Actes Du Colloque 2005- La Photographie, Entre Image Et Memoire

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    Actes du colloque

    Universit de Corse - Corte

    13-14 octobre 2005

    CENTRE MDITERRANEN DE LA PHOTOGRAPHIE

    C e n t r e R g i o n a l d e D o c u m e n t a t i o n P d ag o g i q u e d e C o r s e

    La photographie,

    entre image et mmoire

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    2007 Centre Mditerranen de la Photographie Les auteurs pour leur texte respectif

    Bernard Plossu : photographie de couvertureTous droits rservs pour tous pays

    ISBN 2-9520768-2-0

    Ouvrage publi avec le concours du Conseil Gnral de la Haute-Corse

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    Actes du colloqueUNIVERSITDECORSE

    Corte

    La Photographie, entre image et mmoire

    13-14 OCTOBRE2005

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    LES INTERVENANTS

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    CLAUDEALLARD

    PSYCHIATREDESHPITAUXSPCIALISTEDEL'ENFANTETDEL'ADOLESCENT

    Les images dans le dveloppement psychique de lenfant :la mmoire trahie

    LES IMAGES ET LA MMOIRE

    DEQUELLESIMAGESPARLE-T-ON?

    Limage implique une communication entre un sujet crateur, producteurou metteur et ceux qui vont la percevoir. Elle est une oeuvre humaine ou mca-nique qui cre ou reproduit sur un support la chose, la personne, le sujet. Ainsifixe, comme une sorte de mmoire extrieure soi, elle fait parler delle commefaisant partie de la socit dont elle reprsente les besoins humains, les mythes,les idologies. Limage est aussi la cration dune interprtation propre soncrateur et elle produit des effets, elle illusionne car elle possde une structure

    intime charge de sens qui sadresse lautre. Nous pouvons dfinir ainsi limageobjet, celle qui provient de limagin, the picture en anglais. Elle est visible, pal-pable comme quelque chose dextrieur soi, elle appartient la ralit de notreenvironnement, notre culture.

    Mais, dans notre langue, on appelle aussi image la reprsentation intra-psychique de notre monde. Cette image, image en anglais, provient tout dabordde la perception que nous avons de la ralit extrieure par lintermdiaire denos sensations : elle est non seulement visuelle, mais aussi auditive, olfactive,gustative, elle provient galement des organes du toucher, de lquilibre et de

    lactivit motrice. Mais comme notre exprience du monde implique le plus sou-vent diffrentes sensations, limage sensorielle est rarement pure et elle entreen contact avec lensemble de lactivit crbrale qui la mmorise. Elle sassocieaux autres impressions et elle prend du sens en cheminant travers lactivitpsychique gnrale du sujet. Les images sensorielles contribuent donc donnerune premire reprsentation intrapsychique de la ralit.

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    Limage mentale est linverse le produit dune pense, dune associationdides, dune construction psychique qui prend forme. Elle se produit lorsque lonpense ou que lon rve. Elle est la projection du dsir du sujet et correspond lamise en forme plus ou moins symbolique dun lment de pense. La psychana-lyse prfre utiliser les termes de fantasme, de fantaisie, de rverie, de scnario,

    pour parler des activits psychiques du sujet.

    Ainsi, on peut dire que limage appartient aux diffrents domaines de notreactivit psychique : limage sensorielle nous donne une reprsentation de la ralittelle quelle est perue ; limage est aussi le fruit de nos propres projections, sousforme de penses ou dhallucinations, de fantasmes qui alimentent notre imaginai-re ; elle participe aussi aux procds de figuration, sous une forme symbolique.

    DEQUELLEMMOIREPARLE-T-ON?

    Trs peu de travaux en psychologie ou en psychanalyse de lenfant parlentdu dveloppement de sa mmoire. Les neurosciences en sont leurs premierspas : la thorie des localisations fonctionnelles est remise en cause et des mod-lisations plus systmiques sont proposes. Il est dmontr que le circuit limbiqueintervient dans la mmorisation immdiate en activant le lobe temporal et que celamobilise en mme temps des motions qui vont laisser une trace. Pour Edelman,par exemple, la reconnaissance opre selon des catgories et en relation troite

    avec lactivit motrice dploye au cours des explorations passes et prsentesque nous effectuons dans le monde extrieur. Il semble que la perception et lareconnaissance ne soient pas des fonctions crbrales indpendantes. Les prin-cipes darwiniens de slection naturelle contribueraient expliquer lorganisationde la perception en catgories constituant la base de la mmoire et de la recon-naissance. Des groupes de neurones ragiraient plus vivement certains types destimulation qu dautres. Mais ces rponses pourraient, dans une large mesurese trouver superposes. Ainsi, une seule image de rve peut comporter plusieurslments. Les groupes de neurones sont disposs en rgions appeles rseaux.Les connexions tablies entre ses multiples rseaux ralisent le classement de

    linformation reue. Perceptions et reconnaissances font ainsi partie intgrantedun processus unique1.

    Ainsi, la mmoire fonctionne avec tout le cerveau dans un ensemble com-plexe, suffisamment en tous cas pour ne pas se rduire au fonctionnement dunordinateur. Une telle mtaphore, se limite la connaissance de lappareil, mais lemystre dimage reste entier car elle est virtuelle, comme suspendue et dpen-

    1Rosenfield I. linvention de la mmoire Champs Flammarion, 1994.

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    dante des autres fonctions psychiques. Mme si on connat parfaitement le fonc-tionnement de lappareil photographique, on ne peut savoir lavance commentsera la photo si on ne connat pas les intentions du photographe, ni celles du sujetphotographi.

    Les grands prcurseurs de la premire partie du XXe, avaient commenc undbut dexploration de la mmoire partir de la clinique ou de lexprimentation.Ils ont tent de mettre en vidence sa particularit chez ltre humain du pointde vue psycho-fonctionnel. Pour Pichot, la mmoire est une fonction gnraledu systme nerveux. Elle est la facult de conserver et de rappeler des tats deconscience passe et ce qui sy trouve associ. Elle a pour base la proprit quontles lments de conserver une modification reue et de former des associations.La mmoire psychique en est lexpression la plus labore et la plus complexe.Contrairement aux habitudes qui caractrisent lautomatisme animal, et qui ontt mises en vidence par le rflexe conditionnel, on ne peut parler de mmoire

    que lorsque le pass est non seulement reproduit, mais aussi reconnu.

    Pour Janet, la mmoire est une conduite, un acte social : le rcit qui est lelangage cr par la socit pour lutter contre la condition dabsence. Lacte demmoire est une synthse mentale qui exige la reconnaissance et la consciencedu temps, alors que lautomatisme ne lexige pas.

    UNE

    PREMIRE

    MMOIRE

    :LIMITATION

    Nous savons que lenfant vit pendant longtemps dans linstant, quil nac-quiert que progressivement la notion despace et de temps, quil entre graduelle-ment dans le langage, et que la reconnaissance nest pour lui possible qu partirdun minimum dexpriences et de rptition. Aussi la mmoire de lenfant est elleplus difficilement fiable que celle de ladulte.

    Pour Wallon, la capacit reprsentative de lenfant se constitue en premierdans le rapport de son corps psychomoteur dans lespace. Puis, une fois acquise,

    grce la mmorisation et limitation, cette capacit se dtache de lexprienceimmdiate et la reprsentation devient vritablement autonome. Pour lenfant,rel et imaginaire sont dabord confondus, puis ils coexistent comme dans le

    jeu ou la fabulation, par exemple, avant quils ne soient clairement diffrencis.Selon Piaget, limitation des mouvements est dterminante pour accder lareprsentation : elle est dabord sporadique, puis elle devient systmatique, sedtache du corps propre, pour devenir vritablement reprsentative entre 1 an et1 an et demi. Ds lors, lenfant peut raliser des imitations diffres, distancede lexprience. Il sagirait donc l dune premire manifestation de la mmoire.La pense reprsentative permet lenfant de diffrencier le signifiant du signifiet donc dintgrer les nuances du langage. Elle aura tendance se gnraliser

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    par la suite de son veil. Si, lapparition des images semble ainsi lie la cons-titution de la fonction symbolique, en tant que diffrenciation des signifiants etdes signifis permettant lvocation des objets ou vnements non actuellementperus, cest sans doute (...) parce que limitation assure la transition entre leSensori-moteur et le reprsentatif et parce que limage constitue elle-mme une

    imitation intriorise2

    .

    Ainsi, on peut constater que contrairement la mmoire de ladulte quiest rgrdiante et se tourne vers le pass court ou long terme, o se trouventnichs ses souvenirs denfance qui restent plus ou moins fixs, la mmoire delenfant est surtout immdiate, instantane, quelle dpend de ses facults dat-tention et dorientation. Par consquent, elle est beaucoup plus affective et sub-

    jective que la mmoire de ladulte. Pour mmoriser des concepts, il faut dabordpossder les notions despace et de temps, et attendre au moins les 6 premiresannes de lexistence. Autrement dit, lenfant est beaucoup plus dans le prsent

    que ladulte.

    ENANALYSE, LAMMOIREESTAFFECTIVE

    En psychanalyse, on nappelle pas la mmoire pour ce quelle est, maispour ce quelle fait et elle est une fonction essentielle dans loeuvre de Freud :Y a til des souvenirs dont on ne puisse dire quils mergent vraiment de notre

    enfance, ou seulement des souvenirs qui se rapportent notre enfance ?3

    Pour lui, la mmoire emmagasine les images mentales partir des diffrentsappareils sensoriels et elle est surtout affective. Lhistoire de lenfant, sy trouve enquelque sorte mise en image, comme dans le pass infantile du rveur par exem-ple, et ces images constituant linconscient ltat brut. En effet, les rves sontessentiellement forms par des images visuelles, et parfois par dautres sortesdimages sensorielles comme les images auditives. Le rve remplace la pense pardes hallucinations. Il organise les images en scnes quil reprsente raccroches des souvenirs plus actuels, il dramatise lassociation dides. Ainsi, les imagesmentales subissent des transformations psychiques. Et lorsque le sujet se rveille,

    il a conscience que tout ceci ntait quun rve.

    La psychanalyse de la cure type est donc essentiellement un travail avec lammoire, et pas seulement de remmoration qui traverserait le temps. Lanalysantadulte sur le divan parle de sa vie, de ses rves, de ses fantasmes, de ses actes

    2Piaget J. Inhelder B limage mentale chez lenfant, P. U. F. 1966.

    3Freud S. Sur les souvenirs crans, 1899 Trad. in Lauto-analyse de Freud, Anzieu D.Paris, PUF, 1959. etPsychopathologie de la vie quotidienne, Petite Bibliothque Payot, Paris, 1983.

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    manqus, comme de ses oublis. Ceci lamne invariablement voquer le pass,les figures marquantes de son enfance, les conflits qui alimentent ses complexes,etc. Parmi le matriel ainsi voqu, il en est un qui a ses particularits, cestle souvenir cran. Quil sagisse de mots ou dimages, ce souvenir infantile secaractrise par sa nettet particulire et un contenu dapparence insignifiante.

    Son analyse par la mthode des libres associations conduit des expriencesinfantiles marquantes et des fantasmes inconscients. Ce type de souvenir estune sorte de compromis entre des lments refouls et la dfense.

    Les dplacements subis par les signifiants qui le composent traduisent lac-tion de la censure : sans cesse elle intervient pour filtrer lmergence de souvenirsqui sont refouls dans linconscient. Mais les souvenirs oublis peuvent remonter la surface du systme prconscient/conscient grce aux associations de senset dcouvrir ainsi le refoul qui se cachait derrire le symptme. Dans la penseconsciente ou inconsciente de ladulte se trouvent ainsi cachs des souvenirs

    denfance, parmi tous ceux qui se sont accumul dans la mmoire et qui sanscesse circulent dans la vie psychique de ladulte sous la forme de fantasmes oude rminiscences.

    Un autre problme rencontr sur le divan de lanalyste est quil existe vri-tablement une amnsie infantile : avant six ans, trs peu de souvenirs sont relle-ment formulables, ni viables de manire authentique. Pour certains, elle rsulteraitdune sorte dincapacit fonctionnelle quaurait le petit enfant pour enregistrerses impressions. Pour la psychanalyse, elle provient du refoulement qui portesur la sexualit infantile et stend presque toute la totalit des vnementsde lenfance jusquau dcours du complexe doedipe et lentre dans la phase delatence. Par consquent, pour la plupart des adultes les souvenirs denfance sontendormis la veille alors quils animent vivement leur sommeil.

    Les souvenirs les plus anciens que peuvent voquer les adultes en ana-lyse, remonterait exceptionnellement la deuxime anne de vie. Cest le plussouvent partir de la quatrime anne, sous une forme plus ou moins lacunaire,de flashes dsinsrs de leur contexte.

    Parmi ses souvenirs formaliss, il y a parfois des vnements traumatisant delenfance qui peuvent explicitement y figurer. Mais le plus souvent, au contraire, nulsouvenir de la catastrophe ne reste vivant. Or, chez le tout petit il existe une fonctionprotectrice dun trop-plein dexcitation sensorielle qui protge son intgrit psychiquecomme un bouclier qui sparerait lexcitation de son Moi en formation. Ces souvenirssont souvent recouverts par de nombreuses autres couches qui se superposent et pren-nent alors la forme de vritables cryptes psychiques chez ladulte : il nen reste que latrace affective angoissante et destructrice, sans aucun lien qui la contextualise.

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    Pour Lacan, limage est le phnomne le plus important de la psychologiepar sa fonction dinformation car elle a plusieurs rles : elle est la forme intuitivede lobjet, la forme plastique de lengramme et la forme gnrale du dvelop-pement4. Au cours de lanalyse, lanalysant sadresse un autre imaginaire etfinit par transmettre lanalyste le dessin de cette image. A travers son histoire

    raconte, ses souvenirs, on voit surgir autant dimages que le patient se cache lui-mme. Lanalyste sert de rvlateur lanalysant qui en dcouvre les traits,tour tour, le pre, la mre, le frre, le rival, soi-mme. Ainsi, il existe pour Lacanune fonction spculaire qui sexerce en analyse. Les projections transfrentiellesdont lanalyste est lobjet renvoient au sujet ce quelles rvlent de lui-mme dansune fonction rflexive qui joue sur lillusion et la dsillusion. Son action thra-peutique (...) doit tre dfinie essentiellement comme un double mouvement paro limage, dabord diffuse et brise, est rgressivement assimile au rel, pourtre progressivement dsassimile du rel, cest--dire restaure dans sa ralitpropre5. Ainsi, lexprience analytique met en vidence la dynamique en jeu entre

    la mmoire et limage.

    LENFANT ET LES IMAGES, ENTRE ILLUSION ET DSILLUSION

    Lenfant dispose dabord dune mmoire qui se nourrit de lensembledes expriences sensorielles et motrices dans lesquelles il est engag. Dans unsecond temps, il devient capable de reprsentation : cest le dbut dune penserflexive qui dtache lobjet de lexprience immdiate. Puis, il devient capablede reconnatre le signe, le signal puis le symbole qui reprsente lobjet en sonabsence. Enfin, il peut mmoriser les symboles lui permettant de mobiliser seschanges par la pense.

    LAVIEFTALE: MERGENCEDELASENSORIALIT

    La vie ftale voit dabord la croissance trs rapide des organes sensorielsdu 2eau 7emois de gestation : la sensibilit cutane, puis lolfaction, le got etlquilibre pour finir par laudition et la vision. Ces organes deviennent fonctionnels

    sils sont stimuls et sils interfrent entre eux formant ainsi une bauche du sch-ma corporel. Puis les diffrentes formes de sensibilit se joignent entre elles enproduisant des sensations autorotiques. Les perceptions prparent lattachement la mre. Le ftus vit dans un tat de batitude, protg par lhabitacle amnioti-que qui filtre ses changes. Dans la vie psychique ultrieure on retrouve cet tatftal sous la forme de sentiments de compltude, de nirvana, ou de retour dans le

    4Lacan J. Au del du principe de ralit, in Ecrits, Le Seuil, 1966, p.77.

    5 Ibid.

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    ventre maternel. Le temps et lespace ny existent pas. Le ftus est indiffrenci,centr sur lui-mme, sans attachement extrieur : il a un narcissisme primordial.Il nest que le sujet dpendant des autres qui projettent sur lui leurs fantasmes.

    LANAISSANCEESTUNEPREUVEDAFFILIATION

    Laccouchement est une preuve physiologique souvent douloureuse parses contraintes, mais cest aussi la dcouverte brusque dun monde extrieurprovoquant les sens par de multiples stimulations. Le bb dcouvre une premireautonomie fonctionnelle, celle du corps propre. La naissance est aussi fortementcharge daffectivit et elle permet son affiliation de linscrire dans le roman fami-lial : lenfant entre en scne comme acteur potentiel de sa vie et son pre le recon-nat. Par les paroles qui lui sont donnes, par les rites qui laccueillent, le corps du

    bb se trouve symbolis par le milieu social.

    LESSIXPREMIERSMOIS: LESATTENTESPR-OBJECTALES

    Le support de la relation sein-bouche, puis mre-enfant, est en quelquesorte le prototype indispensable son dveloppement psychique qui instaurela relation dobjet par un corps corps inaugural que lon a appel symbiose.

    De cette dpendance premire lgard des autres dcoule sa survie physiqueet psychique. Mais pour sortir de cette indiffrenciation, on a besoin de lAutre.Pour cela, la fonction maternelle permet non seulement de dvelopper les comp-tences physiques du bb, elle accompagne aussi les expriences dintrojectionet de projection qui alimentent sa vie psychique. Et, suivant que les conditionsdenvironnement familial, social ou culturel de lenfant sont favorables ou non, sondveloppement ultrieur en sera inflchi.

    LESPREMIERSCHANGES

    Pendant les six premiers mois, les expriences de la relation du bb avecle monde extrieur passent par des changes corporels qui lui procurent de vivesmotions. Pour lui lautre nexiste pas. Les besoins organiques produisent destensions internes dplaisantes qui, une fois satisfaites, seront source de plaisir. Lebb est protg de lexcitation par un bouclier de pare-excitation. La rptitiondes expriences organisent et transforment son corps rel en une premire imagedu corps sensorielle. La peau et le toucher en fondent la continuit de lexprienceet deviendra plus tard son enveloppe psychique. Les pulsions orales du bbmobilisent ses fantasmes vers le sein maternel. Il communique travers le regard,le sourire, le toucher, le tonus, ses gazouillis aux personnes qui sadressent lui.

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    Les premires images du nourrisson sont donc sensorielles en gnral, auditiveset visuelles en particulier. Son attention se tourne vers les objets, mais de manireencore indiffrencie : cest une phase pr-objectale. Ainsi sorganise une repr-sentation imaginaire de son corps qui srotise. Hallucinant lobjet-sein, le bb alillusion de puissance lorsquil en jouit et dveloppe un sentiment domnipotence

    sur son environnement immdiat. Puis sa vie psychique se dveloppe sous laforme de projections et dintrojections au cours de ses changes. Par le langagede ses gestes et de ses mimiques, la mre signifie lenfant ses encouragementsou ses dsaccords dans un code intime. Pendant cette priode, le bb laboreses premiers fantasmes : la dvoration, les attaques contre le mauvais sein, lacrainte dtre dtruit.

    LOBJETSEINOULCRANDURVE

    Certains rveurs en analyse, au moment de lendormissement, peroiventle sein maternel comme saplatissant, puis disparaissant au rveil. Cest ce quelon a appel lcran du rve.

    Aprs le 6me mois, le bb commence matriser son tonus en se tenantassis, il pointe le doigt vers des objets connus, puis il prend des choses saporte et porte des objets sa bouche. Par ses actions au milieu des autres etles ractions de ses proches, le bb enchane regards, faits et gestes qui, pro-

    gressivement, par leur rptition, lui donnent des indices puis des signes que detels vnements vont se produire. Il commence alors les anticiper quand il enrepre les circonstances groupes. Puis lenfant prend de la distance par rapport ses sensations, vit des mois, sattache aux personnes de son entourage : ilcommence un processus didentification lautre.

    LESPREMIERSFANTASMESARCHAQUES

    Mais son incoordination et ses maladresses motrices sont lorigine dufantasme archaque de morcellement, de dmembrement, tant quil nest pasencore unifi son appareil locomoteur. Par la marche, il acquiert une autonomie,se dplace, soriente dans lespace, dcouvre les objets, le plaisir de se mouvoir etil devient curieux. Son attention est fugace. Il commence percevoir les messagesculturels et sa pense se tourne vers les relations tablies entre les objets.

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    APRS SIX MOIS : LES PRCURSEURS DE LOBJET

    LEBBESTENINTERACTIONAVECLEMONDE

    Vers 8 mois, lenfant sourit un ami, mais exprime de langoisse face uninconnu : il doute encore de lui-mme comme entit et lapparition dun autre quesa mre produit la peur de labandon. Et si elle ne revient pas, cest la dpression.Les sentiments dattachement et de perte vont durer toute la vie de lenfant. Onles retrouve luvre trs souvent dans les contes et lgendes, comme lmentsdramaturgiques des scnarios de films ou de dessins anims.

    LESSIGNIFIANTSFORMELS

    On retrouve dans lanalyse des adultes les sdiments psychiques des pre-mires penses du tout petit sous la forme de signifiants infra-verbaux lis au por-tage et aux premires expriences cutanes : ce sont les signifiants formels. Cessignifiants ne peuvent tre rattachs aux objets psychiques classiques que sont lesein, lobjet anal, le regard, la voix. Ils ont surtout un aspect formel de lexprienceet sont associs une exprience corporelle quil sagisse de diffrents stimulisensoriels incarnant les relations avec autrui, un contact corporel, une position

    spatiale, une manire de porter, une gestualit. Ces expriences possdent unespatialit propre au mouvement qui sassocie avec elles. Elle concerne diversesmodifications comme par exemple :

    -un axe vertical qui sinverse,

    -un appui qui seffondre,

    -une surface qui se fronce, une bande qui se tord,

    -une surface plane qui sincurve et tourbillonne,

    -une surface plate qui ondule,

    -une bulle qui se clt sur elle-mme,-un volume qui saplatit,

    -un sac perc qui fuit,-un trou qui aspire.

    Par consquent, les signifiants formels proviennent de lexprience sen-sori-motrice du petit enfant qui communique par un langage infra-verbal avec sesproches. Ils sont des figures issues de la relation maternelle primaire.

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    LES PHNOMNES TRANSITIONNELS PRSIDENT LA CRATIVIT

    Rarement livr seul ses rveries, le petit enfant vit souvent avec ses pro-ches des expriences partages qui impliquent dans son psychisme la prsencesimultane de sa ralit intrieure et de la vie extrieure : cest cette aire interm-

    diaire dexprience, cet espace transitionnel qui est la source de lillusion. Situedabord entre le pouce et la bouche, cette aire concerne ensuite le nounours ou ledoudou. Lenfant mobilise son rotisme oral en ttant et il investit le leurre de lattine ou de la peluche reprsentant lobjet maternel qui lui donne lillusion quilsagit de sa mre. Cette aire intermdiaire dexprience est le lieu dune premireactivit cratrice o se projette ce qui a dj t introject, elle se situe entrelignorance primaire de la dette et sa reconnaissance. La manipulation des choseset les babillages en fait partie.

    Lobservation de la relation que le bb tablit avec ses objets transition-

    nels (le mouchoir, la peluche, etc.) met en vidence ses capacits de jeu et dereprsentation. En grandissant, lobjet transitionnel perd sa signification qui dif-fuse et se rpand alors dans la zone intermdiaire qui se situe entre la ralitpsychique interne et le monde externe tel quil est peru par deux personnesen commun. Cest dire la reprsentation de la ralit. Ainsi, pendant ses pre-mires annes, ralit et imaginaire cohabitent sous trois instances diffrentes :les fantasmes qui sont issus de son monde interne et qui expriment ses dsirs ;la reprsentation psychique de la ralit ; et lespace transitionnel, celui du jeu,cest--dire de la fiction.

    La mre du bb intervient de trois manires diffrentes : la manire dontlenfant est port, la manire dont il est port ou manipul, et la faon dont onlui prsente les objets. Mais cest par laction, dans le faire-avec-elle que le bbsengage et tablit ainsi une certaine scurit de base. Lorsque le bb regarde levisage de sa mre, il y voit les expressions directement en relation avec ce quellevoit de lui, cest lui-mme. Cest pour cela que lon peut dire que le prcurseur dumiroir, cest le visage de la mre. Si une mre ne sait pas rpondre son bb sacrativit risquerait de satrophier. Puis, cest travers les autres personnages dela famille que lenfant trouve des reflets sur soi et des rfrences identificatoires.

    Ainsi, cest le lien et ses qualits qui crent les conditions dune rencontre relleet fantasmatique la fois pour que limaginaire advienne et que lenfant cre sonmonde interne.

    Les phnomnes transitionnels se droulent deux. La mre suffisammentbonne doit tre capable daider lenfant aussi bien sillusionner qu se dsillu-sionner, et de sadapter ses besoins. En tenant ce paradoxe, le sujet peut voluernormalement, sinon, il peut sorganiser sur un mode comme si. Pendant quil

    joue, lenfant se proccupe de quelque chose et habite intensment son espace

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    potentiel, ce qui prlude la concentration lorsquil sera plus grand. Dans laire dujeu, lenfant rassemble des objets ou des phnomnes appartenant la ralitextrieure, les utilise en les mettant au service de sa ralit interne personnelleen leur confrant la signification et le sentiment du rve. Il extriorise ainsi unchantillon de rve potentiel auquel il assemble des fragments emprunts la

    ralit extrieure. Lorsquil joue, lenfant manipule des objets, ce qui peut produireune excitation corporelle lorsquil porte un intrt trs vif quelque chose. Maislexcitation des zones rognes menace le jeu comme le sentiment qu lenfantdexister. Les pulsions sont une grande menace pour le jeu et pour le moi. Encas de sduction, une personne exploite les pulsions de lenfant, favorise chezlui lannihilation du sentiment quil a dexister comme individu ce qui rend le jeuimpossible.

    DE 1 2 ANS : LAUTONOMISATION DE LOBJET

    De 1 2 ans, par lacquisition progressive de son autonomie psychomo-trice, sa matrise gestuelle, puis la marche, le bb rencontre les limites qui sontcelles de son temps que lui indiquent par la parole et par les gestes ses parents.

    LESEVRAGE

    Le sevrage survient lorsque le petit enfant a acquis une certaine autonomiealimentaire et ne dpend plus exclusivement de lautre : il commence savoirattendre sa faim, halluciner sa ralisation et agir lui-mme sur la nourriture parses mains. Ces attentes, sa solitude, sont autant doccasions de dcouvrir le senti-ment quil lui manque quelque chose, vivre cette absence sans pour autant crain-dre de seffondrer. On constate que dans la plupart des socits traditionnelles, lesevrage du sein sopre vers la deuxime anne de la vie. Ce nest pas un hasardcar cela correspond lge o lenfant devient capable de vivre la sparation, car ilsort normalement de sa symbiose. Dabord verbalement lorsquil dit non tout,

    en saffirmant par rapport lautre. Les proches sont reconnus, les premiers motssont prononcs, les premiers objets familiers sont dsigns, et les premiers jeuxsont des jeux daction ou de physionomie.

    Mais peu peu le jeu se dtache de laction immdiate et lenfant com-mence pouvoir imiter distance de lvnement. Du coucou au cache-cache,un grand pas est franchi. Vers un an et demi, la plupart des enfants sont capablesdimitation diffre : ils reproduisent laction vue ou entendue distance de lv-

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    nement, mme sil sagit dune scne tlvisuelle. Puis il la met en scne. Lenfantjoue aussi parfois prendre et jeter les objets au cours des explorations manuel-les quil effectue dans la maison.

    LEMIROIR

    Face au miroir, le petit enfant reconnat dabord les autres avant de sereconnatre lui-mme. Il commence par ne pas voir ni regarder son image dont ilsemble se dsintresser. Elle reste encore incertaine et inquitante. Puis il recon-nat lautre dans le miroir vers ses huit mois, mais seulement vers un an et demipour la photo et le film. Ce nest qu deux ans et trois mois, quil se reconnat ense nommant dans la glace. Un mois plus tard, il se reconnat sur la photo, et cinqmois plus tard dans le film.

    LEDOUBLE

    Il persistera longtemps dans la vie psychique lombre du doute, une ind-cision sur la nature vritable de lautre : est-il bnfique ou malfique ? Est-il unrival ou un alli ? Puis il devra sy confronter. Il prouvera de la jalousie lorsquilaura le sentiment que cet autre est plus aim que lui, ou quil est lui-mme rejet.Lautre est alors un rival liminer. Est-il vivant comme moi, ou vient-il doutre-tombe, veut-il me tuer ? Lenfant aura peur de linconnu, du noir de la nuit et de

    tous les personnages fantasques, inquitants et tranges alimentant ses fantas-mes de mort qui peuvent venir le hanter. Sil mest hostile, peut-tre viendra-t-ilmliminer pense lenfant angoiss ? Le sentiment du doute et langoisse de lautreprovient aussi du fait que pour lenfant si petit, limaginaire se dveloppe sansvritable distinction davec la ralit. Dans certains cas pathologiques ou non, ladualit sinstalle et perdure. Cest pour cela que lenfant a besoin dun environ-nement scurisant pour quil puisse dpasser cette premire crise didentit etque son entourage lui donne un sentiment suffisamment valorisant de lui-mme.Remarquons au passage que souvent les grands aiment faire peur aux petits en

    jouant avec leurs fantasmes.

    APRS 2 ANS : LA MATRISE SPHINCTRIENNE

    La matrise de la motricit et la maturation neurologique que lenfant aacquis vers ses deux ans, lui permet ensuite de contrler ses sphincters. Le cacaest un cadeau fait celle qui lui est attentionne. Il quitte alors nouveau ladpendance du maternage pour acqurir une affirmation de soi. Ne plus faire pipi la couche le rend en ralit matre de son limination urtrale, ce qui renforce

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    lrotisation de lacte. Mais lorsque lenfant matrise ses expulsions, il prend pou-voir sur ses matires, et ce sentiment de puissance dj aliment par la forcemusculaire rcemment acquise, il lutilise pour sopposer sa mre. Dans cettephase sadique anale de son dveloppement, la dfcation expulsive srotise etsoppose aux prceptes maternels. Comme dans le mme temps, les changes

    langagiers se dveloppent. Non seulement il commence dire des mots-action,mais il associe les mots entre eux. Cest lge du Moi, cest pas Toi.

    Lenfant prend aussi plaisir entrer et sortir de la ralit par la rverie, lesimulacre de ses jeux qui lui permettent la mise en reprsentation trs progres-sive de lui-mme et des autres. Mais pour lui, ralit et imaginaires cohabitentencore pour quelques annes. Car lenfant vit dans linstant, il agit sans cesse lpreuve de lespace et du temps sur lequel les adultes veillent en accompagnantnormalement ses expriences de dcouverte du monde des objets et des person-nes. Il peut aussi quitter le giron maternel pour aller vers les autres enfants, se

    confronter avec eux et partager ses jeux dans un dbut de socialisation. Tout ensassurant de la prsence scurisante de ladulte qui laccompagne, il se confronte eux et dcouvrir des complicits ou des amitis. En observant les autres, il vaaussi pouvoir les imiter, agir et rver avec eux.

    LA DCOUVERTE DE LA SEXUALIT JUSQU LDIPE ET AU-DEL

    Au dcours de sa troisime anne, lenfant commence avoir une ide desa personne et se pose la question de son identit sexuelle : comment se situerpar rapport aux images parentales ? Il y a comme une adquation entre ses sen-sations rotiques touchant ses organes gnitaux et la conscience quil a de soncorps. Par ses soins, par la manire dont on lui parle ou dont il shabille, il possdeun rseau de sens et de signes lui attribuant un sexe dans la socit.

    Il se pose dabord la question du pourquoi la diffrence des sexes et trsrapidement sen superpose une autre, comment est-ce possible ? Il a besoin ce moment dtre confirm dans son statut de garon ou de fille afin dimagi-

    ner comment raliser ses dsirs sexuels. Il vise dabord avec ceux quil aime :ses parents et ses proches. Mais sil dsire le parent de lautre sexe, il peut ensubir les consquences en se confrontant linterdit de linceste. Habituellement,lenfant renonce la possession sexuelle du parent de lautre sexe. Il prfre leplus souvent faire alliance avec le parent de son sexe et sidentifier lui commemodle. Le renoncement la ralisation pulsionnelle permet lenfant de subli-mer en la dirigeant vers dautres objets comme la connaissance, lapprentissageou toute autre forme de ralisation de soi : cest ce que lon appelle la sublima-tion. Le dveloppement du langage et la comprhension du monde lui permettentdenrichir ses connaissances. Il peut alors avoir une vritable rflexion sur les

    autres, et avec navet dvelopper ses thories, ce qui ne va pas sans fantaisie.

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    Ainsi, jusqu sa 6me anne, lenfant vit sous lemprise de son imaginaire danslequel cohabitent plusieurs instances en mme temps : la ralit psychique quiest issue de son monde interne et qui propulse ses fantasmes ; la reprsentationpsychique de la ralit qui peu peu simpose et quil intgre ses jeux, non sansrenoncement la toute puissance de ses pulsions, en faveur des symboles qui

    prennent forme pour lui ; et persiste encore cette capacit de rverie qui activeson imaginaire dans ses jeux.

    Aprs 7 ans, la raison impose sa logique et la ralit prend le pas sur lesautres activits psychiques de lenfant.

    AU COURS DE LA LATENCE

    Pendant la phase dite de latence, de 7 11 ans, les images sont regardesavec une plus grande distance, les enfants montrent plus dexigences dans leurschoix. Le sens de laction est plus comprhensible pour eux au fur et mesurequils acquirent les notions de temps et despace, mais aussi grce aux comp-tences verbales qui senrichissent et par le dveloppement dune pense logiquequi sorganise de mieux en mieux. Cela est renforc par la comptence techniqueissue de lusage des appareils qui produisent les images ou qui les diffusent. Il enest de mme pour les habitudes prises en consommant des images car les enfantsintgrent les valeurs, les symboles et la culture quelles vhiculent. A cet ge, bien

    peu ont loccasion de prendre des photos, ce qui est dommage car lre num-rique tout est devenu plus facile pour voir la photo sur lcran de lordinateur etlimprimer. Ils utilisent le plus souvent les jeux vido ou regardent le petit cran,commencent lire des BD. Et les personnages quils rencontrent leur servent demodles didentification.

    Mais aprs cette priode mettant en place un considrable bagage intel-lectuel qui a accapar lnergie psychique de lenfant pendant plusieurs annes,survient la pousse pubertaire. Elle va provoquer un profond remodlement psy-chique, une crise identitaire car la transformation corporelle de ladolescent met

    en place ses caractres sexuels secondaires qui en conditionnent lachvement etle poussent lacte. Mais, je nai pas le temps de dvelopper plus avant la suite,vu le temps qui mest imparti. Vous la connaissez sans doute car nous sommestous passs par l, et nous en sommes sortis.

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    COMMENTLENFANTREGARDEUNEPHOTOGRAPHIE?

    Contrairement limage anime du cinma, de la vido ou de la tlvision,limage fixe de la photographie ne va pas produire chez lenfant de dralisation.Cest un objet quil peut suoter, contempler, palper, retourner. De plus, il est

    invariable, tout en tant reproductible. Quil sagisse dun portrait ou dun instan-tan, la photo ne bouge pas, elle est stable et ne produit pas dexcitation sensori-motrice, ni auditive ou visuelle car le mouvement y est contenu, mais immobile.

    Fixant le temps et lespace, la photo peut raviver la mmoire de lenfantsil a particip lvnement, et lui rappeler ses souvenirs en la regardant. Et ilsaura trs tt reconnatre les diffrents protagonistes de la scne quand il sagitde photos de famille, par exemple. Mais, comme sa mmoire est fragile, il faudra

    sans doute, surtout sil est petit, lui rappeler le contexte de la prise, o et quand,avec qui tions-nous, etc. Lalbum photo qui contient en rsum lhistoire de len-fant et le situe ainsi dans lhistoire de la famille dont les vnements marquantssont figurs dans leur contexte social, culturel et religieux. Il est particulirementutile lenfant de lui confirmer son identit et sa gense comme individu partentire. Et parfois la photo voque les secrets, les cachotteries de famille et peutlui donner des lments de comprhension par leur expressivit. Mais surtout,quel plaisir narcissique pour les parents comme pour lenfant dadmirer comme ilest beau et attendrissant avec sa frimousse suppose innocente du portrait ! Leportrait idalise quelque peu lenfant, et en mme temps lui permet de prendrede la distance.

    En effet, nous savons que lenfant est particulirement sensible la phy-sionomie et lexpression du visage, ce quil retrouve dans le portrait, mme silne sagit pas dun proche ni de lui-mme. Sil sagit dun autre enfant, il exprimespontanment de la sympathie car, mme si cest un autre, il est aussi un enfant.Il y a donc une forme didentification au sujet de limage qui provoque ou voquedes fantasmes propres chacun. Cette identification provient aussi des postures,des costumes, du dcor, etc. Parmi tous les signifiants de limage photographique

    si bien dcrits par Roland Barthes dans sa rhtorique de limage, lenfant est par-ticulirement sensible ceux qui se rapportent lui et quil sait lire trs tt : lessignifiants de la mimique, de la posture et du geste.

    Mais lenfant ne trouve dans la photo que ce quil connat et, en fonction deson ge, ses connaissances se dveloppent. Rappelons quil faut attendre environdeux ans pour quil se reconnaisse dans la photographie, mais il faudra attendresa cinquime anne pour quil explique le dispositif technique. Et sa premireraction est de projeter sur la photo ses propres motions du moment, particuli-rement sil est petit. Et il est capable den faire toute une histoire compltement

    invente. En voyant sur limage ce quil ne connat pas, cela lintrigue ou lindiffre

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    suivant sa curiosit ou son intrt pour elle. Par consquent, cest par le dialogueavec ses interlocuteurs quil en saisira le sens pour aller au-del des apparences.

    Lorsquelle est utilise pour expliquer un propos ou pour montrer quelquechose de nouveau pour lui, par sa force dvocation, elle mobilise ses affects. Par

    exemple, il peut sattacher tel ou tel animal quil a vu dans un album ou au coursdune projection et cela peut faire natre en lui un vritable attachement, puisdvelopper un rel intrt. Car pour lui, lanimal de la photo est comme le vrai etcest une manire de faire connaissance avec lui. Par la suite, il peut intgrer cepersonnage dans ses jeux de simulacre et lui faire vivre des aventures au gr deses fantasmes.

    Cest pour cela que lalbum illustr ou le journal, sont de vritables outils deconnaissance car le texte situe les vnements ou les actions prsents limageet dcrivent leur contexte ce qui aide lenfant comprendre par lui-mme ses

    motions au fur et mesure que les pages se droulent et alimentent sa curiosit.Cela peut mme laider devenir lecteur. Mais, cest videmment une toute autredmarche de regarder les enfants mannequins du catalogue de vente par corres-pondance qui disent implicitement lenfant : tu vois, ce pourrais tre toi ou tupourrais avoir la mme chose que lui. Car ce nest que vers ses huit ans quil prendconscience des intensions publicitaires dont il est la cible, au-del de limage.

    Savoir choisir et lire les images est une nouvelle ncessit pour lenfantaujourdhui. Devant le flot sans cesse grandissant de celles quil consomme quo-tidiennement sans grand discernement, il a besoin de trouver des repres. Laphotographie en est certainement un des outils de base car elle est dfinie parun cadre et se fixe en un instant. Ds quil en est capable, ds lcole maternelle,il doit apprendre dabord dcrypter les images et connatre le mystre de leurfabrication. Puis, en apprenant se servir de lappareil, il peut passer lautre ctdu miroir et progressivement acqurir le minimum de la technique pour sen serviret devenir acteur et crateur de lvnement. Et peut-tre un jour, deviendra-t-ilphotographe ?

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    YANNICKVIGOUROUX

    CRITIQUEETPHOTOGRAPHE

    LES PIXELS DE LA MMOIRE NUMRIQUE

    La photographie numrique constitue-t-elle, en ce dbut de millnaire, larvolution annonce dans les annes 1980 et 1990 ? Peut-tre pas autant quonaurait pu le penser en tous cas, dans le champ des pratiques artistiques recourant des appareils amateurs ou jouets. Il existe en ralit souvent une continuit

    entre les pratiques dites archasantes, (boxet autres appareils anciens, stnop,Polarodamateur, jetable, Lomoou Holgaetc.) et les pratiques numriques1.

    RVOLUTIONOUVOLUTION?

    Il sagit plutt dune volution de linstantanit, et pas seulement dansle domaine qui nous intresse : il est tout naturel que les anciens adeptes duPolaroid SX 70tels que Marc Donnadieu ou Bruno Debon (qui a pratiqu aussila box), utilisent aujourdhui de plus en plus des appareils numriques, voire la

    fonction photo de leur tlphone mobile. Mme prvisualisation de limage surlcran LCD que sur le minuscule dpoli de la bote, mme impossibilit un choixdlibr bien sr de contrler les paramtres techniques rduits leur expres-sion la plus minimale... Lon retrouve aussi ce got pour lapparition la plus imm-diate de limage. Il nest pas possible daller plus vite quavec un botier numrique,bien que le dclenchement ait lieu la plupart du temps en deux temps : mise au pointpuis validation de limage2. Il faut donc presser deux fois sur le bouton, ce quiimplique un lger retard. Forcment, cela modifie notre relation au rel. Cesdeux temps de linstantan numrique sont dailleurs parfois perus par certainsphotographes comme un handicap...

    1Pour plus de prcisions sur ces pratiques, je renvoie le lecteur au livre co-crit avec Jean-Marie Baldner,Les Pratiques pauvres, du stnop au tlphone mobile, Paris, Scrn, Isthme, 2005.

    2 Seules font exception dsormais quelques webcams de la taille dune minuscule bote dallumette, telsque lappareil porte-clefs de Daniel Challe, qui enregistrent limage sans retard, comme le ferait un Leicamais aussi un jetable en plastique. Mais ces appareils gadgets si ludiques tant dpourvus dcrans,limage reste aussi invisible quelle ltait lpoque de largentique jusquau transfert des donnes

    lordinateur...

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    Caroll' Planque, Webcam Shot, extrait de Reality Crash TV, 2004-2005.Photo prise avec une webcam Bluesky

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    On pouvait sattendre dans les annes 1980, dans un mme mouvement defascination et d'angoisses lies la virtualisation toujours plus grande du rel etaux manipulations gntiques une cyber-rvolution ou volution du monde.Limage dsormais deviendrait totalement froide et synthtique. Notre imaginationtait plus que jamais hante par les spectres des Frankensteinet autres Freaks,

    ceux dune re nouvelle o cette fois les monstres crs par les scientifiquesdeviendraient trop lisses et trop parfaits ... On craignait la rsurgence de la vieillefigure du savant fou, menant par manque de conscience thique et mgalomanielhumanit sa perte... Et en effet, aprs Nancy Burson (annes 1980), grce Photoshop, des artistes tels que Orlan ou Lawick + Muller ont tent ces derniresannes, non sans talent, de crer des portraits-composites, dtranges portraits-robots, sans doute moins idaux quinquitants...

    En tout cas, quel que soit lintrt de ces travaux, les trucages et montagesissus de Photoshop ne se sont rvls ntre que des avatars des plus artisanaux

    photomontages et photocollages des avant-gardes des annes 1920-30, ou de lapresse illustre... A cette imagerie froide et lisse, que lon imaginait sans profon-deur, et troitement lie aux questions biologiques du clonage et autres expri-mentations gntiques, ce sont en ralit des images dlibrment beaucoup plusimparfaites qui semblent, aujourdhui, prendre le dessus, en particulier lorsque lesauteurs recourent des appareil dits " amateurs ".

    Emma Graud utilise ainsi aujourdhui indiffremment, en fonction dursultat formel quelle souhaite obtenir, tantt un appareil Holga tout en plastique(y compris et surtout loptique), tantt un appareil numrique miniature offrantune trs mauvaise dfinition. De mme Patricia Martin utilise indiffremment unappareil numrique bas de gamme et une simple bote en carton perce duntrou faisant office de stnop... On retrouve la mme propension pratiquer destechniques de prise de vue dites " anciennes " et des techniques dites " nouvelles "chez Daniel Challe qui, outre des photos la box 6 x 6, utilise frquemment desappareils jouets en plastique (Diana, Holga etc.) chargs dune pellicule, mais ilralise aussi des prises de vues numriques avec sa webcam samusant parfois raliser des citations trs littrales de ses photos argentiques. Attitudes quirelvent moins de la versatilit ou dune incapacit choisir entre deux types

    de botiers, que dune affirmation dune certaine continuit entre largentique etle numrique, contre-courant des lieux communs apocalyptiques dont trop deplumitifs en manque dinspiration sont friands (aprs la mort de Dieu il y aurait eucelle de lhistoire, celle de la littrature etc. Et aujourdhui celle de la photo, entreautres...). Et rvlent un got certain pour lexprimentation, pratique avec une

    jubilation enfantine certaine.

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    Marc Donnadieu, Cita#01a(Montpellier, aot2005). Photo prise avec un tlphone mobile.Coll. de l'artiste

    Bruno Debon, Var, 2005. Photo prise avec unappareil photo numrique. Coll. de l'artiste

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    UNERINCARNATIONPIXELISE

    Contrairement ce qui avait t annonc, on assiste de plus en plusaujourdhui un retour vers le corps, ce que jaime nommer une rincarnationpixelise3. La photographie numrique amateur semble avoir ouvert la voie une

    nouvelle approche du corps. Un courant autobiographique trs vivace et principale-ment fminin, qui prend souvent la forme de journaux intimes diffuss sur Internet(Diaries)... Des discussions que jai eu ces dernires annes avec quelques unesde ces femmes photographes, il ressort que lun des principaux avantages de lap-pareil numrique rside dans le fait quil permet de raliser sa slection soi-mme,sans passer par les regards extrieurs et masculins, souvent concupiscents, dunlabo. Ce qui favorise la pratique de lautoportrait chez certaines femmes, aussilorsquelles se mettent en scne nues, ou jouent parfois comme Sandrine Calvetsur le registre du grotesque ou de lautodrision (grimaces etc). La phase inter-mdiaire de la slection, ou editing, se passe dans le secret de lintimit, sans le

    regard dun tiers, ce qui est plutt dsinhibant...

    On a souvent insist sur la valeur testimoniale de la photographie. Uneanalyse juste bien sr juste, mais trop restrictive, lacunaire. Entre document etfiction, la photographie, comme on la je crois trop souvent rpt, ne fait pasque sauvegarder un instant. Cela est dailleurs vrai pour toutes les photos sou-venirs de famille ou de voyages, ou plus poses et professionnelles des grandsrituels sociaux (service militaire, mariage, baptme, et il ny a pas si longtemps enOccident, photo du dfunt sur son lit de mort...). La photo, depuis son invention,a largement particip, sous la forme de lalbum photo notamment, (aujourdhuisouvent remplac par un diaporama sur lordinateur) llaboration de nouveauxcodes et rituels sociaux.

    On se marie par exemple pour pouvoir entrer dans le vtement de maria-ge, mais aussi et peut-tre surtout ? - pour possder sa photo de mari, entrerdans cette image strotype, performative : comme le verbe, limage agirait.On devient mari parce quon a reu une bndiction ou parce que le maire ladclar, mais aussi parce que lon a t photographi dans ses vtements solen-nels, qui loin de constituer seulement une preuve, transforment lindividu.

    Cela dit, rien de trs nouveau dans ces pratiques... et, oui, il est dcidmentplus judicieux de parler dvolution, plutt que de rvolution, et sinscrire enfaux avec tous ceux qui senthousiasment avec une tonnante navet sur la fonc-tion photo des nouveaux tlphones mobile.

    Le photographe Arno Gisinger, qui intervient aussi dans ce colloque, cons-tatait trs judicieusement dans les annes 1990 que la vogue du Lomo copie

    3 Cf. mon article " Du Polarod la photophonie : vers une rincarnation pixellise ? ", Objectif Images n

    56, 2006.

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    Daniel Challe, Sans titre, 2005Photo prise avec une webcam porte-clsColl. de l'artiste

    Emma Graud, Autoportrait, 2004Photo prise avec un appareil photo numrique NikaColl. de l'artiste

    Patricia Martin, Casa, 2001, AutoportraitPhoto prise avec un stnop en carton

    Coll. de l'artiste

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    Emma Graud, Photo de la squence Elle revient, 2004Photo prise avec un Holga

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    sovitique grossire dappareils miniatures coteux fabriqus en URSS, ne faisaitque rappeler quil y sommeillait en chacun de nous, un petit William Klein, riende plus. Pas de rvolution. Juste un phnomne de mode qui avait lintrt de don-ner un nouvel lan la photo instantane amateur, au snapshot amateur commedisent les Amricains. Alors que, rappelons-le, cette photographie instantane est

    devenue, pourvu quils en aient les moyens financiers bien sr, accessible nonpas tout le monde mais certains amateurs ne possdant aucune comptencetechnique dans ce domaine4depuis 1888, date laquelle George Eastman lanala premire Box Kodak... 5

    Ce dont ne parle pas Michel Guerrin, et la clbre srie de Walker Evans en1938 - 41 en est pourtant un bon exemple il dclenchait linsu des personnesavec un minuscule appareil dissimul dans son manteau et grce un dclen-cheur dissimul sous une de ses manches cest de la volont dans lhistoire dela photo de constituer une mmoire de ce que Jean Dubuffet aurait nomm celle

    de LHomme du commun : les micro ou les non-venements de vies anonymesauxquels tout le monde est tent de sidentifier...

    Lhistoire de la photo nest pas reductible la seule histoire du photojourna-lisme, aux clbrits traqus par les paparazzi et aux vnements spectaculaires. rebours de cette tendance sensationnaliste, Marc Donnadieu adepte dune tendan-ce plus sensitive, aime parler, lorsquil photographie, de captation de la chaleur dumonde, sa temprature de couleur et affirme que le document ment.6

    PALIMPSESTESDUNEMMOIREVIVANTEETFRAGILE

    La mmoire nest pas rductible lenregistrement et la sauvegarde de ce quia t, du a a t barthesien. Tel un palimpseste, plusieurs fragments, morceauxdespaces temps se superposent, se rvlent, parfois se brouillent ou sffacent.Dans le clbre film des frres Wachowski, Matrix(1999), le rel est double. Celuide la matrice est un tramage complexe dinformations qui ressemblent au codegntique pour les corps, et au codage informatique pour lespace. Une sorte dcran

    fluide et complexe, composite, comme notre mmoire. Nombre de films de Science-fiction actuelle, voquent, comme dans le mythique Blade Runner(1982) de Ridley

    4 Prcisons qu lpoque il sagit seulement de la classe bourgeoise, les classes rurales et ouvriresnayant en gnral ni le temps ni les moyens de se consacrer un tel hobby, la photo damateur est ne,mais la dmocratisation de la photo naura lieu que bien plus tard...

    5Une fois lensemble de la bobine expose, il suffisait denvoyer la bote lusine qui retournait avec lestirages celle-ci charge dun nouveau film vierge.

    6Table ronde avec les photographes de lexposition " Foto Povera 3 ", CPIF, Pontault-Combault, 11 janvier

    2006, 17 h 18h.

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    Scott, la dimension synthtique, dans tous les sens du terme, de cette mmoire enparticulier celle de lenfance , voire schma plus angoissant, le caractre totalementmanipulateur et artificiel d implants qui faussent cette mmoire affective.

    Rien de si nouveau non plus cela : qui na jamais confondu dauthentiques

    souvenirs mentaux, avec des photos de son enfance prises par ses parents, ou unfilm Super-8 muet tourn par son pre comme ctait si courant et populaire dansles annes 1960-70 aujourdhui relay, depuis les annes 1980, par lusage massifdes camescopes ?...

    Toutefois, la facilit dutilisation des appareils numriques, lusage frnti-que quen font aujourdhui les amateurs ou les professionnels risquent, commele suggrent de manire allgorique les films de SF, une mmoire de plus en pluscomposite et complexe. Les images dun film projet de notre enfance sont-elles plusauthentiques que celles mmorises par notre cerveau qui, par ailleurs, a aussi

    visionn et mlang avec celles-ci les images fixes ou en mouvement de notre vie.

    " L EFFET-TUNNEL"

    Grain prononc et dsormais pixels grossis ; vignettage et " effet tunnel ",resserrement du regard vers une intriorit mentale onirique : dans les films,souvent dans les gnriques, images ralises au format Super-8, couleurs satu-res et vignettage, limpression dun tremblement de la scne (film sans pied)Pixellisation/grain explos. Cest aussi, selon Serge Tisseron, une vision ovodalequi correspond peu prs aux 180 du champ couvert par notre regard lop-pos du rectangle ou du carr parfaits des cadrages raliss avec des botiersclassiques, dont loptique est de bonne qualit7.

    Le Polarod, ou une image en train de monter, rvlation immdiate duneimage latente souvent compare linconscient. Exploser les pixels et ajouter unpeu de vignettage sur Photoshoppeuvent produire aussi cet effet. Quand il estbien dos, et ne tombe pas dans un manirisme de la perfection image trop lisseet lche ou de limperfection (faux accidents trop prsents, visibles). Dans leminuscule dpoli dune boxou lcran LCDdu photophone ou de lappareil-photo

    numrique, limage existe dj avant le dclenchement. Il y a donc une prvisua-lisation oblige, et un lger retard dcisif qui nie la notion dinstanit parfaite.Il ne peut sagir que d instant non dcisifs... Est-ce un problme ? Peut-tre pas.Le rel reprend le dessus, ce lger dcalage temporel dont participerait le tempsdu retard du dclenchement dj voqu, qui lui permet de saffirmer, de prendrela photo notre place, comme le suggre Marc Donnadieu.8

    7 Un regard flottant, intervention de Serge Tisseron, Jean-Marie Baldner et Yannick Vigouroux, MEP, Paris,11 janvier 2006, 10 h 30-12 h, dans le cadre de lexposition Foto Povera 3.

    8Table ronde cite.

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    DELAPLANCHECONTACTARGENTIQUELICNE" CORBEILLE"

    Il y a quelques annes, Arte et le Centre Nationale de la Photographie (Paris)avaient produit une passionnante mission tlvisuelle, qui a depuis t rditeen VHS et DVD : Contacts.

    Comme le nom lindique, le concept de chaque pisode consistait deman-der un photographe de commenter lune de ses planches contacts, le contexte dela ralisation, le pourquoi et le comment, et surtout les renoncements, hsitations, lechoix des recadrages inscrits au crayon rouge , les consignes de tirage, et surtout,et cest cela qui nous intresse ici, le fait que 10 ou 20 ans aprs, il tait possibledexercer un repenti:

    Limage juge trs bonne dans le feu de laction lanne de la prise de vuepeut paratre banale et tre finalement exclue quelques annes aprs ; linverseune prise de vue juge insignifiante voire maladroite, rate, saffirme avec force

    comme une trs bonne image avec le recul du temps pass. On peut comparer celaaux manuscrits rdigs la main ou tapuscrits taps la machine et retouchs lamain dantan, lusage que font aujourdhui les crivains de leur Macintoshou leurPC : une fois le mot ou le paragraphe jet dans la corbeille prdatrice, sil na pas eudimpression papier intermdiaire, comment revenir en arrire, rcuprer ces mots

    jugs mauvais ou mal associs, et finalement regretts ?

    Dans lutilisation des appareils numriques, et malgr, sur lcran LCD, lapossibilit (emprunt aux pratiques argentiques) dafficher sous forme de planches-contacts les images, la frnsie de prise de vue, exagrment accumulative, estinversement proportionnelle leur suppression rapide et dfinitive. Plus assez demmoire dans lappareil dont on na pu vider les informations dans lordinateur silnest pas proximit de soi. Chez soi pas de problme, mais ltranger si lonemporte un portable, ne risque-t-on pas de l'abmer ou de se faire voler ?

    Cest sur le terrain, le tissu ou territoire sensible de la mmoire que se joueen fait le principal bouleversement : au moment de la slection des images, accu-mules en plus grande quantit que jadis (pas de frais de dveloppement ; on peutse contenter de les stocker dans lordinateur), et beaucoup plus vite aussi suppri-mes dans licne corbeille, sans saccorder le temps du recul parfois ncessairepour juger si une vue est valable ou pas. Pas de repenti possible ; alors que la

    planche contact argentique permettait cela : revenir plusieurs mois sinon plusieursannes sur la slection faite jadis ! ... Il y a donc l un paradoxe dans cette frnsiequasi compulsive daccumulation dimages, si facilement et rapidement jetes. Lemmoire visuelle est de plus en plus phmre. Avide de mmoriser le plus possibledinformations visuelles, et quil soit amateur ou professionnel, le nouvel oprateursouffre pourtant souvent damnsie immdiate...

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    Bernard Plossu, Portrait de Marc Trivierdans son appareil, 1992Courtesy Galerie Michle Chomette, Paris

    Yannick Vigouroux, fond d'cran de mon tlphonemobile, 2004

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    Edmond COUCHOT

    DOCTEURDTATETPROFESSEURMRITEDESUNIVERSITS

    TEMPS ET PHOTOGRAPHIE, DE L'OPTIQUE AU NUMRIQUE

    Comment faisait-on des images avant linvention de la photographie ?Comment fait-on des photographies avec les ordinateurs ? Quest-ce qui perdureet quest-ce qui change entre les techniques optiques et les techniques numri-ques ? Comment se nouent et se dnouent les lignes de temps au cur de limage ?

    Quelles relations la mmoire et loubli la photographie numrique instaure-t-elle ? La photographie est-elle dfinitivement morte ou en train de rebondir ?Telles sont les questions qui se posent actuellement tous ceux qui utilisent ouaiment la photographie.

    TECHNIQUEPERSPECTIVISTEETTECHNIQUEPHOTOGRAPHIQUE

    Avant linvention de la photographie, les images taient faites la main,quil sagt de peintures sur bois, de fresques murales ou de miniatures sur parche-min. Certains outils et techniques facilitaient leur ralisation, mais nintervenaientpas dans la mise en forme des personnages, des objets ou des dcors composantlimage qui restait luvre du peintre. la Renaissance, cest encore la mainque sont faites les images, mais le peintre, pour figurer des scnes, religieuses ouprofanes, en trois dimensions, sur le plan bidimensionnel du tableau, a recours un ensemble de dispositifs optiques et gomtriques appel perspective projection centrale ou perspective linaire. Ce procd purement manuel, bienquassist optiquement et gomtriquement, resta lunique moyen de reprsenterde telles scnes pendant prs de quatre sicles, de la fin du premier quart du XVesicle la fin du premier quart du XIXe sicle, date laquelle apparat la premirephotographie de lhistoire attribue Nipce, en ralit une hliographie.

    Linvention de la photographie qui mit plusieurs annes se perfectionner,loin de remettre en cause les codes de la reprsentation optique (projection dunespace tridimensionnel sur un espace bidimensionnel), ne fit au contraire queles consolider. On ne saurait pourtant dire quaucune diffrence nexiste entre

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    une photo et un tableau perspectiviste. Quest-ce qui perdure donc et quest-cequi change entre les deux techniques ? Ce qui perdure, cest dabord la structureoptique des deux dispositifs, avec trois diffrences qui naltrent en rien leur iso-morphisme. 1) Au point de vue occup par lil au sommet de la pyramide visuellese substitue lobjectif de la chambre optique (ou camera obscura) ; 2) ce qui

    dplace le plan dintersection, en loccurrence la surface photosensible, derrirele point de vue ; 3) limage projete sur le fond de lappareil photographique estinverse, mais elle reste isomorphe limage projete sur le plan dintersectionde la pyramide visuelle construite par la perspective linaire. Pour le photogra-phe qui observe cette image derrire le verre dpoli de la chambre noire, tout sepasse comme sil occupait toujours lapex de cette pyramide visuelle. Le choixde ce point de vue appartient au photographe, comme il appartenait au peintre.(Fig. 1 et 2)

    Les changements principaux, qui apparurent comme une rvolution lorigine, concernent dabord la morphogense de limage, cest--dire la faondont les formes, en loccurrence le dessin, sont labores. Quoique les mthodesperspectivistes facilitent grandement la construction de la scne et les objets quilhabitent cest un pas considrable dans lautomatisation de la morphogensede limage , elles exigent encore un travail important du couple il-main. Il fautrelever manuellement et avec prcision sur lintersecteur1le contour des chosesvues, et bien que le trac gnral du dessin soit conforme aux lois perspectivis-tes, les couleurs, les lumires et les ombres sont ajoutes plus tard au tableau.Il en va de mme dans llvation gomtrique du carr de base. En revanche,louverture de lobjectif par lobturateur fait entrer dans la chambre noire, sans quela main intervienne directement, un flot de lumire organise manant de lobjet,qui transforme chimiquement la couche sensible ; laquelle rvlera, aprs traite-ment chimique, une image bidimensionnelle des objets photographis conformeau code perspectiviste. La photographie a lavantage de restituer une imagecomplte, avec ses ombres et ses lumires, ses couleurs ( partir de 1907), et sacomposition dfinitive. La lumire a remplac la main, le grain, trs visible dans

    les premires photos, a remplac la touche. Le premier est le rsultat de limpactdu flot actinique sur la substance photosensible, la seconde est le rsultat de lim-pact manuel du peintre sur le subjectile. Toutes ces oprations sont automatiqueset librent la main et lil de leurs tches habituelles.

    1 Lintersecteur est un dispositif dcrit par Alberti, consistant en un voile transparent tendu sur un cadrede bois que le peintre installe entre son il et la scne reprsenter. Lil tant plac derrire un illetonrglable, et gardant ncessairement une position fixe, le peintre dessine la main sur le voile le contourdes objets ou des personnages quil aperoit travers lui. Il reporte ensuite ce dessin sur le tableau par

    mise au carreau.

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    Fig. 1

    Fig. 2

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    CHRONOGENSE

    Avec la photographie, lautomatisation ne se limite pas la morphogensede limage, elle stend aussi sa chronogense entendons par l la maniredont le temps intervient au cours du faire propre lacte photographique. Alors

    que le temps du faire pictural se dcompose gnralement en plusieurs sancesde pose, en la prsence ou en labsence du modle, alors quil autorise autantde remords espacs dautant de temps que souhaite le peintre, le temps dufaire en photographie se condense dans la dure de louverture du diaphragmeau cours de la pose, instant unique et irrversible. Dure commise un obtura-teur qui tranche mcaniquement ce quon est convenu dappeler le flot continudu temps. Et bien que le temps du faire photographique puisse se prolonger adlibitumgrce aux manipulations optochimiques sur le ngatif dont le traitementest indfiniment ritrable, il nen reste pas moins que cest bien au cours de la

    pose que se forme limage latente, image princeps qui, elle, est irrversible, endpit des manipulations chimiques quon lui fera ventuellement subir. De par saposition en amont de la chane temporelle, la pose est le temps inhrent lactephotographique.

    Or, si cest bien le photographe qui garde linitiative de cadrer, de choisir lavitesse dobturation2, et de dclencher lobturateur, entre autres choses, ce quiadvient au cours de la pose ne lui appartient plus. Tandis que le peintre a tout loisirdintervenir sur son tableau au cours du faire pictural, le photographe sen remetaveuglment une machine optochimique. Aveuglment, car il ne voit pas limageau moment crucial o elle nat. Que la pose soit longue , si longue quelle laissechapper les objets en mouvement, comme dans les premires photographies, ou brve, avec laccroissement de la sensibilit des mulsions qui donne lim-pression dune quasi-instantanit, le temps pendant lequel lobjectif reste ouvertest irrversible ; le remords est impossible. Tout se joue, du moins lessentiel, encet instant qualifi autrefois de solennel par Alophe ou de dcisif par Cartier-Bresson de nos jours.

    En ce point de temps, en effet, la temporalit propre au sujet photogra-phiant et la temporalit propre lobjet photographi se croisent, se percutent,se fcondent et donnent naissance limage qui sinscrit son tour dans le flotdu temps. La pose est le temps zro de ltre de limage. lalignement spatial dusujet, de limage et de lobjet, correspondent trois tats temporels concomitants(aligns sur le mme axe temporel) de ces mmes acteurs, trois tats uniques et

    2 Qui, en fait, nest pas une vitesse mais une dure.

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    irrversibles. Certains photographes arrivent cependant sintroduire clandestine-ment dans le cours mme du temps de la pose. Par exemple, Michel Smniako.Dans ce but, le photographe travaille de nuit, ouvre lobturateur de son appareilet, muni dune lampe lectrique, il se promne dans la scne photographier,balaie du faisceau de sa lampe des objets ou des parties de cette scne, ou

    encore trace des mots lumineux dans lespace ; puis repasse de lautre ct delobjectif et ferme lobturateur. La photo, une fois dveloppe, rend compte de sonintervention, de sa prsence dans lespace photographi au cours de la pose. Maisil lui est toujours interdit de voir limage au moment o elle se cre. (Ce ne serapossible quavec la tlvision.)

    Limage photographique est lenregistrement, plus prcisment le tmoinde cette rencontre, scande par le claquement bref de lobturateur, ce bruit dutemps, comme dit Barthes. La pose cre un instant privilgi dans le continuum

    temporel o le sujet et lobjet sont rellement coprsents dans le mme lieu. Laprise de vue est une prise de temps qui rassemble en un seul nud des lignestemporelles trangres. Instant fugace aprs quoi chaque acteur retrouvera sapropre trajectoire temporelle, mais instant fondateur autour duquel sarticulera lacommunication visuelle.

    NOUER/DNOUERLENUDDUTEMPS

    Ainsi, lorsque le regardeur est face une photographie, il se retrouve men-talement et en partie corporellement dans la position du photographe face lascne quil vise, une position quil connat bien lui-mme et quil a trs souventvcue, car la pratique photographique est depuis longtemps courante. (Fig. 3)Il partage demble cest--dire sans convention pralable avec le photographe la temporalit de celui-ci, par nature incommunicable. Il partage ce prsent ole ici et maintenant du photographe se convertit en le ici et maintenant duregardeur. La temporalit du regardeur entre alors en rsonance avec celle duphotographe. En rinventant le prsent de la pose, le regardeur se projette lori-gine de limage. partir de ce prsent axial, il entre en rsonance, par le relais delimage, avec le temps de lobjet, de ltre ou de la scne reprsents, qui concideexactement avec linstant o nat limage. Les conditions dintelligibilit de limagesont alors ralises ; celle-ci est en tat de livrer son sens. Cest en jouant libre-ment avec le temps, en dnouant et en renouant le nud de temps reprsent parune photo, que le regardeur se fraie la voie qui mne son sens. a a t (disaitBarthes). Je dirais plutt a a trs probablement t, a a t mis en scneavec la volont du sujet de marquer sa prsence, a continue dtre, ce sera.

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    Ou parfois encore, a na pas t, car la rsonance temporelle est fragile ;un doute sinsinue (truquage, montage ?, est-ce bien une photo ?).

    On constate alors que cette situation nest pas loigne de celle que vit lespectateur face un tableau perspectiviste et rapproche peinture et photographie.

    La chronogense est identique. Dans les deux cas, la rsonance temporelle sta-blit par les mmes voies. La diffrence est dans la temporalit vcue par le sujet(le photographe) dans son rapport lobjet et limage. Elle nest plus semblable celle du peintre, car le temps du faire photographique a chang en sautomatisant,entranant un dplacement des fonctions de lauteur. On notera aussi que celui quiregarde un tableau ne se pose pas la question du a-a-t conforme la ralit,car le tableau est toujours compos, jou.

    Les techniques optiques et gomtriques de la peinture ne servent qu

    runir les lments figuratifs qui devront tre assembls hirarchiquement (dessurfaces aux membres et des membres au corps, selon Alberti) afin de com-poser le tableau final. Avec la photographie, la composition devient, en revan-che automatique et limage (latente) nat elle acheve dans sa composition.Lautomatisation de lacte de figuration prive, ou du moins tend priver le photo-graphe dune large partie de ce qui faisait auparavant le propre du peintre. Maiselle le laisse libre dimaginer autrement son propre choix du sujet, de langle deprise de vue, du moment, etc Elle le force dplacer son champ dintervention, redfinir sa responsabilit dauteur.

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    Fig. 3

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    MMOIRE/ANTIMMOIRE

    Cette rsonance temporelle entre le photographe et le regardeur estdclinable de mille manires. Certains photographes font en sorte damener leregardeur reconstituer et partager la mmoire collective ou individuelle dun

    fait, dun vnement, dune rencontre qui a effectivement eu lieu : cest toute laphotographie documentaire, historique et sociale, comme les 40 000 clichs prispar Edward Sheriff Curtis, surnomm lencyclopdiste de la mmoire indienne,celle des photos de famille, des copains, ou mme celle de photographes commeCartier-Bresson la recherche du fameux instant dcisif et de sa remmoration.Certains au contraire font en sorte de projeter le regardeur, partir du prsent dela pose, vers un futur, un venir qui veut se dtacher de tout lien avec le pass;pour eux, la photographie ne fonctionne pas comme une mmoire, mais commeune antimmoire cratrice dinstants nouveaux, non encore vcus. La photogra-

    phie est moins la reproduction dune ralit (elle lest toujours techniquement),que la cration dune ralit autonome qui prend naissance au cours de lactephotographique : les photogrammes de Man Ray ou les deux mgots calcinsquIrving Penn transforme en sculptures non identifiables (Cigarettes 69, 1972).Dautres oscillent entre les deux voies. Sophie Calle (Filatures parisiennes,1978-79), organise des rcits truqus o se croisent et se mlent des tempo-ralits et des personnages diffrents, en assemblant des photos quelle a faitprendre par dautres.

    LENUMRIQUEENPHOTOGRAPHIE

    Au cours du XXe sicle, les techniques figuratives ne cessent de sauto-matiser et de modifier la morphogense et la chronogense de limage. Le cin-ma permet lautomatisation de lenregistrement du mouvement et la tlvision,

    lautomatisation de la transmission quasi instantane de limage en mouvement.Dans chaque cas, la chronogense se modifie et provoque un changement deperception temporelle, changement qui se maintient cependant dans une certainecontinuit propre au rgime figuratif optique fond sur la capture de la lumire.Avec les procds numriques, dernire tape de lautomatisation de limage, lamorphogense et la chronogense subissent une mutation catgorique qui brisecette continuit et conduisent vers un nouveau rgime figuratif, celui de la simu-lation numrique. Sur lcran de lordinateur, limage numrique se prsente souslaspect dune matrice deux dimensions de points lmentaires lumineux et

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    colors les pixels concidant exactement avec une matrice mathmatique,dite mmoire dimage , qui contient des valeurs numriques (couleur et lumire)attribues aux pixels. Le pixel fonctionne ainsi comme une sorte dchangeur entrelimage et le nombre et permet le passage dans les deux sens de lun lautre.

    Il existe deux mthodes pour crer une image numrique. Soit, partir duncalcul et traduire des nombres en image, qui est dite alors de synthse. Soit, partirdune image dj existante (dessin, peinture, photographie sur papier ou diapo,film ou bande vido) et la traduire en nombres au moyen dinterfaces comme lesscanners. La diffrence entre les images non numriques et les images num-riques est simple. Alors que les images traditionnelles sont toujours obtenuespar lenregistrement dune trace trace matrielle (pigments, encres, etc.) dansle dessin, la peinture, limprimerie ; trace optochimique dans la photographie,lholographie et le cinma ou trace optolectronique dans la vido-tlvision ,

    techniquement limage numrique nest plus une empreinte laisse par un objetmatriel ou un flux dnergie sur un support, elle est le rsultat dun calcul effec-tu automatiquement par un ordinateur. Ses processus de fabrication ne sont plusphysiques mais computationnels et langagiers. Les deux types dimages, imagesde synthse et images numrises, cohabitent souvent (au cinma par exemple),sans quon puisse distinguer leurs origines.

    Depuis quelques annes les appareils photo numriques permettent dob-tenir directement des images pixellises traitables par ordinateur. La photographienumrique devient alors une photographie o la chambre noire de lappareil pho-tographique a t prolonge par la chambre virtuelle de lordinateur. Quest-ce quiperdure donc et quest-ce qui change entre la photographie optique et la photo-graphie numrique ? Ce qui perdure, cest dabord le dispositif optique. Limage seforme de la mme faon, travers un jeu de lentilles, sur un plan de projection.Ce qui change, cest la nature mme de limage : le support de limage est lec-tronique, limage est compose de pixels, non pas ceux de la vido-tlvision quirestent des points-images analogiques, mais des points-image contrls par unematrice numrique virtuelle. Ce qui ouvre de nouvelles possibilits.

    DU A-A-T A-SERA

    Il en rsulte plusieurs types dappropriation de la part des photographes.Le premier sinscrit dans le prolongement de la photographie optochimique tra-ditionnelle, en demeurant au plus prs de ce qui en fait la spcificit. Certes, lenumrique ajoute la photographie beaucoup de fonctions et davantages grce laccroissement des automatismes, il modifie en particulier la conservation etla transmission des images, mais il ne bouleverse pas fondamentalement la pra-

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    tique photographique. Des millions dutilisateurs sont passs de la photographieanalogique la photographie numrique sans modifier lusage de leur appareil, nileur esthtique. La chronogense et le rapport au temps du regardeur restent ceuxqui caractrisent la photographie traditionnelle : un jeu ambigu entre mmoire etantimmoire.

    Le second type dappropriation explore au contraire tout ce que le numri-que apporte de nouveau. Et la nouveaut, cest la possibilit dhybrider des tech-niques et des esthtiques diffrentes possibilit trs largement favorise par lenumrique qui transforme toutes les images en information. De ce point de vue,limage brute enregistre dans la mmoire dun appareil numrique fonctionnecomme un ngatif dont les possibilits de traitement seraient dmultiplies, auto-risant de trs nombreuses manipulations et hybridations (collages, retouches,dformations, corrections diverses irralisables avec loptochimique, reproduc-

    tion sans perte par rapport un original qui nexiste plus, etc). Beaucoup dephotographes travaillent ainsi leur premire prise, mais en gardant le souci de nepas trahir le caractre photographique de limage ; ils tentent de simuler le plusparfaitement possible la spcificit du mdium original et donner au regardeurlillusion quil est bien devant une vraie photo, sur papier pour en souligner lamatrialit, alors que cette photo est le rsultat dun traitement numrique.

    Ainsi opre Nicole Tran Ba Vang avec ses fausses photographies de nusqui ne laissent apparatre aucune trace de pixellisation trahissant leur originetechnique, malgr leurs trs grands formats. Les corps de femmes que lon y voitsont vtus de sous-vtements ou daccessoires dont la matire se confond avecla peau, sans quon dtecte la moindre discontinuit. Toujours dans lillusion ra-liste, Keith Cottingham synthtise, partir dune empreinte numrique de sonpropre visage, trois visages et bustes dadolescents qui nont jamais pos devantlobjectif, et qui nont mme jamais exist. Fictious Portraitsnous montre un tripletde clones issus de la mme matrice numrique. Aziz et Cucher recrent Adam etve. Mais le couple est frapp par les manipulations gntiques : leurs sexes ontdisparu ainsi que les aroles de leurs seins. Ils resteront sans descendance. RobinCollyer expose des photos de rues, volontairement banales, o toutes les tracesde publicit, tous les signes textuels qui sadressent dhabitude aux habitants ontdisparu. Les rues semblent frappes de mutisme. La ville ne parle plus.

    linverse, Paul Thorel, lun des premiers photographes utiliser lordina-teur ds le dbut des annes quatre-vingt, ne cherche pas donner une impres-sion de ralit. Il utilise des clichs sur papier glans au hasard quil numriseet quil traite la palette lectronique. Ces clichs sont ce point travaills, dfor-

    ms, dcomposs et recomposs, quils deviennent totalement mconnaissables

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    et perdent toute attache avec leur origine. On ny voit plus que rythmes, textu-res, glissements, motifs abstraits pars parfois dun dtail renvoyant une formeexplicite dautant plus curieuse. Le temps du faire photographique se rapprochealors du temps pictural sans sy confondre. Photo ou peinture ?, se demande leregardeur.

    Les possibilits de traitement de la photographie numrique offertes parle deuxime type dappropriation orientent son esthtique vers une hybridationbeaucoup plus intime entre le a-a-t. et le a-sera, entre le souvenir et lan-ticipation. La photo met en rsonance le regardeur avec linstant fondateur de lapose. Ce quil voit a bien lair davoir t l, devant le photographe : ces corps,les murs de cette ville, ces ttes dadolescents ; a a t, trs probablement.Mais ce prsent retrouv le projette aussi vers une temporalit qui na jamais t,qui est venir, imaginer : a sera. Une oscillation stablit alors entre mmoire

    et antimmoire. Ce caractre que lon retrouve, certes, dans beaucoup de photo-graphies optochimiques, saffirme alors avec force. Le truquage, une autre formede lillusion, est la tentation permanente de cette photographie.

    RSEAUXETMULTIMDIAS

    Le troisime type dappropriation est proche du prcdent, mais son modede distribution (conservation, diffusion, rception, disparition) est diffrent : il meten jeu les rseaux numriques, principalement le Web et les rseaux tlpho-

    niques ouverts par le tlphone portable. Une photographie distribuable quasiinstantanment sur lInternet, des milliers dinternautes, modifie encore unefois la chronogense de limage et le rapport au temps que le regardeur entretientavec elle. La photo quitte alors son support-papier pellicule (diapo) pour un cranlectronique miniaturis ; elle peut tre dorigine optochimique ou numrique,mais son mode de distribution en transforme assez profondment la rception. Letlphone portable, de son ct, devient un appareil photographique, et permetdchanger des images trs rapidement mais pas encore en direct. On nest pasdans la situation de la tlvision, mme lorsque les usagers se transmettent depetites squences dimages animes, comme cest devenu possible.

    Le quatrime type dappropriation consiste intgrer la photographie dansdes mdias diffrents. La photo perd alors sa spcificit au profit dune hybri-dation complexe o elle se mle la peinture, au dessin, la photocopie, auvidogramme, au photogramme, limage de synthse, au texte. Ce type est leplus rpandu, car il caractrise dans son ensemble le multimdia, technique dhy-bridation sans prcdent qui brasse des images de toute origine technique, fixesou mobiles, accompagnes possiblement de son (musiques, paroles, bruits).

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    TEMPSUCHRONIQUE: APEUTTRE, SI...

    Le cinquime type dappropriation explore lui aussi une spcificit delimage numrique totalement trangre la photographie optochimique : linte-ractivit. Il existe une nouvelle photographie interactive, cest--dire capable de

    ragir au comportement du regardeur et de traduire cette raction par une alt-ration plus ou moins marque. Linstallation distance, de Damaris Risch, est unautoportrait photographique grandeur nature constitu dune srie de cinq centsphotographies prises par lauteur et senchanant en de trs lents fondus. Mais lepersonnage virtuel reprsent par le portrait virtuel, car ce portrait est affichsur lcran dun ordinateur est dot dune intelligence artificielle qui lui donnela capacit de ragir son environnement : il fait la diffrence entre le jour et lanuit et il dtecte la prsence du regardeur. Pendant la journe, son visage exprimecinq sortes dmotions (la peur, la colre, la tristesse, la joie et la mditation).

    Pendant la nuit, son comportement est autre : les changements dexpression sonttrs subtils, peine perceptibles, comme ensommeills.

    Techniquement, lenchanement des images pr-enregistres des instan-tans photographiques est le rsultat du droulement dun programme informa-tique qui interprte les attitudes des ou du regardeur travers une camra numri-que couple au dispositif, et qui choisit en consquence dy rpondre en exprimanttelle ou telle motion de base selon des rgles dfinies par lauteur. Quoiquelgrement mobiles, ces images ne sont pas du cinma : elles ne recomposentpas un mouvement qui a dj eu lieu et qui a t enregistr par une camra la cadence de 24 photogrammes par seconde. Elles sont dotes dune sorte devie et dintelligence (artificielles) : cest un nouvel tat de la photographie unephotographie mobile qui nous regarde, nous observe, nous rpond.

    Joseph Nechvatal a cr une srie de portraits photographiques trssinguliers (Fig. 4). Ces portraits, daspect trs classique mais raliss avec unappareil numrique, sont soumis lattaque destructrice de virus informatiquesqui les rongent et les dtruisent. Pour que cette dgradation ait lieu, il faut quele regardeur intervienne et dclenche volontairement lopration. Les virus semettent alors vivre et se dveloppent en se nourrissant de limage. Alors que laphotographie est considre par beaucoup comme une manire de suspendre letemps, le parti pris provocateur de Joseph Nechvatal est dacclrer au contrairela course de limage vers sa mort, den effacer la mmoire. Le temps du voir neconcide plus alors essentiellement avec le temps du faire, mais avec son inverse,quon pourrait appeler le temps du dfaire. Le regardeur vit le temps de la des-truction de limage. Mais le regardeur a la possibilit darrter quand il le veut

    leur prolifration, il reste le matre de ce temps hors du temps. Il peut arrter la

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    dgradation ou restaurer le portait qui se prsente alors comme un portait tradi-tionnel, autant de fois quil le dsire. Un autre jeu sinstaure entre la mmoire etloubli, la vie et la mort.

    Le temps que ces deux uvres photographiques (lautoportrait de Risch et

    les portraits de Nechvatal) font vivre au regardeur nest pas celui que le photogra-phe a vcu lors de la prise de vue, cest un temps qui nat au moment mme ole regardeur est en prsence de la photographie et interagit avec elle. Jai appelce type de temporalit propre linteractivit numrique le temps uchroni-que. Cest un temps potentiel, indfiniment ractualisable : un temps hors dutemps3. La technologie introduit l une rupture avec le temps chronique pro-pre aux systmes figuratifs optiques (une certaine peinture, la photographie, lecinma et la tlvision). Limage numrique interactive ne re-prsente plus, ellesimule le prsent. Un prsent qui nat de la rencontre autorise par le programme

    informatique entre le regardeur et limage. La synchronisation du temps du voiravec le temps du faire, qui conditionne lintelligibilit de limage, est alors totaleet immdiate. Limage apparat au moment mme o le regardeur interagit avecelle, elle nat sous son regard. Elle nest plus la ractivation dun vnement quia eu lieu (le choc dun faisceau lumineux sur la plaque sensible) dun a-a-tmmoris par la pellicule , mais elle fait merger une pure ventualit un apeut tre, si.... Si le regardeur dclenche le droulement du temps uchroniquepar sa prsence.

    LAPHOTOGRAPHIEDEMAIN?

    La rapidit avec laquelle sest rpandue la photographie numrique, auprsdes professionnels, des artistes et des amateurs, laisse prsager la fin de la photo-graphie optochimique. La quasi-majorit des fabricants dappareils et de produitsse convertit au numrique. Mais devenant de plus en plus rare, la photographietraditionnelle se destine des fonctions de plus en plus spcifiques et prcieusesque la photographie numrique ne peut satisfaire. Certains y trouvent un moyende se distinguer. Cest au moment o sa disparition semble pr