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Quelle place pour les personnes handicapees ? Les aleas de la discrimination positive Du handicap a l'exclusion: des frontieres brouillees Le risque de naftre different Catherine Ba rral, Alain Blanc, Michel Chauviere, Fran<;ois Ewald, Marcel ]aeger, Danielle Moyse, Henri-]acques Stiker Critique des idees re<;ues sur le Chiapas Castoriadis et la Grece ancienne Pierre Vidal-Naquet Woody Allen, Philip Roth, Salman Rushdie La Tchetchenie, la Russie et les bombes a retardement du totalitarisme. DsK et la Mnef: tolerance zero pour les politiques? ]eanne d'Arc vue par Luc Besson. Otar Iossellani. Decembre 1999

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Quelle place pour les personnes handicapees ?

Les aleas de la discrimination positive Du handicap a l'exclusion: des frontieres brouillees

Le risque de naftre different

Catherine Barral, Alain Blanc, Michel Chauviere, Fran<;ois Ewald, Marcel ]aeger, Danielle Moyse, Henri-]acques Stiker

Critique des idees re<;ues sur le Chiapas

Castoriadis et la Grece ancienne Pierre Vidal-Naquet

Woody Allen, Philip Roth, Salman Rushdie

La Tchetchenie, la Russie et les bombes a retardement du totalitarisme. DsK et la Mnef: tolerance zero pour les politiques? ]eanne d 'Arc vue par Luc Besson. Otar Iossellani.

Decembre 1999

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Castoriadis et la Grece ancienne

Pierre Vidal-Naquet*

CASTORIADIS FUT UN THEORICIEN de l'autocreation et c'est l'autocrea­tion, celle clont il devenait lui-rneme l'exemple par sa vie et son reuvre, qu'il retrouvait dans la polis grecque et tout particulierement, bien entendu, a Athenes1.

Presentant, il y a deja un bon nombre d'annees, la candidature de Cornelius Castoriadis a l'Ecole des hautes etudes en sciences sociales, je racontai l'anecdote que voici. Un celebre professeur de droit romain se trouvait un jour a Ferney en meme temps que D' Alembert. Voulant exprimer son admiration envers Voltaire, il dit a l'animateur de l'Encyclopedie: il n'y a qu'en droit romain que je le trouve un peu faible. Tel est exactement mon avis, repondit D' Alem­bert, en ce qui concerne les mathematiques. Je fis valoir que tel n'etait pas mon avis en ce qui concerne les rapports de Castoriadis avec la Grece ancienne. Je pouvais discuter avec lui sur Platon et sur Eschyle sur un pied d'egalite.

J'ai connu la revue dans laquelle il s'exprimait, Socialisme ou bar­barie, a la fin de 1956 ou au debut de 1957, apres la revolution de Budapest et la repression qui y mit fin2. Mais c'est un peu plus tard que j'ai compris que ce que Castoriadis appelait le « socialisme » et qu'il appela plus tard l'auto-institution de la societe devait beaucoup a l'ideal de la democratie athenienne tel qu'il est represente au positif

* Pierre Vidal-Naquet a publie ses Memoires en deux tomes: la Brisure et l'attente (1930-1955) et le Trouble et la lumiere (1955-1998), Paris, Le Seuil/La Decouverte, 1995, 1998. Voir aussi « Une invention grecque: la democratie '"Esprit, decembre 1993.

1. J'ai laisse il. cet expose, ou se melent souvenirs et analyses, le caractere oral qui a ete le sien lorsque je l'ai presente a l'occasion des « Journees Castoriadis "• le 24 juin 1999. Je remer­cie Stella Manet pour son ardeur et son amitie.

2. J'ai conte a ce sujet quelques "Souvenirs il. batons rompus „ dans !es Melanges Castoriadis ( autonomie et autotransformation de la societe; la philosophie militante de Cornelius Castoriadis), sous la dir. de G. Busino, Geneve, Droz, 1989, p. 17-26. Ces Melanges formaient le n° 86 de la Revue europeenne des sciences sociales.

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par l' « oraison funehre » que Thucydide prete a Pericles, Oll par le recit developpe par Protagoras dans le dialogue que Platon a nomme du nom du grand sophiste, et, au negatif, par la Constitution des Atheniens du Pseudo-Xenophon, que nous appelons, dans notre jar­gon, le Vieil Oligarque.

C'est en 1958 que j'ai pris contact pour la premiere fois avec le groupe qui editait la revue. Et peu importe que ces memhres aient ete ensuite des « dissidents » puisqu'il s'agissait de Jean-Fran~ois Lyotard et de Pierre Souyri. Je dois hien l'avouer, je tenais alors la « democratie » athenienne pour largement fictive, puisqu'elle laissait de cöte les femmes, les meteques et les esclaves. Souyri me dit alors : tu sais hien que les paysans atheniens, lorsqu'on dehattait de quelque chose qui les interessait vraiment, venaient a !'Ecclesia, a l'assemhlee du peuple. Soit dit en passant, c'est le meme Souyri, qui ecrivait dans la revue des analyses extremement remarquahles sur la Chine de Mao, qui me fit connaitre le premier le livre de K. A. Wittfogel, Oriental Despotism que je devais ensuite faire traduire et introduire non sans provoquer quelques renious3.

Quelques annees apres, pendant l'hiver 1963-1964, dans un cercle qui avait pris le nom de Saint-Just, j'ai fait un peu mieux connais­sance avec les deux fondateurs de Socialisme ou barbarie, Castoriadis et Claude Lefort, qui passerent ainsi du mythe a la realite. Trois spe­cialistes de la Grece antique, J.-P. Vernant, Fran~ois Chatelet et moi avions CtC conviCs a debattre sur le theme de la democratie antique. Lefort et Castoriadis redecouvraient a l'epoque, au-dela du marxisme, l'idee democratique et tout particulierement l'idee de la democratie directe auto-instituante. Si l'on relit effectivement aujourd'hui l'uto­pie castoriadienne qui s'appelle Sur le contenu du socialisme4, on constatera qu'en effet, il existe un lien etroit entre l'idee de la demo­cratie directe et le theme de l'autogestion radicale qui est au centre de ce texte, avec evidemment cette enorme difference que la demo­cratie athenienne se developpait dans un monde preindustriel, et que la question de la gestion des usines et des hanques ne se posait pas. A maintes reprises Castoriadis a employe, pour caracteriser la demo­cratie grecque, le mot de « germe5 » et je crois qu'on peut, sur ce point, lui donner raison.

Je placerai mon expose sous un triple chapeau, sous le signe de trois mots : le mot polis, le mot histoire (historie) et le mot poesie (poie­sis ), trois mots grecs hien entendu - Castoriadis etait passionnement

3. On les trouvera evoques dans mon livre la Democratie grecque vue d'ailleurs, 2" ed., Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1996, p. 267-276.

4. Elle a ete republiee en 1979 aux editions 10/18. 5. Voir, par exemple, dans Domaines de l'homme, les Carrefours du lab)'rinthe, vol. II, Paris,

Le Seuil, 1986, p. 261-306, le texte intitule « Lapolis grecque et Ja creation de la democratie "• notamment p. 286.

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hellene, mais, au rebours de certains Grecs d'aujourd'hui, il ne croyait pas que le fait de parler le grec le dispensait d'etudier directement les auteurs grecs. Il le faisait par une lecture directe des grands textes, d'Homere a Aristote, se faisant poete avec les poetes, historien avec les historiens, philosophe avec les philosophes, tout en gardant la dis­tance reflexive indispensable. Son commentaire du Politique de Platon6 temoigne, a lui seul, de son expertise. Je n'affirme pas qu'il a toujours raison, en tous les cas, que je lui donne toujours raison, mais, tres souvent, il apporte sur tel vers d'Eschyle, sur telle analyse d'Aristote, une lecture nouvelle, qui peut parfois etre discutee, mais qui vaut largement celle de tous les professionnels reunis.

Les mutations de la cite

La polis d'abord. Nous traduisons ce mot par cite. Avec raison, contre les Anglo-Saxons qui disent: city state, ce qui a l'inconvenient, justement denonce par Corneille, de faire croire qu'il s'agit d'un Etat, voire d'un embryon d'Etat7• Inaugurant, en 1978, la serie des Carrefours du labyrinthe, Castoriadis demandait :

Qu'est-ce que Platon et Aristote auraient-ils pu penser de la politique si le peuple grec n'avait pas cree la polis8 ?

On est la au creur de la pensee castoriadienne. Il s'agit la d'une crea­tion, d'une invention. Castoriadis ecrit :

Les Atheniens n'ont pas trouve la democratie parmi d'autres fleurs sauvages qui poussaient sur la Pnyx, ni les ouvriers parisiens n'ont deterre la Commune en depavant les boulevards9•

I:idee socialiste comme l'idee democratique sont des inventions. La cite grecque elle-meme natt trois siecles environ avant la democratie. Elle est elle aussi une invention. Il y eut en Phenicie des cites avant la cite grecque, mais ces cites n'affirmaient pas s'exprimer en nom collectif.

Castoriadis s'emerveillait avec raison du edoxe, « il a plu au peuple » des inscriptions classiques et hellenistiques. Mais avant edoxe, il y eut eFaoio, a Dreros en Crete, au vne siede avant notre ere. Il y eut un surgissement de la cite, comme il y eut trois siecles plus tard un surgissement de la democratie ou de la tragedie. On peut cependant completer ce qu'a ecrit Castoriadis, en montrant, comme

6. 11 vient de paraltre au Seuil. S'y ajoute le volume VI des Carrefours du labyrinthe ou l'on trouve des textes sur Eschyle, Sophocle et Sapho auxquels je renvoie plus loin. Voir !es comptes rendus qui en sont donnes dans la rubrique « Librairie » du present numero.

7. C. Castoriadis, Carrefours du labyrinthe, vol. I, Paris, Le Seuil, 1978, p. 124-125. 8. Jbid., p. 20. 9. C. Castoriadis, l'Institution imaginaire de la societe, Paris, Le Seuil, 1975, p. 187; on

notera au passage l'allusion a Mai 68.

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l'ont fait M. I. Finley, J.-P. Vernant et beaucoup d'autres, que si la cite est nee dans le monde grec, le Grec n'est pas ne citoyen. Avant la cite, il y a eu cet avatar modeste du « despotisme oriental » qui s'ap­pelle le monde « palatial » de Cnossos, Mycenes, Mallia, Tirynthe, et quelques autres. Certains y voient, comme Henri Van Effenterre, la cite deja en fonction. C'est cette hypothese hero'ique qui conduisit cet historien a ecrire un livre intitule: la Cite grecque des origines a la dejaite de Marathon 10• Naturellement on peut raffiner sur ce point, comme l'ont fait des auteurs comme Claude Berard ou Anthony Snodgrass11 . Frarn;;ois de Polignac a suggere que la cite repose sur une sorte d'alliance entre l'agora du centre, lieu civique, et le temple de l'exterieur, lieu-limite12. On voit, par exemple, a Eretrie, en Eubee, une tombe royale se transformer en lieu du culte hero'ique. Avec la cite, on assiste a la naissance de ce que certains, clont je suis, ont appele l' « espace civique ». Ce que Castoriadis a ecrit sur le temps est particulierement subtil et raffine. Le temps civique, nalt en meme temps que l'espace civique et le temps est, lui aussi, l'reuvre de l'imaginaire, il est nie en meme temps que cree :

L'institution sociale du temps imaginaire tend toujours a etre recou­vrement et occultation, denegation de la temporalite comme alterite­alteration13.

Et encore: Il ne serait meme pas suffisant de dire que la description ou l'analyse d'une societe est inseparable de la <lescription de sa temporaliie ; la description et l'analyse d'une societe est evidemment description et analyse de ses institutions et de celles-ci la premiere est celle qui l'institue comme etre, comme etant-societe, et cette societe-ci a savoir son institution comme temporalite propre14•

Dans un texte de 1990, Castoriadis ecrivait: Dans ma perspective, la Grece qui importe est la Grece qui va du vme au ye siecle. C'est la la phase pendant laquelle la polis se cree, s'ins­titue et, dans la moitie des cas environ, se transforme plus ou moins en polis democratique. II y a encore des choses importantes qui se passent au IVe siecle et meme apres15 [ „.].

J' avoue que ce « meme apres » me pose probleme. Si pour Castoriadis, le IVe siecle est le siecle de ce qu'il appelle « la deuxieme naissance

10. Henri Van Effenterre, la Cite grecqlle des origines a la defaite de Marathon, Paris, Hachette, 1985.

11. Claude Berard, Eretria, III, !'Heroon a la porte de l'Ol!est, Eretria, follilles et recherches III, Berne, 1970; Anthony Snodgrass, la Grece archai"qlle, trad. A. Schnapp­Gourbeillon, Paris, Hachette, 1986.

12. Fran9ois de Polignac, Naissance de la cite grecqlle, ed. revue et mise a jour, Paris, La Decouverte, 1995.

13. C. Castoriadis, l'lnstitlltion imaginaire de la societe, op. cit., p. 293. 14. Jbid., p. 285. 15. C. Castoriadis, « Imaginaire politique grec et moderne» (1990), in Carrefollrs dl! laby­

rinthe, vol. IV, op. cit„ p. 159-182, citation p. 163.

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de la philosophie » : apres Anaximandre, Parmenide et Heraclite, Platon et Aristote, il est clair que, a ses yeux, comme pour toute histo­riographie qui commence avec Thucydide et se prolonge de Plutarque a Toynbee, le ve siecle, des guerres mediques a la chute d'Athenes, est le Grand Siecle. Il y a du vrai dans ce jugement: c'est le siecle de la tragedie, des frontons d'Olympie, de Phidias, de l'oraison funebre attribuee a Pericles par Thucydide16 clont on ne dira jamais assez qu'elle est une apologie de la generation de Pericles, plus que celle de ces ancetres qu'honoreront les orateurs du ive siecle.

Il y a effectivement quelque chose de prodigieux dans le rythme du changement tel qu'il s'instaure au ve siecle. Songeons a ce qui separe Eschyle d'Euripide ou les frontons d'Olympie de l'Erechtheion. Ce n'est, et pour cause, pas au ve siecle que l'on pourrait parler d'un art neoclassique, ni d'ailleurs d'un art « neo-archai:que ». Pour illustrer ce rythme nouveau de l'interiorisation du temps social historique par les Atheniens, Castoriadis s'est appuye sur un texte fameux de Thucydide (1, 70) dans lequel il laisse les Corinthiens expliquer aux Spartiates ce qui diff erencie le comportement athenien du leur1 7 :

Car ceux-ci [les Atheniens] sont novateurs, et rapides a l'invention comme a l'accomplissement par les actes de ce qu'ils ont decide; tandis que vous [les Lacedemoniens] vous contentez de sau ver ce que vous avez, n'inventez rien et n'accomplissez meme pas l'indispen­sable. Et encore, eux, osent au-dela de leur puissance, cherchant le danger contre le raisonnable et restent pleins d'espoir devant les mal­heurs; quant a vous, vous agissez en de9a de votre pouvoir, n'attachez meme pas de foi a ce qui est certain, et croyez que vous ne serez jamais debarrasses de vos maux. Ils sont infatigables tandis que vous menagez votre peine, ils s'expatrient facilement tandis que vous ne pouvez pas vous arracher a votre pays car en partant, ils pensent acquerir quelque chose, et vous ne pensez qu'au dommage que pour­rait subir ce que vous avez deja [ ... ].

Dans cette transformation d' Athenes, dans cette incroyable serie de mutations brusques, quelle est la place specifique du IVe siecle, c'est­a-dire du siecle de la philosophie ? Evoquant d'un mot ce moment historique, Castoriadis le definit comme l'epoque ou « le philosophe cesse d'etre philosophe-citoyen (Socrate) et, "s'extrayant" de la societe, parle sur elle18 (Platon) ».

C'est la une affirmation qui pose plusieurs questions. Est-il vrai qu'il y a une coupure dans l'histoire d' Athenes a l' extreme fin de ce

16. Sur l'oraison funebre comme genre et comme institution, le livre classique est celui de N. Loraux, l'Invention d'Athenes. Histoire de l'oraison funebre dans la « cite classique '" La Haye­Berlin-Paris, Mouton, 1981 (plusieurs reeditions, clont la derniere chez Payot, Paris, 1993).

17. M'adressant !'Institutionen mai 1975, « Corneille » (surnom de Castoriadis) avait attire mon attention avec une feinte apprehension sur sa traduction de Thucydide, aux pages 287-288. C'est naturellement elle que je cite.

18. C. Castoriadis, « Une interrogation saus fin » (1979), in Carrefours du labyrinthe, vol. II, op. cit., p. 245.

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siecle clont personne ne savait, bien sftr, qu'on l'appellerait un jour ve siecle, disons, plus precisement apres la crise marquee par trois evenements majeurs: la chute d'Athenes en 404, le gouvernement des « trente tyrans » et la restauration democratique en 403 ? Apres Nicole Loraux, j'insisterai sur l'importance de l'une des clauses de l'accord conclu sous l'archontat d'Euclide (403/402): µi) µVl]Ol,K<XKEtV, « il est interdit de reprocher a qui que ce soit Süll

passe19 ». C'etait la, effectivement, installer l'oubli au cceur de la cite. Je pense clone que la coupure est reelle, et je ne suis pas le seul a en juger ainsi, bien qu'il ne me paraisse pas evident que cette cou­pure soit, comme le pensent certains, positive. Ainsi par exemple, Martin Ostwald, dans un livre important : From Popular Sovereignty to the Sovereignty of Law20• Pour lui, ce n'est plus le peuple qui est roi, mais la loi. Et il est vrai que, comme le dit Castoriadis, la demo­cratie suppose le droit pour le peuple de se tromper lourdement, ainsi en votant la fatale expedition en Sicile, voire de se conduire de fagon criminelle, ainsi en 406 au moment. de l'affaire des Arginuses, quand le peuple fit executer sommairement les generaux empeches par la tempete de repecher les citoyens noyes ou en <langer de l'etre apres la victoire.

Xenophon nous fait entendre les cris de la foule : ÖEtmv dvm Ei µfi ni:; ECX.O"El 'tCl"V öl)µov 1tpU't'tElV 0 av ßoUAT]'tat, (( il est abominable d'empecher le peuple de faire ce qu'il veut21 ».

Aristote pensait lui aussi que ce tournant de l'archontat d'Euclide etait une des onze metabolai, une des onze transformations qui mar­querent l'histoire d' Athenes. 11 pensait meme que c'etait la plus importante, puisque ce fut a ses yeux la derniere22 .

Disons-le par parenthese, je pense, comme Castoriadis, que les metabolai, ou du moins les principales d'entre elles, ne sont pas des mutations pour rire. Apres Solon, au debut du vre siecle, il est entendu qu'on ne peut pas etre a la fois esclave et Athenien. La revolution clis­thenienne, sur laquelle j'ai travaille avec Pierre Leveque il y a trente­six ans et qui, gräce a David Curtis, a eu trente-deux ans apres son edi­tion frangaise son edition americaine23, a fixe pour longtemps les

19. Aristote, Constitution d'Athenes, 39, 6; voir N. Loraux, « L'oubli dans la eile•>, le Temps de la reflexion, I (1980), repris dans la Cite divisee. L'oubli dans la memoire d'Athenes, Paris, Payot, 1997, p. 11-40.

20. Martin Ostwald, From Popular Sovereignty to the Sovereignty of Law, Berkeley et Los Angeles, University of California Press, 1986.

21. Helleniques, I, 7, 12. 22. Aristote, Constitution d'Athenes, 41. Profitons de eette referenee pour dire apres

Castoriadis et d'autres que le titre sous lequel on eile cet ouvrage est absurde. Le titre correct serait : le Regime (politique) des Atheniens.

23. P. Leveque et P. Vidal-Naquet, Clisthene l'Athenien. Essai sur la representation de l'es­pace et du temps dans la pensee politique grecque de la fin du VI' siecle a la mort de Platon, Paris, Les Beiles Lettres, 1964, trad. angl., avec quelques complements, clont nn texte de C. Casto­riadis, par D. A. Curtis, Humanities Press, 1996. On trouvera dans ce livre les indications que je resume iei.

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cadres de la democratie athenienne. Positivement, les institutions seront imitees par les democraties qui se developperont apres Athenes et sur son exemple. Negativement, le legislateur inconnu qui crea la Confäderation beotiennne telle qu' elle fonctionna de 4 71 a 386, et que nous connaissons par les Helleniques d'Oxyrrhynchos, se voulut un anti-Clisthene. La ou les Atheniens scandaient les chiffres 3, 5, et 10, les Beotiens se repartissaient selon les chiffres 4, 6 et 11, et d'une maniere qui sentait l'artifice aussi bien que celle clont usa Clystere a Athenes a la fin du Vle siede. Le legislateur oligarque fait ainsi face au legislateur qui crea la democratie. Et Platon encore, a la fin de sa vie, dans les Lois, transpose l'espace disthenien dans le temps des dieux. Les dix tribus, les dix prytanies deviennent douze, chiffre emprunte au calendrier religieux qu'avait precisement ecarte Clisthene.

Mais revenons a cette coupure de la fin du ye siede qui met en place le regime decrit par Aristote. Le 1ve siede, pris en gros, est le siede de la philosophie ecrite (Socrate, qui n'ecrivit rien, boit la cigue en 399); c'est le siede du nomos, de la loi, meme si l'idee du nomos maltre ou roi24 est une idee ancienne. C'est aussi en son milieu, l'epoque ou ces moderes chers a Jacqueline de Romilly25 ont une grande influence. Quand j'etais jeune assistant a la faculte de lettres de Caen, en 1956-1957, j'expliquai un jour a mes etudiants que l'un des plus prestigieux de ces hommes, Euboulos (Eubule) etait democrate comme Antoine Pinay etait republicain. Ce n'etait pas beaucoup dire.

Le siecle de la philosophie ecrite est par excellence celui de la haine philosophique de la democratie. Certes Platon a eu l'honnetete de ne pas defigurer le seul penseur, avec Democrite, clont il reste un peu plus que des traces. Encore faut-il s'adresser, pour ce qui concerne Democrite, a des textes latins (Lucrece) ou byzantins26

(Tzetzes) et pour Protagoras, theoricien de la democratie et du contrat social, au Protagoras et au Theetete de Platon. Reste que la vraie question soulevee par les ecrits de Castoriadis est de savoir quand nous faisons mourir la cite democratique. Faut-il penser que la trage­die d' Athenes, celle que relate Thucydide et clont Xenophon acheve le recit est aussi une tragedie de la democratie instituante ? Ou faut­il, comme le font la grande majorite des historiens d'aujourd'hui, considerer que le 1ve siede et plus encore l'epoque hellenistique dominee non plus par le vo'Oc; mais par la 'tUX'J'\ prolonge de plusieurs siedes la civilisation de la polis ?

24. M. Gigante, Nomos Basileus, 2e edition, Naples, Bibliopolis, 1993. 25. J. de Romilly, « Les moderes atheniens vers le milieu du 1ve siecle, echos et concor­

dance »,Revue des etudes grecques, 67, 1954, p. 327-354. 26. Voir T. Cole, Democritus and the Sources of Creek Anthropology, Ann Arbor University

Press, 1967, livre connu de Castoriadis, comme on peut le voir dans le vol. VI des Carrefours du labyrinthe.

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11 n'est pas facile de repondre, mais il est de fait que Castoriadis ne s'est pas vraiment interesse a l'epoque hellenistique et peu a Rome. Un observateur malicieux dirait peut-etre que si Castoriadis et nous tous qui sommes ici pouvons lire Eschyle, c'est parce que des profes­seurs de l'epoque romaine ont pris la peine de faire un choix de ses pieces qui a fini par nous parvenir.

Quant a Aristote, eher entre tous a notre ami Corneille, on peut le lire soit en regardant vers l'amont comme il le fait, tout en signalant avec lui qu'il ne comprend deja plus la tragedie athenienne, ou vers l'aval, en le tenant, lui qui fut le precepteur d'Alexandre, comme celui qui inaugure l'ere de la philosophie hellenistique. Dire qu'il fut un democrate, comme le fait Castoriadis27 est sans doute excessif. C'etait un homme de mesure qui cötoya ce qu'il appelle lui-meme la monarchie totale, la naµßacrL\.tta28, sans trop s'y aventurer.

A la naissance de l'histoire

Deuxieme champ de reflexion : l'histoire. C. Castoriadis a pen;u dans leur vraie grandeur Herodote et Thucydide et, comme il le dit, il a perc:;u le « rythme inou'i de la creation dans l' Athenes democra­tique29 ». D'Herodote a Thucydide, il y a la meme transformation de l'invention historique que d'Eschyle a Sophocle de l'invention tra­gique et anthropologique, et ceci en vingt ans a peine. Cela com­mence avec Hecatee de Milet, le premier des historiens clont nous connaissons au moins l'adresse inaugurale :

Hecatee de Milet raconte ce qui suit et qu'il estime etre vrai, car les paroles (Logoi) des Grecs sont a ce qu'il me semble nombreuses et ridicules.

Herodote le ridiculise a son tour en developpant, face a son' orgueilleuse pretention de descendre d'un dieu a la seizieme genera­tion, l'immensite du temps egyptien (II, 143-144). Thucydide prend le relais en corrigeant son predecesseur, parfois sur d'infimes details et montre qu'il manque d'exactitude30 (akribeia). 11 faut bien admettre que, dans ce domaine aussi, la coupure de la fin du ye siede est une vraie coupure. Xenophon, loin de prendre ses distances par rapport a Thucydide, acheve son reuvre en reprenant son recit dans les Helleniques apres un simple µeta 'ta'O'ta, « apres cela ». 11 faudra

27. C. Castoriadis, les Carrefours du Labyrinthe, vol. IV, op. cit„ p. 163 ou l'on trouvera aussi la remarque sur l'incomprehension de la tragedie.

28. Politiques, III, 16, 1287a 8. 29. Je eile ici un essai des Carrefours du Labyrinthe, vol. VI, op. cit„ sur l' « Anthropogonie

chez Eschyle et l'autocreation de l'homme chez Sophocle ».

30. Voir 1, 20, 3, corrigeant, sans le nommer, Herodote, IX, 53 a propos du pretendu « bataillon de Pitane '"

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attendre deux siecles et demi et l'immense Polybe pour depasser Thucydide en regardant non vers l'origine des guerres mediques, ni vers les causes de la guerre du Peloponnese, mais comment, aux environs de 220 av. J.-C., le monde mediterraneen s'est unifie sous le regard de l'historien, et sur ce point j'admets comme Robert Bo­nnaud31 qu'il est regrettable que Castoriadis ait ignore Polybe.

Peut-etre peut-on dire aussi qu'il a neglige une autre dimension de la conscience historique en Occident, la dimension biblique. Il m' ar­rive souvent d'expliquer aux etudiants qu'il y a, aux origines de notre conscience historique, a la fois une source grecque qui est recherche de la verite et une source juive qui est reflexion sur l'ambigu'ite humaine. Songeons, apres Pierre Gibert32, a l'episode raconte dans II Samuel (11-12): David de la terrasse de son palais voit dans sa nudite Bethsabee. Il apprend qu'elle est l'epouse d'un de ses officiers, Urie le Hittite. David couche avec Bethsabee qui devient enceinte et envoie Urie se faire tuer a la guerre. Nathan l'informe qu'il est en etat de peche, et Yahve fait mourir l'enfant de David et Bethsahee. Mais David a de Bethsabee un autre fils et celui-ci sera Salomon « dans toute sa gloire », ancetre selon la tradition chretienne de Jesus de Nazareth. Le Messie est clone le descendant d'un roi pecheur. Cette ambigu'ite nourrira la pensee du dernier grand theoricien romain de l'histoire, j'ai nomme saint Augustin. Marrou a jadis montre33 qu'il n'y a pas chez Augustin une cite de Dieu s'opposant purement et simple­ment a la cite terrestre, et que les simples mortels pourraient aisement separer, mais que les deux cites (les deux royaumes) perplexae sunt et permixtae, sont entrelacees et melees l'une a l'autre. Autrement dit tout n'a pas ete negatif dans le depassement de la cite grecque et sur ce point aussi je suis tente de discuter avec Corneille. Ceci doit nous conduire a plusieurs reflexions.

La cite grecque a son apogee, telle que la voit Castoriadis, n'est pas le moins du monde une cite « ideale » au sens de l'utopie platoni­cienne precisement, ou au sens de l' Utopie de Thomas More. Elle ne l' est pas parce qu' elle a incorpore le social historique et l'imaginaire radical, toutes choses que haYssait Platon. La qiav-rama n'a pour Platon que des connotations essentiellement negatives au contraire d'Aristote, tel que le voit Corneille34. Si pourtant Platon a passionne notre ami, c'est que cet ennemi de l'imaginaire et de la poesie a ete aussi un des plus grands createurs de mythes qu'ait connus la pensee universelle. Songeons au mythe du Politique que Castoriadis a s01-

31. Dans l'expose oral qu'il a presente avant le mien, le 24 juin 1999. 32. P. Gibert, la Bible a la naissance de l'histoire, Paris, Fayard, 1979, clont je m'inspire ici

librement. 33. H.-I. Marrou, l'Ambivalence du temps de l'histoire chez saint Augustin, Montreal et Paris,

Institut d'etudes medievales et Vrin, 1950, s'appuyant sur Cite de Dieu, 1, 35. 34. «La decouverte de l'imagination »,in Carrefours du Labyrinthe, vol. II, op. cit., p. 327-

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gneusement analyse dans ses seminaires de fevrier, mars et avril 1986, et clont il dit a juste titre qu'en presentant un temps inverse, il inau­gure la science-fiction35. C'est ce qu'il fait aussi en creant le mythe de l' Atlantide, qui est une charge a fond contre la democratie athenienne assimilee au despotisme oriental, mythe qui a fait fabuler tant de poetes, tel William Blake que Castoriadis aimait passionnement et aussi tant d'escrocs ou d'imposteurs. L'Atlantide est une des grandes creations de l'imaginaire occidental, Aristote ayant ete un des rares penseurs a echapper completement a ce sortilege qui fonctionne encore de nos jours36. J'en arrive enfin a mon dernier point de desac­cord avec Castoriadis. Nous en avons debattu, gräce a Pascal Verney, Stephane Barbery et David Curtis, au centre Pompidou, Castoriadis, P. Leveque et moi, le 27 mars 1992. Il s'agissait de commemorer le 2 sooe anniversaire de la reforme de Clisthene37. Ce que conteste Castoriadis, c'est la formule fameuse de Finley: « Un aspect de l'his­toire grecque est la marche en avant, main dans la main, de la liberte et de l' esclavage38. »

On peut naturellement discuter, et Castoriadis ne s'en est pas prive, faisant valoir qu'au moment ou nalt la democratie, les esclaves etaient probablement peu nombreux et que si la democratie rendit l' esclavage et son developpement possibles, l'inverse n'est pas vrai. Reste qu'entre l'un et l'autre existe un rapport qu'on peut legitimement appeler dialec­tique. Plus remarquable est le fait que Protagoras, lorsqu'il fonde dans le dialogue platonicien qui porte son nom la legitimite de Ja democratie, il la fonde sur la possibilite qu'a l'homme (anthropos et non aner) de posseder le savoir qui lui permet, face aux techniciens, de trancher les questions proprement politiques : aux charpentiers de marine de construire les trieres, mais au peuple de decider qu' on les construira.

Ma derniere remarque sur ce theme est pour dire - et la il y a avec Castoriadis un vrai desaccord - que l'esclave de type athenien est radicalement different de celui qui fonctionna a Sparte et ailleurs dans le monde grec, voire de celui qui exista a Athenes avant Solon. Cette liberation du paysan proprietaire qui caracterisa selon J eff erson, Marx et C. Castoriadis, la democratie antique et clont il m'est arrive de dire qu'elle etait le vrai miracle grec, a ete rendue possible par l'esclavage-

35. Sur le Politique de Platon, Paris, Le Seuil, 1999; un mythe analogue a ete publie en 1944 par Eisa Triolet: Quel est cet etranger qui n'est pas d'ici ou le mythe de la baronne Melanie; la baronne en question revit son histoire a l'envers, de la mort a la naissance.

36. Voir man essai «Athenes et l'Atlantide », le Chasseur noir, troisieme edition, Paris, La Decouverte, 1991, p. 335-360.

37. Uexpose de Castoriadis, «La democratie athenienne: fausses et vraies questions » est reproduit dans Carrefours du labyrinthe, vol. IV, op. cit., p. 183-193; pour l'ensemble du debat, voir Esprit, decembre 1993 et Ja traduction americaine de Clisthene l'Athenien.

38. On la trouvera en conclusion de la contribution de Finley lui-meme a son recueil, Slaverx in Classical Antiquit)', 2, Cambridge, Heffer, 1968, et, en franc;ais, in Economie et societe en Gtece ancienne, trad. par J. Carlier, 1984, p. 145-161. Uarticle original a ete publie en 1959 dans Historia.

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marchandise, la chattel slavery. De ceci jene suis pas pret a demordre. Selon l' adage emprunte a Aristote, amicus Cornelius, sed magis amica veritas39 , enfin ce que je crois etre la verite.

Penser la poesie

Quelques mots, pour conclure, sur la poesie, sur la no{11crn; qui est creation. Je me placerai SOUS le signe d'une formule de Rene Char a la derniere page des Feuillets d'Hypnos, sorte de journal de guerre et de resistance du poete. « Dans nos tenehres, il n'y a pas une place pour la beaute, toute la place est par la beaute. » J'ai entendu ces mots reson­ner sur la tomhe ouverte de Char, et ce sont d' autres mots de Char qui ont conclu en decemhre 1997 mon epitaphios de Corneille:

Mort minuscule de l' ete detelle-moi mort eclairante a present je sais vivre

Si je cite ici Char, c'est un peu pour m'opposer a la lecture heideg­gerienne de la poesie grecque. Je le sais, Char a rencontre Heidegger en Provence et a cru qu'il parlait son langage. Et Char et Heidegger se voulaient heritiers des Grecs, et notamment des presocratiques. Char parlait a propos d'Heraclite de democratie tragique. Comme le montre Castoriadis, Heidegger a parle d'une Grece sans polis clont les poetes parlaient la pure langue heideggerienne40. 11s ne parlaient en verite ni cette langue, ni meme la langue de Freud. Notons-le en pas­sant, Corneille etait psychanalyste et savait que chacun de nous est « un puits sans fond ». 11 a ecrit sur la poesie grecque mais n'a jamais songe a mettre Antigone ou meme CEdipe sur un divan. De cela aussi je lui suis reconnaissant, car ceux qui ont franchi cet interdit ont accumule les sottises.

II0{11m~. Penser la creation, c'est penser la poesie. Quiconque s'est interesse si peu que ce soit a la poesie, sait que la poesie est en quelque sorte par definition la polysemie, le jeu sur les differentes couches de significations. 11 y a cependant une exception a cette norme. 11 s'est trouve un professeur de litterature a qui l'on doit la remarque suivante : « Pour ne pas chercher un sens et un seul a ce qu'on dit, qu'il s'agisse de haute ou de hasse litterature, il faudrait de graves raisons qu'on n'a pas encore decouvertes » ; ou encore: « Il

39. Ou, comme le dirait Jean Philopon au v1e siecle de notre ere, <j>tA.os µi:v Kopvi\)..ws <j>tA.1i!pa oi: i\ aA.1\8tta (Aet. Mund„ 144.21, ii propos de Platon, bien sür, et en resumant Aristote, Eth. Nie., l096a, 11-18).

40. Voir Carrefours du labyrinthe, voL II, op. cit., p. 285 et surtout l'etude dejii citee (vol. VI) sur Eschyle et Sophocle ; Castoriadis definit la Grece heideggerienne par la formule que voici : « Nous sommes ici devant le spectacle bizarre d'un philosophe qui parle interminablement sur !es Grecs, et dans La pensee de qui on constate des trous ii la place de la polis, de l' eros et de la psxche », Carrefours du labxrinthe, vol. III, 1990, p. 228.

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faut chercher la lettre avant de chercher l'esprit. Les textes n'ont qu'un sens, ou ils n'ont pas de sens du tout. » Le meme professeur a traduit en franc;ais les Chimeres de Nerval. Cela s'appelle la Cle des Chimeres et autres Chimeres de Nerval. J'allais oublier - enfin, pas vraiment- de donner son nom. Il s'appelle Robert Faurisson41 •

Les proches de Castoriadis savent que la poesie faisait intimement partie de son univers personnel : la poesie, Rilke, Hölderlin, Hugo, mais aussi et d'abord, bien entendu, la poesie grecque, d'Homere a Cavafis. La poesie grecque etait pour lui ce que l'art grec etait pour un autre philosophe, venu lui aussi en France a la fin de 1945, sur le Mataroa et mort tres jeune, en 1981, Kostas Papa'ioannou4·2 .

L'art grec etait clone pour Kostas ce que la poesie grecque, Homere, les lyriques, les tragiques ont ete pour Corneille. Beaucoup le decou­vriront en lisant le tome VI des Carrefours ou il s'affronte avec Sapho, Eschyle, Sophocle et Shakespeare, essayant de confronter, face a la poesie, les moyens respectifs du grec et de l'anglais.

Partons, comme il le fait, d'un minuscule poeme attribue a Sapho43 :

ßEOUKc µ €v & cre,A.&vv K<Xt IIA.T]fooe,~ µ€crm of. VUK'tc~, nap&. o' f: p Xc't' ropa eyro OE µ6va K<X'tcUO(J)

Comme le montre Corneille, la poetesse joue sur la lumiere et l'obscurite, la lune (le cpcyyapt, du grec moderne), et les Pleiades, cette constellation clont le coucher heliaque se fait au printemps. ".Qpu (ropu) c'est a la fois la saison, la jeunesse et la beaute du prin­temps, a quoi s'oppose precisement la solitude de la dormeuse. On peut traduire ainsi :

La lune a plonge ainsi que les Pleiades. Les nuits sont en leur milieu et l'heure belle arrive, mais moi je dors seule.

A quoi on peut, je crois, faire echoen remarquant que la plongee c'est la mort, provisoire ou definitive. Les heros d'Homere meurent en plon­geant vers l'Hades. Le Plongeur de Paestum, une des rares fresques qui temoignent de ce que fut la grande peinture du ye siecle, plonge precisement vers les portes de l'Hades, motif approprie, ö combien, pour une pierre tombale. Cela a ete montre de fa9on decisive par Bruno d'Agostino et par Jesper Svenbro dans une note magistrale44•

41. Pour les references, voir S. Thion, Verite h.istorique ou verite politique ?, La Vieille Taupe, 1980, p. 54,; la "traduction » de Nerval a ete publiee chez Pauvert en 1976.

42. Son Art grec a ete republie en 1993 chez Mazenod. J'ai esquisse sa biographie dans la preface.

43. Fr. XCIV dans l'edition de Philippe Brunet, Saph.o, poemes et fragments, Paris, I:Age d'homme, 1991.

44. Voir "Le Sirene, il tuffatore e le porte d'Ade », AION, 4, 1982, p. 50.

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Cette lune, a son tour, avec son eclat, fait echo a un vers celebre de Parmenide, un des plus beaux de la litterature grecque. C'est a peu pres la seule dette clont je sois redevable a Jean Beaufret qui ecrivit un jour ce vers au tableau, quand j' etais en khagne :

NuKn<1>cxe~ 1tEpt ycxicxv &A.c&µevov &A.A.<Ytptov <l>ffi~, Lumineuse de nuit, errante autour de la terre, lumiere venue de l'etranger45.

Si l'on fait resonner ce vers, si l'on en fait chanter les harmoniques comme dirait Corneille, on y trouve l'errance qui nous erneut si fort au debut de l'CEdipe a Colone, avec <Edipe, mendiant errant aux cötes de sa fille Antigone; on y trouve cet eclairage qui vient d'ailleurs et qui nous rappelle que la cite n'est pas une ile, pas plus que l'homme selon John Donne : « No man is an island intire of itself, every man is a piece of the Continent, a part of the main. » Ce texte, on le sait, a fourni a Hemingway l'epigramme et le titre de Pour qui sonne le glas.

Dans la preface des Carrefours du labyrinthe, preface ou il cite quatre vers admirables du premier des Sonnets a Orphee, Corneille ecrivait: « Le rire innombrable de la mer grecque est desormais inau­dible46. » Et il ajoute, polemiquant encore contre Platon, le Platon de l'allegorie de la Caverne, cette premiere representation du cinema :

Parce que penser n'est pas sortir de la caverne, ni remplacer l'incer­titude des ombres par les contours tranches des choses memes, la lueur vacillante d'une flamme par la lumiere du vrai soleil; c'est entrer dans le Labyrinthe, plus exactement faire etre et apparaitre un labyrinthe

alors qu'on aurait pu rester « etendu parmi les fleurs faisant face au ciel » (Rilke). Ce rire innombrable est-il vraiment inaudible? Il me semble au contraire que Corneille nous le fait encore entendre.

Pierre Vidal-Naquet juin-juillet 1999

45. C'est le fragment XIV dans l'edition de Barbara Cassin, Paris, Le Seuil, Coll. «Points>>, 1997. Un contemporain, J.-P. Vernant, a cru retrouver la lune grecque: « C'est Selene, me disais-je, nocturne, mysterieuse et brillante. » Et il rappelle un peu plus loin que, pour les Grecs, « la lumiere est vision, la vision est lumineuse >>, Entre mythe et politique, Paris, Le Seuil, 1996, p. 202 et 216.

46. Carrefours du Labyrinthe, vol. I, op. cit., p. 5. Le « rire innombrable des vagues » est une expression d'Eschyle, Promethee, v. 89-90.

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