ordinaire dont le sens doit être déterminé : la signification des noms est garantie en vertu d'une exigence de type rationaliste et non pas en vertu d'une exigence de type empiriste.

Cependant, certains aphorismes semblent donner un critère purement empiriste du sens :

4.05 La réalité est comparée avec les propositions. 4.063 Pour pouvoir dire : « p » est vrai (ou faux), je dois avoir déterminé

dans quelles circonstances j'appelle «p» vrai, et par là je détermine le sens de la proposition.

C'est là l'origine du célèbre principe de vérifiabilité cher au positivisme logique; une proposition est douée de sens si et seulement si elle est verifiable : son sens est la méthode de sa vérification. Si je comprends la proposition, je sais quelle est la situation possible qu'elle représente et il ne me reste plus qu'à aller voir si elle existe dans la réalité.

La tentative du Tractatus consiste à remonter de la vérifiabilité à sa condition de possibilité : si la proposition peut être comparée à la réalité, c'est parce qu'elle exhibe la forme logique, la forme de la réalité. Le critère empiriste est en effet incapable de nous faire saisir a priori les limites du langage et du monde. Il nous permet certes de faire le tri entre les propositions douées de sens et celles qui en sont dépourvues, mais à la condition qu'elles soient données. L'occurrence d'une nouvelle proposition est toujours une surprise du point de vue du critère empiriste qui ne peut absolument pas prévoir sa nature, son essence, sa forme. Ce critère laisse dans l'ombre la nature du rapport représentationnel du langage au monde, qui fonde

La forme et le sens dans le Tractatus de Wittgenstein 471

la possibilité de la vérification. L'élucidation de ce rapport dans la monstration de la caractéristique universelle et nécessaire que toute proposition doit présenter pour être verifiable, tel est le but de l'activité philosophique.

Le problème central du Tractatus n'est donc pas : étant donné que la réalité m'est donnée par les sens, quel est la nature du rapport entre le langage et les données sensorielles? Le Tractatus opère une sorte de révolution copernicienne, une inversion kantienne par rapport à ce type de problème : étant donné que le langage a un sens, qu'il représente le monde, que doivent être le monde et le langage pour que le rapport de représentation soit possible? L'essence de la réalité, comme celle de la proposition, sera atteinte au terme d'une déduction transcendantale des conditions de possibilité du langage23. La forme logique, exprimée par la variable, fournit cette condition de possibilité, ce critère nécessaire et suffisant du sens.

La nécessité de ce critère ne pose pas de problème; par contre, il est difficile de comprendre comment la manifestation d'une forme par une proposition garantit qu'elle est douée de sens. La proposition «Dieu a créé le monde» semble exhiber la forme exprimée par le prototype «xRy» et elle est dépourvue de sens selon le critère empiriste. Comment le critère empiriste et le critère formel peuvent-ils se recouvrir adéquatement?

Les propositions du langage ordinaire ne sont pas complètement analysées; cela se manifeste dans une indétermination de leur sens (3.24), indétermination que l'analyse a précisément pour but de lever. Cette indétermination se manifeste dans l'utilisation du même signe propositionnel comme projection de situations différentes. Ainsi la proposition «le livre est sur la table» peut être vérifiée par des faits très différents pourvu qu'ils présentent certaines caractéristiques communes. En d'autres termes, la proposition qui fait mention de complexes laisse le champ libre à certaines variations dans les faits qui peuvent la vérifier.

Ces caractéristiques communes ne sont pas uniquement formelles : elles dépendent également des dénotations attribuées conventionnel- lement aux signes. La proposition doit avoir la forme logico-syntaxique en commun avec tous les faits représentables par elle et ces faits

23 Voir Erik Stenius, Wittgenstein's Tractatus. A Critical Exposition of its Main Lines of Thought. Oxford, 1960, ch. xi.

472 Michel Ghins

doivent comporter une table et un livre disposés de telle manière que le livre soit sur la table.

Les variations consistent dans les différences entre les tables, les livres et les manières de poser les livres sur les tables; ces variations, relativement à la forme de surface, portent sur le contenu. L'analyse complète de la proposition aura pour but de restreindre les faits représentables à une classe de faits parfaitement déterminés par leurs caractéristiques formelles seulement, indépendamment de tout contenu et de toute convention, de telle sorte que la proposition détermine un et un seul site logique et ne puisse plus être vérifiée par toute une série de faits qui occuperaient des places logiques différentes du point de vue de propositions complètement analysées. L'exigence de la détermination complète du sens conduit ainsi à affirmer que les structures des faits qui peuvent vérifier la proposition «le livre est sur la table» sont différentes.

Mais, dans ces conditions, l'analyse complète de la proposition peut-elle encore avoir un caractère d'unicité? (3.25). Il semble que non, et c'est là une conséquence de l'indétermination initiale; il serait nécessaire d'ajouter certaines informations au signe propositionnel pour pouvoir mener cette analyse à bien. Mais, d'après Wittgenstein, «toutes les propositions de notre langage ordinaire sont en fait, telles qu'elles sont, parfaitement ordonnées logiquement» (5.5563); cela ne signifie-t-il pas qu'en pratique, le sens de la proposition est parfaitement déterminé par le contexte, les conventions (4.002) etc.? En pratique donc, il n'est pas nécessaire de réformer le langage en construisant des fonctions de vérités de propositions élémentaires composées de noms en immédiate concaténation.

Au niveau de la structure profonde le sens serait complètement déterminé par la forme qui récupérerait en quelque sorte les conventions matérielles qui, parfois, entachent la structure de surface et créent l'illusion du sens. La proposition complètement analysée représenterait donc son sens indépendamment de toute convention; son essence, qui est d'être un tableau logique des faits, serait manifeste alors qu'au niveau de surface ce n'est pas le cas (4.011). Au niveau profond, la méthode de projection serait inscrite dans le signe même, le signe propositionnel ressemblerait à une concaténation d'hiéroglyphes :

4.016 Pour comprendre l'essence de la proposition, pensons à l'écriture hiéroglyphique qui dépeint les faits qu'elle décrit.

La forme et le sens dans le Tractatus de Wittgenstein 473

Autrement dit, les propositions complètement analysées formeraient une langue universelle puisque l'arbitraire qui préside à l'association de tel réfèrent à tel son, cause de la multiplicité des langues naturelles, aurait disparu.

Il convient de bien saisir la portée métaphorique des analogies de l'écriture hiéroglyphique, des deux jeunes gens du conte de fée24, des tables et des chaises25. La structure profonde nous est inaccessible : les objets sont en dehors de l'espace et du temps; la métaphore porte sur le type de relation qui existe entre le nom et l'objet et qui aurait le même degré d'évidence que celui qui existe entre un hiéroglyphe et son réfèrent. Il ne s'agirait pas d'une évidence perceptive mais d'une évidence qui aurait le même degré de clarté que celle-ci. Au niveau de la structure profonde, la relation de dénotation ne poserait pas de problème, les corrélations s'établiraient pour ainsi dire d'elles-mêmes entre éléments de même forme qui ne font qu'un en un certain sens, c'est-à-dire du point de vue de l'espace logique.

Des propositions comme «Dieu a créé le monde», «Socrate est identique», «César est un nombre premier» sont dépourvues de sens pour la même raison; il est en effet impossible de procéder à leur analyse complète parce que les conventions de la structure de surface sont insuffisantes à en déterminer le sens. Certes, les termes dont elles se composent semblent jouer un rôle syntaxique défini, comme nom ou comme prédicat, et créent l'illusion que ces propositions possèdent une forme et sont douées de sens : en cela réside le caractère fallacieux de ces pseudo-propositions. Sont également dépourvues de sens les propositions qui tentent de représenter la totalité et qui font usage de concepts formels comme «objet», «proposition», «forme» etc. ; elles s'efforcent d'exprimer ce que le langage a en commun avec la réalité, de dire ce qui se montre : telles sont les propositions de la philosophie en général et celles du Tractatus en particulier. Si diverses que puissent être en apparence les raisons pour lesquelles une

24 4.014 Le disque, le motif musical, les notes écrites, les ondes sonores se trouvent tous dans cette relation picturale interne qui existe entre le langage et le monde. Ils ont en commun la même construction logique. (Comme les deux jeunes gens du conte de fée, leurs deux chevaux, leurs lys. Ils sont tous en un certain sens, un).

25 3.1431 L'essence du signe propositionnel devient très claire si nous ginons composé d'objets spatiaux (tables, chaises, livres) au lieu de signes écrits.

474 Michel Ghins

proposition n'est qu'une pseudo-proposition, elles se ramènent toutes à celles-ci : les conventions ne définissent pas des règles de projection, même si elles semblent le faire. Dans ces conditions certains de ses constituants n'ont pas de referents et la proposition est dépourvue de contenu, et donc de sens. La seule méthode correcte en philosophie est par conséquent :

6.53 La méthode correcte de la philosophie serait en vérité la suivante : ne rien dire en dehors de ce qui se peut dire, à savoir les propositions des sciences de la nature, c'est-à-dire quelque chose qui n'a rien à voir avec la philosophie; et ensuite, chaque fois que quelqu'un voudrait dire quelque chose de métaphysique, lui démontrer qu'il n'a pas donné de significations à certains signes dans ses propositions. Cette méthode serait pour lui insatisfaisante — il n'aurait pas l'impression que nous lui enseignons la philosophie — mais elle serait la seule qui soit rigoureusement correcte.

L'existence d'un niveau profond où la forme garantit l'existence d'un contenu, indépendamment de toute convention, est capitale pour le succès de l'entreprise du Tractatus. À ce niveau, la dénotation du nom s'impose de toute évidence : elle ne peut absolument pas être mise en question; s'il en allait autrement, la détermination du sens dépendrait de la vérité d'une proposition au sujet de l'existence de ses constituants et le niveau atteint ne serait plus celui de l'analyse complète. L'exigence de la détermination complète du sens permet de résoudre le problème de la forme comme condition suffisante du sens puisqu'au niveau profond les formes de tous les objets déterminant la totalité de l'espace logique se déploieraient sous le regard. Les formes des noms et des objets étant identiques, l'occurrence d'un signe propositionnel en un site logique est solidaire de l'existence de ses coordonnées, les objets.

La direction du rapport de dénotation échappe cependant à l'espace logique; en effet, rien n'empêche un fait du monde de jouer le rôle d'un signe propositionnel26 puisque tous deux peuvent occuper le même site logique. Un objet est un nom quand il dénote un objet; et l'objet est dénoté par le nom. C'est donc l'asymétrie du rapport

26 Cf. G. E. M. Anscombe, An Introduction to Wittgenstein's Tractatus. Cambridge, 1967, p. 67.

«Colombo commentait... qu'il était difficile de voir pourquoi un fait décrit ne pourrait pas être lui-même considéré comme une description de la proposition qui serait normalement sensée le décrire plutôt que l'inverse ».

La forme et le sens dans le Tractatus de Wittgenstein 475

de dénotation qui permet de distinguer des entités logiquement indiscernables : le nom et l'objet.

À présent nous pouvons revenir au problème de l'identification de la forme et du sens du point de vue de l'espace logique. La forme, nous l'avons vu, s'exprime par la variable, le prototype logique. Le nombre des valeurs qui peuvent exhiber la forme exprimée par la variable est indéterminé (4.128 Les formes logiques sont sans nombre). La stipulation des valeurs ne fait pas mention du contenu, des significations des symboles. Ce n'est qu'à ce prix que les conventions arbitraires qui seules au niveau de la structure de surface peuvent déterminer un contenu, sont éliminées. Le prototype logique détermine une place de l'espace logique en ce sens qu'il détermine le lieu de l'existence possible de ses valeurs, d'une classe de faits-signes propo- sitionnels. La possibilité présentée par lui est réelle parce que les valeurs des variables sont stipulées et existent.

La proposition complètement analysée détermine également une place logique par son sens, l'état de choses possible qu'elle représente ; la forme du sens est celle de la proposition, son contenu est donné par les coordonnées logiques. Le contenu de la proposition et celui du sens sont indiscernables, identiques dans l'espace logique.

La détermination du site logique dépend uniquement des axes de coordonnées, des objets. Ce site peut très bien être vide sans pour cela être indéterminé; l'occurrence d'un signe propositionnel n'est pas nécessaire à sa détermination. Le prototype logique détermine ses valeurs possibles sans qu'il soit nécessaire qu'une proposition qui exhibe sa forme existe. Les valeurs des variables individuelles, valeurs dont l'existence n'est pas mise en question, peuvent être appellees les coordonnées du prototype logique.

Le sens de la proposition complètement analysée est déterminé indépendamment de toute convention, uniquement par les caractéristiques formelles de ses constituants. Le prototype logique lui aussi est dégagé de tout élément conventionnel.

Au niveau profond, le prototype logique et le sens s'identifient; en effet, ils ont même forme et même contenu, les objets-axes de coordonnées. Tous deux déterminent la même place dans l'espace logique. La seule différence entre eux est la suivante : le prototype logique détermine une place logique, une situation possible, indépendamment de toute existence factuelle, tandis que le sens, la situation

476 Michel Ghins

possible dans l'espace logique, est déterminé par l'existence du signe propositionnel qui occupe déjà la place logique définie par le prototype logique.

Cette identification de la forme et du sens repose sur deux prémisses essentielles, à savoir l'indiscernabilité formelle des valeurs des variables, c'est-à-dire des noms et des objets, et l'absence d'élément conventionnel dans l'instauration de la relation de dénotation. Dans ces conditions, un critère formel du sens peut être donné, dans lequel miroitent les limites du langage et du monde, et ce complètement a priori. Dans ces conditions également, la proposition montre à la fois son sens et sa forme, identiques dans l'espace logique.

Toutefois, la distinction entre forme et sens doit demeurer selon un autre point de vue; si ce n'était pas le cas, la différence entre montrer et représenter s'effacerait et l'on pourrait représenter les limites du langage, ce qui est interdit par le Tractaus. L'asymétrie du rapport de dénotation établie par les utilisateurs du langage permet de distinguer le contenu du signe propositionnel de celui du sens, et fonde le rejet par Wittgenstein du principe leibnizien de l'identité des indiscernables appliqué aux objets, rejet qui apparaît ainsi comme une conséquence de la déduction des conditions de possibilité de la représentation : le langage représente le monde et non l'inverse.

Il nous reste à préciser le sens du principe leibnizien dans le cadre du Tractatus et de montrer qu'il est bel et bien rejeté par Wittgenstein.

Dans la Monadologie, Leibniz écrit :

«II faut même que chaque Monade soit différente de chaque autre. Car il n'y a jamais dans la nature, deux Êtres, qui soient parfaitement l'un comme l'autre et où il ne serait possible de trouver une différence interne, ou fondée sur une détermination intrinsèque»27.

D'autre part, on lit dans le Tractatus :

2.0233 Deux objets de même forme logique — abstraction faite de leurs propriétés externes — diffèrent l'un de l'autre en cela seul qu'ils sont différents.

2.0233 1 Ou bien un objet a des propriétés qu'aucun autre ne possède ; on peut alors le distinguer d'un autre au moyen d'une description sans plus et s'y référer; ou bien il y a plusieurs objets qui ont l'ensemble de

27 Op. cit., p. 145.

La forme et le sens dans le Tractatus de Wittgenstein All

propriétés en commun; dans ce cas, il est tout à fait impossible d'indiquer l'un d'entre eux. Car l'objet n'est distingué par rien et rien ne permet de le distinguer, car sans cela il serait quand même distingué.

Il est clair que Wittgenstein rejette le principe leibnizien puisqu'il affirme qu'il peut exister plusieurs objets de propriétés identiques. Les propriétés formelles internes jouent le rôle des propriétés intrinsèques de Leibniz : ce sont elles qui constituent la connaissance de l'objet (2.01231); les propriétés externes, étant l'actualisation de propriétés internes, fournissent un moyen aléatoire de discerner les objets, au gré de ce qui est le cas dans le monde. Si une proposition est vraie, les noms et les objets ont les mêmes propriétés internes et externes, mais ils ne laissent pas d'être différents28.

Nous voudrions montrer à présent que l'interprétation donnée plus haut éclaire le statut de la relation d'identité.

5.53 L'identité de l'objet, je l'exprime par l'identité du signe, non à l'aide du signe d'identité. La différence des objets, par la différence des signes.

Le signe d'identité n'est pas un constituant essentiel de la notation conceptuelle (5.533) et engendre des pseudo-propositions (5.534).

5.5303 Grosso modo : dire de deux choses qu'elles sont identiques, est un non-sens, et dire d'une chose qu'elle est identique à elle-même, c'est ne rien dire du tout.

Par conséquent, l'identité d'un objet ou la non-identité de plusieurs objets se montre à travers la notation conceptuelle, sans qu'il soit nécessaire — c'est même interdit — d'énoncer des pseudopropositions telles que <<(x).x=x», «a=a» etc. (5.534). De plus, tout

28 Ici encore, il faut faire la distinction entre structure profonde et structure de surface. Les objets de la structure de surface possèdent des propriétés matérielles, accidentelles, exprimées par les prédicats; leurs propriétés internes sont telles qu'il est impensable qu'ils ne les possèdent pas (4.123): ainsi tout objet doit se trouver dans l'espace-temps, une tache dans le champ visuel doit avoir une couleur, un son une hauteur, etc. Remarquons que ces propriétés internes signifient une caractéristique commune et que la proposition «cette tache est colorée» ne nous apprend rien sur le monde : c'est une proposition vide de sens au même titre que « il pleut ou il ne pleut pas». La possession d'une propriété interne se montre aussi au niveau de la structure de surface (4.124).

Cependant, la question de savoir si deux objets de la structure de surface ont les mêmes propriétés externes est parfaitement sensée, tandis qu'elle ne l'est pas au niveau de la structure profonde (cf. infra).

478 Michel Ghins

discours sur le nombre des objets (4.1272, 5.535), comme en général tout discours sur le nombre d'entités qui tombent sous un concept formel, est dénué de sens. Toutefois, la question de savoir si deux objets particuliers de la structure de surface ont leurs propriétés (exprimées par des prédicats) en commun est parfaitement sensée.

5.5302 La définition de Russell de « = » est insatisfaisante; parce que, selon elle, on ne peut pas dire que deux objets ont toutes leurs propriétés en commun (même si cette proposition n'est pas correcte, elle a toutefois un sens).

L'indiscernabilité avait été définie plus haut par rapport aux propriétés formelles qui se montrent et ne se disent pas. Il ne peut s'agir ici que des propriétés matérielles, dépeintes par les configurations des objets (2.0231); de plus, il s'agit d'objets de la structure de surface, les seuls qui nous soient accessibles et qui constituent l'objet du discours sensé. Ces propriétés s'expriment à l'aide des prédicats de la structure de surface29. La question de savoir si deux tables, situées en des points différents de l'espace-temps, ont les mêmes propriétés matérielles, est évidemment une question de fait. Cette possibilité est éliminée par Russell puisqu'il admet la validité du principe leibnizien pour les objets de la structure de surface, en tant qu'évidence logique, et fonde sur lui sa définition de « = »30.

Les formes de l'espace et du temps interdisant l'existence d'une même particule en deux points de l'espace-temps, nous savons a priori que les prédicats spatio-temporels de particules autrement distinguées sont différents (6.3751), ce qui permet d'affirmer que les positions particulières dans l'espace-temps permettent toujours de distinguer des particules. Cependant, même si le fait d'occuper une position particulière dans l'espace-temps est une propriété matérielle, contingente, d'une particule, la différence de ces prédicats pour plusieurs particules, autrement distinguées, est une nécessité logique et ne permet pas de fonder la validité d'un principe à portée empirique. Cette nécessité logique permet seulement de poser la question de l'indiscernabilité

29 4.24 J'écris la proposition élémentaire comme une fonction des noms, de la forme» «fx» «q(x,y)>>, etc.

Mais il ne peut s'agir là que d'une notation puisque l'interprétation de « f » comme un prédicat ayant pour réfèrent un objet, soulève des difficultés insurmontables : voir par exemple David Keyt, «Wittgenstein's Picture Theory of Language», in Copi et Beard, p. 377.

30 Whitehead-Russell, Principia Mathematica, *13 Identity.

La forme et le sens dans le Tractatus de Wittgenstein 479

de deux objets de façon sensée, en évitant les apories inhérentes à la formulation leibnizienne 3 1 . Si deux objets (c'est-à-dire distingués par leurs prédicats spatio-temporels) ont jamais l'ensemble de leurs propriétés en commun, le principe est faux; il est vrai dans le cas contraire : tel est le sens du principe leibnizien32.

La recherche d'une interprétation satisfaisante de 4.022 nous a conduit à étudier le statut de la logique ainsi que celui du rapport de dénotation. La logique du Tractatus, c'est d'abord une logique formelle (6.1 Les propositions de la logique sont des tautologies) mais c'est aussi, et surtout, une logique transcendantale :

6.13 La logique n'est pas une doctrine, mais une image spéculaire du monde. La logique est transcendantale.

5.472 La description de la forme propositionnelle la plus générale est la description du seul et unique signe primitif de la logique.

5.4711 Donner l'essence de la proposition signifie donner l'essence de toute description, et donc l'essence du monde.

La logique a une portée ontologique parce que ses possibilités sont réelles (2.0121). Mais, nous l'avons vu, la réalité de ces possibilités repose sur l'existence des objets, forme et contenu. L'existence de la logique implique dès lors l'existence des objets, des coordonnées de l'espace logique.

5.552 L'« expérience» dont nous avons besoin pour comprendre la logique n'est pas que les choses se combinent de telle et de telle façon, mais plutôt que quelque chose est : mais cela n'est pas une expérience.

L'existence — sans doute devrions-nous dire l'être et réserver le terme d'existence aux faits — du contenu est nécessaire; elle n'est pas affectée de la contingence des faits constitutifs de l'expérience.

Cette nécessité se reflète dans le lien entre la variable et ses valeurs (dont le nombre est laissé indéterminé), nécessité qui permet à Wittgenstein de donner un critère purement formel du sens. L'existence

31 Russell, A Critical Exposition of the Philosophy of Leibniz. Cambridge, 1900, p. 57 et sqq.

32 Étant donné que Wittgenstein refuse toute valeur logique au principe d'induction (6.31, 6.363 sqq.), il est difficile d'admettre que le principe leibnizien est vrai (au niveau de la structure de surface); en effet, en vertu d'un principe de plénitude on aurait tout lieu de penser le contraire, toute possibilité finissant par être actualisée si l'on attend suffisamment longtemps. Mais un quelconque principe de plénitude serait certainement une proposition dénuée de sens.

480 Michel Ghins

du contenu, des valeurs des variables individuelles, dont la forme est complètement déterminée au niveau de la structure profonde, permet aux rapports de dénotation de s'instaurer, indépendamment de toute convention, et à la réduction de la sémantique à la syntaxe logique de s'opérer. Les paradigmes de cette syntaxe, les prototypes logiques, la forme générale de la proposition, se voient alors conférer le statut de conditions nécessaires et suffisantes du sens.

«Si nos propositions sont susceptibles d'avoir un sens et de représenter la réalité, c'est dans la mesure exacte où nous pouvons les considérer comme les valeurs de formes logiques originelles dont les variables ont successivement reçu une valeur»33.

Puisque tous les éléments matériels, conventionnels, sont éliminés, ces critères de sens ont le caractère de l'a priorité, de la généralité essentielle, et peuvent nous dévoiler l'essence du langage et du monde, en circonscrire les limites, à l'intérieur du langage lui-même, et achever la tentative du Tractatus.

« On pourrait résumer le sens tout entier du livre en ces mots : ce qui se laisse dire, se laisse dire clairement; et ce dont on ne peut parler, il faut le taire.

Ce livre veut dès lors tracer une limite à la pensée, ou plutôt à l'expression de la pensée : car pour tracer une limite à la pensée, nous devrions pouvoir penser les deux côtés de la limite (nous devrions ainsi pouvoir penser ce qui ne se laisse pas penser) » 34.

University of Pittsburgh, Michel Ghins. Department of Philosophy, Pittsburgh, Pa. 15260, États-Unis d'Amérique.

Résumé. — Dans le Tractatus, Wittgenstein suit une démarche d'allure kantienne, puisqu'il s'agit de déceler les conditions de possibilité du sens. Pour pouvoir exprimer son sens (une situation possible dans l'espace logique), une proposition doit exhiber une forme logique qui est la possibilité de l'agencement des noms dont

33 Maurice Clavelin, «Elucidation philosophique» et «écriture conceptuelle» logique dans le Tractatus, in Wittgenstein et le problème d'une philosophie de la science. Actes du colloque d'Aix-en-Provence, 1969. Éditions du C.N.R.S., 1970, p. 93.

34 Préface du Tractatus.

La forme et le sens dans le Tractatus de Wittgenstein 481

elle se compose aussi bien que de l'agencement des objets, referents des noms, dans la situation dont l'existence rend la proposition vraie.

Le rapport entre la forme et le sens, développé dans des passages à première vue contradictoires du Tractatus, est élucidé si la forme et le sens, bien que distincts du point de vue des utilisateurs du langage, sont identiques du point de vue de l'espace logique, au niveau duquel toute distinction entre les noms et les objets s'abolit.

Cette interprétation permet aussi de comprendre que le rejet par Wittgenstein du principe leibnizien des indiscernables est impliqué par les conditions générales de la représentation et qu'il s'inscrit dans le projet global du Tractatus qui est de fournir un critère purement formel du sens.

Abstract. — In the Tractatus Wittgenstein procèdes to take a Kantian line, since the aims is to discern the conditions required for sense. A proposition, in order to express its sense (a situation possible in logical space), must display a logical form which is the possibility of arrangement of the names of which it is composed as well as the combination of the objects, referred to by the names, in the situation the existence of which makes the proposition true.

The link between form and sense, developed in passages of the Tractatus which at first sight appear contradictory, is clarified if the form and the sense, though distinct from the point of view of the users of language, are identical from the viewpoint of logical space, on the level of which all distinction between the nouns and the objects is done away with.

This interpretation also enables one to understand that Wittgenstein's rejection of Leibniz's principle of indiscernables is implied by the general conditions of representation and that it forms part of the overall aim of the Tractatus which is to supply a purely formal criterion of sense. (Transi, by J. Dudley).