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Travail et Emploi 141 | janvier-mars 2015 La fabrication du soignant au travail Devenir professionnel en soins palliatifs Bifurcations professionnelles, apprentissages et recompositions identitaires Becoming a palliative care professional. Career shifts, learning and identity reorganizations Michel Castra et Florent Schepens Édition Ă©lectronique URL : http://journals.openedition.org/travailemploi/6577 DOI : 10.4000/travailemploi.6577 ISSN : 1775-416X Éditeur DARES - MinistĂšre du Travail Édition imprimĂ©e Date de publication : 1 janvier 2015 Pagination : 53-69 ISSN : 0224-4365 RĂ©fĂ©rence Ă©lectronique Michel Castra et Florent Schepens, « Devenir professionnel en soins palliatifs », Travail et Emploi [En ligne], 141 | janvier-mars 2015, mis en ligne le 01 janvier 2017, consultĂ© le 10 dĂ©cembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/travailemploi/6577 ; DOI : https://doi.org/10.4000/travailemploi.6577 © Direction de l’animation de la recherche, des Ă©tudes et des statistiques (Dares)

Devenir professionnel en soins palliatifs

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Page 1: Devenir professionnel en soins palliatifs

Travail et Emploi 141 | janvier-mars 2015La fabrication du soignant au travail

Devenir professionnel en soins palliatifs Bifurcations professionnelles, apprentissages et recompositionsidentitairesBecoming a palliative care professional. Career shifts, learning and identityreorganizations

Michel Castra et Florent Schepens

Édition Ă©lectroniqueURL : http://journals.openedition.org/travailemploi/6577DOI : 10.4000/travailemploi.6577ISSN : 1775-416X

ÉditeurDARES - Ministùre du Travail

Édition imprimĂ©eDate de publication : 1 janvier 2015Pagination : 53-69ISSN : 0224-4365

RĂ©fĂ©rence Ă©lectroniqueMichel Castra et Florent Schepens, « Devenir professionnel en soins palliatifs », Travail et Emploi [Enligne], 141 | janvier-mars 2015, mis en ligne le 01 janvier 2017, consultĂ© le 10 dĂ©cembre 2020. URL :http://journals.openedition.org/travailemploi/6577 ; DOI : https://doi.org/10.4000/travailemploi.6577

© Direction de l’animation de la recherche, des Ă©tudes et des statistiques (Dares)

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Travail et Emploi n° 141 ‱ 53 ‱

Devenir professionnel en soins palliatifs. Bifurcations professionnelles, apprentissages

et recompositions identitairesMichel Castra (*), Florent Schepens (**)

Comment dĂ©cide-t-on de travailler auprĂšs des malades en in de vie  et comment devient-on professionnel en unitĂ© de soins palliatifs ? Quels sont les proils des mĂ©decins, des inirmiers ou des aides-soignants qui s’engagent dans cet univers de soins particulier ? Cet article cherche Ă  montrer qu’une approche par les trajectoires professionnelles et par la socialisation au travail permet de mieux comprendre les formes d’engagement et de professionnalisation auprĂšs des malades en in de vie. S’interroger sur les points de bifurcation et les rĂ©orientations professionnelles nĂ©cessite d’analyser ce qui peut provoquer ces changements dans la carriĂšre. Il ressort de ce travail que la dĂ©cision de s’impliquer dans les soins palliatifs tĂ©moigne avant tout d’une dĂ©marche engagĂ©e par les acteurs, et de la volontĂ© de rompre avec la situation de travail antĂ©rieure ou de s’en distancier.

S’engager et se dĂ©inir comme professionnel en soins palliatifs ne va pas de soi. Cette dificultĂ© Ă  occuper une place lĂ©gitime dans le monde hospi‑talier tient largement au statut de la mort dans le monde mĂ©dical : celle‑ci est prĂ©sentĂ©e comme l’échec mĂȘme de la mĂ©decine. Si le soin pallia‑tif est, selon les professionnels, une « culture » qui se diffuse Ă  l’hĂŽpital, si le droit (1) oblige Ă  accorder au malade un accĂšs clair Ă  l’information mĂ©dicale le concernant, l’annonce de l’incurabi‑litĂ© et de la mort prochaine reste problĂ©matique pour les mĂ©decins. En effet, ces annonces heurtent de front certaines conceptions mĂ©dicales, telles que la nĂ©cessitĂ© de prĂ©server le « bon moral » du patient (Soum-pouyalEt et al., 2009), et peuvent ĂȘtre perçues comme des « contre‑indication[s] thĂ©rapeutique[s] » (lEGranD, 2012, p. 55). Le soin palliatif est alors reconnu comme indis‑pensable, car l’accompagnement de la in de vie tant sur le plan physique que psychique semble ĂȘtre une alternative aux dĂ©rives de la mĂ©decine (obstination dĂ©raisonnable dans la conduite des soins, abandon thĂ©rapeutique, euthanasie), mais des doutes planent sur la qualitĂ© de « mĂ©decin » de ceux qui soignent sans guĂ©rir. « Appartiennent‑ils vraiment au monde mĂ©dical ou Ă  celui du soin paramĂ©dical ? », se demandent diffĂ©rents person‑

(*) UniversitĂ© de Lille, Laboratoire CeRIES (Centre de recherche « individus, Ă©preuves, sociĂ©tĂ©s ») ; michel.castra@univ‑lille3.fr(**) UniversitĂ© de Bourgogne, Centre Georges‑Chevrier ; [email protected](1) Loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et Ă  la qualitĂ© du systĂšme de santĂ©.Par ailleurs, avec la loi du 9 juin 1999, les soins palliatifs sont dĂ©sormais considĂ©rĂ©s comme un droit pour les malades dont l’état le requiert.

nels hospitaliers. Ce sentiment est bien dĂ©crit par le cardiologue Claude BErSay (2010, p. 20), pour qui « l’attitude de rĂ©signation devant [la mort] n’est pas dans la pensĂ©e mĂ©dicale ». MĂȘme si le traitement de la douleur apparaĂźt comme un objet de prĂ©occupation plus consensuel qu’auparavant et plus valorisĂ© (BaSzanGEr, 1995), la in de vie reste un domaine peu prestigieux professionnellement. L’assimilation des soins palliatifs Ă  la souffrance, Ă  la mort et au « sale boulot » (HuGHES, 2010), est une maniĂšre frĂ©quente d’identiier ces acteurs du soin, de l’aide‑soignant au mĂ©decin, en passant par l’inirmier et le psychologue. L’identiication cohĂ©sive – le fait que « le regard de l’autre tend Ă  les assimiler Ă  l’objet sur lequel ils travaillent » (lHuiliEr, 2005, p. 81) – est ici dĂ©valorisante et les amĂšne Ă  occuper une position plutĂŽt dĂ©prĂ©ciĂ©e dans la hiĂ©rarchie de prestige des centres hospi‑taliers universitaires (CHU) : ils n’appartiennent pas Ă  une spĂ©cialitĂ© mĂ©dicale reconnue comme telle par l’institution hospitaliĂšre ; les mĂ©decins qui y exercent n’ont pas de poste de professeurs, etc. Cette dĂ©valorisation du travail Ă  l’approche de la mort doit ĂȘtre rapportĂ©e plus largement Ă  l’évolution du rapport au trĂ©pas dans les socié‑tĂ©s contemporaines. Au‑delĂ  du monde mĂ©dical, la mort, relĂ©guĂ©e « derriĂšre les coulisses de la vie sociale », s’est fortement dĂ©socialisĂ©e au cours du xxe siĂšcle, comme le souligne Norbert EliaS (1987, p. 23). Pour le sociologue, les attitudes d’évite‑ment et de dissimulation de la mort sont le signe d’une rigoureuse censure sociale. La mort s’éloi‑gnerait de la vie sociale et tendrait Ă  devenir une expĂ©rience solitaire (EliaS, 1987). Si cette thĂšse du « refoulement de la mort », avancĂ©e par EliaS au dĂ©but des annĂ©es 1980, a Ă©tĂ© fortement discu‑tĂ©e (DĂ©CHaux, 2001a), elle permet nĂ©anmoins de

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s’interroger sur le statut dĂ©valorisĂ© de la in de vie dans nos sociĂ©tĂ©s modernes et sur le travail qui y est associĂ©. La sociologie s’est ainsi intĂ©ressĂ©e aux transformations sociales de la mort (BauDry, 1999 ; ClavanDiEr, 2009 ; DĂ©CHaux, 2001b ; pEnnEC, 2004) mais aussi aux mutations profes‑sionnelles dans le domaine de la in de vie. De ce point de vue, l’institution hospitaliĂšre a trĂšs tĂŽt Ă©tĂ© un objet d’investigation privilĂ©giĂ© pour analyser la maniĂšre dont l’organisation du travail mĂ©dical façonnait les temporalitĂ©s de la in de vie (GlaSEr, StrauSS, 1968) et dĂ©terminait des contextes de conscience face Ă  la mort (GlaSEr, StrauSS, 1965). Plus rĂ©cemment, les recherches se sont davantage tournĂ©es vers l’étude des pratiques profession‑nelles dans le domaine de la rĂ©animation adulte (kEntiSH-BarnES, 2008) ou nĂ©onatale (paillEt, 2007 ; GiSquEt, 2008), mais aussi dans celui des soins palliatifs (CaStra, 2003 ; BataillE, 2012 ; lEGranD, 2012). Ces travaux insistent souvent sur la diversitĂ© et la complexitĂ© des situations de in de vie Ă  l’hĂŽpital et mettent en avant la mĂ©dicali‑sation et la professionnalisation de leur prise en charge. Cependant, si ces Ă©tudes s’interrogent sur les modalitĂ©s ou les particularitĂ©s du travail auprĂšs des malades en phase avancĂ©e ou terminale de la maladie, elles ne s’intĂ©ressent guĂšre aux proils et aux itinĂ©raires des professionnels concernĂ©s.

Cet article voudrait montrer qu’une approche par les trajectoires professionnelles et par la socia‑lisation au travail Ă©claire sous un jour nouveau les formes d’engagement et de professionnalisation auprĂšs des malades en in de vie. S’interroger sur les situations de rĂ©orientation professionnelle vers les soins palliatifs nĂ©cessite non seulement de tenir compte des parcours professionnels des mĂ©decins ou des personnels paramĂ©dicaux mais aussi de l’acquisition de compĂ©tences et de savoirs spĂ©ciiques.

Entrer dans le soin palliatif

Avant de nous intĂ©resser aux proils et aux dispositions des mĂ©decins, des inirmiers et des aides‑soignants (AS) qui s’engagent dans cet univers de soins particulier, nous prĂ©senterons les modalitĂ©s institutionnelles de dĂ©veloppement des « soins palliatifs » en France.

Diversité et spéciicités des soins palliatifs

Le développement de la médecine palliative dans le monde hospitalier français se traduit par la création de structures spécialisées dÚs la in des années 1980 mais aussi par la mise en place de dispositifs spéciiques de formation (voir encadré 1).

L’expansion numĂ©rique de ces structures est continue et s’accompagne d’une multiplication des postes pour les mĂ©decins mais aussi pour les inirmiers et aides-soignants. Les soins pallia‑tifs recouvrent alors des rĂ©alitĂ©s multiples, tant en

EncadrĂ© 1

Les dispositifs de formation aux soins palliatifs

Le processus d’institutionnalisation des soins palliatifs s’est accompagnĂ© d’un dĂ©veloppement de formations spĂ©cialisĂ©es aussi bien en formation initiale que continue. Les diplĂŽmes universitaires de soins palliatifs (DUSP) et les diplĂŽmes interuniver-sitaires de soins palliatifs (DIUSP) constituent les dispositifs d’enseignement les plus complets et les plus structurĂ©s dans le domaine de la in de vie. Une premiĂšre annĂ©e de type « initiation » valide un DU et une seconde annĂ©e de type « perfectionnement », le DIU. DestinĂ©s principalement aux professionnels en formation continue, ils prĂ©sentent l’intĂ©rĂȘt de dĂ©ve-lopper une iliĂšre de formation consacrĂ©e unique-ment Ă  la discipline, rassemblant les profession-nels et non-professionnels impliquĂ©s dans les soins palliatifs : mĂ©decins, inirmiers, aides-soignants, psychologues, assistantes sociales mais aussi bĂ©nĂ©voles.

En 2011, on comptait, 33 DUSP ou DIUSP ouverts en France. D’aprĂšs une enquĂȘte menĂ©e en 2010 par l’OBSERVATOIRE NATIONAL DE LA FIN DE VIE (2011, pp. 224-226), 4 966 Ă©lĂšves ont Ă©tĂ© formĂ©s entre 2005 et 2010, dont 3 475 en DU et 1 491 en DIU. On comp-tait 62,6 % de « soignants » non mĂ©decins, 28,3 % de mĂ©decins, 5,6 % de psychologues, 1,8 % de bĂ©nĂ©-voles et 1,7 % de professionnels du travail social dans les DU. Les DIU Ă©taient, quant Ă  eux, composĂ©s de 54,8 % de « soignants » non mĂ©decins, 38,5 % de mĂ©decins, 5,6 % de psychologues, 0,7 % de profes-sionnels du travail social, et 0,5 % de bĂ©nĂ©voles.

Par ailleurs, selon l’Observatoire national de la in de vie, entre 2005 et 2009, 2 585 mĂ©decins libĂ©-raux ont Ă©tĂ© formĂ©s (1) aux soins palliatifs grĂące Ă  la formation mĂ©dicale continue (FMC), 66 202 profes-sionnels non mĂ©dicaux ont Ă©tĂ© formĂ©s dans les hĂŽpitaux publics et 15 280 professionnels (mĂ©dicaux et non mĂ©dicaux) dans les cliniques et Ă©tablisse-ments privĂ©s.

Les soins palliatifs ont Ă©galement Ă©tĂ© introduits Ă  des degrĂ©s variables, dans les cursus de formation initiale des Ă©tudes mĂ©dicales, des soins inirmiers et des aides-soignants. Dans les Ă©tudes de mĂ©decine, la construction actuelle du programme prĂ©voit des enseignements intĂ©grĂ©s dans chacun des cycles de formation. Un DESC (diplĂŽme d’études spĂ©cialisĂ©es complĂ©mentaires) « mĂ©decine palliative, mĂ©decine de la douleur » a Ă©tĂ© ouvert en 2008.

(1) Sans que l’on sache exactement ce que recouvre cette expression.

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DEVENIR PROFESSIONNEL EN SOINS PALLIATIFS

termes de pratiques auprĂšs des patients en phase avancĂ©e de la maladie, qu’en termes organisa‑tionnels. Dans le cadre de cet article, nous nous concentrons sur les unitĂ©s ixes de soins palliatifs (USP). Elles constituent des unitĂ©s classiques avec lits d’hospitalisation. D’autres organisations sont possibles (voir tableau suivant), telles les Ă©quipes mobiles de soins palliatifs (EMSP). Celles‑ci, intra‑hospitaliĂšres, se dĂ©placent dans les services curatifs de l’hĂŽpital qui en font la demande ain de conseil‑ler les Ă©quipes dans la prise en charge d’un malade. Enin, les lits identiiĂ©s en soins palliatifs (LISP), apparus plus tardivement, sont des lits situĂ©s au sein des services curatifs de l’hĂŽpital.

Tableau : Offre de soins palliatifs entre 2001 et 2014

2001 2004 2007 2010 2014Unités de soins palliatifs (USP) 30 78 88 108 132

Équipes mobiles de soins palliatifs (EMSP) 265 317 323 353 389

Lits identiiĂ©s de soins palliatifs (LISP) 232 1 281 3 075 4 826 ‑

Sources : Observatoire national de la in de vie (2011) et site inter-

net de la SociĂ©tĂ© française d’accompagnement et de soins palliatifs

(http://www.sfap.org).

Si l’exercice du soin palliatif en USP diffĂšre profondĂ©ment du travail menĂ© en EMSP, les proils des professionnels exerçant dans ces deux types de structures ne sont pas fondamentalement diffĂ©rents. D’une part, l’étude des trajectoires que nous avons reconstituĂ©es montre que de nombreux profession‑nels ont pu travailler en Ă©quipe mobile avant de rejoindre une USP ou ont exercĂ© en USP avant d’in‑tĂ©grer une Ă©quipe mobile : il existe alors une rĂ©elle mobilitĂ© professionnelle Ă  l’intĂ©rieur du monde des soins palliatifs Ă  l’hĂŽpital. D’autre part, certaines structures de soins palliatifs sont « hybrides », l’USP Ă©tant complĂ©tĂ©e par une EMSP oĂč les profession‑nels Ă©voluent simultanĂ©ment. Il existe donc une forte porositĂ© entre ces deux univers de soins.

Cela est beaucoup moins vrai en ce qui concerne les deux autres formes d’exercice du soin palliatif : les lits identiiĂ©s de soins palliatifs permettent de dispenser des soins palliatifs au sein d’un service curatif qui dispose d’un mĂ©decin rĂ©fĂ©rent formĂ© Ă  cet effet ; les rĂ©seaux de soins palliatifs regroupent des professionnels libĂ©raux qui organisent une prise en charge palliative Ă  domicile. Les pratiques palliatives sont donc loin d’ĂȘtre uniformes. Cette diversitĂ© doit ĂȘtre mise en lien avec l’hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© des situations de in de vie qui peuvent nĂ©cessiter des modes de prise en charge et des compĂ©tences diffĂ©rents. Le travail du professionnel, les diffĂ©rents accompagnements qu’il peut proposer, ne seront pas identiques s’il bĂ©nĂ©icie du plateau technique du CHU, d’une surveillance par des professionnels vingt‑quatre heures sur vingt‑quatre ou si le patient est Ă  domicile avec une visite paramĂ©dicale tous les

deux jours. Par exemple, les sĂ©dations profondes ne sont jamais rĂ©alisĂ©es hors de l’hĂŽpital.

De mĂȘme, beaucoup d’acteurs du soin sont amenĂ©s Ă  avoir une activitĂ© curative et palliative conjointe – ce que soulignent certains travaux (BaSzanGEr, 2000 ; FolEy, 2010) – il nous faut cependant remarquer que la dĂ©inition et le contenu du soin palliatif se modiient en fonction du cadre dans lequel il s’inscrit. Ainsi, pour certains mĂ©de‑cins gĂ©nĂ©ralistes exerçant en libĂ©ral, Ă  l’instar de ce que nous Ă©crivions en introduction, taire la proxi‑mitĂ© de la mort Ă  venir pour que le patient conserve un espoir est une « bonne maniĂšre » d’accompagner la in de vie alors que cela est une hĂ©rĂ©sie pour les professionnels en USP
 Toutes les activitĂ©s pallia‑tives ne peuvent ĂȘtre comparĂ©es sans prĂ©caution.

Pour comprendre comment on devient profes‑sionnel dans une USP, nous avons reconstituĂ© le parcours des personnels (voir encadrĂ© 2 prĂ©sen‑tant nos enquĂȘtes), ain de retracer les diffĂ©rentes maniĂšres par lesquelles ils reconstruisent leur enga‑gement dans les soins palliatifs, en cohĂ©rence avec leurs expĂ©riences passĂ©es. Notre objectif principal a Ă©tĂ© de saisir ce qui a rassemblĂ© ces acteurs aux appar‑tenances professionnelles multiples (mĂ©decins, cadres de santĂ©, inirmiers, aides-soignants, etc.) autour d’une activitĂ© mĂ©dicale particuliĂšre Ă  partir de l’hypothĂšse suivante : on ne devient pas membre d’un segment professionnel (StrauSS, 1992) par hasard et, pour le demeurer, il faut faire preuve de certaines « dispositions ». Nous nous sommes donc intĂ©ressĂ©s aux situations de changements profes‑sionnels qui marquent le passage d’une mĂ©decine curative Ă  une mĂ©decine palliative. Leur dimension « volontaire » est importante : comme nous allons le voir, l’engagement dans les soins palliatifs semble choisi et anticipĂ©, tant pour les mĂ©decins que pour les paramĂ©dicaux. Si cette caractĂ©ristique renvoie aux reconversions professionnelles volontaires (nĂ©Groni, 2005), les rĂ©orientations ou bifurcations professionnelles dont il est question dans cet article ne peuvent pas ĂȘtre assimilĂ©es Ă  des « ruptures professionnelles » qui marqueraient un changement de profession et de domaine professionnel (BErton, 2013 ; DEnavE, 2006) ; elles s’inscrivent au contraire systĂ©matiquement dans la mĂȘme profession.

Il s’agit donc de rendre compte de ces trajectoires professionnelles qui relĂšvent d’un certain type de mobilitĂ© professionnelle. Si les enquĂȘtĂ©s n’exercent pas tous la mĂȘme profession, ils se rassemblent nĂ©an‑moins autour d’une activitĂ© commune (2) : soigner sans essayer de guĂ©rir. S’interroger sur les points de bifurcation et les rĂ©orientations professionnelles implique au prĂ©alable de revenir sur ce qui peut provoquer ces changements dans la carriĂšre.

(2) Que l’on peut retrouver dans d’autres secteurs de la mĂ©decine.

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Il ressort des entretiens que la dĂ©cision de s’im‑pliquer dans les soins palliatifs tĂ©moigne avant tout d’une dĂ©marche engagĂ©e par les acteurs et de la volontĂ©, frĂ©quemment exprimĂ©e, de rompre avec la situation de travail antĂ©rieure ou de s’en distancier.

Trajectoires professionnelles et

réorganisation biographique

Le recueil de donnĂ©es empirique nous donne accĂšs aux trajectoires (quelles Ă©tudes ont Ă©tĂ© suivies, par quels services les professionnels enquĂȘtĂ©s sont‑ils passĂ©s ?) mais aussi Ă  un discours sur ces derniĂšres. Celui‑ci est une reconstruction par les acteurs de leur trajectoire pour la rendre cohĂ©rente, ce que Pierre BourDiEu (1986) appelle « l’illusion biographique ».

DĂšs lors, si on a bien un accĂšs objectif aux bifurcations professionnelles, les justiications de ces rĂ©orientations antĂ©rieures sont construites par les acteurs Ă  partir de leur position actuelle : c’est le professionnel d’USP qui explique pourquoi il a quittĂ© la gĂ©riatrie, l’oncologie ou la rĂ©animation. Nos enquĂȘtĂ©s se font les idĂ©ologues de leur propre vie en cherchant Ă  donner un sens Ă  leur histoire. De ce fait, ils sĂ©lectionnent « en fonction d’une inten‑tion globale, certains Ă©vĂ©nements signiicatifs » et Ă©tablissent « entre eux des connexions propres Ă  les

justiier d’avoir existĂ© et Ă  leur donner cohĂ©rence » (BourDiEu, 1994, p. 82).

Ce qui est ici particuliĂšrement intĂ©ressant, c’est qu’à travers les discours, au‑delĂ  des diffĂ©rences entre les parcours de mĂ©decins, d’inirmiers et d’aides‑soignants (AS), au‑delĂ  des disparitĂ©s entre les multiples USP explorĂ©es, apparaissent des logiques communes. Que nous apprennent‑elles ?

Des trajectoires médicales et paramédicales

d’entrĂ©e en soins palliatifs

Du fait du type de soin prodiguĂ© dans les unitĂ©s de soins palliatifs, du type de patient qui y est accueilli, les professionnels d’USP ne se sont pas vu imposer cette activitĂ©. Ce n’est pas non plus « faute de mieux » que l’on travaille dans cette unitĂ© car cette pratique nĂ©cessite ce qu’Annie DuSSuEt (2010) nomme un « engagement authentique ». Il faut entendre par lĂ  que la participation attendue des diffĂ©rents personnels dans leur activitĂ© ne permet pas un enga‑gement distanciĂ© au travail. Une forte implication dans l’activitĂ© est nĂ©cessaire car sans cet engage‑ment authentique, on ne supporte pas longtemps ce

Encadré 2

Deux enquĂȘtes auprĂšs des professionnels de soins palliatifs

Cet article est issu de deux enquĂȘtes qualitatives rĂ©alisĂ©es par observations in situ longues et par entretiens semi-directifs auprĂšs des professionnels mĂ©dicaux et paramĂ©dicaux d’unitĂ©s ixes de soins palliatifs (USP).

Une premiĂšre enquĂȘte a Ă©tĂ© menĂ©e entre 1997 et 2003 auprĂšs de professionnels de diffĂ©rentes Ă©quipes – dont douze USP â€“ de la rĂ©gion parisienne et du Nord de la France. Il s’agissait d’analyser le processus de mĂ©dicalisa-tion de la in de vie et d’envisager cette prĂ©occupation nouvelle dans la mĂ©decine du point de vue de la rhĂ©torique professionnelle, mais aussi des pratiques concrĂštes de soins Ă  l’hĂŽpital. Une partie de l’enquĂȘte visait notamment Ă  retracer les processus d’engagement des premiers mĂ©decins et paramĂ©dicaux, les pionniers qui ont participĂ© Ă  l’émergence de la discipline en France (dans les annĂ©es 1970-1980), mais aussi des professionnels qui se sont impliquĂ©s plus tard dans la mĂ©decine palliative. L’observation ethnographique des rĂ©unions de transmission entre Ă©quipes mais aussi du travail des diffĂ©rentes catĂ©gories de personnels (principalement les mĂ©decins, inirmiers et aides-soignants) auprĂšs des malades a permis de mieux comprendre les processus de socialisation Ă  l’Ɠuvre au sein des unitĂ©s de soins palliatifs. Nous avons Ă©tĂ© particuliĂšrement attentifs aux interactions entre professionnels mais aussi entre professionnels et profanes (malades et familles).

Les entretiens, auprĂšs des membres des structures de soins palliatifs (1), avaient par ailleurs pour objectif de retracer les modalitĂ©s et les processus d’entrĂ©e dans le monde social et d’identiier les facteurs (rĂ©seaux de connaissances, itinĂ©raires et trajectoires) favorisant cet engagement.

Au total, une centaine d’entretiens semi-directifs ont Ă©tĂ© menĂ©s auprĂšs des professionnels des soins pallia-tifs (mĂ©decins, psychologues, cadres de santĂ©, inirmiers, aides-soignants, agents de service hospitalier [ASH]). L’enquĂȘte par observation directe a Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©e sur une pĂ©riode de six mois dans une unitĂ© de soins palliatifs.

La seconde enquĂȘte, plus modeste, a dĂ©butĂ© en 2006 auprĂšs d’une USP et EMSP d’un CHU d’une rĂ©gion de l’Est de la France. Depuis, l’enquĂȘte se poursuit et ce terrain s’est enrichi de deux autres unitĂ©s de soins palliatifs dans des rĂ©gions limitrophes. Une cinquantaine d’entretiens semi-directifs ont Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©s auprĂšs des profes-sionnels. À cela s’ajoute un travail d’observation in situ long – une annĂ©e complĂšte puis une journĂ©e par semaine durant trois annĂ©es â€“ des diffĂ©rents services, notamment des rĂ©unions pluridisciplinaires qui servent Ă  problĂ©ma-tiser la situation des patients.

Ce texte se repose donc sur des données qualitatives issues de 15 USP sur les 108 existantes en 2011.

(1) Ces structures se situaient aussi bien dans le secteur public (centres hospitaliers universitaires et non universitaires, hÎpitaux locaux) que dans le secteur privé (établissements privés participant au service public hospitalier [PSPH] et non PSPH).

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Travail et Emploi n° 141 ‱ 57 ‱

DEVENIR PROFESSIONNEL EN SOINS PALLIATIFS

travail (3). Travailler continuellement au contact de la mort et du malheur est dĂ©lĂ©tĂšre (lHuiliEr, 2006, pp. 137 et suivantes notamment). Pour autant, les soignants de soins palliatifs ne semblent pas en souffrir. Si nous ne disposons d’aucun chiffre pour l’ensemble du territoire français, en revanche, nous n’avons observĂ© aucune dĂ©mission pour raison de violence psychique causĂ©e par l’exercice de l’acti‑vitĂ©. « Nous, on n’a pas de problĂšme avec la mort », disait la psychologue d’une unitĂ©. S’il existe bien un turn over, il semble surtout s’agir d’opportunitĂ© de carriĂšre (devenir cadre de santĂ©, prendre un poste de chef de service) ou encore pour suivre un conjoint.

D’aprĂšs nos observations et entretiens, entrer en soins palliatifs en tant que mĂ©decin, inirmier ou aide‑soignant, rĂ©sulte toujours d’un choix volontaire, motivĂ© par nos informateurs. C’est un trait spĂ©ci‑ique de ces unitĂ©s car les mouvements du personnel paramĂ©dical (inirmiers ou aides-soignants) dans d’autres services constituent en gĂ©nĂ©ral des rĂ©ponses contraintes aux besoins de l’hĂŽpital. Les mĂ©decins, quant Ă  eux, ont certes bien choisi de faire mĂ©decine. Mais ils sont tributaires de l’ouverture des postes. Certains peuvent alors ne faire que passer dans un service, dans l’attente d’une meilleure opportunitĂ©. Or on a observĂ© que les USP ne sont pas des lieux de passage, les professionnels s’y inscrivant gĂ©né‑ralement dans la durĂ©e. Comment les mĂ©decins et paramĂ©dicaux Ă©voquent‑ils leur « basculement » vers ce nouvel univers de soins ? Comment sont‑ils intro‑duits, aspirĂ©s, accrochĂ©s (StrauSS, 1992, p. 276), et en dĂ©initive, comment entrent-ils en USP ? Les rĂ©cits que nous avons recueillis rendent compte de cette implication progressive dans cette mĂ©decine de in de vie (voir encadrĂ©s 3 et 4).

Encadré 3

Paul, médecin pionnier de la discipline : de la cardiologie aux soins palliatifs

(fĂ©vrier 2002)

Paul, 51 ans est mĂ©decin responsable d’une unitĂ© de soins palliatifs. Il retrace son parcours en Ă©voquant son hĂ©sitation, au moment de son internat de cardiologie (dans les annĂ©es 1980), Ă  dĂ©mis-sionner pour s’orienter vers la psychiatrie : « Parce

que je me disais : “Mais toutes les maladies, toutes

les raretĂ©s, j’ai rien Ă  en foutre, ce qui m’intĂ©resse,

c’est les gens, c’est ce qu’ils disent.” » Il termine pourtant son internat. Assistant en mĂ©decine et cardiologue dans un hĂŽpital, il frĂ©quente rĂ©guliĂšre-ment plusieurs mĂ©decins, pionniers de la discipline palliative, qui contribueront bientĂŽt Ă  dĂ©velopper les soins palliatifs dans la rĂ©gion parisienne. Paul Ă©voque, Ă  plusieurs reprises durant l’entretien et avec insistance, son intĂ©rĂȘt pour la maladie grave.

(3) S’interroger sur les conditions de rĂ©sistance Ă  l’activitĂ© professionnelle n’est pas l’objet de ce texte. On pourra lire sur ce sujet, SCHEpEnS (2015).

Il participe activement, dĂšs le milieu des annĂ©es 1980, Ă  un groupe de rĂ©lexion analytique qui rĂ©unit mĂ©decins, inirmiers, psychologues et psychana-lystes pour travailler sur des cas cliniques de ins de vie. Dans les annĂ©es suivantes, il abandonne son « poste statutaire et bien payĂ© » en cardiologie « pour s’engager dans une aventure », celle des soins palliatifs, Ă  une pĂ©riode oĂč cette mĂ©decine est encore peu rĂ©pandue en France. Il travaille dans les premiĂšres structures qui s’ouvrent alors dans diffĂ©-rents hĂŽpitaux de la rĂ©gion parisienne au tournant des annĂ©es  1980 et  1990 puis devient, quelques annĂ©es plus tard, responsable d’une Ă©quipe mobile dont il prend part Ă  la crĂ©ation, dans un grand hĂŽpital parisien. Durant cette pĂ©riode, il prend des respon-sabilitĂ©s importantes dans l’une des principales associations françaises de soins palliatifs. Dans les annĂ©es 2000, il dĂ©cide de quitter cette Ă©quipe mobile et endosse la responsabilitĂ© d’une unitĂ© de soins palliatifs.

Encadré 4

CĂ©line, mĂ©decin vacataire : de la gĂ©riatrie aux soins palliatifs (avril 2002)

CĂ©line, 38  ans, est mĂ©decin gĂ©nĂ©raliste et exerce en USP. Au dĂ©but des annĂ©es 1990, elle fait son internat de mĂ©decine gĂ©nĂ©rale « avec l’idĂ©e de

s’occuper de personnes ĂągĂ©es pour pouvoir rester

hospitaliĂšre » et « travailler en Ă©quipe ». Elle exerce dans diffĂ©rents services de gĂ©riatrie et travaille notamment sous la responsabilitĂ© d’un gĂ©riatre qui lui « [
] fait faire  des rĂ©animations chez des

personnes de 96 ans, des choses complĂštement

excessives et ça a commencé à générer en moi une

certaine rĂ©lexion autour de l’abstention de soins

chez le sujet ĂągĂ© ». AprĂšs des lectures autour de la question de l’excĂšs de soins et de l’arrĂȘt de soins chez le patient ĂągĂ©, CĂ©line dĂ©cide de prendre un poste d’interne en unitĂ© de soins palliatifs tout en faisant son DU (diplĂŽme universitaire). La pratique des soins palliatifs lui apparaĂźt alors clairement comme son nouveau projet professionnel : « J’ai

dĂ©couvert une façon de soigner qui devait ĂȘtre en

moi depuis bien avant. C’est une satisfaction pleine

dans ma façon d’exercer mon mĂ©tier de mĂ©decin,

avec du temps, avec une autre façon de faire. [
] Ça m’a fait comprendre vraiment qu’il y avait une

autre façon de prendre le malade en charge. » Elle travaille ensuite dans diffĂ©rentes unitĂ©s de soins palliatifs ou Ă©quipes mobiles oĂč elle occupe des postes d’assistante et effectue des vacations.

Le choix de s’orienter vers les soins palliatifs correspond pour ces mĂ©decins Ă  une volontĂ© de se rapprocher d’une pratique professionnelle plus en adĂ©quation avec leurs aspirations. Ils Ă©voquent trĂšs tĂŽt dans leur trajectoire un intĂ©rĂȘt pour la maladie grave – intĂ©rĂȘt qui est aussi mis en avant dans la population des paramĂ©dicaux : « L’hĂ©mato[logie], la cancĂ©ro[logie], ça, c’est des services qui m’atti-raient. La chir[urgie], en revanche, ça ne m’a jamais bottĂ©e. On s’intĂ©resse pas au patient, seulement Ă 

Page 7: Devenir professionnel en soins palliatifs

‱ 58 ‱ Travail et Emploi n° 141

ses organes » (Annie, inirmiĂšre, 2008) – ou pour les questions Ă©thiques liĂ©es Ă  la in de vie (dĂ©cision d’arrĂȘt des soins, limites de la rĂ©animation). Dans les deux cas prĂ©sentĂ©s, les mĂ©decins abandonnent leurs pratiques initiales : la cardiologie pour Paul et la gĂ©riatrie pour CĂ©line. Dans la premiĂšre trajec‑toire, la rĂ©orientation prend la forme d’opportunitĂ©s qui vont se prĂ©senter Ă  Paul, notamment la parti‑cipation Ă  un groupe de rĂ©lexion sur la in de vie et la rencontre au sein du mĂȘme hĂŽpital d’autres mĂ©decins impliquĂ©s de maniĂšre prĂ©coce dans les soins palliatifs. Dans la seconde, l’intĂ©rĂȘt pour les soins palliatifs est justiiĂ© par un « Ă©lĂ©ment dĂ©clen‑chant “cristallisateur” liĂ© Ă  la pratique prĂ©cĂ©dente du mĂ©decin » (BaSzanGEr, 1990, p. 274) : la confron‑tation Ă  des situations d’excĂšs de soins entraĂźne une insatisfaction et une rĂ©lexion sur les pratiques mĂ©dicales dans le domaine de la in de vie. Pour CĂ©line, la dĂ©couverte des soins palliatifs s’appa‑rente alors Ă  une rĂ©vĂ©lation qui Ă©claire sous un jour nouveau les conceptions du travail mĂ©dical.

En se donnant Ă  entendre comme la raison de leur engagement, ces rĂ©cits inscrivent l’intĂ©rĂȘt pour les soins palliatifs dans un retour Ă  un « sens premier » du soin et de la mĂ©decine. Contre une mĂ©decine perçue comme trop technicienne (CĂ©line vit trĂšs dificilement l’obligation de rĂ©animer des personnes trĂšs ĂągĂ©es), qui ne fait pas de place Ă  la personne mais seulement Ă  sa pathologie (Paul mentionne son dĂ©sintĂ©rĂȘt pour les maladies rares enseignĂ©es lors de son internat et y oppose la nĂ©cessaire prise en compte de la personne), ces mĂ©decins prennent leurs distances avec les pratiques et les conceptions antĂ©rieures et disent rechercher une autre maniĂšre de prendre en charge la maladie grave et la in de vie.

D’autres mĂ©decins se reconnaissent une iliation avec une « mĂ©decine d’autrefois » (impuissance Ă  guĂ©rir, primat du relationnel), souvent associĂ©e Ă  la mĂ©decine gĂ©nĂ©rale (4) (soulagement de la souf‑france, prise en charge « globale », etc.). C’est le cas de Vincent, qui a suivi une formation en mĂ©decine gĂ©nĂ©rale. Pour lui, la dĂ©marche des soins palliatifs serait inalement constitutive de l’essence mĂȘme de la mĂ©decine, inspirĂ©e non par un « rĂ©fĂ©rentiel scien-tiste » mais « tournĂ©e vers les sciences humaines. Les mĂ©decins Ă©taient des scientiiques mais aussi des littĂ©raires » (Vincent, mĂ©decin, USP, 1998). Cette tentative pour se dĂ©inir Ă  partir d’une mĂ©de‑cine jugĂ©e plus « authentique », et non plus Ă  partir d’une mĂ©decine scientiique et biomĂ©dicale, permet d’inscrire l’activitĂ© mĂ©dicale dans un registre qui privilĂ©gie la subjectivitĂ© et la relation.

La grande majoritĂ© des mĂ©decins rencontrĂ©s nous ont signiiĂ© qu’ils avaient « toujours » eu envie de faire une autre mĂ©decine qui « s’intĂ©resse

(4) Soulignons que parmi les médecins interrogés exerçant en unité de soins palliatifs, on trouve de trÚs nombreux médecins généralistes.

Ă  la personne malade » (Nathan, mĂ©decin, 42 ans en 2008), qui « ne saucissonne pas les patients » (HĂ©loĂŻse, mĂ©decin, 37 ans en 2006), qui ne soit pas qu’« une mĂ©decine d’organes » (RĂ©mi, mĂ©decin, 29 ans en 2010). Cette envie, qu’on retrouve chez les paramĂ©dicaux, est accompagnĂ©e, parfois d’une souffrance, pour le moins d’une gĂȘne :

« En gĂ©riatrie, moi, j’étais prĂȘte Ă  aller faire caissiĂšre [dans un supermarchĂ©] pour ne plus faire ce que je faisais. C’était une souffrance pour moi
 Quand j’ai su qu’il y avait un poste lĂ  [USP], j’ai revu le jour
 Mais Ă  en faire une dĂ©pression. En bas [en gĂ©ria‑trie], on faisait quinze toilettes le matin
 En fait, tu avais quinze patients avec une inirmiĂšre que tu ne voyais pas parce qu’elle Ă©tait dĂ©bordĂ©e par ses soins techniques. Sur les quinze toilettes, tu en avais treize complĂštes
 Alors, les valeurs que t’as en faisant ce mĂ©tier
 Moi, je sortais de l’école, j’avais mes valeurs bien
 Je voulais faire mon mĂ©tier comme t’en rĂȘves et je tombe là
 Il y a plus rien. Tu travaillerais Ă  l’usine, ce serait pareil. Tu donnes Ă  manger Ă  des gens en cinq minutes, tu les lĂšves mĂȘme s’ils n’ont pas envie, tu les laves mĂȘme s’ils n’ont pas envie. [
] Dur quoi. »

(Nathalie, AS, 24 ans en 2008.)

Les USP sont alors prĂ©sentĂ©es comme un refuge, un lieu oĂč l’on pourrait exercer son activitĂ© dans les soins mĂ©dicaux et paramĂ©dicaux en accord avec sa conception du mĂ©tier (voir encadrĂ©s 5 et 6).

Encadré 5

Dominique, inirmiÚre : combler un déicit de compétences dans le domaine

de la in de vie (janvier 1998)

DiplĂŽmĂ©e depuis douze ans, Dominique, 32 ans, a travaillĂ© comme inirmiĂšre dans diffĂ©rents services. Elle dĂ©bute sa carriĂšre en maternitĂ©, puis pour-suit en chirurgie. Elle Ă©voque ses lacunes dans le domaine de la douleur post-opĂ©ratoire qui Ă©tait peu prise en compte. Peu satisfaite, elle aborde « des

services plus compliquĂ©s » comme la cancĂ©rologie oĂč elle s’investit de plus en plus. Elle suit plusieurs formations  sur la douleur, la relation d’aide, les diagnostics inirmiers. Alors qu’elle travaille dans un institut de cancĂ©rologie de la rĂ©gion parisienne, elle s’implique alors dans les soins auprĂšs des patients en in de vie et s’interroge sur l’accompagnement des malades et des familles. Dominique dĂ©crit cette pĂ©riode comme dificile professionnellement : le travail est prĂ©sentĂ© comme « lourd » : « Et j’avais

beaucoup de mal, il me manquait quelque chose

par rapport à l’accompagnement du patient en in

de vie. Je voyais certains mĂ©decins qui n’osaient

pas rentrer dans les chambres des patients en in

de vie parce qu’ils n’avaient rien Ă  leur dire. » Elle dĂ©cide alors de dĂ©missionner « pour faire un break », et choisir un service dans lequel elle aurait envie de travailler. Quelque temps plus tard, elle s’engage Ă  l’hĂŽpital B et travaille « au pool » (Ă©quipe de rempla-cement oĂč les inirmiers sont affectĂ©s temporai-rement dans les services, pour pallier le manque provisoire d’inirmiers).

Page 8: Devenir professionnel en soins palliatifs

Travail et Emploi n° 141 ‱ 59 ‱

DEVENIR PROFESSIONNEL EN SOINS PALLIATIFS

Elle « tourne » alors dans tout l’hĂŽpital. Durant cette pĂ©riode, sa mĂšre tombe malade puis dĂ©cĂšde : « Je me suis retrouvĂ©e dans le rĂŽle de famille et

donc de l’autre cĂŽtĂ© de la barriĂšre, et ça fait un

choc parce qu’on voit les lacunes qu’il y a en face. » L’incompĂ©tence des collĂšgues est particuliĂšrement mal vĂ©cue : « Je me suis dit : “Plus ça, il ne faut pas

travailler comme ça.” » Elle ajoute un peu plus tard dans l’entretien : « C’est pas ça qui m’a dĂ©cidĂ© Ă 

venir travailler en soins palliatifs (parce que je n’y

ai pas travaillĂ© tout de suite), mais c’est ce qui m’a

permis de rĂ©lĂ©chir. DĂ©jĂ , la rĂ©lexion je l’avais faite

en Ă©tant Ă  l’Institut [de cancĂ©rologie], en voyant ces

mĂ©decins qui n’osaient pas parler aux patients qui

allaient mourir et qui ne savaient pas leur dire que

c’était grave, qu’on allait arrĂȘter les chimiothĂ©ra-

pies, et qui faisaient des chimiothérapies, je dirais,

Ă  la demande ou des familles ou des patients parce

qu’ils ne savaient pas leur dire : “Non ce n’est plus

utile.” Ça c’est dificile. Parce que nous, on savait

tous que ça ne servait à rien. Je me suis vue faire

des chimiothérapies à des patients qui sont morts

dans les deux heures. » Un peu plus d’un an aprĂšs le dĂ©cĂšs de sa mĂšre, Dominique dĂ©cide de postuler dans l’unitĂ© de soins palliatifs de l’hĂŽpital B oĂč elle est admise.

Encadré 6

Françoise, aide-soignante : « Leur

procurer le plus de confort et de bien-

ĂȘtre possible » (janvier 1998)

AprĂšs un BEP (brevet d’études profession-nelles) sanitaire et social, Françoise (ĂągĂ©e de 38 ans au moment de l’entretien) commence Ă  travailler comme agent de service hospitalier (ASH) dans diffĂ©rents hĂŽpitaux. Elle entreprend alors une forma-tion d’aide-soignante avant de « chercher une place » Ă  l’AP (Assistance publique des hĂŽpitaux de Paris). Elle travaille dans l’hĂŽpital P  dans le service des maladies tumorales et sanguines oĂč sont soignĂ©s des patients atteints de cancers et de leucĂ©mies. Françoise souligne sa lassitude face au rythme de travail et Ă©voque les horaires contraints pour tous les malades, y compris ceux dans un Ă©tat critique. C’est dans le mĂȘme hĂŽpital et grĂące Ă  ses collĂšgues qu’elle apprend l’existence d’une unitĂ© de soins palliatifs : « Dans certaines formations, on croisait

des illes qui venaient d’ici, soit des inirmiùres, soit

des aides-soignantes, elles nous parlaient comment

elles fonctionnaient. Et puis, je me suis dit : “Un jour,

si je change de service, je prendrai sûrement les

soins palliatifs parce que ça a l’air de me convenir.” » Françoise explique son envie de « trouver un service

oĂč on sert les malades quand ils veulent [
]. C’est

presque du travail à domicile. C’est un peu comme

si j’étais chez eux, dans un lieu d’hospitalisation. » Le souhait de travailler dans l’USP, une petite unitĂ© de dix lits, est assimilĂ© Ă  la volontĂ© de sortir de la routine hospitaliĂšre classique qu’elle a connue mais aussi de « travailler au service des patients, de façon

Ă  leur procurer le plus de bien-ĂȘtre et de confort

possible ».

Contrairement Ă  certaines trajectoires de mĂ©de‑cins que nous avons observĂ©es, on ne devient pas inirmier ou aide-soignant en soins palliatifs sitĂŽt sortie de l’Ifsi (Institut de formation en soins inirmiers) ou de sa formation d’aide-soignant (5). On exerce d’abord dans des services hospita‑liers « classiques » qui permettent d’acquĂ©rir une premiĂšre expĂ©rience, mais aussi de se familiariser avec diffĂ©rents contextes de in de vie. Ce n’est que dans un second temps qu’on peut dĂ©cider de se diriger vers une activitĂ© exclusivement dĂ©diĂ©e aux malades mourants (6) ou en phase avancĂ©e de la maladie. Dans les rĂ©cits de paramĂ©dicaux, le senti‑ment d’incompĂ©tence face aux malades mourants (Dominique), l’absence de rĂ©elle prise en charge de la in de vie et les conceptions du soin imposĂ©es par les mĂ©decins, les contraintes organisationnelles et le rythme de travail face Ă  la maladie grave (Françoise) constituent autant de contextes dĂ©fa‑vorables qui conduisent Ă  vouloir rompre avec la situation d’emploi antĂ©rieure. Les rĂ©cits recueillis lors des entretiens mettent en forme des expĂ©riences diffĂ©rentes et des motivations multiples qui, toutes, s’organisent selon une logique commune : celle des USP.

Illusion et réorganisation biographique

Les Ă©vĂ©nements relatĂ©s par nos enquĂȘtĂ©s ont bien eu lieu mais le choix de les rendre particuliĂšrement signiiants est Ă  rapprocher du travail biographique de l’enquĂȘtĂ©, c’est‑à‑dire son activitĂ© de symboli‑sation et d’uniication de l’expĂ©rience, qui peut ĂȘtre considĂ©rĂ© comme un point d’émergence de sa construction identitaire (voĂ«Gtli, 2004). Ce que donnent en partie Ă  voir les entretiens, c’est le discours que le professionnel doit tenir pour justiier sa participation Ă  l’activitĂ© palliative. C’est d’une mĂȘme voix que la majoritĂ© des soignants – venant de structures diffĂ©rentes, abordĂ©s au cours de recherches diffĂ©rentes Ă  partir de grilles d’entretiens diffĂ©rentes – Ă©voque des Ă©vĂ©nements de leur propre existence (confrontation personnelle ou profession‑nelle Ă  la maladie grave et aux dĂ©cĂšs dificiles) qui auraient largement inluencĂ© la dĂ©cision de s’enga‑ger dans les soins palliatifs :

« Ma mĂšre est morte d’une tumeur cĂ©rĂ©brale, pour tout vous dire, lorsque j’étais jeune mĂ©decin et j’ai fait tout ce qu’il est interdit de faire : j’étais son mĂ©decin et elle avait une tumeur que je ne souhaite Ă  personne,

(5) Si le premier poste titulaire d’un mĂ©decin peut ĂȘtre situĂ© en USP, il faut remarquer que la formation mĂ©dicale repose sur de nombreux stages rĂ©alisĂ©s dans diffĂ©rents services. Le mĂ©decin expĂ©rimente donc diffĂ©rentes maniĂšres d’aborder la mĂ©decine avant d’ĂȘtre titularisĂ©.(6) Le terme de « mourant » n’est pas un terme indigĂšne, il est trĂšs peu utilisĂ© dans les USP. Si nous l’utilisons, c’est qu’il est, pour le sociologue, un raccourci pratique visant Ă  identiier – en les simpliiant – les populations de patients concernĂ©es par le soin palliatif : des individus incurables et en in de vie, s’ache‑minant vers leur mort du fait de leur pathologie.

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c’est-Ă -dire une tumeur qui touchait au centre de la douleur, enin la plus horrible des tumeurs du cerveau. Comme je vous disais tout Ă  l’heure : j’ai vĂ©cu des Ă©vĂ©nements personnels, celui-ci en est un fort. »

(Rémi, médecin, chef de service USP.)

C’est le mĂȘme discours que tiennent les mĂ©de‑cins fondateurs des soins palliatifs en France : « DĂšs le dĂ©but de ses Ă©tudes de mĂ©decine, Marie‑Sylvie Richard a Ă©tĂ© confrontĂ©e Ă  l’acharnement thĂ©ra‑peutique et Ă  la mort, Ă  travers le cas d’une jeune ille de 14 ans, atteinte de leucĂ©mie, dont le pĂšre venait de mourir d’une tumeur foudroyante et dont elle connaissait bien la famille. “J’ai vĂ©cu avec elle toutes les affres du moment oĂč toutes les thĂ©rapeu‑tiques dĂ©rapaient [
]. AprĂšs, j’ai sans doute Ă©tĂ© trĂšs sensible dans tous mes stages Ă  l’écoute du malade” » (lE GarrEC, 1991, p. 107).

Bien sĂ»r, l’importance de ces Ă©vĂ©nements marquants sur l’orientation de la carriĂšre profession‑nelle n’est pas Ă  nĂ©gliger. Cependant, il nous faut remarquer que la direction prise lors de la rupture de trajectoire n’est pas contenue dans l’évĂ©nement lui‑mĂȘme. D’autres choix Ă©taient possibles : se former en soins palliatifs sans pour autant intĂ©grer une USP ; s’intĂ©resser Ă  la douleur et Ă  la souffrance dans les services curatifs ; faire de la recherche en oncologie, en hĂ©patologie, en infectiologie, etc. Par ailleurs, tous les soignants sont confrontĂ©s Ă  ce type de drame et tous ne s’orientent pas vers les soins palliatifs.

Les « motivations » Ă  l’origine d’une rĂ©orien‑tation vers les soins palliatifs sont extrĂȘmement diverses : l’insatisfaction liĂ©e au dĂ©icit de la relation au malade et les conditions de travail en gĂ©nĂ©ral, la confrontation dificile Ă  la souffrance, aux situa‑tions d’excĂšs de soins ou encore Ă  des expĂ©riences d’euthanasie. Une cadre de santĂ© Ă©voque ainsi sa confrontation aux pratiques d’accĂ©lĂ©ration de la mort des patients quand elle Ă©tait inirmiĂšre :

« Quand j’étais en mĂ©decine gĂ©nĂ©rale Ă  B, on avait un vieux monsieur, il Ă©tait atteint d’un cancer gĂ©nĂ©ralisĂ©, il souffrait le martyr. [
] Et il me disait : “Mais si j’étais ton grand-pĂšre [parce qu’aprĂšs, il me tutoyait], si j’étais ton grand-pĂšre, est-ce que tu me laisserais souffrir comment ça ?” Et donc moi, tous les jours, je tannais les mĂ©decins Ă  la visite : “Faites quelque chose, faites quelque chose !” Et la rĂ©ponse, ça a Ă©tĂ© un cocktail lithique (7). Et bon, que j’ai posĂ© parce que j’avais pas d’autre chose Ă  faire. Et au moment oĂč je lui ai posĂ© cette perfusion, je pense que mĂȘme si les choses ne se sont pas dites, il a tout Ă  fait compris ce que j’étais en train de faire. Et Ă  ce moment-lĂ , il ne m’a plus parlĂ© pendant les quelques heures oĂč le cock-tail a fait effet. Moi, j’ai pas dormi pendant quinze jours aprĂšs. »

(Diane, cadre de santé, USP, mai 1998.)

(7) Le cocktail lithique est une perfusion qui Ă©tait rĂ©guliĂšre‑ment utilisĂ©e dans certains services curatifs, dans les annĂ©es 1970 et 1980, pour accĂ©lĂ©rer le processus de mort.

Ces « motivations », dont il serait vain de tenter l’inventaire, ne sont pas ce qui explique l’entrĂ©e en USP. Elles signent un malaise, de la gĂȘne Ă  la souffrance, qui incite le professionnel Ă  envisager une rĂ©orientation. On retrouve des reprĂ©senta‑tions du passĂ© et une rhĂ©torique du discours sur soi caractĂ©ristiques du groupe, qui constituent un moule narratif grĂące auquel l’individu bricole son rĂ©cit, retrace son parcours et ordonne ses Ă©vĂ©ne‑ments ou expĂ©riences de vie en fonction d’un sens prĂ©Ă©tabli.

Au travers de leurs rĂ©cits, on saisit les indivi‑dus dans un moment particulier de leur trajectoire oĂč ils reconstruisent leur parcours en fonction des exigences du prĂ©sent. Ces rĂ©cits biographiques correspondent trĂšs largement Ă  une rĂ©Ă©criture du passĂ© Ă  partir du point de vue du groupe et de son systĂšme de valeurs. Se raconter, retracer son expé‑rience sont en dĂ©initive pour ces professionnels, des maniĂšres de s’approprier les valeurs mises en Ɠuvre en USP, ce qui leur permet de dĂ©velopper une identitĂ© partagĂ©e (DEmaziĂšrE, DuBar, 1997, p. 304). Cependant, avoir connu un Ă©vĂ©nement dramatique ne sufit pas Ă  devenir professionnel en USP ; encore faut‑il ĂȘtre embauchĂ© par ce type de service. Si le recrutement en donne le statut, il n’est pas pour autant sufisant pour ĂȘtre un soignant dans ce type d’unitĂ©. Le seul entretien d’embauche ne permet pas toujours de vĂ©riier que le candidat fait preuve des diffĂ©rentes compé‑tences et qualitĂ©s attendues, pour cela, il faut l’observer au travail.

Devenir « l’homme de la situation »

(STROOBANTS, 1993)

Certes, il existe bien une formation spĂ©ciique aux soins palliatifs, les diplĂŽmes universitaires de soins palliatifs (DUSP et DIUSP), qui rassemblent tous les professionnels, mĂ©dicaux comme paramé‑dicaux. Cependant, elle est gĂ©nĂ©ralement suivie une fois que le recrutement dans le service est actĂ© et n’est donc pas un prĂ©requis pour exercer. De plus, tous les personnels ne bĂ©nĂ©icient pas de ce type de formation. DĂšs lors, le passage par l’institution universitaire n’est pas une Ă©tape primordiale pour bĂ©nĂ©icier d’une embauche. En revanche, il peut ĂȘtre un moment de la carriĂšre professionnelle qui signale la in d’un processus de conversion et d’installation dans la discipline : « Quand vous obtenez votre DIU, vous devenez des rĂ©fĂ©rents pour votre Ă©quipe » (note de terrain, mĂ©decin s’adressant Ă  des Ă©tudiants dans le cadre d’un DIUSP en 2013).

Si ce n’est pas grñce à la formation universitaire, comment devient‑on professionnel en USP ?

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Travail et Emploi n° 141 ‱ 61 ‱

DEVENIR PROFESSIONNEL EN SOINS PALLIATIFS

Le contrĂŽle du recrutement :

sélectionner des professionnels

aptes Ă  la pratique palliative

Le contrĂŽle du recrutement constitue un des moments clĂ©s pour s’interroger sur les attri‑buts souhaitables ou nĂ©cessaires Ă  l’exercice de la pratique palliative. Contrairement aux autres services hospitaliers, le recrutement sur la base du volontariat des inirmiers et des aides-soignants est ici systĂ©matique. Remarquons qu’il n’y a pas plĂ©thore de candidats quand un poste se libĂšre dans ce type d’unitĂ© : on dĂ©nombre trois ou quatre paramĂ©dicaux intĂ©ressĂ©s et rarement plus de deux mĂ©decins. Pour autant, ce manque d’intĂ©rĂȘt ne doit pas laisser entendre que l’on recrute le premier venu et il n’est pas rare qu’un poste reste vacant faute de candidat Ă©ligible par les recruteurs.

Au-delĂ  de l’identiication de proils psycholo‑giques « Ă  risque » que les professionnels cherchent Ă  Ă©carter – les candidats trop jeunes, les soignants ayant subi le deuil d’un proche trop rĂ©cemment ou vĂ©cu un « deuil pathologique », de mĂȘme que les personnes ayant Ă©tĂ© atteintes d’un cancer – les entre‑tiens de sĂ©lection servent Ă  interroger les soignants sur les raisons de leur candidature. Ils doivent alors montrer une adhĂ©sion prĂ©alable minimale aux objec‑tifs et aux valeurs de la discipline, comme l’indique cette cadre de santĂ© en unitĂ© de soins palliatifs qui Ă©voque la maniĂšre dont elle mĂšne les entretiens de sĂ©lection :

« On essaie de voir leur aptitude Ă  travailler en Ă©quipe, parce que je pense qu’on ne peut pas ĂȘtre individualiste dans une unitĂ©, dans un service de ce type. On essaie de voir quelles sont leurs motivations, pourquoi elles veulent venir travailler lĂ , ce qu’elles savent des soins palliatifs. [
] Une bonne soignante en soins palliatifs, c’est d’abord une bonne techni-cienne. Parce que mĂȘme s’il n’y a pas Ă©normĂ©ment de soins techniques en soins palliatifs, il ne faut pas ĂȘtre gĂȘnĂ©e par la technique pour pouvoir aborder le relationnel [
]. Et puis il faut des qualitĂ©s comme le respect, la tolĂ©rance, l’humilitĂ©. »

(Diane, cadre de santé, mai 1998.)

Ainsi, les professionnels n’attendent pas des prĂ©tendants qu’ils sachent faire des soins palliatifs – « Je peux entendre qu’on ne sache pas ce qu’est le soin palliatif, si on n’en a jamais fait » (Claire, cadre de santĂ©, 37 ans en 2012) – mais qu’ils soient en mesure de se convertir aux principes et aux idĂ©aux du groupe : travail pluridisciplinaire, refus de la souffrance et de la douleur, refus de l’euthanasie, etc. DĂšs lors, on peut recruter des professionnels qui ne semblent pas en mesure de faire du soin palliatif tout en maintenant que n’importe qui ne peut pas en faire.

Il existe une diffĂ©rence signiicative entre recru‑ter un soignant incapable de faire du soin palliatif en l’état actuel de ses connaissances et pratiques mais qui semble pouvoir ĂȘtre formĂ©, et un autre qui est

rĂ©fractaire aux valeurs ou aux techniques dĂ©velop‑pĂ©es dans ce type d’unitĂ©. Ne pas savoir faire du soin palliatif lors du recrutement ne signiie pas qu’on n’en sera jamais capable. Le savoir est loin d’ĂȘtre Ă  ce stade l’essentiel car mĂȘme ceux que les soignants en poste reconnaissent comme inté‑ressants Ă  recruter le sont en tant que tels et avant mĂȘme qu’ils sachent quoi que ce soit de tangible en matiĂšre de soins palliatifs :

« En ce moment-lĂ , on a une jeune interne, on ne va pas la lĂącher. Elle est faite pour les soins pallia-tifs cette ille. [
] Elle a tout pigĂ© avant d’avoir les connaissances. »

(Élise, mĂ©decin, 41 ans en 2012.)

Autre exemple sur la non‑nĂ©cessitĂ© de savoir particulier pour ĂȘtre recrutĂ© : les prĂ©tendants Ă  un poste en USP ont souvent une vision « datĂ©e » ou idĂ©alisĂ©e des soins palliatifs. DĂ©inis par leur fondatrice britannique, Cicely SaunDErS, comme Ă©tant « ce qu’il reste Ă  faire quand il n’y a plus rien Ă  faire », ils vĂ©hiculent la reprĂ©sentation de cette mĂ©decine comme une main tendue en direction de patients vulnĂ©rables (SaunDErS et al., 1995). Les candidats souhaitant intĂ©grer une USP soulignent alors, pour ainsi dire exclusivement, leurs qualitĂ©s « relationnelles » et l’importance qu’ils accordent Ă  l’accompagnement du patient. Cette reprĂ©sentation enfermant le soin palliatif dans une attente bienveil‑lante de la mort n’est plus d’actualitĂ© et a le don d’agacer certains professionnels :

« Ils veulent faire du soin palliatif “tif-tif”. Ils veulent Ă©couter des mourants en leur tenant la main [voix moqueuse]. C’est pas ça, le soin palliatif. »

(SĂ©verine, psychologue, USP, 37 ans en 2013.)

MĂȘme si ce n’est pas ça, ces candidats sont susceptibles d’ĂȘtre embauchĂ©s tout de mĂȘme, d’au‑tant qu’« Ă©couter les mourants en leur tenant la main » fait aussi partie des soins palliatifs.

En l’état actuel de nos recherches, nous poursui‑vons une hypothĂšse selon laquelle il n’y a peut‑ĂȘtre pas de « bonnes motivations » pour devenir soignant d’USP. Il existe des positions et des raisons qui sont rĂ©dhibitoires (8) pour une possible embauche en soins palliatifs mais il n’y a pas une motivation essentielle et nĂ©cessaire dont l’énoncĂ© ouvrirait les portes du marchĂ© du travail.

Les recruteurs cherchent notamment Ă  vĂ©ri‑ier l’attachement du candidat – ou du moins sa non‑incompatibilitĂ© – aux diffĂ©rentes dimensions dĂ©inies comme essentielles par les professionnels en exercice. Le reste – ce qu’est le soin palliatif

(8) Par exemple, une mĂ©decin gĂ©rontologue avait laissĂ© entendre son intĂ©rĂȘt pour le soin palliatif ; or, lors d’une rĂ©union de travail avec ses confrĂšres de l’USP, elle avait sous‑entendu que les inirmiĂšres n’avaient pas Ă  se mĂȘler de la clinique, celle-ci Ă©tant Ă  rĂ©server aux seuls mĂ©decins. Cette position lui a valu une in de non-recevoir avant qu’elle ne dĂ©clare sa candidature.

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actuel – s’acquiert dans la pratique. DĂšs lors, on s’assure de l’adhĂ©sion du candidat Ă  l’éthique des soins palliatifs, ses capacitĂ©s Ă  travailler en Ă©quipe, son absence de prosĂ©lytisme idĂ©ologique, religieux ou athĂ©e, son appĂ©tence pour la discussion Ă©thique, etc. Et sur cette base, on le forme « sur le tas ». C’est de cette formation en poste que naĂźt la « bonne moti‑vation », celle qu’on laisse entendre au sociologue lors des entretiens.

Cette sĂ©lection, plus ou moins rigoureuse selon les unitĂ©s de soins palliatifs, est guidĂ©e par le souci, non seulement de contrĂŽler les personnes Ă  qui seront coniĂ©s des malades dans un Ă©tat de vulné‑rabilitĂ© quasi totale, mais aussi de recruter des pairs que l’on estime aptes Ă  faire leurs les cadres profes‑sionnels de l’exercice palliatif. Ceci est nĂ©cessaire pour l’équipe qui doit pouvoir voir le nouveau venu comme un partenaire iable.

Recruter des professionnels expérimentés

Une partie des nouveaux entrants dans les unitĂ©s ne sont pas des inconnus et bĂ©nĂ©icient d’une certaine coniance prĂ©alable de la part de l’équipe. Ils peuvent avoir Ă©tĂ© prĂ©recrutĂ©s dans d’autres services, notamment grĂące aux Ă©quipes mobiles (9).

« On repĂšre les “bons” [soignants] dans les services qui font appel Ă  nous et, parfois, on les dĂ©bauche » (Adeline, mĂ©decin, 35 ans en 2007). Ils peuvent aussi avoir Ă©tĂ© remarquĂ©s hors de l’hĂŽpi‑tal. C’est le cas notamment pour les mĂ©decins gĂ©nĂ©ralistes :

« Donc, voilĂ , RĂ©mi [chef de service de l’USP] ne m’a pas demandĂ© de CV [lors de l’entretien d’embauche], on a Ă  peine parlĂ© de mon parcours. Il m’a demandĂ© pourquoi je venais faire ça ; j’ai dĂ» sortir deux ou trois phrases un peu bateau et puis c’était bon quoi. [Cependant,] le fait d’avoir travaillĂ© avec Garance [mĂ©decin d’USP], ça a trĂšs certainement jouĂ© en ma faveur. »

(Denis, médecin, 40 ans en 2007.)

Comme nous l’avons soulignĂ© plus haut, ce n’est pas un savoir particulier qu’on recherche lors de ces entretiens, mais une disposition favorable au travail en USP. En l’espĂšce, une recommandation d’un

(9) Soulignons, pour l’ensemble des enquĂȘtĂ©s, l’importance des « passeurs » (nĂ©Groni, 2005), c’est‑à‑dire des homologues (autres mĂ©decins, collĂšgues inirmiĂšres ou aides-soignantes) qui effectuent l’entremise avec le nouvel univers de travail. Cependant, ces rĂ©orientations peuvent aussi se concrĂ©tiser aprĂšs le passage – parfois dĂ©cisif – par certains lieux intermĂ©diaires ou de mĂ©diation (groupes de rĂ©lexion, DU de soins palliatifs, pool inirmier) qui se rĂ©vĂšlent ĂȘtre des opportunitĂ©s de rencontre ou de contacts, voire de recrutement. Ainsi, le DU de soins palliatifs reprĂ©sente, pour certains responsables de structures, un vivier important de recrutement des paramĂ©dicaux, notam‑ment des inirmiĂšres. Lors de leur formation, plusieurs d’entre elles ont Ă©tĂ© sollicitĂ©es pour rejoindre l’USP alors qu’elles exer‑çaient dans un autre service de l’hĂŽpital. Ces diffĂ©rents relais permettent le basculement vers une autre Ă©tape de la carriĂšre professionnelle.

mĂ©decin de l’unitĂ© vaut plus qu’un CV. D’autres professionnels (et plus particuliĂšrement les inir‑miers et les aides‑soignants) sont aussi repĂ©rĂ©s lors de stages effectuĂ©s dans les Ă©quipes de soins palliatifs, ce qui constitue une premiĂšre forme de socialisation Ă  cette discipline et une premiĂšre immersion dans ce milieu. Ceux qui seront jugĂ©s aptes Ă  l’exercice palliatif se verront, le cas Ă©chĂ©ant, proposer un poste au sein de l’unitĂ©.

Toutes ces formes de repĂ©rage fonctionnent selon un mĂ©canisme de dĂ©signation (JaCquES-JouvEnot, viEillE marCHiSEt, 2012) : ĂȘtre dĂ©signĂ©, c’est ĂȘtre dĂ©ini, par les professionnels en exercice, comme Ă©tant un professionnel en devenir. On accorde au nouveau venu une prĂ©somption de compĂ©tence (karpik, 1995), ainsi qu’une coniance relative vis-à‑vis du fait qu’il sera un bon partenaire du soin. On a dĂ©jĂ  travaillĂ© avec lui et, sauf « mauvaise surprise », on sait quel professionnel il est. Il en va diffĂ©rem‑ment avec celui qui n’est pas connu du service avant d’y ĂȘtre recrutĂ©. Si l’entretien d’embauche a permis de lui reconnaĂźtre certaines dispositions pour les soins palliatifs, en revanche, on ne sait rien du type de partenaire qu’il sera. Dans ce cas prĂ©cis, le terme de « recruter » n’est pas exact. Ce que met en place ici l’équipe mĂ©dicale et paramĂ©dicale, c’est un procĂšs d’évaluation visant Ă  rĂ©duire l’incertitude informationnelle concernant le candidat : est‑il un bon professionnel en devenir (GHirarDEllo, 2005 ; EymarD-DuvErnEt, 2008) ?

Les responsables des Ă©quipes cherchent systĂ©matiquement Ă  privilĂ©gier, lors des recru‑tements, l’expĂ©rience acquise antĂ©rieurement dans les services traditionnels. Celle‑ci est valo‑risĂ©e car perçue comme facilitatrice pour faire l’apprentissage des savoirs spĂ©ciiques aux USP – l’accompagnement palliatif de la personne en in de vie, la prise en charge globale, l’attention portĂ©e aux proches, etc. Les situations des patients sont ici trop dramatiques, les corps trop abĂźmĂ©s, les prises en charge mĂ©dicales trop compliquĂ©es et les person‑nels trop dĂ©munis pour que ces derniers puissent faire sereinement l’apprentissage des gestes gĂ©né‑raux du soin. DĂšs lors, intĂ©grer une USP implique la maĂźtrise prĂ©alable, a minima, des techniques de soins habituellement utilisĂ©es auprĂšs d’une clientĂšle de patients ain d’ĂȘtre disponible pour les Ă©changes et interactions avec ces malades en in de vie. En d’autres termes, les personnels savent soigner, ils en ont fait la preuve ailleurs. Il leur reste maintenant Ă  devenir professionnels de soins palliatifs.

Que l’on soit repĂ©rĂ© avant sa demande d’em‑bauche ou non, le processus reste toujours le mĂȘme : les mĂ©decins et paramĂ©dicaux se donnent la possibilitĂ© d’observer, sur le long terme, le nouveau venu en situation de travail. Ce temps d’observa‑tion permet de vĂ©riier que le nouvel entrant peut apprendre et, corollaire Ă  l’apprentissage, qu’une collaboration est possible avec le reste de l’équipe.

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Travail et Emploi n° 141 ‱ 63 ‱

DEVENIR PROFESSIONNEL EN SOINS PALLIATIFS

Des apprentissages nécessaires

pour exercer en USP

Les mĂ©decins et paramĂ©dicaux vont alors faire, in situ, l’apprentissage de savoirs spĂ©ciiques Ă  la discipline. Si paramĂ©dicaux et mĂ©decins appar‑tiennent bien au mĂȘme monde des soins palliatifs, en revanche, ils ne sont pas interchangeables. Chaque catĂ©gorie professionnelle acquiert des savoirs palliatifs propres.

Apprentissages spéciiques aux médecins

S’ils investissent avec force le champ de la douleur, tant physique que psychologique, les soins palliatifs restent un espace de soins dans l’hĂŽpi‑tal oĂč la mĂ©decine est par dĂ©inition confrontĂ©e Ă  ses propres limites (10). La culture mĂ©dicale fondĂ©e principalement sur des critĂšres de technicitĂ© et de scientiicitĂ© est ici mise en dĂ©faut par ces situations de in de vie. Ce qui ne va pas sans entraĂźner des dificultĂ©s, notamment du point de vue du rĂ©amé‑nagement de l’identitĂ© mĂ©dicale, et qui pose la question de l’hybridation entre une culture curative (d’oĂč viennent les mĂ©decins) et une culture pallia‑tive (dans laquelle ils se trouvent dĂ©sormais). Cette hybridation les place dans une situation de rupture par rapport Ă  leur formation et Ă  leur culture initiale :

« Ne pas pouvoir guĂ©rir ne m’a jamais posĂ© de problĂšme. Moi, je me suis aperçu trĂšs tĂŽt que ce qu’on m’avait appris Ă  la fac ne sufisait pas pour guĂ©rir tout le monde. »

(Niels, médecin, 40 ans en 2011.)

Ce positionnement est Ă  l’opposĂ© du discours mĂ©dical dominant visant Ă  encourager une lutte rĂ©solue contre les maladies avec l’espoir de guĂ©rir « tout le monde ». Les mĂ©decins en soins pallia‑tifs doivent alors apprendre Ă  ne pouvoir guĂ©rir personne.

Il en dĂ©coule une rĂ©elle dificultĂ© des mĂ©decins Ă  « exister » – la nĂ©gation de leur statut mĂ©dical par leurs collĂšgues est chose frĂ©quente Ă  l’hĂŽpital – et Ă  dĂ©limiter de maniĂšre prĂ©cise leur objet de travail (HarDy, 2013), mais aussi leur champ d’interven‑tion au sein de l’équipe. Qu’est‑ce qui diffĂ©rencie un paramĂ©dical d’un mĂ©decin quand ce dernier ne peut pas guĂ©rir ses patients ? Cette question est d’autant plus prĂ©gnante qu’ils Ă©voluent dans un service dominĂ© principalement par une logique soignante. Leur identitĂ© mĂ©dicale est fragile, ils doivent alors trouver dans cette activitĂ© profession‑nelle, des ressources pour construire et nĂ©gocier de nouvelles dĂ©initions d’eux-mĂȘmes. Ce rĂ©amĂ©nage‑ment identitaire s’effectue par une adaptation de la culture mĂ©dicale et une reformulation des valeurs

(10) Tant qu’il existe des possibilitĂ©s thĂ©rapeutiques, les patients restent dans les services curatifs. C’est seulement quand ces possibilitĂ©s sont Ă©puisĂ©es qu’on peut, le cas Ă©chĂ©ant, proposer au patient une place en USP.

principales du champ professionnel en fonction de la pratique concrĂšte, permettant en quelque sorte un « ajustement situationnel » (CaStra, 2003). Ce mĂ©canisme d’ajustement peut prendre diffĂ©rentes formes et relĂšve donc d’un « bricolage identitaire ». Chacun va Ă©laborer et prĂ©ciser le contenu de la redĂ©inition de son rĂŽle professionnel en modulant notamment l’importance de la dimension relation‑nelle de son travail.

Les mĂ©decins qui exercent en soins palliatifs ne constituent pas un sous‑ensemble professionnel aux caractĂ©ristiques sociales homogĂšnes (11) : l’absence de recrutement standardisĂ© et de iliĂšre de forma‑tion organisĂ©e dans un cadre universitaire mais aussi l’absence ou la faiblesse du registre cogni‑tif technico-scientiique favorisent au contraire la diversitĂ©. En effet, ces mĂ©decins proviennent de secteurs diffĂ©rents (mĂ©decine hospitaliĂšre, mĂ©de‑cine libĂ©rale) et de « spĂ©cialitĂ©s » variĂ©es : mĂ©decine gĂ©nĂ©rale, gĂ©riatrie, anesthĂ©sie‑rĂ©animation, cancé‑rologie, hĂ©matologie, mĂ©decine interne (12), etc.

Ceci ouvre la voie Ă  une pluralitĂ© d’approches du patient en in de vie oĂč les mĂ©decins palliato‑logues Ă©laborent, en fonction de leur expĂ©rience passĂ©e et de leurs connaissances, des modĂšles diffé‑rents de prise en charge, s’inspirant ou puisant dans des ressources cognitives plus ou moins proches : spĂ©cialitĂ©s mĂ©dicales (anesthĂ©sie, gĂ©riatrie), acupuncture, psychologie, psychanalyse, etc. C’est Ă  partir de sources variĂ©es que les mĂ©decins vont se forger des savoirs opĂ©ratoires et organiser leurs interventions sur le patient.

Quelle unité alors pour la médecine palliative ?

Si on peut dĂ©gager diffĂ©rents registres d’action dans lesquels s’inscrivent les interventions auprĂšs des patients, il n’en reste pas moins que tous respectent les cadres professionnels de la discipline palliative. Si les maniĂšres de faire sont extrĂȘme‑ment diverses, c’est que les mĂ©decins sont amenĂ©s Ă  travailler Ă  partir de ressources sociales et profes‑sionnelles liĂ©es Ă  leur pratique antĂ©rieure. Il n’en reste pas moins que, ce faisant, ils veillent Ă  respec‑ter les valeurs des soins palliatifs.

« Ce que fait RĂ©mi avec des gamins qui sont en souf-france, Ă  qui il faut annoncer la mort d’un parent, ben c’est pas parce que je vais le regarder faire que forcĂ©-ment je vais savoir le faire. Et je m’aperçois que RĂ©mi fait d’une façon, Élise d’une autre, Adeline fait encore d’une autre. MĂȘme s’il y a un fond commun, mĂȘme s’il y a quelque chose qui Ă©merge, quand mĂȘme ce n’est pas Ă©vident. »

(Denis, médecin, USP, 40 ans en 2007.)

(11) Il n’existe aucune donnĂ©e statistique ou Ă©tude quantitative sur ce groupe de mĂ©decins.(12) Remarquons que dans l’Est de la France, les mĂ©decins de soins palliatifs sont presque tous des gĂ©nĂ©ralistes (SCHEpEnS, 2014).

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« Ce n’est pas Ă©vident » mais « il y a un fond commun » : une mĂȘme conception de la personne en in de vie (qui doit mettre des mots sur la mort Ă  venir, qui ne peut pas perdre sa dignitĂ©, qui doit parler avec ses proches, etc.) ; les mĂȘmes doutes quant Ă  l’eficacitĂ© de leur action, un mĂȘme intĂ©rĂȘt pour la pluridisciplinaritĂ©, ainsi que la mise en Ɠuvre d’une mĂȘme mĂ©thode, qui n’est pas propre Ă  ce type d’unitĂ© mais qui y est particuliĂšrement prĂ©gnante : les « chantiers empiriques » (BaSzanGEr, 2000) qui consistent Ă  Ă©laborer des hypothĂšses et Ă  les tester jusqu’à obtenir un rĂ©sultat satisfaisant, c’est‑à‑dire rĂ©pondant Ă  la dĂ©inition du « bon travail » dans le cadre des soins palliatifs. Comme nous le verrons plus loin, les paramĂ©dicaux doivent y participer.

Apprentissages spéciiques aux paramédicaux

Pour les paramĂ©dicaux, le trajet semble inverse Ă  celui des mĂ©decins. Il ne s’agit pas de faire le deuil d’une partie de son activitĂ© (« ne pas guĂ©rir ») mais au contraire de la rĂ©aliser pleinement :

« [En USP,] il y a vraiment toute la dimension du prendre soin. C’est vraiment cette dimension de bien voir l’ensemble [du patient] que j’ai vue Ă  l’Ɠuvre dans les soins palliatifs. C’est dans ces endroits que je l’ai vue le plus Ă  l’Ɠuvre et c’est ça qui m’a attirĂ©e. Cette notion complĂšte du prendre soin, qui inclut vraiment tous les aspects de la personne et de son entourage. »

(Anna, cadre de santé, USP.)

La place accordĂ©e Ă  la dimension relationnelle du travail est considĂ©rĂ©e comme une opportunitĂ© par les paramĂ©dicaux : « J’ai trouvĂ© lĂ  une forme de rĂ©ponse Ă  ce que j’avais envie de faire. » Travailler en soins palliatifs est prĂ©sentĂ© comme un moyen de s’accomplir professionnellement dans la rencontre avec l’autre, mourant. On trouve lĂ  une conception du rapport au malade en in de vie qui est souvent idĂ©alisĂ©e comme en tĂ©moigne l’abondante littĂ©rature professionnelle ou grand public qui y est consacrĂ©e. Il s’agit ainsi de dĂ©velopper une identitĂ© « positive » et de prĂ©senter une image valorisante de l’acti‑vitĂ© exercĂ©e auprĂšs des mourants (pauGam, 2000 ; arBorio, 2001). La rhĂ©torique de la relation est une stratĂ©gie eficace de contournement des effets stig‑matisants de la pratique palliative.

Si la plupart se remĂ©morent leur expĂ©rience dans les services curatifs comme parfois nĂ©gative et liĂ©e Ă  une souffrance personnelle, en revanche, quand l’expĂ©rience curative a Ă©tĂ© positive, on en souligne tout de mĂȘme les limites pour justiier la rĂ©orienta‑tion professionnelle :

Q : « En hĂ©matologie, il n’y avait pas cette dimension relationnelle ? »« Ah si, cette dimension-lĂ , elle y Ă©tait ! C’est pour ça que j’y suis restĂ©e si longtemps. Mais il y a un moment donnĂ© oĂč, ce “prendre soin”, j’avais vraiment envie qu’il se dĂ©veloppe [
]. Et c’est ce qui m’a amenĂ©e Ă  faire fonction de cadre. Mais, faire bouger les choses

en hĂ©mato, c’était dificile, lourd, lent. Alors, quand un poste s’est ouvert, j’ai postulĂ© ici [USP]. »

(Myriam, cadre, USP.)

Quel que soit le vĂ©cu antĂ©rieur du soignant, par contraste, l’unitĂ© de soins palliatifs apparaĂźt comme un lieu oĂč l’on peut ĂȘtre en phase avec ses propres conceptions de la in de vie, son rĂŽle et ses valeurs professionnelles. Pour les paramĂ©dicaux, et en particulier les inirmiers, les soins palliatifs sont assimilĂ©s Ă  un « refuge Ă©thique » au sein de l’hĂŽpi‑tal : prise en considĂ©ration de la douleur du patient, absence d’acharnement thĂ©rapeutique, refus de l’euthanasie et des cocktails lithiques. On perçoit Ă  travers un tel discours une tendance rĂ©currente Ă  opposer le « nous » (palliatif) au « eux » (curatif) : l’inversion du stigmate se construit par une dĂ©va‑lorisation systĂ©matique des services curatifs, qui structure l’identitĂ© collective au travail.

« À mon avis, il y a des professionnels qui n’ont pas envie de se poser trop de questions. Enin, je ne sais pas mais moi, je discute parfois avec des gens qui sont du mĂ©tier, ça ne les intĂ©resse pas du tout. Il y en a que ça n’intĂ©resse pas du tout de connaĂźtre le patient, sa famille, son entourage, de savoir oĂč il en est dans sa maladie
 Il y a des gens qui ne se posent quand mĂȘme pas beaucoup de questions quoi. Ce qu’ils veulent, c’est soigner, faire des soins, soit des soins techniques, soit des soins relationnels mais sans creuser plus que ça. »

(Paule, inirmiĂšre, USP, 45 ans en 2010.)

Dans cet esprit, la pratique palliative est considĂ©rĂ©e comme le lieu d’un Ă©panouissement professionnel et personnel, permis non seulement par la relation Ă  l’autre, mais aussi par la confron‑tation quotidienne avec la mort. L’expĂ©rience de in de vie devient alors intĂ©ressante en soi :

« Est-ce que la mort m’intĂ©resse quelque part ? Ouais je pense. Je pense qu’il y a une recherche dans ce sens-lĂ . Savoir ce qu’est une in de vie
 Enin savoir ? On ne sait jamais. Mais savoir comment ça se passe
 »

(Marie-Christine, inirmiĂšre USP, 44 ans en 2010.)

En mettant l’accent sur les relations affectives avec le malade, le partage des Ă©motions et l’intensitĂ© de l’échange relationnel qui feraient la spĂ©ciicitĂ© du travail auprĂšs des mourants, les paramĂ©dicaux usent de la mĂȘme stratĂ©gie que les mĂ©decins pour lĂ©gitimer leur activitĂ© : le soin palliatif est construit comme rĂ©alisant l’essence du soin. Ce qui donne une place de choix aux inirmiers et aux aides-soignants dans ce type d’unitĂ© oĂč il n’y a pas de guĂ©rison Ă  espĂ©rer.

Un apprentissage commun aux différents

personnels

L’importance de cette place des paramĂ©dicaux dans le bon fonctionnement du service se retrouve dans la dĂ©inition de leur rĂŽle professionnel. Si dans de nombreux services, les inirmiers inluencent rĂ©guliĂšrement les prises en charge mĂ©dicales des patients et participent Ă  la formation des jeunes

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DEVENIR PROFESSIONNEL EN SOINS PALLIATIFS

mĂ©decins (paillEt, 2007 ; vEGa, 2000 ; zolESio, 2012), en soins palliatifs, il leur est demandĂ©, ainsi qu’aux aides‑soignants, d’élaborer quotidienne‑ment, en collaboration avec les mĂ©decins, la ligne de soin Ă  appliquer Ă  chaque patient. Certes le travail collaboratif est bien plus la norme que l’exception Ă  l’hĂŽpital : les paramĂ©dicaux y rĂ©alisent quoti‑diennement des « transmissions », rĂ©unions visant Ă  informer leurs pairs sur l’évolution des pathologies, des traitements, des comportements des personnes malades, tandis que les mĂ©decins peuvent se rĂ©unir en staff mĂ©dical ain de faire le point sur la situation d’un patient (13). Toutefois, les staffs pluridiscipli‑naires sont eux, pour ainsi dire, spĂ©ciiques aux USP (les EMSP en organisent aussi).

Ce qui motive l’instauration de telles rĂ©unions, c’est qu’en USP, lĂ  oĂč le savoir mĂ©dical touche Ă  ses limites, l’expertise de l’ensemble des personnels est perçue comme essentielle pour ĂȘtre en mesure de rĂ©ali‑ser une prise en charge globale de la personne malade. C’est en multipliant les points de vue sur le patient qu’une Ă©quipe pourra prendre soin. Le point de vue mĂ©dical est insufisant ; il faut y ajouter ceux d’autres professionnels (psychologue, kinĂ©sithĂ©rapeute, diĂ©té‑ticien, etc.), dont font partie les paramĂ©dicaux, pour prĂ©tendre ĂȘtre aidants vis‑à‑vis du patient.

DĂšs lors, la parole paramĂ©dicale est prise en compte : « Nous avons besoin de vous [paramĂ©di‑caux] pour pouvoir fonder notre dĂ©cision » (HĂ©lĂšne, mĂ©decin, USP). Ce qui ne veut pas dire que mĂ©decin, inirmier, aide-soignant sont Ă©gaux mais bien que tous ont « droit de citĂ© » dans la « discussion » prĂ©sidant Ă  la fabrication de l’avis mĂ©dical dont la responsabilitĂ© formelle revient aux mĂ©decins. Cette licence attribuĂ©e aux paramĂ©dicaux n’est pas sans susciter certaines dificultĂ©s chez ces personnels peu habituĂ©s Ă  ĂȘtre tant sollicitĂ©s par les mĂ©decins :

« Ce qu’on nous demande, c’est quand mĂȘme assez costaud, quand mĂȘme. Et au niveau des soins, au niveau de la rĂ©lexion, de l’organisation
 Au niveau d’un peu tout quand mĂȘme. D’ailleurs je me souviens, au dĂ©but, je me sentais un peu
 Tu sais, j’avais l’im-pression que j’avais le cerveau pressurisĂ© tellement j’avais l’impression qu’on nous en demandait. »

(Marie-Christine, inirmiĂšre, USP, 44 ans en 2010.)

Comme pour les mĂ©decins, c’est le travail au sein de l’unitĂ© qui permet aux paramĂ©dicaux de comprendre ce que l’on attend d’eux – aucun autre service n’aura ce type d’exigence envers les inir‑miers et encore moins envers les aides‑soignants – et d’apprendre Ă  rĂ©aliser ce type de travail. Les expé‑riences auprĂšs des patients sont autant de moments de socialisation professionnelle oĂč le nouveau venu va faire l’apprentissage du cadre culturel et des pratiques palliatives (voir encadrĂ© 7).

(13) Il s’agit lĂ  d’une diffĂ©rence entre nos deux terrains : il n’existe pas de rĂ©unions rĂ©servĂ©es aux professionnels mĂ©dicaux dans les USP de l’Est de la France.

Encadré 7

Notes d’observation – 2011 â€“ une socialisation paramĂ©dicale au « laisser

mourir »

Lors d’une rĂ©organisation d’une USP visant Ă  augmenter sa capacitĂ© d’accueil, de nombreux nouveaux soignants ont Ă©tĂ© embauchĂ©s et le service a Ă©tĂ© momentanĂ©ment dĂ©bordĂ© par son activitĂ© : la totalitĂ© des nouveaux lits Ă©tait occupĂ©e alors que tous les nouveaux professionnels n’avaient pas encore Ă©tĂ© recrutĂ©s ni entiĂšrement formĂ©s aux soins palliatifs. Une inirmiĂšre s’est trouvĂ©e assister Ă  l’arrĂȘt d’un respirateur alors qu’elle n’avait pas encore fait l’apprentissage de la culture pallia-tive. InterprĂ©tant les actes soignants Ă  partir d’une Ă©thique de la responsabilitĂ© en vigueur dans certains services curatifs (WEBER, 1959) –  « je suis respon-sable de la consĂ©quence de mes actes »  – et non d’une Ă©thique de la conviction mise en Ɠuvre en USP (ibid.) – Â« ce qui compte est l’intention premiĂšre et non les consĂ©quences non dĂ©sirĂ©es » â€“, c’est en pleurs qu’elle racontera en staff avoir eu l’impres-sion de tuer un patient lors de l’arrĂȘt de son respi-rateur. Quelque temps plus tard, les expĂ©riences se succĂ©dant et ses collĂšgues leur donnant un sens non dĂ©lĂ©tĂšre pour les soignants, elle a appris Ă  ne plus faire de l’arrĂȘt des soins sa responsabilitĂ©. Les dĂ©cĂšs des patients ne sont alors plus en eux-mĂȘmes un problĂšme.

La participation au staff est en cela essentielle parce qu’elle est non seulement le lieu d’élaboration de la ligne de soin, notamment Ă  travers les Ă©changes d’expertise, d’impressions et de sentiments, mais aussi celui de transmission d’une culture palliative.

C’est Ă©galement un moment privilĂ©giĂ© d’élabora‑tion du soin dans la mesure oĂč les donnĂ©es fournies par les professionnels nourrissent une rĂ©lexion collective sur ce qu’il faut proposer Ă  la personne malade :

« Je n’imagine pas que tu puisses faire des soins pallia-tifs seul. Je pense que c’est pas possible, tu ne peux pas le faire bien quoi, parce que ces regards diffĂ©rents, ils sont essentiels. Mais si du coup, tu as un toubib qui bosse tout seul, qui prend ses dĂ©cisions tout seul, qui n’essaie pas d’avoir un consensus avec son Ă©quipe, ça va ĂȘtre un grain de sable dans un rouage et ça va foirer, c’est sĂ»r. Parce que tu vas avoir une Ă©quipe qui va aller mal, qui ne va pas comprendre pourquoi elle fait ça, qui ne va pas comprendre pourquoi tu en es arrivĂ© lĂ  et qui ne va pas savoir mettre en place les actions de soin qui vont avec, quoi. VoilĂ . J’aurais tendance Ă  dire : il faut savoir bosser en Ă©quipe, sans croire que l’équipe est parfaite, elle ne l’est jamais. »

(Élise, mĂ©decin.)

Savoir travailler en Ă©quipe, c’est, en particulier, prendre la parole en public et partager ses infor‑mations quand on est paramĂ©dical, c’est‑à‑dire professionnel « subalterne » par rapport aux mĂ©de‑cins ; c’est Ă©couter la parole des paramĂ©dicaux et la prendre en considĂ©ration quand on est mĂ©decin.

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Ce « savoir travailler en Ă©quipe » fait des diffĂ©rents professionnels des collĂšgues qui ont, certes, des expertises dissemblables mais qui appartiennent Ă  un mĂȘme groupe. La capacitĂ© du groupe Ă  prendre soin rĂ©side dans la coopĂ©ration de ses membres.

Le staff est Ă©galement un lieu d’apprentissage en acte (voir encadrĂ© 8). En effet, pour que le travail collaboratif soit possible, les membres des USP doivent acquĂ©rir la culture palliative spĂ©ciique Ă  leur unitĂ©, culture dont on retrouve les principales dimensions dans toutes les USP de notre Ă©chantillon. La formation aux soins palliatifs se fait alors dans le service lui‑mĂȘme, quand le soignant est en poste. « Savoir bosser en Ă©quipe » ne peut s’apprendre et ne se vĂ©riie que de maniĂšre pragmatique ; et si le nouvel entrant ne respecte pas cette injonction au profes‑sionnalisme (BouSSarD et al., 2010), alors on lui fera comprendre qu’il ne peut pas travailler en USP.

C’est Ă  travers la pratique que l’impĂ©trant acquiert des savoirs particuliers et qu’il adapte Ă  son activitĂ© palliative les savoirs dĂ©jĂ  maĂźtrisĂ©s.

Encadré 8

Note de staff, janvier 2011 : prĂ©sentation d’un patient

Matthieu, interne, doit présenter le patient qui va occuper les discussions du staff.

Matthieu : « Monsieur Robort a 88 ans. On lui a dĂ©couvert une tumeur en 2000 qu’on a traitĂ©e. Puis il a fait une rechute en 2010. Monsieur Robort prĂ©sente une altĂ©ration de son Ă©tat gĂ©nĂ©ral, notamment des signes de dĂ©nutrition. Il a du mal Ă  communiquer. »

Élise, mĂ©decin : « C’est tout  ? Tu sais quelque chose sur son environnement familial ? »

Adeline, mĂ©decin : « Et comment il Ă©tait avant ? »

Matthieu (aprÚs avoir consulté ses notes) : « Il est marié et il a quatre illes. »

Élise : « Tu peux nous dire le pourquoi du ques-tionnement mĂ©dical ? La situation semble claire : on a un vieux monsieur qui va mourir de sa maladie. Donc pourquoi est-ce qu’il est chez nous [USP] ? »

Matthieu : «  »

Adeline : « De quoi est-il en train de mourir  ? De l’évolution de sa tumeur ou des complications liĂ©es au traitement  ? Peut-on faire la distinction entre les deux ? Est-ce qu’il est pertinent de faire des examens complĂ©mentaires Ă  cet homme ? J’ai besoin d’un Ă©clairage le plus prĂ©cis possible pour accepter, le cas Ă©chĂ©ant, de me mettre dans une dĂ©marche de soins de confort. »

Matthieu : «  »

Anne-Marie, inirmiĂšre : « Pour ce qui est de la famille, ils voient bien l’altĂ©ration de l’état gĂ©nĂ©ral. Son Ă©pouse ne le reconnaĂźt plus, ne le comprend plus. Une ille dit que c’est insupportable pour sa mĂšre. Elle veut que son mari se batte et lui, il donne l’impression de baisser les bras. Elle ne le reconnaĂźt plus. »

Denis, mĂ©decin : « Oui, on est Ă  peu prĂšs au clair avec ce patient, il va mourir. Celle qui a besoin qu’on l’accompagne, c’est son Ă©pouse. »

Le compagnonnage rĂ©alisĂ© par diffĂ©rents membres de l’équipe sert Ă  apprendre mais pas uniquement : l’observation du nouveau venu dans son exercice professionnel permet de vĂ©riier que celui‑ci se comporte tel que l’attend l’équipe de l’USP (notamment qu’il a bien fait sien le discours palliatif en vigueur dans le service) et de rĂ©orienter sa pratique si besoin est. S’il rĂ©pond positivement aux attendus de ses collĂšgues alors il sera habilitĂ©, il deviendra « l’homme de la situation » (StrooBantS, 1993).

*

* *

S’il ne fait aucun doute que des Ă©vĂ©nements dramatiques ont eu une inluence sur la carriĂšre professionnelle des mĂ©decins et paramĂ©dicaux ayant dĂ©cidĂ© de travailler en USP, en revanche – et malgrĂ© ce qu’afirment nos informateurs – ce ne sont pas ces Ă©vĂ©nements en eux‑mĂȘmes qui expliquent cette rĂ©orientation. Encore une fois, les situations drama‑tiques sont lĂ©gion dans le monde hospitalier et tous ceux qui les rencontrent n’intĂšgrent pas nĂ©cessaire‑ment une USP.

En revanche, ce qui permet d’éclairer, au moins en partie, cette rĂ©orientation, c’est la maniĂšre dont l’évĂ©nement entre en rĂ©sonance avec ce qu’est le soignant, en tant que fruit de sa formation, de ses valeurs et croyances, de ses expĂ©riences et rencontres professionnelles, etc. – bref, de ses socialisations (Darmon, 2006 ; zolESio, 2012). L’évĂ©nement n’est dĂ©clencheur que si l’acteur y est sensible, que s’il produit un « choc de la rĂ©alitĂ© » (« reality choc » pour Fred DaviS, 1968) : « J’étais percutĂ© par les horreurs des malades, pourris et abandonnĂ©s par le systĂšme de santĂ©, hurlant de douleur » (Hubert, mĂ©decin, USP). Un tel choc peut orienter le soignant vers la pratique palliative. Cependant, la mĂȘme situation et les mĂȘmes valeurs (respecter la dignitĂ© du patient, faire preuve d’humanitĂ©, etc.), peuvent, Ă  l’inverse, amener les soignants Ă  justiier des gestes euthanasiques (Carpot, vEGa, 2001). DĂšs lors, il n’y a pas de rapport causal entre une situation de soin vĂ©cue comme « choquante » et un engagement en soins palliatifs. Le fait que mĂ©decins et paramé‑dicaux rendent particuliĂšrement signiiant l’évĂ©nement qu’ils dĂ©inissent comme Ă©tant Ă  l’ori‑gine de l’inscription dans cette discipline est une maniĂšre de rendre « naturelle », « Ă©vidente », « logique » leur rĂ©orientation professionnelle. Le passĂ© est ainsi largement mobilisĂ© et rapportĂ© Ă  la lumiĂšre du prĂ©sent. En ce sens, l’étude des trajec‑toires et la comparaison entre les diffĂ©rentes catĂ©gories de personnel hospitalier permettent, comme nous l’avons montrĂ©, d’en savoir autant sur les modalitĂ©s de la reconversion professionnelle que sur la rationalisation du choix effectuĂ©. Si les Ă©vĂ©ne‑ments dĂ©clencheurs ont, pour l’essentiel, un

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DEVENIR PROFESSIONNEL EN SOINS PALLIATIFS

caractĂšre subjectif, leur mobilisation doit ĂȘtre mise en lien avec les conceptions de la in de vie portĂ©es par les soins palliatifs. En ce sens, la rĂ©interprĂ©ta‑tion des trajectoires Ă  la lumiĂšre des normes de la discipline tĂ©moigne de l’intĂ©gration de ces profes‑sionnels aux soins palliatifs. C’est lĂ , un autre rĂ©sultat de nos enquĂȘtes : quelle que soit l’USP, le travail biographique de l’acteur s’appuie sur le mĂȘme cadre conceptuel. On peut dĂšs lors penser que ces professionnels appartiennent Ă  un mĂȘme monde social (14), celui des soins palliatifs. Au‑delĂ  des fonctions, activitĂ©s, savoirs diffĂ©rents, mĂ©decins et paramĂ©dicaux partagent ainsi une identitĂ© commune, celle de soignant d’USP.

Pour la grande majoritĂ© des enquĂȘtĂ©s, l’orienta‑tion vers cette mĂ©decine de in de vie correspond Ă  une nouvelle Ă©tape de la carriĂšre. Pour les mĂ©decins, mais plus encore pour les inirmiers ou les aides-soignants, ce n’est qu’aprĂšs une expĂ©rience plus ou moins longue dans d’autres services ou d’autres spĂ©cialitĂ©s, qu’on se dirige vers ce type de service.

Ainsi, l’acquisition de savoirs prĂ©alables mais aussi la confrontation Ă  la rĂ©alitĂ© de la in de vie hospi‑taliĂšre sont des Ă©tapes essentielles. De mĂȘme, la rencontre avec des collĂšgues ou des homologues dĂ©jĂ  investis dans la discipline joue un rĂŽle de mĂ©diation dĂ©terminant dans l’itinĂ©raire qui mĂšne aux soins palliatifs.

Mais devenir un professionnel de soins palliatifs nĂ©cessite non seulement d’adopter les valeurs mais aussi les pratiques de la discipline. L’étude de la socialisation en train de se faire a permis d’appro‑cher les contours de ce qui est transmis et incorporĂ© au moment de l’entrĂ©e dans la discipline. Si les compĂ©tences et les apprentissages varient, on l’a vu, selon l’appartenance professionnelle, l’appropria‑tion de savoir‑faire et de savoir‑ĂȘtre liĂ©s au travail auprĂšs des malades en in de vie procĂšde toujours d’un processus collectif oĂč, ce qui est en jeu, relĂšve tout autant de la capacitĂ© Ă  travailler en Ă©quipe que de la construction du sens du soin Ă  l’approche de la mort.

(14) Pour Anselm StrauSS, la notion de monde social renvoie Ă  un systĂšme de croyances partagĂ©es mais aussi de rĂ©seaux de partenaires et de coopĂ©rations. Les mondes sociaux ne corres‑pondent pas seulement Ă  des « univers de discours » propres Ă  une communautĂ© mais aussi Ă  des rĂ©alitĂ©s concrĂštes : dans chaque monde social, on retrouve au moins une activitĂ© primaire (ici soigner les mourants), des sites oĂč se dĂ©roulent ces activitĂ©s (les structures de soins palliatifs), des technologies « maniĂšres hĂ©ritĂ©es ou innovantes d’accomplir les activitĂ©s du monde social » (thĂ©rapeutiques de lutte contre la douleur, maniement des morphiniques, etc.) et des organisations (StrauSS, 1992, p. 273).

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