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Le socialisme est le seul but qu’une intelligence contemporaine puisse s’assigner. (Siniavsky devant ses juges) 33 Carré rouge JUIN 2005 - N° 33 - TRIMESTRIEL -5 EUROS Après le 29 mai, C. Jérémie, A. Séguret, M. Rebuschi, L. Cavelier, F. Chesnais, Y. Bonin, F. Pinson, J. Assoun Des contributions à l’analyse du TCE… par Christian Laval et Claude Serfati et sur la Dette publique, par Alain Bihr Argentine : interview de Beto Piannelli, du métro de Buenos Aires, par Jean Puyade Bolivie : guerre pour le contrôle des ressources naturelles et radicalisation de la lutte des classes, par Ciro Tappeste Les élections législatives du 5 mai au Royaume-Uni : résultats et perspectives, Mark Phibbs « Pays de malheur ! », lecture de S. Holder

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Le socialisme est le seul but qu’une intelligence contemporaine puisse s’assigner.(Siniavsky devant ses juges)

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Carrérouge

J U I N 2 0 0 5 - N ° 3 3 - T R I M E S T R I E L - 5 E U R O S

nn Après le 29 mai, C. Jérémie, A. Séguret,

M. Rebuschi, L. Cavelier, F. Chesnais, Y. Bonin,

F. Pinson, J. Assoun

nn Des contributions à l’analyse duTCE… par Christian Laval et Claude Serfati

nn …et sur la Dette publique, par Alain Bihr

nn Argentine : interview de BetoPiannelli, du métro de Buenos Aires, par

Jean Puyade

nn Bolivie : guerre pour le contrôle desressources naturelles et radicalisationde la lutte des classes, par Ciro Tappeste

nn Les élections législatives du 5 mai auRoyaume-Uni : résultats et perspectives,Mark Phibbs

nn « Pays de malheur ! », lecture de S. Holder

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Deux rendez-vous électorauxmajeurs étaient inscrits surl'agenda international de l'hi-

ver et du printemps : le premier, la ré-élection de Georges W. Bush, s'estsoldé par une cuisante défaite de laclasse ouvrière et de la jeunesse nord-américaines. Ce second mandat obte-nu alors que la guerre contre lepeuple irakien fait rage, la luttecontre le « terrorisme international »érigée par la Maison Blanche en véri-table stratégie d'ensauvagement de laplanète a marqué la victoire de lafraction la plus réactionnaire de l'im-périalisme le plus puissant du monde.C'est peu dire que la réélection duprésident américain constitue, au-delà des États-Unis, une menace di-recte contre l'Amérique Latine, l'Asie,et bien sûr tous les peuples de la rou-te du pétrole, du Proche et Moyen-Orient aux pays de l'ex-URSS…Le second rendez-vous était fixé lorsdu référendum français sur le TraitéConstitutionnel européen. Nombreuxétaient les militants européens despays où le traité avait été plébiscité,droite et gauche unies, par leurs par-lements, qui plaçaient leurs ultimesespoirs dans les électeurs français ;conscients de l'enjeu, tous les chefsd'États européens en exercice sont di-rectement intervenus dans la cam-pagne électorale, pour le oui. Pas seu-lement. De passage à Washington,Michel Barnier (alors ministre des Af-faires Étrangères, ancien commissaire

Bruxellois) était à sa grande surpriseinvité par Georges Bush qui lui signi-fiait, avec force, son soutien à Chirac,exprimant publiquement l'espoir quele scrutin serait un succès. De fait, ladictature constitutionnalisée, judicia-risée dans les vingt-cinq pays de l'UEdes « fonds de pension » exigeait laratification du Traité constitutionnel.Comme en 1992, lors du traité deMaastricht, il fallait à tout prix que lesuffrage universel bénisse « pour 50ans » assurait Giscard, ces épousailleslibérales. L'Église de France, toutcomme François Chérèque, s'enga-geait dans la bataille. La place de laFrance, pays fondateur de l'UE, sa re-lation stratégique privilégiée avecl'Allemagne, le rôle joué depuis 1983par les gouvernants tricolores, droiteet gauche confondues dans la« construction européenne » faisaientde ce scrutin une question politiqueinternationale majeure. Jacques De-lors, Simone Veil, Elisabeth Guigou,Pascal Lamy, V. Giscard d'Estaing etson valet de chambre Pierre Moscovi-ci, pour ne citer que les plus connus,ont fait don de leur personne à cettefolle entreprise. Tous les anciens pre-miers ministres vivants de la Ve Répu-blique, exceptés Pierre Messmer etLaurent Fabius, tous les éditorialistes(presse, radio, télé) sont montés enpremière ligne. Il faut remonter à laPremière Guerre mondiale pour re-trouver une Union Sacrée aussi déter-minée. Une telle force de frappe.

Charles Jérémie

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La passion démocratique

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L'échec est à la mesure des efforts,des moyens déployés.

U N E V I C T O I R E R E L E V A N T

D E L A L U T T E

D E S C L A S S E S

Nombre d'observateurs ont qualifiéles 55 % du 29 mai de « Tsunami » oude « Mai 68 électoral ». C'est inexact.Nulle surprise dans ce résultat sinonson ampleur. L'examen critique dutexte inauguré au sein du PS, puisd'ATTAC, de la CGT, dans les organi-sations syndicales relayées par unegrande partie de l'extrême gauche etle PCF s'est transformé en une formi-dable mobilisation ; un débat-combatde près de dix mois s'est mené, décor-tiquant le traité, éclairant ses for-mules les plus absconses (!) pour po-pulariser la signification de cette ma-chine de guerre anti-ouvrière, anti-démocratique, dessaisissant lespeuples du droit d'écrire leur avenir.Cette politisation a gagné en profon-deur le pays, les secteurs clefs du sa-lariat, des chômeurs, de la jeunesse.Rarement débat (d'un abord pourtantdifficile) aura été aussi vivant, créatif,partagé, relayé, démultiplié de villesen villages, d'entreprises privées enservice public, mêlant générations,métiers, situations, bousculant les ha-bitudes et les conformismes… D'an-ciens militants déçus, trahis, sont re-venus dans les réunions, passionnées,passionnantes. Ceux qui, très nom-breux, ne croyaient plus à l'action po-litique se sont avec prudence fait vio-lence. Des jeunes, nombreux, se sontengagés. Grévistes et manifestantsont, au fur et à mesure du travaild'explication, souvent intégré le« non » à leurs revendications, com-me les marins de Marseille, les sala-riés du textile, de Nestlé, les postiers,les chercheurs, bien sûr les lycéens.

Les travailleurs établissaient ainsi lelien entre particulier et général, la dé-localisation de l'usine et la significa-tion du libéralisme, les licenciementsboursiers et une société dont le mo-teur serait « la concurrence libre etnon faussée ». Ce rapport entre lesens du texte et l'expérience partagéede la réalité économique et sociale ajoué un rôle déterminant, donnant àla lutte des classes son sens, seslettres de noblesse, permettant à desmillions de femmes, d'hommes, de ré-fléchir à des mécanismes écono-miques, sociaux, qu'on leur présentaitcomme « normaux ». Les luttes peu-vent aboutir d'autant plus lorsqu'ellesparticipent à la compréhension géné-rale de la barbarie capitaliste. C'est desurcroît la condition sine qua non, àune authentique alternative.Le « non » s'est enraciné, produit d'untravail de masse, bénévole, militant ;salariés et jeunes utilisant les argu-ments proposés par les animateurs dela campagne nationale enrichissant lacritique, élaborant dans les comitésdu « Non », collectivement ou indivi-duellement, sur le net leur proprematériel (tracts, affiches). Toute l'ex-périence issue des luttes des classesdepuis 1995 comme les enseigne-ments et les réflexions accumuléesdepuis Maastricht ont débouché àcette occasion. « La victoire du non re-lève de la lutte des classes » titre sur sixcolonnes Le Figaro dans une passion-nante interview d'un consultant dupatronat, Bernard Brunhes, le 2 juin.C'est bien vu. C'est plus qu'un vote declasse. C'est une dynamique politiquedu salariat. Cette incroyable mobili-sation populaire plaçant au cœur desdiscussions l'idée d'une « Europe anti-libérale » n'a jamais fait appel à dessentiments xénophobes ou racistes.Les salariés français ne se sont pasopposés aux travailleurs « roumains,polonais ou hongrois ». Au contraire.

Ils ont consciemment refusé que lessalariés des pays entrants, surexploi-tés, soient utilisés comme arme dedestruction massive contre ceux despays qui ont arraché un certainnombre de droits ou de garanties, au-jourd'hui menacés… L'adoption duTraité aurait amplifié ce qui existe dé-jà ici et là, mais à l'échelle du conti-nent et de manière systématique : lamise en concurrence des salariés lesmoins payés, contre les autres, auseul profit du capital ! Cette guerreentre salariés, à coup sûr, est sourcede xénophobie, de racisme et de na-tionalisme.Lorsqu'on compare la carte électoraledu 30 mai à celle de l'élection prési-dentielle de 1981, on constate uneaccentuation du clivage de classes.Les ouvriers, les employés, les pay-sans, les chômeurs, ont été plus nom-breux, plus déterminés à voter« Non », qu'ils l'avaient été à l'époquepour F. Mitterrand. Autrement dit le« Non », perçu comme un acte anti-capitaliste, a recyclé (ce que l'unionde la gauche a enfanté de pire en tra-hissant le salariat) une partie du voteouvrier qui se portait par désespoir,écœurement, souffrance sociale, surle Front National. Je ne prétends pasque ce constat épuise la question duFront National, mais il indique unepiste pour le régler… Quand les sala-riés se battent sur leur terrain (et leterrain référendaire n'était pas le plusévident) la vermine Front Nationalpeut reculer, voire disparaître dessecteurs du salariat où il s'est implan-té.

L A C R I S E P O L I T I Q U E

E N F R A N C E

Bref, pour ces raisons et quelquesautres que nous allons évoquer, le ré-sultat constitue une cinglante défaitepolitique de la bourgeoisie française,

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avec comme conséquence directe undébut de mobilisation politique despeuples d'Europe. Après la Hollande,les opinions publiques ouvrières,dans les pays où l'expression du suf-frage universel a été interdite, s'inter-rogent. Ailleurs, au Luxembourg (!),au Danemark, en Pologne, en Tché-quie, la discussion politique se déve-loppe, le rejet se profile, intégrant lesdébats et les résultats de Paris etd'Amsterdam. Voilà pourquoi biensûr Tony Blair propose d'ajourner(d'enterrer) le processus de ratifica-tion, notamment dans les pays où cesont les électeurs qui tranchent, nonles parlements.Est-ce à dire que soit acquise la défai-te de la bourgeoisie européenne dansses différentes composantes [1] suite àl'affaiblissement de l'édifice constitu-tionnel européen qui le fait vacillertout entier ? N'allons pas trop vite enbesogne, même si certains ministresen Allemagne ou en Italie osent briserle tabou de l'euro ! La cohérence eu-ropéenne fixant pour chaque gouver-nement sa feuille de route se lézarde.L'unité de commandement européensouffre aussi des fins de règne deSchröder, Berlusconi, de la fragilitédu Premier ministre britannique, sansoublier l'agonisant Jacques Chirac !Ce qui est sûr, c'est que s'ouvre enFrance une situation politique origi-nale, inédite depuis 1958. DenisJeambar, éditorialiste de l'Expressanalyse avec intelligence et finesse lacrise, selon lui en phase terminale, dela Ve République. Nous reproduisonsci-contre l'article en totalité.Je suggère à nos lecteurs d'intégrercette pertinente analyse, mais de rai-son garder. Certes, depuis la brèvepériode de Mai 1968 (« fuite de DeGaulle à Baden Baden ») où le pou-voir était « à prendre », nous n'avonsjamais connu un tel rejet du pouvoir,président, gouvernement, parlement

compris. Fait nouveau, une fractionsignificative de la bourgeoisie (UDF,adversaires de Nicolas Sarkozy àl'UMP, éléments du Parti Socialiste…et du MEDEF), bref des secteurs re-présentatifs du capital considèrentque sans Bonaparte efficient, usée, laVe République est une forme de domi-nation devenue à la fois inefficace et

finalement trop dangereuse pourmaintenir l'ordre de la propriété pri-vée. Dans ce cas, ils peuvent prendredes initiatives qui, volontairement ounon, accélèrent la chute du système,recoupant, sur une brève séquence,l'aspiration générale des salariés à enfinir avec cette prétendue république.D'autant que l'improbable duo gou-

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C I T R O U I L L E M U R E

Tout va si vite aujourd'hui qu'on ne laisse plus à ceux qui sont à la barre le temps de ga-gner ou de perdre la partie engagée. Le nouveau Premier ministre, Dominique de Ville-pin, s'est placé de lui-même sous la contrainte de ce tempo endiablé en se donnant, dèssa première intervention, cent jours pour engranger de premiers résultats sur le frontdu chômage. Cent jours dont il faut espérer qu'ils ne ressembleront pas aux tragiquesCent-Jours de Napoléon, auquel le nouveau chef du gouvernement consacra un livre ! Ilnous faut donc croire au miracle. Dieu fasse qu'il ait lieu et que Jacques Chirac, aprèsdix années d'échecs répétés, ait, enfin, déniché le thaumaturge de l'emploi en France. Lenouveau chef du gouvernement y trouverait un destin à la Pompidou, mais le combatdouteux dans lequel il s'engage pourrait tout aussi bien lui réserver le sort d'un Couvede Murville, ultime Premier ministre du général de Gaulle avant la chute. Le chef de l'É-tat a refusé de jouer à quitte ou double le destin de sa présidence dans le référendumsur la Constitution. Ce gouvernement est sa dernière chance pour ne pas sortir par lapetite porte ou pour éviter de finir dans un désordre wagnérien qui verrait la France so-ciale descendre dans la rue, contre la France des élites. Rude tâche ! Du fait, d'abord,des inclinations du pays, toujours si ressemblant à ce que Chateaubriand en disait dansles Mémoires d'outre-tombe : « Qui prévoirait l'esprit français, les étranges bonds et écartsde sa mobilité ? Qui pourrait comprendre comment ses exécrations et ses engouements, sesmalédictions et ses bénédictions se transmuent sans raison apparente ? Qui saurait devineret expliquer comment il adore et déteste tour à tour, comment il dérive d'un système poli-tique, comment, la liberté à la bouche et le servage au cœur, il croit le matin à une vérité etil est persuadé le soir d'une vérité contraire ? » Il se pourrait bien que ce peuple ait signifiédans les urnes européennes le terme de l'aventure chiraquienne. Fin de partie ? Si c'estle cas, le flamboiement du nouveau chef du gouvernement finira en torche et le pays,dans le caniveau. Rude tâche, ensuite, car ce nouveau pouvoir ressemble à un marigotde crocodiles. Certes, faite de rivalités, la politique peut-elle sérieusement être efficacequand la haine enrage ses acteurs ? Or cette dernière est au cœur de la pantomime quenous jouent MM. Chirac, Villepin et Sarkozy, lancés dans une cohabitation à trois em-poisonnée par les dissensions sur le fond et polluée par la suspicion et l'exécration. L'hy-pocrisie suinte par tous les pores de ce gouvernement. De belles paroles ne suffiront paspour amener le peuple à applaudir une comédie des erreurs. L'insurrection du non dansles urnes a révélé son exaspération. Si ce trio improbable, où l'on se ménage, se haït etne songe qu'à tuer l'autre, ne convainc pas très vite, les Français perdront rapidementpatience. Comme l'écrivait François Mauriac [2], le 23 avril 1958, dans les sinistres cra-quements de la IVe République : « La crise est là, comme une grosse citrouille pas mûre . »En mai 1958, la citrouille explosa.

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vernemental annonce un affronte-ment meurtrier entre le Premier mi-nistre et son ministre d'État, chef del'UMP. C'est le schéma classique d'unecrise de régime : « en haut » on nepeut plus. L'hypothèse est sérieuse.Restons cependant prudents : que defois avons-nous présenté les dévelop-pements politiques comme inévi-tables alors qu'ils n'étaient que pos-sibles… La tendance des révolution-naires à annoncer l'imminence de lacrise de régime (voire de la révolu-tion !) ressemble aux illusions desvoyageurs mourant de soif dans le dé-sert, apercevant des oasis qui s'éloi-gnent plus on s'en approche…Au lendemain du 29 mai, gravité etinquiétude dominent. Confusément,dans toutes les classes de la société,au premier chef parmi les salariés,chemine une question : Commenttransformer la victoire ? Après la dé-faite des partisans du libéralisme, quefaire pour mettre en œuvre une poli-tique qui supprime le chômage, laprécarité, la pauvreté, crée des em-plois qualifiés, payés, garantisse la sé-curité sociale, le système desretraites ?Comment briser le cycle de la« concurrence libre et non faussée »,moteur ultra-performant du systèmecapitaliste, qui massacre générations,peuples, pays, jusqu'à menacer l'équi-libre des ressources naturelles, l'éco-logie de la planète. Bref, commentpasser du « Non » au « Oui ».

L ' I S S U E N ' E S T

P A S S I M P L E

Les problèmes soulevés par la victoiredu « Non » sont, en Europe et enFrance, de cette nature. Le pays s'in-terroge d'autant plus, avec gravité,densité, que les instruments tradi-tionnels, historiques, dont il disposaitpour organiser une alternative sont

(tant mieux !) fracassés. Le PS estfondamentalement divisé. Certes,l'appareil fera tout, psalmodiant« Unité ! Unité ! », pour se ressaisir,bricoler une « synthèse », mais le malest fait. Sur ce point, Jospin avait rai-son : les « oui » sont compatiblesentre eux. À l'inverse, surtout dans lemême parti, les partisans du Traité etses adversaires ne le sont plus… Cet-te situation facilite l'action des mili-tants et des salariés, et en mêmetemps, contradictoirement, la com-plique. La peur du vide politiqueexiste. N'oublions pas qu'au bout dubout, les salariés français (et aussiles militants) ont contracté depuisdes décennies la confortable habi-tude que les appareils leur offrentune solution gouvernementale« clefs en mains ». La majorité l'ac-ceptait, la minorité critiquait, maisnul n'intervenait activement, direc-tement dans cette alternance. Nom-breux sont ceux, au terme de cettecampagne, qui commencent à com-prendre que cette situation est termi-née. Un PCF historiquement disquali-fié, une extrême gauche qui en esttoujours à jouer la petite musique de« la gauche de la gauche », des direc-tions confédérales tétanisées par lacollaboration qu'elles ont apportée,depuis des décennies, aux gouverne-ments comme à la « construction eu-ropéenne », donc des secrétaires gé-néraux déstabilisés, eux aussi, par lavague du « Non », autant d'élémentsqui expliquent la nécessaire réflexionpolitique et syndicale des salariés.C'est dire que la réponse ne réside nidans une incantation programma-tique artificielle (exemple, la clas-sique déclinaison du programme deTransition écrit… à la veille de la Se-conde Guerre mondiale), ni dans lasempiternelle annonce du célèbre, dufameux « troisième tour social ». Pre-nons garde : les idéologues de bistrot,

les stratèges de sous-préfecture vontencore frapper. En clair, la solutionne réside pas dans une techniquepolitique. Cette fois, les salariés doi-vent, s'ils veulent aboutir, s'orientersur l'idée qu'ils doivent eux-mêmesprendre des initiatives majeures,celles qui déboucheront sur un gou-vernement à eux, tirant les consé-quences anti-capitalistes du rejet duTraité libéral. La participation active,multiple, des militants par milliers,des salariés par millions, à la victoire,permet-elle d'atteindre cet objectif,de produire ce formidable effort ?C'est une question qu'il faut poser auxintéressés.Le point à partir duquel il faut proba-blement réfléchir, c'est la richesse desexpériences accumulées dans le com-bat contre l'appareil d'État, le pouvoirmédiatique, les partis gouvernemen-taux. À l’origine, l'action de quelquesmilliers de militants analysant le trai-té, en faisant partager les conclusionsà d'autres et à d'autres encore, ont infine été capables de créer une chaînedémocratique, politique, inaugurantun début de processus d'auto-orga-nisation de millions de salariés. Lesmilitants d'ATTAC, de SUD, d'extrê-me gauche, du PS, de la CGT, du PCFse retrouvant souvent (mais pas tous)dans des comités unitaires où ils ontfait vivre une démocratie politiquepermettant l 'action électorale etnourrissant les luttes. C'est un formi-dable acquis : « Cette fois ça a mar-ché ! ». Ce début d'auto-organisationpeut maintenant, peut-être, prendreen charge un travail d'auto-émanci-pation. Car si les luttes des classesvont naturellement se développer, entant que telles, elles ne peuvent ap-porter une solution d'ensemble face àl'ampleur de la crise européenne etfrançaise du système capitaliste. Ilfaut faire fond sur l'audace démocra-tique : militants, salariés ne doivent

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rien céder aux sommets : ils doiventtenter de garder la maîtrise de l'éla-boration et de l'action. Devenir les ac-teurs majeurs, abandonner toute atti-tude passive.L'arme qui a permis de battre les puis-santes armées du « Oui », c'est la dé-mocratie de masse, illustrant le trèsactuel mot d'ordre de la Première in-ternationale : « L'émancipation destravailleurs sera l'œuvre des tra-vailleurs eux-mêmes ».Donc, priorité au débat démocra-tique, à l'écoute, à l'échange. L'am-pleur des tâches anti-capitalistes àdécrypter, à accomplir exige que lasociété s'insurge démocratiquement.Que les salariés, par leurs propresforces et ressources, s'affirment, s'éri-gent en maîtres. Évidemment, aucu-ne baguette magique ne réglera cesproblèmes. C'est dire que l'auteur deces lignes ne croit pas à des lende-mains heureux rapides, à d'immi-nentes victoires. Il faut prendre letemps de labourer, de semer. Je croisà la capacité du peuple français, en-traîné par le moteur politique du sala-riat et de la jeunesse, à renouer avecle meilleur de son histoire : la pas-sion révolutionnaire démocratique.Toute lutte politique anti-capitalistesérieuse, dans un pays européen, ré-sonnera dorénavant dans tous lesautres. Ainsi, après les « non » fran-çais et hollandais, les responsables del'ex-PC d'Allemagne de l'Est (PDS) etle petit parti issu d'une scission duSPD, le WASG récemment rejoint parOscar Lafontaine, envisagent sérieu-sement de mener campagne en-semble aux prochaines élections.D'emblée, ils sont crédités de trèsbons sondages parmi les électeurs so-cialistes… Pour la première fois de-puis la Libération, les salariés alle-mands ne seront plus condamnés àchoisir entre l'abstention qui profite àla CDU-CSU, ou le chantage au vote

SPD qui mène actuellement une poli-tique plus réactionnaire que Chirac !Ce qui se passe en Allemagne et quigagnera, d'une manière ou d'uneautre, le continent, a été inauguré enFrance le 21 avril 2002, puis confortéle 29 mai dernier… Et ce n'est en dé-finitive rien d'autre, sur les dé-combres du stalinisme et la crise ou-verte de la social-démocratie, que leprocessus (tant attendu) qui s'ampli-fie : celui de la construction d'un nou-veau mouvement ouvrier.

A U P S : A L T E R N A N C E

P O L I T I Q U E , O U I !

A L T E R N A T I V E

A U C A P I T A L I S M E N O N !

Pour revenir à la situation française,disons pour être simple que tous ceuxqui tenteront de s'opposer à la puis-sance démocratique issue du 29 maiferont face à de sérieuses difficultés…Arrêtons-nous sur le Parti Socialiste,au cœur de cet éclatement. LorsqueLionel Jospin décide de s'engager auxcôtés de Chirac, Giscard, Hollande,DSK, Lang, etc., il choisit de s'expri-mer d'abord devant les cadres ras-semblés lors d'une « fête » commémo-rant le centenaire du parti créé parJean Jaurès et Jules Guesde, la SFIO.D'emblée, il attaque frontalement lessocialistes qui ont rompu la disciplineen s'expliquant, non sur la forme (lessanctions contre Dolez, Emmanuelli,Mélenchon, Fabius) mais sur le fond :le tournant brutal de 1983. Le jour oùFrançois Mitterrand et le premier se-crétaire décident de choisir l'Europe« le grand large » contre l'idée de la« rupture avec le capitalisme » aucentre de toute l'action du Parti So-cialiste fondé à Epinay, résumée parla formule « Le socialisme une idée quifait son chemin ». Non seulement lesquelques engagements progressistes

du programme commun sont aban-donnés, mais Président, Premier mi-nistre et premier secrétaire socialisteengagent alors un terrible plan d'aus-térité contre les travailleurs, commejamais Pompidou, Giscard, n'étaientparvenus à l 'imposer, en désin-dexant les salaires. Dorénavant lahausse des prix et des services ne seraplus compensée !Devant l'émoi provoqué par cette at-taque, sans précédent… depuis lesdécrets-lois de Laval, amputant lepouvoir d'achat des salariés, transfé-rant au capital les gains de producti-vité, engageant à la hache les « re-structurations industrielles » avec soncortège de centaines de milliers dechômeurs, Lionel Jospin, premier se-crétaire pendant cette époque cri-tique du tournant de 2003, proclamequ'il s'agit d'une simple « parenthè-se ». En clair, dès que la situation éco-nomique, financière, sera stabilisée,l'effort exceptionnel ne se justifiantplus, la parenthèse sera refermée auprofit des salariés…Elle ne le fut jamais. La constructioneuropéenne libérale menée par lesgouvernements Fabius, Rocard, Cres-son, Bérégovoy, puis Jospin avec Chi-rac président, ont traduit en lois na-tionales les directives les plus dévas-tatrices de la commission européennesaccageant la cohésion sociale, ajou-tant la précarité à la pauvreté, la ré-pression policière, le racisme, ledésespoir à l'insécurité de millionsd'exploités. L'Europe libérale est de-venue la stratégie du Parti Socialiste,contre le socialisme.S'exprimant devant les socialistes à la« fête du centenaire », l'actif-retraitéJospin réaffirme donc en substance :• Il faut sans hésiter poursuivre surcette orientation, voter « oui » souspeine de remettre totalement en cau-se la politique menée depuis vingtans !

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• Mais surtout, la parenthèse ouverteen 1983 a été refermée par l'œuvreréalisée par mon gouvernement du-rant cinq ans ! En d'autres termes :pas d'autre politique possible pour lePS !Et qu'importe le 21 avril, qu'importesi la politique de Schröder dresse laclasse ouvrière contre le SPD, qu'im-porte si l'extrême droite se développeen France, les néo-nazis en Alle-magne… Nous sommes là pour tenirle cap du capital. L'alternance, oui.L'alternative au capitalisme, non.Lionel Jospin, qui jusqu'alors maniaitla litote en appelant à « l'équilibre »entre salariés et « marché », bref à unréformisme tempéré, proclame, sanslangue de bois ni hypocrisie, que lapolitique libérale menée est la seulepossible, ; ce faisant, il dit à quel de-gré de pourriture une majorité des di-rigeants et des cadres du PS sont par-venus. Il y a d'ailleurs maintenant, so-

cialement, deux partis. C'est d'ailleursdurant les années où Jospin a gouver-né que cette béante fracture s'estcréée. Celui du « Oui » est majoritairedans les villes bourgeoises Paris,Lyon, Nantes, Dijon, celui du « Non »est enraciné dans les villes ouvrièreset populaires. Les deux ne pourrontcoexister indéfiniment. Mais les mili-tants socialistes, comme ceux de laCGT ou de l'extrême gauche ne peu-vent se déterminer en partant desproblèmes internes, mais en fonctiondes nécessités politiques nées du for-midable résultat du 29 mai. Mainte-nant il faut avancer.Toutes les directives européennestransformées ou non en lois natio-nales doivent être abrogées. Toutesles privatisations doivent être stop-pées et tous les services publics re-na-tionalisés. Le lien entre les mesuresanticapitalistes sur le plan écono-mique et social et la revendication

politique d'une République qui garan-tisse la souveraineté populaire, lecontrôle permanent sur les élus, peutêtre clairement, pédagogiquement,établi. C'est en répondant à ces pro-blèmes que les militants socialistesqui ont pris leur autonomie en me-nant campagne avec tous les autresmilitants du « Non » contre la poli-tique de leur parti ; c'est en choisis-sant leur classe que ces militants évi-teront de se ranger derrière un candi-dat-miracle, là où il faut aider les sa-lariés à élaborer un contrat pour lecourt et moyen terme. Décidément,rarement situation aura été plusriche. Discutons, dialoguons.

Note1- J'utilise cette formule dans la limite oùFrançois Chesnais l'a fait dans les articles deCarré Rouge2- Bloc-notes de l'Express 1958-1960. Es-sais Point Seuil

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U N V O T E D E C L A S S E .

Toutes les analyses l'ont mis en évi-dence, on ne fera donc qu'un bref rap-pel.Le NON est un vote massif, le votede citoyens mobilisés. Au termed'un débat profondément politique,parfois violent, chargé progressive-ment de haine chez certains qui n'ontpas su se dominer, près de 70 % desélecteurs inscrits ont voté et avec prèsde 3 millions de voix d'écart et54,87 % des voix, ils ont rejeté leTCE. Comparé aux 43,3 % de votantsdu référendum espagnol, le NONfrançais a une légitimité que person-ne n'a osé lui dénier.Le NON n'est pas « anti-européen ».La composition du Non révélée par lesondage Ipsos-Le Figaro du 29 mai leconfirme. 57 % des votants pour leNON interrogés se sont déclarés favo-rables à l'adhésion à l'Europe. Si l'ontient compte de ce que l'Europe leur aapporté depuis trente ans, ce partipris supranational est extraordinaire.Le NON est un vote de classe. Déjàfort en 1992 dans les classes lesmoins favorisées, le NON s'est encoreraffermi : 79 % chez les ouvriers,56 % des salariés du privé et 64 % dupublic, 58 % des travailleurs indépen-dants et 71 % des chômeurs, ont votéNON. Ce qui a massivement détermi-né les citoyens de ce pays a reposé

moins sur leurs appartenances poli-tiques que sur leurs conditions objec-tives d'existence. Pour certains le re-fus s'est exprimé à partir du vécu quo-tidien, pour d'autres à partir de lacompréhension que la Constitutioneuropéenne visait à graver cette poli-tique dans le marbre, sans retour pos-sible. Dans les deux cas il s'agit d'unemême compréhension, et l'une n'estpas supérieure à l'autre. Ce sont deuxmodes d'assimilation de la même réa-lité, et, à titre personnel, je pense quecelle qui est vécue dans la chair estcertainement plus forte et plus puis-sante que la seule conviction intellec-tuelle.Le NON est majoritairement unNON de gauche qui s'affranchit desdirectives de partis. 67 % des élec-teurs de gauche (de l'extrême gaucheau PCF, en passant par le PS, les Vertset les chevénementistes) ont, di-manche 29 mai, voté « non » à laConstitution européenne. 64 % desélecteurs écologistes, 59 % des élec-teurs socialistes ont voté NON. Là oùles états-majors et une partie des mi-litants s'étaient fourvoyés, les ci-toyens ont redressé le tir. Les françaisont dit NON avec force et leur voteest clair. Le NON a traversé tous lespartis et ouvert de nouveaux débatsdans toutes les forces de « gauche ». Ila ouvert une nouvelle période del'histoire sociale européenne.

Alain Séguret

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Demain, sans attendre

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L E S É L É M E N T S

N O U V E A U X

D E L A S I T U A T I O N

Le bouleversement politique n'est passeulement français, il concerne toutel'Europe. Déjà les Hollandais ont ré-pondu. Le NON est passé en quelquesjours de 53 %, à 56 % puis s'est tra-duit par un vote de 61,6 % des voix,avec une participation de 62,8 %. Laconséquence immédiate a été la déci-sion gouvernementale de retirer leprojet de ratification qu'elle avait dé-posé à la deuxième Chambre. Cela aévité aux 122 députés (sur 150) favo-rables au traité d'avoir à le rejeter…La France se trouve dans une situa-tion où 82 % des parlementaires ontvoté la modification de la Constitu-tion française pour permettre l'adop-tion de la Constitution européenne,alors que 55 % des citoyens refu-saient cette même Constitution. Il estmanifeste que les superstructurespolitiques ne représentent plus lescitoyens. Cette donnée est vérifiée àtravers toute l'Europe. Dans tous lespays qui ont ratifié cette Constitutionpar voie parlementaire, à des majori-tés écrasantes, comme dans ceux quivont le ratifier par voie parlementai-re, la question française peut être po-sée : Que valent ces majorités ? Quevaut cette représentation politique ?La question est explosive même si sondénouement sera conditionné par laconfiguration des institutions poli-tiques de chacun des pays.En France, tous les partis ont été tra-versés par l'opposition OUI / NON etnombreux ont été les militants quiont rompu la discipline de leurs orga-nisations, ouvrant la voie à un retourdu débat démocratique. Les minori-taires favorables au NON, en petitnombre au départ chez les Verts, plusnombreux au PS, devenus majori-

taires à la CGT, ont imposé leur voixet ont ouvert un véritable débat defond, démocratique. Près de 900 co-mités unitaires pour le NON se sontcréés, traversant toutes les forma-tions, unissant le syndical et le poli-tique et créant un rapprochementmilitant inédit.Le vote de la CGT, le 2 février, a mar-qué un tournant dans la campagne.Les militants CGT ont montré que l'onpouvait contraindre une directionsyndicale inféodée à la CES à se plierà la volonté des syndiqués. Le prétex-te de la non ingérence dans le débatpolitique n'a pu contraindre au silen-ce l'expression syndicale. La légitimi-té de la direction Thibaut- Le Duigouest posée.Désavoué trois fois à l'occasion desvotes du printemps 2004, désavoué le29 mai après son engagement forcenépour le OUI, le gouvernement choi-sit une nouvelle fois d'ignorer le vo-te citoyen. Il se maintient au pou-voir et accentue sa politique libéra-le. Il n'a pu le faire que parce que, dèsl'annonce du résultat du vote, l'en-semble des forces politiques institu-tionnelles, à l'exception du PCF, ontdénoncé « l'erreur » des Français et sesont établis entre eux un nouveauconsensus pour vider de tout son sensl'expression démocratique et encou-rager les autres États de l'Union Euro-péenne à poursuivre le processus deratification.L'affront à la démocratie est violent,l'opposition entre les citoyens et lessuperstructures de « l'État bourgeois »est frontale. La situation ressemble àun champ de bataille où deux arméesseraient face à face. L'une, celle de la« finance mondialisée » est en ordrede bataille parfait, avec ses armes mé-diatiques et économiques, son appa-reil d'État répressif, son état-majorpatronal du Medef, et ses merce-naires des partis politiques institu-

tionnels du OUI, qui comme tous lesmercenaires du monde sont toujoursprêts à se rallier au plus fort. Del'autre côté, les forces du NON, sala-riés, jeunes, chômeurs, sont uniesdans un front du refus totalementdésorganisé, où toutes les structuresont éclaté et se sont divisées. Seule lastructure de la CGT et celle très limi-tée du PCF, ont résisté à la premièreconfrontation. Dans cette situation, legouvernement a repris l'initiative.Du côté des forces sociales qui ont as-suré la victoire du NON, le Parti So-cialiste représentait jusqu'au début dela campagne la seule force crédiblepour freiner les attaques contre lesconditions de vie des citoyens. Or,son rôle de soutien du OUI et son re-fus de prendre en compte le choix ci-toyen l'ont clairement placé dans lecamp adverse. La bataille qui se livreen son sein est donc l'un des élémentsclés de l'avenir.

L A N O U V E L L E S I T U A T I O N

E T L E P S

Pour bien comprendre ce qu'est leParti Socialiste, il faut revenir sur sonpassé. De 1970 à 1983, son effectifmilitant est passé de 60 000 à près de220 000. C'est cette montée militantemue par la volonté de changer le pou-voir pour changer la condition des sa-lariés, qui a permis la victoire del'Union de la Gauche en 1981. De lamême manière, c'est le tournant de la« real politik » de 1983 qui a inverséle cours. De 1983 à 1995, le PS a vufondre régulièrement ses effectifs, quistagnent depuis lors dans une four-chette officielle qui tourne autour de100 000.Il faut bien comprendre que ce mou-vement correspond très largement audépart de vrais militants, motivés parleur espérance de changer la société.Ce parti est devenu un parti de pou-

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voir, où les ambitions personnelles nesont qu'électoralistes, où les soutiensmilitants s'obtiennent par un discoursgauche, mais où la stabilité se conser-ve par une politique de droite libéralequi ne conteste pas l'ordre établi. Lesgrands partis politiques français sonten effet devenus financièrement dé-pendants des mannes apportées parla loi sur le financement des partis etoù le poids politique se mesure à l'au-ne des postes occupés dans le systè-me, comme garantie de sources de re-venus pour l'élu, pour son staff etpour sa Fédération. Remettre en cau-se ce système supposerait que le partipuisse vivre de ses cotisations mili-tantes, ce que ses effectifs ne lui per-mettent pas. D'où le poids des élussur le Parti. Dans ce contexte, le mû-rissement politique au sein du PSsera lent. Assurément il manifesteraavec retard les conséquences de lamaturation politique des salariés.N'oublions pas que ce mûrissementinterne est le produit de celle-ci etnon pas sa cause.En l'absence de base militante demasse, la vie au sein du PS est entiè-rement structurée autour de courantsqui ne sont que des « écuries » et nondes courants de pensée. Qu'est cequ'une « écurie » ?C'est un appareil d'élus, « d'experts »et de bureaucrates, qui se regroupentautour d'un « candidat » susceptibled'être présidentiable ou d'occuper unposte important. Ces écuries agrègentun ensemble de militants qui serventde main-d'œuvre et de correspon-dants locaux, destinés à amplifierl'écho de la parole du candidat.L'unique objectif de l'écurie devientalors le « prochain congrès », lieu oùse concrétisent les rapports de forcepour la désignation du candidat.La division qu'entraîne la multitudede candidats aux ambitions plus oumoins mesurées oblige souvent à des

alliances de circonstances. Ces al-liances ont toutes éclaté dans la ba-taille du référendum ; pas une n'a sur-vécu à cette épreuve. C'est la premiè-re expression de l'irruption du débatpolitique au sein de ce parti.• Hollande s'est séparé de Fabius et arejoint le groupe libéral qui voit s'ag-glutiner un nombre impressionnantde caciques situés à des années-lu-mière des luttes sociales : les Rocard,Strauss-Kahn, Lang, Mauroy, Jospin,Delors etc… Ce groupe a cru pouvoirmiser sur le poids de la direction libé-rale du PSE, qui contrôle la totalitédes partis européens.• Nouveau Monde a vu s'opposer Mé-lenchon, parti le premier à la batailledu NON dans les collectifs unitaires,puis Emmanuelli parti, avec sespropres comités lorsque le NON pre-nait figure de gagnant, un mois avantle vote, et enfin Vidalies resté en pan-ne dans l'attente du résultat et qui es-saie aujourd'hui de rappeler qu'ilexiste.• NPS avait éclaté dès le départ, avecle ralliement de Dray à la directionHollande, crédibilisée par un soutienhargneux de l'ensemble de la droitedu parti qui pensait tenir là la re-vanche de sa mise en retrait aucongrès de Dijon. L'ensemble de l'ap-pareil de NPS a fait silence tout aulong de la campagne, à l'exception deGérard Filoche, qui s'est dépensé sanscompter, participant à toutes les ini-tiatives pour le NON. C'est cette mê-me direction de NPS qui rappelle au-jourd'hui qu'elle avait dit un NON quepersonne n'avait entendu et qui évin-ce Filoche.Il serait difficile de voir dans cesévolutions individuelles, la conti-nuité d'une ligne politique, et enco-re plus difficile de voir l'existenced'un « courant gauche » dans le Par-ti Socialiste. Dès le 30 mai, tous lesregards se sont tournés vers le « pro-

chain congrès », lieu où chacun voit lapossibilité de « capitaliser » les acquisde sa campagne, pour satisfaire sesambitions personnelles. Pour lescadres du parti, le problème se poseen termes de survie matérielle.Très rares sont les personnalités quiéchappent à ce mouvement. « Forcesmilitantes », le courant nordiste deMarc Dolez, n'avait pas d'impact horsde sa région d'origine et ne pouvaitque se raccrocher à l 'expressiond'autres forces. Cette situation acontraint Marc Dolez à mener le mê-me type de campagne que Gérard Fi-loche, participant à toutes les initia-tives au gré des invitations qui luiétaient adressées, mais sans forcessuffisantes pour mener une cam-pagne capable d'imposer sa présenceau niveau national. Leur plus gros ac-quis est d'avoir pu constituer un trio(Dolez (FM), Filoche (NPS), Géné-reux (NM) dont l'influence débordemaintenant leur implantation d'origi-ne et peut constituer l'amorce d'unvéritable courant. Mais on en est loinà ce jour.Dans ce contexte, respectant la tra-dition des congrès socialistes, lerisque majeur est celui d'une nou-velle « synthèse », pour enterrertous les projets alternatifs. Mitter-rand le disait crûment, « un congrèsdu Parti Socialiste se gagne àgauche ». Ce qui se dit lors de cescongrès n'a aucune suite. Ainsi Hol-lande a-t-il emporté le congrès de Di-jon sur la « motion A » qui disait : « Letexte voté majoritairement par les mili-tants devra être scrupuleusement ap-pliqué, il engagera tous ceux qui l'ontporté […] L'Europe doit être un espacede solidarité et non une zone de libre-échange […] une Europe puissance etnon une Europe alignée sur les États-Unis […] les décisions à la majorité de-viendront la règle dans tous les do-maines et aucun État ne pourra plus,

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par le jeu de l'unanimité, bloquer leprocessus […] L'Europe doit être dotéed'un gouvernement économique dispo-sant d'un budget suffisant et d'un im-pôt […] Les révisions futures de laconstitution doivent pouvoir être adop-tées à la majorité qualifiée […] ». Au-cune de ces exigences n'a été satisfai-te, et pourtant la direction du Partisocialiste a défendu le traité, injuriantson opposition interne et l'excluantdu Conseil National dès le 2 juin. Tel-le a été la traduction de la synthèsedu congrès de Dijon.« L'unité du NON », représentée pardes appareils qui ont éclaté dans lacampagne du référendum ; l'unitésans débat politique préalable, sansplate-forme de convergence pour unepolitique de rupture, ne sera qu'unenouvelle alliance d'écuries. Or, c'estbien pour enfermer le PS dans cetteseule alternative, avec un délai insuf-fisant pour mener un réel débat, queFrançois Hollande et la droite libéraledu PS ont raccourci le temps de pré-paration du congrès. Parce qu'ils sa-vent qu'ils peuvent peut-être encoregagner des batailles d'appareils, mê-me sous forme de recomposition,mais qu'ils perdront les débats. Lemot d'ordre aujourd'hui doit êtrecelui de la clarification par la dis-cussion, pour que soient tiréestoutes les leçons du débat qui s'estouvert dans le mouvement socialde ce pays. Ce que dit Gérard Filocheà propos de NPS, vaut pour tout lePS : « Si nous [NPS] sommes dans lecamp du NON, soyons lucides ! Si “lamajorité a brisé le parti”, comme l'écritArnaud [Montebourg], c'est en refu-sant la victoire du NON après le 29 mai!.. Et tant qu'elle la refuse, la ba-taille du NON et du OUI n'est pasderrière nous, elle est prolongée, ilfaut défendre le sens du NON avectoute la gauche mobilisée qui l'a faitgagner… »

Dans un sens, Filoche parvient à dé-passer le cadre limité du PS, mais enmême temps il ne va pas au bout deson raisonnement. C'est en effet ausein des NON du PS que pourra seconstituer une alliance pour un chan-gement radical au sein du Parti. Maisle NON ne constitue pas, à mesyeux un critère suffisant. L'appareilfabiusien, comme celui de NPS, n'ajamais fait état d'une volonté dechangement radical ; c'est pour celaqu'ils n'ont pas fait la campagne duNON, ou l'ont récupérée dans la der-nière semaine. De ce fait si l'allianced'écuries issue du NON peut impo-ser un changement de Direction, labase militante pour imposer unchangement de politique n'existepas encore au sein du Parti, parceque le débat n'a pas encore eu lieu.L'objectif de l'unité est nécessaire,mais cette unité ne sera pas, dansles conditions actuelles, celle d'unepolitique de rupture. Une platefor-me de rupture serait ultra-minori-taire au sein du PS à ce jour.Il faut donc dépasser l'horizon duprochain congrès dans lequel la direc-tion enferme le PS. Il y a urgence àpoursuivre ce que les militants enga-gés pour le NON ont initié, et à le ré-percuter dans le PS. Bien sûr, il fautl'unité du NON, ne serait-ce que pourenvoyer un signe aux salariés et auxchômeurs. Mais ce sera une unitésans illusions, sachant que seulenotre capacité à impulser le débatpour une stratégie de rupture pourratraduire en termes d'organisation ceque les citoyens ont exprimé le29 mai.Au cours de la campagne du NON,c'est hors du PS que le débat a pro-gressé le plus. La démarche aujour-d'hui devrait être celle de ramenerle débat dans le PS, mais aussi le PSdans les combats politiques et so-ciaux sur le terrain militant, avec

l'ensemble des forces qui ont faittriompher le NON. C'est la pressiondes luttes sociales qui fera évoluerle PS. Le problème me semble bienêtre de rappeler, entre courants duPS, ce qui a fait l'unanimité au seindes mouvements bien plus disparatesqui ont composé les collectifs uni-taires. Dans cette seule convergence,existe une base suffisante pour enga-ger le Parti Socialiste sur la voie d'unealternative au libéralisme comme ex-pression actuelle du capitalisme. Cesbases peuvent donc être jetées rapi-dement. La suite se jouera nécessaire-ment avec l'ensemble des salariés, desétudiants, des jeunes, des chômeurs,de France et d'Europe, parce que cet-te bataille sera européenne.Cette bataille sera aussi celle de la dé-mocratie. C'est un nouvel apprentis-sage de la démocratie qu'il faudramener au sein du PS. Il n'est pas éton-nant, à cet égard, que des voix se lè-vent déjà pour dénoncer la situationde porte-à-faux de grosses fédéra-tions PS qui ont parfois voté à 80 %pour le OUI, là où les citoyens vo-taient à plus de 70 % pour le NON.Les accusations de traficotage du voteinterne commencent à surgir. Et c'estlà, le troisième volet du débat qu'ilnous faut ouvrir, celui du retour àla démocratie au sein du PS. Cettebataille est incontournable, car sansdémocratie interne, le débat se rédui-ra à l'invective, et le PS éclatera.

Q U E L S L E N D E M A I N S

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L'ENJEU DE LA DÉMOCRATIE

Cet enjeu se situe à plusieurs niveaux.Le premier est celui de la société com-me telle. Le vote sur un texte de plusde 500 pages de droit constitutionnel,incompréhensible pour la quasi-tota-lité du corps électoral français, repré-

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sentait un piège pour la démocratie.Quelques dizaines de milliers demilitants déterminés se sont attelésà la tâche d'explication et de diffu-sion, et fait nouveau ils se sont ren-contrés pour construire des struc-tures unitaires et mettre en com-mun les forces disponibles pourune même finalité, souvent en pre-nant la responsabilité de transgres-ser les consignes de leurs partis etorganisations. Grâce au travail deces militants, la France a lu ce texte,comme jamais elle n'a lu de déclara-tion politique depuis très, très long-temps. Dans ce mouvement se sontconstruits des collectifs unitaires. Cemouvement citoyen pour la réap-propriation du débat politique estl'évènement majeur des trente der-nières années. C'est un évènementpour la France, pour l'Europe maisaussi pour le monde. Un pays« riche » a ouvert une voie nouvelleet a montré que la réappropriationde la démocratie est possible.L'enjeu se situe ensuite au sein despartis politiques de gauche. Les idéesse sont révélées plus fortes que lesobstacles des appareils sclérosés,elles ont entraîné des militants à larupture de la discipline d'organisa-tion. Mais, dans tous les cas, les appa-reils et leurs directions se sont révélésêtre des obstacles à la réappropria-tion de la démocratie. L'activité poli-tique des militants a bousculé cet obs-tacle, mais il existe toujours. Au seindu PS comme au sein des « Verts », lesmajorités « ouistes » ont été acquisespar des pressions considérables surles militants, un refus du débat sur lefond et, cela a été dénoncé dans lesdeux formations, sans doute par desfalsification des votes militants. Dansles partis et les associations dont lesdirections en place se sont pronon-cées pour le NON, il n'y a pas eu lamême intensité de débat interne. La

conséquence est que toutes les clarifi-cations n'ont pas été menées commeon le voit dès à présent dans les col-lectifs.L'enjeu se situe au niveau de l'appa-reil de l'État. On l'a déjà dit : 82 % desparlementaires ont approuvé l'adap-tation de la Constitution française,quand 55 % des citoyens rejetaient letraité. Malgré quatre désaveux mas-sifs, le gouvernement de la Répu-blique se maintient. Un pays qui ainscrit, dans sa première Constitu-tion, le devoir d'insurrection lorsquela démocratie est menacée, ce paysne bouge pas. Or aujourd'hui, la re-présentation citoyenne ne peut plusse prévaloir de la démocratie.L'enjeu se situe enfin au sein des mé-dias. Tout au long de la campagne, leOUI a bénéficié de plus de 70 % destemps de parole officiels et la totalitéde la presse écrite, à l'exception deL'Humanité s'était engagée pour leOUI. Le même mouvement avait en-traîné la totalité des chaînes radios ettélévisées. La presse est apparue pource qu'elle est, un instrument de domi-nation et de manipulation au servicedu pouvoir économique. C'est le droitd'expression qui est attaqué par l'ac-caparement des moyens de l'expres-sion. L'image qui ressort au lende-main de ce vote est la mise à nu dugouffre qui sépare notre société de ladémocratie. Nul doute que ce seral'un des enjeux majeurs de la périodequi s'ouvre.

LA BATAILLE POUR LA RÉAPPROPRIA-TION MILITANTE DES SYNDICATS

Toutes les organisations ont été tra-versées par le débat sur le TraitéConstitutionnel, qu'elles soient poli-tiques, syndicales ou associatives.Partout des questions sont posées,partout des évolutions sont en cours.Il est trop tôt pour discerner quellesseront ces évolutions, et il faudrait

une intense participation à ce travailpour faire un premier bilan global desrépercussions d'une bataille qui nefait que commencer. On peut ajouterà cela que même les acquis présentsne valent pas garantie sur l'avenir.Mais la détermination militante quis'est affirmée depuis quelques mois,laisse penser que les débats ne sontclos nulle part. Or la réappropriationdes organisations « ouvrières » consti-tuera autant de points d'appuis déci-sifs de la prochaine période. Les syn-dicats joueront un rôle déterminant.Dans cette campagne, le combat syn-dical a été mené sur des questionsque les syndicats ont laissées depuisdes années et des années aux seulspartis politiques, qu'ils le fassent ounon au nom d'une « théorie de l'indé-pendance des syndicats par rapportaux partis et à l'État ». Là où les mili-tants de la CGT ont su exprimer etlier le refus du traité constitutionnelau néolibéralisme comme source del'expansion de la misère et de la des-truction des acquis sociaux, celle-ci apu prendre une part déterminantedans la campagne.Plus sans doute que le signe d'uneévolution syndicale, c'est le signed'une période politique. En 1789, cesont les cahiers de doléances qui ontpermis au peuple et aux exploités des'attaquer aux superstructures poli-tiques et de faire irruption sur le ter-rain du gouvernement de la France,ce qui a conduit à la première Répu-blique. C'est normal, le gouverne-ment de la société doit répondre auxbesoins des citoyens, le politique estl'aboutissement du syndical. En 1906,la Charte d'Amiens exprimait ce mou-vement dans les termes suivants : « Lesyndicalisme poursuit la coordinationdes efforts ouvriers, l'accroissement dumieux-être des travailleurs par la réali-sation d'améliorations immédiates,telles que la diminution des heures de

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travail, l'augmentation des salaires,[…]. Mais cette besogne n'est qu'un cô-té de l'œuvre du syndicalisme ; il prépa-re l'émancipation intégrale, qui ne peutse réaliser que par l'expropriation capi-taliste ; il préconise comme moyen d'ac-tion la grève générale et il considèreque le syndicat, aujourd'hui groupe-ment de résistance, sera, dans l'avenir,le groupe de production et de réparti-tion, base de réorganisation sociale… »(Extrait de la Charte d'Amiens -Congrès de la CGT - 13 octobre1906).Pour les raisons évoquées au long decet essai de bilan de la campagne duNON, il est probable que dans la pé-riode qui s'ouvre, le rôle des syndicatssera majeur. Leur capacité de mobili-sation, leur capacité d'autonomie surla base de la défense des intérêts dessalariés, peuvent créer des conver-gences et des mobilisations qui per-mettront l'évolution des mouvementspolitiques. En tout état de cause, cesont des milliers de militants syndi-caux qui sont entrés dans les collec-tifs unitaires pour le NON, et de nom-breuses UL et UD ont apporté leursoutien à ce mouvement. Les mouve-ments sociaux qui ont remis en causeles superstructures de l'État bour-

geois se sont toujours faits sur lesbases des conditions de vie élémen-taires des citoyens. Dans la situationactuelle, le vide organisationnel despartis politiques laisse une place ma-jeure au champ syndical.

LE ROLE DES COLLECTIFS UNITAIRES

Les partis politiques n'ont pas encoretiré les leçons du séisme et ils ne le fe-ront que sous la pression des mouve-ments sociaux. Cela est évident de-puis la soirée du 29 mai. Dans cecontexte les appels des appareils àl'unité pour l'unité ont pour objectifl'expropriation de la victoire des sala-riés, des chômeurs et des exclus decette société. La solution ne passe paspar une recomposition des alliancesd'appareils, quels que soient leurs en-gagements.Construire un mouvement social demasse, permettant de faire naître unrapport de forces pour exprimer lesrevendications des citoyens, impliquede faire vivre les collectifs unitaires.Non pas comme des substituts oucourroies de transmission des partis,mais comme l'organisation indépen-dante des citoyens, transversale parrapport aux partis, associations et or-ganisations. Ce n'est rien d'autre que

ce que nous avons fait pendant lacampagne. Il leur appartiendra dechoisir leur mode d'organisation,mais la faillite de notre système dedémocratie par délégation imposeraprobablement de s'orienter vers desprincipes de démocratie participative,avec des mandats révocables. La dé-marche est celle d'un mouvementConstituant. Le premier pas est l'ex-pression démocratique des besoinsdes citoyens. C'est sur cette base quedoivent être élus leurs représentants,ceux des collectifs.Tenter de calquer une solution élabo-rée au sein d'un parti ou organisation,sans passer par cette phase deconstruction collective revient à re-mettre en selle les partis qui ont faitfaillite. Il reviendra à ces partis de ga-gner leur place au sein des collectifs,d'entendre leurs exigences et de four-nir leurs propositions en termes desolutions de société. Si nous voulonsque notre NON d'hier devienne unprojet pour une autre vie, nousn'avons d'autres solutions que depoursuivre dans cette voie. Cela im-pliquera pour beaucoup la remise encause de bien des habitudes. C'est cequi pourra nous arriver de mieux.

nn

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Dans le camp du « Non degauche » certains commencentà avoir des plans bien arrêtés

pour l'après-29 mai. C'est le cas duPCF qui, grâce à l'initiative de RogerMartelli [1], dispose d'un projet poli-tique antilibéral en positif dans leprolongement de l'Appel des 200 [2],et qui réussit ainsi à se positionnerdans la perspective de 2007. Leschoses sont beaucoup moins évi-dentes du côté de l'extrême gauchequi semble avoir mené une campagneisolée et timorée (LO) ou totalementunitaire mais en oubliant d'élaboreret de défendre sa propre politique(LCR). Il semble donc que le réfor-misme (rebaptisé anti-libéralisme) aitde beaux jours devant lui.

U N V R A I - F A U X

F R O N T U N I Q U E I N I T I É

P A R L E S A N T I L I B É R A U X

L'Appel des 200, lancé à l'automne2004, est assez original. On peutconsidérer qu'il s'agit d'un cadre de« front unique » dans la mesure où ilavait pour vocation et a permis derassembler de nombreux militants is-sus d'organisations ouvrières et/oude gauche, allant de l'extrême gaucheà l'aile gauche du PS ou des Verts.

Historiquement la politique dite defront unique a été préconisée par lespartis marxistes révolutionnairesdans des contextes d'offensive capita-liste mettant en danger la classe ou-vrière : l'idée était de faire front avecles partis réformistes, y comprisquand leurs dirigeants étaient des so-cial-traîtres ayant fait tirer sur la fou-le, en partant du principe qu'il valaitmieux résister ensemble contre unennemi commun plutôt que de laisserl'ennemi régner sans partage par ladivision du camp ouvrier. L'idée étaitaccessoirement, de la part des révolu-tionnaires, de démontrer par là qu'ilss'intéressaient aux intérêts de la clas-se ouvrière dans son ensemble quandles dirigeants réformistes, habitués àrefuser le front unique, n'étaient visi-blement préoccupés que par leurs in-térêts de caste bureaucratique. L'idéeétait résumée par un slogan : « Frap-per ensemble, marcher séparément »,puisque le front unique impliquaitégalement le maintien d'un position-nement propre et autonome des révo-lutionnaires, y compris de leur droitde critique vis-à-vis des partenairesdu front.Une première différence avec le« front unique » classique, c'est qu'iciavec l'Appel des 200 ce ne sont pas lesorganisations révolutionnaires qui

Manuel Rebuschi est l'un des animateurs du Rézo-antiK, dont lecentre de gravité se trouve à Nancy (http://nancy-luttes.net/Re-zo-antiK/). Le texte publié ici a été écrit le 26 mai, avant le scru-tin du 29. Le post-scriptum a été rédigé à la suite de la discus-sion lors de la rencontre Carré Rouge, A Contre Courant, lesAmis de l'Émancipation Sociale qui s'est déroulée à Nancy le5 juin, à laquelle des militants du Rézo-antiK ont participé.

Manuel Rebuschi

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Remarques sur l'après-29 mai

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ont pris l'initiative mais un courantd'économistes antilibéraux et aumieux réformistes (au sens tradition-nel) de la Fondation Copernic [3], di-rigé par Yves Salesse. Ce dernier n'enest pas à son coup d'essai : dès le len-demain de la présidentielle de 2002,il avait tenté de lancer une gauchevraiment à gauche et vraiment pas àl'extrême gauche avec un appel dit deRamulaud (du nom du bistrot où celaa été lancé). L'idée était alors que dé-cidément la gauche plurielle avait ré-gné trop à droite (d'où la défaite cin-glante de Jospin) et qu'il fallait re-construire un projet plus à gauchemais « réaliste » quand même, doncun projet de gestion du système plu-tôt que de rupture avec lui.L'idée de Salesse (présente ailleurs,notamment dans les cercles diri-geants du PCF ou d'Attac) c'est qu'ilest possible et souhaitable d'avoir unegestion sociale du capitalisme. Lais-sons de côté la question de savoir sic'est souhaitable. Une chose est sûre,c'est que toute l'expérience des der-nières années en Europe (Blair,Schröder, Jospin…) ou ailleurs (Lu-la) montre qu'une gestion sociale ducapitalisme n'est pas possible à l'heu-re de la mondialisation capitaliste. Etquoi qu'en dise et pense le dirigeantde la LCR Daniel Bensaïd, la victoiredu Non ne desserrera pas l'étau aupoint de permettre ce type de poli-tique [4] ; tout au plus montrera-t-elleaux dirigeants et patrons européensque les attaques libérales ne passentplus, ici non plus (Schröder l'a apprisune semaine avant pour l 'Alle-magne !).Il n'y aurait rien de choquant à se re-trouver avec des antilibéraux commeSalesse dans le cadre d'un Frontunique pour le Non à la constitution.Le problème, ce sont les bases de cefront. Or ce qui apparaît, c'est que lesbases vont beaucoup plus loin que la

simple affirmation d'un « Non degauche » à la Constitution. L'Appeldes 200 n'est pas seulement un frontdu refus basé sur des revendicationspolitiques et sociales vitales pour lessalariés [5]. C'est cela, et c'est aussil'affirmation en positif d'une perspec-tive antilibérale. L'Appel des 200 af-firme le cadre d'une alternative à l'Eu-rope du Traité Constitutionnel, celuid'une Europe « citoyenne » et, pourtout dire, sociale-démocrate (au senslittéral du terme). Le passage suivantest à cet égard suffisamment éloquent:« C'est pourquoi il est urgent de donnerà l'Europe de nouvelles fondations quil'émancipent du capitalisme financieret prédateur, qui la réconcilient avec leprogrès social, la paix, la démocratie,un développement soutenable, la co-opération entre les peuples de la planè-te. Nous sommes des partisans résolusd'une Europe du plein emploi, mobili-sée contre le chômage, la précarité et ladégradation du cadre de vie. Une Euro-pe qui renforce les garanties sociales,met en œuvre un développement écono-mique compatible avec les équilibresécologiques, défend la diversité cultu-relle et reconnaît enfin aux femmesl'égalité et les droits qu'elles revendi-quent.Nous voulons une Europe démocra-tique, fondée sur la pleine citoyennetéde tous ses résidents. Nous proposonsune Europe dont les peuples seront lesacteurs d'un authentique processusconstituant, qui leur permette de déci-der vraiment des choix politiques et decontrôler leur mise en œuvre. Pour quecette Europe si nécessaire devienne pos-sible, il faut partout donner la paroleaux citoyens et refuser cette prétendue“constitution” européenne. »On est ici bien loin d'une alternativeanticapitaliste. L'idée que cette Euro-pe se fera non seulement contre le ca-pitalisme financier et prédateur mais

contre le capitalisme tout court etdans son ensemble, que le moteur dela transformation réside dans lesluttes, dans l'auto-organisation de lapopulation et pas dans les élections,l'idée qu'il faut s'en prendre au pou-voir de la classe dirigeante sont logi-quement totalement absentes. Ne res-tent que des revendications suffisam-ment générales et vagues pour faireconsensus dans toute la gauche, etqui trouveraient des adeptes y com-pris dans le camp du « Oui degauche ».

U N E E X T R E M E G A U C H E

I N A U D I B L E

Salesse et ses amis ont réussi un coupde maître en imposant ce texte com-me base des cadres unitaires. Mais ilsne l'ont pas réussi seuls. C'est grâce àl'appui politique et militant de la LCRque l'appel de Copernic a été large-ment repris, et que vit aujourd'hui lacampagne du « Non de gauche » surces bases. À l’origine de cette (pre-mière) erreur politique, il semble yavoir une erreur d'appréciation de ceque signifie l'antilibéralisme. L'antili-béralisme n'est pas le dénominateurcommun des réformistes et des révo-lutionnaires de 2005. L'antilibéralis-me, ce n'est pas seulement le versantnégatif, partagé par les révolution-naires, d'un ensemble de revendica-tions de résistance face aux attaqueslibérales des trente dernières années.C'est en positif une perspective, celled'un capitalisme « à visage humain »débarrassé des excès de « l'ultra » li-béralisme par la vertu de nouvellesrégulations. L'antilibéralisme est lenouveau visage du réformisme ; pasdu réformisme d'antan qui prétendaitpasser graduellement du capitalismeau socialisme, mais du réformismestyle « Programme commun » des an-nées 1970 qui affirme la perspective

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d'une gestion de gauche du capitalis-me, avec le succès que l'on connaît.C'est dire que l'antilibéralisme est encontradiction complète avec l'antica-pitalisme dont se réclame l'extrêmegauche. Un front unique aurait pu sefaire, des anticapitalistes aux antili-béraux, sur des bases réellementcommunes, c'est-à-dire sur le versantnégatif de l'antilibéralisme. Cela n'apas été le cas parce que l'extrêmegauche n'a pas pris l'initiative ducadre commun, parce qu'elle a faitvivre le cadre de Copernic (à un mo-ment où le PCF était plutôt hésitant)et parce qu'elle a pour finir renoncé àpeser sur ce cadre. En bref, sa ligneest devenue : « Frapper ensemble,frapper ensemble » [6].Qu'est-ce qui va ressortir de cettecampagne ? Faute de voix discor-dantes, une réhabilitation importantede l'antilibéralisme et le regain d'illu-sions réformistes. Avec, si le Nonl'emporte, la fausse idée que le systè-me peut reculer à coups de bulletinsde vote et que des marges auront étépréservées pour un futur gouverne-ment de gauche ; et l'idée tout aussifausse qu'il faut une « renégociation »du traité constitutionnel (avec qui aufait ?) et une réforme des institutionsde l'UE. Alors que sans mobilisation,sans s'en prendre au pouvoir patronalpar la lutte, sans destruction pure etsimple des institutions européenneset nationales, rien n'est gagné.

L ' H O R R E U R D U V I D E …

La question du débouché politiqueaux luttes sociales est posée depuisune quinzaine d'années, avec d'unepart le reflux du PS et du PCF dans lecontexte de la disparition de l'URSSet de la mondialisation capitaliste, etd'autre part la lente remontée des ré-sistances aux attaques du système(décembre 1995, mai-juin 2003,

luttes altermondialistes…). En quin-ze ans, l'extrême gauche n'a pas réus-si à imposer l'anticapitalisme commesolution crédible. Ce sont donc assezlogiquement les vieilles recettes ré-formistes qui nous sont resservies, etles solutions antilibérales qui tententd'occuper l'espace laissé vacant.En termes organisationnels, la forcedu Non provoquera certainement duremue-ménage à gauche. Tout lemonde le prédit au sein du PS, entre« ouistes » et tenants du Non, avec uncompromis imaginable à échéance de2007 derrière la candidature du trèslibéral Laurent Fabius. Mais le remue-ménage affectera certainement aussila gauche du PS : le PC sortira extrê-mement renforcé d'une campagneunitaire conduite sur sa politique, etl'extrême gauche, inaudible en tantque courant spécifique dans leconcert du Non de gauche, relative-ment affaiblie. Ce qui ne manque pasd'être paradoxal quand on sait quec'est la LCR qui a porté en grande par-tie le lancement de l'appel des 200, àun moment où le PC paraissait s'endésintéresser. Quand on voit parailleurs des dirigeants de la LCR ral-lier ouvertement la ligne du rassem-blement antilibéral [7] et prôner unealliance politique durable avec le PC,on peut conjecturer qu'une partie dela LCR adoptera la formule suivistedu « Frapper ensemble, marcherensemble ». Et si aucune orientationanticapitaliste un tant soit peu sérieu-se n'émerge, cette partie risque d'êtretout sauf négligeable.Quels que soient les effets organisa-tionnels, qui seront finalement de sa-lutaires clarifications politiques(quoique provisoires : en 2007, le PCretournera bien à sa stratégie d'allian-ce avec le PS pour un gouvernementde gauche unie, mais moins libéral etplus social que celui de Jospin-Buffet,avec la réapparition probable de cli-

vages chez les antilibéraux), l'impor-tant est ailleurs : il est du côté de l'im-pact idéologique. La perspective anti-capitaliste sort-elle renforcée de ceprintemps électoral ? En un sens, oui :le rejet populaire massif de la Consti-tution libérale, d'un projet social etpolitique porté par le Medef et par lesgrands partis bourgeois (UMP, UDF,PS), ce rejet constitue une victoire quine peut que renforcer le camp des tra-vailleurs et encourager des dizainesde milliers de militants à s'investirdans la construction d'une alternativepolitique. Mais sous un autre aspect,l'anticapitalisme sort amoindri de cet-te campagne. Les illusions antilibé-rales sont renforcées et le projet d'unretour d'une gauche plus à gaucheaux affaires retrouve une crédibilité.Pendant les mois qui viennent et aumoins jusqu'à 2007, l'antilibéralismerisque bien de faire écran à l'anticapi-talisme. Car sa fonction, c'est bel etbien de réduire la contestation dusystème à une critique de ses effets,pour finalement laisser l'ordre établi.L'intervention des militants et cou-rants anticapitalistes dans les se-maines qui viennent va être détermi-nante. Je ne parle évidemment pas del'intervention de ceux qui choisirontl'option de la dissolution dans le frontantilibéral, mais de celle qui tenterade contrer cette orientation. Si elle secantonnait à la nième répétition des« mesures d'urgences » [8] ou àquelques généralités abstraites sur lanécessité d'un « processusconstituant » plutôt qu'une « renégo-ciation » de la Constitution, elle se si-tuerait en deçà de l'enjeu. Pourcontrer pied à pied le projet des anti-libéraux, il faudra bien plus concrète-ment réhabiliter une pensée entermes de classes (remplacée par ceque les libertaires appellent le « ci-toyennisme » chez les antilibéraux) etsoulever la question du pouvoir : po-

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ser la nécessité d'une mobilisation gé-nérale pour en finir avec le capitalis-me et ses institutions (nationales oueuropéennes), tracer la voie d'une al-ternative par la lutte et l'auto-organi-sation de la population, mais aussidonner un contenu à la formule du« gouvernement des travailleurs ». Sila Constitution est rejetée, il fautqu'ils s'en aillent tous (Chirac, Raffa-rin, Hollande, Cohn-Bendit…), et queles travailleurs prennent le relais.Faute d'une affirmation offensived'un projet alternatif de ce type, ilfaudrait se préparer dès maintenantau retour de Fabius en 2007. Et auxlendemains qui pleurent.

P O S T - S C R I P T U M

P O S T - S C R U T I N

1. Sur le sens du Non : plutôt que dela victoire d'un Non de gauche et anti-libéral, il faudrait parler de celle d'unNon populaire et anti-système. Il estmanifeste que la géographie du Nonrecouvre celle du chômage et de laprécarité. L'euphorie (même légère)de la victoire ne doit pas faire oublierque les ingrédients du 21 avril 2002,crise sociale, crise de régime, rejet dumonde politique, préjugés nationa-listes et xénophobes, sont toujoursmassivement présents. Même si c'estle Non de gauche qui a donné le tonmajoritaire et qui peut avec légitimitérevendiquer la victoire, le Non anti-système reste ambigu entre votecontestataire à gauche et vote contes-tataire à l'extrême droite. La coursede fond est loin d'être terminée, entrelutte anticapitaliste conséquente d'uncôté et idées réactionnaires condui-sant au fascisme de l'autre. Pour lecamp anticapitaliste, l'enjeu est depasser du rejet de la Constitution li-bérale à l'affirmation en positif duprojet d'une autre société.2. Affirmer et affiner la perspective

d'un « gouvernement des tra-vailleurs » est d'une criante nécessi-té. On ne peut pas, sous prétextequ'on n'a pas de solution de rechangeimmédiatement disponible, refuserde poser la question du pouvoir. Maisse contenter de demander la démis-sion de Chirac est évidemment insuf-fisant et contre-productif : c'est tra-vailler pour l'une des solutions exis-tantes (Hollande, Fabius…) dont onsait qu'aucune ne fait l'affaire. S'ilfaut poser la question du pouvoir,c'est aussi pour contrecarrer le dis-cours qui va se renforcer d'ici à 2007suivant lequel le débouché politiqueréside dans le retour de la gauche augouvernement. Il faut bien revendi-quer qu'ils s'en aillent tous et se faireainsi l'écho du profond rejet du mon-de politicien par les milieux popu-laires.3. On ne saurait trop insister sur lefait qu'il faut également combattreavec lucidité les illusions électora-listes. De ce point de vue, la revendi-cation de la dissolution immédiate del'Assemblée nationale, voire certainesformulations maladroites de la reven-dication d'une Assemblée constituan-te européenne peuvent avoir une in-fluence néfaste. En dehors du fait quedissoudre l'Assemblée nationale nepeut conduire, à l'étape actuelle, qu'àl'élection d'une assemblée social-libé-rale (le problème est analogue à celuide la démission de Chirac) l'exiger si-gnifie renvoyer les partisans du Nonau jeu électoral et institutionnel aumoment précis où les institutionssont sérieusement ébranlées (discré-dit de l'exécutif, discrédit des candi-dats à l'alternance, ralentissement aumoins momentané du processus insti-tutionnel au niveau européen). Il fautdonner corps à la perspective aujour-d'hui abstraite et générale d'un « gou-vernement des travailleurs », en l'ap-puyant sur les expériences vécues de

structures d'auto-organisation (du ty-pe AG interpro en juin 2003) quandon peut, et en la reliant à une série derevendications transitoires.

Notes

1- Si le Non l'emporte, Propositions pourune relance européenne : http://www.ap-peldes200.net/article.php3?id_article=716 2- http://www.appeldes200.net/3- http://www.fondation-copernic.org/4- Bensaïd défend dans une interview à Li-bération du 18 mai l'idée qu'avec la Consti-tution, « dans l'hypothèse d'un retour de lagauche au pouvoir, celle-ci se retrouveraitcorsetée dans l'ensemble des contrainteseuropéennes. Une victoire du oui l'empê-cherait de mener une politique alternativeau sein de l'Europe. »5- Plusieurs organisations syndicales ont dé-battu (la FSU), voire adopté (le CCN de laCGT) des formulations simples de rejet duTCE qui donnent clairement les bases d'untel front unique : « La FSU appelle à voterNON au prochain référendum sur la consti-tution », c'est clair, simple et efficace. Idemavec la formule de la CGT : « Le CCN seprononce pour le rejet de ce traité constitu-tionnel ».6- Évidemment il est ici question de la LCR.Concernant LO, la formule serait plutôt« Frapper séparément, marcher séparé-ment ». En fait, c'est même la campagnepropre de LO qui a été, sauf sur la toute fin,presque inexistante (comparée aux habi-tuelles campagnes électorales de LO). BrefLO a adopté une attitude symétrique decelle de la LCR qui conduit au même renon-cement à peser sur une campagne qui a ag-gloméré des dizaines de milliers de mili-tants dans le pays.7- C'est le cas de Michel Husson, qui a si-gné l'appel de Martelli Si le Non l'empor-te…8- Le plan « d'urgence » d'Arlette Laguillera dix ans cette année !

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Je voudrais partir de l'apprécia-tion critique faite par FrançoisChesnais, lors de la réunion de

Carré Rouge du samedi 11 juin, del'expression « Tsunami électoral »,employée par des journalistes à pro-pos de la victoire du Non au référen-dum français du 29 mai. Appréciationcritique qu'on retrouve dans l'articlede Charles Jérémie. Cette victoire n'apas tout emporté sur son passage,loin de là. L'expression journalistiqueest donc, comme souvent, outrée.Mais, dans un champ précis et nonnégligeable de la lutte de classes, ce-lui de l'idéologie, de la politique etdans une moindre mesure, de l'orga-nisation, c'est une grande victoire.Sur ce point l'appréciation de Fran-çois, selon laquelle il s'agit sur un ter-rain circonscrit et spécifique d'unegrande victoire, me paraît juste. Jevoudrais filer ici la métaphore du tsu-nami pour distinguer dans cet articlece qui relève de la surface de ce mou-vement de fond, « l'écume » de la vie

politique pour ainsi dire, et les fondsabyssaux océaniques des mentalitésdes couches dominées, qui relèventselon moi de maturations plus pro-fondes et de la longue durée de la lut-te de classe. Sans adhérer pleinementaux idées de l'historien Fernand Brau-del, j'utiliserai donc largement sesconcepts, qui nous sont utiles à monsens pour comprendre et agir dans lanouvelle phase historique qui s'ouvreà nous. Évidemment, il ne s'agit icique d'hypothèses, dont l'intérêt résidedans la volonté de dégager par la dis-cussion une compréhension commu-ne.

1.HYPOTHESES RELATIVES AUX

GRANDES PÉRIODES [1] DE LA

CONSCIENCE DE LA CLASSE OUVRIERE

ET DE LA LUTTE DE CLASSES CONTEM-PORAINES : OU NOUS SITUONS-NOUS ?Dans les années 1930, Trotsky formu-lait l'idée qu'une période de forte ma-turation de la conscience et de la luttede classes, qu'il faisait remonter aux

Laurent Cavelier

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Tsunami, f lux, fonds marinsabyssaux : hypothèses àpropos de la conscience declasse et de la démocratie

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débuts de la Seconde Internationale,prenait fin en même temps que dispa-raissait la génération qui l'avait por-tée, la sienne. Cherchant à com-prendre le tournant qui s'annonçait, ilconfiait à son secrétaire, Van Heije-noort, la responsabilité de faire desrecherches sur le 16e siècle et sur lafin de l'Empire romain. Ce travail ai-derait sans doute, à ses yeux, à déga-ger l'image de ce qui pourrait être lapériode suivante [2]. Le recul histo-rique dont nous disposons aujour-d'hui et un tournant supplémentairemajeur dans la lutte de classe rendentà la fois possibles et nécessaires undiagnostic et une mise en perspectivesur les périodes qui s'achèvent, letournant que nous venons de vivre, lesens de la nouvelle période et donc,les tâches qui en résultent.

S U R T R O I S P É R I O D E S

E T U N T O U R N A N T

Si on reprend la périodisation utiliséepar Trotsky, on peut intégrer commephase introductive à cette longue pé-riode de construction d'une identitéde classe à l'échelle internationale, laphase 1840-1870 qui est celle desprodromes du mouvement ouvrier.En effet, de 1840 à 1930 en gros,certes avec des ruptures parfois signi-ficatives (1850-1862 et 1871-80 enFrance, la Première Guerre mondialepartout dans le monde, les débuts dela réaction fasciste dans les années1920), une identité consciente declasse se construit, à la fois au traversde ces ruptures, mais également demanière cumulative pour s'incarnerfinalement dans la construction dupremier État ouvrier, de la TroisièmeInternationale, puis d'une oppositionde gauche consistante, tout du moinsdu point de vue intellectuel, au stali-nisme. C'est l'apogée de cette premiè-re phase d'histoire du mouvement ou-

vrier, qui s'explique entre autres parun lien quasiment constant et orga-nique entre l'expérience vécue par lestravailleurs et des groupes militants,majoritaires ou disposant d'une forteinfluence. Ceux-ci rendent intelligiblecette expérience et sont par là mêmefortement influencés par elle.Avec, dans les pays « développés », lefascisme, le nazisme, puis surtout lestalinisme et la deuxième chance his-torique qu'il donne à la social-démo-cratie, et dans les pays du Sud leursavatars satellisés et/ou nationalistes,se mettent en place des machines derefoulement de l'identité de classe.Sur la base de la rupture quasi totaledes liens physiques entre les tenantspolitiques d'une identité de classe (lesgroupes trotskistes) et la classe ou-vrière, phénomène inédit dans l'his-toire de la lutte de classe né de l'ex-termination et de l'isolement de cesgroupes, ces machines du refoule-ment deviennent majoritaires au seindu salariat et de ses alliés potentiels.De surcroît, ils appuient cette assisesur des appareils étatiques souventpuissants qui confortent leur rôle ré-actionnaire. Les années 1930 à 1990en gros sont donc des années d'inver-sion, l'ère du mensonge généralisé etde la fausse conscience. Du refoule-ment de l'identité de classe en tantque sujet politique (puisqu'il faut tou-jours s'en remettre à des avocats ou àdes intermédiaires pour plaider sonsort auprès des César, des tribuns…ou des dieux), on en arrive, dans unepériode d'offensive bourgeoise, au re-foulement de l'identité de classe toutcourt. On déclare que la classe ou-vrière n'existe plus. Plus de lutte declasses. Fin de l'histoire.Années 1980-1990 : les bases maté-rielles et donc sociales, politiques,idéologiques des machines du refou-lement s'effondrent dans la douleur.Mais il n'y a de rupture tangible et du-

rable en histoire que pour autant quesur ces décombres émerge une nou-velle conscience. Les appareils pseu-do réformistes, nationalistes, demeu-rent, avec des liens plus ténus.D'autres utopies renaissent, parfoiscarrément réactionnaires, commedans les pays pauvres. Tous les popu-lismes font leurs choux gras du désar-roi général. Heureusement, l'héritageidéologique et conceptuel tiré de l'ex-périence du mouvement ouvrier de-meure. Comment le réinvestir ?La préservation de cet héritage a étépermise par les organisations trots-kistes qui ont survécu et par tous ceuxqui ont milité d'une manière ou d'uneautre pendant la période de réactionqui s'est déroulée des années 1930aux années 1990. C'est leur mérite etcela constitue la mission historique ir-remplaçable qu'ils ont menée à bien.Pourquoi, en France ou en Argentine,alors que des occasions réelles se pré-sentaient, ces organisations n'ont-elles pas pu traduire l'affirmation dela classe ouvrière en tant que sujetpolitique sous la forme d'un program-me de rupture avec la société capita-liste et par là même, sous la formed'une organisation ayant un poids si-gnificatif dans les combats de classe ?Ce n'est pas l'objet de ce travail d'endiscuter. Quelques idées, là encore,en forme d'hypothèses. D'une part,longtemps attachées à préserver, àjuste titre, le capital idéologique de lapériode antérieure, essentiellementcelui hérité des années 1917 aux an-nées 1930, mais coupées d'un terraind'expérimentation, les organisationstrotskistes en sont arrivés à répéterdes formules qui ne correspondentplus aux temps nouveaux. D'autrepart, alors que pendant longtemps laconviction de former une avant-gardeallait de pair avec celle d'être préser-vé des pressions sociales et politiques,ces organisations, essentiellement

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tendues vers l'effort de ne pas dispa-raître, ont été comme des plantes pri-vées de leur terreau, de terre et de so-leil : la base matérielle sans laquelleelles ne peuvent vivre, le lien orga-nique avec l'expérience concrète de laclasse ouvrière. Elles se sont non seu-lement vidées d'une partie de leursubstance, mais plus encore, c'estdans le terreau de la lutte de classeéconomique qu'elles ont trouvé dequoi survivre. À ce rythme quotidien,l'horizon de faire de la classe ouvrièrele sujet politique de l'histoire se dé-matérialise, devient incantatoire. Onentre dans la fausse conscience. Cen'est pas un hasard si une sérieuse« analyse » de la vie de ces organisa-tions pendant cette période de refou-lement n'est pas effectuée, ou seule-ment de manière fragmentaire. Ellepermettrait sans doute de mettre aujour la présence « de mystérieux pois-sons », pour reprendre l'expression deTrotsky [3] et surtout, de sortir de laparalysie actuelle. Peut-être cela est-ilimpossible. Toujours est-il que ces or-ganisations, ces milliers de militantsont permis un essaimage plus oumoins étendu selon les pays, maisréel, durable, des modes de compré-hension hérités du marxisme révolu-tionnaire. Ce sont des instrumentsprécieux pour avancer.

Depuis les années 1990, une nou-velle période dans la conscience etla lutte de classe : quel sens luidonner ?Les nouvelles couches du salariat,nombreuses, variées, ainsi que lecamp plus large qui s'identifie à l'aspi-ration à une société plus humaine re-construisent une idée « de classe »,sur la base en grande partie d'une ex-périence propre. À l'ère du mensongegénéralisé succède la soif de vérité etde compréhension, seul antidote à latrès forte atomisation des salariés in-

duite par la dictature totalitaire dumarché. Mais les discours et les for-mules héritées de la période antérieu-re peuvent parfois offrir une protec-tion qu'on ne refuse pas, mais de ma-nière générale ils paraissent démo-dés. Les militants qui s'engagent veu-lent du « sur-mesure », pas du « prêt-à-porter » pour se sentir bien dansleur engagement. Ceux qui trouventles mots pour dire la nouveauté per-mettent une cristallisation de laconscience. Mais la vision d'une so-ciété radicalement différente et hu-maine peine à s'élaborer. Bien sûr, ondoit intervenir au niveau superficielde l'existence de classe, cette partiesupérieure des océans que Braudelréduisait sans doute trop à une écu-me peu opératoire. Mais en l'absencede tempête, il est illusoire de penserque cela fera bouger significative-ment les grandes masses. Surtout, enl'absence d'outil, et plus encore de de-mande, formuler des objectifsconcrets de l'action à l'ancienne, dutype « dehors Chirac », peut faire plai-sir le temps d'une soirée, mais ne cor-respond absolument pas à la manièredont des millions de travailleurs ontvécu la campagne du Non. Je propo-serai des réponses à ces questions enfin d'article, mais en sachant qu'ellesn'affectent pas l'ensemble du campdes exploités et surtout qu'elles ontun caractère très périssable. Parcontre, parce qu'à mon sens notre tra-vail doit consister, comme dans lesdébuts du mouvement ouvrier, àrendre intelligibles les processus cu-mulatifs et les ruptures qui permet-tent la (re) construction d'une identi-té « de classe », c'est à quelques-unesdes mutations idéologiques pro-fondes (abyssales !) que le résultat duréférendum et la campagne pour leNon ont révélées, ainsi qu'aux acquisqu'elles permettent d'engranger, aux-quels je voudrais m'attarder mainte-

nant.

2. QUELQUES ACQUIS IDÉOLOGIQUES

PRÉCIEUX (PARMI D'AUTRES)

V O T E R R É S O L U M E N T …

S A N S I L L U S I O N S !

On a voté Non, mais on a peu sablé lechampagne et on a encore moins ma-nifesté. Beaucoup de travailleurs seréjouissaient des têtes déconfites desOuistes sur les plateaux de télévisionle 29 mai (au fait, savez-vous où estpassé Giscard ?), des turpides de Chi-rac et consorts. On était réjoui le lun-di 30 mai en reprenant le travail. Par-fois on en parlait un peu… mais la viecontinue ! Les camarades de LutteOuvrière (c'est-à-dire Fraction l'Étin-celle comprise) qui se sont échinés àvouloir combattre de prétendues illu-sions (fabiusiennes ?) électoralistes,les uns pour faire campagne sans fai-re campagne, les autres en appelantquasiment à l'abstention, ont combat-tu contre des moulins à vent qui exis-taient sans doute du temps de leurjeunesse (le Programme Commun,l'Union de la Gauche, etc.), mais qui,au moins pour cette campagne,n'étaient pas de saison. Les tra-vailleurs et tous ceux qui veulent unesociété plus humaine ont voté extrê-me-gauche depuis 10 ans sans pourautant rêver que cela allait améliorerleur sort, comme ils ont voté Le Pensans pour autant être des racistes oudes nationalistes convaincus, commeils ont également massivement voté àgauche au printemps 2004 contreChirac, Raffarin ou Sarkozy, sanspour autant investir leur vote d'es-poirs démesurés. La nouvelle phasede mondialisation du capital illégiti-me ceux qui sont en place, favoriseles abstentions ou les votes protesta-taires, sans pour autant que les pro-grammes des partis qui se présentent,

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faute d'incarner de réelles perspec-tives crédibles et de prendre la forceréelle d'un ancrage social, soient cau-tionnés par ceux qui votent pour cespartis.Pour ce qui concerne les travailleurs,les jeunes, etc., qui ont voté Non auréférendum, ce choix a été l'expres-sion d'une protestation sociale, poli-tique, idéologique qui, depuis 1993-1995, resurgit régulièrement et ilsl'ont fait avec une certaine convictiondans les mois qui ont précédé le vote.Comme pendant la Deuxième Inter-nationale, le mécontentement sur leterrain social et idéologique trouvede façon logique son expression poli-tique, électorale. Ou plutôt, il n’y apas de solution de continuité entreces différents champs de l'existenced'une classe, qu'il peut être tout aussipertinent, mais également tout aussiabsurde, de découper entre « âme etcorps », « spirituel et matériel », « lut-te de classe et élections », comme dutemps où staliniens et réformistesparvenaient à pervertir, c'est-à-dire ànier, sur le terrain électoral l'affirma-tion de la classe ouvrière en tant quesujet, sur le terrain social. Ces temps-là sont terminés. Certains peuventêtre frustrés de ne pas être le grandparti qui doit monopoliser l'expres-sion politique d'une classe. Mais lestravailleurs ne les attendent pas et ilss'emparent de toutes les occasions,plus ou moins bonnes, qu'on leuroffre. Et c'est tant mieux. C'est un ac-quis majeur dans la voie de ce qu'onappelle dans notre langage à nous(qui peut être du jargon pour ceuxque nous voulons associer) « l'auto-émancipation ».

U N E N O U V E L L E F O R M E

D E D É M O C R A T I E

Continuons dans cette voie. Le campdu Non populaire-antilibéral-antica-

pitaliste-humaniste-de-gauche n'a-t-ilpas esquissé les contours d'une forme« enfin trouvée » que pourrait revêtirune véritable démocratie ? Une ques-tion est posée. Des minorités agis-santes qui ont réfléchi sur le sujetmettent le débat en perspective,l'éclairent. Des « experts » (cher-cheurs, universitaires, syndicalistes)éclairent le débat, comme c'est forcé-ment le cas dans toute société com-plexe. Celui-ci est relayé à une échel-le plus massive par des groupes orga-nisés (qui fonctionnent plus ou moinsbien) qui suscitent des réunions, desdiscussions partout : villes, villages,communes, appartements, lieux detravail. Relayé et amplifié par lesgrands médias (télé, radio, Internet,presse écrite, édition), le débat s'em-pare de tous, à des degrés divers,mais réel. La sphère de la vie poli-tique démocratique s'est étenduecomme jamais à l'occasion de cettecampagne, dépassant le cadre tradi-tionnel des couches cultivées et pro-tégées du salariat ou de la petite-bourgeoisie. Et cela pas seulementparce que, comme on l'a beaucoupdit, d'anciens abstentionnistes sontallés voter, mais parce que ceux-ciont parlé du fond de la question sou-mise au vote : celle du capitalisme li-béré de toute entrave, autant dire ducapitalisme tout court. Notre campn'a-t-il pas inventé là une des formespossibles d'une autre forme de démo-cratie ? Et quand on nous demande :« mais comment ça pourrait fonction-ner dans le communisme ? », ne pour-ra-t-on pas répondre maintenantqu'on vient tous ensemble de trouverune des réponses possibles ? Évidem-ment, un niveau d'organisation socia-le supérieur permettra peut-être,comme aux temps de la démocratieathénienne, une participation encoreplus riche et plus active à la vie démo-cratique grâce à une participation

beaucoup plus réduite aux tâches col-lectives (« temps de travail »). Maispour les grandes questions qu'une so-ciété véritablement humaine devratrancher, on pourra tout aussi bienimaginer des processus de discus-sions proches de ceux que nous ve-nons de vivre. Avec plus de temps.Avec des alternatives qui ne soientpas forcément en termes binaires(mais parfois, cela le sera nécessaire-ment). Mais ça ne sera pas si différentde ce qu'on vient de vivre, y comprisau niveau du caractère incomplet dela participation démocratique, parceque jamais 100 % des futurs citoyensne s'enflammeront ou ne se sentirontpas aptes pour tous les sujets posés àdifférentes échelles, internationale,nationale (?), régionale ou locale.Notre camp vient donc non seule-ment d'écrire une petite page de sonhistoire, mais surtout, une page deson programme politique. Si on enconvient, prière de faire passer l'info,s'il vous plaît !

U N N O U V E L

I N T E R N A T I O N A L I S M E

E U R O P É E N

Le vote de notre camp, y compris levote le plus populaire, n'a pas été unvote anti-européen. C'est un acquisfantastique ! Tous les travailleurs nesont pas favorables à l'entrée de laTurquie dans l'U.E. Certains vou-draient mettre des barrières doua-nières contre les importations de tex-tile chinois, mais les propos contrel'ouvrier polonais ont été rares. FR3Haute-Normandie a rendu compte dela visite de Fabius à des ouvriersd'une usine de l'Eure, dont la produc-tion est progressivement délocaliséeen Pologne au détriment de leurs em-plois. En dehors des remarques par-fois douces, parfois amères et mé-

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fiantes à l'endroit du ci-devant mi-nistre libéral, plusieurs témoignaientde leur absence d'hostilité à l'égarddes ouvriers polonais : « on n'a riencontre eux mais… ». On n'en est pas àl'idée d'un salaire minimum européenà 1 300 euros et d'un salaire mondialqui irait sur 10 ans vers 1 500 eurosou dollars, par exemple, étant donnél'atonie du mouvement syndical (etpolitique) sur la question. Mais les es-prits sont mûrs. On le doit au bonboulot effectué par la bourgeoisie.Son Europe est devenue la nôtre, cel-le qu'on visite, dont nos enfants ap-prennent les langues et qui ont descorrespondants, parfois des amis enAllemagne, celle des camarades de lafiliale espagnole ou tchèque de la boî-te, celle de l'Euro, devenu notre mon-naie, dont on mesure l'impact de l'in-troduction sur notre niveau de vie,mais que personne ne remettrait encause. L'ancrage de l'esprit européenparmi de larges couches populairesest aussi le fruit de la conversion duP.C.F. ou de la C.G.T. à l'Europe. C'estune évidence, pas forcément une fa-talité. Enfin on doit aussi cet ancragede l'esprit européen à ces « nouveauxinternationalistes » si longtemps mi-noritaires et décriés : ceux qui se ren-dent aux Euromanifs, aux rendez-vous du G8 ou de l'altermondialisa-tion, mais qui effectuent un travailmoins visible de tissage de liens entresyndicats, d'explication des politiqueset des logiques européennes. Ce sen-timent européen rebelle a trouvé sonancrage dans les manifestations inter-nationales contre la guerre en 2003,mais beaucoup de travailleurs ont étéattentifs aussi aux manifs contre lesretraites en Italie, contre les suppres-sions d'emplois ou les réformes libé-rales en Allemagne. Ce nouvel inter-nationalisme, cet esprit européen,qu'il faut en partie distinguer a long-temps été porté par la jeunesse sur

une base de masse (manifs). Cettejeunesse se sent européenne. On pou-vait la croire encline à voter très lar-gement Oui au référendum. Ça n'apas été le cas. Cela aussi, c'est un belacquis : des couches plus anciennes ettraditionnelles de notre camp se sontdit « Oui », dans le même vote Non.C'était loin d'être gagné mais a poste-riori, on peut se dire que c'est aussi lefruit d'une évolution durable : uneconscience antilibérale, anticapitalis-te, solidaire des grandes questionshumaines et du sort des ouvriers de-vient significative dans la jeunesse.C'est de bon augure.

D E L A F R A G I L I T É

R E L A T I V E D E S A C Q U I S

Parler d'acquis, c'est tenter de com-prendre pleinement ce qui s'est passé,mais c'est surtout faire un pari surl'avenir. Tous les processus d'acquisi-tion de connaissances, de « progrèsdans la conscience » sont là pour leprouver. Un acquis ne s'use que si l'ons'en sert. Il peut être confus, il peutêtre l'objet de conflits. Le sens d'unévénement est fonction de la direc-tion qu'on veut imprimer à l'histoire.J'ai voulu m'intéresser à ce que jeconsidère comme des acquis, parcequ'à mon sens ces progrès ont étél'œuvre de larges masses. Ils peuventsurvivre à l'existence des comités, augouvernement Chirac-Villepin-Sarko-zy, à l'Assemblée Nationale actuelle.Et plutôt que de chercher à agir danscette sphère somme toute superficiel-le, ceux qui ont été les moteurs duNon de notre camp pourraient, à par-tir de ces acquis, engager un travailprécieux, sur la durée. D'abord en lesrendant intelligibles. Ensuite entransformant la conscience en actes :nouer des contacts syndicaux avectelles universités, comités, syndicats,entreprises de tel ou tel pays d'Euro-

pe. Engager des discussions sur l'Eu-rope que nous voulons ou sur lesmoyens de lutter contre les délocali-sations. Proposer dans les syndicats,les congrès des motions pour un plande revendications et des journéesd'actions européennes pour l'homo-généisation des normes sociales versle haut, etc. Bref, un travail sur lalongue durée qui permet à notrecamp d'exister si ce n'est en tant quesujet politique, du moins en tant quesujet social.

À P R O P O S D U

« C O N C R E T ,

D E L ' I M M É D I A T ,

D U P O L I T I Q U E ! »

« Dehors Chirac », « dissolution del'Assemblée Nationale ! ». Commed'autres, j'ai crié cela le dimanche29 mai au soir. Ça ne mange pas depain et ça fait du bien. J'aurais sansdoute continué à le dire les jours sui-vant si nous avions été non pas 400,mais 4 000 à Rouen à le clamer hautet fort. Dans ce cas, on aurait de nou-veau manifesté le lendemain. La re-vendication aurait pu prendre un ca-ractère de masse, susceptible de dé-stabiliser la bourgeoisie. Ça n'a pasété le cas. S'accrocher à cela aujour-d'hui n'a plus aucun sens. Ça signifietout simplement que ces mots d'ordrene correspondent pas à la situation.Là encore, ce sont des formulestoutes faites comme d'autres cama-rades l'ont signalé lors de notre ré-union du 11 juin et surtout, c'est ra-baisser le niveau !Notre camp a voté sur une Constitu-tion. Des questions importantes ontété posées, parfois sur l'Europe, par-fois sur des questions sociales. Onveut une autre Europe : laquelle ? Lecamp de la démocratie, c'est nous.Pourquoi ne pas reprendre à notre

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compte l'aspiration démocratique enproposant l'organisation d'un nou-veau référendum, d'ici un à deux ans,cette fois-ci dans tous les pays del'U.E. avec une quinzaine de constitu-tions proposées au choix des élec-teurs. Celles-ci seraient élaborées auvu et au su de tous, le plus démocrati-quement possible, dans une phasepréparatoire, les cinq à dix pagesqu'elles devraient comprendre aumaximum devraient inclure un pro-gramme politique global pour l'Euro-pe des 20 prochaines années, appli-quant les principes de ladite constitu-tion, qui, pour franchir le cap démo-cratique, devra avoir été portée etélaborée par un nombre significatifde citoyens (à définir) et un nombrereprésentatif de pays.C'est une réponse possible aux ques-tions actuelles, mais elle a peu dechances d'être portée ailleurs quedans cette revue !Peu importe, l'histoire, celle des fondsmarins abyssaux de la lutte et de laconscience de classe, cette histoirelente, continue.

Notes1 A ma connaissance, la discipline histo-

rique peine à élaborer un vocabulaire précisqui permettent le découpage de l'histoireen séquences. Le terme « périodes » s'ap-plique en général aux grandes phases del'histoire humaine : Antiquité, Moyen-âge,Temps Modernes, Époque Contemporaine.Mais il est évident que selon le champ d'in-vestigation choisi : les modes de produc-tion, les systèmes familiaux, les techniques,la vie politique, la lutte de classe ou… lamode vestimentaire, un vocabulaire adé-quat devrait s'agencer. Ce n'est pas le cas.Malgré l'intérêt porté à cette question parKondratiev et Trotsky, l'historiographiemarxiste a peu avancé sur le sujet. Il est évi-dent qu'au sein des « périodes » évoquéesdans l'article, on peut distinguer bien desphases, au niveau mondial, mais qui serontaussi fonction des champs choisis (conti-nent, pays, vie politique…). Voir Trotsky, Lacourbe du développement capitaliste etRobert Bonnaud, Tournants et périodes.

2 « En juin ou juillet 1939, Trotski me de-manda d'aller faire des recherches à la bi-bliothèque nationale de Mexico afin de luitrouver des textes sur le 16e siècle et sesguerres de religion, ainsi que sur la fin del'Empire romain. C'était, selon lui, à cesépoques de cassure historique que la nôtre

devait se comparer. Je me revois encore,debout dans son bureau, lui aussi debout,près de moi. Je lui fis quelques objections,je lui parlai des atrocités des guerres de re-ligion, de gens précipités du haut de tourssur les lances de soldats debout au pied deces tours. Il me regarda avec une rare tris-tesse et me dit “vous verrez”. On a vu ».Van Heijenoort, Sept ans auprès de LéonTrotsky.

3 « Par la main géniale de Sigmund Freud,la psychanalyse souleva le couvercle dupuits nommé poétiquement “l'âme” del'homme. Et qu'est-il apparu ? Notre pen-sée consciente ne constitue qu'une petitepartie dans le travail des obscures forcespsychiques. De savants plongeurs descen-dent au fond de l'Océan et y photogra-phient de mystérieux poissons. Pour que lapensée humaine descende au fond de sonpropre puits psychique, elle doit éclairer lesforces motrices mystérieuses de l'âme et lessoumettre à la raison et à la volonté. »,Trotsky, La Révolution russe, conférence deCopenhague, 1932. Ne pourrait-on pasremplacer en l'occurrence « psychique » par« social » tant ces dimensions sont interdé-pendantes à l'échelle de petits groupes hu-mains ?

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C O M M E N T D É G A G E R

L E C O N T E N U R A D I C A L

D E L ' A S P I R A T I O N

À L ' U N I T É ?

Le mot d'ordre de « l'unité » corres-pond à un besoin profond qui plongeses racines dans les conditions d'af-frontement très inégales entre les tra-vailleurs et la bourgeoisie. Mais ilpeut se transformer très aisément enslogan vide, en mot creux derrière le-quel se cachent des pièges. Alain Sé-guret a donc raison de rappeler dansle dernier paragraphe de son texteque « les appels des appareils à l'unitépour l'unité ont pour objectif l'expro-priation de la victoire des salariés, deschômeurs et des exclus ».C'est lorsqu'elle se constitue sur desobjectifs spécifiques et pleinementsaisissables que « l'unité » cesse d'êtreun mot creux et se remplit d'un conte-nu mobilisateur et organisateur. Lebut commun de rejet de la « Constitu-tion européenne » a eu ce caractère.

Le travail initial d'analyse du TCE acommencé par dégager des lignes deforces autour de l'idée de « constitu-tionnalisation du capitalisme », outout au moins du libéralisme. Cela apermis à des militants en nombrecroissant, puis à des salariés, à deschômeurs et à des jeunes « non-orga-nisés » d'établir le lien entre le Traitéet leurs problèmes quotidiens : les dé-localisations, les salaires, les condi-tions de travail, la concurrence deplus en plus forte entre salariés, lesattaques contre ce qui reste des ser-vices publics. C'est sur cette compré-hension de la nécessité de rejeter leTCE que l'unité a pu se faire entre mi-litants et salariés, créant un socle quia finalement permis, notammentaprès le basculement de la CGT, derassembler des millions de tra-vailleurs, d'entraîner une majorité.C'est cette compréhension partagée,et partant, cet accord réel sur l'objec-tif qui ont permis aux comités uni-taires d'être un cadre de Frontunique.

Dans cette courte contribution, je voudrais expliquer commentje comprends la question de « l'unité », en l'illustrant par unediscussion des mesures qui seraient à prendre si l’on entendvraiment donner une solution au chômage.

François Chesnais

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Quelques aspects actuelsdu combat pour l'unitédes salariés et des exploités

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Dans sa contribution, Manuel rappel-le un point essentiel relatif à la poli-tique de Front unique, à savoir qu'elleexige l'indépendance politique desmilitants anti-capitalistes et révolu-tionnaires. Pour « frapper ensemble »,il faut d'abord avoir « marché séparé-ment », c'est-à-dire avoir une penséepolitique propre, fruit de la discus-sion et de l'élaboration politiquepropres. La caractérisation qu'il faitde la manière dont ont fonctionné lescourants constitutifs de l'appel des200, à commencer par ceux qu'y re-présentait la LCR, est juste. Ce qu'ildit des positions théoriques du« noyau central », prolongées par letexte auquel le nom de Roger Martelliest associé, à savoir la dominante an-ti-libérale et non anti-capitaliste (quisont aussi en gros les positions de ladirection d'Attac), est égalementexact. Mais tout cela ne suffit paspour faire de l'appel des 200, un vrai« faux Front unique ». C'est mécon-naître la nature des processus desdernières semaines de la campagne.Dans une partie des collectifs et descomités, tant ceux se réclamant del'appel des 200 que ceux d'Attac oudu « Non socialiste », il s'est formé defaçon embryonnaire une autre confi-guration du FU, tout aussi originaleet bien plus authentique, reposant surune forme, elle aussi embryonnaire,d'auto-organisation. Ce FU s'est noué« à la base », d'un côté entre ceux desmilitants qui, tout en étant membresd'une « orga », parti, ou association,ont pensé et agi en partie par eux-mêmes, et de l'autre les salariés, lesretraités, les chômeurs, les jeunes quise sont retrouvés avec eux dans desréunions.Pour les comités et les collectifs, lavictoire du Non a eu par la force deschoses un effet contradictoire. D'uncôté, cette victoire a illustré de ma-nière éclatante les vertus de l'unité et

donc fait naître chez les militants lavolonté de prolonger l'existence desstructures dans lesquelles ils l'ont vé-cue. De l'autre, par le fait mêmed'avoir gagné, elle a fait disparaître lebut commun identifiable et saisis-sable qui cimentait l'unité, celui ducombat pour rejeter le TCE. Aujour-d'hui, les militants veulent continuerà faire vivre les comités, mais ceux-cisont très largement suspendus dansle vide. Leur avenir immédiat, oualors leur reconstitution à une autreétape au cas où une partie d'entre euxse déliterait momentanément, dépen-dent presque entièrement de la défi-nition de nouveaux objectifs poli-tiques qui permettront de faire ensorte que l'unité repose de nouveausur un socle véritable.Je ne suis pas sûr que les propositionsfaites par Alain à la fin de son articlepuissent prendre corps sans cela.Pour que les comités vivent « commel'organisation indépendante des ci-toyens, transversale par rapport auxpartis, associations et organisations »,il ne leur suffira pas de « choisir leurmode d'organisation […] probable-ment de s'orienter vers des principes dedémocratie participative, avec desmandats révocables ». Il faut qu'ils s'at-tellent aussi et même prioritairementà la constitution d'une nouvelle basecommune d'objectifs suffisammentclairs et saisissables pour re-cimenterl'unité. Au départ au moins, la dé-marche d'un mouvement « Consti-tuant » dépend moins des mesurescomme l'élection et le contrôle de re-présentants que d'un accord relatifaux nouveaux objectifs du combatunitaire, tels qu'ils se dégagent au tra-vers de la discussion et de l'action àdes niveaux touchant aux rapports deproduction et de propriété. La discus-sion sur la démocratie politique estselon moi indissociable des progrèsfaits sur ce plan.

N E P A S B R U L E R

L E S É T A P E S

Les appareils des partis, celui du Partisocialiste (y compris les chefs de filedes « écuries »), mais aussi une gran-de partie de ce qui reste de celui duPCF, ont été pris de court par l'am-pleur du processus de réappropria-tion du terrain politique dont les co-mités ont été le cadre. C'est pour celaqu'ils se sont hâtés de transformerl'appel à l'unité en moyen d'expro-priation des salariés de leur victoire.La question qui est posée est celle delibérer les capacités d'organisationpropres des militants et des salariés.Après avoir fait un constat lucidequant aux interventions respectivesde la LCR et de LO dans la campagnedu Non, l'attachement que manifesteManuel pour une certaine idée del'avant-garde le conduit à en appeleraux « militants et courants anticapita-listes ». Il ne les identifie pas, mais oncomprend qu'ils doivent avoir un ni-veau de formation et de consciencepolitiques très élevé. Car Manuel neleur demande rien moins que de po-ser et de résoudre au cours des« quelques semaines décisives » quiviennent, les questions contenuesdans le chapitre sur le « gouverne-ment ouvrier et paysan » du Program-me de Transition : « Pour contrer piedà pied le projet des antilibéraux, il fau-dra réhabiliter une pensée en termes declasses […] et soulever la question dupouvoir : poser la nécessité d'une mobi-lisation générale pour en finir avec lecapitalisme et ses institutions (natio-nales ou européennes), tracer la voied'une alternative par la lutte et l'auto-organisation de la population, maisaussi donner un contenu à la formuledu “gouvernement des travailleurs” ».Sachant au fond qu'il leur assigne une« mission impossible », Manuel ne

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peut terminer que sur « les lendemainsqui pleurent ». Chemin faisant, il ba-laie à la fin de son texte tout ce qu'il adit précédemment de juste sur le FUpar rapport à la nécessité de pouvoir« marcher séparément » afin de pou-voir « frapper ensemble ». Aujourd'hui,une organisation ou un regroupe-ment possédant à la fois des liensavec les salariés et une orientationanti-capitaliste indépendante, pour-rait s'adresser aux courants anti-libé-raux et keynésiens pour leur dire, parexemple : « Vous constatez les ravagesde l'indépendance de la BCE et du Pactede stabilité, ce qui suppose ouvrir labataille pour l'abrogation de Maas-tricht et d'Amsterdam au moins sur cespoints. Nous pensons que cela ne peutêtre qu'un tout début de ce qu'il fautfaire, mais si vous engagez une vraiecampagne sur ces deux questions, nousla mènerons avec vous, comme on amené ensemble la campagne pour leNon ».

L ' E S P A C E P O U R

L ' I N T E R V E N T I O N

D E S M I L I T A N T S A N T I -

C A P I T A L I S T E S E X I S T E

P L U S Q U E J A M A I S

Mais puisqu’aucune organisationayant cette capacité n'existe, la tâchequi incombe aux militants et aux cou-rants anti-capitalistes épars est detrouver les moyens d'entreprendredans les comités unitaires un travailavec les militants qui libère chez eux,plus fortement encore que dans lacampagne qui s'est achevée, la volon-té, ou en tous les cas l'aspiration à seréapproprier le terrain politique. Ils'agirait de diriger cette aspirationvers l'élaboration programmatiquepropre, vers la définition par les mili-tants des problèmes affectant les tra-

vailleurs et l'établissement des priori-tés de l'action. L'espace politique pourcela existe toujours. Il existe dans lessyndicats dont Alain parle à proposde la CGT, mais que le communiquéde Sud-Enérgie illustre pour l'instantle plus parfaitement. Il continue aussid'exister dans les comités.À Nanterre, le 25 juin, lors de la Ren-contre nationale des collectifs uni-taires pour le Non, la volonté des mi-litants de prolonger l'existence desstructures dans lesquelles ils ont me-né la bataille contre le TCE a permisde préserver un cadre de travail quipermette aux comités de construireune nouvelle base commune d'objec-tifs suffisamment clairs et saisissablespour re-cimenter une unité du typede celle qui a marqué la campagne.Le paragraphe sur l'organisation dé-fend « l'autonomie des collectifs, la cir-culation en réseau de l'information etdes propositions, la coordination au-tour des initiatives et des campagnes,la prise en compte des diversités, lefonctionnement au consensus ». Ilajoute qu'il « ne faut pas entrer àmarche forcée dans une structurationtrop stricte, une délimitation politiquetrop précise, une projection prématuréesur de prochaines échéances électo-rales, sous peine d'être contre-produc-tifs par rapport aux nécessités d'élar-gissement, de pluralisme et d'unité.Nous devons partir des contenus com-muns et des accords vérifiés pourconstruire ensemble. Les collectifs lo-caux, leur forme souple et non cartelli-sée, ont une grande importance pourcela ».La partie plus « programmatique » dela déclaration finale est placée sous lesigne de la lutte contre les « poli-tiques libérales », mais elle se terminetout de même par le constat de la né-cessité d'une « remise en cause desTraités antérieurs ». Elle est trèsfaible. Je pense qu'il faut en interpré-

ter la faiblesse comme traduisant à lafois les effets de la participation anté-rieure de certains de ses auteurs à la« construction européenne », un en-fermement dans l'idée de l'irréversibi-lité des processus, mais le désarroidevant l'ampleur des problèmes queles salariés ont à résoudre. Personnene niera cette ampleur. C'est l'une desraisons qui exigent que les ressourcesde l'auto-organisation et de l'auto-émancipation des femmes et deshommes membres du salariat soientlibérées. Il n'y a vraiment que les« travailleurs eux-mêmes » pour ren-verser les rapports politiques entreeux-mêmes et la bourgeoisie en Euro-pe et à l'échelle mondiale.En désignant à la demande de Chiracle chômage comme le problème desproblèmes, le nouveau Premier mi-nistre a défini d'une certaine manièrela question que les militants anti-ca-pitalistes épars pourraient proposeraux comités comme terrain où ceux-ci donneraient leur réponse. Le« plan » de De Villepin est condamnéà la faillite, tant par le caractère in-opérant des mesures, une fois les butsde destruction du Code du travail at-teints, que par l'aggravation prévi-sible de la conjoncture économiquemondiale. D'ici quelques semaines,ceux des salariés qui n'en sont pas dé-jà convaincus seront obligés de serendre à l'évidence. Le refus de la po-litique suivie, avec son volet supplé-mentaire d'accélération du processusde privatisation, soulèvera l'indigna-tion et renforcera l'exigence de la dé-finition de mesures très différentes.

S E U L S L E S C O M I T É S O N T

L A C A P A C I T É D E

R É S O U D R E L E C H O M A G E

Pour peu que le travail ait été déjà en-trepris dans les collectifs unitaires

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comme dans les comités locaux d'At-tac, un courant de classe (au sens où ily a eu un « vote de classe » le 29 mai)peut se former pour dire, en en étantconvaincu, que le chômage peut êtrevaincu pour la bonne raison que l'am-pleur des investissements et des em-bauches de personnel nécessaires à lasatisfaction des besoins individuels etsociaux essentiels des salariés et deleurs familles, est telle que tout lemonde peut être mis en quelques moisau travail, au besoin avec une nouvel-le formation. Ces besoins sont connusde tous : des logements décents à desloyers abordables, la rénovation desinfrastructures dans les transports etdans les banlieues, la transformationdes conditions de vie dans les cités ;dans la santé, les investissements etles recrutements hospitaliers à la hau-teur définie ensemble par les person-nels soignants et les citoyens ; dansl'éducation nationale, les investisse-ments et l'encadrement scolaire à lahauteur définie par les enseignants,les parents et les lycéens. La liste estsans limite. Là où les problèmes exis-tent, c'est dans la levée des obstaclespolitiques, tant sur le plan des moyensfinanciers à réunir que du cadre juri-dique de leur réalisation. La solutiondu chômage exige la re-nationalisa-tion des entreprises de service publicavec des organes de direction souscontrôle des usagers et des tra-vailleurs. La solution du chômage exi-ge la récupération par le corps social

démocratiquement organisé desmoyens qui assurent le financementdes mesures nécessaires.Aujourd'hui, les décisions d'investisse-ment : produire quoi, produire dansquelle branche ou quel secteur, pro-duire en tenant compte de tel critèreécologique, produire pour quel mar-ché, en termes de niveau de couchessociales visées et de qualité de biensou de services offerts sont des déci-sions qui conditionnent la solution duchômage. Aujourd'hui elles sont entreles mains du capital privé ou de gou-vernements qui le servent. Un objectifmajeur de l'action des comités seraitde préparer la liste des mesures pourcommencer à faire repasser les déci-sions d'investissement entre les mainsdes citoyens et des travailleurs. Unemesure essentielle serait de rétablir oud'établir des formes d'appropriationsociale sur les entreprises de servicepublic, comme sur celles qui occupentune place importante au plan de lastratégie économique. Un autre objec-tif est d'en finir avec « l'indépendancedes Banques centrales », de re-natio-naliser, ou plus exactement de « re-so-cialiser » le crédit, et de transformer laBanque centrale européenne enbanque de financement des investisse-ments paneuropéens. Le travail force-rait les collectifs à se pencher sur laconcentration croissante de la riches-se, la non-taxation de la fortune, lasoumission des projets d'investisse-ment au niveau de profit et de réparti-

tion des dividendes des actionnaires,et la montée en puissance des activitésmafieuses, à la faveur de l'impunitéaccordée aux paradis fiscaux. Toutesles questions sont immédiatement« européennes ». Elles soulèvent d'em-blée la question de l'alliance nécessai-re des salariés travaillant en Franceavec ceux des pays où il y a des pro-cessus similaires d'identification desproblèmes à résoudre. Elles permet-tent de fonder la discussion des ques-tions constitutionnelles touchant auxrapports aux pays voisins sur desbases concrètes.L'essentiel se trouve dans la consolida-tion du processus d'appropriation po-litique de ces questions par les collec-tifs eux-mêmes, par les comités enpropre, ceux de l'appel des 200, lesgroupes locaux d'Attac, les sectionssyndicales et les regroupements ausein du « Non socialiste ». C'est sur ceplan que la vraie responsabilité desmilitants anti-capitalistes se situe. Sicette réappropriation se poursuit, siun programme de lutte véritablecontre le chômage résulte de l'actionpropre des collectifs, une page pourraalors se tourner. Nous assisterions àune situation où, une nouvelle fois ducôté des salariés et des exploités, desidées (ici un programme d'actioncontre le chômage qui se trouvera parnécessité avoir certaines dimensionsd'un programme d'action contre le ca-pital) commencent à « devenir desforces matérielles ».

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Cette rencontre s'est déroulée endeux temps. Le premier aconsisté à analyser ensemble la

situation politique au lendemain duréférendum, le second a eu pour objetde voir la manière d'engager en com-mun, sous l'égide démocratique deCarré Rouge, un travail de réflexion etde reformulation théorique à la hau-teur des enjeux actuels.

I . U N R É S U M É

D E L ' É C H A N G E

P O L I T I Q U E S U R

L A V I C T O I R E D U N O N

Le résultat du référendum, la victoiredu NON au projet de Traité constitu-tionnel européen a révélé et va ac-croître la crise politique qui est ap-

parue le 21 avril 2002. Les partis deGouvernement, de Droite comme deGauche, les élites, qu'elles soient mé-diatiques ou technocratiques, ont su-bi un large désaveu remettant en cau-se les politiques libérales suivies de-puis une vingtaine d'années. Malgréleur surdité, elles auront de plus enplus de difficultés à gouverner com-me avant. Quant à « ceux d'en bas »,ils refusent d'être gouvernés commeavant, tout en ne possédant pas de so-lution alternative à faire prévaloir.Dans des conditions difficiles, sansvéritables moyens face au rouleaucompresseur des partisans du OUI quidisposaient de pratiquement tous lesrelais médiatiques, un NON deGauche, populaire s'est affirmé, relé-guant les prétentions de l'extrêmeDroite à un rôle subalterne. Ce NON

Grâce à Odile Mangeot et à Gérard Deneux des Amis de l'É-mancipation Sociale, une rencontre dont le principe avait étéarrêté depuis six mois entre Carré Rouge, A Contre Courant etles Amis de l'Émancipation Sociale a pu finalement se déroulerà Nancy le 5 juin dans les locaux de la CNT, que nous remer-cions chaleureusement de son accueil. Des militants du Rézo-antiK de Nancy ont accepté l'invitation tardive qui leur a été fai-te d'y participer. Gérard Deneux a pris sur son temps militantpour faire le compte rendu suivant. Nous l'en remercions tous.

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Compte rendu de la rencontre de Nancyle 5 juin 2005, entreCarré Rouge, A Contre Courantet Les Amis de l'Émancipation Sociale

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de Gauche est le résultat de laconjonction de luttes sociales d'am-pleur qui ont connu des échecs suc-cessifs (retraites, sécurité sociale, en-seignants et lycéens) et du travaild'explication fourni par toutes lesforces antilibérales (Attac, Coper-nic…) qui se sont coalisées dans plusde 900 comités locaux. Un processusde re-politisation d'une couche assezlarge qui dépasse les militants de di-verses organisations s'est enclenché.Cette forme d'expression politique, endehors des appareils, incluant des ar-guments antilibéraux et anticapita-listes, rouvre le débat sur la démocra-tie réelle, celle des enjeux de sociétéet de la rupture avec le système domi-nant.Tout en valorisant cette expérienceen cours, il convient d'en saisir les li-mites afin de lui donner consistanceen termes de contenu et de prise deconscience.Cette mobilisation a abouti dans sesrésultats immédiats, et le vote NONmajoritaire est un immense soulage-ment provoqué par l'assurance quelorsqu'on le veut, l'on peut défaire lecamp des dominants et faire sauterdu même coup le carcan libéral danslequel ils voulaient enfermer durable-ment le peuple. Toutefois, ce voteNON est aussi le révélateur d'une trèsgrande inquiétude. La partie III dutraité constitutionnel demeure, ellen'est que la quintessence des traitésexistants dont la mise en œuvre a dé-jà accompli des dégâts sociaux impor-tants. Le libéralisme ravageur vacontinuer à se déployer dans un espa-ce européen très hétérogène et, enparticulier dans les pays de l'Est où lamémoire du stalinisme, du capitalis-me bureaucratique d'État freinel'émergence de forces alternatives.Il semble aléatoire de spéculer sur lapossibilité d'une grève générale ousur des mots d'ordre avant-gardistes

surestimant la prise de conscienceréelle de rejet du système et de ses af-fidés (dissolution de l'Assemblée na-tionale, « qu'ils s'en aillent tous »). Entout état de cause, enfermer le mou-vement dans un cul-de-sac électoralalors même qu'aucune perspective demodification du rapport de forcen'émerge consisterait à faire l'impassesur le mouvement de re-politisation àla base, qui doit se poursuivre en tou-te autonomie.Le NON de Gauche provoque un séis-me politique dans les Partis domi-nants qui entendent préserver lerègne de l'oligarchie financière trans-nationale. La question demeure se sa-voir s'il s'agit d'une petite victoiresymbolique après une série de dé-faites, mais rien de plus, ou aucontraire, une grande victoire poli-tique sur la question circonscrite dutraité constitutionnel et le terrain par-ticulier d'un vote voulu par les Partisdominants comme acquis d'avance,donc plébiscitaire. S'il ne s'accom-pagne pas de reconquêtes sociales si-gnificatives, s'il ne se construit pas entant que mouvement autonome ag-glomérant d'autres forces, s'il ne par-vient pas à se construire au niveaueuropéen, le NON risque de n'êtreque feu de paille face au rouleaucompresseur du libéralisme.Ce qui est certain, c'est que la dé-gradation des services publics va sepoursuivre. Le réseau de défense desServices publics, tout particulière-ment les hôpitaux où la situation esttrès dégradée, où les conditions detravail deviennent insupportables,devra continuer à s'organiser de ma-nière autonome, tout en cherchant àsusciter parmi les usagers une solida-rité plus active. Sa politisation dans lesens de la mise en cause des poli-tiques dictées par l'OMC et la Com-mission de Bruxelles devra s'affirmer.Les conditions de mobilisation so-

ciale restent difficiles : non seule-ment, parce que le pouvoir en placeva tenter de donner le change, bienque la classe dominante apparaissede plus en plus sclérosée, enferméedans ses dogmes, mais surtout, parceque le poids du chômage de masse,l'émiettement de la classe ouvrièreparalysent les possibilités de mobili-sation, tout comme la faible implan-tation syndicale ainsi que la volontéréelle des directions syndicales à en-traîner les salariés.En outre, il convient de ne pas sous-estimer le poids des relents nationa-listes ou xénophobes provoqués,structurellement, par la concurrenceeffrénée qui s'instaure entre tra-vailleurs. Le NON de Gauche ne doitpas nous rendre euphoriques. Pourformuler une réelle alternative anti-capitaliste, le mouvement doit parve-nir à combler un réel déficit d'inter-ventions. Ce mouvement, s'il est posi-tif dans le processus de repolitisationqui le traverse, reste marqué par desillusions réformistes. Il en est ainsipour les 21 exigences d'ATTAC ou lesvelléités de renégociation du traitéconstitutionnel, qui non seulementrestent incantatoires mais surtout ré-vèlent l'absence de volonté de porterdes coups décisifs à la politique libé-rale. Le réformisme reste inopérant.Enrayer le système libéral en placeimplique de mettre en cause, par desrevendications transitoires, la finan-ciarisation de l'économie et de se si-tuer dans un processus de reconquêtesociale qui freine la concurrenceentre travailleurs sur le plan euro-péen et leur garantit l'accès aux ser-vices publics. En ce sens, s'attaquerau cœur du système consisterait àmobiliser l'opinion contre laBanque Centrale Européenne, lescritères de convergence libéraux etmonétaristes. Favoriser la solidari-té continentale impliquerait la mi-

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se en avant de mots d'ordre favori-sant l'harmonisation de salaires etdroits sociaux par le haut, tout enfaisant prévaloir un modèle de ser-vice public qui garantisse à tous lapossibilité d'y accéder.La campagne pour le NON au projetconstitutionnel a déclenché, appro-fondi la distance entre la base des ap-pareils et leur direction, y compris àATTAC. Les militants qui ne s'identi-fient plus à leurs directions ont prisdes initiatives, se sont auto organisés.Ils ne sont pas dupes des manœuvresqui s'enclenchent en vue des électionsde 2007. Il conviendrait par consé-quent de renforcer cette volonté d'au-tonomie et de refus, de ne plus sup-porter les conséquences d'une poli-tique libérale largement désavouée.Consolider le processus de re-politi-sation et d'autonomie consiste parconséquent à promouvoir l'idée que« la solution dépend de nous », du« tous ensemble » qu'il faut construi-re, tout en dénonçant l'autisme et lemépris des Partis de Gouvernementenfermés dans leurs certitudes,« ceux d'en haut » qui ne veulent pasnous entendre. En réunir les condi-tions suppose un approfondissementpolitique en commençant à avancerdes éléments de réponse sur l'organi-sation de la socialisation de l'écono-mie, de la solidarité et par la critiquedes stratégies mises en œuvre par lesentreprises « accumulantes » commeEDF-GDF, contraires à leur vocationde satisfaction des besoins sociaux.Dans cette optique, la question de ladémocratie et par conséquent la cri-tique du fonctionnement des appa-reils, en particulier des syndicats, re-vêt une grande importance. C'est àcette condition qu'ils peuvent (re) de-venir des instruments de lutte des sa-lariés.Reste, pour le mouvement, une ca-rence théorique à combler si l'on veut

tracer des perspectives crédibles etles adapter au moment historique.

I I . L E P R O J E T

D E R E L A N C E D E

L A R É F L E X I O N

T H É O R I Q U E C O M M U N E

Dans une collaboration aussi étroiteque possible avec A Contre Courant etles Amis de l'Émancipation Sociale,Carré Rouge souhaite favoriser, en cesens, la relance de la réflexion théo-rique. Tous les collectifs ou courants,en France mais aussi à cette étape enEurope, qui partagent cette convictionvont également être sollicités.Comme l'a écrit Jean-Marie Vincent ily a quelques années, dans un textepublié dans Critique Communiste queCarré Rouge a été autorisé à republier(Il le sera dans le numéro de rentrée,le 34. NDR) et qui a été diffusé surnotre réseau militant, penser la crisedu capitalisme suppose que l'on n'enreste pas à une critique économiste dusystème. Des références à Marx, auProgramme de transition de Trotski etaux schémas de luttes des classes ontvieilli. Une remise à plat est nécessai-re. L'élaboration théorique est in-contournable, partie prenante de larecomposition politique à engager.Ainsi, un certain type d'organisation,la référence à un Parti d'avant-gardeporteur de vérité et guide des massessont non seulement contre-productifsmais surtout contrecarrent les aspira-tions à l'autonomie, à l'auto-organisa-tion.Fournir des éléments d'analyse sur lesenjeux immédiats ne contredit pas letravail nécessaire sur les questionscentrales comme : de quelle appro-priation sociale des moyens de pro-duction avons-nous besoin ? Quel rap-port cette interrogation entretient-elleavec les services et entreprises pu-

bliques socialisées ? De même, lesconcepts de libéralisme, capitalisme,socialisme, communisme sont à re-penser concrètement dans leurs diffé-rences et leur adaptation face au pro-cessus de mondialisation. Pour CarréRouge, deux questions clés immé-diates devraient faire l'objet d'un pro-gramme de travail comportant laconfrontation de relectures à l'expé-rience historique des dernières décen-nies.1- Quels sont les traits spécifiques ducapitalisme auxquels nous sommesconfrontés ? À quel type de classe do-minante ? Comment le système demanière élargie se reproduit-il ?Il semble que le capitalisme libéral,rentier et parasitaire ait un caractèreprédateur prononcé. Par les rapportsà la biosphère qu'il a instaurés, aux-quels il refuse de renoncer, il met encause les conditions de vie sur la pla-nète. Il pompe les ressources et ma-tières premières dans les pays du Sud,tout en leur refusant les retombéeséconomiques minimales. Sa marcheen avant actuelle est largement condi-tionnée par la nouvelle Sainte Allian-ce qu'il tente de construire avec l'oli-garchie bureaucratique chinoise ; iltrouve en Chine, et dans une moindremesure dans les pays de l'Est, unemain-d’œuvre disciplinée, forméequ'il surexploite, ces pays fournissantle surtravail nécessaire au fonctionne-ment des marchés financiers de laTriade.Dans le même esprit, il conviendraitd'approfondir la réflexion sur la di-mension symbolique de la crise : lesélites semblent tournées essentielle-ment vers leur propre reproduction,elles n'ont plus aucun projet decontrôle sur le devenir de la planète,elles font preuve à cet égard d'un cy-nisme ahurissant : « Après moi, le dé-luge ».2 - La question de l'émancipation

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des travailleurs est étroitement liéeà celle de l'autonomie individuelle etcollective, à la reprise des probléma-tiques de l'auto-organisation, del'auto-émancipation et de la démo-cratie, des problématiques que cer-tains d'entre nous ont connues sous lenom de l'autogestion. Dans des situa-tions de très grande crise économiqueet sociale, la résurgence de formesd'auto-organisation peut résulter debatailles élémentaires pour la survieet ensuite prendre ou non un contenupolitique plus affirmé. Elle ne sauraitpour autant éluder la difficulté depenser l'organisation du mode de pro-duction et les rapports sociaux de pro-duction et de reproduction dans unsystème mondialisé ou, du moins, àune échelle continentale.En tout état de cause, par rapport auxaspirations des salariés et au dilemmeposé par la transformation sociale, lathéorie classique de l'avant-gardesemble inadaptée. Elle n'est d'ailleurs

que la forme achevée d'une concep-tion délégataire de l'organisation.Conçue comme un état-major se sub-stituant à l'initiative des salariés, ellesort du champ du débat démocratiquequi doit irriguer le mouvement de lut-te et de politisation. Ces questionne-ments sont consubstantiels au proces-sus de recomposition politique néces-saire, prélude à l'élaboration d'un réelprogramme de transition à laquelledes centaines de militants participe-raient sur la base de leur expériencepropre. Cette vision n'exclut en rienles apports intellectuels nécessaires àl'élaboration d'une véritable alternati-ve. En ce sens, la critique d'une visionéconomiste du marxisme réduisantles conditions d'émergence du socia-lisme au développement des forcesproductives et à la primauté du déve-loppement des sciences et des tech-niques, tout en occultant les dégâtssur l'environnement, reste à appro-fondir.

Cet échange s'est conclu sur la déci-sion de commencer le travail collectifpar le second groupe de questions,l'une des raisons étant qu'il peut êtretout de suite nourri par l'expériencelatino-américaine actuelle (Argentine,Bolivie, Venezuela). Des participantsont pris l'engagement d'envoyer destextes, même anciens, que Carré Rou-ge fera circuler comme supports à cetapprofondissement théorique àmettre en œuvre. Le premier numérode la revue réalisé selon cette métho-de serait donc consacré aux questionsde l'auto émancipation et à la démo-cratie. Il pourrait paraître en dé-cembre et être préparé par une nou-velle réunion et la publication dans lenuméro de septembre (le n° 34) detextes de référence. Enfin nous avonsévoqué, sans prendre position, laquestion de marquer ou non le lance-ment de ce travail par une nouvelleprésentation et une nouvelle numéro-tation de Carré Rouge.

nn

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On prête à Anatole France cettetrès belle définition de la poli-tique : « C'est l'art d'empêcher

les gens de s'occuper de ce qui les regar-de ». Le 29 mai, et de plus en plus am-plement dans les semaines qui l'ontprécédé, des masses considérables degens se sont mêlées de ce qui les re-garde. C'est ce que nous avons appeléla « repolitisation ». D'abord amorcéedans les sections du PS à l'occasion deson référendum interne, elle a, grâceau relais de ce que l'on peut appelerles « militants » (dont beaucoup nesont plus depuis longtemps des « mili-tants organisés »), sauté les frontièresde ce parti pour irriguer l'ensembledu pays, toutes les couches sociales,dans des proportions et avec une pro-fondeur et une richesse que l'onn'avait pas vues depuis bien long-temps.Le phénomène mérite évidemmentd'être étudié de près. Pas en entomo-logistes, mais en militants demeurésconvaincus que l'humanité doit vita-lement dépasser les limites du capita-lisme pour se survivre. Et comme ilest exclu de prétendre y parvenirseul, que l'échange, les lectures mul-tiples sont nécessaires, je voudraism'attacher à soulever quelques pro-blèmes à débattre.

L ' É M A N C I P A T I O N

D E S T R A V A I L L E U R S …

Il n'y a pas un « réel » objectif qu'ilfaudrait trouver, décrire et quantifier.

Tout événement est naturellement« construit », soumis à une « grille delecture ». La nôtre, celle de marxistesattachés à la lutte pour l'émancipa-tion de l'humanité, nous impose d'in-terroger les événements en leur po-sant une question obstinée : Dansquelle mesure tel événement marque-t-il une avancée dans l'émancipationdes travailleurs, dont nous restonsconvaincus qu'elle ne peut être que« l'œuvre des travailleurs eux-mêmes » ? Dans quelle mesure lagrande masse des salariés (quels quesoient leur statut et leur situation,mais aussi leur nationalité) et desjeunes a-t-elle progressé dans la com-préhension des racines de ses souf-frances et de ses angoisses, et s'est dé-tournée des faux ennemis, des boucsémissaires destinés à lui masquerceux qui en sont responsables ?Posée ainsi, la question impose uneréponse sans équivoque (qui ne pré-juge d'ailleurs pas de la suite, nulle-ment mécanique, rien ne garantissantun développement constant et encoremoins harmonieux de ce mouve-ment) : Par cercles concentriques,puis par capillarité, contagion, (ré)animation de mille réseaux, des mil-liers, puis des centaines de milliersont avancé de manière spectaculairedans la prise de conscience de leur si-tuation, dans la détection et la nomi-nation de l'adversaire. Suffisammentpour que des millions s'y appuientpour dire « non ».Des milliers, des centaines de milliers

Yves Bonin

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Une affaire de « lunettes »

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se sont parlés (on n'avait pas autantparlé depuis si longtemps…), ont luensemble (des textes ardus, conçuspour tromper), ont échangé des lec-tures, ont fait circuler des analyses,les ont très sérieusement passées aufiltre de leur expérience, dont ils sesont rendus compte qu'elle étaitconsidérable. Ce phénomène a été in-tense dans les « comités ». Mais il lesa largement dépassés, pour irriguerles entreprises, les écoles, les cafés,les transports en commun, la rue, lesfamilles. Il serait tout à fait erroné,aujourd'hui, de vouloir circonscrire cedébat immense aux seuls « comités »(dont le rôle a par ailleurs été fonda-mental), et de tenter de l'y enfermerpour penser « la suite ».Ce dont ces très larges masses ont dé-battu avec une passion et une appli-cation sans cesse croissantes, c'est de« ce qui les regarde » : la vie, la natu-re, l'eau, l'air, le travail, la démocra-tie, l'éducation, la santé, les trans-ports. Et tout cela a été confronté àune question devenue lancinante :tout doit-il plier devant l'impératifde la « concurrence libre et nonfaussée » ?Cette intelligence individuelle et col-lective, cette volonté nouvelle decomprendre, cet acharnement, cetteconvergence de gens de tout bord, detout âge et de toute condition, c'estune avancée dans la voie de l'auto-émancipation. Elle a parfois partiel-lement réussi à s'auto-organiser(dans des proportions cependant surlesquelles nous ne devons pas nousabuser), mais rien ne garantit que lesstructures ad hoc perdureront. Elle asouvent été nourrie par les « mili-tants », qui trouvaient ou retrou-vaient là le rôle que le Manifeste com-muniste de 1848 attribuait aux « com-munistes ». Reste qu'il y a eu unébranlement dans les structures men-tales, dans les « représentations col-

lectives ». L'aliénation a momentané-ment reculé : les salariés ont, en par-tie, réintégré leur propre corps et leurpropre esprit, se sont pensés « poureux-mêmes » face à leur commun en-nemi partiellement identifié, aumoins deviné… D'autres liens se sontnoués. Nous avons, les uns et lesautres, d'innombrables preuves de ce-la. Il faudra peut-être en faire la chro-nique. Ce n'est pas notre objet ici.Mais telle est la plus précieuse desconquêtes à faire fructifier. Les lignesont évidemment bougé dans les« grandes organisations », partis ousyndicats. Mais on ne peut lire l'en-semble du phénomène à travers leurprisme.

L E S « M I L I T A N T S »

E T L E U R R O L E

Dans ce processus, les « militants »ont joué un rôle tout particulier surlequel nous sommes bien obligés deréfléchir. J'ai déjà tenté dans d'autresarticles de Carré rouge d'aborder ceproblème. Je continue d'ailleurs demettre des guillemets à « militants ».Comme certains s'en étaient ému, jeprécise qu'il n'y a ni marque de mé-pris, ni de réserve dans l'usage de cesigne typographique. Je milite depuisplusieurs années pour que nouséchappions à la dictature d'une visionpérimée : celle du militant « encarté »(qui continue évidemment d'exister),surtout « d'extrême gauche ». Ce quivient de se passer nous impose main-tenant d'élargir notre vision. Ne se-rait-ce que pour réfléchir à la perti-nence même de notre revue, etpour la porter enfin à la hauteur dela couche dont je parle pour mapart.Un réseau serré « d'anciens » mili-tants a servi de relais, de points d'an-crage au développement du mouve-ment qui, par en bas, s'est développé.

Plus « encartés » parfois depuis long-temps, ils ont conservé de leur enga-gement passé une formation (marxis-te de base au moins), une capacité àlire. Ils ont (re) mobilisé des capacitésà analyser, à expliquer. Ils sont (re)devenus les pédagogues du mouve-ment par en bas.On les trouve disséminés dans la so-ciété. Ils sont réapparus, la plupart dutemps discrètement, dans les comités,sans prétendre à la « direction ». Maison les trouve aussi dans divers mou-vements dans lesquels ils ont poursui-vi, parfois un peu désabusés (« il fautbien continuer à faire quelque chose »),une activité à bas bruit : ATTAC, asso-ciations innombrables, syndicats et,bien entendu, Parti socialiste.La plupart viennent du trotskisme,toutes composantes confondues. Ilsont été militants de LO, qui a appeléau « non », et c'est une bonne chose,puis n'a pas fait grand-chose d'autre ;au PT, qui (belle formule de l'un denos camarades) a, comme d'habitude,fait campagne « seul dans l'unité »(avec ses pseudopodes) ou à la LCR,qui a mis longtemps à se lancer.Reste que ces « militants » ont puisédans leur passé une capacité de résis-tance nourrie par l'hypothèse d'undépassement de ce monde capitaliste.On se rend mal compte de la richessede ce capital politique, certainementunique en Europe et ailleurs. Mais ilest nécessaire de le prendre soigneu-sement en considération, et Carrérouge doit s'y attacher. D'abord ens'adressant de fait à cette couche ex-trêmement large, et donc en cessantde penser que le message passe parleurs anciennes organisations. Maisaussi en entreprenant enfin le bilancollectif de cette expérience, pour enfaire fructifier le capital, en souligneret formuler le bilan positif, et caracté-riser tout ce qui est détestable et relè-ve de ce que nos camarades liber-

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taires qualifient de « socialisme auto-ritaire ».Ces « militants » ont été et seront desrelais irremplaçables. Il est temps denettoyer avec eux ce qui les tient en-core éloignés d'un regroupement effi-cace, souple et créatif. Mais il est cer-tain qu'il faut leur parler et leur offrirun cadre de discussion.

L A N A T U R E D E

L A V I C T O I R E

Ces points étant posés, reste un im-mense problème, immédiatement en-jeu d'une série de manœuvres detoutes origines : qui a gagné ? Est-ceun « non de gauche » ? L'affirmer se-rait contribuer à stériliser cette victoi-re, à tenter de la refaire passer par lechas de l'union de la gauche et de sesvariantes. Tentation d'ailleurs parfai-tement et heureusement désespérée.L'un des axes de cette tentative destérilisation a consisté, de toute part,à identifier un « non » impur, un« non » xénophobe, trouble, d'extrê-me droite. À s'en défendre ou à lebrandir selon les cas. Or, il est néces-saire de revenir sur les votes FN, derevenir au 21 avril 2002.Les millions de votes FN de 2002 sontextrêmement composites : on y trou-ve de parfaites crapules néonazies.On y trouve surtout l'immense massed'un pays ravagé par les mesures im-posées par les politiques analyséesenfin dans le cours de ce débat réfé-rendaire. Enfermée dans les logiquesbonapartistes des élections présiden-tielles, si cette misère a globalementet très lucidement éliminé Jospin,exécutant de cette politique, elle s'estaussi saisie en partie du vote Le Penpour crier sa rage et son malheur. Ellea eu tort ? Certainement. Mais, seuldans la presse à ma connaissance,Pierre Marcelle a eu raison, lui, dansLibération du 3 juin, d'écrire ce que

nous reproduisons en encadré des-sous.Au quotidien, et depuis maintenantdeux décennies, les « perdants » decette société voient s'abattre sur euxtous les malheurs. Ces malheurs pa-raissent inexorables. Qu'y faire ? Per-sonne n'a répondu. Le plus grave estque rien ne leur permettait d'en com-prendre l'origine, la source commu-ne. Alors, pourquoi pas les « immi-grés » (ils sont trois millions ; il y atrois millions de chômeurs : équationsimpliste et terrible) ? les« privilégiés » qui ont encore un statutet « bloquent » l'emploi ?

La campagne référendaire a eu cettevertu immense de commencer à dé-voiler une origine, une logique, uneexplication. La boussole a enfin re-trouvé un Nord. On peut faire la finebouche et penser que le « libéralis-me » n'est pas la bonne étiquette, etque « capitalisme » conviendraitmieux. C'est vrai. Mais ça ne sert àrien. Ce qui compte, c'est que l'enne-mi a enfin été « externalisé », projetéau dehors, mis (partiellement, bienentendu) en pleine lumière. Et la vio-lence que ces millions de victimes re-tournaient sous mille formes contreelles-mêmes, elles peuvent aujour-

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Il est donc des partisans du oui « de gauche » qui restent sourds (pour combien detemps ?) à ce désir d'Europe et de gauche exprimé dans les urnes. On perçoit cela à desaigreurs silencieuses ou acerbes, des moues soupçonneuses ou hargneuses, des fureursdébondées ou rentrées. La nature ET l'ampleur du vote, telles qu'établies par l'analysedu scrutin, ne parviennent pas à leur laver les narines de ce parfum de xénophobiequ'ils ont prédécrétée. Ainsi ont-ils théorisé que même Il est donc des partisans du oui« de gauche » qui restent sourds (pour combien de temps ?) à ce désir d'Europe et degauche exprimé dans les urnes. On perçoit cela à des aigreurs silencieuses ou acerbes,des moues soupçonneuses ou hargneuses, des fureurs débondées ou rentrées. La natureET l'ampleur du vote, telles qu'établies par l'analyse du scrutin, ne parviennent pas àleur laver les narines de ce parfum de xénophobie qu'ils ont prédécrétée. Ainsi ont-ilsthéorisé que même socialement de gauche, le non serait politiquement xénophobe.Comme les auteurs de ce syllogisme ne l'étayent d'aucune proposition, force est de lesénoncer à leur place afin d'indentifier le Rubicon (à moins qu'il faille parler de Bad Go-desberg social-libéral) du oui socialiste et/ou assimilé. Les prémices posent que la clas-se ouvrière (ou « ce qu'il en reste », comme on dit) est désormais suffisamment lumpe-nisée * pour s'être définitivement ancrée dans le vote xénophobe ; qu'il n'y a plus rien àen tirer ; que le « bobo » petit-bourgeois, et boursicoteur plutôt que bohème, constitueun investissement électoral plus payant ; et que le temps est venu d'en finir avec toutesces vieilles lunes de la lutte des classes. La conclusion veut d'urgence un nouveau « mo-dèle social », étant entendu que celui dont la destruction est depuis longtemps engagéepar chez nous ne saurait être socialiste (en conséquence, la protection des droits, rebap-tisée « xénophobie économique », est devenue un « protectionnisme »). Le problème desprémices est qu'à ostraciser misère et miséreux, en renonçant à les tirer vers le haut so-cial, on les pousse vers le bas lepéniste - effet induit qu'il ne sera pas éternellement pos-sible de mettre, avec tout le reste, au compte du non à la feue Constitution. Le problè-me de l'indicible conclusion est qu'elle passe par le saccage du concept même degauche.

Pierre Marcelle« Quotidienne » du vendredi 3 juin 2005. Libération. Reproduite ici sans son autorisa-tion. Qu'il me pardonne : on ne pouvait mieux le dire !

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d'hui la diriger vers un ennemi qui secachait soigneusement.Si l'on réduit le « non » aux limites decelui qui est censé « nous intéresser »,le « Non de gauche », en empruntantpour le délimiter aux catégories des« clientèles électorales », on exclut denouveau ces millions. On les jettedans les bras des démagogues. Et toutcela finira dans la pire violence. Né-cessairement. [1]

Le « non », le refus massif, n'a ni droi-te ni gauche. C'est un « non » dupeuple, même si nous ne sommes pasà l'aise avec cette catégorie instable.Mais c'est cette ampleur qu'il fautprendre en considération. Et Jean-Luc Mélenchon a parfaitement raisonde dire, dans le Figaro du 4 juin : « Au-jourd'hui, une vague se lève. Tous ceuxqui se mettront en travers de cetteénorme vague antilibérale et républi-caine seront balayés. »La bonde a cédé. Tout ce qui, depuisdes décennies, s'acharnait à la main-tenir en place a été ébranlé. Le mêmeMélenchon a encore raison de décrire(Le Monde du 21 juin) ce qui vient decesser : « Nous avions un PS tout-puis-sant, tranquille, sûr de lui, ne propo-sant plus rien, se contentant d'être là etde dire aux gens : votez pour nous ouc'est Le Pen. C'était le cœur de l'argu-mentation socialiste. » Il pourrait pré-ciser que, forts de ce prétendu man-dat, les socialistes (dont lui-même, eten bonne place) et leurs alliés met-taient en application avec zèle les dis-positions dictées par la CEE, porte-parole des exigences des action-naires. Notons pour le moment qu'ilmet le doigt dans l'engrenage de l'au-to-critique. Il pourrait bien être ame-né à y plonger complètement, parceque tout le monde a, au passage, re-trouvé la mémoire…C'est dire combien il est erroné des'enferrer dans le débat circonscritaux frontières du PS, de ses ten-

dances et sous-tendances. Le mouve-ment a fortuitement trouvé sa pre-mière impulsion dans le PS (mais ilest abusif d'en faire l'origine, nous yreviendrons plus loin). Il est absurdede penser qu'il va y revenir. Même enleur promettant que les peintures ontété refaites et les toilettes nettoyées,il est illusoire de penser qu'unnombre significatif de salariés vont yentrer pour « prolonger » le 29 mai.D'abord parce qu'ils ont de la mémoi-re. Ensuite parce que c'est bien à une« vague » que l'on a affaire, et qu'elledéborde très largement ces limitesétroites. Le problème n'est certaine-ment pas d'obtenir que « recommen-cent à se parler » ceux qui ont appeléau « oui » et ceux qui ont agi pour le« non », même si l'on doit évaluer à sajuste mesure (considérable) l'acted'indiscipline dans lequel se sont lan-cés près de 50 % des adhérents aumoment du référendum interne. Leproblème est bien plutôt de confor-ter ce « non » protéiforme mais dotéd'un Nord, cette vague, de confir-mer, d’alimenter et d'approfondirson refus, de le motiver sans cesseplus précisément, de lui donner la pa-role.Ne parler qu'aux « non » de « gauche »ou aux « non socialiste », c'est seg-menter le « non », c'est l'affaiblir.

U N C O U P D E T O N N E R R E

D A N S U N C I E L S E R E I N ?

Pour ne pas réduire la portée de cevote, il faut évidemment l'inscriredans un double processus, dont lemoteur est la lutte des classes.• Celui du lent et inexorable « déga-gement » des salariés du piège de cechantage que rappelle si justementMélenchon : « Attention ! La droite re-vient ! », criait le PS, revendiquant,avec ses alliés, le soin de mettre enapplication les mesures de… la Droi-

te. Dans la même interview au Figaro,Mélenchon, décidément en veine delucidité, rétablit les faits quant aux« victoires électorales » » du PS en2004 : « Ces élections ont été mal inter-prétées. Comme si c'était un acte d'ad-hésion au PS ! En fait, le bulletin de vo-te a été utilisé comme un bulletin degrève contre le gouvernement. Mais lessocialistes ont cru que c'était un bulle-tin d'affection à leurs personnes. » Il amille fois raison. Mais il doit aller aubout : le fait que des dirigeants depremier plan aient combattu avec ré-solution pour le « non » ne blanchitnullement le PS (et ne les blanchitpas eux-mêmes). Dans ce domaine,ce qui est acquis est acquis. Des mil-liers de gens ne vont pas s'y précipiterpour prêter main-forte aux vaillantscombattants du « non ». Qu'ils puis-sent fusionner avec eux dans un pro-cessus de fracture du PS, et dans l'ap-parition, comme en Allemagne,d'autre chose est une autre question.Le même processus de dégagementest à noter vis-à-vis des confédéra-tions syndicales. D'abord par un phé-nomène de désaffiliation ou de créa-tion de syndicats SUD. Plus profondé-ment par la mise en place de plus enplus systématique de « coordina-tions » dans les luttes, par lesquellesles salariés se sont efforcés d'échap-per au contrôle destructeur des direc-tions syndicales. La « crise de laCGT » (où l'acte d'indiscipline duCCN est d'une ampleur au moinscomparable à celui qui a eu lieu auPS, et avec une portée au moins aussigrande) n'a pas d'autre substrat.• Celui qui a vu, en 2003 en particu-lier, dans des limites assez étroites,des salariés de toutes corporations (etdes « habitants », le peuple, en som-me !) s'élever au-dessus des cata-logues de revendications pour saisir,avec l'aide d'intellectuels « engagés »(Bernard Friot, François Chesnais,

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aujourd'hui Passet ou Généreux), lalogique de civilisation à l'œuvre der-rière les coups contre lesquels ils lut-taient.Le pas supplémentaire qui a été fran-chi avec le référendum est à la fois deprofondeur et d'extension. Ce sontdes centaines de milliers qui cette foisont au moins perçu cette logique ; ilsl'ont en outre mieux saisie. Et touteproposition qui sera faite dans lesmois à venir sera passée au crible dece qui a été compris : « On est dans lalogique de la concurrence libre et nonfaussée, ou on rompt avec elle ? »C'est ainsi que les propositions d'Em-manuelli par exemple seront testées(ou celles que Fabius sera amené àformuler, et qui seront probablementtrès « radicales » et « de gauche » !), etnotre aide sera précieuse pour cela,en nourrissant tous les relais évoquésplus haut, et qu'il faut armer dans cesens.Rien ne sert de hurler à l'insuffisancede ces mesures. Le peuple tout entiera soif de solutions, de propositions. Ilécoutera celles d'Emmanuelli ou deFabius. Il leur demandera de les

mettre en œuvre. Il nous appartien-dra (à nous et à ces relais que nousdevons contribuer à armer) de lesquestionner au filtre de ce que descentaines de milliers de gens ontcompris : « Vous avez dit “non” à la lo-gique de la “norme supérieure” de laconcurrence libre et non faussée. Vosmesures semblent rompre avec elle.C'est bien ! Allez-vous vous y tenir ? Ouallez-vous, une fois encore, nous direqu'on ne peut dépasser le système capi-taliste dont cette norme est la plus bru-tale expression ? »C'est pour cette raison qu'il ne mesemble pas y avoir de tâche plus ur-gente que de proposer aux salariésqui, dans les circonstances les plus di-verses ont abouti à la décision de dire« non », de formuler, avec notre aide(c'est à cela essentiellement que nousservons, et que toute notre « science »sert), ce qu'ils ont compris, eux, avecnous. Nous avons fait des progrès pé-dagogiques pendant cette campagne.Nous devrions les prolonger et lesaméliorer de cette manière.L'heure n'est vraiment pas à mettreles mains dans les innombrables com-

binaisons politiciennes, de tenter de« placer » les comités dans les épuresgouvernementales à venir, ou d'épou-ser une « écurie » du PS ou une autre.Elle est à la poursuite de l'accompa-gnement et de la fécondation du tra-vail d'auto-émancipation. La « suite »du 29 mai, en somme, se construiracomme s'est construit le succès du29 mai.Et c'est la place de Carré rouge, dansle même rapport d'ouverture, de dis-cussion, d'écoute mutuelle.

Note1- Il se peut que Sarkozy « pète lesplombs », et c'est de bonne guerre (parle-mentaire) de la part de Montebourg de lelui répéter… Mais il s'emploie en tout casavec ardeur à touiller la fange. Ses espoirssont pour le moment assez limités. Effet du29 mai. Mais cela ne durera pas. Raison deplus pour être clairs entre nous.* De l'allemand Lumpen (haillons), dont KarlMarx tira Lumpenproletariat. Le Lumpendésigne l'état d'aliénation de l'ouvrier ame-né à se faire le supplétif de ses exploiteurs.(note de Pierre Marcelle)

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Je suis entrée en contact avec lecomité de mon arrondissementen cherchant sur le site Appel

des 200 s'il y en avait un dans le 12e.Ça tombait bien, non seulement ilexistait mais il faisait une réunion pu-blique trois jours après, dont j'ai vules affiches dans la foulée. J'y ai doncassisté. Puisqu'une invitation à toutesles bonnes volontés y avait été lancée,je me suis inscrite sur la liste de diffu-sion et suis ensuite allée à toutes lesréunions du comité, à l'UL CGT, àSUD Rail, au local du PC 12e (boire lechampagne de la victoire !). Jusqu'àaujourd'hui, j'ai participé à la vie dece comité.Sa composition : presque tous lesmembres actifs du collectif, une ving-taine, sont des membres de syndicats(CGT et SUD Rail), de partis (LCR,PC, les Alternatifs, PRS) et d'ATTAC.En ce qui me concerne, je suis syndi-quée à SUD éducation Paris, dont j'aiété la secrétaire générale entre 2001et 2003. Cependant, dans le comité,je ne représente pas mon syndicat,puisqu'il a refusé de donner uneconsigne de vote, donc d'entrer dansla campagne pour le NON, lors de sondernier congrès des 21 et 22 mars2005.Son fonctionnement : le comités'est réuni régulièrement ; une foispar semaine le mois précédant le ré-férendum. Ceux qui ont une adresseélectronique ont échangé pas mald'informations par ce biais. 4 ou 5 vo-lontaires ont élaboré collectivementun projet de tract qui a ensuite été

discuté et approuvé collectivement.Nous avons participé à la coordina-tion des comités parisiens. Noussommes en train de voir commentpoursuivre ensemble après la victoiredu NON et tenons une réunion pu-blique mercredi prochain, le 22 juin.Son activité : après la première lar-ge réunion publique du 22 mars,nous avons diffusé à 14 000 exem-plaires notre tract appelant aux 3« préaux » des 11, 18 et 25 mai, surles marchés, aux entrées et sorties demétro. Avec le comité du 11e, nousavons diffusé 5 000 tracts gare deLyon pour le rassemblement du21 mai Place de la République. Noussommes allés tracter sur le parvis dela mairie du XIIème le lundi 9 mai àl'entrée de la « réuniond'information » organisée par le mai-re, qui y avait invité Guy Carcasson-ne, et sommes largement intervenusdans le débat. À titre individuel etsans y intervenir, nous avons assistéaux meetings et prises de parole pourle NON dans l'arrondissement. Beau-coup d'entre nous ont été assesseursou scrutateurs pendant les opérationsde vote le dimanche 29 mai.Enseignements : le comité était uncartel d'organisations, auxquelless'étaient adjoints quelques « non en-cartés » (comme un membre du comi-té de rédaction de Carré rouge oumoi) à la fibre ou au passé militants.Nous étions en général une vingtaineaux réunions et, dans ces conditions,parler d' « auto-organisation » estcomplètement inapproprié. Sur la ba-

Françoise Pinson

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Quelques enseignements tirés de la participationau « Comité pour un NON de gauche »du 12e arrondissement de Paris.

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se de l'enthousiasme dégagé par cemeeting, j'ai hâtivement, et fausse-ment, assimilé la forme d'organisa-tion mise en place à ce que nousavions vécu à Paris pendant la longuegrève du printemps 2003. Ayant prisle train en marche (les principalescomposantes du comité s'étaientconnues au moment des manifscontre la guerre en Irak, et il y avaitdéjà eu 2 ou 3 réunions pour préparerle meeting du 22), j'ai vite comprisque le présupposé de départ était quele comité s'était créé sur la base del'Appel des 200 et que celui-ci repré-sentait le socle d'accord politiquecommun dont il n'était pas questionde discuter. D'ailleurs les discussionsautres que « pratiques » ont été quasi-ment inexistantes, exception faitepour la conclusion de notre tract. Lejour où un membre du collectif a dit :« Lors des diff, on nous demande deplus en plus ce que nous proposons », ila été rapidement convenu qu'il étaitimpossible de répondre, en tant quecomité, à cette question, car nousn'avions pas le même point de vue surle sujet. En effet, comme chacunconnaissait la position des différentesorganisations, tous savaient ce quetelle ou tel aurait dit, si le débat avaitété ouvert… donc, il ne l'était pas. Enfait, cela n'a pas gêné notre cam-pagne. La logistique des organisa-tions a permis de nombreux tirages,collages et tractages, souvent couplésavec la propagande autonome dechaque groupe, et surtout tous ont euà cœur de faire fonctionner confianceet démocratie entre nous. En particu-lier, la préparation des préaux a étécollective et ces réunions, même sileur affluence est restée modeste(entre 40 et 60 personnes), ont étériches et intéressantes. Je n'ai pu as-sister à aucune d'entre elles puis-qu'elles se déroulaient le mercredi, enmême temps que les réunions de la

coordination parisienne dans laquelleje représentais le comité du 12e.La composition de classe de la capita-le et du 12e a donné les résultats dontchacun a pu prendre connaissance !

E T M A I N T E N A N T ?

L E S C H O S E S S É R I E U S E S

P E U V E N T C O M M E N C E R …

Partons de l'essentiel : notre objectif aété atteint, nous avons gagné ! Cetteformidable nouvelle n'en finit pas denous réjouir à l'écoute des déclara-tions des ouistes et commentaires desouiouistes. Mais surtout quand on es-saie de s'imaginer dans quelle situa-tion nous serions s'ils l'avaient empor-té, ne serait-ce que de quelques cen-tièmes de pourcentage de voix dansles urnes ! Ils croyaient nous avoirsuffisamment matraqués et décerve-lés, ils croyaient parfaitement maîtri-ser leurs mécanismes électoraux,pour que nous répondions « oui, noussommes d'accord pour que vouscontinuiez à nous assujettir » ! Alorslà, la « légitimité » du suffrage univer-sel aurait été brandie et il aurait étébien difficile de relever la tête avantlongtemps.Mais maintenant, tout reste à faire.L'Huma titre aujourd'hui (le vendredi27 juin) : « Ils ne veulent rien com-prendre ». Au contraire, ils ont toutcompris. « Ils », c'est le patronat euro-péen, international même, peut-onavancer à l'heure de la mondialisa-tion du capital. Ils ont compris que lamachine de guerre contre le proléta-riat des pays d'Europe, qu'ils avaientmis 50 ans à construire et qu'ils vou-laient qu'une Constitution « baptise »(pensons à l'origine des étoiles dudrapeau de l'UE copiées par JeanMonnet sur une représentation de lavierge Marie), a subi une avarie.Comme dans ces dessins style Alma-

nach Vermot, où la bouteille dechampagne de la cérémonie de lance-ment endommage la coque du navire.Ils cherchent aujourd'hui activementà réparer leur bel engin. À nous de lefaire couler. Rien n'est jamais jouédans la lutte des classes, ils le saventet la continuent. Nous nous sommesréveillés à temps pour éviter le pire. Ilfaut maintenant être clairvoyants etaussi déterminés qu'eux.Suivis de peu par les Néerlandais,nous avons remporté une grande vic-toire, ce qui n'était pas arrivé depuislongtemps. Elle redonne confianceaux peuples de toute l'Europe. Les di-rigeants européens ne s'y trompentpas qui annulent les uns après lesautres les référendums programmés.Les urnes étaient destinées, de leurpoint de vue, à clore le processus.Elles ne l'ont pas fait. Comme ils pos-sèdent aujourd'hui, en Europe, etailleurs, tous les pouvoirs, ils vontcontinuer leur offensive. Croire qu'ilspensent une seconde s'incliner devantdes élections, et entendre comme hiersoir, le 16 juin, à Paris, « On a voté, onveut être respecté ! » prépare bien malles salariés et exploités à la suite ducombat.Comme les y prépare bien mal le motd'ordre de lutte contre le libéralisme,voire contre « les excès du libéralisme »ou encore contre « l'ultra libéralisme »au nom duquel a été combattu le pro-jet de Constitution. Le début du textede Manuel publié dans ce dossier estparticulièrement intéressant. Oui, unaccord a minima entre ceux qui veu-lent réformer le capitalisme et ceuxqui veulent en finir avec lui aurait puse faire pour mener la campagnepour le rejet du TCE sur ce motd'ordre. Mais ça ne s'est pas passé ain-si. La situation est telle que les posi-tions de Copernic, ATTAC, et autres,exprimées dans l'Appel des 200 ontété acceptées sans discussion par

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toutes les organisations du NON. Orle devenir de l'action impose que cet-te discussion ait lieu maintenant danstoutes les instances qui prétendentcontinuer à exister sur la lancée de lavictoire du NON.

A N T I - L I B É R A L I S M E O U

A N T I - C A P I T A L I S M E ?

Née aux lendemains de la guerredans une famille modeste, j'ai apprisdans les discours des analystes quej'avais vécu jusqu'à mon trentièmeanniversaire un âge d'or qu'ils appel-lent les trente glorieuses. La vie quo-tidienne, sur fond de guerre colonialeen Indochine puis en Algérie ne mel'avait jamais fait soupçonner ! En fi-nir avec l'exploitation et l'aliénationm'a toujours semblé le seul combatqui vaille. Sur une vie, ponctuée depériodes de militantisme et de laten-ce, les succès n'ont pas été légion.Bien sûr, j'ai essayé de comprendrepourquoi, mais c'est une autre histoi-re. Aujourd'hui, il est vital pour moi,comme pour des millions de tra-vailleurs je pense, de ne pas gâcher,une fois de plus, une chance histo-rique que les exploités reprennentvraiment l'avantage. Alors lutter pourla fin de l'exploitation capitaliste, est-ce définitivement une utopie ? Faut-ilse résigner à ne lutter que contre la

politique qu'il pratique actuellementà l'échelle de la planète, que beau-coup appellent « le libéralisme » en sedispensant de définir ce terme ? Ladomination du capital financier, c'est-à-dire essentiellement des fonds depension, qui mettent l'économie mon-diale, et donc le monde entier (qu'onsonge au sort actuel de l'Afrique lais-sée à l'écart des circuits des capitaux),sous leur logique de rentabilité mini-male de 15 % peut-elle être mise enéchec et remplacée par un « bon » ca-pitalisme ? Est-ce possible ? Est-ce unbut intéressant pour les exploités ?Nous sommes nombreux à en douter.D'où la crise du militantisme ouvrier,syndical et politique.Mais la période est cruciale, ne lais-sons échapper aucune chance decontinuer à gagner.Je me propose donc, et propose àcelles et ceux que cette question pré-occupe, de poser à tous les tenants dela « lutte contre le libéralisme » cesquelques questions avant de s'enrôlersous leur bannière :1- Qu'est-ce que « le libéralisme » parrapport au capitalisme ?2- Avez-vous choisi de lutter contre lelibéralisme et non contre le capitalis-me par conviction, étant vous-mêmepour le mode de production capitalis-te ?3- Avez-vous choisi de lutter contre le

libéralisme et non contre le capitalis-me parce que cela vous semble plusfacile ? Montrez-nous en quoi,concrètement dans le monde d'au-jourd'hui, c'est effectivement plus fa-cile (qui va mener cette lutte ? contrequi ? comment ? quels obstacles va-t-elle rencontrer ? ).4- Si vous parvenez à mettre en échecle libéralisme, par quelle forme de ca-pitalisme voulez-vous le remplacer ?5- Pensez-vous que le capitalisme soitle mode de production indépassableauquel il faille se résigner ?6- Nous conseillez-vous d'accepterd'être à jamais des exploités-aliénésen nous fixant comme but de nousbattre sempiternellement pour l'êtreun peu moins sauvagement et d'aban-donner définitivement l'espoir d'êtreun jour des êtres libres ?On voit le sens des questions. Chaqueindividu curieux pourra rajouter toutce qui le préoccupe personnellement,mais il me semble aujourd'hui essen-tiel de ne plus se laisser embarquerles yeux fermés dans des « plans » quinous conduiraient immanquablementà devoir choisir en 2007 entre le pire :Sarkozy et le moins pire Hollande,Strauss-Kahn ou… Fabius, commebeaucoup de membres des collectifsle craignent déjà.

Le 17 juin 2005.

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La campagne pour le non au ré-férendum du 29 mai, fut uneexpérience inédite dans ma vie

militante. Elle ne ressemble à aucuneautre, riche d'enseignements qui vali-dent l'idée de l'auto-organisation descitoyens. Certes, celle-ci est encoretrès embryonnaire et très inégale se-lon les comités.Mais, les réunions de quartiers, d'im-meubles, de lieux de travail, de sallesde professeurs démontrent la volontéet la tentative des participants deprendre leurs affaires en main.Quelques lignes pour essayer d'ap-précier pourquoi et comment des di-zaines de milliers de salariés, retrai-tés, jeunes, chômeurs se sont dépla-cés pour débattre du projet de consti-tution, à l'invitation de militants duPS, du PC, d'ATTAC de la LCR, desVERTS, de la CGT, de SUD, unis dansdes comités ou collectifs pour le NONau référendum.Avant, je voudrais dire que la discus-sion s'est engagée à Carré Rouge. Cer-tain d'entre nous prévoyaient la vic-toire possible, argumentant sur lesfortes participations aux meetings etréunions publiques, la panique ducamp du oui, face à l'intérêt croissantde la population qui s'était emparéedu débat. D'autres, n'y croyaient pasvraiment. Pour ma part, j'étais deceux-là. Ou plus exactement…Disons que mon enthousiasme et maconviction dans le combat politiquepassionnant furent en dents de scie :• au plus haut, lorsque dans les

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Jacky Assoun

Un combat politique inédit

grèves, les salariés faisaient la liaisonentre leurs revendications et le projetde Constitution, sans l'aide de per-sonne ;• lorsque les militants et cadres de laCGT ont mis en minorité le ouiste LeDuigou et son compère Thibaud, quine voulait pas se prononcer. Ils ontimposé à plus de 80 % que leur syn-dicat appelle à voter non. Ce fut unebouffée d'oxygène dans la campagne.• Au plus bas, lorsque les tenants duOui occupaient tout l'espace dans lesmédias aidés par leurs chiens de gar-de.• Lorsque les militants des organisa-tions qui formaient les premierscercles des comités, adoptaient despostures de gens qui savent : le risqueexistait que les participants soientdessaisis de la parole.J'ai aussi mal apprécié les fortes par-ticipations aux meetings unitaires,aux réunions publiques et particuliè-rement à ceux de province quiétaient des indicateurs significatifs.J'avais des craintes, des doutes dansla capacité des citoyens à résister.Comme il m'arrivait aussi, après desréunions passionnantes, de garderespoir et de penser à la victoire pos-sible. Surtout, les réunions publiquesoù mes interventions étaient très ap-plaudies…Je disais que les comités nous appar-tenaient à tous, que ces outils étaientprécieux. Que c'est ici que nous de-vions réfléchir et débattre ensemblede la société que nous voulons, après

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la victoire du Non : Débattons detous les domaines de la vie quoti-dienne (le chômage, le logement, lasanté, l'école, les retraites) et établis-sons notre cahier de doléances. Pre-nons nos affaires en main, méfions-nous du Messie et des programmesclés en main fabriqués pour notrebonheur…Tout au long de la campagne, onpeut remarquer le souci nouveau dela part des militants des organisa-tions citées de préserver la démocra-tie au sein des comités, de ne pas seheurter systématiquement sur les di-vergences, mais au contraire demettre en avant tous les points d'ac-cord pour en faire un dénominateurcommun. L'essentiel était de resterunis et de tout mettre en œuvre pourfaire gagner le non, le 29 mai.La préparation des réunions de quar-tier était tout aussi soucieuse de ré-partir le temps de parole entre les mi-litants des organisations ; de recher-cher ceux qui seraient les plus aptes àexpliquer telle ou telle partie du tex-te de la Constitution aux gens venuss'informer.Les gens de toute condition, jeunes etretraités qui sont venus à ces ré-unions publiques étaient attentifsaux explications, posaient des ques-tions, texte à la main, passages souli-gnés et notes en bas de pages. Ils di-saient à leur manière que voter Nonétait juste, qu'ils ne voulaient pas dece carcan libéral, mais aussi qu'ilfaillait discuter d'un autre projet desociété. Qu'ils ne voulaient pas du« Droit de travailler » ou du « droit dechercher un logement ». Mais qu'ilsexigeaient le droit au travail, le droità un toit, le droit à la protection so-ciale, le droit à la retraite basée sur lasolidarité.Ils disaient encore que ces droitsétaient inscrits dans la Constitutionfrançaise et que ceux-ci sont et ont

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été bafoués par tous les gouverne-ments de droite comme de gauche…Ils ont senti consciemment et mêmeparfois confusément qu'il y avait untraquenard dans cette Constitution.Que ce texte adopté, il ne leur seraitpas possible de lutter efficacementpour leurs droits et leurs revendica-tions car ils n'étaient pas eurocompa-tibles.Ils ont bien compris que le centre dedécision était loin, brouillé, dissimu-lé derrière un fatras de commissionset de commissaires non élus, sansmandat.Que le Parlement européen pour le-quel ils avaient élu des députésn'était qu'un simulacre de démocra-tie, puisqu'ils n'avaient pas le droit delégiférer.Nous ne sommes pas si idiots, di-saient-ils : de Chirac à Hollande enpassant par le Jospin donneur de le-çons, ils nous répètent tous que cetteConstitution n'est pas libérale, car laconcurrence est libre et non faussée.« Tu parles avec les paradis fiscaux »,crient les militants d'ATTAC. « Va,pour la concurrence dans un centmètres (mais sans dopage). Mais pour-quoi se faire concurrence entre tra-vailleurs. Il serait mieux d'écrire dansune Constitution pour l'Europe : “Atravail égal, salaire égal, de Lisbonne àVarsovie, que ce soit pour le plombier,le maçon ou les autres”. »Ils nous assènent encore que cetteConstitution était démocratique. Lapreuve c'est qu'un article précisaitqu'on pouvait faire une pétition etque la commission veillerait à laprendre en considération. Giscard etles conventionnels à la Moscovici ontdécouvert le droit de pétition quiexiste depuis quarante-huit ans.À vrai dire ajoute un retraité « ils n'ai-ment pas la grève et lamanifestation ».« Il faut préciser », disait un autre,

texte en main « lisez bien jusqu'aubout : Il faut être un million de péti-tionnaires dans un certains nombre depays, mais pour demander l'applica-tion de cette même constitution ! » Etsa compagne d'ajouter « Quand onsait ce qu'ils font des pétitions… ! »Il serait peut-être judicieux de com-parer deux expériences. Lors desgrèves de mai-juin 2003, des comitésde grève enseignants sont allés à larencontre d'autres salariés du publicet du privé. Au départ, cela avait uncaractère syndical, mais devenaitplus politique au fur et à mesure duregroupement et de l'installation surla ville d'un comité unitaire. Les or-ganisations n'étaient pas vraiment re-présentées, seulement quelques mili-tants aspirés par le mouvement.Différemment, mais toujours sur laville principalement, les comitéspour le Non ont été à l'initiative desmilitants d'organisations qui invi-taient la population au débat. Les ci-toyens sont venus nombreux et inté-ressés mais ils ne se sont pas emparésdes comités pour en faire un outil.La tendance serait plutôt « Attendonsde voir ». Dans les deux cas, avecdeux processus différents dans la for-me, ce serait une banalité de dire quele peuple privilégie le regroupementunitaire, accepte la diversité, écoute,compare et réfléchit. Dans les deuxcas, dans ces regroupements j'ai rele-vé la même réflexion qui était surtoutes les lèvres, qui revenait si sou-vent sous des formes différentes :• Une autre société est possible.• Comment faire, par quel bout oncommence ?• Comment on construit une alterna-tive ?Je pense que ces questions appro-chent le début d'un chemin vers l'au-to organisation. « Car il n’y a pas dehonte à préférer le bonheur » écrivaitA. Camus.

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« L'Europe ne dit pas ce qu'elle fait ; ellene fait pas ce qu'elle dit. Elle dit cequ'elle ne fait pas ; elle fait ce qu'elle nedit pas. Cette Europe qu'on nousconstruit, c'est une Europe en trompel'œil ». Pierre Bourdieu

La politique éducative européennen'existe pas, du moins dans les trai-tés. Et pourtant on ne cesse de la ren-contrer en Europe. Cette politique del'éducation est un objet européen malidentifié mais bien réel. Trois dimen-sions la caractérisent :1- Bien que déterminante pour l'évo-lution des sociétés de l'Union euro-péenne, elle échappe plus encorepeut-être que les autres politiques aucontrôle démocratique des citoyens.La plupart des « professionnels » dumonde éducatif en ignorent jusqu'àl'existence. La presse en parle peu,même si les responsables politiques etles experts qui construisent les poli-tiques nationales commencent à s'yrapporter de façon explicite.

Christian Laval est membre de l’Institut de recherche de la FSUet membre du Conseil scientifique d’ATTAC. Cet article, écritavant le référendum, apporte un éclairage à la fois subtil et es-sentiel au Traité constitutionnel, qui complète très utilement ceque nous avons déjà publié.Nous le remercions vivement pour cette contribution.

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Christian Laval

Traité const itut ionnel etéducation : le trompe l 'œi leuropéen

2- Cette absence de transparencevient redoubler le rapport probléma-tique que cette politique européenneentretient avec le cadre juridique del'Union européenne et en particulieravec le Traité constitutionnel euro-péen.3- Loin de se cantonner à la promo-tion des échanges interculturels, à lamobilité des étudiants et à la connais-sance respective des peuples, commeon le croit encore souvent au vu desgrands programmes (Erasmus, Come-nius, Socrates, Lingua.), cette poli-tique éducative est devenue l'une descomposantes des « réformes structu-relles » d'inspiration libérale qui vi-sent à mettre en place une sociétéfondée sur la compétition interindivi-duelle et la concurrence généraliséedes systèmes sociaux et des institu-tions.

U N E P O L I T I Q U E I N V I S I B L E

Les différents traités européens, jus-

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qu'au Traité constitutionnel compris,considèrent l'éducation comme undomaine relevant essentiellement dela responsabilité nationale. L'articleIII-282 du Traité stipule que l'Union« respecte pleinement la responsabilitédes États membres pour le contenu del'enseignement et l'organisation du sys-tème éducatif ainsi que leur diversitéculturelle et linguistique ». L'Unionn'est pas supposée rester inactive ence domaine et peut agir au moyen dela loi ou de la loi-cadre, mais dans lecadre de la troisième catégorie decompétence définie à l'article 12(« Dans certains domaines, et dans lesconditions prévues par la Constitution,l'Union dispose d'une compétence pourmener des actions pour appuyer, coor-donner ou compléter l'action des Étatsmembres, sans pour autant remplacerleur compétence dans ces domaines »).Cette action de l'Union est circonscri-te à l'échange d'informations et d'ex-périences, à la mobilité des acteurs del'éducation, à la promotion de dimen-sions culturelles, linguistiques, démo-cratiques communes. Si le texte estplus précis sur certains dispositifs àencourager (reconnaissance des di-plômes ou promotion de l'enseigne-ment à distance par exemple), il n'in-vite à aucun processus de convergen-ce des missions, des contenus et enco-re moins de l'organisation des sys-tèmes éducatifs. Bien au contraire.L'éducation est un domaine où aucu-ne recherche d'harmonisation n'estenvisagée. La notion même de « poli-tique d'éducation », à la différence dela « politique de formation profession-nelle », n'a pas d'existence juridiqueen Europe. Pour ce qui est de la « poli-tique européenne de formation profes-sionnelle », les choses sont quelquepeu différentes : le Traité en fait men-tion explicite dans l'article III-283,enregistrant par là ce qui, depuis deTraité de Rome, légitime l'entrée du

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domaine éducatif dans le champ eu-ropéen, à savoir son lien à la qualifi-cation de la main-d’œuvre. En toutcas, il semblerait que tout soit faitdans le Traité — comme dans les trai-tés antérieurs — pour contenir toutdébordement intempestif de la Com-mission en la matière et exclure unestratégie de convergence des sys-tèmes d'enseignement, du moins àl'initiative des organes de l'Union.

L A C O O R D I N A T I O N

E S T U N E C O N V E R G E N C E

Q U I N E D I T P A S

S O N N O M

La réalité est autre. Une politiquecommune de l'enseignement profes-sionnel et non professionnel existebel et bien. Elle est pensée, voulue,appliquée. Elle a été volontairementdécidée par les États lors d'une sériede Conseils européens, dont celui deLisbonne en mars 2000 qui marque àcet égard un tournant manifeste. Pa-rallèlement, des processus d'harmoni-sation de l'enseignement supérieur(processus de Bologne) et de l'ensei-gnement professionnel (processus deBruges) se sont mis en place. Le Trai-té, à vrai dire, en a légalisé la possibi-lité mais sous des termes anodins :« l'Union contribue au développementd'une éducation de qualité en encoura-geant la coopération entre Étatsmembres et, si nécessaire, en appuyantet complétant leur action ». Ce qui sedonne pour une compétence d'appuiau service d'une coopération inter-gouvernementale décidée en Conseila un contenu et une signification dé-terminés que l'on retrouve dans lesdifférentes réformes actuellement encours.La politique éducative européenneexiste dans les faits comme une an-nexe de la politique structurante de

l'UE, appelée Stratégie de Lisbonne,destinée à augmenter le taux d'em-ploi, à flexibiliser les marchés du tra-vail, à développer les compétences (le« capital humain »), à « responsabili-ser les individus » en matière d'em-ployabilité et de formation. C'estd'ailleurs à ce titre, comme nousl'avons dit plus haut, que la politiqueéducative est entrée dans les faits, si-non dans les textes. La dimensionprofessionnelle de la formation a per-mis le « débordement » de l'action surl'ensemble de l'éducation considéréecomme déterminée essentiellementpar les évolutions du marché du tra-vail. Le nouveau paradigme de « l'ap-prentissage tout au long de la vie » apermis l'intégration à la fois concep-tuelle et politique de la « formationinitiale », y compris l'enseignementsupérieur, et la « formation profes-sionnelle.Les difficultés rencontrées par lacroissance européenne, les résultatstrès décevants en matière d'emploi dugrand marché, la volonté de joindreau carcan monétariste que l'Unions'est infligée une « modernisation desstructures », a conduit la Commissionà promouvoir dès le début des années1990 une politique de croissance plusdynamique. Un certain nombre derapports et de Livres blancs, en 1993et en 1995, montreront qu'au fonde-ment du triangle magique « croissan-ce, compétitivité et emploi », se trou-vent l 'éducation et la formationconçues comme « production de capi-tal humain ». La connaissance — sousle triple aspect de sa création, de sadiffusion, de son utilisation — estalors érigée en facteur majeur de lacompétitivité européenne. Cet axecentral se déclinera en recommanda-tions diverses et complémentaires,inspirées souvent par des lobbies pa-tronaux très actifs à Bruxelles. Ellesviseront par exemple à développer les

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NTIC (nouvelles technologies de l'in-formation et de la communication)comme outils de rénovation pédago-gique dont la Commission attend, àl'époque de la bulle de la « nouvelleéconomie », monts et merveilles.« L'esprit d'entreprise » devient, dansle sillage des recommandations del'OCDE, la clé de voûte de toute péda-gogie. La « réactivité » des établisse-ments scolaires aux demandes de« l'environnement » (entreprises, col-lectivités locales, familles), via la dé-centralisation et la réorganisationmanagériale dont ils font l'objet, de-vient un autre objectif important. Lepartenariat avec les entreprises pourla définition des contenus et des pé-dagogies est présenté comme incon-tournable. Mais surtout, c'est laconception de la formation initiale etdu diplôme qui tend à se modifier, se-lon une vision très proche de celle dumonde patronal. « L'éducation formel-le » voit son rôle relativisé du fait mê-me des objectifs essentiellement pro-ductifs qui sont assignés à l'institutionscolaire. Selon l'Union européenne,l'école n'est qu'un moment d'un pro-cessus continu de formation et de re-nouvellement de compétences profes-sionnelles acquises au cours de la viedans les systèmes d'enseignement,dans les entreprises, dans la vie fami-liale et qui ne prennent de valeur ef-fective que sur le marché de l'emploiselon leur utilité pour les entreprises(cf. Memorandum sur l'éducation et laformation tout au long de la vie, oc-tobre 2000). Enfin, à partir de 1999,un vaste programme d'harmonisationdes enseignements supérieurs se meten marche, visant à favoriser la mobi-lité des étudiants, la constitution depôles européens d'excellence pourfaire face à la concurrence des univer-sités américaines dans l'optique d'unemondialisation de l'éducation et, in fi-ne, la constitution d'un marché du

travail européen unifié. Là encorel'impératif de « professionnalisation »de l'enseignement devient prédomi-nant.Il convient de rappeler ici que lecontenu de cette politique n'est passtrictement européen. Il participe dece que l'Institut de recherche de laFSU a nommé le « nouvel ordre édu-catif mondial », et qui se caractérisepar une doxa largement partagée parles « élites » responsables des ré-formes éducatives dans le mondecomme par les experts des grandesorganisations internationales ou in-tergouvernementales (OCDE, Banquemondiale, OMC, etc.). On peutconstater que l'Europe, ne voulantpas être en reste en ce domaine,pousse actuellement les feux pourtransformer plus vite et plus profon-dément les systèmes éducatifs dans lesens des logiques économiques et so-ciales dominantes.Cette intégration de l'éducation et dela formation dans la stratégie euro-péenne se fait en réalité à partir dedeux postulats conjoints : le postulatde « l'économie de la connaissance » etcelui de l'accroissement de « l'em-ployabilité » comme solutions au chô-mage. Par cette seconde voie, la poli-tique éducative commune est deve-nue une composante à part entière dela Stratégie européenne pour l'emploidéfinie à Amsterdam en 1997. Cettestratégie fait un certain nombre de re-commandations aux États reposantsur l'idée que le chômage résulteavant tout de la faible« employabilité » des chômeurs et dela « rigidité » des marchés de l'emploieuropéens.Cette stratégie globale ratifiée par leConseil européen de Lisbonne enmars 2000 a fixé à l'économie euro-péenne l'objectif d'ici à 2010 de « de-venir l'économie de la connaissance laplus compétitive et la plus dynamique

du monde, capable d'une croissanceéconomique durable accompagnéed'une amélioration quantitative etqualitative de l'emploi et d'une plusgrande cohésion sociale ». Dans ce but,le Conseil européen a appelé à « unetransformation radicale de l'économieeuropéenne », et à « un programmeambitieux en vue de moderniser les sys-tèmes de sécurité sociale etd'éducation », à commencer par lessystèmes de retraite et les assurancesdu chômage jugés trop coûteux etpeu incitatifs au travail. Dans cecadre, la politique éducative euro-péenne n'est pas une politique margi-nale. Dans la doctrine européenne,elle concerne le côté « qualitatif » del'emploi, soit l'employabilité. Au nomdu rôle de la connaissance dans lacroissance et de la réforme structurel-le de l'emploi, c'est l'ensemble desmissions, des méthodes et de l'organi-sation des systèmes d'enseignementqui doit être modifié par les États se-lon un programme d'action commun.Pour résumer, le processus de conver-gence des systèmes éducatifs existebien, sous le mode apparemment« volontaire » de la « coopération in-tergouvernementale », mais de façonpleinement intégrée à la stratégieéconomique centrale de l'Union fon-dée sur « la concurrence libre et nonfaussée », regardée comme source dela compétitivité et du plein-emploi.Cette politique éducative est plus pré-cisément induite :• par la perspective de l'unificationdu marché du travail européen, le-quel suppose une harmonisation desdiplômes, des formations et des certi-fications professionnelles (réforme del'enseignement supérieur et défini-tion commune des compétences pro-fessionnelles avec le système Euro-pass en sont quelques-unes des réali-sations) ;• par l'objectif d'augmentation des

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taux d'emploi qui impose à la main-d’œuvre d'atteindre un seuil minimald'employabilité (socle minimal descompétences) tout en encourageantles investissements personnels dansla formation (avec une augmentationdu financement privé conformémentà la doctrine du « capital humain ») ;• par la flexibilisation des marchés dutravail qui suppose que l'individu « seresponsabilise » afin de se doter descompétences indispensables à son in-sertion professionnelle (formationtout au long de la vie et carte de com-pétences).

O B J E C T I F S E T M É T H O D E S

D E C O N V E R G E N C E

« L'économie de la connaissance » ap-pelle, d'après les textes qui ont préci-sé la Stratégie de Lisbonne, à une« augmentation substantielle de l'inves-tissement dans la ressource humaine ».Les organes de l'Union font le constatd'un grand retard dans ce domainepar rapport aux États-Unis notam-ment, du fait de politiques nationalestrop peu ambitieuses, spécialementen matière de recherche et d'ensei-gnement supérieur. Jusqu'à présent,cet objectif louable s'est heurté auxcontraintes imposées par le Pacte destabilité, et les programmes de déve-loppement de la scolarisation et de larecherche se font encore attendre.Cet objectif de croissance des inves-tissements dans l'éducation et la re-cherche s'est combiné au dogme libé-ral consistant à favoriser le finance-ment privé de ces investissements parles ménages, les étudiants ou les en-treprises et reste suspendu aux ré-formes de l'enseignement supérieuret de la recherche d'inspiration utili-tariste.Compte tenu de ces limites budgé-taires, les grands objectifs poursuivisrestent vagues à souhait : « accroître

la qualité et l'efficacité des systèmesd'éducation et de formation », « facili-ter l'accès de tous aux systèmes d'édu-cation et de formation », « ouvrir lessystèmes d'éducation et de formationsur le monde extérieur ». Mais, à consi-dérer les sous-objectifs, le contenuprécis des priorités semble bien es-sentiellement commandé par une lo-gique d'emploi et d'adaptation aumonde concurrentiel des entreprises,le développement de « l'esprit d'entre-prise » n'étant pas le moins embléma-tique des treize sous-objectifs choisis.La transformation du travail des en-seignants au nom de « l'efficacité »,l'adaptation des cursus aux évolu-tions des structures de l'emploi et laconcentration des formations sur les« compétences » utiles sont censées fa-ciliter la réalisation de ces objectifssans augmenter la dépense publique.Le « socle des compétences de base » re-tenu par le Conseil européen de Lis-bonne est également particulière-ment éloquent de la nouvelle orienta-tion : à côté de la maîtrise de lalangue maternelle et des outils ma-thématiques de base, elles compren-nent les compétences en NTIC, l'an-glais de communication, un « espritd'entreprise » et des « aptitudes so-ciales ». On retrouvera en France cet-te logique minimaliste dans le rap-port Thélot et dans la loi Fillon, avecquelques légères variantes « locales »qui gomment le caractère outrageu-sement réducteur du « socle ». La mi-nistre italienne de l'enseignement,Latizia Moratti, a résumé plus bruta-lement l'esprit de la nouvelle écoleeuropéenne avec les trois « I » : « In-ternet, Inglese, Impresa (entreprise). »Au Conseil européen de Stockholmen mars 2001 ces grands axes ont étédéclinés en 13 « objectifs concrets fu-turs » qui ont été intégrés dans desprogrammes de travail. À partir de2001 et surtout depuis le Sommet de

Barcelone en 2002, le processus deconvergence politique selon la « mé-thode ouverte de coordination »(MOC) s'est mis en marche. Contrai-rement à son nom, cette méthode necoordonne pas des politiques natio-nales indépendantes. Elle organiseune coopération politique selon unedémarche déjà employée pour l'em-ploi, elle détermine ses propresrythmes, ses étapes, ses articulationsaux autres politiques sociales et éco-nomiques de l'Union, dans la perspec-tive d'un modèle éducatif communconforme à la perspective d'un mar-ché du travail le plus parfaitementconcurrentiel possible. Avec cette mé-thode par laquelle on choisit des prio-rités, on fixe des étapes, où l'on se do-te de « niveaux de référence » (bench-marks), où l'on échange les « bonnespratiques », où l'on développe desprocédures d'évaluation, l'Union nelégifère pas mais crée et « orchestre »un cadre de « coopération volontaireentre États ». Ce cadre est cependantcontraignant pour ces mêmes Étatssoumis d'une part à la fameuse « pres-sion des pairs » (qui est l'une des ca-ractéristiques des « pratiques commu-nautaires ») et d'autre part aux in-jonctions de la Commission qui s'ap-puient lourdement sur la référence àla Stratégie de Lisbonne. La contrain-te en effet ne se manifeste jamaismieux que par les rappels réguliersfaits aux États de prendre les mesuresconformes aux objectifs communs.Ainsi, lorsque les progrès sont troplents, les organes de l'Union pressentles États d'accélérer les réformes aunom de « l'agenda de Lisbonne » com-me ce fut le cas encore en mars 2004avec le rapport intermédiaire de laCommission et du Conseil au titreéloquent : « Éducation et formation2010 : l'urgence des réformes pourréussir la stratégie de Lisbonne ».En dépit de l'innocuité apparente de

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ces procédures, formellement « vo-lontaires », les effets du travail deconvergence sur les politiques natio-nales se font de plus en plus sentir.Les objectifs définis dans le cadre dela Stratégie de Lisbonne s'incorporentplus ou moins explicitement aux ré-formes nationales. Les gouverne-ments commencent d'ailleurs, dans cedomaine comme ils l'ont fait dansd'autres, à justifier ces réformes parles « contraintes européennes » pourles faire accepter plus facilement. Lestextes de loi incluent des objectifschiffrés, lesquels sont directement is-sus du travail de comparaison desdonnées nationales avec les « niveauxde référence » européens. La loi Fillonest exemplaire à cet égard. Si l'un deses buts manifestes est bien de dimi-nuer les moyens attribués à l'ensei-gnement secondaire, la raison estclairement exprimée dans les docu-ments européens. Les collégiens et leslycéens français « coûtent trop cher »relativement à la moyenne des dé-penses par élève qu'y consacrent lesautres pays ! (Cf. « Éducation et for-mation 2010 : l'urgence des réformespour réussir la stratégie de Lisbonne »).Une sorte de tyrannie technocratiques'impose ainsi au nom du comparatis-me inter-étatique, appuyé sur des in-dicateurs et des objectifs quantifiéscensés pouvoir enfermer la réalité dessystèmes éducatifs et constituer desfins en soi.À écouter les arguments des respon-sables politiques de l'enseignement età lire les attendus des lois qu'ils impo-sent, nul ne peut plus ignorer que leniveau d'élaboration des politiqueséducatives s'est déplacé, ainsi queleur signification. Ce déplacement« volontaire » de la détermination descontenus des politiques éducativesvers l'Union a sans doute un avantagepour les tenants des réformes ac-tuelles : il rend inutile l'ensemble des

instances et des procédures de discus-sion et de concertation qui, jusque-là,visaient à tenir compte, même de ma-nière formelle, de l'avis des « parte-naires » et des acteurs du monde édu-catif, en particulier des syndicats en-seignants et étudiants, des organisa-tions de parents, désormais considé-rés comme des obstacles à la muta-tion de l'école. La création par la loiFillon d'un « Haut conseil de l'éduca-tion », par les procédures très poli-tiques de nomination de sesmembres, risque fort d'appliquer sansgrand débat démocratique, la com-mune doxa éducative de l'Union eu-ropéenne.

L E T R A I T É N ' A U R A I T - I L

D O N C R I E N À V O I R

A V E C L A P O L I T I Q U E

L I B É R A L E D ' É D U C A T I O N ?

Les partisans du « oui à la Constitu-tion » pourraient dire, comme ils lefont avec la directive Bolkestein ousur d'autres sujets, que cette politiqueéducative n'a rien de commun avec leTraité puisque précisément il s'agitd'une démarche intergouvernementa-le « coopérative ». Les États se ca-chent-ils derrière l'Union pour at-teindre des objectifs inavouables de-vant leur opinion publique ? Peut-être. L'Union sert à coup sûr d'outil« régional » pour appliquer aux sys-tèmes éducatifs des transformationsqui participent d'un mouvement deréforme beaucoup plus général àl'échelle mondiale, transformationsqui sont inspirées par les dogmes li-béraux et utilitaristes actuellementdominants. Mais surtout, comme onl'a vu, cette politique éducative n'apas d'autonomie par rapport à laligne économique générale del'Union, inscrite en particulier dans letitre III.

Pour répondre à l'argument selon le-quel le Traité n'a rien à voir avecl'éducation, il convient de se deman-der si la Constitution, telle qu'elle estrédigée, permet, voire favorise la mi-se en place du modèle d'école libéralet utilitariste que, par ailleurs et pa-rallèlement, la « méthode ouverte decoordination » est en train de bâtir.Les rares et minces références à l'édu-cation du Traité pourraient le suggé-rer. On sait que le Traité n'est pascensé parler des services d'intérêt gé-néral non marchands, situés hors dudroit communautaire, qui, de ce fait,ne reçoivent ni définition ni fonde-ment juridique. Le Traité, quand il estquestion d'éducation, semble pour-tant gravement méconnaître le rôle etla responsabilité de l'État national enmatière de service public d'enseigne-ment.• L'article I-5 affirme que l'Union« respecte les fonctions essentielles del'État, notamment celles qui ont pourobjet d'assurer son intégrité territoria-le, de maintenir l'ordre public et desauvegarder la sécurité nationale ».Voilà qui fleure bon « l'État gendar-me » cher aux libéraux du XIXe siècle.L'État éducateur serait-il dépassé ?• L'article II-74 de la Charte desdroits fondamentaux (Charte que cer-tains tiennent pour une « avancée so-ciale » et un contrepoids à la pure lo-gique de marché) reconnaît à toutepersonne « le droit à l'éducation ainsiqu'à l'accès à la formation profession-nelle et continue » ; « il comporte la fa-culté de suivre gratuitement l'enseigne-ment obligatoire ». Aucun objectifd'égalité ou d'équité n'est mentionné,aucun seuil minimal d'instruction,aucune indication de forme, de natu-re et de contenu de « l'éducation »n'est retenue, aucune durée minimalede l'enseignement obligatoire n'estdéterminée. La formulation employée(« faculté de suivre gratuitement l'en-

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seignement obligatoire ») sembleraitmême indiquer que ce n'est là qu'unesimple possibilité à côté d'un ensei-gnement payant, lequel pourrait êtretrès développé, voire dominant. Au-cune mention n'est faite à une quel-conque institution publique chargéede rendre effectif ce droit. On compa-rera utilement cette « avancée » sup-posée avec le préambule de la Consti-tution de 1946 : « La Nation garantitl'égal accès de l'enfant et de l'adulte àl'instruction, à la formation profession-nelle et à la culture » (je souligne). Leminimalisme de la Constitution ouvreen réalité la voie à une régression auregard des revendications et desluttes pour « l'égalité des chances sco-laires » qui ont caractérisé l'histoiredes systèmes éducatifs au XXe siècle.Qu'est-ce qu'un droit fondamentald'accès à l'éducation des élèves qui necomprendrait pas l'égalité des condi-tions d'apprentissage ?• Si l'égalité est oubliée, la liberté dechoix de l'éducation ne l'est pas. Lapartie la plus importante de l'articleII-74 lui est consacrée. Ce même ar-ticle affirme que « la liberté de créerdes établissements d'enseignementdans le respect des principes démocra-tiques ainsi que le droit des parentsd'assurer l'éducation et l'enseignementde leurs enfants conformément à leursconvictions religieuses, philosophiqueset pédagogiques sont respectés selon leslois nationales qui en régissent l'exerci-ce ». Là encore, la Constitution accor-de une reconnaissance à la liberté àl'enseignement privé et au choix desparents sans référence à des objectifsde démocratisation. Par cette recon-naissance unilatérale de la liberté dechoix scolaire, la Constitution ignoretout objectif de lutte contre le sépara-tisme scolaire, qui incomberait pour-tant à un État soucieux de mixité so-ciale et d'égalité des conditions d'ap-prentissage. L'omission de toute réfé-

rence à un « service public d'éduca-tion », garant de l'égalité des condi-tions et de la gratuité de toute la sco-larité, laisse ainsi le champ libre àune mise en concurrence accrue dessystèmes publics nationaux par desétablissements privés, nationaux ounon.

L A I C I T É : R É G R E S S I O N

P H I L O S O P H I Q U E

E T R E C U L P O L I T I Q U E

La Constitution reprend très heureu-sement les grandes déclarations ettextes qui fixent les droits fondamen-taux en matière de pensée, de convic-tion religieuse et de conscience de lapersonne. L'article II-70, qui repro-duit fidèlement l'article 18 de la Dé-claration universelle des droits del'Homme de 1948, rappelle que :« Toute personne a droit à la liberté depensée, de conscience et de religion. Cedroit implique la liberté de changer dereligion ou de conviction, ainsi que laliberté de manifester sa religion ou saconviction individuellement ou collecti-vement, en public ou en privé, par leculte, l'enseignement, les pratiques etl'accomplissement des rites ». On voitcependant que ce droit fondamentaln'est pas sur le même plan que la laï-cité, au fondement des principes sco-laires républicains en France, et pluslargement au principe de la sépara-tion de l'État et des Églises. Certainesformulations pourraient même sem-bler contradictoires avec la définitionde la laïcité de l'institution scolaire,en l'absence de toute déterminationdes lieux, des moments et des condi-tions de neutralisation provisoire etcirconscrite des manifestations descroyances et convictions personnelleset, plus généralement, en l'absence detout principe explicite de séparationde la sphère publique et de la sphère

religieuse. Il est frappant de remar-quer que le principe à la fois philoso-phique, historique et politique de lalaïcité reste entièrement inconnu duTraité. Si l'on définit la laïcité en ma-tière scolaire comme le droit reconnuà chaque homme de recevoir uneéducation qui ne soit gouvernée quepar le principe de raison, ce qui est lacondition logique de la liberté deconscience qui lui est reconnue parailleurs, elle est purement et simple-ment inexistante dans le texte de laConstitution. Est-ce trop demander àl'Europe du XXIe siècle, spécialementquand elle se revendique de son héri-tage culturel et scientifique ?La question de la laïcité scolaire n'estévidemment qu'un aspect du problè-me plus vaste que pose l'absence dumot mais surtout du principe de laïci-té dans le Traité, alors que la recon-naissance « des églises et des organisa-tions non confessionnelles » commepartenaires d'un dialogue permanentavec l'Union est explicite. Le minima-lisme de l'article II-74 et le droit plei-nement reconnu aux parents (sansaucune contrepartie de devoirs deleur part ou de celle des institutionsscolaires privées en matière de conte-nu et d'esprit de l'éducation), de fairedonner un enseignement conforme àleurs « convictions religieuses, philoso-phiques et pédagogiques », ne garantis-sent pas la laïcité scolaire. Encore unefois, on comparera utilement ce texteavec le Préambule de la constitutionde 1946 : « L'organisation de l'ensei-gnement public gratuit et laïque à tousles degrés est un devoir de l'État. » (jesouligne)

L ' É D U C A T I O N , Q U E L

« S E R V I C E D ' I N T É R E T

G É N É R A L » ?

On sait le flottement quant aux no-

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tions de « service d'intérêt général »et de « service d'intérêt économiquegénéral ». La question est de savoir oùpeut bien se ranger l'éducation dansle cadre juridique européen, sachantqu'une activité économique, pour laCommission, se définit par « la fourni-ture de biens et de services sur un mar-ché donné » et qu'un même organismepeut fournir à la fois des services éco-nomiques et non économiques. LaCommission a avancé à de multiplesreprises depuis 2001 que la distinc-tion entre services économiques etnon économiques était à la fois« floue », « dynamique » et « flexible »,et qu'il lui était par conséquent im-possible de dresser une liste détermi-née et, a fortiori, définitive des ser-vices non économiques. La preuve ré-siderait selon elle dans le fait que denombreuses activités qui étaient re-gardées comme « non économiques »sont devenues ces dernières décen-nies « économiques » (cf. Commissiondes Communautés européennes, Livrevert sur les services d'intérêt général,2003, p. 15). Il n'est donc nullementcertain que l'éducation, au mêmetitre que la santé, soit considérée dé-finitivement comme un « service d'in-térêt général de nature non marchan-de », ne relevant pas du principe gé-néral de la concurrence et du librecommerce. Le Traité, marqué par ceflou, n'apporte en conséquence aucu-ne garantie contre la marchandisa-tion du service éducatif.La dérive qui permettrait de considé-rer l'éducation comme un servicemarchand peut s'appuyer sur trois di-mensions.• D'abord, il n'est pas difficile d'inter-préter le service éducatif en totalitéou en partie comme une productionéconomique comme une autre four-nie pour un marché : c'est le leitmotivdes libéraux. Et ce d'autant plus quele Traité reconnaît la pleine liberté

des établissements d'enseignementprivés et leur droit de vendre leursservices éducatifs.• Ensuite, l'Union européenne elle-même ne cesse d'intégrer, comme onl'a vu, l'éducation dans une stratégieéconomique globale et elle appelledans ses rapports à un accroissementdes dépenses privées d'éducation.• Enfin, quand l'éducation est men-tionnée à propos des accords de com-merce internationaux, en compagniedes services sociaux et de santé, elleest explicitement placée parmi lesservices susceptibles d'être inclusdans les accords de libéralisation,contrairement à toutes les déclara-tions rassurantes des responsableseuropéens (article III-315). Le seulgarde-fou consiste à faire dépendrel'acceptation de ces accords d'un voteunanime du Conseil dans les seuls casoù « ces accords risquent de perturbergravement l'organisation de ces ser-vices au niveau national et de porteratteinte à la responsabilité des Étatsmembres pour la fourniture de ces ser-vices ». Ce qui n'est pas rien, mais im-plique toutefois que les éventuelsplaignants soient à la fois désireux eten mesure de prouver la « perturba-tion grave » en question. Cette latitu-de accordée à la Commission et auConseil pour négocier et conclure desaccords internationaux de libéralisa-tion du commerce en matière de ser-vices sociaux, d'éducation et de santé,laisse entrevoir toutes les démissionsfutures devant les logiques de mar-chandisation portées par l 'AGCS(quand ce n'est pas par la Commis-sion elle-même).

C O N C L U S I O N

On pourrait se réjouir que l'éduca-tion échappe (en apparence dumoins) à la logique libérale du Trai-té, ne serait-ce que pour ménager

quelques marges de manœuvre auxgouvernements nationaux en ce do-maine. Ce serait se tromper. Il fau-drait plutôt s'inquiéter de la faiblessedes barrières face au possible déman-tèlement effectif du service publicd'éducation favorisé par la politiqueeuropéenne. Plus encore, la basedoctrinale de la Constitution euro-péenne (la concurrence, la liberté duconsommateur, la liberté de l'entre-prise) remet en question les fonde-ments du projet de l'école démocra-tique. Aucune exigence en matièrede démocratisation n'est mise enavant. La réduction des écarts so-ciaux à l'école, la suppression des dis-criminations et des phénomènes sé-grégatifs ne font pas partie du « droità l'éducation ». Pas de référence àl'égalité, ni non plus à ce qui fonde lalaïcité. La Constitution n'oppose rienà la possible mise en concurrence des« services éducatifs » à l'intérieur et àl'extérieur de l'Union, elle fait silencequant à la séparation de l'école pu-blique et de la religion, quant auxexigences d'une éducation intellec-tuelle non dogmatique et d'une for-mation de l'esprit scientifique. Au to-tal, l'absence d'un droit universeld'accès à une institution publiqued'enseignement qui serait fondée surla gratuité, le principe philosophiquemoderne de la laïcité et l'égalité desconditions d'apprentissage est unerégression de grande ampleur. Parces absences même, ce Traité paraîten parfaite cohérence avec la « réfor-me structurelle » que les dirigeantseuropéens veulent appliquer aux so-ciétés. Et lorsqu'il est question dedroit à l'éducation, on peut se de-mander si le Traité n'est pas surtouten harmonie avec la philosophietransversale du « service universel » :donner à tous un socle minimal decompétences, correspondant au seuilminimal d'employabilité, et laisser

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les logiques de marché jouer afin queles « acteurs rationnels » investisse-ment au-delà de ce socle de base envue d'obtenir des salaires plus élevés(ce qui passe par une différenciationaccrue des salaires pour rémunérerl'investissement éducatif privé, com-me le veulent les fonctionnaires libé-raux de Bruxelles).Politique invisible, politique parallè-le, avons-nous dit. Mais c'est la lo-gique « globale » de la constructioneuropéenne, dont le Traité fixe unmoment et veut établir la cohérence,qui a permis le développement de lapolitique européenne en matièreéducative dans le contexte de la Stra-

tégie de Lisbonne. La clé du mystèreréside peut-être dans l'article III-115qui donne mission à l 'Union de« veiller à la cohérence entre les diffé-rentes politiques et actions visées à laprésente partie, en tenant compte del'ensemble de ses objectifs et en seconformant au principe d'attributiondes compétences ». La logique de lacohérence surpasse ici les limites ju-ridiques, la dynamique politique dela convergence défie toute définitiondes prérogatives. En matière d'éduca-tion, le projet de Traité ne dit pastout mais laisse tout faire. Surtout lepire.Les résistances simultanées aux ré-

formes éducatives libérales en Fran-ce, en Italie, en Espagne, en Belgiqueet en Angleterre et ailleurs témoi-gnent à elles seules du fait que l'ave-nir de l'école se joue désormais au ni-veau de l 'Union européenne. Unautre projet éducatif européen estpossible, fondé sur le partage des va-leurs démocratiques communes etune authentique citoyenneté euro-péenne. Mais une telle Europe del'éducation fondée sur des institu-tions publiques va de pair avec un vé-ritable projet démocratique européenque l'on aurait du mal à déceler dansla Constitution néolibérale soumiseau vote des Français.

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Les parties du Traitéconstitutionnel européen (TCE)portant sur des questions liées à

la défense et aux industries militairesont donné lieu à beaucoup moins dediscussions que celles qui touchaient àl'offensive contre les droits des salariéset à l'aggravation prévisible de leursconditions d'existence. L'Europe a étéle lieu de formation des Etats-nationset le terrain des rivalités interimpéria-listes qui ont abouti à la barbarie du20e siècle. La coopération a donc tou-jours été moins aisée à mettre sur piedque dans les domaines relatifs à lacréation d'un espace commun corres-pondant aux besoins de liberté aussicomplète que possible du capital. Lesquestions liées à la défense ont aussitoujours été celles que les États-Unisont surveillées de façon particulière-ment attentive. Pour toutes ces raisonsmentionnées, le TCE a abordé les

Dans un article publié le 21 juin 2005 dans Le Monde, Véro-nique Roger-Lacan, experte en politique européenne de défen-se à la délégation aux affaires stratégiques du ministère de ladéfense, a écrit que « le Non français n'aura pas de consé-quences sur la politique européenne de sécurité et de défense(PESD). La France, l'Allemagne et le Royaume-Uni continuerontà la piloter dans le cadre de consultations trilatérales ». La seulequestion qui pouvait éventuellement subir un infléchissementserait celle de la relation entre l'Union européenne et l'OTAN.Le Non, écrivait-elle, « a exprimé l'aspiration à un regain desouveraineté et une quête d'indépendance vis-à-vis des Améri-cains ». Claude Serfati donne une réponse analogue sur le pre-mier point, mais répond de façon négative à l'idée que le Nonfrançais puisse changer quoi que ce soit dans la position dugouvernement Chirac à l'égard de l'OTAN.

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Claude Serfati

À propos du chapitre du TCE sur la sécurité etla défense : le militarisme européen, sa baseindustrielle et ses rapports avec les États-Unis

questions de défense avec prudence. Iln'en a pas moins consacré un chapitreentier à la politique étrangère et de sé-curité commune (PESC) ainsi qu'à sacomposante défense, désignée du nomde politique européenne de sécurité etde défense (PESD). Une lecture atten-tive de ces chapitres montre que leTCE fournissait le cadre pour un déve-loppement du militarisme européen,avec, sans ou derrière les États-Unis.Pour l'essentiel, les clauses du TCEconsacrées à la défense et à la sécuritéconfortent les initiatives prises depuisquelques années par certains États auniveau intergouvernemental, par lesindustriels, et aussi plus récemmentpar la Commission. Le TCE apportaitainsi sa contribution au renforcementdu militarisme et des systèmes milita-ro-sécuritaires industriels européens.Ainsi que les dirigeants des trois plusgrands pays européens se sont em-

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pressés de le rappeler, son rejet nemarquera sûrement pas la fin de ceprocessus.

D E U X I D É E S F A U S S E S ,

E N P A R T I C U L I E R

L A S E C O N D E

Dans les rares débats sur ces aspectslors de la campagne, les positions hos-tiles au TCE ont été dominées pardeux idées complémentaires : 1-l'Union européenne serait totalementsoumise militairement aux États-Uniset 2- l'Europe ne serait pas une puis-sance militaire, elle est même parfoisqualifiée de « puissance douce » (softpower), ce qui ne manquera pasd'étonner dans certaines régions de laplanète. La première idée avait unevaleur polémique. La manière dont el-le a été présentée a souvent surtoutservi pour tenter de faire passer la se-conde, qui est totalement fausse.Sur le premier point, il est exact que leTCE déclare que celui-ci « respecte lesobligations découlant du traité de l'At-lantique Nord pour certains membresqui considèrent que leur défense com-mune est réalisée dans le cadre de l'Or-ganisation du traité de l'AtlantiqueNord » et qu'il souligne aussi que celle-ci « est compatible avec la politiquecommune de sécurité et de défense arrê-tée dans cadre » [1-41-2]. C'est là uneposition à laquelle Jacques Chirac aapporté son appui total. Lors de sondiscours au sommet de l'OTAN (22 fé-vrier 2005), en parlant du terrain oùse situent les enjeux pour la PESD, il adéclaré « Face aux nouveaux défis, lemonde a besoin d'une Alliance forte [ceterme désigne bien sûr l'OTAN], danslaquelle Américains et Européens peu-vent conjuguer leurs efforts au service dela paix ». Cette position est partagéepar la direction du PS. Lors de leurcampagne pour le Oui, ses dirigeants

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et ses porte-parole n'ont critiqué au-cun des points traités par les chapitresconsacrés à la PESC et la PESD.S'il en est ainsi, c'est que l'OTAN four-nit le cadre permissif et nullement ex-clusif du déploiement militaire despays de l'UE. Ceci nous conduit à exa-miner l'idée, vraiment fausse, selon la-quelle l'Europe ne serait pas une puis-sance militaire. Il est vrai que l'UE pei-ne à définir une position commune,mais elle avance et les rédacteurs duTCE ont cherché à l'aider dans cettevoie. Le chapitre consacré à la PESDdispose que « les États membres s'enga-gent à améliorer progressivement leurscapacités militaires » (1-41-3), autre-ment dit ils s'engagent à augmenterleur budget militaire. Afin d'éviter àcette militarisation d'être trop freinéepar les contraintes de l'unanimité etles réticences des pays neutres, le trai-té propose à ceux qui veulent aller del'avant la mise en place des « coopéra-tions structurées permanentes ». Cespays sont ceux qui « remplissent des cri-tères plus élevés de capacités militaireset qui ont souscrit des engagements pluscontraignants en la matière en vue demissions plus exigeantes » (1-41-6).C'est un moyen élégant de permettreaux pays qui ont la charge de la défen-se de l'ordre mondial et de leur zoned'influence, au premier chef la Gran-de-Bretagne et la France, de dévelop-per en commun les moyens militairesnécessaires.

L ' A C T I O N C O N J U G U É E

D E T R O I S F O R C E S

Une analyse précise permet d'observerque le renforcement du militarisme etdes systèmes militaro-sécuritaires in-dustriels européens a été le résultatdes actions conjuguées ou spécifiquesprises à trois niveaux ou par trois sé-ries d'institutions : certains États, lesindustriels de l'armement et de l'aéro-

nautique, et la Commission. Chacunede ces composantes a vu un intérêt.Toutes ont tendu leur force dans lamême direction.Ce sont les États Européens les plusmilitarisés et qui veulent continuer àjouer un rôle dans la défense de l'ordremondial qui ont été le moteur. Lesévolutions significatives ont lieu à lafin des années 1990. Il est courant deconsidérer la « déclaration de Saint-Malo » faite par Blair et Chirac (3-4 décembre 1998) comme une étapeimportante. Les initiatives prises parquelques pays majeurs sur les ques-tions de défense, en fait l'Allemagne,la France et le Royaume-Uni, sont sou-vent reprises au niveau du Conseil eu-ropéen. L'exemple le plus frappant estla décision de créer une agence euro-péenne de l'armement. En 1996, lesgouvernements de l'Allemagne, de laFrance, de l'Italie et du Royaume-Uniont signé un accord (Memorendum ofUnderstanding) pour la création d'uneorganisation de coopération dans l'ar-mement, baptisée OCCAR. L'OCCAR aprogressivement élargi son activité degestion des programmes menés en co-opération. La gestion du programmeA400M (avion de transport militairequi exige la coopération de cinq paysde l'UE ainsi que de la Turquie) a mar-qué une nouvelle étape en raison desrègles plus « commerciales » intro-duites par l'OCCAR. En 2004, la déci-sion a été prise de créer une agenceeuropéenne de l'armement (voir plusloin).Les initiatives intergouvernementalessont entravées par les désaccords surles relations avec les États-Unis et lesrivalités qui existent dans certaines ré-gions où les impérialismes britan-niques et français furent dominants(Afrique, Moyen-Orient). Cependant,même les désaccords manifestés sur laguerre en Irak entre les principauxpays européens n'ont pas empêché la

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poursuite d'actions intergouverne-mentales européennes.Du point de vue industriel, on peutdistinguer trois étapes. Dans les an-nées 1980 et jusqu'à la fin des années1990, les restructurations se déroulentdans un cadre national et à l'abri desregards des autorités communau-taires. C'est la période de formation de« champions nationaux » : quelquesgroupes (parfois un seul comme enSuède, en Italie, en Allemagne, en Es-pagne) contrôlent entre 50 % et 75 %de la production d'armes et reçoiventl'essentiel des commandes de leur mi-nistère de la Défense. Une nouvellephase s'ouvre en 1999. À l'heure de lalibéralisation des marchés dans les in-dustries civiles, British Aerospace (dé-sormais BAe Systems) protège sonmarché national en prenant le contrô-le des activités de défense de GECMarconi (britannique) alors que lesnégociations étaient en cours depuisdes années pour tenter de former ungrand groupe de l'aéronautique et dela défense susceptible de rivaliser avecles groupes américains. La même an-née (1999), le groupe français Aero-spatiale-Matra et allemand Daimler-Benz fondent EADS (European Aeros-pace and Defense Society), rejoint parle groupe espagnol CASA. De son côté,le groupe Thomson-CSF, rebaptiséThales, devient, grâce à l'acquisitionde Racal, le deuxième fournisseur duMinistère de la défense britannique.L'industrie de l'aéronautique et de dé-fense est désormais dominée par troisgrands groupes « européens ».Le TCE confirmait l'existence del'Agence européenne de défense(AED) (I-41-3 et article III-311) Soninscription dans le TCE couronnait desannées d'efforts intergouvernemen-taux. L'AED n'est nullement remise encause par le rejet du traité puisqu'ellea été créée dès le 12 juillet 2004. Samission est expressément le renforce-

ment de l'industrie d'armement (ar-ticle 5 du statut de l'agence), moyen-nant le développement des capacitésmilitaires européennes en liaison avecles autres structures déjà existantes, lapromotion d'acquisitions d'équipe-ments de défense en coopération, lesoutien à l'effort de recherche et tech-nologie (R & T) et le renforcement dela « base industrielle et technologique dedéfense » (BITD). La création de l'AEDa été souhaitée par les groupes indus-triels européens de l'armement. Lesmarchés nationaux sont devenus tropexigus, et l'unification de leurs effortspeut les aider à desserrer l'étreinte desgroupes américains et à justifier l'aug-mentation des dépenses d'équipementmilitaire.Le marché européen de l'armement esttrop exigu au regard des objectifs desgroupes européens comme de laconcurrence des groupes américains.Par ailleurs la convergence des objec-tifs militaires et sécuritaires qui est ins-crite dans la politique des États-Uniscomme dans celle de l'UE et qui a étérenforcée depuis le 11 septembre2001, offre aux groupes industrielsdes perspectives prometteuses de nou-veaux marchés. La troisième étape,qui est en cours, est donc celle du ren-forcement de la coopération transat-lantique (par exemple des partena-riats sur des programmes de re-cherche-développement et de produc-tion) qui pourront aller jusqu'à la créa-tion d'alliance capitalistique et la for-mation de mega-groupes transatlan-tiques de défense. Le vecteur de ces al-liances est constitué par les institu-tions du capital financier (fonds depension, fonds mutuels, et récemmentles fonds spéculatifs) [1]. Ces institu-tions ont pris une part active dans lesrestructurations de l'industrie de dé-fense américaine au cours des années1990 et, depuis 2001, ont fait de cesgroupes des valeurs sûres de Wall

Street. Le rapprochement plus étroitdes groupes européens de l'armementavec les institutions financières est encours.Il est difficile d'imaginer que la pro-priété du capital des groupes de l'ar-mement puisse rester purement euro-péenne. Elle n'est déjà plus nationalepour tous les grands groupes euro-péens, y compris français. Les gouver-nements français et allemands ont ma-nifesté leur inquiétude après le rachatde firmes de l'industrie d'armementpar des fonds d'investissements améri-cains. Ils chercheront à préserver unéquilibre entre la présence des fondsaméricains, dont la contrepartie est laprésence des groupes européens dansles programmes d'armement améri-cains, le renforcement des entrepriseseuropéennes et la protection des com-mandes publiques d'armes à leurs« champions européens ».

L E R O L E D E

L A C O M M I S S I O N

Le rôle de la Commission a été trèspeu étudié. Celle-ci a pourtant déve-loppé un intérêt croissant pour un do-maine dont elle était en principe ex-clue depuis la fondation de la CEE et leTraité de Rome (article 223), de mê-me que par le Traité d'Amsterdamadopté en 1997 (article 296). La Com-mission a utilisé deux vecteurs pourélargir son influence : l'ouverture desmarchés à la concurrence et la poli-tique technologique.Dans un Livre vert sur les marchés pu-blics liés à la défense (l'anglais « procu-rement » est souvent utilisé), elle a prisappui sur les décisions de la Cour dejustice sur les dérogations à l'article296 pour organiser l'ouverture desmarchés d'armes et de matériel à laconcurrence. La Commission estimeque puisque les questions de com-mandes publiques liées à l'armement

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ne sont pas par principe hors de sacompétence, il lui serait possible deprocéder par directives dans le domai-ne de la défense, comme elle l'a faitdans les années 1990 sur les marchésde l'eau, de l'énergie et des transportspublics. La Direction générale « Entre-prise et Industrie » de la Commissioneuropéenne est également sollicitéepour aider à mettre en place les condi-tions de l'ouverture des marchésd'équipement. Elle a d'ailleurs crééune unité « aérospatiale, sécurité, dé-fense et équipement » au sein de la di-vision « Concurrence, marché internedes biens, et politiques sectorielles ».La politique technologique constituel'autre vecteur utilisé par la Commis-sion pour monter en puissance dansles industries liées à la défense. Enfait, ce fut du point de vue historique,la première incursion de la Commis-sion dans le « domaine réservé » desÉtats. Dès 1991, la Commission s'inté-ressa aux « technologies duales ». Cestechnologies peuvent, en principe,être mises en œuvre dans les produc-tions civiles et/ou dans les produc-tions militaires. Les industries aéro-nautiques et spatiales, les industriesélectroniques, et bien sûr l'industrienucléaire offrent maints exemplesd'usage militaire et civil des technolo-gies. L'intérêt de la Commission rejoi-gnait celui des industriels, soucieuxd'obtenir des financements commu-nautaires, de développer des pro-grammes intergouvernementaux, à unmoment où Airbus devient un leadermondial sur l'aéronautique civile. Lafaiblesse souvent déplorée d'une poli-tique technologique communautaireambitieuse (le budget communautairede Recherche-développement atteint àpeine 10 % des sommes totales de R &D dépensées par les Etats-membres)donne une importance particulièreaux programmes intergouvernemen-taux conduits dans l'aéronautique,

l'espace et la défense. Le rapport surl'espace rédigé par la Commission etles principaux industriels du secteuren 2002, a ainsi ouvert la voie au lan-cement du programme « Galileo » quidevrait concurrencer le GPS améri-cain.La montée en puissance de la Commis-sion dans ce domaine aussi sensibleque la défense, pilier fondateur desEtats-nations européens, est encoremodeste. Elle invite néanmoins à uneréflexion, que les échecs des référen-dums sur la Constitution européennene doivent pas interrompre, sur les in-teractions complexes qui sont crééesentre les États, le capital et les institu-tions communautaires (Banque cen-trale, Cour de justice, Commission)[2]. L'irruption à l'occasion de la cam-pagne référendaire des classes et caté-gories sociales contre lesquelles, de-puis des décennies, les mesures prisespar l'UE, ses gouvernements et ses ins-titutions communautaires ont été diri-gées, ne doit surtout pas arrêter cetteréflexion.

U N A G E N D A S É C U R I T A I R E

É L A R G I

Comme l'a rappelé Richard Cooper,ancien conseiller diplomatique de To-ny Blair, nommé ensuite conseiller duHaut représentant pour la politiqueétrangère et de sécurité commune(PESC), l'Europe est le seul « impéria-lisme postmoderne », car elle est déga-gée de toute visée colonisatrice,puisque l'interférence mutuelle et latransparence y sont la règle. La doctri-ne de l'UE doit donc agir pour imposerles droits de l'homme et la démocratie.Les missions déjà consignées dans leTraité d'Amsterdam (dites missions dePetersberg) sont élargies à des mis-sions préventives et contre les nou-velles menaces. Les menaces consti-tuées par les armes de destruction

massive sont constamment mises enavant. Elles ne doivent pas masquercelles constituées par les populationset classes qui n'accepteraient pas desubir passivement dans certaines ré-gions de la planète l'extermination demasse. En Europe également, la désa-grégation du « tissu social » produitepar les politiques gouvernementalescrée des menaces contre lesquelles di-rigeants de l'UE et les gouvernementsse disposent. Pour cela, le terme demilitaire étant un peu étriqué, la « sé-curité » est désormais le maître mot.Le Commissaire européen à la re-cherche, reprenant les discours desgouvernements des Etats-membres, adéclaré que « l'Europe doit adopter une“culture de la sécurité” et mobiliser lesforces de son “industrie de la sécurité” etl'excellence de sa recherche ».Le Haut représentant PESC, Javier So-lana, a présenté un rapport (« Une Eu-rope plus sûre dans un mondemeilleur ») qui a ensuite été adopté parle Conseil européen de Thessalonique(20 juin 2003). Les enjeux de sécuritésont abordés d'une manière qui n'estpas éloignée de la doctrine des États-Unis sur plusieurs points. La formula-tion d'interventions « préventives » yest même présente. La sécurité y estabordée sous le seul angle de la res-ponsabilité des États du « sud », dansle plus pur langage des institutions fi-nancières internationales (« une mau-vaise gouvernance, corruption, abus depouvoir, institutions faibles, manque deresponsabilité »). La responsabilité despolitiques néolibérales imposées auxpays du sud, et celle des groupes fi-nanciers et industriels des pays duNord est totalement absente de l'ana-lyse des conflits qui est proposée, telsque ceux de la région des grands Lacsqui « impactent directement et indirec-tement sur les intérêts européens »(p. 4).La différence importante avec la doc-

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trine de sécurité nationale proposéepar l'Administration Bush (oc-tobre 2002) tient toutefois à la réaffir-mation que cet « impérialisme postmo-derne » doit être mis en œuvre dans lecadre du multilatéralisme. Le docu-ment adopté par le Conseil européenrappelle le rôle fondamental de l'ONUmais aussi celui de l'OTAN, ce qui don-ne un singulier éclairage à la notion demultilatéralisme. En fait, ce jargon vi-se à justifier l'extension du déploie-ment militaire de l'UE, en particuliervers l'Afrique.

L A F R A N C E E T L ' O T A N

C O M B I N E N T L E U R S

F O R C E S E N A F R I Q U E

Une OTAN pour faire quoi et où? En1999, le sommet de Washington a prisacte des changements géopolitiques etéconomiques. Il a donc décidé d'enga-ger des actions hors de sa zone d'origi-ne (transatlantique) et d'intervenirlorsque la sécurité des réseaux glo-baux énergétiques, commerciaux, fi-nanciers est menacée. Les gouverne-ments de la France ont pleinementpris leur part dans ces mutations. Ré-cemment, la ministre de la Défense adit ceci : « Est-ce que l'OTAN va troploin? Je vous rappelle qu'il y a bientôtdeux ans, nous avons accepté quel'OTAN sorte de la zone géographiqueinitiale qui était l'Europe et l'Amériquedu nord. Par là même, je dirais quenous lui avons redonné une raison d'êtresinon, il est évident qu'avec la Russieprésente à la table de l'OTAN, commenous en aurons encore une démonstra-tion tout à l'heure, on aurait pu se poserla question de la raison d'être del'OTAN ! […] À partir du moment oùnous avons accepté que l'OTAN joue unrôle à l'extérieur de cette zone, parce quec'est notre intérêt d'avoir une stabilisa-tion la plus large possible dans le mon-

de, nous avons accepté que l'OTAN ailleplus loin » (Conférence de presse deMichèle Alliot-Marie, Ministre de laDéfense de la France après la réunioninformelle des Ministres de la défensede l'OTAN, 10 février 2005).La France est un pays incontournabledans le dispositif de maintien del'ordre en Afrique, c'est-à-dire de lagestion du chaos produit par la mon-dialisation du capital et deux décen-nies de politiques conduites par lesinstitutions financières internatio-nales. L'extension géographique desmissions de l'OTAN organisée depuisle sommet de Washington donne à laFrance une possibilité de garder saplace de puissance militaire en chargedu maintien de l'ordre. L'Afrique offreà cet égard une illustration du passaged'un « pré-carré » défendu par lesseules armées françaises à la prise encharge des intérêts néocoloniaux parl'OTAN et/ou l'UE, dans le cadre d'unmandat donné par la « communautéinternationale ». En juin 2003, pour lapremière fois, l'UE a conduit au Congoet à la demande des Nations unies uneintervention militaire (« Artemis »). LaFrance assurait 90 % des 1800 soldatseuropéens présents pour cette mis-sion. Cette opération marque la fin dela règle (non écrite) qui auto-limitaitles interventions de l'UE dans son« étranger proche » et qui vers le sud,s'arrêtait donc au Maghreb.Le rôle pivot joué par la France dans ledéveloppement des capacités mili-taires de l'UE sert en retour au main-tien des relations néocoloniales et lapréservation des intérêts financiers quiy sont liés. En pleine campagne réfé-rendaire, Chirac a confirmé ce rôle. Ila adressé, le 6 mai au nouveau prési-dent du Togo, Faure Gnassimbé « sesfélicitations et ses vœux de pleins succèsdans l'accomplissement des hautes fonc-tions qui vous attendent ». Le recours àla répression et aux fraudes massives

est largement connu. Cependant, àl'exception des associations de défensedes droits de l'homme, les partis et leshommes politiques ont été assez dis-crets sur l'attitude de Chirac et du gou-vernement [3]. La remarque vaut pourceux qui ont fait campagne pour leNon. Déjà à l'automne 2002, les dé-penses militaires de la France avaientété fortement augmentées par le Par-lement, au moment où Chirac se pro-nonçait contre l'intervention des États-Unis et du Royaume Uni en Irak. Cesaugmentations, programmées pour lapériode 2003-2008 (et effectivementmises en œuvre depuis 2003) avaientprovoqué très peu de réaction et aucu-ne mobilisation. Au cours des derniersmois, la poursuite par Chirac et songouvernement des menées néocolo-nialistes en pleine campagne sur le ré-férendum n'a guère provoqué plus deréactions.

Notes

1- Voir mon chapitre rédigé avec L.MampeyL, « Les groupes de l'armement et les mar-chés financiers : vers une convention “guerresans limites” ? » dans Chesnais F. (Éditeur),La mondialisation financière, Un bilan aprèsl'expérience de deux décennies, La Décou-verte, Paris, 20042- J'ai commencé à discuter cette questiondans le chapitre « Émergence de formes éta-tiques de l'Union européenne », dans Impé-rialisme et militarisme, Actualité du vingt-et-unième siècle, Cahiers libres, Éditions Page2, Lausanne, novembre 2004.3- Voir leur déclaration du 15 mars 2005 :« La libre participation au processus électoralest rendue impossible » sur le site de Survie.Noël Mamère semble avoir fait exception endénonçant la permanence des réseaux de laFrancafrique, les accords de défense signésle 10 juillet 1963 par la France et « ses mili-taires [qui] forment depuis des décenniesceux qui répriment actuellement les manifes-tations du peuple togolais » (9 avril 2005).

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Parmi les thèses que la propa-gande néo-libérale matraquedepuis des lustres, reprise par

les universitaires en service comman-dé aussi bien que par les plus mo-destes grouillots journaleux en pas-sant par le député de base, figurel'idée que la dette publique aurait at-teint (en France comme ailleurs) unniveau excessif devenu littéralementinsupportable. Pourtant, tout au longdes dernières années, l'endettementpublic n'a cessé de croître. Pourquoi ?Il est vrai que le service de la dette re-présente aujourd'hui autour de 20 %du budget de l'État français, soit cinqfois plus que le déficit de ce mêmeÉtat. Autant dire que la dette anté-rieure est largement responsable desnouveaux endettements actuels ; que

la dette entretient et aggrave la det-te ; bref que l'État est surendetté.Cependant, serait-ce là la seule raisonde la poursuite de ce processus pour-tant constamment décrié ? On aquelques raisons d'en douter.

P O U R Q U O I L A D E T T E

P U B L I Q U E ?

Commençons par rappeler ce qu'est ladette publique. C'est la différence(négative) entre les recettes de l'État(au sens large, État central plus col-lectivités locales, mais hormis les or-ganismes de protection sociale) et sesdépenses. Par conséquent, pourmettre fin à la dette publique, on dis-pose de deux moyens, qu'on peutéventuellement actionner conjointe-

La Dette publique française est au premier rang de ces fatalitésque nous brandissent les gouvernants pour justifier toutes lesattaques contre le salariat. Dernièrement, Thierry Breton, mi-nistre de l’Économie, a répété à satiété qu’elle était l’explica-tion de toutes les difficultés. Mais qu’est-ce au juste que cette« dette » ? D’où vient-elle ? À qui est-elle due ?Alain Bihr a bien voulu nous confier un article déjà publié dansA Contre-courant, politique et syndical, où il apporte à cesquestions des réponses tout à fait convaincantes. Nous l’en re-mercions.

Alain Bihr

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Sommaire rappel de quelquesvérités élémentairessur la Dette publique

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ment.D'une part, on peut chercher à rédui-re les dépenses de l'État. Et c'est lavoie qu'ont privilégiée les gouverne-ments successifs, à coup de compres-sion de personnels, de stagnation voi-re de baisse des salaires réels (à fonc-tion identique), de dégradation de laquantité et de la qualité des équipe-ments et des services publics, etc. Tel-le est aussi la limite (non encore at-teinte) de cette voie : c'est que de ceséquipements et services publics dé-pendent non seulement la qualité dela vie de la population (dont le gou-vernement ne peut pas totalement sedésintéresser) mais encore la capacitémême du capital lui-même à assurerles conditions de ses propres perfor-mances, voire tout simplement de sapropre reproduction. Autrement dit,les dépenses publiques sont pour unepart incompressibles ; part évidem-ment variable : cela dépend du degréde développement du capital maisaussi du rapport de forces dans la lut-te des classesD'autre part, on peut chercher à ac-croître les recettes de l'État, essentiel-lement fiscales, autrement dit aug-menter les impôts. Mais là encore lamarge est limitée. Cela supposeraiten effet ou bien d'augmenter les tauxd'imposition, ce qui se heurterait aucaractère impopulaire persistant decette dernière. Ou bien encore d'enélargir l'assiette, en supprimant lesdifférents exemptions, abattements,déductions et réductions qui affectenttous les impôts, ce qui se heurterait,bien au-delà du caractère impopulai-re de l'imposition, aux multiples pri-vilèges fiscaux dont bénéficient lesclasses et couches les plus aisées de lapopulation.En bref, la dette publique résulte del'écart existant entre le coût de la partincompressible des dépenses pu-bliques, au sein de laquelle intervient

la part socialisée du coût de repro-duction du capital ; et le montant desrecettes fiscales de l'État, essentielle-ment limitées par des raisons poli-tiques, au premier rang desquelles fi-gure le fait que les classes et couchesaisées de la population ne sont pasmises à contribution au niveau oùelles pourraient et devraient l'être.

L A D E T T E P U B L I Q U E ,

D O U B L E C A D E A U

D E L ' É T A T

À L A B O U R G E O I S I E

En effet, que va faire l'État pour faireface à cet écart ? Il va s'endetter ; au-trement dit, il va emprunter (essen-tiellement sous forme de bons du Tré-sor et d'obligations) la différenceentre ces recettes et ces dépenses. Et,auprès de qui emprunte-t-il ainsi ? Es-sentiellement auprès de ceux qu'onappelle « les zinzins », les investisseursinstitutionnels : grandes banques,compagnies d'assurance, fonds deplacement, fonds de pension, etc. Enun mot, les organes du capital finan-cier concentré et socialisé. Évidem-ment, ces organes ne placent ainsi(car il s'agit d'un placement rémuné-rateur) pas seulement leurs fondspropres. Mais encore et surtout toutela part des salaires, profits, intérêts,rentes qui ne sont pas immédiate-ment dépensés comme revenus ouavancés comme capitaux addition-nels, qui se concentrent évidemmententre les mains des membres de labourgeoisie mais aussi de l'ensembledes couches aisées de la population etque ceux-ci placent eux-mêmes au-près des « zinzins » en question.On devine maintenant le tour de pas-se-passe dont la dette publique est lemoyen. L'argent que ces mêmes per-sonnes ne se voient pas exigé de l'Étaten leur qualité de contribuables sous

forme d'impôt, ils l'avancent à ce mê-me État sous forme de prêts rémuné-rés. Autrement dit, non seulement l'É-tat ne leur soustrait pas la part deleur revenu qu'il serait en capacitéd'exiger d'elles (puisqu'elle existe etqu'elle fait partie de ce qui excède detoute manière leurs dépenses cou-rantes) et qu'il serait en droit d'exigerd'elles (au nom de l'équité fiscale quidemande que chacun soit imposé à lamesure de ses facultés contributives).Mais, de plus, il rémunère cette partsous forme d'intérêts sur les bons oules obligations d'État. En un mot, ladette publique est le mécanisme ma-gique par lequel une partie des reve-nus excédentaires des catégories for-tunées ou aisées de la population,non seulement ne leur est pas sous-traite, mais se trouve, de surcroît,transformée en capital (fictif) porteurd'intérêts.Là ne s'arrête pas le tour de passe-passe. Car le processus précédent im-plique encore que les titres de la dettepublique sont autant de droits à va-loir sur une partie des impôts, doncsur la partie du revenu général de lasociété que l'État prélève bon an malan. Ils sont donc aussi un moyen pourla partie la plus fortunée ou la plus ai-sée de la population, celle qui s'ap-proprie déjà la part la plus substan-tielle du revenu social, d'accaparerune part supplémentaire de celui-ci,donc de s'enrichir davantage encore.Ce qui s'accompagne inévitablementde transfert de revenus à rebours, descouches moins aisées vers les couchesplus aisées. La dette publique estdonc non seulement un facteur d'ag-gravation des inégalités sociales ;mais encore un mécanisme d'une par-faite injuste qui consiste, à l'envers dece que faisait Robin des Bois, à piquerde l'argent aux plus pauvres et auxmoins riches pour en donner aux plusriches.

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L A D E T T E P U B L I Q U E ,

C A U T I O N D U C A P I T A L

F I N A N C I E R

L'intérêt que présente l'existence de ladette publique pour la bourgeoisie estcependant encore plus large. Elleremplit en effet encore une secondefonction qui intéresse plus spécifique-ment sa fraction financière.L'activité capitaliste est par natureune activité risquée. On y avance ducapital (sous forme de capital-argent)en espérant qu'au terme d'un proces-sus plus ou moins complexe, passantpar des médiations multiples, ce capi-tal fasse retour engrossé d'une frac-tion de plus-value (selon le cas sousforme de profit industriel, de bénéficecommercial, d'intérêt). Le résultatn'est jamais assuré ; et courir pareilrisque et y échapper ferait la gran-deur et la vertu des capitalistes, auxyeux de leurs admirateurs et défen-seurs.De ces risques, les capitalistes (qui nesont pas tous des aventuriers, loin delà) cherchent cependant à se prému-nir. C'est le cas notamment pour lesfinanciers, ceux qui réunissent du ca-pital de prêt pour le mettre à la dispo-sition des industriels et des négo-ciants ; ou pour le valoriser dans lesjeux de la spéculation financière, jeuxpar définition hautement risqués.Parmi les techniques les plus éprou-vées et par conséquent les plus cou-rantes pour se prémunir de risquesexcessifs figure celle qui consiste,pour un même capital financier, à di-versifier autant que possible ces pla-cements (selon l'adage qui recom-mande de ne pas mettre tous les œufsdans le même panier) ; et à contreba-lancer des placements risqués maisaux perspectives alléchantes par desplacements peut-être moins rémuné-rateurs mais sans grand risque.

Or, de tous les débiteurs, l'État est in-contestablement celui qui offre, deloin, les meilleures garanties. Toutsimplement parce que, contrairementau premier capitaliste venu, il n'estpas lui-même exposé aux risques in-hérents à la valorisation du capital :pour rembourser ses dettes, il n'estpas nécessaire que ses affaires aillentbien, que le capital qu'il a empruntépuisse normalement et correctementse valoriser. Il lui suffit de préleverdes impôts, ce qu'il parvient en princi-pe toujours à faire. Même un suren-dettement sévère, qui ne serait toléréde la part d'aucun capitaliste, donnesimplement lieu, dans son cas, à unrééchelonnement de la dette… syno-nyme de remboursements plus longset plus onéreux et d'endettement ac-cru. Il suffit de penser à la manièredont est gérée depuis vingt ans la det-te dite du Tiers-monde. Quant à unÉtat récusant unilatéralement sa det-te, il faut remonter à l'exemple de lajeune République soviétique pour entrouver le dernier exemple en date…En somme, les États sont pour le capi-tal financier des clients absolumentidéaux. Ils conjuguent ces deux traitscontraires (opposés et complémen-taires) qui garantissent la valorisationdu capital financier : ce sont des débi-teurs toujours endettés et pourtanttoujours solvables (sauf rarissime ex-ception). Dès lors, il n'est pas éton-nant que 35 % du capital financiermondial soit actuellement constituépar le titre de dettes publiques ; etque cette part n'ait cessé d'augmenterau cours des deux dernières décen-nies, dans un contexte pourtant detrès forte croissance des investisse-ments directs étrangers et des flux fi-nanciers internationaux.Cela signifie encore que la part ainsiassurée du capital financier mondial,constitué de la dette publique, sert decaution à ce même capital quand il

s'aventure dans des opérations de fi-nancement ou de spéculation beau-coup plus aventureuses. Autrementdit, en finançant la dette des États, lecapital financier force aussi ces der-niers (et avec eux leur peuple) à seporter garant de toutes leurs aven-tures financières. On s'en rend comp-te chaque fois que ces aventures tour-nent mal : les 120 milliards de francsperdus par le Crédit Lyonnais sontrestés intégralement à la charge descontribuables français. Selon le bonvieux principe : socialisons les pertes,mais privatisons les bénéfices.

L A D E T T E P U B L I Q U E ,

M O Y E N D E P R E S S I O N

E T D E M I S E A U P A S

Il est enfin une dernière fonction queremplit la dette publique et qui n'inté-resse pas moins la bourgeoisie dansson ensemble, par l'intermédiaire ducapital financier. L'endettement del'État, qui en fait le client obligé du ca-pital financier, le place en situation dedépendance par rapport à ce dernier.Comme tout débiteur contraint desans cesse faire appel aux « largesses »de ses créanciers, l'État (c'est-à-direles gouvernements successifs) se doitévidemment de se plier non seule-ment aux conditions du marché (auniveau des taux d'intérêts exigés),mais satisfaire aux demandes plus gé-nérales (mener une politique, notam-ment économique, favorable aux inté-rêts de la bourgeoisie en général et ducapital financier en particulier) ouaux desiderata particuliers de tel grou-pe financier (ce qui ouvre toute gran-de la voie au régime des copains et co-quins ; la dette publique est ainsi né-cessairement vectrice de corruption).On comprend aussi, à partir de là,que, sauf à pouvoir s'appuyer sur unsolide assise populaire, aucun gouver-

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nement d'un État fortement endetténe peut résister aux injonctions du ca-pital financier et du capital toutcourt ; et pourquoi tant de gouverne-ments, faute d'une telle mobilisationpopulaire, tournent aussi vite ca-saque, renient leur engagement pourpasser sous les fourches caudines dela bourgeoisie. Bref, la dette publiqueest l'un des deux principaux moyensd'instrumentalisation directe de l'ap-pareil d'État par la bourgeoisie ;l'autre étant évidemment l'occupationdes sommets de l'État (gouvernementet haute administration) par desmembres issus de la bourgeoisie elle-

même.

U N E S E U L E S O L U T I O N :

L ' A N N U L A T I O N

On comprend aussi combien l'antien-ne néo-libérale sur le caractère insup-portable de la dette publique est dupipeau, uniquement destinée qu'elleest à amuser la galerie en détournantl'attention des véritables fonctions decette dette ; et, accessoirement, à jus-tifier des réductions d'impôts qui neprofitent qu'aux plus aisés… et quisont le gage d'un endettement futursupplémentaire de l'État, qui profite-

ra une seconde fois aux mêmes. Etqu'en conséquence la solution s'impo-se d'elle-même : il faut purement etsimplement annuler toutes lesdettes publiques, non seulementcelles des États du Tiers-Mondemais celles des États capitalistesdéveloppés. Et que les petits etgrands financiers ne viennent surtoutpas crier au crime expropriateur : cene sera là qu'une manière de leur fai-re payer les impôts qu'on était endroit d'exiger d'eux depuis long-temps. Qu'ils soient déjà heureuxqu'on ne leur fasse pas payer, de sur-croît, des pénalités de retard. !

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Jean Puyade

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A R G E N T I N E

Vers la recomposition du mouvement ouvrier en Argentine

Les Grèves du Métro de Buenos Aires :Interview avec Beto Piannelli, membre du« corps des délégués du métro »

Un processus de recomposition des forces destravailleurs non chômeurs est en cours en Ar-gentine. Il est d'autant plus important que,comme l'ont souligné de nombreux analystes,cette composante était quasiment absente entant que telle des grands mouvements qui sui-virent le soulèvement des 19 et 20 décembre2001 (voir par exemple dans Carré RougeN° 31 l'article de Aldo Andrés Casas : « Élé-ments d'interprétation et bilan de la lutte desclasses en Argentine »). L'existence de ce pro-cessus souterrain a éclaté au grand jour dansles derniers mois de l'année 2004 avec lesconflits pour les augmentations de salaire destravailleurs des télécommunications, dans lemétro et les chemins de fer ; des enseignantset du personnel judiciaire de la Province deBuenos Aires. Ce processus souterrain d'accu-mulation de force vient d'en bas. La structurede base du mouvement ouvrier argentin (com-missions internes et comités de délégués) co-existe avec la structure du syndicalisme bureau-cratique. Certaines commissions internes profi-tent de ce pouvoir de « base » pour faire pres-sion sur les directions syndicales qui ont lepouvoir légal de négocier et de mener des

luttes importantes. Loin des optimismes déme-surés, on peut affirmer que depuis les coordi-nations internes des années 74-75, jamais il n'ya eu autant de luttes ouvrières en dehors desstructures et du contrôle des bureaucraties syn-dicales. Autour des secteurs des services priva-tisés (aéronautique LAFSA, métro, téléphones),autour des employés de l État (santé et Éduca-tion comme l'exemplaire lutte de l'Hôpital Gar-rahan), se mènent les conflits des travailleursde la pêche de Puerto Madryn et Chubut, ceuxde l'industrie laitière Parmalat. À tout celas'ajoute l'activité autonome de plus de 200 en-treprises « récupérées » fonctionnant, mêmede façon hétérogène « sans patron » et dont lalutte phare est menée par l'entreprise « récu-pérée » de céramique Zanon.Cette recomposition significative, mais encorelimitée, s'exprime par l'élection de déléguésouvriers nouveaux et combatifs, par la récupé-ration contre les bureaucrates syndicaux decertains syndicats et même de certaines struc-tures plus importantes, comme par exemple lesyndicat des téléphones de Rosario qui décidede sortir de la Fédération nationale. Un regrou-pement des forces combatives commence à se

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Dans la première partie de l'inter-view, Beto Piannelli expose les consé-quences de la défaite représentée parla privatisation du métro en 1994 enplein milieu des années de gouverne-ment Menem, et d'application desplans ultra libéraux de la banquemondiale et du FMI qui ont pillé etmis à terre l'Argentine : réduction deseffectifs, qui passent de 3 500 em-ployés à 1800, journée de travail pas-sant de 6 heures à 8 heures, pertes desalaire de 50 à 30 %, climat répres-sif… C'est après cette défaite que lui(ex-militant du MAS) et quelquesautres ex-militants d'autres organisa-tions réussissent à se faire embaucherpar la nouvelle entreprise privée« Metrovias » et commencent à mili-

ter clandestinement. Puis Beto Pian-nelli retrace les étapes de la remontéesur 10 ans : a) la grève des 5 lignes en97 pour la réintégration de 2 cama-rades licenciés imposée au « corps desdélégués soumis à la bureaucratiesyndicale et aux intérêts de l'entrepri-se ; b) Le renouvellement progressifdu « Corps des 21 délégués » par destravailleurs combatifs jusqu'à la prisede la majorité en 2000 ; c) la premiè-re grève victorieuse pour la défensedu 2e poste sur les convois du métro ;d) la préparation de la lutte pour leretour à la journée de 6 heures avecdépôt de projets de loi en 2000et 2001. Beto Piannelli explique alorsles nouvelles conditions de luttecréées par le soulèvement des 19 et

20 décembre 2001 dont ils se saisis-sent pour obtenir un vote de l'Assem-blée législative de la ville de BuenosAires en faveur du retour de la jour-née de 6 heures, vote contre lequel lemaire de Buenos Aire, Ibarra, opposeson veto, n'hésitant pas à réprimerdurement les protestations des em-ployés du métro. Ibarra désigneranéanmoins une Commission d'étudepour déterminer ou non l'insalubritédes conditions de travail, commissiondont le rapport tardera plus d'un anet qui est l'enjeu d'une dure lutteentre l'entreprise et les travailleurs.

Beto Piannelli Alors nous leuravons lancé à nouveau l'idée de lajournée de 6 heures de travail et les

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A R G E N T I N E

réaliser par le moyen de rencontres intersyndi-cales, des réunions des organisations de tra-vailleurs. Une nouvelle unité entre secteurs detravailleurs en activité et travailleurs au chôma-ge se réalise dans des actions solidaires en fa-veur des secteurs en lutte face à la répressionpatronale ou celle de l État. On assiste aussi àdes grèves de solidarité avec des grèvesd'autres secteurs comme celle réalisée par lestravailleurs du métro en faveur de la grève destravailleurs de LAFSA et de l'Hôpital Garrahan,grève qui se décide après un long et large dé-bat dans les assemblées de base. Une actionnouvelle se réalise aussi avec les travailleursdes entreprises sous contrat, afin d'obtenir leconventionnement de ces travailleurs auxmêmes conventions collectives que celles destravailleurs des entreprises utilisant les servicesde ces entreprises, comme cela a été le casentre les travailleurs de l'entreprise TAYM et

ceux du métro. Une bonne partie de ces conflitsest décidée en Assemblée plénière avec élec-tion de délégués sous mandat et révocables.C'est en partant de ces conquêtes, en s'ap-puyant sur ces processus réels et sur les conclu-sions que l'on peut en tirer que pourra s'appro-fondir cette tentative de réorganisation- recom-position du mouvementNous publions ici des extraits de l'interview quenous avons réalisée en février dernier avec BetoPiannelli, membre du « Corps des délégués dumétro », juste après les deux grandes victoiresque les travailleurs de cette entreprise privati-sée viennent de remporter : le retour à la jour-née de 6 heures pour tous et une augmentationde salaire de 42 % faisant sauter le plafond de20 % fixé par le gouvernement. L'intégralité del'interview peut être consultée sur le site deCarré Rouge.

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représentants de l'entreprise ont com-mencé à faire des allers retours avecle gouvernement… Il y avait juste-ment des élections dans la ville deBuenos Aires en 1993, deux candi-dats se présentent : Ibarra et Macri ;le nouveau gouvernement nationalprésidé par le nouveau PrésidentKirchner jouait en faveur de Ibarra etnous profitons de cette contradictionet nous l'utilisons jusqu'au bout…Nous déclarons la grève, la grève lestrois jours… Alors le Président de laRépublique appelle le comité des dé-légués, il nous appelle et nous dit…

Jean Puyade Vous avez eu une en-trevue avec le Président de la Répu-blique ?B.P. Avec Kirchner, avec Kirchner…Nous nous sommes rendus à l'entre-vue avec Kirchner et ils nous dit : « lesgars ça va, vous voulez qu'on déclarel'insalubrité, il n'y a pas de problème,la différence d'argent que vous récla-mez nous la mettons aussi, bon et pourles distributeurs automatiques debillets ne vous faites pas de souci, maison ne va pas aller plus loin… »Deux jours après, la déclaration d'in-salubrité sort, ils nous incorporent125 pesos au salaire de base et enéchange ils ne nous installent plus dedistributeurs automatiques de billets.Cela, c'était en septembre 2003… Ladéclaration d'insalubrité n'était paspour tous les travailleurs, c'était pourceux qui travaillent dans le tunnel,c'est-à-dire pour les conducteurs etles gardes qui travaillent dans le tun-nel et dans les ateliers. Il restait doncen dehors de la mesure tous les gui-chetiers et le métro de surface qui cir-cule à l'air libre. Cela, c'était en sep-tembre… En décembre les camaradesdu métro de surface nous disent : « jetravaille 6 heures et j'arrête, j'arrête detravailler… » alors ils travaillaient6 heures, ils se levaient et ils s'en al-

laient… Qu'allait faire l'entreprise ?Je les licencie ? Elle ne pouvait pas leslicencier parce que sinon le métros'arrêtait, grève de tout le métro. Jeles sanctionne ? Si je les sanctionne ilsm'arrêtent le métro de surface,alors… Elle a fini par accepter la ré-duction de la journée dans le métrode surface, l'entreprise signe l'accordde réduction de la journée de travailpour les travailleurs du métro de sur-face, afin qu'il n’y ait pas de conflit.

J Bien sûr la première victoire adonné confiance à l'ensemble de laprofession…B.P. À tous… À ce moment-là, il yavait une discussion de tous les cama-rades surtout des guichetiers qui di-saient : « écoutez… Maintenant ilsvont nous diviser, il y a un secteur quia la réduction de la journée de travailalors s'il l'a, il ne va plus se battre enfaveur de ceux qui ne l'ont pas obte-nue… C’est-à-dire les guichetiers. »Alors il y a eu toute une discussionentre nous sur cela. Nous la majoriténous disions : ne vous en faites pas,parce que, au contraire, plus tugagnes plus tu donnes et plus tu veuxgagner et c'est ainsi que cela s'est pas-sé…Nous avons commencé à parler avecl'entreprise et l'entreprise disait « nonaux 6 heures pour les guichetiers ».Mais ils ont recommencé à faire lamême erreur que la dernière fois :l'entreprise signe un accord avec lesyndicat, elle signe un accord où onréduit la journée de travail du guiche-tier de 8 heures à 7 heures et où onpermet à l'entreprise de descendredes distributeurs de billets automa-tiques. En réalité la journée accordéeétait de 6 heures mais ils obligeaientcertains de faire une heure de plus. Ilssignent cet accord. À peine signénous paralysons les 5 lignes. Cela aété compliqué parce qu'ils ont signé

un jeudi et ils ne voulaient pas rendrepublic l'accord avant le samedi. Nous,nous savions que les distributeurs au-tomatiques étaient en train de tour-ner là-haut dans un camion… Nousles avions vus et à n'importe quel mo-ment ils les descendaient… Alors il yavait un problème : que faisions-nous ? Nous faisons grève un vendre-di ? On ne fait pas grève un vendrediparce qu’après il y a le samedi et le di-manche, et le samedi et le dimancheles gens ne voyagent pas et donc lemouvement passe inaperçu.Bon, le vendredi nous voyons l'acte si-gné de l'accord et nous décidons d'ar-rêter et effectivement nous faisonsgrève le vendredi, le samedi, le di-manche et le lundi, le lundi était fé-rié.

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B.P. Ça été la grève totale avec occu-pation de l'établissement c'est-à-direque les camarades restaient sur placeet occupaient l'ensemble des installa-tions… Nous commençons la grève àminuit de la nuit du vendredi, nousnous rassemblons à environ 100 dansle micro-centre dans une station etnous avons fait une assemblée oùnous avons décidé de continuer lagrève de manière indéfinie parce quedéjà des licenciements étaient tom-bés, l'entreprise avait déjà licencié.Donc grève indéfinie avec occupa-tion. Nous sommes venus le jour sui-vant, c'était une lutte avec l'entreprise: si elle réussissait à mettre les trainsen mouvement avec du personnel dela hiérarchie… Là c'est une partie denotre tradition : quand ils essayent demettre les trains en marche nous des-cendons sur la voie et nous formonsun piquet devant le train.J Un piquet humain.B.P. Nous nous mettons devant et

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nous empêchons que le train avance.Alors dans toutes les lignes noussommes descendus sur les voies ; ilsne pouvaient pas mettre les trains enmarche, ils ont renoncé. Après ilssont arrivés avec des huissiers, ils ontpris des photos et après ils ont voulunous intenter un procès judiciaire…Ici en Argentine c'est très à la moded'intenter des procès contre les luttesrevendicatives. Alors nous commen-çons samedi. L'entreprise porte plain-te devant un tribunal. Il y a un ordred'expulsion. La discussion alors étaitsur ce que nous ferions si l'ordre d'ex-pulsion arrivait, si nous résisterionsici en bas… Alors nous commençonsà utiliser d'autres méthodes commecelle de démonter les trains directe-ment… S'ils nous expulsent et bienles trains ne fonctionneront pas. S'ilsexpulsent certains d'entre nous,d'autres descendront de l'autre côtéet nous leur démonterons les trainspour qu'ils ne fonctionnent pas etbon… Ce fut la sensation de ces 4jours, nous ici enfermés, démontantles trains, mangeant ici, vivant ici,dormant ici et dans un état perma-nent d'attente quand tu ne sais pas àquel moment la police va descendrepour nous expulser…

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J J'imagine que l'entreprise devaitêtre en train d'organiser toute unepropagande contre vous, essayantde tourner l'opinion publique contrevous. Quels arguments utilisaient-ils ?B.P. L'argument de l'entreprise à cemoment-là c'était que la grève était leproduit d'un groupe minoritaire detravailleurs, approximativement 50travailleurs, et que les autres vou-

laient travailler. C'était leur argu-ment central. C'était comique parcequ’on nous filmait quand nous nousjetions sur la voie ; il y avait quelquesjournalistes, ceux qui ne sont pas for-mateurs d'opinion… Ils mettaient vitel'entreprise entre l'épée et la cloison.Ils disaient par exemple : « De com-bien de personnes s'agit-il ? : 50, 60 ? »alors ils appelaient le caméraman quise trouvait sur telle ligne. Combiende travailleurs il y a ici ? « 50 ou 60dis-tu ? S'ils sont 50 ou 60 sur touteune ligne comment se fait-il qu'aucuneautre ligne ne fonctionne ? » et « oùsont les travailleurs qui veulent tra-vailler ? Pourquoi n'en rencontrons-nous aucun ? » disaient les journa-listes. Et l'entreprise disait : « c'est quenous ne voulons pas les exposer… »Nous avons beaucoup appris dans lagrève sur le problème de la catégoriedu garde. Il y a une anecdote impor-tante : Nous avons sorti alors un tractoù nous expliquions et racontionsune petite histoire. Il y avait une fa-mille avec son enfant. Nous racon-tions par exemple : « Dorita est entrain d'acheter son billet et son fils voitle train et passe sous le tourniquet etentre dans le convoi, Dorita veut passermais quand elle veut le faire elle voitque la porte se ferme et quand elleaperçoit son fils de l'autre côté elle sedésespère… Mais elle voit que tout d'uncoup la porte s'ouvre à nouveau et aubout du convoi le garde la salue parcequ'il s'est rendu compte que l'enfantétait entré dans le train… ». Nousavons sorti des tracts pour expliquerquelle était notre lutte, ce que nousdéfendionsC'est ainsi que nous avons gagnél'opinion publique dans ce conflit…Dans celui des 6 heures, nous avonsfait de même, toute notre politiqueétait centrée sur le thème de la santépour les travailleurs, la sécurité pourles usagers parce qu' un travailleur

qui travaille dans un état de fatigue,de somnolence, épuisé, génère l'insé-curité, et les 6 heures, la réduction dela journée de travail, génèrent lacréation de postes de travail néces-saires, et dans un pays où il y a4 500 000 chômeurs, le problème del'emploi est le problème des pro-blèmes. Face aux caméras, en pleinmilieu du conflit, nous disions que ce-la pouvait se résoudre rapidement :que l'entreprise nous restitue la jour-née de 6 heures qu'elle nous a volée ily a dix ans, qu'elle renonce à des-cendre des distributeurs automa-tiques de billets et le conflit se termi-ne en 2 minutes… Celle qui a la clef,c'est l'entreprise, ils peuvent fairesauter les obstacles. Ceci était notremessage vers l'opinion publique.Nous disions : « Comment dans unpays de 5 000 000 de chômeurs va-t-onutiliser des distributeurs automatiquesqui liquident des postes de travail !C'est de la folie. Dans une entreprisesubventionnée comme celle-ci qui n'estmême pas propriétaire du métro parceque le métro appartient à l État, cen'est qu'une concessionnaire, ceci, c'estde la folie !… »Voilà quel était notre discours… Il y aeu une sympathie très grande del'opinion publique, pas autant quelors de notre dernier conflit, mais il ya eu une sympathie très grande quinous a amenés à gagner le conflit.

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B.P. Nous avons tenu le vendredi, lesamedi, dimanche, lundi… Le mardiétait un jour normal et un jour nor-mal sans métro à Buenos Aires, c'esttrès compliqué et de plus le moral descamarades permettait de continuer,voilà la vérité. L'entreprise a évalué

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tout cela et, bon, le ministère les a ap-pelés… Ils nous donnent les 6 heures,ils arrêtent la mise en place des distri-buteurs automatiques et le ministèredu travail sort cela par décret dansune discussion qu'ils ont eue avecnous. Parce que l'entreprise voulaitdonner les 6 heures mais installer lesdistributeurs. Nous avons dit quenous n'allions pas l'accepter, bon, ilsfinissent par accepter toutes lesconditions… Nous sortons de là avecun vrai triomphe, net et sans bavure :nous avons donc la journée de6 heures pour tous les travailleurs,l'entreprise s'est vu obligée de créer500 postes de travail de plus, nousétions 1500, nous sommes mainte-nant 2000… Eh bien la force avec la-quelle nous sommes apparus dansl'opinion publique nationale, y com-pris vers d'autres secteurs de tra-vailleurs a été très importante. Ceci aété pour nous le conflit mère de tousles conflits.

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J Bien sûr… Et de là vous vous lan-cez dans la lutte pour une augmen-tation salariale dans une situationoù l'ensemble des travailleurs de cepays a subi une baisse terrible dessalaires pendant toutes ces an-nées… Quelle revendication posez-vous sur le plan salarial ?B. P. D'abord à peine avions-nousterminé que nous posons quelquechose : c'est que nous devons romprel'isolement, parce que contradictoire-ment à ce que nous venons de voirdans le métro, ce n'est pas la situationgénérale en Argentine. Tout le mondele sait, la situation ce n'est pas cellede millions de travailleurs qui com-battent… Mais la réalité c'est que pè-

sent encore sur nous encore les coupsportés en 90 par la contre-offensivenéolibérale à partir du gouverne-ment, du ménémisme et de l'Alliance.Récemment seulement on commenceà voir des indices de sortie de cette si-tuation…Donc, d'abord, rompre l'isolement !Pour cela nous sortons un appel àtoutes les organisations démocra-tiques et combatives et même àtoutes les organisations syndicales àfaire une campagne nationale pour laréduction de la journée de travail.Nous disons : « Nous, nous avons les6 heures : réduire l'horaire de la jour-née de travail génère la création d'em-ploi dans un pays où le centre des pro-blèmes c'est le chômage… » Nous es-sayons d'impulser une campagne na-tionale pour la réduction de la jour-née de travail… Ici la bureaucratie nele fait pas, ce n'est pas comme dansd'autres pays du monde où les cen-trales syndicales posent le problèmede la réduction horaire…Puis nous posons un de nos pro-blèmes : nous avions des élections dedélégués et le problème salarial quidans un sens était resté « en retard »(en retard entre guillemets, parce quejamais nous n'avions mené une luttesalariale, l'augmentation salarialeque nous avions reçue fut à traversl'accord de l'UTA qui avait été impor-tante comparée aux autres branches,très importante…)Alors tout d'abord il y a les élections :nous les gagnons de manière écrasan-te ! Les listes probureaucratie syndi-cale dans beaucoup d'endroits n'ontpas pu se présenter et dans d'autresendroits ne se présentèrent mêmepas. Ils ont perdu très largement, ladifférence fut de 75-80 %. Nousavons gagné… Au total nous avonsobtenu entre 85, 80 % et quelques surle total des votes.Et donc commence la discussion sala-

riale : Nous disons : « bon, maintenantnous devons obtenir une recompositionsalariale ». Nous nous asseyons pourdiscuter entre nous et nous commen-çons à analyser les paramètres quenous allions utiliser. Et en vérité tousles paramètres, si on fait une analysesérieuse, sont scandaleux, c'est ce quenous exposons dans la conférence depresse : la productivité de l'entreprisea été de 680 %, presque 700 % ! Sinous demandions une telle propor-tion, ce serait scandaleux : la quantitéd'usagers qui voyagent dans le métrodepuis 94, année de la privatisation,a augmenté de 77 %, l'augmentationdu billet de métro a été de 73 %, toutcela était très élevé par rapport auxvaleurs dont on parlait dans l'opinionpublique nationale.Alors nous nous sommes lancés. Nousavons adopté le chiffre le plus basqu'il y avait, celui de l'indice des prixà la consommation (l'IPC), qui étaitde 50 %. Alors nous avons décidé dedemander 50 % d'augmentation et àpart cela, nous allons demander qu'ilsnous restituent l'ancienneté, parcequ'avant nous recevions 2,50 pesospar année d'ancienneté et la restitu-tion des heures de nuit pour les cama-rades qui travaillent la nuit, ce quel'entreprise avait cessé de payer de-puis la réduction de la journée de tra-vail… Nous avons engagé le dialogueavec l'entreprise de façon directe, làle syndicat n'est pas intervenu avecnous pour dialoguer avec l'entreprise.Celle-ci nous dit : « écoutez, il n'y a pasd'argent ! Il n'y a pas d'argent, il n'y enpas… » « Bien, bien, bon ciao, on se rea trouve au ministère », aimablement,« ciao, à bientôt, ciao, ». Le dialogueétait ainsi avec eux. Nous ne criionsplus comme au début. Maintenant,directement, nous nous retrouvonsau Ministère…C'est ainsi qu'ont commencé les arrêtsde travail, nous avons commencé en

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novembre 2004, arrêt de travail d' 1heure, de 2 heures, de 3 heures…Nous augmentions peu à peu. Au mi-lieu de tout cela, le ministère appelle :conciliation obligatoire ! La premièreétape du plan de lutte se termine endécembre. Cette première étape setermine avec l'entreprise qui dit avecle Ministère : « nous vous accordons larestitution des heures nocturnes, nousvous les payons, nous vous donnonsune somme fixe en une fois de 450 pe-sos selon la catégorie et nous ajoutons100 pesos à compte de futures augmen-tations et en janvier nous nous as-seyons pour discuter le salaire, nousouvrons des commissions paritaires etc'est vous qui allez discuter dans les pa-ritaires, en dehors du syndicat… »Bon, il y a eu toute une discussionentre camarades, parce que les cama-rades, nous étions habitués à com-battre pour le tout ou le rien : Tu tebats contre le licenciement, là tugagnes ou tu perds, il n'y a pas depoint moyen. Concernant les6 heures, c'était 6 heures ou 8 heures,il n'y avait pas de possibilité de 7,c'est-à-dire ou ils te signent un accordou bien tu le romps ou tu ne le rompspas, il n'y a pas beaucoup d'alterna-tives… Alors comme les camaradesétaient habitués à des luttes de ce ty-pe, jamais, jamais nous n'avons euune lutte salariale. Dans la lutte sala-riale, nous disions, nous expliquions :entre 53 et 0 il y a 53 numéros où l'onpeut s'arrêter, 44, 48, 40 c'est bon cen'est pas mal et même il est possibleque parfois un 30 ce soit bon àprendre… Il faut les évaluer entrenous tous et examiner dans quelle si-tuation se trouve la lutte. Nousavions une lutte nouvelle pour nousque nous ne connaissions pas. Alorsen décembre, quand nous arrivons àcet accord qui à mon avis et à celui dela majorité du comité des déléguésétait un bon accord, nous recevions

une partie de ce que nous deman-dions et une somme d'argent, et 20jours après nous nous asseyions pourdiscuter à nouveau. Parmi les cama-rades, il y a eu des secteurs qui di-saient que : « non, continuons mainte-nant avec le tout ou rien, nous allonsgagner, nous allons sûrement gagner,parce que nous gagnons toujours, alorscela veut dire que nous allons gagner. »Bon… On finit par signer l'accord pardécision majoritaire…

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P.B. Mais nous avons une crise, unecrise à la vérité que certains d'entrenous voyions venir depuis quelquetemps. C'était une crise de structure,d'organisation. Dans le métro, 21 dé-légués pour 2000 travailleurs et quifonctionnent presque comme unecommission de direction d'un syndi-cat, c'est un problème. Alors nous lan-çons une proposition, celle d'élire descamarades par secteur et avec un rou-lement, un camarade qui soit élu etrévoqué par les camarades quand ilsle désireront et qui conjointementavec le comité de délégués soientceux qui dirigent tout le processus denégociation économique, comme enjuin. Car nous allons avoir en juin unprocessus de renouvellement de laconvention collective et cela impliquequ'il y ait 60 camarades élus qui ontcommencé à se joindre au comité desdélégués. Et nous commençons à dis-cuter de comment avançaient les né-gociations, de ce que nous propo-sions, de ce que nous disions, de ceque nous ne disions pas, et cela tedonne une force gigantesque, parceque, à part les délégués, c'étaitpresque 100 personnes celles qui dé-cidaient, parce qu' on discutait ausein de toute l’Assemblée, on arrivaità un consensus non plus à 20 mais à

120, bon… Ça nous a donné une for-ce gigantesque.En janvier nous avons commencé lesnégociations, l'entreprise dit qu'elleva étudier notre proposition, ellecontinue à dire qu'elle va continuer àl'étudier, elle veut former une com-mission pour voir le niveau de notresalaire, pour voir comment il a évoluépendant toute cette période, chosequi était un piège parce qu'en réaliténotre salaire a augmenté par rapportà d'autres branches, et en réalité c'estun des salaires les plus hauts… Nousavons refusé et nous avons commen-cé à nouveau le plan de lutte.

U N P L A N D E L U T T E

B.P. Mais quand nous avons com-mencé à nouveau le plan de lutte, lapremière chose que l'on a voté ce fut :nous commençons le plan de lutte,mais en cas de conciliation, que fai-sons-nous ? Et il se vote partout de nepas accepter la conciliation obligatoi-re : on ne l'accepte pas et s'ils la décla-rent ou s'il y a le moindre licencie-ment, nous occupons le métro et nousrestons en bas. Et le ministère prendconnaissance de cela ; d'entrée il enprend connaissance comme tout lemonde. Bon, alors nous commençonsdes arrêts de travail de 2 heures, de3 heures… Et après samedi et di-manche, nous n'arrêtons pas, nousfaisons l’Assemblée. Nous avons dis-cuté, cela fut un jeudi, vendredi, et lesamedi et le lundi nous nous lançonsavec des arrêts de 4 et 5 heures. Jus-qu'à arriver à la grève de 24 heures.On avait voté après la grève pour untemps indéterminé que nous présen-tions à l'opinion publique comme unegrève de 24, 48, 72 heures… Alorsnous avons fait celle de 24 heures,après venait celle de 48 heures etavant que cette dernière ne devienneeffective, nous avons fini par gagner

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le conflit.Quel fut le thème le plus fort dans leconflit ? L'entreprise ne nous accuseplus d'être une vingtaine, une trentai-ne… Elle se lance dans une cam-pagne rageuse, très forte dans les me-dias en disant : « Ces gens gagnentbeaucoup d'argent, ceux qui gagnent lemoins reçoivent entre 1 200 à 1 400pesos (300 à 400 euros) et ils tra-vaillent 6 heures dans un pays où lesgens travaillent 14 heures et gagnent500 à 400 pesos. Qu'est-ce qu'ils veu-lent de plus ? Nous ne pouvons pas aug-menter plus ! Nous sommes compré-hensifs, nous les avons augmentés detant et eux, ils veulent plus ! »J Comment avez-vous renversé l'ar-gumentation de cette campagne depropagande dans l'opinion publique? L'argumentation de la directiondevait peser fort…B.P. Bon elle était très forte… Nous,d'entrée, nous avions eu une cam-pagne très forte vers l'usager en di-sant : « l'entreprise veut le conflit, parcequ'elle veut plus de subventions etl'augmentation des tarifs… » Voilà ceque nous disions aux usagers… « c'estpour cela qu'elle ne nous donne pasd'augmentation, parce qu' elle veut leconflit pour faire du chantage à l Étatet tirer plus d'argent, plus d'augmenta-tion des subventions et l'augmentationdes tarifs… ». Plus encore, l'entrepriseavait dit dans des actes au ministèrequ'elle voulait qu'assiste à la réunionla secrétaire du transport, c'est-à-direcelle qui attribue l'argent. Maisquand elle sort notre bulletin de sa-laire, la première chose que nousavons fait, c'est de rendre public leurbulletin de salaire dans une conféren-ce de presse. Nous avons sorti la listede 6 noms, les plus importants del'entreprise et combien ils gagnaient.J Combien gagnaient-ils ?B.P. Par exemple le porte-parole, ce-lui qui de façon permanente disait

que nous gagnions beaucoup d'ar-gent, gagnait 25 000 pesos par mois.Alors à la radio on croisait les infor-mations. Ils nous disaient : « Maisécoutez, vous gagnez 1 500 pesos etvous travaillez 6 heures, un guiche-tier !.. ». Et nous disions : « Mais vous,confortablement installés avec la cli-matisation, sans être exposé au bruitvous gagnez 25 000 pesos… Excusez-nous de parler ainsi… Il n'y a pas d'ar-gent !… Vous nous dites qu'il n'y a pasd'argent, or vous gagnez 5 fois ce quegagne le président de la République…Voilà ce que nous revendiquons… Levice-président de l'entreprise gagne45 000 pesos par mois et vous, vous ve-nez nous dire que nous sommes immo-raux, parce que nous gagnons 1 200pesos ou 1 500 pesos ! Quand en réalitéc'est 1 000 pesos que nous gagnons etque nous demandons 50 % d'augmen-tation ! Vous, vous êtes immoraux !.. »Alors nous avons fait une conférencede presse où nous avons donné tousles chiffres de l'entreprise, tous ceschiffres que nous avions utilisés pourfaire notre proposition salariale, nousles avons mis sur la table et nousavons dit : « Nous n'avons rien à ca-cher, ici se trouvent nos bulletins de sa-laire, nous les portons à la connaissan-ce de l'opinion publique… »Et nous avons mis au défi l'entreprisede mettre les bulletins des gérants surla table. De plus : « rendons la com-mission paritaire publique, parce quesi notre salaire est public, que leur sa-laire à eux soit public aussi, eux qui ga-gnent tellement et tellement !… voyonss'ils sont capables de montrer leurs bul-letins. L'entreprise a gagné tant pen-dant tout ce temps… Ouvrez les livresde compte !… Qu'ils disent ce qu'ils ontfait avec les subventions ! Qu'en ont-ilsfait ? Dans quoi ont-ils investi la sub-vention que leur donne l État, eux quine payent pas les constructions, ni l'ex-tension des voies de métro, parce que

les constructions sont payées par lamunicipalité, le matériel roulant, toutel'infrastructure sont payés par la muni-cipalité, par le gouvernement natio-nal… »Nous avons lancé cette dénonciationainsi clairement : « Rendons la com-mission paritaire publique et ouvrez leslivres de compte et que la société déter-mine… Parce que, ici, ce qui est en dis-cussion, quelque chose qui est en réalitéune discussion nationale, c'est si lestravailleurs ont le droit de gagner unsalaire correspondant au revenu fami-lial de base qui est aujourd'hui de1 800 pesos ! »J Ce chiffre est reconnu par le gou-vernement ?B.P. Oui, par le gouvernement, parceque le gouvernement a établi qu'unrevenu familial d'indigence est de700 pesos. Par exemple le gouverne-ment déclare : « Nous voulons arriverà un salaire minimum au-dessus du re-venu d'indigence qui est de 700 pesos,ce revenu familial d'indigence pour 4personnes, inclut par mois 200grammes de fromage. »J 200 grammes de fromage !B.P. Bien sûr, c'est un revenu familialjuste pour que tu ne meures pas…Alors, le revenu familial minimum,qui est un revenu très ancien et qu'ilfaut actualiser, parce que, aujour-d'hui, un revenu familial de base quine comprend pas internet ou le télé-phone portable, alors qu'il y a plus detéléphones portables que de lignes detéléphoniques ! C'est déjà un revenuqui est dépassé… Ce revenu familialminimum, l'ancien, devrait être de1 800 pesos…Alors la discussion que nous mettonsen avant c'est que nous leur disons :« Ce que vous mettez en question, cen'est plus une attaque contre nous, c'estune attaque contre tous les tra-vailleurs. Ce que vous êtes en train dedire, c'est que les travailleurs n'ont pas

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le droit de gagner un salaire en accordavec le revenu familial minimum, par-ce que pour nous, avec les 53 % d'aug-mentation, le guichetier n'arrive mêmepas à atteindre la valeur du revenu fa-milial minimum. Il n'y arrive mêmepas, alors c'est cela qui est en discus-sion, c'est pour cela que notre lutten'est plus seulement une lutte en faveurdes travailleurs du métro, mais c'est lalutte de l'ensemble des travailleurs quiont droit à une vie digne ». C'est pourcela que nous nous sommes lancés àdire : « Nous voulons que nos enfantsaient droit à la culture, au loisir, l'ac-cès au temps libre, que les travailleurs,nous ayons ces mêmes droits, que celane reste pas seulement aux mains deschefs d'entreprise… »

C O N T R E L ' I D É O L O G I E

« N É O L I B É R A L E » D E S

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J Vous vous êtes présentés commeouvrant la voie pour l'ensemble destravailleurs, que votre lutte et votre

victoire seraient une victoire aucompte de tous ceux qui n'ont pas lerevenu familial minimum.B.P. Dans un sens oui, nous avons re-pris une phrase très intéressante queles travailleurs des téléphones ont di-te en plein milieu de leur conflit qui aété un conflit très important, phrasequi disait : « Si ces entreprises gagnentdes masses de millions et ne donnentpas d'augmentation de salaire, que res-te-t-il pour les petites entreprises ? » etnous, nous avons repris cela et nousl'avons porté à son point maximum,avec des chiffres, des numéros, avecdes données… en démontrant claire-ment qu'un travailleur, le minimumdont il a besoin c'est de 1 500, 1 800pesos pour vivre… Alors nous avonsposé cela sous un angle différent,dans la logique opposée à celle desannées 90… Ici, dans la décennie 90,le néolibéralisme a dit : Sois heureuxsi tu as du travail ! Heureux si tu peuxtravailler… Et plus tu travailles,mieux c'est ! Alors la culture yuppie :je travaille toute la journée, cette cul-ture « tu vas devenir gérant » et tu

gagnes 200 pesos ! Bon, cette culturenous l'avons renversée ? Nous sortonsde la lutte avec un autre discours, endisant autre chose : notre vie, vivre,on ne vit pas pour travailler. On tra-vaille pour vivre. La vie, c'est jouir deta famille, c'est profiter du tempslibre, la vie c'est la culture, voir unfilm au cinéma, pouvoir lire un livre,c'est ça la vie, et non pas s'abrutir entravaillant !C'est cela que nous avons dit dans laconférence de presse, avec ces mots.C'est comme cela que ça s'est passédans la conférence… Nous l'avons ditde la même façon, et nous l'avonsprésenté à l'opinion publique, nousavons dit : « Voilà notre lutte ! Nousvoulons que nos enfants aient accès àtout cela et pas seulement les enfantsdes chefs d'entreprise », et pour nousc'est difficile à évaluer parce qu'on està l'intérieur de la lutte, mais ce quedisent tous les camarades qui sont àl'extérieur, y compris les camaradesqui faisaient la grève, c'est que la ba-taille politique, nous l'avons gagnéede très loin.[…]

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Au moment de l'insurrection desouvriers et du petit peuple deParis de 1871, Marx s'exclamait

« Vive les prolétaires qui montent à l'as-saut du ciel ! ». En Bolivie, nous assis-tons au combat de nouveaux mont-martrois de ce début de XXIe siècle, vi-vant comme l'a dit un poète bolivien à« 4 000 mètres au-dessus du niveau dela faim [1] », qui paraissent s'apprêterà montrer que le ciel est toujours àprendre.Lors des journées insurrectionnellesde La Paz de février 2003 ayant menéà la chute du président Sánchez deLozada, le mouvement populaire boli-vien avait déjà fait montre de sa capa-cité de mobilisation et de sa détermi-nation à la résistance. Avec les événe-

ments de fin mai, début juin 2005,l'avant-garde ouvrière, paysanne, po-pulaire et indigène a fait un saut qua-litatif. Ce n'est plus simplement lalongue tradition révolutionnaire boli-vienne qui revient au centre de la scè-ne politique latino-américaine. Lesembryons auto-organisationnels qu'amis sur pied l'avant-garde ont créél'amorce d'une situation qui confirmeque la lutte pour la transformation ré-volutionnaire de la société est plusque jamais liée à la question de la pri-se du pouvoir politique par le proléta-riat et les classes subalternes, de façonà assurer le contrôle démocratique duterritoire et de l'appareil économique.En dépit de ses spécificités, la Bolivieredevient un laboratoire politique à

L'article qui suit a été écrit par un militant du noyau en Europede la Fraction Trotskyste pour la Quatrième Internationale, cou-rant né à la fin des années 1980 à la suite d'une scission du cou-rant moréniste en Amérique latine. Au départ, l'article avaitpour but de présenter au public militant francophone quelques-unes des leçons que l'on pouvait tirer de l'insurrection d'oc-tobre 2003. Il faisait suite à la présentation faite par Javo Ferrei-ra, membre de la Ligue Ouvrière Révolutionnaire (LOR-CI) boli-vienne lors du débat organisé à Carré Rouge en mars 2005.Mais la lutte des classes s'est radicalisée soudainement de nou-veau en Bolivie fin mai et début juin 2005. L'article a donc étécomplètement remanié à la lumière des derniers événements. Ila été terminé le 12 juin alors que le président de la Cour suprê-me, Eduardo Rodríguez, venait tout juste de succéder commeprésident de la République au président Carlos Mesa.

Ciro Tappeste

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Bol iv ie : guerre pour lecontrôle des ressourcesnaturelles et radicalisation dela lutte de classes

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l'échelle du continent. Cet article ten-te donc, en essayant de ne pas tomberdans les travers du schématisme, deformuler les premières leçons desjournées révolutionnaires qu'a traver-sées la Bolivie. L'accent est mis sur lesparticularités de la crise de l'État et del'hégémonie bourgeoise, ainsi que surle lent processus de recomposition dela subjectivité ouvrière. Nous assis-tons en effet à un retour sur le devantde la scène politique du salariat boli-vien et à une intervention embryon-naire indépendante et autonome duprolétariat.

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« M O N D I A L I S A T I O N »

Le cycle politique et économique ou-vert à la suite de la défaite des mineursen 1985 et de la fermeture de la plusgrande partie des mines a profondé-ment transformé le panorama boli-vien. Pendant une quinzaine d'années,la bourgeoisie bolivienne a su stabili-ser durablement la situation sociopoli-tique nationale au prix d'une externa-lisation de l'économie. Dans le cadredu nouveau modèle d'accumulationcapitaliste défini par le « Consensus deWashington » et d’une recolonisation àmarche forcée, la bourgeoisie localeest redevenue un agent pur et simplede l'exploitation impérialiste, remode-lant totalement l'économie du payspar le biais de privatisations et de re-structurations. Cette métamorphosen'a pas impliqué seulement une ruptu-re totale et définitive avec le modèleintroduit en 1952 à la suite de la Révo-lution d'avril, mais également une re-configuration complète des classes so-

ciales boliviennes [2]. Si la classe ou-vrière traditionnelle en tant que telle(avec le mineur comme figure para-digmatique) « disparaît » du champpolitique, le cycle néolibéral donnelieu à un mouvement de prolétarisa-tion accentuée de la société [3]. Unnouveau salariat voit le jour, plus jeu-ne, flexibilisé, précarisé, féminisé, peusyndicalisé, sans expérience politiqueautre que celle des défaites passées etde la « transition démocratique [4] ».L'entrecroisement d'un processus detransformation des formes d'occupa-tion du sol (la « recampecinización »)et d'exode rural donne naissance à uneclasse opprimée multiforme largementprolétaire tant par ses conditions devie que par sa position au sein du pro-cessus de production et sa soumissionformelle au capital.Ce processus de remodelage écono-mique et social mené sous l'égide du« Consensus de Washington » et souscouvert des « transitions démocra-tiques » a été le lot de la plupart despays périphériques, notamment enAmérique latine. À partir des années1990, depuis les mouvements paysansmexicains (dont le néo-zapatisme estla forme la plus connue) en passantpar le mouvement des sans-terre brési-liens ou encore les mouvements pique-teros provinciaux argentins, les nou-velles formes de résistance latino-amé-ricaines au néolibéralisme ont étémarquées par leur caractère périphé-rique (tant sur le plan géographiqueque productif), rural et au contenu declasse peu défini au départ. Cela vientà changer alors que le continent s'en-fonce dans une crise économique sansprécédent qui s'accentue à partir de1998. Les mouvements de contesta-tion deviennent alors davantage ur-bains et populaires, certains secteursouvriers commençant à y intervenir,sans profil propre cependant. On son-gera en ce sens aux journées insurrec-

tionnelles en Équateur de janvier 2000ou aux journées révolutionnaires ar-gentines de décembre 2001.

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La Bolivie s'inscrit pleinement danscette dynamique, combinant les deuxtendances comme le montre la semi-insurrection de Cochabamba, troisiè-me ville du pays, en avril 2000. Struc-turée autour de la Coordinadora pourl'Eau et la Vie, organisation aux carac-téristiques conseillistes bien que diri-gée bureaucratiquement par la Cen-trale Ouvrière Départementale d'Oli-vera et les directions paysannes, la vio-lente lutte cochabambine forge unpacte entre classes subalternes ur-baines et petits paysans unis dans uncombat contre la multinationale états-unienne Bechtel en charge du réseaude distribution d'eau potable. À la sui-te de la semi-insurrection, la compa-gnie est expulsée. Par cette victoire, lerapport de force entre les classes etvis-à-vis de l'impérialisme tend timide-ment à s'inverser [5].Entre 2000 et 2003, les zones rurales(les hauts plateaux, les vallées inter-andines et les basses terres orientales)sont le théâtre d'une guerre civile lar-vée où les revendications agraires, ter-ritoriales et indigénistes se mêlent àun contenu anti-impérialiste latent.Ces mouvements tendent à affronterle régime agraire latifondiaire renfor-cé par la contre-réforme agraire de lapremière présidence de Sánchez deLozada (loi INRA), les opérations desmultinationales pétrolières et du bois,ainsi que les programmes d'éradica-tion des cultures de coca préconisés

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par Washington. Les guerres contre laprivatisation et le vol du gaz par lesmultinationales étrangères vont à leurtour donner au mouvement populaire,mais cette fois-ci à échelle nationale,l'occasion de transformer une revendi-cation politique élémentaire (la souve-raineté nationale sur les ressources na-turelles) en un combat anti-impérialis-te et par conséquent anti-gouverne-mental. Ce climat de conflictualité ru-rale va participer d'une lente modifica-tion du panorama politique boliviendont l'expression la plus évidente serale score électoral réalisé par le leaderdes paysans producteurs de coca, EvoMorales, à la tête du MAS, aux prési-dentielles de 2002.

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La pression des institutions financièresinternationales n'a pas cessé cepen-dant pour autant, imposant l'applica-tion de réformes visant notamment àla limitation du déficit public nécessai-re à la poursuite des programmes fi-nanciers internationaux. Cela conduitnotamment Sánchez de Lozada à pu-blier un décret fiscal en février 2003connu sous le nom « d'impuestazo » quiouvre une crise sociale aiguë, mar-quant le début de la fin de son gouver-nement. Cette hausse autoritaire del'impôt met aux prises la police muti-née et l'armée dans le centre deLa Paz. C'est alors que le mouvementpopulaire s'engouffre dans les brèchesinstitutionnelles ouvertes, brûlant lessièges des partis politiques tradition-nels et les symboles du régime.Après une décennie et demie de « dé-mocratie pactée » qui avait garanti une

période de stabilité sociale et politiqueinédite pour la Bolivie, permettantl'externalisation de l'économie sur labase cependant d'un certain consensuspopulaire (en témoignent les victoiresélectorales de Sánchez de Lozada en1993 et de Bánzer en 1997), les jour-nées de février 2003 mettent en lumiè-re une tendance à la crise organiquedes formes de la domination politiquebourgeoise ainsi qu'à la décompositionde l'État.Cette crise commence à s'exprimer àtravers la différenciation croissante etgénérique des deux Bolivie, le pays de« los de arriba » (ceux d'en haut) et de« los de abajo » (ceux d'en bas). Elle selit également à travers le degré de dis-solution croissant de l'ancienne unitébourgeoise, s'exprimant territoriale-ment à travers les frictions entre lesbourgeoisies de la région occidentale(le centre économique et politique tra-ditionnel du pays) et de la régionorientale, notamment Santa Cruz etTarija. Il est pour cela nécessaire de re-venir sur les spécificités de l'Orient bo-livien. Les basses terres de l'Ouest boli-vien ont connu une croissance fondéesur une économie agro-exportatricecontrôlée par une bourgeoisie latifun-diaire dont le pouvoir s'est accru à par-tir de la moitié des années 1970, sousla dictature de Bánzer, à l'époque dudébut de la crise terminale du modèleéconomique hérité de 1952. De sur-croît, les réserves en hydrocarbure querecèlent le Sud et l'Ouest du pays (lessecondes du continent latino-améri-cain) ont commencé à faire rêver lesbourgeoisies locales. Elles aspirent àrenforcer leur pouvoir en servant d'in-termédiaires au sein d'un nouveaucycle de croissance économique simi-laire à ceux fondé sur le guano aucours du dernier tiers du XIXe puis del'étain jusqu'en 1952 qui assurèrent laprospérité d'une bourgeoisie compra-dor, intermédiaire entre les grands

trusts impérialistes et le marché mon-dial. À partir surtout de la fin des an-nées 1990, la bourgeoisie de SantaCruz va donc se faire plus que jamaisla porte-parole de revendications cen-trifuges et autonomistes, aspirant àcontrôler les richesses hydrocarburessans plus d'interférence de La Paz.Comme le disait déjà Mariátegui dansles années 1920 à propos des velléitésautonomistes de la bourgeoisie cuz-quègne, « le fédéralisme […] est une re-vendication des latifondiaires réaction-naires [gamonalismo] et de leurs clien-tèles [6] ».C'est précisément la question des hy-drocarbures qui va jouer à deux re-prises, en septembre-octobre 2003,puis maintenant en mai 2005, un rôlede détonateur de très grandes mobili-sations et de très grands combats quise solderont par la chute insurrection-nelle de deux présidents et l'ouverturede crises révolutionnaires, la secondeétant, pour des raisons que j'explique-rai, plus aiguë que la première.

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En septembre 2003, la décision d'unconsortium d'exporter le gaz bolivienvers la côte pacifique des États-Unis ense servant d'un port chilien a déclen-ché un mouvement de protestationd'autant plus fort qu'elle coïncidaitavec la répression du mouvement pay-san de l'Altiplano Nord. Les liens so-ciaux, économiques et culturels serrésunissant la campagne aymara deshauts plateaux et la grande banlieueouvrière et populaire de La Paz de ElAlto ont alors provoqué une extensionrapide de la révolte qui va convertir El

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Alto en l'épicentre de la contestation[7].Le caractère spontané de la réponsepopulaire à la répression que lanceSanchez de Losada ne fait alorsqu'exacerber la détermination des ma-nifestants qui vont laisser plus de 60des leurs, tués au cours des affronte-ments. Rapidement, l'appel à la grèvegénéral de la COB va donner une di-mension nationale au mouvement quiva connaître un saut qualitatif au mo-ment où les mineurs du puits de Hua-nuni vont commencer à y participer,montant armés de dynamite surLa Paz. Alors que des premiers signesde dissensions se font sentir au sein del'État-major dans la mesure où la ré-pression ne fait que renforcer la vio-lence populaire et que les mineurscommencent à agir en tant que gardeouvrière de l'insurrection, Sanchez deLosada, malgré le soutien de l'Ambas-sade états-unienne, est poussé vers lasortie. Son vice-président, Carlos Me-sa, qui avait pris ses distances avec sonancien patron lors du pic répressif, ar-rive au pouvoir avec la promesse derépondre à « l'agenda d'octobre ». Labourgeoisie bolivienne lui confie latâche de tenter de canaliser les reven-dications révolutionnaires à l'originedu soulèvement, à savoir la questionde la propriété des hydrocarbures etune réforme du régime politique quipasserait par la convocation d'une As-semblée Constituante.Les premières leçons que l'on peut ti-rer des journées d'octobre ouvrant unesituation révolutionnaire sont la chuted'un président démocratiquement éluqui s'ajoute à celle de Mahuad enÉquateur et de De la Rúa en Argenti-ne. Une seconde chute d'un présidenten Équateur et maintenant en Boloviecommence à en faire un trait constitu-tif de la lutte de classes en Amériquelatine, un symptôme de la crise struc-turelle des formes de domination poli-

tiques de la bourgeoisie en plein cœurdu « back yard » états-unien [8]. À l’ins-tar de cette nouvelle tendance socialelatino-américaine, il faut égalementsouligner le caractère urbain et popu-laire du mouvement, ainsi que le dé-but d'une intervention différenciée etindépendante de l'avant-garde ouvriè-re qui va de concert avec une lente re-composition de la subjectivité ouvrièredont témoigne notamment le rôle jouépar les détachements mineurs de Hua-nuni.Il est inexact de dire, comme le fait hâ-tivement et de manière impressionnis-te Adolfo Gilly, que « l'insurrection bo-livienne, violente et victorieuse [?] est lapremière révolution du XXIe siècle [9] ».Ce qui est certain en revanche c'estque les journées d'octobre ouvrent unepériode révolutionnaire au développe-ment non linéaire. On peut estimer,sans prévoir précisément les rythmesde son évolution, que la situation ac-tuelle peut connaître une évolutioncomparable à celle suivie par la luttede classes bolivienne après la défaitedu Chaco, qui a abouti, après un pro-cessus en dents de scie, à la Révolutiond'avril 1952.

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Après une « lune de miel » entre lemouvement populaire ayant renverséSanchez de Losada et son successeurCarlos Mesa, garantie par la trêve so-ciale orchestrée en partie grâce auMAS et aux directions syndicales ou-vrières et paysannes [10], la conflictua-lité sociale a repris rapidement le des-sus et le nouveau président a été prisentre deux feux. Il a tenté de concilier« l'agenda d'octobre », c'est-à-dire lastratégie de réponse apparemment dé-mocratique censée canaliser les reven-

dications populaires, et les exigencesrégionalistes croissantes de la bour-geoisie ultra-réactionnaire de SantaCruz. En dépit du succès ponctuel qu'areprésenté pour Mesa le référendumde juillet 2004 sur les hydrocarbures,le problème de fond n’a pas reçu de so-lution. Cela conduit à la situation decrise de gouvernabilité qui a débuté enmars 2005. Mesa a semblé s'en tirerhabilement en faisant du chantage à ladémission et en se posant en garant del'unité du pays face à la menace departition territoriale. Les événementsde mars ont reflété en réalité l'absencede consensus au sein du bloc bour-geois et de sa béquille de gauche duMAS, et ont jeté les bases de l'insurrec-tion de juin.La Fédération des Comités de Quar-tiers (Fejuve) de El Alto [11] qui avaitdéjà été en octobre 2003 un des piliersdu soulèvement et venait de menerpeu auparavant un dur combat pourl'expulsion de Aguas de Illimani (AI-SA), filiale de Suez, s'est jointe dès le23 mai au mouvement déclenché parle MAS comme une stratégie de pres-sion orchestrée en vue de faire adopterson projet de loi sur les hydrocarbures.Rapidement cependant les revendica-tions de la base se sont radicalisées,basculant notamment en faveur de lanationalisation pure et simple du sec-teur gazier et exigeant la démission deMesa qui dix-huit mois auparavantavait été acclamé par le petit peuplede la banlieue de La Paz.Le mouvement de protestation s'estalors étendu progressivement tandisque le Parlement s'est plongé dans uneprofonde paralysie due aux exigencesdes représentants de Santa Cruz et dubloc parlementaire MAS-MIP [12]. Le2 juin, Parlement reporte sa prochainesession au 7 juin, mais le même jourMesa tente de passer en force par dé-cret. Le vide politique formel est pa-tent. La Paz et les principales villes du

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pays sont assiégées. Les prix flambentet la tension sociale est partout pal-pable. À El Alto, des brigades syndi-cales veillent à ce que tous les com-merçants participent à la grève. Dansle transport, les jaunes sont fouettéspar leurs collègues chauffeurs gré-vistes. Lors des manifestations quoti-diennes sur La Paz, on s'en prend auxmembres de la petite-bourgeoisie sor-tant des bureaux en costume et on exi-ge qu'ils ôtent la cravate. Les manifes-tants affluent de tout le pays vers lacapitale et La Paz est bientôt prise parles manifestants le 6 juin. La plusgrande manifestation du pays depuis1985 se conclut par une assemblée ou-verte gigantesque (un Cabildo), PlaceSan Francisco avant que ne commen-cent les affrontements autour de laPlace Murillo, les dirigeants bureau-cratiques de gauche s'étant contentéd'appeler à la constitution d'une As-semblée Populaire sans qu'aucune mo-tion ne soit réellement adoptée.Le président Carlos Mesa, refuse deproclamer l'état de siège. Il mise surune transition constitutionnelle. Celle-ci a dû être menée dans l'urgence à lasuite des démissions en chaîne desdeux présidents des organes législatifs(Assemblée et Sénat), notamment deVaca Díez. La transition a conduit à laprésidence intérimaire le président dela Cour Suprême Eduardo Rodrigez,chargé d'organiser des élections antici-pées. Mesa a démissionné le soir du6 juin, mais les journées successives

ont eu un caractère insurrectionnel,travailleur et paysan réagissant à laprovocation montée par Vaca Díez quin'entend pas suivre la voie prescritepar Mesa.Les affrontements se multiplient entreréaction et manifestants alors que l'ar-mée reste en retrait, prête à interveniret garantissant la sécurité des lieux po-litiques stratégiques. Le pays s'enfoncedans une grève générale dans les faits,paralysé par une myriade de barri-cades et de points de blocage. En pro-vince, les paysans commencent à oc-cuper les puits de pétrole, les stationsde pompage et coupant les pipelines.Parallèlement, à El Alto, la question dela centralisation du contre-pouvoir dif-fus sur l'ensemble du territoire com-mence à être discutée au point de me-ner à la constitution du commande-ment politique des organisations à lagauche du MAS et à l'appel à la consti-tution d'une Assemblée Populaire Na-tionale et Originaire (APNO) entre le 6et le 8 juin [13].Dans une ultime tentative de tenir têteau mouvement populaire, le Congrèsse réunit à Sucre dans le but d'institu-tionnaliser l'arrivée au pouvoir de Va-ca Díez, président du Sénat et repré-sentant des grands propriétaires ter-riens de Santa Cruz. La bourgeoisie nese sent pas prête cependant à aller à laguerre civile en dépit des exigences dela bourgeoisie latifondiaire des pro-vinces amazoniennes. La successionde démissions entraîne l'arrivée au

pouvoir du substitut le plus « neutre »,le juge Eduardo Rodríguez, qui est for-cé de se borner à promettre l'organisa-tion de nouvelles élections. Cela per-met de détendre la situation sans pourautant démobiliser l'avant-garde de ElAlto.

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Comme en octobre 2003, la Bolivie ade nouveau traversé ce que Gramscinomme les « moments du rapport deforce politique », de manière plus dra-matique encore [14]. « Le moment de lascission » tout d'abord, avec la divisionsociale et territoriale du pays entredeux camps se dessinant progressive-ment, celui de la révolution et de la ré-action, le MAS et l'Église réussissantencore à agir dans un rôle de média-teurs afin de garantir la continuité ins-titutionnelle et désamorcer au moinstemporairement la crise. « Le momentde la politique », avec la tendance àl'unification populaire, c'est-à-dire ou-vrière, paysanne et indigène forçantles directions situées à la gauche duMAS à gauchir leur discours à partirdu 6 juin, et à appeler à la constitutionde l'Assemblée Populaire, à partir deEl Alto. « Le moment militaire », mêmesi le niveau de violence des journéesde juin n'a pas atteint les pics d'oc-

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• 24 mai : 8 des 10 quartiers de El Alto sont complètement paralysés• 31 mai : Plus de 30 points e barrage, notamment sur l’Altiplano. La Paz est encerclée, les descentes de manifestations sont quoti-diennes• 2 juin : 8 des 9 départements boliviens sont concernés par des barrages.• 6 juin : 78 barrages dans tout le pays selon la police. Début des occupations des installations pétrolières en province (8)7 juin : 108 barrages. Démission de Mesa8 juin : 120 barrages. Première réunion en vue de former l’APNO à El Alto

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tobre, la répression préventive fin maiet le 7 juin ainsi que la réponse popu-laire a permis d'entrevoir commentaurait pu évoluer la situation dans unclimat de pré-guerre civile alors que labourgeoisie de Santa Cruz et la Pha-lange Socialiste Bolivienne appelaientà la constitution de colonnes de Che-mises Blanches afin d'enfoncer les bar-rages paysans.Par rapport à octobre, les événementsdes dernières semaines ont marqué unsaut qualitatif dans l'état des rapportspolitiques entre les classes, comme enterme de subjectivité politique desclasses subalternes et de certains sec-teurs ouvriers et salariés en particu-lier. Force est de souligner deux élé-ments décisifs, liés l'un à l'autre. Mesaest arrivé au pouvoir en octobre 2003avec la recomposition de l'État bour-geois programme politique à l'aided'un plan de « réponse démocratique »avec l'appui précieux du MAS. Parcontre son successeur n'est qu'un pré-sident de transition qui hérite d'un sys-tème politique à l'agonie. D'autre part,l'intensité des trois semaines de luttede classe, qui n'a pas mené à un af-frontement direct avec les forces de ré-pression, a permis une intense politi-sation de larges secteurs des exploités.Ceux-ci n'ont pas simplement com-mencé, comme en octobre 2003, àconstruire sans le savoir un pouvoirduel dispersé et atomisé sur les cen-taines de barricades et points de blo-cages à travers le pays. Ils ont égale-ment pris conscience de la nécessité decristalliser ce contre-pouvoir duelnaissant en des institutions propres, ceque montrent les discussions sur l'AP-NO, même si le dénouement hâtif dela succession constitutionnelle n'a paspermis à l'APNO de voir le jour et des'enraciner.À la différence des journées d'octobre2003, qui ont été marquées par unegrande spontanéité que les dirigeants

du MAS, notamment, ont mis dutemps à canaliser, les événements demai et juin 2005 ont été dirigés dès ledébut par les directions du mouve-ment populaire, les instances direc-tionnelles intermédiaires se radicali-sant politiquement avec le processusrendant nécessaire une réorientationpermanente des appareils bureaucra-tiques afin de ne pas perdre pied. LeMAS est ainsi passé de la revendica-tion d'une augmentation fixe des im-pôts sur les transnationales pétrolièresde 50 % à demander leur nationalisa-tion. Le dirigeant local du MAS, AbelMamani, a oscillé sur cette ligne poli-tique alors que depuis longtemps lesdirigeants de base de El Alto exi-geaient l'expulsion pure et simple desmultinationales, la fermeture duCongrès et la démission de Mesa.En juin aussi, la radicalisation poli-tique a été d'autant plus forte que lesmanifestations ont été beaucoup plusmassives et sont ostensiblement pas-sées de la traditionnelle Place SanFrancisco à la Place Murillo, symboledu pouvoir politique du pays, ceintu-rée par la troupe. En ce sens égale-ment, alors que les parlementaires onttenté d'investir Vaca Díez en déplaçantle Congrès à Sucre, c'est la mobilisa-tion des mineurs des coopérativesd'Oruro, la grève des travailleurs del'aéroport et la paralysie de la ville oc-cupée par les manifestants qui a empê-ché la bourgeoisie d'avoir recours auprésident du Congrès et de se repliersur la désignation de Eduardo Rodrí-guez.Le niveau de violence n'a pas atteintcelui d'octobre, l'armée ayant tiré desleçons de la fuite en avant répressivede Sanchez de Losada et craignant enpartie qu'une réaction militaire n'envienne à recréer en miniature lecontexte révolutionnaire d'avril 1952au cours duquel les forces armées fu-rent démantelées par les milices ou-

vrières. Un début d'armement populai-re a été néanmoins visible, ce dont té-moignent, exemple parmi d'autres, lacolonne de 3000 paysans d'Omasuyosarmée de barres de fer, outils, fouetset frondes traditionnelles descenduesur La Paz le 6 juin, ou les 1200 car-touches de dynamite saisies par l'ar-mée le même jour, après la tenue dugigantesque Cabildo ouvert et le débutdes affrontements dans les environsde la Place Murillo.En termes subjectifs, la situation a ain-si été infiniment supérieure à octobre.L'intervention ouvrière et salariée aété bien plus importante par le biais dela mobilisation non seulement del'avant-garde des mineurs mais égale-ment des travailleurs du secteur de lasanté (qui venaient peu de tempsavant d'empêcher la nomination d'uneministre par une grève prolongée) ain-si que des instituteurs urbains et ru-raux (en lutte depuis des semaines)ainsi que des lycéens de El Alto et desétudiants de l'Université Populaire dela même ville.De manière très symptomatique, la ré-union du 8 juin visant à la constitutionde l'APNO a vu la participation du syn-dicat des travailleurs du pétrole deSenkhata, principal centre d'approvi-sionnement et de stockage de la capi-tale, en grève et occupant les installa-tions depuis le début des événements.Les ouvriers ont proposé la constitu-tion de commissions d'approvisionne-ment dirigées par un représentant deFédération des Comités de Quartiers(la Fejuve) et un autre du syndicat,afin de répondre à la crise du combus-tible et d'imposer le contrôle ouvrier etpopulaire de la distribution. Cette ac-tion est symptomatique des change-ments subjectifs en cours, tout commel'est l'occupation des puits et des pipe-lines par les paysans en province (oc-cupation de la station de pompage deSayari et fermeture du pipeline de Sica

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Sica, etc.), parfois avec l'appui des tra-vailleurs pétroliers salariés des entre-prises impérialistes. Elle tend à mon-trer comment contre-pouvoir politiqueet économique vont de concert dansune tentative de sortir le pays de la cri-se. Elle exprime une avancée em-bryonnaire du salariat et les classe po-pulaires dans cette voie.L'immense ville de banlieue d'El Altos'est de nouveau transformée en épi-centre et référent d'un mouvement quis'est étendu à l'ensemble du pays. Cet-te fois-ci El Alto s'est réellement trans-formé en « quartier général de l'insur-rection ». Pour la première fois, la dis-cussion de la centralisation du contre-pouvoir populaire, ouvrier et paysandisséminé sur les points de contrôle etles barrages a dépassé le cadre étroitde l'avant-garde et a été discuté par lesmasses mobilisées. La gauche des di-rections bureaucratiques, sous la pres-sion des directions intermédiaires, adû prendre l'engagement d'organiserun commandement politique en vuede la constitution de l'Assemblée Po-pulaire, Nationale et Originaire (AP-NO) qui n'a pas pu cependant prendrecorps réellement pour l'instant, maisqui reste inscrit à l'ordre du jour.U N E I M P A S S E Q U I

N E P E U T P A S D U R E R

T R E S L O N G T E M P S …

Cette impasse ne peut pas durer trèslongtemps, la situation appelle l'aidepolitique des militants révolution-naires partoutComme le notait déjà le sociologue etmathématicien Alvaro García Lineraaprès octobre 2003, de manière à jus-tifier à l'époque son appui au gouver-nement de Carlos Mesa, les deux Boli-vie se retrouvent en situation de « mat-ch nul [empate] catastrophique » [15].C'est à nouveau le cas après les jour-nées de juin 2005, aucun des camps

n'ayant asséné à l'autre de coup déci-sif. La différence réside cependant ence que la situation politique actuelleest beaucoup plus fluide et peut abou-tir à la réouverture d'une crise révolu-tionnaire à court terme, sans que l'onne puisse non plus exclure une tentati-ve d'issue bonapartiste orchestrée parla bourgeoisie de Santa Cruz, avecl'appui des forces armées et de l'impé-rialisme, sous le regard impuissant etindirectement complice du centre etdu MAS. Comme l'a souligné VacaDíez avant de reculer d'un pas, « la ra-dicalité de l'extrême-gauche conduit àdes régimes totalitaires ». On ne peutpas non plus exclure une issue de na-ture front-populiste s'appuyant sur leparti de Eva Morales, même si la réac-tion de Santa Cruz semble actuelle-ment l'exclure catégoriquement.Telle est l'impasse politique à laquellesont confrontés la bourgeoisie boli-vienne et l'impérialisme. Elle a étéanalysée avec inquiétude le lendemainde la démission de Mesa par l'éditoria-liste de El País, porte-voix social-dé-mocrate des intérêts du groupe pétro-lier espagnol Repsol en Amérique lati-ne : « alors que les pauvres attendent del'Assemblée Constituante [une des re-vendications du mouvement] un mo-dèle social et économique qui fasse justi-ce à leur oppression historique, lesgrands propriétaires de Santa Cruz at-tendent leur [référendum sur l'autono-mie] afin de contrôler avec le moinsd'interférence possible de La Paz les res-sources du sous-sol. Des aspirations aus-si diamétralement opposées exigent laforce d'un État aujourd'hui inexistant etune dose exceptionnelle de modérationcollective, laquelle brille par son absenceen Bolivie » [16].Même si le « gouvernement tampon »formé à la hâte par Eduardo Rodrí-guez a réussi à détendre la situation,l'avant-garde bolivienne sort renforcée

de ce nouveau bras de fer, tant sur leplan organisationnel que subjective-ment [17]. Elle a commencé à faireréellement son expérience, non seule-ment par rapport à la direction duMAS (qui a habilement su chevaucher,il faut le reconnaître, le mouvementtout en négociant en sous-main) maiségalement avec les autres directionsbureaucratiques du mouvement popu-laire (COB, COR, Fejuve, etc.). Cesdernières ont gagné un certain presti-ge mais leur « radicalité tactique etmyopie stratégique » et leur intégra-tion partielle aux superstructures poli-tiques (c'est le cas notamment de laCOB qui ne représente plus quel'ombre de ce qu'elle était jusqu'au dé-but des années 1980), jouent en fa-veur de l'avant-garde. Mais il faudraitqu'une direction révolutionnaire réus-sisse à tirer l'ensemble des leçons d'oc-tobre 2003 et de juin 2005, forgeantnon plus « l'instrument politique destravailleurs » préconisé par le dirigeantde la COB Jaime Solares [18], maisbien un « instrument politique révolu-tionnaire des travailleurs ». Aux côtésdu mouvement de la jeunesse cobistequi gagne en puissance, celui-ci seraitle meilleur outil qui permette de lutterpour recréer l'Assemblée Populaire etinstaurer un gouvernement ouvrier,paysan, indigène et populaire [19]. Afinde pouvoir contribuer avec ses mo-destes forces et avec d'autres, à laconstruction du parti révolutionnairequi soit à la hauteur de l'héroïsme desmasses boliviennes, la Ligue OuvrièreRévolutionnaire-Quatrième Interna-tionaliste de Bolivie a besoin de tout lesoutien des militants politiques révo-lutionnaires français et européens.Même s'il semble qu'à court terme levent soit légèrement retombé, commel'écrivait déjà Juan Capriles en 1936dans un de ses poèmes les plus connusau titre symptomatique « ¿… ? »,grand ouvert sur les multiples futurs,

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« le malaise avance comme une froiderafale d'un vent de tempête » [20].

Notes

1- « Mais ma patrie/gémissait à quatre millemètres au-dessus du niveau de la faim »,« Pido la palabra », poème de EliodoroAylón Terán, écrit en 1930.2- Sur la révolution d'avril 1952, voir notam-ment SCALI Pierre (pseudonyme de PierreBROUE), La Révolution bolivienne (1952-1954), SPDL (supplément à La Vérité), Paris,1954, « L'introduction » de CHESNAIS Fran-çois et Catherine, in LORA Guillermo, Boli-vie, de la naissance du POR à l'AssembléePopulaire, EDI, Paris, 1972, ainsi que le nu-méro consacré au sujet par RevolutionaryHistory vol.4, n°3, « Bolivia. The revolutionderailed ? The crisis of 1952 and the trots-kyist movement », Londres, 1992.3- Voir notamment sur ce strict aspect ob-jectif GARCIA LINERA Alvaro, Reproletariza-ción. Nueva clase obrera y desarollo del ca-pital industrial en Bolivia (1952-1998), Mueladel Diablo Editores, La Paz, 1999.4- Au sujet des « transitions démocra-tiques », voir LIF Lauraet CHINGO Juan,« Transiciones a la democracia. Un instru-mento del imperialismo norteamericano pa-ra administrar el declive de su hegemonía”,in Estrategia Internacional nº19, BuenosAires, 2000, p. 19-31.5- Voir à ce sujet MOLINA Eduardo, “Ecua-dor, Bolivia, Argentina. Lucha de masas yautoorganización”, in Estrategia Internacio-nal n° 17, Buenos Aires, 2000.6- MARIATEGUI José Carlos, “Regionalismoy centralismo”, in Siete Ensayos de interpre-tación de la realidad peruana, Ediciones Era,México, 1998, p. 175.7- El Alto, la grande banlieue ouvrière et po-pulaire de 800 000 habitants, se dresse audessus de La Paz, à 4 200 mètres d'altitude,

contrôlant les accès routiers et aériens de lacapitale politique du pays (un million d'habi-tants).8- Comme le note le New York Times dansson édition du 10 juin, Mesa sera à son tourle « huitième président [démocratiquementélu ou constitutionnel] forcé à démissionneren Amérique latine depuis 2000 ».9- GILLY Adolfo, “Bolivie, une révolution duXXI° siècle ?”, in Contretemps n° 10, Paris,mai 2004, p. 103.10- Voir notamment MOLINA Eduardo, “ElMAS boliviano socio del gobierno. Populis-mo versus marxismo en el Altiplano”, in Es-trategia Internacional n° 21, Buenos Aires,septembre 2004, p. 123-136.11- La Fédération des Comités de Quartiers(Federación de Juntas Vecinales) de El Alto,dirigée par Abel Mamani, lié au MAS, estune institution populaire qui a progressive-ment cessé d'être un simple acteur de la co-gestion municipale et s'est transformée enun organe politique et organisationnel po-pulaire qui a joué un rôle de premier plan,aux côtés de la Centrale Ouvrière Régionale(COR) de El Alto au cours des journées d'oc-tobre. Elle organise les représentants desXXXX12- Bloc parlementaire masiste et indigénis-te.13- Voir à ce sujet comment la presse bour-geoise bolivienne traite du sujet, notam-ment « Los cobistas empujan los Alteños ala sedición », in La Razón, La Paz, 10/06/05.14- Voir GRAMSCI Antonio, « Analyse dessituations. Rapports de force (treizième ca-hier) », in Textes, Éditions Sociales, Paris,1983, p. 272-279, repris par MOLINA Eduar-do, “Bolivia, con la rebelión en las venas”, inLucha de Clases n° 2-3, Buenos Aires,avril 2004, p. 77.15- Cité par CACERES Sergio, “La encrucija-da boliviana. La lucha por los hidrocarburospolariza el escenario social y político”, in Eljuguete rabioso edición internacional n° 3,

Paris, mars-avril 2005.16- “Editorial”, El País, Madrid, 07/06/05.17- Voir MOLINA Eduardo, “Notas paraavanzar en un balance. Un gobierno tapónque no cierra la crisis ni crea ilusiones en lasmasas”, 10/06/05, www.ft.org.ar18- Jaime Solares, dirigeant de la COB, os-cille entre un discours conciliateur (positionadoptée à l'égard de Mesa d'octobre 2003à début 2004) et une tactique aventuriste etpseudo-radicale, visant également à fairepression sur le gouvernement en place enattendant que ne surgisse un « militaire pa-triote comme Chávez ».19- C'est précisément ce que le POR Masasde Lora ne semble pouvoir incarner mêmes'il faut reconnaître le rôle important jouénotamment par le syndicat des instituteurspacègne dirigé par la poriste Wlima Plataqui a rejoint en tant que courant syndical etparti le combat de la LOR-CI pour l'APNO àpartir du Cabildo du 6 juin.Pour un bilan général du POR Masas depuisses débuts, voir notamment le document defondation de la LOR-CI, « Bolivia. Funda-mentos para un programa cuartainternacio-nalista conscuente. Lecciones estratégicasde 50 años de revolución y contrarevolu-ción », La Paz, août 1999.Pour un bilan plus ponctuel du rôle et de lapolitique du POR Masas au cours des jour-nées d'octobre 2003, voir FERREIRA Javo,« Polémica con la izquierda. El proceso re-volucionario en Bolivia y el centrismo de ori-gen trotskista », in Revista de los Andes deteoría y política marxista n°1, La Paz, autom-ne (austral) 2004, p. 19-30.20- La plupart des articles cités sont dispo-nibles sur le site internet de la LOR-CI, le si-te latino-américain de la Fraction Trotkystepour la Quatrième Internationale -organisa-tion dont font partie nos camarades boli-viens- (www.ft.org.ar) et certains sont tra-duits sur le site européens de la FTQI(www.ft-europa.org)

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L E C O N T E X T E

D E S É L E C T I O N S D E 2 0 0 5

Après 18 ans de règne conservateur,le parti travailliste avait été porté aupouvoir en 1997 avec une écrasantemajorité parlementaire de 177 siègespar rapport aux autres partis. Les pré-cédents scrutins législatifs étaient ca-ractérisés par des déplacements devoix moyens d'environ 3 %, chiffreamplement suffisant pour provoquerun changement entre les deux princi-paux partis politiques par suite du ty-pe de scrutin uninominal majoritaireà un tour qui a cours en Grande-Bre-tagne. Au cours de l'élection de 1997cependant, le déplacement des voixconservatrices en faveur du parti tra-vailliste a atteint le chiffre sans précé-dent de 10 % au niveau national(dans certaines circonscriptions, lesvotes tactiques contre les conserva-teurs ont même provoqué des dépla-

cements de voix de 18 %). Les résul-tats ont largement été interprétés parles principaux médias comme unevictoire de la « troisième voie » incar-née par le parti néotravailliste (cettepolitique étant une combinaison al-liant un néolibéralisme au niveau ma-croéconomique, un Etat-providenceallégé et un autoritarisme social) etaussi comme un triomphe personnelpour son architecte, Tony Blair. Enréalité, l'échelle de la victoire électo-rale indiquait un tremblement de ter-re électoral en faveur d'une ruptureavec le thatchérisme, une volontéd'en finir avec lui et un vote de sou-tien à des politiques plus redistribu-tives et plus égalitaires. Cette analysea été confirmée par le fait que l'élec-tion de 2001 a répété le même scéna-rio que celui de 1997, les pertes tra-vaillistes ne dépassant pas 10 % alorsque les conservateurs ne gagnaientqu'un seul siège.Lorsque les dirigeants travaillistes les

Pour la première fois en quatre ans les électeurs britanniquessont allés aux urnes le 5 mai 2005 afin de renouveler le parle-ment élu en 2001. Les résultats montrent que le Premier mi-nistre Tony Blair voit sa majorité au parlement fortement rédui-te, le transformant ainsi en poids mort aux yeux du parti qu'il di-rige.

Mike Phipps*

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Les élections législatives du5 mai 2005 au Royaume-Uni :résultats et perspectives

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plus loyalistes vantent leurs réalisa-tions limitées, ils se réfèrent exclusi-vement aux avancées mises en œuvrelors du premier mandat du gouverne-ment Blair : instauration du salaireminimum, la clause sociale du Traitéde Maastricht, la décentralisation etrien de plus. Après 2001, les suppor-ters traditionnels du parti travaillisteavaient encore moins de raisons de seréjouir. Le second mandat travaillistea été dominé par la privatisation par-tielle de la santé, de l'éducation et destransports publics, ainsi que par l'in-troduction de nouveaux frais de sco-larité dans l'enseignement supérieur(alors que ce point était explicitementrejeté dans le programme travaillistede 2001) et enfin, le plus important,l'invasion de l'Irak. Bien que toutesces mesures politiques aient engen-dré des révoltes conséquentes chezles députés de base travaillistes, au-cun de ces mouvements ne s'est avéréassez puissant pour empêcher la miseen œuvre de ces mesures. Bien que149 députés travaillistes aient votécontre la guerre en Irak, le gouverne-ment a réussi à l'emporter grâce à l'ai-de des députés conservateurs.Depuis 2003, plus particulièrement,la période est caractérisée par unecrise aiguë de représentativité. La po-pularité personnelle de Blair en parti-culier s'est effondrée par suite de sonengagement dans l’invasion de l'Irak,mais le parti travailliste reste le partiqui a le plus grand nombre de dépu-tés opposés à la guerre. Les conserva-teurs ont pour leur part soutenu l'oc-cupation, et les libéraux démocrates,qui avant 2005 se traînaient avec ungroupe parlementaire de 52membres, ont adopté une attitudeéquivoque, hostile au départ à l'inter-vention militaire, puis s'opposant en-suite au retrait des troupes. La tâcheconsistant à fournir une perspectivepolitique qui représenterait la majori-

té anti-guerre a été assumée par leséléments du parti travailliste quichoisissent le leader : les militants debase, les syndicats affiliés au parti etles députés. Aucun d'entre eux n'étaitcependant prêt à relever le défi inter-ne qui aurait remis en cause le leader-ship de Blair avant les élections. Gor-don Brown, le ministre des finances,qui est généralement considéré com-me le potentiel prochain Premier mi-nistre, est resté fidèle au gouverne-ment de Blair pendant tout le conflit,même lorsque d'autres membres im-portants du gouvernement, commel'ancien des ministres des affairesétrangères, Robin Cook, a démission-né. Lorsqu'on a posé la question àGordon Brown de savoir si duranttoute la préparation militaire de l'ex-pédition il aurait géré le processusdifféremment (un processus où il aété prouvé que Blair a trompé le Par-lement à plusieurs reprises), le mi-nistre des finances a répondu :« Non ».Les preuves de plus en plus nom-breuses indiquant que Blair avait fixéun calendrier planifiant la guerre et adélibérément trompé le Parlement etl'opinion publique (à la fois sur leplan politique et sur celui de la légali-té) ont achevé de transformer le Pre-mier ministre en handicap majeuraux yeux des supporters du parti tra-vailliste. C'est pour éviter cette ani-mosité qu'il a annoncé que l'électionde 2005 serait sa dernière élection,qu'il remplirait cependant le mandatjusqu'au bout, réalisant le program-me du parti travailliste de 2005, etqu'ensuite il renoncerait au titre dedirigeant du parti avant le prochainscrutin qui doit se dérouler au plustard en 2010. De toute manière, cetteannonce n'a eu aucun effet sur sa po-pularité en chute libre, et comme celaapparaît maintenant, a eu plutôt l'ef-fet d'activer la crise finale. Très peu

de candidats travaillistes ont utilisédes photos ou des références à TonyBlair dans leur matériel électoral, etson statut de canard boiteux a étéconfirmé par les sondages d'opiniontout au long de la campagne, quimontraient tous que le parti tra-vailliste aurait disposé d'une avanceplus confortable sur tous les autrespartis s'il avait eu un autre dirigeant.La campagne elle-même fut une affai-re prévisible, avec un parti travaillistedéfendant son bilan économique,promettant au passage d'accroître lesinvestissements privés dans le secteurpublic. Les conservateurs dirigés parMichael Howard ont fait une cam-pagne centrée sur les personnes, trai-tant Blair de menteur, mais cet argu-ment était considérablement affaiblipar suite du soutien des conserva-teurs à l'occupation de l'Irak. Lesconservateurs ont été incapables deformuler des critiques sérieuses despolitiques mises en œuvre par les tra-vaillistes dans le secteur public étantdonné la grande similarité avec lesleurs propres positions. À la place decela, Michael Howard a attisé lespeurs d'instabilité sociale engendréespar une immigration prétendumentincontrôlée et des demandeurs d'asi-le. Bien qu'aucun des deux principauxpartis n’ait voulu que la question del'Irak ne se transforme en un pointcentral des élections, ce fut précisé-ment ce point que les électeurs ontconstamment invoqué pour expliquerleur désaffection du parti travailliste.Alors que les libéraux démocrates ontessayé de capitaliser politiquementsur cette question, ils en furent empê-chés par le fait qu'ils n'apparaissaientpas comme un parti de gouvernementcrédible, étant donné le caractère to-talement déséquilibré du systèmeélectoral britannique. Étant donnél'absence de différences majeuresentre les partis politiques sur la ques-

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tion des fondamentaux économiques,une faible participation (en 2001,seulement 51 % des électeurss'étaient déplacés aux urnes) était dèslors une certitude.

L E S R É S U L T A T S

Un total de 646 sièges ont été soumisà renouvellement lors de l'élection lé-gislative de 2005, 13 de moins qu'en2001, conséquence directe du redé-coupage administratif de l'Écosse. LeParti Travailliste a obtenu 356 sièges,c'est-à-dire 47 de moins qu'en 2001,les Conservateurs en obtenant 197(+33), et les Libéraux Démocrates62, (+11). Le reste des sièges a étéattribué à d'autres partis, ceux d'Ir-lande du Nord, Le Parti NationalisteÉcossais, le Plaid Cyru (les Nationa-listes Gallois), deux indépendants etun siège pour Respect, le nouveauparti regroupant George Galloway,un député farouchement opposé à laguerre et expulsé du Parti Travaillis-te, avec le Socialist Workers Party, leplus important des groupementstrotskistes de Grande- Bretagne. Lestravaillistes dominent de 67 siègestous les autres partis.La répartition des voix présente ce-pendant un tableau différent. Les tra-vaillistes sont descendus de 42 % à36 % des suffrages exprimés. C'est lamajorité la plus faible à partir de la-quelle il a été possible de former unemajorité gouvernementale depuis1832. En termes de suffrages, les tra-vaillistes ont obtenu plus de voix en1979 quand ils ont perdu face auxConservateurs de Margaret Thatcher.Les voix conservatrices ont augmentéde moins d'un demi pour cent pouratteindre 33 %. Les Libéraux Démo-crates sont passés de 18 à 22 %.Le taux participation a été de 61 %, àpeine plus élevé qu'en 2001, ce quiest le plus faible en Grande Bretagne

depuis l'élargissement du droit de vo-te. Et cela malgré une simplificationdes règlements visant à rendre plusfacile le vote par correspondance, cequi par ailleurs a suscité une réelle in-quiétude devant la possibilité de frau-de électorale et des difficultés éven-tuelles à mener efficacement les en-quêtes en cas de litige. Une fois enco-re, la participation a été la plus faibleparmi les jeunes électeurs.Bien que les experts aient annoncé unglissement de 3 % des voix sur le Par-ti Conservateur à l'échelle nationale,ces élections ont produit une imagecomplexe des régions, avec des glisse-ments contre les Travaillistes plusmanifestes dans le sud-est du pays,souvent au profit des Libéraux Démo-crates, qui ont gagné la plupart deleurs nouveaux sièges aux dépens desdéputés travaillistes. Bien que les Li-béraux Démocrates aient pris troissièges aux Conservateurs, ils leur enont cédé cinq. Théoriquement, celapourrait être interprété comme unbasculement de l'électorat vers ladroite, mais tout porte à croire queles Libéraux Démocrates ont pris dessièges aux travaillistes sur les pro-blèmes pour lesquels ils se trouvaientà la gauche des Travaillistes, à savoirla guerre en Iraq, la politique répres-sive du gouvernement à l'encontredes libertés, et la taxation des droitsd'entrée à l 'Université. Cinq dessièges gagnés par les Libéraux Démo-crates, par exemple, l'ont été dans descirconscriptions comprenant ungrand nombre d'étudiants. Pourtant,la multiplication par quatre des suf-frages en faveur du Parti NationalBritannique, parti raciste, souligne àquel point les Travaillistes au pouvoirdepuis huit ans ont peu œuvré en fa-veur des plus démunis et des exclus.Ce résultat montre également que lesdéputés appartenant à la « gauchedure » du Parti Travailliste, membres

du Groupe pour une Campagne So-cialiste (Socialist Campaign Group),ont fait l'objet d'un rejet moins massifde la part des électeurs que les autresdéputés travaillistes ; les véritablesphénomènes de rejet ont été observésà l'encontre des ministres blairistesnotoires, dont certains ont même per-du leur siège. La plus grande défaitepour un supporter de Blair fut cellede OOna King dans l'est de Londres,au profit de George Galloway, sous labannière de Respect, et cela malgréles 250 000 livres dépensées par lesTravaillistes pour sa campagne au dé-triment d'autres sièges travaillistesconsidérés comme marginaux. Res-pect a réalisé un assez bon score dansquatre autres circonscriptions, dontune à Birmingham, où ils ont obtenu10 000 voix. Toutes ces circonscrip-tions, en particulier celle de Gallo-way, avaient un taux très importantd'électeurs musulmans. Dans la cir-conscription de Tony Blair à Sedge-field, dans le nord-est de l'Angleterre,le père d'un soldat britannique tué enIraq obtient 4 000 voix en tant quecandidat contre la guerre, dont lacampagne a été menée par un ex-membre du Parti Travailliste d'extrê-me gauche.Un autre aspect saillant de cette élec-tion a été la bipolarisation des enjeuxpolitiques en Irlande du Nord, avecd'un côté le Parti Unioniste Démocra-tique de Ian Paisley, le principal partiunioniste, qui demeure hostile à unprocessus de paix négocié avec leSinn Fein, qui a quasiment tout raflé,en battant le leader du parti Unionis-te d'Ulster, David Trimble dans lafoulée. Le Sinn Fein, malgré son im-plication récente dans des affaires demeurtre en Irlande du Nord, a aug-menté son nombre de sièges aux dé-pens des nationalistes modérés duSDLP. L'inclinaison à droite des Unio-nistes signifie que le processus de

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paix est maintenant plus fragilisé quejamais

P E R S P E C T I V E S

Globalement, les résultats semblentavoir produit, accidentellement ouintentionnellement, une situationque les électeurs appelaient de leursvœux : d'après une enquête menée aucommencement de la campagne élec-torale, les électeurs se sont révélés enfaveur d'un gouvernement travaillisteavec une majorité réduite, rendantpossible le retour d'un contrôle accrudu Parlement sur la politique du gou-vernement, et permettant entreautres aux 40 députés travaillistes del'aile gauche du parti d'exercer leurdroit de veto de façon plus efficacepour faire obstacle aux mesures lesplus impopulaires. Ces députés autre-fois ostracisés et marginalisés sontdéjà en butte aux questions des mé-dias nationaux concernant leurs tac-tiques et prises de position à l'égardde la politique gouvernementale.Malgré un gain d'une trentaine desièges, ces résultats représententpour les Conservateurs un troisièmedésastre consécutif. Leur leader, Mi-chael Howard, a annoncé son inten-tion de démissionner, précipitant ain-si la quatrième bataille pour la direc-tion au parti Conservateur depuis1997. Il faut cependant se méfier desinterprétations hâtives qui annonce-raient la fin du parti Conservateur oumême l'avènement d'un véritable sys-tème tripartite. Il n'en demeure pasmoins que le parti Conservateur re-présente une certaine redondancedans la politique nationale depuis leshuit dernières années, puisque saligne politique a été généralementsuivie par le gouvernement Blair. Ettout porte à croire que cela va conti-nuer.Car bien que ces résultats ne puissent

être interprétés comme un simpleglissement vers la droite, ils ont néan-moins été interprétés ainsi par TonyBlair, qui a annoncé le lendemain desélections qu'il avait « écouté » et com-pris la volonté de l'électorat « d'arran-ger » le système d'immigration et des'attaquer aux comportements antiso-ciaux, ce qui constituait les thèmesclés de la campagne conservatrice.Des décrets, déjà prêts à être soumisau Parlement, vont resserrer lescontrôles aux frontières, créer denouveaux délits ciblant principale-ment les jeunes, et imposer une cou-pe sombre dans les allocations longuemaladie. Parmi les nouveaux mi-nistres de Blair se trouvent deux indi-vidus qui avaient démissionné pouravoir fraudé le Parlement, un anciendéputé conservateur qui a généreuse-ment contribué financièrement à lacampagne travailliste, conseiller enpolitique de surcroît, considéré com-me responsable des droits d'inscrip-tions universitaires et de la privatisa-tion de l'école publique. Cette attitu-de de « on prend les mêmes et on re-commence » a eu pour effet de susciterla colère et la révolte à tous les ni-veaux du Parti Travailliste. La redis-tribution du Cabinet de Blair a prisplus de temps que prévu, car certainsministres refusaient d'abandonner unministère pour un autre, ce qui té-moigne d'un esprit de défiance sansprécédent de la part de membres dugouvernement envers leur Premierministre. Tandis que les derniers bul-letins de votes étaient en cours de dé-pouillement, des appels à la démis-sion de Blair se faisaient entendre. Unchroniqueur d'habitude fidèle à Blairannonçait au lendemain des électionsque les mauvais résultats de cetteélection étaient dus à Blair et à luiseul, et qu'en conséquence il devraitdonner sa démission avant les pro-chaines élections locales prévues

dans un an. Deux anciens membresdu Cabinet, dont Robin Cook, sontpassés à la télévision pour dire la mê-me chose, ce qui indique peut-être ledébut d'une campagne non officielleorganisée par les supporters de Gor-don Brown.Brown, qu'on ne pouvait distinguerde Blair au début des années 1990dans son soutien au « Nouveau PartiTravailliste », n'a jamais caché son dé-sir de devenir le chef de file du parti.Afin de se construire une base solideau sein du parti travailliste, GordonBrown avait récemment insisté surses sympathies antérieures pour« l'ancien parti travailliste » et avaitcourtisé de nombreux dirigeants syn-dicaux, bien qu'étant l'architected'une politique néo-libérale favorableà la privatisation des services publics.Il est communément admis queBrown souhaiterait un arrangementavec Blair afin que celui-ci lui laisse laplace à la tête du parti. La loyauté os-tensible que Brown a démontrée en-vers Blair durant toute la campagnepourrait bien être un aspect de cet ar-rangement.Pourtant, le processus semble échap-per à tout contrôle. Dans les jours quisuivirent l'élection, des douzaines dedéputés étaient d'accord pour direque Blair devrait partir « plutôt tôtque tard ». Quatre jours après lesélections, un petit gauchiste inconnuannonça qu'il se présenterait si néces-saire comme candidat-prétexte, demanière à évaluer son soutien, mêmes'il n'avait aucune chance de gagner.Cette candidature tactique s'apparen-te à celle élaborée contre un autrePremier ministre qui s'éternisait, Mar-garet Thatcher, et qui aboutit à sonrenversement en 1989 par son propreparti.Mais les règles bureaucratiques duparti travailliste rendent une telle tac-tique difficile à mener à bien. S'il n'y a

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pas vacance du pouvoir, un candidatdoit avoir le soutien de 20 % des dé-putés travaillistes, en ce moment 71,juste pour pouvoir se présenter.L'élection est aux mains des députéstravaillistes et des MEPs (?),membres des associations et des syn-dicats affiliés, chacune des compo-santes représentant un tiers du vote.Il est hautement improbable quequelqu'un d'autre que Gordon Brownn'en sorte vainqueur. L'extrêmegauche parlementaire est peu nom-breuse. La gauche dans les circons-criptions s'est peu à peu écartée duParti. Dans les années 1980, ils assis-taient par centaines aux réunionsd'extrême gauche et alternatives lorsdu congrès annuel du Parti ; mainte-nant, un tiers des sections travaillisteslocales n'y ont même pas mandaté unreprésentant. Sur le papier, les syndi-cats proposent des politiques qui nepeuvent être promues que par uncandidat de gauche, à savoir l'opposi-tion à l'intervention en Iraq, l'amélio-ration des retraites, la récupérationpar l'État du réseau de chemin de fer,la fin de la privatisation, l'abolitiondes droits d'entrées à l'Université et lasélection à l École, l'investissementdirect dans les logements sociaux, ladéfense des libertés civiles et le réta-blissement intégral des droits syndi-caux. Ces politiques, toutes entre-prises par les Travaillistes de terrainmais continuellement ignorées par la

direction, ont été détaillées dans unpamphlet pré-électoral élaboré par leComité de Représentation Travaillis-te, un courant ouvertement socialisteau sein du parti. Bien qu'il soit en ac-cord avec leur ordre du jour, pas unseul syndicat n'était prêt à le faire cir-culer, à le distribuer pendant la cam-pagne électorale. De la même maniè-re, il est tout à fait improbable qu'unsyndicat affilié soutienne un candidatautre que Brown malgré le fosséentre les aspirations des syndicats etl'étiquette néo-libérale de Brown.Pourtant, la situation demeure excep-tionnellement indécise. Le parti Tra-vailliste se trouve devant une occa-sion à saisir, une occasion qu'il n'a paseue depuis au moins 20 ans, à savoircelle de débattre et de se réorganiser.La tâche à accomplir pour la gaucheest d'utiliser cet espace pour provo-quer une discussion sur la politiquegénérale, de manière à explorer lacontradiction entre les besoins d'unegrande majorité de salariés et l'ordredu jour limité de Brown et des diri-geants syndicaux, plutôt que de se li-vrer à une bataille de personnalitésentre Blair et Brown. Pour atteindrecet objectif, le Comité de Représenta-tion Travailliste prépare une confé-rence en juillet qui va adopter un pro-gramme politique alternatif commepoint de départ d'une campagne àtous les niveaux du parti et des syndi-cats. Dans le même temps, Le Parti

Travailliste Contre La Guerre, qui aorganisé le dernier meeting dissidentau congrès Travailliste de 2004, de-vra maintenir sa pression sur le gou-vernement, quel qu'en soit le leader,pour retirer les troupes d'Iraq etrompre avec la politique interven-tionniste des États-Unis envers lesautres états « ennemis ».Les députés de gauche auront un rôlecrucial à jouer dans les mois à venir.S’ils combattent le programme réac-tionnaire du troisième mandat deBlair et préparent très tôt une candi-dature contre lui, il y a une réelle pos-sibilité de remodeler le débat poli-tique en mobilisant les rangs au seindu Parti et des syndicats, ramenantainsi vers la vie politique les dizainesde milliers de gens qui s'étaient peu àpeu éloignés par dégoût au cours desdix dernières années. Cependant,comme le montrent les expériencespassées, on ne peut pas écarter unscénario suivant lequel ces mêmesdéputés se retireraient de la batailleau fur et à mesure que se dissiperaitla tangibilité de la colère expriméepar le vote de leurs électeurs ; un mo-ment historique à saisir serait dès lorsperdu, et un changement de leaderconsensuel se produirait.

* Mike Phipps est membre du comité édito-rial de Labour Left Briefing et membre diri-geant du Labour Representation Committe(Comité de Représentation Travailliste).

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Ce livre est étonnant et espé-rons-le sera détonant. Sa lectu-re est passionnante. Il devrait

provoquer des réflexions approfon-dies sur la vie d’un certain nombre dejeunes de cités d’origine maghrébineaujourd’hui en France, ce « pays demalheur » comme le nomme l’und’eux. Ce livre n’aborde pas seule-ment la vie des jeunes de banlieue deparents immigrés, loin de là. Il estune plongée dans l’épaisseur de la so-ciété française et dans son évolutionau cours des vingt dernières années.Ses institutions, ses clivages sociaux,sa vie politique, son racisme et ses hy-pocrisies, tout cela passe au crible dela réflexion de Younes Amrani au tra-vers de ses échanges avec le socio-logue Stéphane Beaud.

U N L I V R E D É T O N A N T

La forme du livre est déjà totalementinédite puisqu’il s’agit d’une corres-pondance sous forme d’e-mail entreYounes Amrani, 28 ans, « emploi-jeu-ne » dans une bibliothèque municipa-le de la banlieue lyonnaise et Stépha-ne Beaud, sociologue et enseignant àl’université de Nantes. Rappelons queStéphane Beaud a publié en collabo-ration avec Michel Pialoux deux ou-

vrages fondamentaux sur les transfor-mations qui ont affecté la classe ou-vrière industrielle française depuistrente ans : Retour sur la condition ou-vrière et Violences urbaines, violencesociale [1]. Il a également publié en2002 un livre intitulé 80 % au bac…et après ? Les enfants de la démocrati-sation scolaire [2].La lecture de ce livre a été un chocpour ce « jeune de cité » de parentsmarocains, ayant échoué en fac. Le11 décembre 2002, il adresse au so-ciologue un mail commençant ainsi :« Cher MonsieurJe me permets de vous écrire pour vousremercier. J’ai terminé votre enquête80 % au bac. C’est un livre qui m’a à lafois ému (j’ai souvent eu les larmes auxyeux) et mis en colère (contre moi-mê-me). C’est incroyable à quel point lesvies que vous avez décrites ressemblentà la mienne. » Stéphane Beaud va luirépondre et leur correspondance vase poursuivre jusqu’à la fin de l’année2003. Elle constitue l’essentiel de lasubstance de ce livre.Quand Younès Amrani se jette sur leclavier de son ordinateur à son travaildans les moments de creux, il écritsur le vif et dans le vif. Il prévient trèsvite qu’il a « tendance à être toujourstrès critique ». Ses remarques sur sa

Samuel Holder

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L E C T U R E

Younes Amrani et Stéphane Beaud (La Découverte)

Pays de malheur !Un jeune de cité écrit à un sociologue

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vie, son passé ou l’actualité politiquesont souvent d’une lucidité fulguran-te, pour ne pas dire foudroyante. Celan’exclut en aucune manière une ap-proche nuancée. Elle est stimulée parla reprise et l’approfondissement decertains sujets au fil des envois demessages constamment ponctués parles relances et les suggestions du so-ciologue. Nous n’évoquerons ici quequelques-uns de ces sujets.Inutile de se demander si Younes araison sur toutes les questions qu’ilaborde : il a ses raisons qu’il fauttoutes entendre et comprendre carelles sont le fruit à la fois d’une expé-rience vécue très dure et d’une ré-flexion incessante. À quoi il faut ajou-ter de multiples lectures sociolo-giques et historiques. StéphaneBeaud lui a écrit très tôt que la cultu-re « c’est une arme redoutable qui faitpeur aux dominants ». L’aventure decette correspondance en porte témoi-gnage et participe de cette ambition.

P A R C O U R S D UC O M B A T T A N T À L ’ É C O L E ,À L ’ A R M É E E T D A N S L EQ U A R T I E R

Younes a eu un parcours scolaire sansdifficultés majeures jusqu’en premiè-re. L’école primaire correspond auxjours heureux. Au collège « on étaitun peu « entre nous » (entre Arabes).Au lycée, les choses se gâtent : « on serend compte que la concurrence est for-te et qu’on fait pas le poids » [par rap-port aux Français]. Une mauvaiseorientation et l’échec au bac vont toutfaire basculer. La cassure du servicemilitaire aggrave l’échec scolaire.« C’est à l’armée que je suis parti detravers. » Racisme, alcool, drogue, dé-moralisation. Il regarde passer la viedes autres sur un banc de son quar-tier. Le shit, « ça bousille les relationsentre potes : pour un joint on fait le ra-

pace », « ça démotive ».La pratique religieuse permet à cer-tains de s’apaiser et de décrocher dela drogue. Younes est passé par là. Ilest toujours croyant mais il pense quesi l’islam est une démarche parfoisutile à titre individuel, il n’offre aucu-ne solution collective. Il réussit ensui-te à obtenir son bac en candidatureindividuelle. Il « cale » en fac endeuxième année de DEUG d’histoire.D’où une blessure morale cuisante,accompagnée d’un fort sentiment deculpabilité de ne pas avoir su « saisirsa chance ». Quand ses parents sontméprisés et que soi-même on affrontetrop de difficultés liées au stigmated’être jeune « immigré » de banlieue,cela casse durablement l’énergie pour« s’en sortir ».Younes aborde bien la complexité durôle de la religion et des diversesformes de prosélytisme religieux. « Deplus, dans ce milieu de l’islam engagé,on trouve beaucoup de personnes issuesde classes moyennes des pays du Magh-reb, d’étudiants doctorants qui ont despositions politiques très conservatrices,beaucoup votent à droite. » (page 50)Il est par ailleurs dégoûté par ces« musulmans en carton » qui font descourbettes devant Sarkozy.

L A V I E D E F A M I L L E

Entre Younes et sa famille, il y a unegrande mésentente dont les causessociales émergent progressivement etdouloureusement. Son père a été ter-riblement exploité comme mineur,puis comme Ouvrier Spécialisé avantd’être jeté au chômage, en préretrai-te. Peut-on aimer un père qui vous abattu maintes fois, qui a été grave-ment humilié comme ouvrier immi-gré et qui s’accroche d’autant plusdésespérément aux traditions du bled? Younes est le cinquième d’une fa-mille de six enfants et le seul qui ait

choisi la nationalité française. Il nesupporte plus ce qu’il appelle « lesprotocoles d’Arabes », les fêtes reli-gieuses et familiales, les conventionsvestimentaires, la cuisine « du pays »et les ragots. Face aux difficultés,l’éducation traditionnelle s’avère in-capable de rapprocher entre eux lesparents et les frères et sœurs. « L’undes grands problèmes, à mon sens, chezles familles maghrébines, c’est de ne ja-mais pouvoir parler en profondeur desproblèmes quotidiens, à cause des ta-bous ou je ne sais quoi… » Les valeurstraditionnelles et les tabous s’avèrentensuite être un handicap dans les re-lations entre filles et garçons.

I M P A S S E S : L E C H O M A G E ,L A P R I S O N , L A F O L I E , L AD R O G U E

En retournant dans le quartier de sajeunesse, Younes éprouve des senti-ments ambivalents : à la fois de lanostalgie pour une époque où en dé-pit de tout, la drogue et l’ennui, desliens chaleureux existaient avec sescompagnons d’infortune ; et du dé-goût pour un lieu où tout a continuéde se dégrader. Les uns se suicident,dépriment, sombrent dans la folie oucroupissent en prison.Il constate que les plus jeunes, dontson frère cadet, sont différents et déjàcoupés de ceux de sa génération.« Vers 21 h 00, y a eu une grosse em-brouille avec un gamin qui était saoul(il doit avoir 22 ans) avec un ami demon âge. C’était le bordel parcequ’après ça a dégénéré grave, et dans lequartier, tout le monde regardait sansrien dire. C’est la routine… Mainte-nant, y a trop de shit, trop d’alcool,plus de limite, c’est la merde pirequ’avant… Ça grouille de partout (jeparle des gamins) et, pour ajouter à ça,je me suis fait contrôler par la police…Là, je crois que je vais bannir ce quar-

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tier et c’est dommage… Mais c’est tropinsupportable… Les mecs sont dépités,les gamins flambent, les filles se pren-nent pour des starlettes… Et tout lemonde est au chômage… » (page 175)« Et je ne crois pas que les gamins quiarrivent maintenant soient plus heu-reux, je pense qu’ils sont pas pires quenous, c’est l’environnement social quiest devenu pire : moins de travailqu’avant, mis à part les intérims, plusde recul, quand ils savent ce que cer-tains d’entre nous ont vécu, ils doiventse dire “on est plus malins qu’eux, alorson fera pire” » (page 199)

L A V I E P O L I T I Q U E E T L E SM I L I T A N T S

Younes s’est « toujours senti très àgauche, sûrement grâce à ma prof “co-co” du collège qui était une “pure et du-re” ». Il est un passionné de politiquequi lit Libération, L’Humanité, LeMonde diplomatique, Pour lire Pas lu.Sa révolte à l’égard du Parti socialisteest violente, récurrente, et évidem-ment parfaitement fondée pour qui-conque a à l’esprit ce que furent lesannées Mitterrand et les années Jos-pin pour les habitants des banlieuespopulaires et comment leurs attentesont été trahies. « Le laboratoire expéri-mental de la société de ces vingt der-nières années (merci, putains de socia-listes !!) ferme et jette à la poubelle (ouen prison) ses cobayes malgré eux.Maintenant, on recommence. » Avec laperception radicale du monde poli-tique qu’il s’est forgé, il est logiqueque depuis son premier vote en 1995,Younes vote Lutte Ouvrière perçuecomme une organisation intransi-geante (« je voulais voter pour les plus“dingues” ») et il vote blanc audeuxième tour y compris aux prési-dentielles de 2002 [3]. Il a un point devue critique sur toutes les compo-santes politiques ou associatives

(« SOS Racisme, la LCR, « Ni Putes nisoumises », ATTAC, les « assoces debeurs », etc. ). Il n’est attiré par aucu-ne forme de militantisme. Il aspire àquelque chose « de réel, de concret »,dépassant les partis et les associa-tions. Lors du mouvement du prin-temps 2003 qui le laisse froid à songrand regret, il écrit : « Je n’ai pas en-core une culture assez forte de mobili-sation sociale, j’ai été trop longtemps“exclu” de ce monde-là. Mais je penseque je vais m’y mettre. »Tous ses arguments méritent d’êtreexaminés attentivement car ils met-tent le doigt sur les griefs d’un jeunequi vit depuis sa naissance sur le ver-sant le plus terrible, le plus humiliantet le plus décourageant de la réalitésociale. Ce qui l’amène à être hyper-sensible à toutes les formes de com-plaisance à l’égard des pouvoirs enplace et particulièrement des médias.Il pourfend toutes les manifestationsde démagogie ou d’angélisme, l’inuti-lité du travail social cache-misère. Ilse plaît à critiquer les interventionsde confort moral, pour apaiser samauvaise conscience. Il ne peut se sa-tisfaire d’une approche étroite ou ré-ductrice des injustices qui prolifèrentdans son environnement social. Le re-pli sur une vie de famille tranquillelui semblerait un reniement, la réus-site individuelle loin de toute cettemisère, une trahison.

Q U E S T I O N D E

« P O S T U R E » ?

La forme de ce livre amène à s’inter-roger sur le rôle de Stéphane Beaudqui selon Michel Samson dans LeMonde du 3 décembre 2004 ou NumaMurard dans La Quinzaine littérairedu 16 janvier 2005 aurait instauréune relation inégalitaire avec YounesAmrani. Chacun en jugera mais leursreproches me semblent sans fonde-

ments. Un enseignant n’est pas un« dominant » à « posture désa-gréable » parce qu’il conseille deslivres ou propose à son interlocuteurdes thèmes de réflexion ! Les deuxcorrespondants n’hésitent pas expri-mer leurs désaccords avec l’autre,simplement, sans complaisance.Comme toute relation duelle prolon-gée, celle-ci est à la fois intense etdangereuse. À mesure que Younesdécouvre et comprend les tenants etles aboutissants sociaux de son exis-tence, il s’achemine vers une crise deconscience douloureuse qui nemanque pas d’éclater : « Plus jem’ouvre et plus les contradictions metaraudent l’esprit, plus je m’ouvre etplus des sentiments que je ne connais-sais pas m’habitent… » (page 127)« Les souvenirs m’attaquent en traître,mes projets me harcèlent et je n’ai plusde force… » (page 192) Mais cela netourne jamais à la thérapie psycholo-gique sauvage ni à la dominationd’un « maître » à l’égard d’un « dis-ciple » pour plusieurs raisons. Younesa une lucidité remarquable sur latransformation qui l’affecte et qu’ilexprime souvent à la fois sur le modede la colère et de l’humour ravageur(« l’affolage »). Il écrit dans son désar-roi : « Je voudrais aussi que vous sa-chiez que j’apprécie énormément votresoutien, même s’il est limité à l’écritureet spatialement… mais vous n’êtes pasmon père, ni mon grand frère… J’au-rais aimé être fils de profs, aller dansun lycée de bourges, fréquenter lessalles de concert et les bars branchés, etvoter socialiste ou Vert pour me donnerbonne conscience… Mais non, je suisfils d’esclaves ayant grandi dans lamerde, entouré de personnes sans es-poir, ni volonté (ou plutôt possibilité)de réussir… je terminerai par cette af-firmation : “RIEN n’est fait pournous…” »De son côté le chercheur fait preuve

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d’esprit de responsabilité et de délica-tesse. Sans être neutre, il ne sort pasde son domaine de compétence. Il necherche pas à en savoir plus queYounes ne peut ou n’a envie d’en dire,ce qui est une différence cruciale avecla pratique journalistique courante del’interview. Le caractère fructueux etéclairant de l’échange n’est en rienunilatéral. Même si ses messages sontbeaucoup plus courts que ceux de soninterlocuteur, le sociologue découvreet apprend beaucoup, y compris surdes points où il pensait déjà en savoirlong. Et puis la situation des quartiersne cesse d’évoluer et de se dégrader.Il commente ainsi un message deYounes : « Je vis trop sur des “terrains”de 1990-1995 où la crise n’était pasdevenue si grave… »Il faut préciser que la relation parcourrier électronique entre ce jeuneet le sociologue a été complétée pardes coups de fil, quelques rencontrespersonnelles et des entretiens enre-gistrés. Le rapport de confiance a été

possible entre les deux hommes parceque l’un et l’autre ont un socle com-mun, en dépit de leurs parcours etconditions sociales différentes : ilsn’acceptent pas les injustices de cettesociété ni les discours hypocrites surelles.

T É M O I G N E R P O U R

E T R E U T I L E ,

C O M P R E N D R E P O U R A G I R

Younes Amrani estime qu’il n’est « lesymbole de rien du tout ». Il veut té-moigner pour être utile, balayer lesstéréotypes et les clichés sur les quar-tiers, sans rien cacher ni édulcorer.« Il faut que les gens sachent que der-rière ces jeunes qui foutent la merde,qui friment, qui s’exclut (ou qu’on ex-clut), il y a aussi des “cœurs”, des “sen-timents”, des états d’âme… » (pa-ge 132). « Pourquoi tant de jeunes sesont démolis ? Pourquoi tant de fa-milles se sont déchirées ? Pourquoi tant

de vie sont bousillées ? […] On nousparle d’intégration, de Nation, de Ré-publique, de citoyenneté… Prouvez-moi alors que tout ceci a un sens… »Personne ne peut échapper à cette in-terpellation parmi celles et ceux quiveulent œuvrer à la transformationprofonde, osons le mot, révolution-naire de la société.Younes ne se satisfait pas de seule-ment avancer dans la compréhensionde son parcours, de celui de sesproches et de tous les jeunes qu’il acroisés : « je me pose la question ducomment intégrer la “révolte”, la colèrequi habite certains jeunes dans unmouvement social… vaste question… »Très peu de gens ont à ce jour tentéd’esquisser une réponse. Pour avan-cer dans cette voie, il faut d’abord ap-préhender l’ampleur et la complexitédes dégâts humains que la France im-périaliste a provoqués sur plusieursgénérations dans les quartiers popu-laires. Ce livre y aide incontestable-ment.

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L E C T U R E

Notes1- Violences urbaines, violence sociale, Ge-nèse des nouvelles classes dangereusesvient d’être réédité en collection de pocheHachette littérature. À lire l’analyse d’YvesBonin de cet ouvrage dans le n° 30 de Carrérouge (septembre 2004). Retour sur lacondition ouvrière vient d’être réédité encollection 10/18 et a été analysé par Fran-çois Chesnais dans le n° 13 de Carré rouge(février 2000).

2- 80 % au bac… et après ? a été réédité enoctobre 2003 dans la collection La Décou-verte/Poche avec une postface de StéphaneBeaud.3- Le 11 février 2002 Younes écrit : « Hier j’aivu Mots croisés avec le type de LO, ça a l’aird’un brave gars (mais faut se méfier des ap-parences), ce qui m’a fait délirer c’est la ré-action hallucinante des deux chiens de gar-de de la social-démocratie que sont HenriWeber (je peux pas le saquer, celui-là…) et

Mélenchon (idem) : franchement vous auriezdû voir ça. » Sur le fond la réaction deYounes est très juste. Mais il fallait effective-ment se méfier des apparences du dirigeantde LO, Robert Barcia. Bien qu’amplementinformée, la journaliste de France 2, ArletteChabot, ne lui avait pas posé au cours decette émission la seule question susceptiblede l’embarrasser et de lever un coin des ap-parences : pourquoi près de 10 % des mili-tants de LO ont été exclus en mars 1997 ?

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S O M M A I R E

CARRÉ ROUGE N° 33JUIN 2005

Directeur de la publication :Yves Bonin.Rédacteur en chef :François Chesnais.Trésorière : Christiane Fourgeaud.Pour toute correspondance,écrire à Carré rouge,Boîte postale 12575463 Paris CEDEX 10ISSN 0992-1710Imprimerie : Les repronautes100 bis rue des Pyrénées75020 ParisNuméro de CPPAP : 0505 I 81717

A P R E S L E 2 9 M A I

La rédaction de Carré rouge a décidé de consacrer unlarge dossier aux appréciations portées par les uns et lesautres sur la nature du vote du 29 mai et la situation quien découle. Toutes ces contributions sont versées à ladiscussion et appellent réponses, commentaires etréactions. Le n° 34 s’en fera l’écho.

On trouvera page 1 celle de Charles Jérémie, suivie,page 7, de celles d’Alain Séguret, page 13, de celleManuel Rebuschi, page 17, de celle de Laurent Cavelier,page 23, de celle de François Chesnais, page 31 de celled’Yves Bonin, page 37, de celle de Françoise Pinson,page 40, de celle de Jacky Assoun.

Page 27, un compte rendu de la réunion commune Carrérouge/A contre-courant et les Amis de l’émancipationsociale.

01

Attention :

Comment s’adresserà Carré rouge ?

etAbonnements

voirle bulletin en

page 36

et consultez le site deCarré rouge :

http://carre-rouge.org

et un certain nombrede « liens » intéressants

Page 80

Christian Laval (page 42), Claude Serfati (page 50) etAlain Bihr (page 55) apportent des éclairagesextrêmement précis et précieux à certains aspects duTCE ou de la situation actuelle : l’École, les politiquesd’armement et la question de la Dette publique.

42

Interview de Beto Piannelli, membre du « corps desdélégués du métro » de Buenos Aires (Argentine) parJean Puyade

59Bolivie : guerre pour le contrôle des ressources naturelleset radicalisation de la lutte des classes, Ciro Tappeste67Les élections législatives du 5 mai 2005 au Royaume-Uni :résultats et perspectives, Mike Phibbs75L E C T U R E

Pays de malheur ! par Younès Amrani et Stéphane Beaud,Samuel Holder

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CARRÉ ROUGE N° 33JUIN 2005

Directeur de la publication :Yves Bonin.Rédacteur en chef :François Chesnais.Trésorière : Christiane Fourgeaud.Pour toute correspondance,écrire à Carré rouge,Boîte postale 12575463 Paris CEDEX 10ISSN 0992-1710Imprimerie : Les repronautes100 bis rue des Pyrénées75020 ParisNuméro de CPPAP : 0505 I 81717

A P R E S L E 2 9 M A I

La rédaction de Carré rouge a décidé de consacrer unlarge dossier aux appréciations portées par les uns et lesautres sur la nature du vote du 29 mai et la situation quien découle. Toutes ces contributions sont versées à ladiscussion et appellent réponses, commentaires etréactions. Le n° 34 s’en fera l’écho.

On trouvera page 1 celle de Charles Jérémie, suivie,page 7, de celles d’Alain Séguret, page 13, de celleManuel Rebuschi, page 17, de celle de Laurent Cavelier,page 23, de celle de François Chesnais, page 31 de celled’Yves Bonin, page 37, de celle de Françoise Pinson,page 40, de celle de Jacky Assoun.

Page 27, un compte rendu de la réunion commune Carrérouge/A contre-courant et les Amis de l’émancipationsociale.

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et consultez le site deCarré rouge :

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Christian Laval (page 42), Claude Serfati (page 50) etAlain Bihr (page 55) apportent des éclairagesextrêmement précis et précieux à certains aspects duTCE ou de la situation actuelle : l’École, les politiquesd’armement et la question de la Dette publique.

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Interview de Beto Piannelli, membre du « corps desdélégués du métro » de Buenos Aires (Argentine) parJean Puyade

59Bolivie : guerre pour le contrôle des ressources naturelleset radicalisation de la lutte des classes, Ciro Tappeste67Les élections législatives du 5 mai 2005 au Royaume-Uni :résultats et perspectives, Mike Phibbs75L E C T U R E

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