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SOCIOLOGIE DU TEMPS ANTHROPOLOGIE DU PRÉSENT Author(s): Alain Gras Source: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 78, Nouveaux bilans (Janvier-Juin 1985), pp. 145-159 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40690123 . Accessed: 15/06/2014 22:38 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Cahiers Internationaux de Sociologie. http://www.jstor.org This content downloaded from 62.122.73.250 on Sun, 15 Jun 2014 22:38:16 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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  • SOCIOLOGIE DU TEMPS ANTHROPOLOGIE DU PRSENTAuthor(s): Alain GrasSource: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SRIE, Vol. 78, Nouveaux bilans(Janvier-Juin 1985), pp. 145-159Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40690123 .Accessed: 15/06/2014 22:38

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  • DEUX ESSAIS SUR LE TEMPS

    SOCIOLOGIE DU TEMPS ANTHROPOLOGIE DU PRSENT

    par Alain Gras

    RSUM

    Le temps est une dimension nave de l'analyse sociologique. Peu de cher- cheurs se sont intresss au fondement de nos reprsentations modernes du devenir, qui sont toutes coules dans un mme moule, celui de l'volution oriente. Nous montrons qu'il s'agit l d'un arbitraire culturel, dont procdent, par exemple, des discours rtrospectifs sur l'homme, comme l'histoire ou la cosmologie. Il est donc temps de critiquer les paradigmes de la continuit, et de dvelopper une sociologie des formes o les devenirs des phnomnes sociaux sont conus comme autonomes et spcifiques.

    SUMMARY

    Time is a naive dimension of social analysis. Few social scientists have concerned themselves with the basis of our modern representations of process (le devenir) which are all cast in a common mould, that of oriented evolution. This article seeks to show thai this is a cultural arbitrary , from which spring f. ex., retrospective discourses on man such as history or cosmology. So it is time to criticize the paradigms of continuity and to develop a sociology of forms in which the processes of social phenomena are conceived as autonomous and specific.

    La sociologie est fille du temps prsent au moins deux titres : elle est ne de la modernit et elle traite de l'actualit. Les condi- tions qui l'ont vu natre, aussi bien que son objet, concourent donc rendre particulirement pineux le problme de l'introduction du temps dans l'analyse sociologique.

    Mais du mme coup, la navet de cette connaissance neuve lui donne sans doute une plus grande lucidit sur l'usage qui est fait, autour d'elle, dans les sciences sociales parallles , du paramtre Cahiers internationaux de Sociologie, vol. LXXVIII, 1985

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  • 146 Alain Gras

    temporel. Car, enfin, la sociologie, plutt que d'enregistrer comme un fait d'vidence que la datation astronomique soit une mesure objective d'un ordre squentiel et causal sous-jacent, se sent, par nature en quelque sorte, fort proche des philosophes qui n'ont de cesse de rappeler que la connaissance du temps est constitutive de l'tre et qu'elle est, par consquent, entirement situe sur le versant subjectif de l'existence sociale.

    Sur ce substrat philosophique - et il ne faut pas oublier que la sociologie est un rameau spar du tronc de la philosophie plutt que de celui de l'histoire1 - la sociologie hsitera entre une va- cuation du temps comme facteur dynamique, et une intgration docile de l'ordre squentiel et causal. Dans le premier cas la mmoire collective sera tudie comme un imaginaire mort, une structure inerte telle cette merveilleuse Topographie lgendaire des Evangiles2, qui explique le rcit vanglique mais non le comportement des Evanglistes et de leurs successeurs. Dans la seconde manire, c'est une chronique parfaite, une chronologie idale que l'on recherchera en essayant de situer les peuples les uns par rapport aux autres, dans une chelle dite objective des progrs humains.

    L'Ecole franaise de Sociologie fut partage entre ces deux attitudes, et je crois que l'on n'a pas assez insist sur l'tonnement de Durkheim qui, croyant trouver un systme symbolique en accord avec la technologie primitive des Australiens, va dcouvrir une complexit effarante, et des systmes de classification o les Aruntas se montrent aussi bons logiciens que nous. En ralit, la leon de l'chec de Durkheim ou de Spencer ne sera jamais tire. L'horloge volutionniste restera le Graal de nombreux anthropo- logues sociaux, bien qu'en France mme Halbwachs abandonne le projet pour s'en tenir l'tude de la mmoire du pass.

    Mais que pouvait faire le sociologue ? Autour de lui le terrain tait occup depuis fort longtemps par l'histoire qui prtendait - avec succs, apparemment - expliquer le prsent partir d'un pass couleur de concret, et d'un temps dont l'vidence substan- tielle s'imposait tous. De plus, emptre dans ses contradictions, la sociologie restait bloque par les critiques venues du marxisme qui lui reprochaient la fois d'tre prisonnire de l'instant lors- qu'elle se voulait empirique et de vouloir garder le slatu-quo sur toile de fond d'ternit lorsqu'elle se faisait idal-typique.

    Dans les annes cinquante cependant, l'usage des catgories temporelles normales - au sens de Kuhn - dans les sciences sociales devint l'objet de la critique de deux sociologues, Pitirim Sorokin et Georges Gurvitch. Mais, par la suite, ce furent deux penses de l'immobilisme temporel qui l'emportrent. Le mca- nisme de la reproduction, d'une part, et l'architecture structura-

    1. On se souvient de la distinction clairante de Kant : Le temps ne peut tre intuitionn extrieurement, pas plus que l'espace ne peut l'tre comme quelque chose en nous. E. Kant, Critique de la raison pure, Paris, puf, 3e d., 1963, trad, de A. Tremesaygues et B. Pacaud, p. 55.

    2. M. Halbwachs, Topographie lgendaire des Evangiles en Terre sainte, Paris, puf, 1971.

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  • Anthropologie du prsent 147

    liste, d'autre part, produisirent deux logiques, parfois concurrentes, mais souvent complmentaires dans la reprsentation homosta- tique de la socit.

    Jusque dans les annes soixante-dix, les seuls discours sur la dure furent l'uvre d'historiens, ou de ces nouveaux penseurs qui se nommaient prospectivistes. C'est donc l'extrieur du champ, si bien cltur, de la sociologie, que s'laborait une nouvelle interrogation : en philosophie grce au retour de Nietzsche et aux retombes de la phnomnologie ; dans les sciences de la nature en raison d'une redcouverte de la problmatique de l'incertitude ; en histoire mme - mais dans ses marges - par le renouveau de l'intrt port au rcit et au sujet.

    Bref, le temps parat tre, dans l'ordre des priorits pistmo- logiques, une des dernires interrogations de la sociologie, mme et surtout lorsqu'elle traite du changement social3. Car, aussi int- ressante que soit la problmatique du changement - qui est vritablement la dimension o l'analyse sociologique a quelques chances d'tre verifiable - il faut s'en loigner pour parler du temps. Et c'est le mouvement, un niveau plus profond de la thorie sociologique, qui permet aujourd'hui de reprendre en termes nouveaux cette interrogation qui accompagne toute volont d'tre. Ce mouvement, lanc par l'analyse des dynamiques sociales, aprs la crise de 68, permit un retour l'essentiel, savoir rechercher la manire dont socialement s'inscrit la dure dans les tres et les choses, sans se satisfaire d'tablir la chronique en temps ordinaire des vnements4. Aujourd'hui cette remise en cause se combine avec un renouveau de l'tude des structures symboliques comme imaginaire actif, tandis qu'une nouvelle conception de l'inter- actionnisme partir de l'acquis de l'analyse de systmes, explore de manire moins analytique le rapport entre l'individu et la tota- lit. En rsum, je dirai que la rinsertion de la notion de disconti- nuit et des formes du social dans le vocabulaire lgitime, rinsertion ambigu car produite par des coles de pense bien diffrentes, a t le pralable ncessaire qui a permis de s'attaquer la mono- chronie sociologique et de tenter de reconstruire un paradigme temporel.

    Mais avant tout il faudrait savoir ce que l'on entend par para- digme, car l'imprcision de la notion rend ncessaire une dfinition chaque fois spcifique. Cette notion nous vient, en effet, de la

    3. Toutefois, si elle partage cette faiblesse avec la plupart des Sciences sociales, elle s'est pos la question. Ce qui rend d'autant plus tonnant le silence absolu de K. Pomian dans son ouvrage L'ordre du temps (Paris, Galli- mard, 1984), propos de Hubert, Halbwachs, Sorokin, Gurvitch, Nisbet, et de quelques autres dont Bachelard, Whitrow, Mircea Eliade ! 4. Deux traditions sociologiques se retrouvent alors puisque la question est longuement traite par Georges Balandier dans Sens et puissance, puf, 1971, en particulier dans le chapitre d'ouverture : Les Dynamiques sociales , p. 10-73, et que Raymond Boudon analyse ds 1973 la crise de la sociologie sous l'angle de l'epistemologie du temps dans un article au titre vocateur : La Grise de la sociologie. Sur la difficult d'insrer la temporalit sans l'enqute sociologique, Annales ESC, 1973.

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    sociolinguistique o l'axe paradigmatique s'oppose l'axe syntag- matique. Selon Todorov, ce paradigme propose un rapport de sens et de symbolisation entre lments prsents et absents, ce sont des rapports in absentia qui ne dpendent pas d'une quelconque cau- salit6. Et son constituant peut fort bien se rvler sous la forme d'une tranche de texte dcoup selon la vision de celui qui parle, ou de celui qui lit. On comprend aisment que l'extension socio- logique qu'a propose Kuhn se coule fort bien dans ce moule, tout en prenant une forme bien imprcise. Le paradigme devient une sorte de langage dans lequel s'expriment des propositions plus ou moins cohrentes sur le monde, ou plutt comme un ensemble cohrent de questions propres chaque discipline. C'est aussi un rpertoire qui offre une combinaison infinie d'interrogations mais les maintient dans certaines limites, celles de la lgitimit disci- plinaire6. Sa forme gomtrique serait en quelque sorte parabo- lique (schma ci-dessous) : l'espace des interrogations est infini d'un ct mais l'intrt de celles-ci est faible, tandis qu'au sommet de la parabole se regroupent les questions valables ; bien spares de celles qui ne le sont pas7. Ainsi la question qu'est-ce que l'me ? , (a), est-elle thologique, et situe dans un espace non scant avec l'espace sociologique ? En revanche qu'est-ce que la nature humaine ? (b), se situe en un lieu commun plusieurs dis-

    PARADIGME ^v^ ^s^"^ SOCIOLOGIQUE ^V^^ PARADIGME THEOLOGIQUE

    Frontires floues / ' Frontires floues

    questions mal dfinies /^ ^' questions mal dfinies (ex: classes dans les y^l D J' (ex: sexe es anges) socits archaques) / '

    * / '

    1 ' " / PARADIGME X

    i

    5. T. Todorov, in Potique, Paris, Seuil, 1968. 6. Raymond Boudon propose un ensemble de formulations sociologiques, dont Taxe philosophique nous semble identique. Elles partent, en effet, de la conception vague de Thomas Kuhn, Un paradigme, c'est--dire un ensemble d'orientations thoriques plus ou moins cohrentes (p. 25), in La place du dsordre. Paris, puf, 1984. 7. Cette forme drive, bien sr, de celle propose par P. K. Feyerabend

    pour les visions du monde, in Contre la Mthode, Paris, Seuil, 1980. Notons, ce propos, le silence ddaigneux qui entoure l'uvre de cet auteur en France, alors qu'il est mis l'gal des Kuhn, Reichenbach et autre Popper, outre-Manche.

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    ciplines, des questions apparaissent, ou disparaissent, et les limites se dplacent suivant la conjoncture politique dans laquelle se confre la lgitimit. Durkheim, par exemple, s'tait bien pos la question qu'est-ce que Dieu ? en essayant de l'inclure dans le paradigme sociologique, sans y parvenir.

    Il me semble, quand moi, que le moment est venu de s'atta- quer un travail de reconstruction des frontires pistmologiques de la sociologie, en passant tout d'abord par la phase ncessaire selon Kuhn, celle de dconstruction provoque par l'intrusion d'une nouvelle srie d'interrogations. Cette srie, dans le cadre de ce bref article, se rduira trois nouvelles formulations de problmes : - la question du prsent ; - la notion de formes du temps ; - la reprsentation du pass et du futur (ou encore une tentative

    sociologique de rpondre la question de l'histoire).

    I. - La question du prsent

    Cette question parat une rponse bien banale, pourtant cette banalit n'est que le voile d'un mystre. Le prsent, en effet, se rvle simple ds lors que l'on possde une reprsentation linaire du temps. Il n'est, dans ce cas, qu'un point infinitsimal de la courbe qualifie d'instant. Et c'est dans le droit fil de cette Tra- dition que les savants occidentaux se sont proccups de la recherche de l'ultime grain de temps, le chronon8. Dans la repr- sentation classique, en effet, le prsent ne concerne que l'ext- rieur du sujet, il doit donc s'inscrire dans une substance et s'objectiver9.

    Or, le prsent est une question de temps, i.e. s'inscrit dans le paradigme temporel, seulement dans cette conception, que l'on peut nommer partir de B. L. Whorf et R. Newton-Smith10, Topologie standard europenne. Car, s'il est vident que le futur et le pass prennent leur sens grce une perception culturelle dynamique et dans un modle de changement, en revanche, le prsent a besoin de qualits qui le constituent, en quelque sorte, hors du temps. C'est que la question du prsent n'est autre que

    8. Le chronon, selon certains, durerait environ 10~22 s. Mais Bachelard posait dj la question dans une confrence en 1937 : Comment un tre immobile dans le temps peut-il durer ? 9. Pour mmoire rappelons la dfinition de Newton : Le temps absolu, vrai et mathmatique, sans relation rien d'extrieur, coule uniformment et s'appelle dure... il est trs possible qu'il n'y ait point de mouvement parfaitement gal... mais le temps doit toujours couler de la mme manire. I. Newton, Principes Mathmatiques de la Philosophie Naturelle, tr. de la Marquise du Chastelet, Paris, Lib. A. Blanchard, 1966, t. 1, p. 8 et 11 (bn, in-4o V. 24955 (1.2). 10. R. Newton-Smith, The Structure of Time, London, R. K. Paul, 1980 ; B. L. Whorf, Linguistique et anthropologie, Paris, Denol, 1969.

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    celle de l'identification de l'tre, que cet tre soit un homme, un groupe, un phnomne, une institution. La question du prsent sociologique devient donc celle de la prsence de soi aux autres, et des autres pour soi (les surralistes - A. Breton - disaient d'ailleurs que le prsent n'est que l'interfrence entre le rve et la conscience ). Cette question est donc bien celle de l'identifi- cation de l'tre qui rassemble dans son imaginaire le pass et le futur, question laquelle saint Augustin avait dj rpondu de manire magistrale : C'est une improprit de dire qu'il y a trois temps : le pass, le prsent et le futur ; mais peut-tre aurait-on raison de dire : il y a trois temps, le prsent des vnements passs, le prsent des vnements prsents, le prsent des vnements futurs. En effet, ces trois choses sont dans l'me et je ne les vois pas ailleurs : le prsent du pass ou mmoire, le prsent du prsent ou intuition, le prsent du futur ou attente n. On glisse ainsi vers une conception de la subjectivit sociologique qui, tout en tant radicalement oppose celle, scientiste, de la coupure sujet-objet, intgre une part de la ncessit sociologique qu'exprime ainsi Raymond Aron dans ses Mmoires : Un systme postal, un sys- tme ferroviaire, une Eglise peuvent-ils tre assimils une entit, un sujet... ? Je suis tent, poursuivait l'auteur, de rpondre oui et non 12.

    Selon nous la part positive de la rponse, dterminante pour la solution du problme du prsent, tient au fait que la ralit de ces entits est une ralit coextensive la reprsentation de soi : elles vivent leur prsent dans le prsent de chaque individu concern.

    Pour tre concret, je prendrai l'exemple de l'Ecole. Un des prsent de la modernit - si l'on me permet cette formule - est bien celui de l'Ecole qui, dans le cas franais, prend un aspect spcifique : l'Ecole publique s'oppose l'Ecole prive. Or si l'on se rfre aux arguments changs entre le gnal et I'apel en 1984, ou bien, plus d'un sicle auparavant, entre Victor Hugo et Monta- lembert, lors du vote de la loi Falloux en 185013, on s'aperoit que seul le style a chang, le problme reste tonnamment le mme, c'est--dire constitutif de notre ralit. Le phnomne scolaire reste toujours prsent lui-mme dans la dure. C'est en cela que s'interroger sur le prsent quivaut rechercher l'identit de l'objet social dans le temps, et le distinguer dans son rapport de sens avec notre prsent, avec le prsent de chaque sociologue et de chaque culture14.

    11. Saint Augustin, Les Confessions, liv. XI, chap. XX. 12. R. Aron, Mmoires, Paris, Gallimard, 1983, p. 736. 13. La situation tait alors inverse par rapport 1984. Le Monde du Dimanche, du Dimanche de Pques 1984, a publi intgralement les deux discours, devant le Parlement, de Victor Hugo et Montalembert. 14. C'est de ce prsent aussi dont parle P. Bourdieu propos de l'esth- tique : Ainsi la contemporanit comme prsence au mme prsent, au prsent des autres, la prsence des autres, n'existe pratiquement que dans la lutte mme qui synchronise des temps discordants, in P. Bourdieu, L'Economie de la production des biens culturels : thtre, peinture, litt- rature, in Actes de la Recherche en sciences sociales, fvrier 1977, n 13, p. 4.

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  • Anthropologie du prsent 151

    La question devient ainsi une interrogation sur l'identit et une recherche d'invariance. C'est de cette faon que l'on peut rendre sociologique une part du problme, savoir en le recentrant dans un autre paradigme que celui, commun, du temps15.

    II. - Les formes du temps

    La question de la forme du temps est lie la prcdente, puisqu'elle conditionne, en partie, la notion de prsent. Mais elle se situe dans une autre rgion du paradigme, en un lieu o se retrouvent les problmes imaginaires. La forme, en effet, est une matrialisation de la dure dans une substance ; le temps y devient le synonyme d'un dveloppement phnomnologique.

    La forme linaire du temps newtonien convient ainsi des objets dont, par axiome, les proprits sont invariantes. Les ondes lumineuses, par exemple, proposent un rfrentiel commode : les 300 000 km/s sont parcourus par des corpuscules identiques du dbut la fin. De la nbuleuse d'Andromde la plaque photo du tlescope ils restent les mmes (ou sont pris comme tels).

    La forme linaire scientifique classique n'est donc que celle qui se trouve adapte l'explication d'un mouvement (changement de position par rapport un rfrentiel provisoirement fixe). Elle est un temps du cosmos, mais d'un cosmos dfini une fois pour toutes comme neutre, c'est--dire invariant dans ses principes organisa- teurs. Quant la forme, il faut, bien sr, entendre par l reprsen- tation morphologique, spatialise. Cette esthtique sociologique correspond l'un des sens que donne Simmel formai, selon Julien Freund, et l'interprtation savante de Raymond Ledrut qui corrobore la rflexion de J. Freund affirmant que la forme se dtache de l'tre vivant qui la cre pour acqurir une auto- nomie... et subsiste dsormais en vertu de (sa) logique imma- nente 16. La science qu'elle fonde produit, en effet, des quations dans lesquelles le temps apparat comme rversible. Or ceci est contraire notre logique , i.e. notre sens commun qui expri- mente quotidiennement la flche du temps. Du coup les tentatives, base d'entropie et d'information, ne se comptent plus pour concilier logique du temps scientifique et logique humaine mais elles semblent toutes avoir chou17.

    15. H. Bergson a, selon nous, commis une erreur fatale en essayant de rejeter la Relativit partir de la dfinition de la simultanit - i.e. d'un prsent - que donne communment la science, cf. Dure et Simultanit, Paris, puf, 1968. 16. J. Freund, Introduction G. Simmel, Epistemologie et Sociologie, Paris, puf, 1981, p. 41. J. Freund, par ailleurs, ne prend pas position sur les diverses traductions possibles de formai. R. Ledrut, La notion de forme in Socits, n. 1, 1984.

    17. Dans un article de synthse le physicien Benjamin Gai-Or, aprs avoir distingu quatre coles de pense en matire d'irrversibilit du temps, concluait que le problme dpasse notre entendement (incorporates in it issues that are for beyond our reach) maintenant aussi bien qu'aux premiers

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    La forme du temps dpend du lieu et du sujet de l'interrogation, elle fait partie des questions-rponses du paradigme arbitraire. On pourra donc dessiner le temps comme l'on veut, condition de respecter certaines rgles de cohrence. Il est ainsi loisible l'In- dien Hopi d'insrer le mode de devenir dans l'tre18 ; ou bien il est permis au physicien de gnie de construire des schmas de collisions atomiques dans lesquelles certaines particules sont censes remonter le temps19 ; ou encore ceci autorise le sceptique dmontrer, avec force preuves l'appui, que notre monde humain se dploie dans une dure circulaire et qu'il n'y a rien de nouveau sous le soleil 20.

    Bref, le sociologue ne doit pas se sentir dpays dans cette recherche d'une intelligibilit du rel, et l'on pourrait reprendre ce propos le mot d'un thologien sur la liturgie, qui repose prcis- ment sur une construction arbitraire du temps, zwecklos aber doch sinnvoll (sans finalit mais pourtant riche de sens)21. La recherche d'un temps propre, par exemple, oblige une rupture avec la srie newtonienne statistique, ordonne par le post hoc ergo propter hoc22 ; la construction d'une dure o le devenir se marque par rapport un rfrentiel interne se fait dans une morphologie globale d'volution, o le pass se comprend autant par rapport au futur que l'inverse23.

    Il est impossible dans le cadre de ce bref article qui pose la critique, et construit la problmatique, de le dmontrer en dtail. Mais prenons le cas de la toile de Nmes, devenue par un hasard extraordinaire (avatar du temps crateur) blue-jeans. Ce nouvel objet s'insre un certain moment dans le milieu social, le modifie et devient bientt contexte (invariant dans le paysage) : l'allure

    jours de la thermodynamique . B. Gai-Or, Science, n 4030, 1972, p. 11. Voir aussi pour un tat de la question R. Lestienne, Unit et ambivalence du temps physique, Paris, gnrs-cdhs, 1979. L'ouvrage classique reste, sur le plan pistmologique, H. Reichenbach, The Direction of Time, Univ. of Cali- fornia Press, 1957, mais il faut citer aussi la trs intressante dfense du temps orient faite par O. Costa de Beauregard in Le second principe de la science du temps. Paris, puf, 1963.

    18. Cf. par ex. B. L. Whorf, op. cit. Mais chez les Indiens, ce sont videm- ment les Mayas qui offrent la solution la plus fascinante. Voir par ex. M. Leon Portilla, Tempo y realidad en el pensamiento maya, Mexico, unam, 1968 ou J. M. Le Clezio (intr.), Les Prophties du Chilam Bayam, Paris, Gallimard, 1976.

    19. Cf. par ex. R. Feynman, La nature des lois physiques, Paris, Laffont, 1965. 20. Cf. par ex. M. Maffesoli, La conqute du prsent, Paris, puf, 1979. 21. Cit par M. Maffesoli in Le rituel de la vie quotidienne comme fon- dement des histoires de vie, Cahiers internationaux de Sociologie, vol. LXIX,

    1980, p. 345. 22. Cet axiome constituait pour Poincar un problme philosophique aussi grave que celui du corps noir en physique, in H. Poincar, La valeur de la science, Paris, Flammarion, 1904, p. 101. 23. Les temps propres sont incommensurables entre eux sinon par conven- tion : ils expriment une succession d'tats (par ex. enfance, adolescence,

    maturit, vieillesse) et se fondent sur un raisonnement analogique. Chaque catgorie d'objets s'insre ainsi dans une forme de dveloppement. Cf. A. Pacault-C. Vidal, A chacun son temps, Paris, Flammarion, 1970.

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  • Anthropologie du prsent 153

    de son dveloppement est celle d'une courbe en S, une forme qui permet de nombreux rapprochements. Mais d'autres aspects de ce phnomne - les marques, les coupes, les teintes, etc. - exis- tent dans une autre temporalit, celle, cyclique, de la mode et de la succession de courbes en cloches (vie-mort-renaissance). Les croissances et dcroissances de nombreux phnomnes sociaux peuvent ainsi s'interprter autrement, sans que l'on recoure une analyse causale ou historique. Certes la prvision est impos- sible car nul ne domine le temps (par exemple, une mode nouvelle ne trouve pas ncessairement de niche co-sociologique, elle s'effondre alors : cas de la planche roulettes), mais l'interprta- tion inclut ncessairement une dimension prospective, dimension que l'analyse sociologique nglige souvent, alors qu'elle est le seul lieu o elle peut objectivement (au sens de Popper) se laisser vrifier.

    Enfin, cette dfense et illustration de la subjectivit sociolo- gique doit inclure l'ide de morphogense que l'on aime rsumer dans la gnralisation de la formule de Montesquieu, selon lequel les peuples se ressentent toujours des conditions qui les ont vu natre , et que le pote traduirait il y a un pays natal dans le temps comme il y en a un dans l'espace . Elle s'accompagne, par consquent, d'une rflexion sur l'histoire puisqu'elle implique, en partie, une approche que Marc Auge nomme gntiste, mais que nous prfrerions croire gnalogique, savoir que l'histoire sous l'apparence de la complexit vnementielle n'est que la rptition de l'acte fondateur, de l'acte initial 24.

    Si cette formule parat exagre par l'usage du terme rp- tition , elle conduit toutefois une nouvelle mise en question sociologique de la manire dont la modernit se pense dans le prsent, elle pose nouveau la question de l'Histoire comme connaissance, puisque l'histoire moderne occidentale commence avec la diffrence entre le prsent et le pass 25.

    III. - La question de V histoire

    Mais de quelle histoire s'agit-il, celle des Michelet et des Ranke ou des Mommsen, des Fernand Braudel, des Nisbet ou des Paul Veyne ? Il me faut le prciser pour viter que l'on ne me fasse une mauvaise querelle26. En effet, tous ces auteurs sont concerns par la question, qui va bien au-del des limites thoriques dfinissant ou opposant historicistes, au sens allemand ou au sens austro- anglais, partisans des lois de l'histoire et partisans du rcit, tenants

    24. M. Auer, Sumbole, fonction, histoire, Paris, Hachette. 1979, d. 103. 25. M. de Gerteau, L'criture de Vhistoire, Paris, Gallimard, 1978, p. 10. 26. En particulier je n'entends aucunement faire une contestation de l'histoire pour rpondre Paul Veyne. Contestation de la Sociologie, in

    Diogene, n 75, 1971, p. 3-25, mais je renvoie aussi le lecteur l'article pn- trant de S. Kracauer, Time and History in History and Theory, Wesleyan Univ. Press, p. 65-78 ou G. Mairet, Le discours et Vhistorique, Essai sur la reprsentation historienne du temps, Tours, Marne, 1974.

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  • 154 A lain Gras

    de l'vnement et tenants de la structure, ou autres chapelles historiennes.

    L'histoire n'est pas seulement la discipline qui traite du pass, elle n'est pas non plus ce pass, elle est la tentative grandiose de reconstruction d'un pass rel, et dans la mesure du possible vrai. Cette tentative est neuve, mme si naturellement notre histoire enregistre des prcurseurs en Grce ou Rome. Cette nouvelle mmoire collective que se donne l'Occident un moment donn (xvie-xviie ?) s'oppose toutes les autres, mme si dans ses propres dveloppements elle produit des formes d'interprtation parfois contradictoires. Le paradigme historien se trouve ainsi la base d'une vision du monde que l'on peut qualifier de moderne, et ce paradigme permet, par la construction temporelle qu'il sup- pose, une rflexion sur l'avenir en termes de progrs. Les penseurs sceptiques l'gard de notre civilisation ne s'y sont pas tromps, et l'on se souvient des jugements anthropologiques (c'est--dire distancs par rapport notre poque) d'auteurs tels Mircea Eliade qui disserte longuement sur la terreur de l'histoire , Cioran pour qui la chute de l'homme dans le temps a pour nom histoire , d'Henri Corbin qui parle ce propos d' exil occidental , ou bien encore d'Ernst Junger s'tonnant devant l'impuissance mani- feste de la description historique face au dbordement d'objets qui l'assaille et de Michel Serres rappelant qu'il n'y a pas de phno- mne, il n'y a pas de chose, et il n'y a pas d'ordre des choses dont il soit impossible, en droit, de faire l'histoire. Ce geste-l est toujours positif, jamais il n'est falsifiable. Et c'est cela qui est inquitant. Et c'est par l que fuit le sens 27.

    L'histoire doit, par consquent, tre tudie, dans ce cadre, la manire d'un mythe, et ce statut ne lui confre aucune lgi- timit suprieure celle des mmoires collectives Boror ou Ba-Kongo28. Du reste, le moment me semble venu de rappeler le jugement cinglant de Bertrand Rssel qui distingue clairement le problme de la reconstruction du pass de celui de la ralit du pass : hence the occurences which are called knowledge of the past are logically independent of the past ; they are wholly ana- lysable into present contents, which might, theoretically, be just what they are even if no past had existed 29.

    27. Mircea Eliade, Le mythe de V ternel retour, Paris, Gallimard, 1948 (en particulier les deux derniers chapitres). E. Cioran, La chute dans le temps, Paris, Gallimard, 1964. E. Junger, Le mur du temps, Paris, Gallimard, 1981. M. Serres, Le passage du Nord-Ouest, Paris, Minuit, 1980, p. 86. 28. Dans le dbat constant que toute socit entretient avec le temps (Anthropo-Logiques, Paris, puf, 1974, p. 207), G. Balandier voit la source de deux attitudes, l'une conservatrice (illusion a-historique), l'autre eschatolo- gique (histoire abolie), il me semble que manque une troisime attitude, caractristique de la modernit dont traite le mme ouvrage, celle volution- niste (historico-progressiste) o le prsent n'exclut pas le futur (ibid., p. 263) mais se comprend par le pass.

    29. Le texte n'est pas traduit pour lui conserver toute sa saveur anglo- saxonne, B. Rssel, The Analysis of Mind, Londres, Allen & Unwin, 1921, p. 160.

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  • Anthropologie du prsent 155

    Lorsque le sociologue s'interroge sur l'histoire, il part donc du fait global et imaginaire qu'est la reprsentation du pass. Et c'est peut-tre de ce malentendu qu'est ne la polmique entre Fernand Braudel et Georges Gurvitch.

    On se souvient, en effet, de la critique adresse par ce dernier la construction historienne : L'ambigut du temps historique, soulignait-il, de mme que celle de sa multiplicit, se manifeste partout : a) Elle est dans la contradiction entre les temps de la ralit

    historique et les temps qui y sont projets par les historiens. b) Elle est dans la comptition entre la double multiplicit des

    temps historiques : multiplicit relle et multiplicit d'inter- prtation.

    c) Elle est dans l'opposition de leur multiplicit, la fois relle et projete, et de leur continuit toujours prsuppose.

    d) Elle est dans l'individualisation, la singularisation des temps historiques, qui ne font cependant que renforcer leurs conti- nuits constructives.

    e) Elle est dans le fait que le temps coul, accompli, ne garde que bien peu de traits communs avec le temps en train de se faire.

    f) Elle est enfin dans le contact mme qui s'tablit et doit s'tablir entre les temps historiques et les temps sociologiques qui, en dpit de tous leurs conflits et tensions, ont besoin les uns des autres 30.

    Or, la tentative positive de G. Gurvitch de dfinir une autre multiplicit des temps sociaux, Fernand Braudel rpondit avec humeur que le temps du monde, le temps historique s'y trouve, comme le vent chez Eole, enferm dans une peau de bouc et ajouta qu'y gagnons-nous, historiens ? 81. Dans le mme article, on pouvait lire un peu plus loin la phrase suivante : Le temps d'aujourd'hui date la fois d'hier et de jadis 32. Peut-tre, mais l'auteur exprime-t-il une position personnelle ou une hypothse ncessaire dans le cadre d'un paradigme spcifique ?33. Elle n'est, en aucun cas, un fait empirique, car ce prsent est bien aussi celui d'une attente, de la perception confuse d'un avenir possible. C'est

    30. G. Gurvitch, La multiplicit des temps sociaux, cdu, Paris, 1958, p. 37. On peut d'ailleurs s'tonner que I. Prigogine et I. Stengers n'aient pas su que cette dcouverte de la pluralit du temps avait dj t faite par G. Gurvitch ; cf. La nouvelle alliance. Paris, Gallimard, 1979, p. 275.

    31. F. Braudel, Histoire et science sociale. La longue dure, Annales ESC, n 4, 1958, p. 725-753, p. 750. 32. F. Braudel, Histoire et science sociale. La longue dure, Annales

    ESC, n 4, 1958, p. 759. 33. Cf. T. Stoianovitch, The Annales Paradigm, London, Itaca, 1976. Dans son ouvrage l'historien K. Pomian distingue chronologie, Chronogra- phie, Chronometrie et chronosophie. Il est vident que les trois premiers concepts renvoient des oprations toujours situes l'intrieur du qua- trime, in K. Pomian, L'Ordre du Temps, op. cit. Dans une perspective her- mneutique, P. Ricur pose le mme problme in Temps et rcit, Paris, Seuil, 1980, ou encore P. Abrams, The Sense of the Past and the Origins of Sociology, in Past and Present, Oxford, n 55, p. 18-32.

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  • 156 Alain Gras

    dire que l'imaginaire du prsent contient la fois des lments replacs dans un ordre pass, et d'autres situs dans le futur et pris comme rfrentiels de la conscience du temps.

    Il existe donc une boucle de rtroaction entre vision du pass et vision du futur dans le temps d'aujourd'hui qui n'est pas une substance quelconque, mais simplement une conscience rflchie du maintenant. Du reste les historiens d' aujourd'hui , qu'ils soient ou non de l'Ecole des Annales, reconnaissent bien volontiers que la forme du pass est fonction des questions que l'on se pose sur le prsent. Mais il est ncessaire pour le sociologue de prciser la situation de cette forme de connaissance par rapport d'autres. Ce n'est pas lui enlever une quelconque parcelle de lgitimit, c'est tout simplement la mettre sa place dans le champ du savoir occidental et moderne.

    De ce point de vue, la question de l'histoire est la question du temps dans lequel se pense l'Occident moderne. Et ce temps est un temps continu, orient par le progrs, substantialis dans les choses (ce qui correspond au ralisme historique : le pass a rel- lement exist sous l'angle des vnements, et de situations dont on peut faire une reconstruction aussi vraie que possible), homogne, dense et mesurable34.

    Et si la question de l'histoire n'est autre que la question de notre temps, c'est qu'elle est le moyen, imaginaire, que se donne notre civilisation pour se comprendre et s'assumer... ou se dtruire. Car cette rflexion est aussi celle d'un miroir aux alouettes : comme les Grecs qui, selon certain historien, firent semblant de croire leurs mythes tant que cela avait un sens dans la Cit35, notre civi- lisation avide d'explications causales sur ses origines ne le restera, peut-tre, qu'aussi longtemps que ces explications auront un sens, non au regard d'une quelconque vrit mais par rapport au paysage du devenir (par exemple, l'Etat-nation, le progrs technique, le combat dmocratique, etc.). Ainsi ne peut-on apporter de rponse cette question, car cette question n'en est pas une : pour le socio- logue l'histoire existe comme une croyance fonde sur une axioma- tique, o le temps occupe une position centrale et revt un ensemble de qualits arbitraires que nous venons de dfinir.

    Pour conclure. Le prsent du mythe : Le Big-Bang II est donc particulirement intressant d'aborder pour conclure

    le problme de l'historicisme scientifique. En effet, face au temps du mythe o l'origine est immanente, o la causalit n'est pas successive mais analogique, o le pass lorsqu'il est imagin est totalement discontinu, il n'y a pas seulement la construction histo-

    34. E. Nisbet a relev des formes socio-historiques imaginaires du dve- loppement l'intrieur de ce schma dans Social Change and History, Londres, Oxford University Press, 1969, et j'ai moi-mme construit une typologie des morphogenses dans Sociologie des Ruptures, Paris, puf, 1979. 35. Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru a leurs mythes ? Pans, Seuil, 1983.

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  • Anthropologie du prsent 157

    rienne du pass, il existe parfois des histoires scientifiques . L'volutionnisme biologique est un exemple, que nous avons trait ailleurs86, mais la thse du Big-Bang reprsente un cas encore plus parfait de ce que nous baptisons historicisme scientifique ; l'histo- ricisme tant pris ici dans une de ses acceptions, savoir la com- prhension d'une situation prsente par la succession de situations antrieures.

    Alors que les historiens, quelques exceptions prs, ne croient pas l'existence de lois gnrales, la science de la nature, au contraire, fonde sa connaissance sur ces lois ; l'histoire s'intresse des situations ou vnements singuliers, la science fait l'inverse37 - mais tout ceci est fort connu. Dans l'affaire du Big-Bang les astro-physiciens cosmologues procdent comme tous leurs confrres; ils essayent d'expliquer, l'aide de lois gnrales, des catas- trophes , et plus prcisment dans ce cas l'vnement singulier situ l'origine du monde. Pour ce faire, toutefois, ils croisent le chemin de l'histoire classique en remontant le temps et en nonant une succession vnementielle dans une dure prcise (trois minutes).

    Ceci justifie qu'un critique, non scientifique, s'intresse la mthode. Voyons la logique du discours : on considre qu'en pre- mier lieu, pour raisonner sur le point-origine, il fallait disposer d'un modle. Ce modle fut trouv dans celui de l'univers en expansion qui donnait une orientation dans le temps aux dplace- ments de matires, grce la constante de Hubble et la vitesse d'loignement intergalactique88. Ds ce moment un point-origine se dgageait partir d'un cheminement rebrousse-temps. Or, ce premier aspect de la thse pose dj problme, car il n'est en rien certain que les lois soient invariantes dans le temps. Dirac, Fred, Hoyle, Feynman, et bien d'autres, ont exprim leurs doutes ce sujet ; ce dernier a mme crit qu'il faudrait en venir faire une histoire de la nature, au sens des sciences humaines39. D'ailleurs, en mme temps que G. Gurvitch, Pitirim Sorokin n'hsitait pas poser la question que veut dire cette intemporalit au regard des critres empiriques qui permettent d'tablir la vrit scientifique ? Si la validit est sans temporalit (timelessness) que signifie donc cette atemporalit, et comment des phnomnes atemporels peuvent-ils tre des lments du monde empirique socioculturel

    36. A. Gras, Le temps de l'volution et l'air du temps in Diogene, n 108, 1979 et Le mystre du temps, Diogene, n 128, 1984, ou Sociologie des ruptures, op. cit. 37. Il y a, bien sr, un courant lgaliste l'intrieur de la discipline historienne dont les revendications extrmistes furent formules par Hengel. Hengel, The Function of General Laws in History, in P. Gardiner, Theories of History, ny, Free Press, 1959, p. 344-357. Malgr Toynbee, ce courant parat trs minoritaire. 38. Pour un expos d'ensemble voir J. Merleau-Ponty, Cosmologies du XXe sicle, Paris, Gallimard, 1963. La situation a cependant beaucoup volu depuis en faveur des partisans du Big-Bang face ceux du steedy- state, bien que des astronomes restent trs sceptiques, tel H. Alfven, La Cosmologie : Mythe ou Science ?, La Recherche, n 69, 1976. 39. R. Feynman, op. cit. et entretien in La Recherche, n 117, dcembre 1980, p. 1426.

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  • 158 Alain Gras

    qui, puisque tant empirique, n'est certainement pas vide de temps (timeless) ?40 .

    Les cosmologues, partir d'une tude du prsent et d'hypo- thses sur l'homognit du temps et de l'espace, adoptent une position de ralisme historique : ce qui s'est pass des millions d'annes-lumire, il y a bien longtemps, et que l'on voit aujourd'hui - donc ce qui se passe pour nous - est ni plus ni moins rel que le Big-Bang. Il y a mme une certaine analogie avec le temps mythique : l'origine est toujours prsente travers ses avatars, et cette manire d'actualiser la cration rappelle la prsence imma- nente de l'anctre fondateur ! Bref, nous n'en dirons pas plus que Sorokin mais autant, savoir ce monde empirique fut-il toujours le mme ? On laissera la question ouverte.

    En second lieu, existe un autre aspect de la cration, celui de la narration gntique. Le laps de temps est dfini : trois minutes et le processus est connu jusqu'aux premiers milliardimes de seconde41. Si les lois sont immuables - ce qui restera une hypo- thse - on admettra aisment que la succession est bien celle qui est dcrite ; toutefois la question se pose : o tait donc l'horloge qui marquait les instants ? Pour dater les vnements dans le cadre d'une situation historique il faut avoir un rfrentiel en jour, en anne ou en milliseconde. On utilisait auparavant les inva- riances prsumes (mais approximatives) de la rotation de la terre sur elle-mme et celle de la terre autour du soleil pour marquer le temps ; aujourd'hui c'est la vibration de l'atome de csium qui donne le repre, mais dans le principe ces datations sont toutes analogues : il faut un objet (une chose), rfrent invariant dans son mouvement, qui accompagne le processus tudi et marque chacun de ses moments42.

    La question vient donc : puisque nous nous trouvions au moment mme de la cration de cette matire, comment pouvait-il y avoir un marqueur temporel fiable et fidle ? Toutes choses tant gales par ailleurs, il faudrait trois minutes aujourd'hui, mais prcisment c'est de la manire dont les choses de cet aujour- d'hui se sont constitues que nous parlons. Alors comment parler du temps, de ce temps ? Peut-tre faudrait-il admettre qu'il ne fut que la dure au sens de Bergson : incommensurable48.

    40. P. Sorokin, Space, Time and Causality, ny, Rssel & Russell, 1964, p. 214.

    41. On pense videmment S. Weinberg, Les trois premires minutes de V Univers, Paris, Seuil, 1980 et H. Reeves, Patience dans Vazur. L'Evo- lution cosmique, Paris, Seuil, 1981.

    42. J.-J. Delcourt, Astronomie et mesure du temps, Pans, Masson, 1982. 43. A ce propos, si S. Weinberg (op. cit.) adopte la position nave, objec-

    tiviste, ignorant ainsi le problme, H. Reeves, en revanche, accepte la remise en question (op. cit.). Sa solution parat astucieuse qui part du pr- sent et du modle expansionniste. Il compte une unit de temps ngatif ( - i) chaque fois que la distance entre deux galaxies est multiplie par deux. Ainsi le temps - 1 correspond la situation d'il y a 7 milliards et demi d'annes, dans l'chelle astronomique traditionnelle, lorsque les galaxies taient deux fois plus proches. Cette chelle est logarithmique et Reeves nous dit qu'elle est galement valable parce que nous sommes dans le

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  • Anthropologie du prsent 159

    Ainsi histoire d'hommes, histoire d'tres, histoire de choses, toutes ces manires de parler du pass, d'en reconstruire les contours, d'en dduire l'explication du prsent, sont-elles des modes d'utilisation d'un temps, du temps qui reste extrieur aux choses, d'une dure prise au pige de la raison universelle. Peut-tre est-ce le seul chemin possible pour rendre le rel intelligible, mais on doit se demander - c'est le devoir du sociologue, relativiste par nature - s'il n'est pas d'autres faons d'inclure le temps dans le phnomne, de traiter le temps propre des vnements, de cons- truire des formes discontinues et incommensurables entre elles. Et si cela s'avre impossible, au moins le paradigme temporel occidental aura-t-il t clair d'un jour nouveau, et le prsent replac dans ses conditions imaginaires d'existence.

    Universit de Paris I (Panthon- Sor bonne) Centre de Sociologie des Arts, EHESS.

    domaine de la convention... et qu'ainsi (dans cette chelle logarithmique) on recule dans le pass, on s'en va vers moins l'infini qu'on n'atteint jamais . Logiquement, dans ce cas, on devrait en conclure : 1) qu'il n'y a jamais eu de Big-Bang; 2) que la ralit physique des galaxies n'a aucune importance, ce pour- raient tre des pommes de terre ou des fantmes.

    Mais cet idalisme - point 2 - est gnant pour un scientifique, aussi l'auteur redfinit-il l'chelle logarithmique pour la priode d'avant leur naissance ( - 10) et nous avertit que l'on parlera ds lors de la distance moyenne entre les particules atomiques, (noyaux, lectrons, etc.) . On utilise donc une troisime chelle diirente. Pourtant on apprend que la dsintgration des particules qui donnent naissance aux quarks (a lieu) - IO" .

    Or, ou bien ces chelles sont incommensurables - ce sont des chelles de temps propre chaque situation - ou bien Reeves s'est simplement born effectuer une transformation mathmatique (ici du type T = log t), ce que l'on peut toujours faire mais sans le raccrocher (et valider le raisonne- ment aux yeux des profanes) une quelconque ralit physique (les galaxies) ou les lectrons (voir ce sujet l'illustration pertinente de J.-M. Lvy- Leblond, in L'Esprit de sel, p. 37-51, Seuil, L'Empire des Lumires , 1984). Pour en revenir au point 1 on apprend qu'en effet, toujours selon Reeves, l'avantage psychologiqu3 est qu'il n'y a pas eu de dbut de temps et qu'on n?est pas tent de se demander ce qu'il y avait avant (p. 51). Avant, peut tre, mais au moment mme o il s'est produit ? Il faut bien se demander s'il y a eu un vnement-dpart, sinon qu'on ne parle plus de cet accident qui marque le dbut du monde (et videmment qu'on oublie ces fameuses trois minutes) comme d'un fait dat. Nos critiques ne sont pas mchantes, parce que la thorie du Big-Bang est un conte bien rjouissant... dans notre inconscient, en effet, il s'oppose peut-tre l'autre catastrophe de la guerre nuclaire. Mais tout de mme, dirait Gore Vidal, quel toupet de ne pas prendre au srieux des histoires bien plus anciennes mais aussi bien (sinon mieux) ficeles (cf. Gore Vidal, Cration, Grasset, 1984).

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    Article Contentsp. [145]p. 146p. 147p. 148p. 149p. 150p. 151p. 152p. 153p. 154p. 155p. 156p. 157p. 158p. 159

    Issue Table of ContentsCahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SRIE, Vol. 78, Nouveaux bilans (Janvier-Juin 1985), pp. 1-192Front MatterTENDANCESPOUR UNE SOCIOLOGIE RELATIVISTE (II) [pp. 5-13]LES TRANSFORMATIONS DE L'ANALYSE SOCIOLOGIQUE [pp. 15-25]UNE SOCIOLOGIE GNRALISE : MTAMORPHOSE DE LA SOCIOLOGIE [pp. 27-37]SOCIOLOGIE DE LA SOCIOLOGIE [pp. 39-58]

    DIVERSITS SOCIOLOGIQUESLA SOCIOLOGIE DE LA CHINE AVANT 1949 [pp. 59-86]LA SOCIOLOGIE EN ITALIE [pp. 87-90]LA SOCIOLOGIE COMPREHNSIVE AUX TATS-UNIS : PARADIGMES ET PERSPECTIVES [pp. 91-101]LA SOCIOLOGIE DE LA CONNAISSANCE AU ROYAUME-UNI DEPUIS LES ANNES SOIXANTE [pp. 103-108]LA SOCIOLOGIE AU BRSIL [pp. 109-114]L'ENJEU DMOCRATIQUE ESPAGNOL ET LA RECHERCHE SOCIOLOGIQUE [pp. 115-119]

    THMATIQUESPROBLMES GNRAUXLES MASSES [pp. 121-123]LA SOCIALIT [pp. 123-125]L'IDENTIT SOCIALE [pp. 125-127]

    SOCIOLOGIES SPCIALISESLA SOCIALISATION ET LA SCOLARISATION [pp. 128-130]LES SOCIOLOGIES RELIGIEUSES [pp. 131-132]SOCIO-ANTHROPOLOGIE DU TRAVAIL [pp. 132-134]TOURISME INTERNATIONAL Identits en preuve : la question du sujet [pp. 134-136]CONFLIT ET VIOLENCE [pp. 136-137]

    MTHODESPROBLMES MTHODOLOGIQUES [pp. 138-141]LES HISTOIRES DE VIE [pp. 141-143]

    DEUX ESSAIS SUR LE TEMPSSOCIOLOGIE DU TEMPS ANTHROPOLOGIE DU PRSENT [pp. 145-159]LE TEMPS PERDU [pp. 161-173]

    COMPTES RENDUSReview: untitled [pp. 175-176]Review: untitled [pp. 176-178]Review: untitled [pp. 178-180]Review: untitled [pp. 180-183]Review: untitled [pp. 183-185]Review: untitled [pp. 185-186]Review: untitled [pp. 187-188]Review: untitled [pp. 188-189]Review: untitled [pp. 189-190]Review: untitled [pp. 190-190]

    LIVRES REUS [pp. 191-192]