Casajus.LeDon.1984

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    Lenigme de la troisieme personneDominique Casajus

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    Dominique Casajus. Lenigme de la troisieme personne. Jean-Claude Galley. Differences,valeurs, hierarchie. Textes offerts ` a Louis Dumont, Editions de l Ecole des Hautes Etudes enSciences Sociales, pp.65-78, 1984. < halshs-00257232 >

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    Dominique CasajusLnigme de la troisime personne

    Article paru dans Diffrences, valeurs, hirarchie. Textes offerts Louis Dumont , Jean-Claude Galley (dir.), ditions de lcole des Hautes tudes

    en Sciences Sociales, 1984 : 65-78.

    Bien peu, parmi les anthropologues contemporains, se sont autant que LouisDumont attachs dpasser ce que Durkheim appelait les prnotions sociologiques,

    bien peu ont autant que lui fait leur ce souci queut Marcel Mauss de dgager ce quenous avons coutume dappeler les catgories indignes et de btir sur elles, et non sur des conceptionsa priori, lanalyse des faits sociaux. lheure o la pit aveclaquelle sont invoqus les travaux de lcole franaise de Sociologie ne fait souventque masquer le peu de cas quon en fait en ralit, il nous a sembl quune faon derendre hommage ici celui qui, aux yeux de beaucoup dentre nous, en est lun deshritiers les plus directs pouvait tre de proposer une relecture de lun des textes les plus clbrs quait produits lcole : l Essai sur le don1.

    Tant danthropologues illustres en ont dj propos des lectures que ltudeque lon va lire, o loccasion lune ou lautre dentre elles pourra tre critique,serait outrecuidante si elle reprsentait pour nous autre chose que notre participation une rflexion collective, et ntait, de par les nombreuses suggestions dont elle a bnfici, le rsultat dun travail lui-mme collectif. Disons quen elle se cristallisentquelques-unes des ides qui ont t agites au cours de lanne universitaire 1980-81,autour de la RCP 436 (quipe de Recherche et dAnthropologie sociale :Morphologie, changes ERASME) du CNRS2.

    Parmi les sentiments innombrables qua prouvs plus dun lecteur de l Essai sur le don, le plus tenace est sans doute celui davoir assist, au fil des pages, uneconstruction dune cohrence la fois certaine et indicible. Cest dire quelque chosede cette cohrence, et donc rsister la force avec laquelle ce sentiment simpose,que nous nous attacherons ici.

    1 Rfrences : MAUSS 1973.2 Ce travail doit en particulier aux suggestions et aux critiques de D. de Coppet, C. Barraud,A. Iteanu, N. Journet, S. Pauwels, D. Vidal, S. Tcherkezoff.

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    1. Le tribut pay au mana

    Ds le dbut du chapitre 1, Mauss introduit une des ides matresses de sontexte : lidentit existant entre le donateur et la chose donne. Elle apparat vrai direde faon bien curieuse, au terme dun syllogisme un peu abrupt.

    en droit maori, le lien de droit, lien par les choses, est un liendmes, car la chose elle-mme a une me, est de lme. Do il suit que prsenter quelque chose quelquun, cest prsenter quelque chose desoi (p. 160-161).

    Le mot me apparatra souvent dans la suite du texte ; il semble traduireune intuition suffisamment forte aux yeux de lauteur pour quil en ait juglexplicitation superflue. Laissant plus tard le soin didentifier ce quil entend par l,ne considrons ici quun aspect de ce fragment : les dductions marques par car et do il suit nemportent gure la conviction. On sait que R. Firth, M. Sahlins etC. Lvi-Strauss, reprochant Mauss de stre en quelque sorte laiss mystifier(Lvi-Strauss) par linformateur indigne, ont concentr leurs critiques sur ce passageet ses implications. Comment Mauss a-t-il t conduit ce syllogisme assurment bien cursif ?

    Son raisonnement, laiss demi implicite, semble avoir t le suivant.Concluant le paragraphe 1 du chapitre 1, il fait tat, citant Turner, dun certaincaractre native des proprits appelestonga, plus attaches au clan, lafamille, la personne que certaines autres (p. 157), caractre quil retrouve dans les bienstaonga des Maori(ibid.).

    De la dclaration de linformateur maori Tamati Ranapiri, il dduit (cf. infra,

    2) que quelque chose dans les bienstaonga, le hau, fait irrsistiblement retour versleur lieu dorigine. Il montre ensuite que ce qui dans les bienstaonga est attach la personne est prcisment cette chose qui tend revenir en arrire, obligeant ainsi leur restitution, cest--dire lehau. Il peut alors dire que quelque chose du donateur,une substance, une me, prsent dans les biens donns, oblige leur restitution.

    Il a d, pour ce faire, caractriser cet lment du bientaonga attach la personne :

    Les taonga sont, au moins dans la thorie du droit et de lareligion maori, fortement attachs la personne, au clan, au sol, ils sont levhicule de son mana, de sa force magique, religieuse et spirituelle[]. Ils sont pris de dtruire lindividu qui les a accepts. Cest doncquils contiennent en eux cette force, au cas o le droit, surtoutlobligation de rendre, ne serait pas observe (p. 157-158).Cet lment serait donc une force magique , un mana . Plus loin, il

    remarque : Le mothau dsigne, comme le latin spiritus, la fois le vent et

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    lme, plus prcisment, au moins dans certains cas, lme et le pouvoir des choses inanimes ou vgtales, le mot demana tant rserv auxhommes et aux esprits, et sappliquant aux choses moins souvent quen

    mlansien (p. 158, n. 4).Le hau est ici considr comme proche dumana. On remarque que dans cette

    note, mana est crit en italiques, alors quil tait plac entre guillemets dans lefragment prcdent. Cest quil sagit, dans un cas, dun fait ethnographique et, danslautre, du concept de mana tel que la tabli l Esquisse d une thorie gnrale dela magie. Bien quutilisant deux transcriptions, Mauss a sans doute dans les deux casla mme ide en tte, mais le changement de graphie est rvlateur. Sil sautorise comparerhau et mana, cest qu ses yeux, ils sont tous deux du mana .

    Autrement dit, les bienstaonga sont attachs au donateur par la prsence eneux de sonmana (qu la page 157, Mauss crit mana parce quil se trouve tredu mana ). Lehau est llment qui oblige la restitution de ces biens. tant tousdeux du mana , cehau et cemana sont une mme chose. Quelque chose dans les biens taonga est li au donateur et oblige la restitution de ces biens. Quand, la page 160, Mauss lappelle me , il pense trs prcisment ce quailleurs il aappel mana .

    En proposant la formule fameuse Prsenter quelque chose quelquun, cest prsenter quelque chose de soi , Mauss semble la dduire dun syllogismeeffectivement peu convaincant. Elle conclut en ralit tout un raisonnement implicite,li la fois un contexte ethnographique prcis et son uvre antrieure.

    Mauss estime avoir ce point du texte dmontr lidentit du donateur et de lachose donne. Son raisonnement, on le voit, aura t plus complexe quune lecture

    rapide ne lavait laiss croire. Mais il se fonde tout de mme sur les acquis duneuvre antrieure, l Esquisse, infiniment moins forte que l Essai. De l sans doutecette impression de flou que laisse le dbut du texte. Mais est-il si sr, aprs tout, quela suite de l Essai se dduise vraiment de cette assertion liminaire, si laborieusementdmontre ? Cette question recle un enjeu capital. Si la rponse devait tre positive,il faudrait accepter de voir dans l Essai une uvre certes profonde mais auxfondements mal assurs. Nous pensons pour notre part quelle est ngative. Lidentitdu donateur et de la chose donne dont l Essai fait son argument nest pas seulementdmontre par le raisonnement reconstitu plus haut, qui nest au fond que le tribut pay par Mauss son uvre antrieure. Toute la logique interne de l Essai, sur laquelle Mauss sest sans doute mpris, montre au contraire quelle est implique

    avec force, souterrainement si lon peut dire, par toute la suite du texte, dont levritable point de dpart est ce qui est dit duhau.

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    2. Tamati Ranapiri, Elsdon Best, et la tierce personne

    Tamati Ranapiri savait-il, lorsquun jour il entreprit dentretenir Elsdon Bestdu hau, en quel trouble limmixtion dans ses propos dune tierce personne allait plonger le monde anthropologique ? Mauss en propose le commentaire suivant :

    Les taonga et toutes proprits rigoureusement dites personnelles ont unhau, un pouvoir spirituel. Vous men donnez un, je ledonne un tiers ; celui-ci men rend un autre parce quil est pouss par lehau de mon cadeau, et moi je suis oblig de vous donner cette chose parce quil faut que je vous donne ce qui est en ralit le produit duhaude votretaonga (p. 159).

    Voil qui est encore dune concision bien dconcertante. Lauteur sembleguid une fois de plus par une intuition dont la force rendrait toute explicitationsuperflue. Il faut sans doute comprendre : Ce nest pas le bientaonga en tant quetel, ou un quivalent, qui doit faire ici retour, mais quelque chose de bien spcifiqueen lui, sonhau. Cest l-dessus que linformateur veut insister. Sil avait mis en scnedeux partenaires A et B, le second aurait rendu au premier ce quil en avait reu, oului en aurait offert une compensation. Mais linformateur veut en ralit nous dire queB rend A quelque chose de contenu dans lobjet donn par A, et qui maintenantveut faire retour vers celui-ci. Ce quelque chose, lehau, apparat comme une certainequalit des biens circulants, ou mieux de la circulation de ces biens, amenant termeune circulation en sens inverse.

    Nous ne croyons pas fausser le sens du bref commentaire de Mauss en le paraphrasant ainsi. Celui-ci dcrit effectivement lehau comme lme de la premire prestation qui revient son point de dpart (p. 160, n. 1), et cite ailleurs ledictionnaire maori de Williams, qui donne comme un des sens du mothau celui de return present (uvres, vol. 3, p. 45).

    Nous voulons proposer dans le mme esprit une exgse un peu plusdveloppe de la dclaration de Tamati Ranapiri, qui sera en mme temps, parce quenous tenterons dy dgager les implications logiques du bref commentaire de Mauss,une exgse de ce commentaire.

    Linformateur commence en disant : Supposez que vous possdez un articledtermin(taonga)et que vous me donnez cet article ; vous me le donnez sans prixfix. Nous ne faisons pas de march ce propos (p. 158). Convenons dappeler A, B et C les protagonistes du petit drame ainsi mis en scne. Aucune convention

    nest passe entre A et B. Linformateur y insiste. Ce quil sapprte dcrire nestdonc pas la consquence dun march conclu entre deux individus. Le point de dpartde sa dmonstration est simplement que B se trouve avoir reu quelque chose. Peuimportent les modalits de cette premire prestation. Seul importe le fait quelle a eulieu.

    B donne ensuite cette chose C ( Or, je donne cet article une troisime

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    personne ;ibid.). Tamati Ranapiri veut en fait parler, non de quelque chose queA donne B, ni de quelque chose que B donne C, mais de quelque chose qui passeentre les mains de B. En mettant en place lnonc de son problme, il annonce quil

    va parler dun flux de biens qui est pass par B, ce quon peut reprsenter ainsi : B

    Pour faire passer un flux de biens par B, il doit faire figurer des personnages en amont et en aval de B, afin de donner une origine et une extrmit auvecteur de notre schma. B lui-mme nest l que pour autant quen lui le fluxsactualise. Un flux de biens ne peut sactualiser quen passant par des individus, et, pour ces individus, il apparat comme venant de et allant vers dautres individus. Silinformateur doit pour construire sa dmonstration mettre en scne des individus,cest dune proprit des flux de biens en eux-mmes quil sapprte traiter.

    C, aprs un certain temps, se dit quil doit rendre lobjet reu. La traduction du

    texte de Tamati Ranapiri utilise par M. Sahlins est ici plus explicite que celleutilise par Mauss : Et le temps passe et passe et cet homme songe quil a cetobjet de valeur et quil doit me donner quelque chose en retour et ainsi fait-il (Sahlins, p. 203 ; cest nous qui soulignons. Mauss, Essai, p. 158). Ici, cest le tempscoul qui fait que B, aprs avoir t mis en prsence dun flux de biens allant dansun certain sens, se trouve maintenant, le temps ayant pass, en prsence dun flux de biens allant en sens inverse. Dans le raisonnement de Tamati Ranapiri, C nest l que pour autant que sur lui le temps passe.

    B doit enfin donner A ce quil vient de recevoir de C ( Lestaonga que jaireus pour cestaonga (venus de vous), il faut que je vous les rende ; Essai, p. 158),L encore, puisque trois acteurs sont en scne, B, C en amont de B, A en aval de B,cest bien dun flux de biens passant par B que linformateur parle. Il sattardelonguement sur les raisons pour lesquelles B ne doit surtout pas interrompre ce flux.Toutes tiennent une relation entre ce quil avait reu de A et ce quil reoitmaintenant de C. Mieux, puisque la nature de lobjet reu par B de C nest pas encause ( Il ne serait pas juste [] de ma part de garder cestaonga pour moi, quilssoient dsirables [], ou dsagrables ;ibid.), elles tiennent une relation entreun flux initial et un flux final. Elles ne relvent pas dune quelconque obligation derciprocit entre B et A puisquon a insist au dpart sur le fait quil ny avait pas deconvention entre A et B. Quel quil soit, et uniquement parce quil apparat dans unflux inverse de celui dans lequel tait entr lobjet donn par A B, lobjet donn par C B est lehau de ce premier objet.

    Ce qui fait que B ne doit pas interrompre le second flux de biens, cestsimplement que ce flux est le retour dun flux plus ancien. Ni les figurants du drameni la nature des objets quils changent ne sont ici en cause. Mme sils sactualisentsous forme de prestations dobjets, les flux dont parle linformateur ont des propritsen tant que tels.

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    Il est tout compte fait assez surprenant quon se soit tant interrog sur la prsence dune tierce personne dans la dclaration de Tamati Ranapiri (le personnageC de notre commentaire), La prsence de C nest, on le voit, ni plus ni moins

    surprenante que celle de A. Il ny a en fait pas de tierce personne mais deux personnes qui sont, chacune son tour, lune en amont et lautre en aval de B.Linformateur na pas ajout un tiers une paire ; il sest donn au dpart une personne, B, puis lui a adjoint une paire. Il nest pas indiffrent que B, le personnagecentral de ce drame, soit le locuteur lui-mme, qui parle de la faon dont, plac dansun flux de biens, il peroit lehau. Et le hau advient sa conscience commelimprieuse ncessit de ne pas interrompre ce flux ds lors quil est le retour dunautre flux.

    On sait que C. Lvi-Strauss a vu dans lehau ce dont la conscience indigne a besoin pour oprer la synthse des oprations antithtiques du donner et durecevoir, synthse selon lui donne parce quil ny a pas dantithse ( Introduction

    luvre de Marcel Mauss , p.XL). Mais pour Tamati Ranapiri, cette synthse entrele donner et le recevoir va de soi ; cest prcisment ce quil traduit en mettant enscne trois personnages et non deux. B donne et reoit, ce que nous avons illustr par un vecteur traversant B. Avec lehau apparat tout autre chose, savoir une certainerelation entre deux flux successifs. Mais quil soit question de flux na pas besoin dehau pour tre exprim. Ce sur quoi C. Lvi-Strauss insiste, cest que B doit trereprsent avec un vecteur le traversant, alors que lehau est le fait quun vecteur dirig dans un sens en entrane un autre dirig dans lautre sens, ce que nous pourrions illustrer ainsi :

    B#

    Il sattarde sur ce dont la dmonstration de Tamati Ranapiri fait ses prmisses, et non pas sur ce quelle veut construire. Sil a raison en refusant de voir dans lehau autre chose que la faon dont la conscience indigne peroit la cohrencedun ensemble de faits, peut-tre se mprend-il sur les faits dont il sagit. Lehau eneffet, et en cela nous suivons C. Lvi-Strauss, nexplique pas la cohrence de certains phnomnes dchange (quels quils soient), il ne fait que lexprimer. Il en est aprstout de mme de nos termes flux , retour de flux , qui nexpliquent rien et nefont que suggrer. Comme expression de la cohrence de faits sociaux premire vue

    disperss, lehau rappelle lemana, ce qui explique peut-trea posteriori que Maussait pu assimiler lun lautre.

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    3. Circulation et valeur

    Lobjet passant par B, venant de C et allant vers A, est considr comme lehau dun autre objet, indpendamment de ce quil est au dpart. Sa prsence dans uncertain flux fait quon peut son sujet parler dehau. Cest la circulation dune chosequi la fait tre ce quelle est3. Se dgage ici un thme qu on retrouve ailleurs dansl Essai, par exemple dans ce commentaire sur des faits de lancienne Italie :

    Le mot qui dsigne lares en Osque estegmo [ ... ] Walderattache egmo egere, cest la chose dont on manque. Il est bien possible que les anciennes langues italiques aient eu deux motscorrespondants et antithtiques pour dsigner la chose quon donne et quifait plaisir et la chose dont on manque,egmo, et quon attend (p. 233,n. 4).

    Plus haut, Mauss a rattachres au sanscritrah , ratih, don, cadeau, choseagrable :

    Lares a d tre avant tout ce qui fait plaisir (p. 233 et n. 3).Un peu comme, pour les Maori, la chose esthau ds lors quelle entre dans

    certains mouvements dchange, la chose peut tre pour les Italiquesres ou egmoselon la faon dont on envisage les prestations o elle entre. Si lanalogie entre lesdeux situations nest pas totale (voir ci-dessous), elles ont cependant ceci de communque les choses donnes ny sont conues que prises dans certains mouvementsdchange. Elles ne sont ce quelles sont que par leffet de la circulation dans laquelleelles sont prises, ou par leffet du point de vue quon adopte sur cette circulation.

    Citons un autre fait analogue : Les cuivres blasonns du nord-ouest amricain et les nattes

    de Samoa croissent de valeur chaque potlatch, chaque change (p. 178, n. 1).

    Ici encore, cest la circulation des choses qui leur donne sinon leur tre, dumoins leur valeur. Cest en cela, en ce quil y apparat un thme sur lequel la suite dutexte ne cesse de multiplier les variations, que la dclaration de Tamati Ranapiri et le bref commentaire quen fait Mauss sont la vritable ouverture de l Essai. Larcurrence obstine de ce thme donne finalement sa cohrence louvrage. Maisavant de dvelopper ce point, attardons-nous sur la comparaison propose plus hautentre faits maori et faits italiques. Dans les deux cas, il faut regarder la chose circuler 3 Citons ce sujet ladmirable terme utilis par une socit des Moluques, sur lequel SimonnePauwels a attir notre attention. Dans cette socit, rgie par ce quon peut considrer en premire approximation comme un change gnralis, les objets entrant dans le circuit delchange sont dits vivants , ceux qui en sortent sont morts . Voil une socit o lacirculation fait vivre les objets (cf.DRABBE 1940).

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    pour pouvoir en parler. L sarrte lanalogie. Une chose esthau ou non selon le typede flux dans lequel elle apparat, quelle que soit la faon dont on lobserve dans ceflux. Si lares est la chose quon donne , on peut penser quelle estres aux yeux de

    celui qui la donne. Si legmo est la chose dont on a besoin , on peut penser quelleest egmo aux yeux de celui qui sattend la recevoir. La chose est doncres pour quila voit sloigner,egmo pour qui la voit sapprocher, quel que soit le flux dans lequelelle apparat. La position dun observateur par rapport la chose en mouvement lafait treres ouegmo.

    Quune chose prise dans un flux puisse trehau ou non est finalement une proprit du flux lui-mme. Une question surgit alors : Tout comme il existe uncritre permettant de dcider si la chose doit chez les Italiques tre appeleres ouegmo, ny aurait-il aucun critre permettant de dcider si, chez les Maori, un flux esthau ou non ? Tamati Ranapiri parle dun flux retour dun autre. Mais rien ne nous ditque le premier nest pas dj le retour dun autre flux plus ancien. tre le retour dun

    autre flux ne serait donc pas une proprit caractristique des fluxhau. Cest lquintervient la seconde partie de lexpos de Tamati Ranapiri, commente par M. Sahlins et nglige par Mauss. Les circuitshau sont peut-tre ceux qui font retour vers la fort, vers le Maori (Sahlins 1976 : 211). La seconde partie de lexpos donnele critre permettant de dcider si lon se trouve en prsence ou non dun fluxhau. Ence sens, loin den constituer une simple paraphrase comme la cru M. Sahlins, elleajoute quelque chose au dbut de lexpos. La dclaration de Tamati Ranapiri est icitrop brve pour quon puisse tre trs prcis mais il semble bien que les flux dont il parle suivent des variations de niveaux, que les points ny ont pas tous mme potentiel, si lon peut dire. Mauss na pas utilis le texte de linformateur dans satotalit. Mais navait-il pas lintuition que les circuits dchange ne sont pas desimples cercles horizontaux quand il a pris soin de donner quelques pages sur les prsents faits aux dieux (p. 164et sq.) ? Dans un sacrifice, dans lchange quest peut-tre un sacrifice, les partenaires nont pas tous le mme poids Une rflexionsur ce sujet serait possible, que nous ne faisons ici que suggrer.

    4. Peut-on clairement distinguer un objet et un sujet de l change ? Nous avons donc dgag ce qui est le vritable premier acquis de l Essai : les

    objets changs nexistent pas, ne vivent pas (cf. supra, n. 3) indpendamment des

    mouvements dchange dans lesquels ils sont pris. Nous sommes apparemment loinde lidentit du donateur et de la chose donne dont nous avons dit quelle taitlargument de l Essai. Nous allons voir pourtant que le texte la dmontre partir dece premier acquis. Le deuxime pas de la dmonstration, implicite dans lanalyse desfaits maori, apparat avec plus de nettet dans le commentaire sur le matrieltrobriandais.

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    Tous les biens [entrant dans lekula] tout ce qui appartientau partenaire est tellement anim, de sentiment tout au moins, sinondme personnelle, quils prennent part eux-mmes au contrat (p. 181).

    Suit lexpos dune srie de faits trobriandais o lon voit les partenaires dukula prier les objets changs daller la rencontre les uns des autres comme deschiens qui viennent se renifler (p. 183). Mauss conclut par une formule l encore un peu vague :

    Ces diverses mtaphores signifient exactement la mme choseque ce quexprime en dautres termes la jurisprudence mythique desMaori. Sociologiquement, cest encore une fois le mlange des choses,des valeurs, des contrats et des hommes qui se trouve exprim (p. 183-184).

    Pour vague quelle soit, cette formule traduit clairement un fait spectaculaire :nous ne sommes pas en prsence dhommes changeant entre eux des objets quilsauraient en main, mais dhommes priant des objets dposs devant eux de bienvouloir se mettre en mouvement. Peut-on ici parler de lobjet dun change ? Les biens changs sont-ils lobjet dune quelconque action dont les hommes seraient lessujets ? Non, sans doute. Lorsque Mauss parle du sentiment personnel des objets,de mlanges , il voque prcisment cette difficult distinguer nettement objetset sujets de lchange. Tout cela nest-il pas dj contenu de faon moins videntedans ce que nous avons dit duhau ? Un bien nesthau que dans la mesure o il entredans un certain flux. Quelque chose dans lobjet qui circule nexistait pas avant quilne circult. Peut-on ds lors dire quon prend un objet pour le faire circuler ?

    Des faits latins permettent ensuite Mauss davancer encore dans sadmonstration.

    La formule solennelle dunexum suppose quil [le contractant]est emptus, achet [] Maisemptus veut dire rellementacceptus.Lindividu qui a reu la chose est lui-mme, encore plus quachet,accept par le prt (p. 230-231, n. 5).

    Le contractant dabord estreus ; cest avant tout lhomme qui areu lares dautrui, et devient ce titre sonreus, cest--dire lindividuqui lui est li par la chose elle-mme, cest--dire par son esprit []. Eneffet, comme le fait remarquer Hirn,reus est originairement un gnitif enos de res []. Cest lhomme qui est possd par la chose (p. 235). Non seulement il est difficile de parler de sujet et dobjet, mais celui quon

    aurait pu considrer comme le sujet de lchange peut fort bien, loccasion, enapparatre comme lobjet. Il ny a pas l seulement un renversement possible de rlesentre lobjet et le sujet ; dans la premire citation, le donataire nest pas accept par lachose ce qui ne serait quun renversement puisquon sattendrait plutt ce quil

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    lacceptt mais par le prt. On pourrait presque dire que sil y a un sujet ici, cestlchange, ou le prt. Tout cela nest au demeurant pas absent de lexpos de TamatiRanapiri. Ny a-t-on pas vu lehau des biens changs simposer aux partenaires et

    aux objets de lchange et disposer deux ? Dire que la distinction du sujet et delobjet est ici abolie serait aller un peu vite en besogne. Disons simplement que ce qui un niveau danalyse apparat comme objet peut tre peru un autre niveau commesujet de lchange. Tout ce qui est acquis, ce qui apparat comme le fait premier, cestlexistence dun mouvement dchange. On pense un peu ici ces langues o seulsdes affixes dont lusage est facultatif distinguent lobjet du sujet. Ce qui est donndans la phrase, cest dabord un verbe, un processus. Lobjet et le sujet ne sydistinguent que secondairement. Nous navons pas considrer de tels faitslinguistiques comme lexpression de faits sociologiques, pasa priori du moins, maisils illustrent en tout cas bien notre propos. Il est significatif que ce qui est peut-tre laformule la plus admirable de l Essai joue l-dessus (p. 227). Si on se donne en

    donnant , si donner, cest se donner (et, pourrait-on ajouter, cest tre donn), savoir qui donne et qui est donn est finalement dune importance secondaire.

    5. Peut-on distinguer le donateur de la chose donne ?

    Nous ne sommes plus trs loin maintenant de cette identit du donateur et dela chose donne, dont lauteur est parti, ou a cru partir. Nous ne savons dj plus trs bien qui donne et qui est donn. Confondre ce qui, premire vue, semble tre undonateur, et ce qui, premire vue, semble tre une chose donne, nest peut-tre plus

    illgitime. Mauss franchit le pas en exposant ses exemples nord-amricains : Cest que le nom du donateur du potlatch prend du poids par

    le potlatch donn ; perd du poids par le potlatch reu (p. 206, n. 4).Et nous avions plus haut :

    De mme, les cuivres blasonns du nord-ouest amricain []croissent de valeur chaque potlatch, chaque change (p. 178, n. 1).

    Le don affecte donc de la mme manire les partenaires de lchange et lesobjets changs.

    Un mythe raconte comment un chef koskimo et son chien []se changeaient lun en lautre et portaient le mme nom (p. 219, n. 1).(Aprs avoir dit la note prcdente que le chien compte parmi les biensdont la proprit est importante.) Nous avons bien cette fois une identification de lobjet au propritaire de

    lobjet. Dautres passages y reviennent dans les pages qui suivent :

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    Pour les noms des cuivres hada et tsimshian, nous neconnaissons que ceux qui portent le mme nom que les chefs, leurs propritaires (p. 223, n. 2, fin),

    [Certains cuivres] portent le nom des esprits fondateurs dutotem (p. 223, n. 2). (Aprs avoir dit, la page 204, que les chefs quisengagent dans le potlatch y incarnent les anctres et les dieux, dont ils portent le nom.)

    Souvent, le mythe les identifie tous, les esprits donateurs descuivres, les propritaires des cuivres et les cuivres eux-mmes (p. 225).

    Cest [le cuivre] quon couvre de couvertures, pour le mettre auchaud, de mme quon enterre le chef sous les couvertures quil doitdistribuer (p. 225).

    Un chef porte le nom : celui quon ne peut acheter (le

    cuivre que le rival ne peut acheter) (p. 226-227, note),Il nous semble que toutes ces citations doivent tre lues la lumire de lune

    dentre elles : Lun deux [lun des cuivres] est appel lentraneur des

    cuivres, et la formule dpeint comment les cuivres samassent autour delui, en mme temps que le nom de son propritaire est propritscoulant vers moi (p. 224).

    Ces deux formules dcrivent la position dun homme et celle dun cuivre, etces positions sont dpeintes comme tant les mmes. Ils ont tous les deux pour nom : Joccupe la position X dans un circuit dchange. ce titre, et ce titreseulement, on peut dire que lhomme et le cuivre sont identifiables. Mais abstractionfaite de ce circuit et des positions quivalentes quils y occupent, ils nont aucuneraison dtre identifis lun lautre. On retrouve une situation semblable dans le casindien :

    Et voici le moment solennel du transfert [] Le donataire4dit : Celles que vous tes, celles-l je le suis, devenuen ce jour de votreessence, vous donnant, je me donne (p. 248 ; cest nous qui soulignons).

    Le propritaire de la vache sidentifie la vache, mais il ne le fait quaumoment prcis o il la donne ( en ce jour ). Cest seulement le mouvement dedon dans lequel lun et lautre sont alors impliqus qui amne cette identification.

    Dans tous ces exemples, lidentification du donateur et de la chose donnenest pas posea priori. Elle napparat quau moment de lchange, et, si lon suitlexemple nord-amricain, elle nest que la prise en compte du fait que lun et lautre 4 Mauss crit donataire mais il est clair quil faut entendre donateur . Les paroles du donataire sont en ralit mentionnes quelques lignes plus loin.

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    ont la mme position dans ce mouvement dchange. Nous retrouvons ici avec encore plus de force des thmes dj entrevus au cours du paragraphe prcdent. Si le sujetet lobjet de lchange peuvent, certains niveaux danalyse ou de perception, tre

    confondus, cest que, par rapport au fait premier qui est lexistence du mouvementdchange dans lequel ils sont pris, leur distinction comme objet et sujet est seconde.La non-existence de la chose en dehors de la circulation, la difficult

    distinguer le sujet de lobjet de lchange, puis le caractre secondaire de ladistinction du donataire et de la chose donne, tout cela simplique rciproquementcomme nous croyons lavoir fait sentir. Par un curieux renversement dont lhistoiredes ides offre maints exemples, Mauss, pouss par la force de son intuition, croitavoir dmontr ds le dbut de son texte la troisime de ces propositions, alors quecest en ralit lensemble de l Essai qui la dmontre par sa logique interne.

    Conclusion

    Sil fallait dune formule rsumer l Essai sur le don, nous proposerions celle-ci : le verbe donner, tel que nous lutilisons dans nos langues, dcrit bien mal ledon. Il y faudrait un verbe dont les sens actif, passif et rflexif soient exprims par une mme forme (comme il en existe dailleurs dans certaines langues). Dans une phrase o entrerait un tel verbe, il serait alors superflu de distinguer un sujet dunobjet. La mtaphore linguistique nest ici quune figure, dont lintrt est de faire pressentir quel point l Essai, la manire dune phrase ne distinguant pas deslments que nos langues distinguent, est tautologique, instantan en quelquesorte. Tout y est acquis ds le dbut, mme si lensemble du texte doit ensuitedvelopper cet acquis. Tous les thmes sur lesquels l Essai varie sont dj expossdans le bref commentaire de Mauss sur la dclaration de Tamati Ranapiri, mme sides exemples ethnographiques amricains, trobriandais, ou italiques les illustrentavec plus de force. L finalement, dans cette redondance, rside la cohrence del Essai. Mais lusage quon peut aujourdhui faire dun tel texte est, si lon peut dire,ngatif. Quy est-il dmontr en effet, sinon linanit de certaines distinctions, rsultatngatif sil en est ? Et l rside lindicible de cette cohrence. L Essai sur le don parlede ce que nest pas le don, qui ny apparat que de faon oblique. Vouloir dcrire ledon, pour nous qui distinguons un sujet dun objet, renferme tous les piges possibles.Toutes les propositions sur lchange que nous pouvons dabord formuler devraienta priori tre mises en doute. Elles peuvent tre justes, mais nous ne pouvons le savoir qua posteriori. Tel est au fond lenseignement de ce Discours [sur] la Mthodesociologique. L Essai ne postule nulle part que toutes les socits o il prend sesexemples aient quelque chose de commun. Il le peut dautant moins quil y estremarqu en passant que chaque socit ne met pas en avant le mme aspect delchange : l o lune voit des flux, une autre se contente de considrer la position

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    dun objet circulant par rapport des observateurs (cf. supra, 3), Seule rassembleces socits lexprience de lchec, au moins pralable, quessuie chaque fois, ensy appliquant, la pense sociologique. Quant aux catgories qui pourraient

    effectivement, dans chacune delles, dcrire le don, elles dpendent de la socittudie et sont, chaque fois, redcouvrir.

    Octobre 1982.

    ADDENDUMSur un texte de Posidonius. Le Suicide,

    contre-prestation suprme(1925)

    (uvres, vol. 3, p. 52-57)Dans un texte non repris dans l Essai, Mauss cite le cas des anciens Celtes, o

    un homme pouvait, stant fait donner solennellement des biens de grand prix, et lesayant distribus ses proches, se faire tuer devant les donateurs. En guise derestitution, le donateur se donne ici la mort. Le don suprme est la destruction de soi.Cela rappelle le potlatch, o lon pouvait, en guise de don suprme, dtruire tous ses biens. De fait, sil ny a pas ncessairement lieu de distinguer le donateur de la chosedonne, la destruction de lun nest pas trs diffrente de la destruction de lautre. Ilny a pas supposer une quelconque parent entre les faits celtiques et les faits nord-amricains, mais en les considrant ensemble, on peut au moins se dire, pour parler comme Durkheim, que, dcidment, le don ne correspond pas lide que lon senfaita priori.

    BIBLIOGRAPHIEDRABBE, B., 1940 Het Leven Van Den Tanmbarees. Leyde, Brill.LEVI-STRAUSS, C., 1973 Introduction luvre de Marcel Mauss , in M. MAUSS,

    Sociologie et anthropologie. Paris, Presses Universitaires de France :IX- LII.

    MAUSS, M., 1968-69.uvres. Paris, ditions de Minuit, 3 vol. 1973. Essai sur le don. Forme et raison de l change dans les socitsarchaques, in Sociologie et anthropologie. Paris, Presses Universitaires deFrance, 5me d. (1re d. : dans L Anne sociologique, 1923-1924, 2me srie,vol. 1.)

    SAHLINS, M., 1976. M. ge de pierre, ge d abondance. Paris, Gallimard.