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Nelson Mandela 1918-2013 DOCUMENT— LES MEILLEURS ARTICLES SUR LE HÉROS DE LA LUTTE CONTRE L’APARTHEID PUBLIÉS PAR LA PRESSE ÉTRANGÈRE

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NelsonMandela

1918-2013

DOCUMENT— LES MEILLEURS ARTICLES SUR LE HÉROS DE LA LUTTE CONTRE L’APARTHEID PUBL IÉS PAR LA PRESSE ÉTRANGÈRE

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II. DOCUMENT Courrier international — n° 1206 du 12 au 18 décembre 2013

—Mail & Guardian (extraits) Johannesburg

En 1962, lors du procès pour trahison qui luivalut d’être condamné à vingt-sept annéesde prison, Mandela n’a pas joué les héros.

Bien des années plus tard, il observait simplement :“J’étais le symbole de la justice dans le tribunal de l’op-presseur, le représentant de grands idéaux de liberté,de justice et de démocratie dans une société qui bafouaitces vertus.” Ce qu’il définissait par ces mots, rele-vés dans son autobiographie, Long Walk to Freedom[Un long chemin vers la liberté, Fayard], c’était belet bien l’étendue de ses responsabilités, et noncelle de son importance en tant qu’individu. Lorsqu’ila pris la parole devant le tribunal, assurant lui-même sa défense, il a présenté son procès commecelui des “aspirations du peuple africain”. Derrièredes accents quasi gaulliens, on pouvait déceler lacalme assurance d’un homme qui avait souffertpour défendre ses convictions et qui était prêt àsouffrir encore.

Il devait conclure sa plaidoirie par cette décla-ration retentissante, visant à insuffler du courageà des générations d’opprimés : “J’ai consacré mavie à cette lutte du peuple africain. J’ai combattu ladomination blanche, j’ai combattu la domination noire.J’ai œuvré pour une société démocratique, éprise deliberté, où chacun puisse vivre en harmonie, dans lerespect de l’égalité des chances. Je veux vivre pour cetidéal et le réaliser. Je suis prêt, s’il le faut, à mourirpour cet idéal.”

Miracle africain. Nombreux sont ceux, tant enAfrique du Sud qu’à l’étranger, qui ont considéréd’un œil sceptique les changements survenus dansnotre pays entre les premières élections démo-cratiques d’avril 1994 et la deuxième élection pré-sidentielle de juin 1999 [remportée par ThaboMbeki, le successeur désigné de Nelson Mandela].On raconte qu’au lendemain de la libération deMandela un journaliste a interrogé une marchandeambulante du Cap-Est. Lorsqu’il lui a demandé cequ’elle pensait de cette bonne nouvelle, elle arépondu : “J’ai toujours du mal à vendre mes fruits.”A l’heure du bilan de son mandat, achevé en juin[1999], Mandela est davantage en butte à la cri-tique. Pour ses détracteurs, le pays s’enfonce dansun bourbier de corruption, de gaspillage, de cri-minalité ; la confiance des milieux d’affaires est enbaisse ; on assiste à une résurgence du racisme(aussi bien noir que blanc) et à des abus de pou-voir. Ils soulignent les nombreuses promesses nontenues depuis les précédentes élections : pas assezde logements construits pour les pauvres, pas assezd’emplois créés, une économie anémique, la baissedu niveau d’instruction et de la qualité des soinsmédicaux, le manque de transparence dans la vie

publique et la quasi-absence de mécanismes démo-cratiques pour la désignation des dirigeants dansles provinces. Pourtant, en avril 1994, des millionsde Sud-Africains votaient ensemble pour la pre-mière fois de leur histoire. Ce faisant, ils décou-vraient qu’ils appartenaient tous au même pays.Que reste-t-il aujourd’hui de l’euphorie suscitéepar cette découverte si simple et pourtant d’uneampleur sans précédent. Etait-ce un rêve ? NelsonMandela, qui pendant toutes ces années a été vénérécomme un dieu, serait-il redevenu un simple mortelà l’épreuve du pouvoir ? A-t-il échoué au test deCréon ? En mars dernier [1999], par une matinéetrès ensoleillée, j’ai été invité à prendre le thé àGenadendal, dans la résidence présidentielle duCap. Mandela était d’excellente humeur, presquejovial, après la visite d’adieu triomphale qui venaitde le conduire aux Pays-Bas et en Scandinavie.

Sur un ton exubérant, il a évoqué cette touterécente confirmation du miracle sud-africain. Enune décennie, de parias du monde que nous étions,nous nous étions hissés à une position influentedu point de vue moral et politique. L’image du paysétait radicalement transformée. “C’est entièrementgrâce à vous”, lui ai-je rappelé. Une bonne part ducharme de Mandela tient au fait qu’il peut fairepreuve d’humilité sans la moindre fausse modes-

tie. Il n’a pas réfuté mon observation, mais a tenuà la replacer dans son contexte : s’il avait pu faireévoluer la situation, c’est parce que le pays lui-même et son peuple avaient changé.

Lorsqu’on essaie de dresser un état des lieuxde l’Afrique du Sud d’aujourd’hui et de détermi-ner dans quelle mesure Nelson Mandela a contri-bué à sa transformation, il ne faut pas perdre devue la situation que lui ont léguée les dirigeantsde l’apartheid. Il est devenu de bon ton parmi lesjeunes Blancs sud-africains de se moquer de la tac-tique du Congrès national africain [l’ANC, partide Nelson Mandela], qui répond presque systé-matiquement aux critiques en mettant tout ce quiva mal sur le compte de l’apartheid. Il faut néan-moins se rappeler l’état dans lequel se trouvait lepays pendant les années 1980. On a tendance àl’oublier un peu vite. Aujourd’hui, je trouve quebeaucoup ne se rappellent plus – ou ne veulentplus se rappeler – l’horreur quotidienne que repré-sentait l’apartheid pour la plupart des Sud-Africains.

Solutions d’avenir. Je ne parle pas seulementdes atrocités mises au jour par la Commissionvérité et réconciliation, mais des petites humilia-tions que se voyaient infliger les Noirs au quoti-dien : les restes de viande pourrie jetés, non emballés,aux clients noirs d’une boucherie ; le traitementpréférentiel accordé aux Blancs dans la queue aubureau de poste ; les retards de versement desretraites pour les Noirs ; l’homme humilié devantson jeune fils ; la vendeuse qui s’adresse à unefemme noire deux fois plus âgée qu’elle en luidisant “Ma fille” et qui ne la laisse pas essayer lesvêtements avant de les acheter ; le manque d’at-tention accordée aux patients noirs à l’hôpital ;l’insolence, ou même la brutalité, d’adolescentsblancs en uniforme de police lors de ces interpel-

↓ Nelson Mandela avecRuth First, militanteantiapartheid tuée en 1982. Photo JurgenSchadeberg/Life-Getty

Mandela, le pluspragmatique des utopistesL’écrivain sud-africain André Brink salue le père de “l’impossibleréconciliation”. Au-delà de l’image de saint, la grandeur de Mandelarésiderait dans sa “simplicité d’homme de la rue” et dans sonpragmatisme.

↑ Illustrations originalesen couverture et en pages IV, VII et XII de Garth Walker(Afrique du Sud) pourCourrier international

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Courrier international — n° 1206 du 12 au 18 décembre 2013 NELSON MANDELA. III

lations qui étaient une véritable plaie pour lesNoirs ; la charitable distribution de vêtementsusagés ou de restes de nourriture à la bonne dansla cuisine. Telle était la scène sur laquelle Mandelaa fait ses débuts en politique. Lors de notre der-nière conversation, j’ai été surpris de découvrirl’affection qu’il continue d’éprouver pour PeterBotha [qui a dirigé l’Afrique du Sud de 1978 à 1989].Malgré les manières bravaches de l’ex-président,Mandela a décelé en lui une réelle volonté de sortirde l’impasse.

Cela va au-delà de la conviction, réitérée dansson autobiographie, que “tous les hommes, mêmeceux apparemment le plus inaccessibles à la pitié, onttoujours un fond de bonté : si on arrive à toucher leurcœur, il est possible de les faire changer”. Il en avaitfait l’expérience, même avec les plus gardiens lesplus durs, à Robben Island ; et, derrière le bruit etla fureur de Botha, Mandela a détecté le souci derechercher des solutions d’avenir. Ce qui ne faitque confirmer un sentiment que j’ai depuis long-temps, à savoir qu’une bonne part des espoirs del’Afrique du Sud pour l’avenir peut s’appuyer surce que les deux grandes communautés du pays, lesNoirs et les Afrikaners, ont en commun : leur atta-chement féroce au continent africain, leurs sou-venirs d’un passé nomade, tribal, paysan, leurexpérience de la lutte pour la survie. Ce n’est peut-être pas évident chez un De Klerk urbanisé et “détri-balisé”. Chez Botha, en revanche, Nelson Mandelapouvait le ressentir, malgré tout ce qui les divisait.Et il éprouvait la même chose, m’a-t-il assuré, avecdes leaders afrikaners appartenant à l’extrêmedroite – non seulement l’ancien général ConstandViljoen, mais même avec Eugène Terre’Blanche etd’autres fanatiques de son espèce

De ces premières négociations avec Botha,Mandela garde aussi présents à l’esprit les énormes

risques qu’il prenait en organisant de telles réunions.Il savait pertinemment, m’a-t-il assuré, qu’il étaittenu d’obtenir le feu vert de l’ANC avant de selancer dans une initiative aussi audacieuse. Maisil savait aussi que l’ANC ne lui donnerait jamaisson aval. Aussi a-t-il dû mettre son propre aveniren jeu, sachant que, si sa tentative échouait (ouencore si elle était rendue publique trop tôt), seschances de jouer un rôle dans l’avenir du paysseraient réduites à néant. “Parfois”, souligne-t-ildans Un long chemin vers la liberté, “un dirigeantdoit sortir du rang, s’engager dans une nouvelle voie,sûr de conduire alors son peuple dans la bonne direc-tion.” Ce qui chez certains individus pourrait passerpour de la mégalomanie peut se révéler une déci-sion visionnaire chez d’autres.

Simplicité. Dans l’esprit d’une majorité noirelongtemps bafouée, Mandela fait désormais figurede messie. Dans bien des cas, lorsque l’être humainperce sous le messie, cela peut avoir des effetsdésastreux. Mandela l’a d’ailleurs lui-même rap-pelé vigoureusement dès sa libération, à l’occa-sion de son tout premier discours. “Je ne suis pasun messie, mais un homme comme les autres, devenudirigeant par un extraordinaire concours de circons-tances.” Il n’a jamais dévié de cette déclaration deprincipe. La grandeur de Mandela tient peut-êtreà cette simplicité même, celle de l’homme de larue. A ce propos, les anecdotes ne manquent pas.L’une de celles que je préfère remonte à quelquetemps après son entrée en fonctions, lors d’uneréception à sa résidence du Cap. Un journalistequi avait mal lu l’invitation s’est présenté à 6 heuresdu soir au lieu de 8 heures. Le portail et l’entréen’étant pas gardés (on était loin de la sécurité mili-taire propre aux années d’apartheid), il est entréd’un pas tranquille et a trouvé le président dans la

“J’ai combattu la dominationblanche, j’ai combattu la domination noire”

↑ En 1956, mise en garde contre la présence de “natifs” africains, dans un quartier blanc

de Johannesburg. Photo Ejor/Getty images

↓ En 1950, un ouvrier noirporte l’insigne : “Nous nevoulons pas de pass”, enréférence aux interdictionsmises en place contre lespersonnes non blanches.Photo Margaret Bourke-White

→ Elle lui dit : “Toi, tu seraisle chauffeur et moi, je seraisla madame”, puis ilsattrapèrent le pare-choc et prirent la pose. Hillbrow,Joha nnesburg, 1975.Photo David Goldblatt, en couverture de son livre TJ (Co ntrasto)

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IV. DOCUMENT Courrier international — n° 1206 du 12 au 18 décembre 2013

à faire grève. Il est condamné à cinq ans de travaux forcés.1963 Mandela et plusieursdirigeants de l’ANC et del’Umkhonto we Sizwe sont arrêtéset accusés de complot visant àrenverser le gouvernement par laviolence.12 juin 1964 Mandela et septautres accusés sont condamnés àla prison à perpétuité : il estemprisonné à Robben Island.Juin 1976 Massacre de Soweto(plus de 300 morts).1982 Transfert à la prison de hautesécurité de Pollsmoor, au Cap– confinement solitaire pendantsix ans.1988 Hospitalisé pour cause de tuberculose, Mandela retourneen prison à Paarl. Son aura et sonsouvenir, entretenus par l’ANC etpar sa femme Winnie, ne cessent de grandir. Il devient le plusancien et le plus célèbreprisonnier politique du monde.Parallèlement, la situation devientintenable pour le régime. La chute du mur de Berlin et la finde la guerre froide aidant, la résistance s’intensifie, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur.11 février 1990 Nelson Mandela est libéré après vingt-sept annéesde détention.Août 1990 L’ANC renonce à lalutte armée.1991 Mandela assume laprésidence de l’ANC, redevenulégal, et négocie avec Frederik DeKlerk, alors président.30 juin 1991 Abolition del’apartheid.Novembre 1991 Séparation de Nelson et Winnie Mandela, et divorce en 1992.Septembre 1992 Signature desaccords pour une assembléeconstitutionnelle, une nouvelleconstitution et un gouvernementde transition.

Chronologie

18 juillet 1918 Naissance dansl’ancien bantoustan du Transkei.1939 Etudes de droit à l’université deFort Hare.1942 Licence en droit.1943 Prise de contact avec leCongrès national africain (ANC).Inscription à l’universitédu Witwatersrand pour préparer son diplôme d’avocat.1943-1944 Création de la Ligue de la jeunesse de l’ANC, qui prône lamobilisation et les actions de masse.1948 Promulgation de l’apartheid.1949-1950 L’ANC adopte le programme de la Ligue des jeunes :boycott, grève, désobéissance civileet non-coopération avec le régime.1951-1952 Mandela devient le président de la Ligue des jeunes de l’ANC et fait campagne pourl’abolition des lois discriminatoires. Il est alors arrêté, condamné et interdit de rassemblement publicpendant six mois.1956 Nouvelle arrestation avec 155 autres personnes lors d’un procès pour trahison.Juin 1958 Mariage avec Winnie.1960 Massacre de Sharpeville(69 morts).1961 Mandela est acquitté, ainsi queses coaccusés. Il est de nouveauarrêté pendant l’état d’urgenceinstauré après Sharpeville. LeCongrès panafricain et l’ANC sontinterdits à la suite des événements.Des actions clandestines sontautorisées par le parti. Création del’Umkhonto we Sizwe, branche arméede l’ANC. Grève générale en mai.Réaction militaire très importante durégime blanc. Mandela entre dans laclandestinité.1962 Voyage de six mois au Royaume-Uni et en Afrique, notamment en Ethiopie, où il suit unentraînement militaire. Retourne enAfrique du Sud, où il est arrêté pouravoir quitté illégalement le pays etavoir incité les ouvriers noirs

1993 Mandela et De Klerkreçoivent con join tement le prixNobel de la paix. Adoption de lanouvelle Constitution.27 avril 1994 Premières électionslibres : l’ANC l’emporte avec 62 %des voix. Mandela devient lepremier président de laRépublique sud-africainepostapartheid.1995 Parution de l’autobiographiede Mandela Un long chemin versla liberté : 6 millionsd’exemplaires vendus dans lemonde.18 juillet 1998 Mandela se mariepour la troisième fois, le jour deses 80 ans, avec Graça Machel,veuve de Samora Machel.1999 Mandela passe le flambeauà Thabo Mbeki, son vice-président.2000 Mandela est nommémédiateur dans le conflit entreHutus et Tutsis qui ravage leBurundi.Janvier 2002 Ouverture dumusée de l’Apartheid àJohannesburg.Avril 2002 Mandela s’engage dansla lutte contre le sida en Afriquedu Sud.

6 janvier 2005 MakgathoMandela, fils de Nelson, meurtdu sida.Juillet 2005 Une BD consacrée àla vie de Mandela est vendue àplus de 1 million d’exemplaires.21 septembre 2008 Lesuccesseur de Nelson Mandela àla présidence de l’Afrique du Sud,Thabo Mbeki, démissionne.15 février 2009 Mandela apporteson soutien au leader de l’ANC,Jacob Zuma, qui sera élu le22 avril 2009.Octobre 2009 Les archives deMandela léguées à la fondationqui porte son nom sontprésentées à la Foire du livre deFrancfort. Des extraits publiéssous le titre Conversation avecmoi-même sortiront auRoyaume-Uni en octobre 2010.

Une vie de lutte

cuisine. “Je suis en train de me faire un petit sand-wich, lui a dit Mandela. Voulez-vous vous joindre àmoi ?” Les deux hommes, parfaitement décon-tractés, ont ainsi pris le thé ensemble avant l’arri-vée des invités. Lorsque Mandela déclare à un jeuneenfant qu’il vient de rencontrer : “Je suis très honoréd’avoir fait votre connaissance”, ce n’est pas unesimple formule de politesse, mais le sentimentprofond d’un homme dont la plus grande priva-tion pendant ses trente ans de prison aura été l’ab-sence d’enfants. Devoir renoncer à une vie defamille est peut-être le plus douloureux sacrificeauquel il ait dû consentir pour prix de son combatde libération. En rendant ainsi hommage aux enfantsqu’il rencontre aujourd’hui, Mandela réaffirme safoi en l’avenir.

Stratégie. Sa dignité s’enracine dans un senti-ment profond de sa propre valeur, sentiment quilui vient non pas du mépris de l’ennemi, mais dela reconnaissance d’une humanité commune, etoù la fierté le dispute à l’humilité. Ainsi, dès sonplus jeune âge, Mandela a traité les autres (y com-pris les Blancs, en un temps où il était un “simple”Noir) sur un pied d’égalité, avec ce que lui-mêmea appelé son “sens têtu de l’équité”. A travers lesactions qui ont jalonné et façonné la vie de Mandela,les principes ont toujours joué un très grand rôle,jamais l’idéologie. Dans Un long chemin…, il affirmeà plusieurs reprises que, au cours des premièresannées de la lutte, avant que la violence d’Etatn’impose le recours à la violence, son souci de lanon-violence n’était jamais dicté par des considé-rations idéologiques. Il relevait au contraire d’unestratégie. Pour lui, la politique passait par une éva-luation réaliste des options et par des débats appro-fondis avec ses collègues afin de parvenir à unconsensus, des décisions pragmatiques, informées.

De fait, à première vue, la vie n’a guère changépour bon nombre de Sud-Africains, en particulierpour ceux qui étaient déjà les premières victimesde l’apartheid. La violence et la corruption règnent,les politiques sont d’une arrogance inadmissible,de nombreux dirigeants ont une mentalité d’auto-crates et d’oppresseurs qui rappelle odieusementl’ancien régime. Mais ces phénomènes, aussi révol-tants qu’ils soient, ne sont-ils pas inévitables dansune société en transition, qui est passée d’un régimeautoritaire à la démocratie ? Pour mesurer le cheminparcouru, il suffit de regarder en arrière et de com-parer l’Afrique du Sud actuelle avec ce qu’elle étaitil y a moins de dix ans. Les programmes en faveurdu logement, de la santé, de l’emploi ou de l’édu-cation, vaste chantier s’il en est, tardent à être misen œuvre. On en parle depuis cinq ans. Mais lesfondations et les infrastructures sont en place :reste à construire l’édifice.

Ce qui eût paru impensable encore tout récem-ment – que les sociétés blanche et noire, diviséespar des siècles de dévastation coloniale et par lestraitements inhumains de l’apartheid, puissentmontrer la volonté d’aller l’une vers l’autre – devientdésormais une réalité. Mandela lui-même donnel’exemple. Ce Xhosa [l’une des principales ethniessud-africaines] a évolué vers une conception deplus en plus élargie de son identité de Sud-Africainet d’être humain. Sortant de prison, il définissaiten ces termes la tâche qu’il s’était assignée :“Réconcilier, panser les plaies de ce pays, créer unclimat de confiance.” Ses années à la présidence,il les a consacrées à “libérer à la fois les oppriméset les oppresseurs”. Pour lui, cela revenait à guiderson peuple sur une route semée d’embûches, entreles craintes des Blancs et les espoirs des Noirs.

—André BrinkPublié le 4 juin 1999

AFP/SIPA

↙ Empreinte de la main droite de Nelson Mandela, issue d’une sériede 25 lithographies.

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—The Observer Londres

E lle n’a qu’un seul mot pour décrire l’am-biance qui régnait le jour de la libérationde Nelson Mandela : “Wow !” Immortali-

sée aux côtés du grand homme ce jour-là, HildaNdude est désormais associée à l’une des imagesd’espoir les plus fortes du XXe siècle. Sur le clichéen question, on l’aperçoit derrière Nelson Mandelaet son épouse, Winnie, qui lèvent le poing en signede victoire dans le soleil de l’après-midi. Elle sembleprofondément absorbée par sa tâche. “C’était extra-ordinaire, se souvient-elle. Je ne pense pas revivre uneexpérience comme celle-là dans ma vie. Il régnait uneatmosphère pleine d’optimisme. Nous savions qu’unenouvelle Afrique du Sud venait de naître.” Hilda Ndudeavait la responsabilité de s’assurer que la premièreapparition en public de Mandela depuis vingt-septans se déroulerait sans heurts. Elle est toujoursrestée loyale à l’homme qu’elle appelle “Dada”,comme la majeure partie des Sud-Africains. Maiselle estime que cet instant magique a été effacé etl’héritage de Mandela, gâché. Elle a été tellementdéçue par son parti, le Congrès national africain(ANC), qu’elle s’est tournée vers une formationdissidente, le Congrès du peuple (COPE).

Pendant l’apartheid, Hilda Ndude, qui étaitune militante clandestine, a fait de la prison. Ellefaisait partie des membres les plus en vue duFront démocratique uni dans la province du

Cap-Occidental. Elle a œuvré pour la libérationde héros de la lutte antiapartheid comme GovanMbeki [père de Thabo Mbeki] et Walter Sisulu.En décembre 1989, elle a été invitée à rencon-trer Nelson Mandela dans la maison de gardienqu’il occupait à la prison Victor Verster, à Paarl,près du Cap. “J’ai eu de la chance, raconte-t-elle.C’était une merveilleuse rencontre. Certains disaientque Mandela était vendu parce qu’il avait un télé-phone dans sa maison, mais il nous a fait visiter etnous a assuré qu’il n’avait pas le téléphone. Il m’amême envoyé une carte de Noël pour me remercierde ma visite.”

Liesse. Lorsque le président Frederik De Klerka levé l’interdiction de l’ANC, en février 1990,le monde entier attendait la libération de NelsonMandela. “Lorsque nous avons été informés par lesAfrikaners, le samedi, que Mandela serait relâché

le lendemain matin, nous avons dû nous activer etj’ai été désignée comme responsable. Je figurais parmiceux qui sont allés le voir le matin de sa libération.Je l’ai mis au courant de ce qui allait se passer etl’ai accompagné vers la sortie”, se souvient-elle.Une incroyable vague d’émotions a submergé lafoule, tandis que les partisans de Mandela et lesjournalistes cherchaient à apercevoir le grandhomme. “Je n’aurais jamais pu imaginer un momentcomme celui-là. Les gens étaient venus à pied deStellenbosch, de Khayelitsha et de toutes les town-ships du Cap. Certains d’entre eux étaient partis à5 heures du matin pour arriver à temps. La foule étaiten liesse, les gens pleuraient et riaient. Ils pleuraientde joie et de rire ! Rien ne pouvait les arrêter…”

Hilda Ndude marchait derrière Mandela,tandis qu’il savourait ses premiers instants deliberté. “Il se laissait aller à sa joie d’être enfin libreaprès vingt-sept ans de détention, mais il avait aussila stature d’un homme d’Etat. Nous n’avions pas letemps de lui parler parce qu’il y avait tellement demonde. Je me concentrais sur les gens et sur la sécu-rité : je voulais m’assurer que tout se passe bien. Jeme rappelle qu’un journaliste a dit quelque chosecomme : ‘Quel type !’ Mais nous n’avons jamais eupeur pour la sécurité de Nelson Mandela. Personnen’aurait songé à l’assassiner.” Le couple Mandelaet ses proches sont montés à bord de voiturespour se rendre à l’hôtel de ville du Cap, où l’an-cien détenu devait prononcer un discours. “J’étaisdans la voiture principale avec Mandela : c’était uncortège, et les gens cherchaient à savoir dans quelvéhicule il se trouvait. Heureusement, les vitres étaientteintées, et ils ne pouvaient pas nous voir. Toutes lesvoitures ont été cabossées ce jour-là…”

Affection. Au début des années 1990, HildaNdude a accompagné Mandela dans ses voyagesà l’étranger. Elle est devenue une personnalitéinfluente de la Ligue des femmes de l’ANC et ausside l’ANC dans la province du Cap-Occidental. Aufil du temps, elle a cependant cessé de croire auxidéaux du parti au pouvoir et pris la “dure déci-sion”, en 2008, de rejoindre les dissidents de l’ANCréunis sous la bannière du Congrès du peuple.Elle est maintenant députée et trésorière natio-nale de ce parti. Avec un regret évident, elle estimeque l’optimisme d’il y a vingt ans s’est estompé.“Avec l’ANC qui s’égare, l’héritage de Mandela a étégâché. Il a été perdu, et je ne crois pas que nous seronscapables de le récupérer. Mandela voulait bâtir unpays où les Noirs et les Blancs se considèrent commedes Sud-Africains. Je pense que nous avons échoué.J’aimerais souligner le travail de la Commission véritéet réconciliation, auquel on a coupé court. Des bles-sures ont été rouvertes, mais on ne leur a jamais donnéle temps de guérir”, explique-t-elle lorsqu’on l’in-terroge sur l’héritage de Nelson Mandela.

Bien qu’elle ne l’ait pas vu depuis des années,Hilda Ndude n’a jamais cessé d’éprouver unegrande affection pour Mandela. “Un matin, il m’aappelée lui-même pour fixer un rendez-vous. Il m’adit de venir le voir à son bureau. C’était à l’époque oùil était président. Quand je suis arrivée, sa secrétairem’a dit : ‘Vous savez, vous ne pouvez pas venirvoir Dada comme ça sans d’abord prendrerendez-vous.’ Je lui ai répondu : ‘Non, non, c’est luiqui m’a appelée.’ Elle est allée dire à Dada que j’étaislà et il est venu à la réception pour m’accueillir etm’accompagner jusqu’à son bureau. Nous avonsdéjeuné ensemble. Voilà le genre d’homme qu’estNelson Mandela. Un membre de la famille, un père,un homme d’Etat. Il a une sorte d’aura autour de lui.Il est unique.”

—David SmithPublié le 31 janvier 2010

Courrier international — n° 1206 du 12 au 18 décembre 2013 NELSON MANDELA. V

↑ Hilda Ndude entreWinnie et NelsonMandela à sa sortie de prison le 11 février1990. Photo AlexanderJoe/AFP/Getty images

“Les gens pleuraient de joie, de rire, ils ne pouvaient plus

s’arrêter”

“J’étais avec lui le jour de sa libération”Hilda Ndude accompagnait le prisonnier le plus célèbre du pays lorsqu’il a été libéré, le 11 février 1990. L’ancienne militantede l’ANC n’a rien oublié de ce moment historique.

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—The Guardian Londres

C’est un happy end adapté à l’étrange his-toire de Nelson Mandela, berger devenuprisonnier, puis président. L’heure pour

laquelle il semble être né voilà soixante-quinze ansest enfin arrivée lorsque, derrière une vitre pare-balles, les reflets du soleil posés sur la bible devantlui, il prend la parole : “En présence de cette assem-blée, et en pleine conscience de la haute mission quej’assume en tant que président au service de la répu-blique d’Afrique du Sud…”

Il est 12 h 16 lorsqu’il commence, ce qui est unpeu gênant, puisqu’il était censé devenir présidentle matin.

Mais, à midi, quand la tour de l’horloge a jouéles notes du carillon de Westminster – réminis-cence d’un passé colonial –, les dignitaires venusdes quatre coins de la planète ont compris qu’ilfallait s’habituer à la décontraction sud-africaine.

Winnie Mandela est la première représentantedu gotha à faire son apparition, resplendissante,dans une longue robe de soie verte – création dontson attachée de presse a fièrement assuré qu’elle“ébahirait l’Afrique du Sud”. L’instant est poignantquand cette femme, qui devrait vivre alors son apo-théose, est guidée vers les places des dignitairesde seconde catégorie. Mais voilà qu’elle apparaîtsoudain sur l’estrade auprès de sa famille, répon-dant à quelque mystérieuse invite.

Le commentateur de la télévision clame d’unton désapprobateur que celle qui fut jadis “la mèrede la nation” n’a rien à y faire et devrait être recon-duite sous peu à la place qui est la sienne. Mais,contre toute attente, Mme Mandela est accompa-

gnée vers une place située à seulement neuf siègesdu trône tapissé de cuir qui attend l’homme dontelle est désormais séparée.

Yasser Arafat, qui fait aussi partie des premiersarrivés, se dirige d’un pas décidé vers le treizièmerang exigé par le protocole pour un personnagequi n’est pas tout à fait chef d’Etat. Des gardes ducorps imposants en costume gris regardent d’unœil menaçant les photographes massés sur labalustrade, dont les téléobjectifs surplombent dan-gereusement la tête des personnages qu’ils ontpour mission de protéger.

Cramponné à son panama, le duc d’Edimbourggravit les escaliers à grandes enjambées, entraî-nant dans son sillage un cortège de représentantsdu ministère des Affaires étrangères. Il semble per-plexe lorsqu’il se voit indiquer le quatrième rang.

Puis, lorsque Al Gore, Hillary Clinton, RonBrown, Jesse Jackson et le reste du contingent éta-sunien se retrouvent entassés dans la même rangée,leurs gardes du corps se rendent compte avec indi-gnation que les représentants de la première puis-sance mondiale n’ont pas assez de chaises pours’asseoir. “Castro ! Castro !” Les cris enthousiastesdes députés du Parti communiste d’Afrique du Sud

VI. DOCUMENT Courrier international — n° 1206 du 12 au 18 décembre 2013

accueillent l’invité le plus marquant de la journée.Le líder cubain est encore plus impressionnant sansson cigare et sa casquette de l’armée, son uniformeet sa chevelure argentée étincelant superbementau soleil.

Le défilé de personnalités se poursuit, le jeude chaises musicales aussi… Constantin  II deGrèce, Jerry Rawlings, Mary Robinson, BoutrosBoutros-Ghali, Kenneth Kaunda, le prince desAsturies, Danielle Mitterrand, Joaquim Chissano,Benazir Bhutto, Sam Nujoma, Willem-Alexanderdes Pays-Bas, Mário Soares, Julius Nyerere.

Liesse. Relégué dans la travée de gauche, GoodwillZwelithini, roi des Zoulous, se dépêche d’aller s’ins-taller devant, à droite. Fidel, qui a atterri fortuite-ment près des Américains, dans la travée de droite,file se mettre plus à l’abri devant, à gauche. Pendantce temps, sur l’estrade, le président sortant etnouveau second vice-président, Frederik de Klerk,est arrivé, salué par la première salve d’applau-dissements internationaux – qui le félicite dusimple commentaire qu’il a eu en arrivant : “Nousavons accompli ce que nous souhaitions accomplir.”Il est suivi du premier vice-président, ThaboMbeki, puis les clameurs des quelque 50 000 per-sonnes assemblées sur les pelouses en contrebasannoncent l’arrivée de l’ancien berger. NelsonMandela affiche une mine réjouie tandis que lesgénéraux le guident le long des escaliers pourrejoindre le président de la Cour suprême. Ilrayonne de fierté paternelle en passant devant safille, la princesse Zeni Dlamini – qui est unie à unmembre de la famille royale du Swaziland et joueici le rôle de première dame.

Des griots chantent les louanges de l’hommedu jour au micro. Puis, avec une heure et huitminutes de retard sur l’horaire, l’aiguille arrive aumoment historique.

“[…] Moi, Nelson Rolihlahla Mandela, jure icid’être fidèle à la république d’Afrique du Sud et pro-mets solennellement et sincèrement de toujours…”

“Nos actes quotidiens d’Africains du Sud doiventconstruire une véritable réalité sud-africaine qui ren-forcera la foi de l’humanité en la justice, affermira saconfiance en la noblesse de l’âme humaine et nour-rira tous nos espoirs pour que nous ayons tous unevie épanouie.”

A la fin de son discours inaugural, les4 000 personnages de marque composant l’as-semblée, animés par une émotion sincère, se dres-sent spontanément lorsque le président Mandeladéclare : “Que jamais, jamais plus ce pays magni-fique ne revive l’expérience de l’oppression des unspar les autres, ni ne souffre à nouveau l’indignité d’êtrele paria du monde.” Tandis que les vivats s’éva-nouissent, l’assistante personnelle de NelsonMandela, Barbara Masekela, sœur du trompet-tiste de jazz Hugh Masekela et ici maîtresse decérémonie, semble un peu déboussolée.

Mais les généraux prennent le relais et se diri-gent vers l’arrière de la scène et du dispositif pare-balles, d’où leur regard fixe ostensiblement lescollines de Muckleneuk, dans le lointain. Le silencelaisse bientôt place à un grondement quand sur-gissent au-dessus des montagnes des hélicoptèresde combat, des avions-écoles, des chasseurs super-soniques et des patrouilles acrobatiques zébrantle ciel aux couleurs du nouveau drapeau sud-afri-cain, en l’honneur de leur premier chef noir, assu-rément le plus grand.

—David BeresfordPublié en mai 1994

Paru dans Courrier international Hors-série n° 32, juin 2010

↑ Les Sud-Africainscélèbrent l’investituredu président NelsonMandela devantl’Union Buildings de Pretoria, le 10 mai 1994. Photo Gisele Wulfsohn/Africa Media Online

“En tant que président auservice de la République…”A 75 ans, Nelson Mandela devient chef de l’Etat sud-africain. Ce jour de mai 1994, l’apartheid a définitivement rendu l’âme.

“Que jamais plus ce pays magnifique ne revive l’expérience del’oppression, ni ne souffre à nouveaul’indignité d’être le paria du monde”

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VIII. DOCUMENT Courrier international — n° 1206 du 12 au 18 décembre 2013

—Leadership (extraits) Le Cap

A lors que Nelson Rolihlahla Mandelaentame les six derniers mois de son extra-ordinaire rôle historique de premier pré-

sident de l’Afrique du Sud démocratique [sonmandat prendra fin en mai 1999], il y a une chosedont ses compatriotes peuvent être sûrs : il pour-suit sa tâche comme un homme fermement décidéà respecter les délais et à atteindre les objectifsextrêmement ambitieux qu’il s’est fixés pour lescinq années de son mandat. Nous l’avons rencon-tré à Pretoria, et plus précisément à MahlambaNdlopfu, la résidence historique des anciens pré-sidents et Premiers ministres nationalistes blancs,autrefois appelée Libertas.

Chaque jour, le président se lève vers 4 heuresà son domicile de Johannesburg, puis il parcourt laplupart des journaux, avant de donner ses premierscoups de fil de la matinée. Son secrétaire de presse,Parks Mankahlana, 34 ans, est l’un des premiers àêtre tiré du lit, généralement vers 5 heures du matin.Si l’appel ne vient pas d’un journaliste étrangercomplètement inconscient de l’heure locale, alorsc’est de Mandela lui-même. “Le problème avec cesappels aux aurores, se lamente Mankahlana, c’est quele président a déjà lu la presse et qu’il se met à m’enparler, alors que ce devrait être le contraire. C’est trèsdifficile de suivre son rythme. Et dire qu’il a 80 ans !”

Ce jour-là, immédiatement après le petit déjeu-ner, Mandela s’est rendu en voiture à la Presiden-tial Guest House, à Bryntirion, le quartier oùrésident les principaux membres du gouvernement,pour recevoir les lettres de créance de diplomatesétrangers. Notre entretien était prévu à 10 heures,mais on nous avait prévenus qu’une audience accor-dée à la dernière minute à de grands propriétairesterriens très en colère contre la série apparemmentinterminable de meurtres dans les campagnes pour-rait entraîner quelque retard.

La grande bâtisse dressée sur la colline deMagaliesberg, qui jouit d’un panorama spectacu-laire, est restée à peu près en l’état – à l’exceptiondu portrait de Mandela suspendu dans l’entrée. Labelle collection d’œuvres de Pierneef, de GweloGoodman et de Maggie Laubser, entre autresartistes connus, couvre toujours les murs entre lesprécieuses armoires et tables africaines. On est loinde ce qui se passe dans d’autres pays, comme leZimbabwe ou la Zambie, qui ont, après l’indépen-dance, dépouillé la plupart des bureaux et rési-dences officiels de tout ce qui rappelait le passé, eny entassant un bric-à-brac sans valeur et de mau-vais goût.

Mandela a bonne mine. Seuls son pas hésitantet son appareil auditif trahissent ses troubles phy-siques. Mais de cela on ne s’aperçoit même pas,tant la haute et élégante silhouette a conservé sonaura mythique. Cependant, la gravité des problèmesauxquels est confrontée l’Afrique du Sud n’a, elle,rien de mythique. Leadership est allé à la rencontredu président pour lui poser quelques questions qui,

on l’espère, permettront d’aller au-delà des excèsflagorneurs dont ont fait preuve certains médiasces derniers temps.

Il vous reste encore six mois difficiles à ce poste.Le temps vous est compté, et vous serez énor-mément sollicité. Quelles seront vos priorités ?Nelson Mandela. Il n’y a aucun dossier plus important que d’autres.Cependant, la priorité est d’améliorer la vie de notrepeuple. C’est à cela que nous sommes attachés et,compte tenu de nos ressources limitées et de notremanque total d’expérience gouvernementale, jepense que nous nous en sommes très bien sortis,en particulier si l’on se souvient de la mise en gardeque j’avais lancée avant les élections, à savoir quel’amélioration des conditions de vie de notre peuplene peut se réaliser du jour au lendemain, et qu’ilfaudrait sans doute cinq autres années avant d’envoir les résultats. Cela étant, aucun gouvernement,en trois cent quarante-six ans de présence blanchedans ce pays, n’a rendu service au peuple commecelui-ci l’a fait en quatre ans. C’est vrai, nous aurionspu aller plus vite. Néanmoins, nous avons fait desprogrès.

Au fil des ans, le vice-président [Thabo Mbeki,successeur désigné de Mandela] a émisquelques critiques à l’égard des milieux d’af-faires. Et vous ? Comment jugez-vous leuraction, concernant les aspects plus vastes desrelations raciales, du développement ou del’égalité des chances ?Les propos du vice-président ne sont pas dénuésde fondement, mais je m’empresse de les nuancer :les milieux d’affaires de ce pays ont énormémentcontribué à l’amélioration de la qualité de vie denotre peuple. Depuis ma sortie de prison, je ne cessede leur répéter : je veux que vous aidiez à offrir desservices à la population, à construire des cliniques,à bâtir des écoles. Ils ont si merveilleusement réagique je dois reconnaître que, bien que je sois né etque j’aie grandi dans ce pays, je ne le connais enréalité pas très bien, parce que pas un seul hommed’affaires n’a rejeté ma demande.On accuse les Noirs qui font des affaires des’enrichir au détriment des pauvres. Qu’enpensez-vous ?Comment croyez-vous que ces gens puissentmettre en pratique l’égalité des chances autrementqu’en se constituant un capital afin de pouvoir en

temps voulu créer des emplois pour la masse ? Onne peut pas leur demander de construire tout desuite des usines et de donner du travail aux Noirs,alors qu’ils viennent de créer leurs entreprises etont dû s’endetter – parce qu’ils ont contracté desemprunts auprès des banques et que les milliardsqu’ils gèrent ne leur appartiennent pas réellement.

On a l’impression que le fossé entre riches etpauvres se creuse, qu’une élite noire nantie seconstitue sans grande considération pour la masse, et que celagagne même l’arène politique. Là aussi, il y ad’un côté ceux qui gouvernent et de l’autreceux qui suivent. Le Congrès national africain(ANC) n’est-il pas en train de perdre lecontact avec sa base populaire ?J’ai émis de sérieuses réserves à ce sujet. Si CyrilRamaphosa [ex-dirigeant de l’ANC qui faisait figurede possible dauphin de Mandela] fait des affaires,il se retrouvera dans une situation meilleure quequelqu’un qui vit dans un camp de squatters. Maisce n’est pas notre but. Le but est d’introduire l’éga-lité, d’avoir une chance de réussir ce que l’on aentrepris, de s’assurer que l’on dégage des béné-fices afin de créer des emplois pour la population.Il ne faut donc pas dire : si la situation de Cyril estbien meilleure que celle d’un squatter, c’est quecertains Noirs s’enrichissent alors que d’autres s’ap-pauvrissent. Naturellement, un homme qui va par-ticiper à la création d’emplois doit disposer desfonds nécessaires pour cela. Et c’est ce qui se passe.

Votre raisonnement est d’une logique irréfu-table. Mais notre question est : l’ANC est-ilconscient qu’il existe [au sein de la population]le sentiment d’un écart grandissant et gênant– les sentiments revêtant, comme vous le savez,une vraie signification en politique ?Il est vrai que ces sentiments existent. Mais, lors-qu’on les analyse, on s’aperçoit qu’ils sont trèscreux. L’ANC ne serait plus en phase avec la masse ?Je pense que c’est une idée fausse. Mais, commepartout ailleurs dans le monde, quand il y a uneélection et un programme, les gens – si on leur ditqu’on va améliorer leurs conditions de vie – s’at-tendent à vivre le lendemain dans des palais, à tou-cher des salaires qui leur permettront de résoudretoutes les difficultés socio-économiques auxquellesils sont confrontés. C’est ce qui explique leurs sen-timents. Mais, lorsqu’on se rend dans les camps desquatters pour expliquer (comme nous l’avons fait)et tenir le langage suivant : voici notre problème,voici les résultats que nous avons obtenus, nousaurions voulu faire plus de progrès, mais nous avonsrencontré des difficultés, et, malgré tout, voilà ceque nous avons fait, alors, à la fin du discours, lafoule applaudit. Toutes les semaines, réellement,j’emmène des hommes d’affaires dans les cam-pagnes – pour qu’ils y construisent des cliniques etdes écoles –, et il faut voir à quel point ces hommesont réussi à remonter le moral de notre peuple !Cette semaine, je vais conduire un groupe de repré-sentants d’une banque bien connue au Transkei,dans un endroit où cinquante personnes ont trouvéla mort dans un accident d’autocar. J’ai demandéaux gens du coin : que voulez-vous que je fasse ? Ilsm’ont répondu : nous voulons une clinique. Alors,je vais emmener des banquiers pour qu’ils yconstruisent non seulement une clinique, maisaussi une école. C’est ce genre de choses qui a lieudans tout le pays. Un gouvernement se fait avanttout apprécier par les services qu’il rend à la popu-lation. Et, je le répète, depuis 1990, depuis ma sortiede prison, aucun homme d’affaires, ou presque, nem’a jamais dit non.

“Il n’y a pas de dossier plusimportant que d’autres. La priorité est d’améliorer la viede notre peuple”

Le testament politiqueEn 1998, peu avant la fin de son mandat, Nelson Mandela, président infatigable, dressait un premier bilan de son action lors d’un entretien accordé à un mensuel sud-africain.

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Il ne fait aucun doute que cela est dû au rôleextraordinaire que vous jouez dans ce pays.Mais qu’en sera-t-il après votre départ ?Prenez le ministre de l’Eau, le Pr Kader Asmal : àaucun moment de notre histoire, ce portefeuillen’a eu autant d’importance qu’aujourd’hui. Nousavons fourni de l’eau potable à 2,6 millions de per-sonnes. Ce n’est pas Mandela qui l’a fait, c’est KaderAsmal. Prenez encore Trevor Manuel [le ministredes Finances] : il a su gagner la confiance des éco-nomistes et des institutions financières de ce payset du monde entier. Ce n’est pas Mandela qui aréussi cela, c’est Trevor Manuel. Voyez Alec Irwinau Commerce et à l’Industrie : où qu’il aille, il reçoitun accueil chaleureux en raison de son action.Voyez le vice-président Thabo Mbeki : nous avonslà un homme extrêmement talentueux, c’est unréel atout pour nous, il est aujourd’hui respectéaussi bien ici qu’à l’étranger, et il joue un rôle trèsimportant sur ce continent et dans d’autres régionsdu monde. La question de l’après-Mandela ne sepose absolument plus. Je pense que les louangessont davantage une marque de respect pour un vieilhomme qu’autre chose.

Jamais, avant vous, on n’a vu dans l’histoirecontemporaine un homme faire l’objet d’unetelle vénération à travers le monde.Comment, sur le plan émotionnel, faites-vousface à une telle adulation ? Comment peut-onencore garder une certaine humilité ?C’est un hommage rendu non pas à une personneen particulier, mais à l’ensemble du peuple sud-africain. Je viens tout juste de dire aux agricul-teurs, ici même, que nous avons transformél’Afrique du Sud, faisant d’un pays pestiféré unpays considéré comme un miracle, en dépit denos problèmes, et cela n’est pas l’œuvre d’un indi-vidu mais de tous les Sud-Africains. C’est le mou-vement de libération qui a mené la lutte pour ceschangements, mais la transformation n’aurait

jamais eu lieu sans la coopération de tous les Sud-Africains, noirs et blancs. Les compliments, parconséquent, ne s’adressent pas à un individu maisau pays tout entier.

Pendant votre séjour en prison, et mêmedurant la période qui a suivi votre libération,le mouvement tenait un discours socialiste.Aujourd’hui, il semble qu’il se soit convertitrès sincèrement et très sérieusement auxprincipes fondamentaux du capitalisme.Personne n’aurait prévu un tel virage. Votreexpérience gouvernementale a-t-elle changévos convictions ?Non, nous refusons simplement les étiquettes. Ilne s’agit pas de mettre en œuvre le capitalismeou le socialisme. Ce qui nous intéresse, c’est detrouver des solutions réalistes à nos problèmes.Libre aux autres de nous coller des étiquettes. Siles gens réclament des maisons, nous ne nousdemandons pas : voyons, que dit la théorie socia-liste sur cette question ? Nous disons : voilà, nousavons tant de ressources, alors nous pouvonsconstruire tant de maisons. Il n’est absolumentpas question d’idéologie. En ce qui concerne l’éco-nomie, si nous disons : privatisons, ce n’est paspar idéologie. Nous examinons la situation desentreprises publiques et nous disons : celle-ciperd de l’argent et n’est pas dirigée avec effica-cité, donnons-la aux gens qui possèdent la for-mation et l’expérience nécessaires. Nous

analysons les problèmes avec objectivité. La ques-tion n’est pas d’abandonner une démarche socia-liste au profit du capitalisme, mais de faire preuvede pragmatisme, de dire que tel problème peutêtre résolu de telle façon.

Les Blancs, assaillis de craintes, émigrent enmasse. Que pouvez-vous leur dire pour qu’ilsvoient leur avenir ici d’un autre œil ?Dans tous les pays colonisés, lorsque des chan-gements démocratiques surviennent, l’ancienneclasse dirigeante préfère partir. Les minoritésont très peur et quittent le pays. C’est ce qui estarrivé en Afrique et en Asie. Mais, une fois queces gens s’aperçoivent que tout se passe norma-lement, que leurs craintes sont infondées, ilsreviennent. Chez nous, nombreux sont ceux quisont partis parce qu’ils n’étaient pas prêts àaccepter le nouvel ordre. Autre cause de départ :la criminalité. Mais je ne doute pas que beaucoupreviendront, une fois conscients que leurs peursne sont pas fondées et qu’on s’occupe de ce pro-blème. Et nous sommes effectivement en trainde nous en occuper. Il faut écouter les déclara-tions qui ont été faites par l’un des porte-paroledes milieux agricoles. Il a dit : c’est mon pays, et,quelles que soient mes inquiétudes concernantla criminalité – et, en particulier, les meurtresd’agriculteurs –, c’est mon pays ; j’y reste, je nevais nulle part ailleurs. Quand on voit ceux quisont fermement décidés à rester dans leur pays,on se rend compte que ceux qui l’ont quitté nereprésentent qu’une infime minorité. Néan-moins, nous voulons qu’ils reviennent, avec leurscompétences.

Croyez-vous à la “renaissance africaine” ?Oh ! oui. Absolument. Je suis un disciple du vice-président en matière de renaissance africaine.

—Hugh Murray et Paul BellPublié en 1998

“La question de l’après- Mandela ne se pose absolument plus !”

↑ Des mineurs deMarikana célèbrentleur augmentation de salaire, le 18 septembre 2012. La grève dans la minede platine a fait plus de quarante morts. Photo Alexander Joe/AFP

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—London Evening Standard Londres

A vec mon mari [Vidia Naipaul], nousvenons de traverser l’Afrique. La dernièreétape de notre voyage nous mène enfin

en Afrique du Sud, pays désormais indissociabledu nom de Mandela. A l’origine, mon époux hési-tait un peu à venir ici, mais il a fini par écouter soninstinct. Nous sommes arrivés à Soweto, devantla porte de l’énigmatique Winnie Mandela, unefemme aussi souvent acclamée que vilipendée.

A la fin des années 1980, Winnie s’était entou-rée de gardes du corps peu recommandables, leMandela United Football Club, qui semait la ter-reur dans Soweto. Le “capitaine” du club était JerryRichardson, mort dans sa cellule en 2009 alors qu’ilpurgeait une peine à perpétuité pour le meurtrede Stompie Moeketsi, un gamin de 14 ans enlevéavec trois autres enfants et passé à tabac dans lamaison où nous serons bientôt assis autour d’unetasse de café. Winnie a été condamnée à six ans deprison pour enlèvement, peine qui sera réduite enappel à une simple amende. Les membres du gangont par la suite affirmé devant la Commissionvérité et réconciliation qu’elle avait été l’instiga-trice de ce meurtre et qu’elle y avait même parti-cipé directement.

Femme courage.Avant de devenir célèbre, WinnieMandela habitait dans l’une de ces étroites ruellessurpeuplées, bordées de petites maisons de briqueet de tôle ondulée. Soweto est toujours une town-ship majoritairement noire : les touristes la visi-tent en bus et s’extasient devant ces rues associéesà la liberté, à l’apartheid et à Mandela.

Winnie possède désormais une forteresseimpressionnante sur la colline. Le jardin, composéd’arbres et de bosquets, est impeccablement entre-tenu. Nous entrons directement dans un petit ves-tibule encombré, monopolisé par un homme :Mandela. Il est partout. Cadeaux, portraits,diplômes honorifiques et lettres garnissent lamoindre surface aux murs et sur le mobilier.

Nous sommes un peu fébriles au moment d’en-trer. Notre contact a organisé cette rencontre avecWinnie (ou “Mama Mandela”, comme on l’appelledans la township) par l’intermédiaire de son confi-dent : célèbre présentateur de télévision, la qua-rantaine à peine sonnée, et visiblement ferventdisciple de la maîtresse de maison.

Il nous invite à nous asseoir et nous parle d’elleavec tendresse. Cette femme a forgé la consciencepolitique d’une génération, affirme-t-il. Son cou-rage, sa fougue et son entêtement ont fait d’euxdes hommes. Ils ont vu son intrépidité, les risques

qu’elle était disposée à prendre, les humiliationsà essuyer. Des humiliations qui n’ont pas pris finavec l’apartheid. Winnie Mandela a été mise à l’in-dex, diabolisée et trahie, assène-t-il.

Je suis crispée : mon époux n’aime pas qu’onle fasse attendre, même quand il est dans debonnes dispositions. C’est quelqu’un de poin-tilleux, qui s’est déjà fait remarquer en claquant laporte lors d’une réunion qui avait pris du retard,me laissant gérer seule les conséquences de sonesclandre. C’est alors qu’elle apparaît, grande, élé-gamment vêtue de gris pastel, coiffée de sa fameuseperruque. Elle serre la main tendue de Vidia et l’in-vite à s’asseoir à ses côtés. Elle m’adresse un sou-rire. Sa présence électrise l’atmosphère.

Je fais ce que l’on attend de moi. Je lui demandesi elle est satisfaite de la tournure que prennentles choses en Afrique du Sud. Winnie se tournevers Vidia. Est-ce la vérité qu’il veut entendre ? Ellea entendu parler de lui. Il veut la vérité ou tout aumoins s’en approcher le plus près possible.

Non, elle n’est pas satisfaite. Et elle a ses rai-sons.

“J’ai entretenu la flamme du mouvement, com-mence-t-elle. Vous êtes passés dans le township ?Comme vous l’avez constaté, il est toujours aussi sor-dide. Pourtant, c’est ici que nous avons lancé la pre-mière pierre, ici que nous avons versé tant de sang. Rienn’aurait pu arriver sans le sacrifice du peuple – dupeuple noir.”

Elle regarde Vidia dans l’attente d’une nou-velle question. Il ne dit rien, mais ses yeux noirsbrillent sous ses paupières tombantes. Elle pour-suit, les yeux rivés sur son visage.

“Le Congrès national africain (ANC) était en exil.Tous ses leaders étaient soit en fuite, soit en prison. Etil n’y avait personne pour rappeler à ces gens, au peuplenoir, l’horreur de sa réalité quotidienne ; quand quelquechose d’aussi anormal que l’apartheid devient une réa-lité quotidienne. C’était notre réalité. Et quatre géné-rations ont vécu ainsi – comme un peuple nié.”

Je sais que les responsables de l’apartheid ontfait tout ce qu’ils ont pu pour briser cette femme.Elle a subi tous les outrages. Ils sont venus la cher-cher une nuit et l’ont placée en résidence surveillée

à Brandfort, ville frontalière de l’Etat libred’Orange, à près de 500 kilomètres de Soweto.“C’était un exil, raconte-t-elle, quand toutes leursautres tentatives ont échoué.”

Dans cette solitude, où elle a passé neuf annéss,elle recruta des hommes jeunes pour le parti. “Justesous leur nez”, se souvient-elle en riant à cette évo-cation. “La seule chose qui me peinait et m’inquiétait,c’était mes filles. De ne jamais savoir vraiment com-ment elles allaient. J’ai le sentiment que ce sont ellesqui ont vraiment souffert de tout cela. Pas moi, ni Man-dela”, confie-t-elle.

Ses deux petites filles n’ont jamais vraimentcompris ce qui se passait. Ce sont normalementles méchants qui vont en prison. Or leur pèreétait en prison, alors que ce n’était pas unméchant. “Cette angoisse était insupportable pourmoi en tant que mère, de ne pas savoir comment sedébrouillaient mes enfants quand ils m’ont gardéeen isolement prolongé.”

Dépit amoureux.Winnie parle de Mandela avecdésinvolture, comme si ce nom ne comptait pasvéritablement pour elle – ou ne comptait plus.“Pour ma famille, le nom de Mandela est un poids quipèse sur nos épaules. Il faut que tout le monde com-prenne que Mandela n’a pas été le seul homme à souffrir.Il y en a eu beaucoup d’autres, des centaines, qui ontmoisi en prison et qui sont morts. Notre lutte a comptébeaucoup de héros, restés anonymes et méconnus, et ily en avait d’autres aussi parmi le leadership, commele malheureux Steve Biko, mort tabassé, dans une atrocesolitude. Quand Mandela est entré en prison, c’étaitun jeune révolutionnaire fougueux. Et regardez l’hommequi est sorti”, dit-elle en prenant mon époux à témoin.Ce dernier ne dit rien, se contente d’écouter.

Difficile de déboulonner une légende vivante.Seule une épouse, une amante ou une maîtressejouit de ce privilège. Elles seules connaissentl’homme de l’intérieur, ai-je pensé.

“Mandela nous a laissé tomber. Il a accepté unaccord qui était mauvais pour les Noirs. Economique-ment, nous sommes toujours exclus. L’économie restetrès ‘blanche’. Bien entendu, il y a quelques Noirs pourle symbole, mais beaucoup de ceux qui ont donné leurvie pour ce combat sont morts sans en avoir perçu lesdividendes.” Elle est peinée. Son visage brun et lisse

X. DOCUMENT Courrier international — n° 1206 du 12 au 18 décembre 2013

L’amertume de Winnie MandelaL’écrivain indien V.S. Naipaul, Prix Nobel de littérature en 2001, et sa femme ont rencontréWinnie Mandela chez elle, à Soweto. L’ex-épouse du premier président noir du pays a des mots très durs pour le héros de la lutte antiapartheid.

“Il faut que tout le mondecomprenne que Mandela n’a pasété le seul à souffrir”

↑ Bill Clinton et Gordon Browncélèbrent le 90e anniversaire de Nelson Mandelalors d’un dîner en son honneurà Londres.Photo Dan-ve M. Benett/Getty images

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a perdu de sa douceur. “Je ne peux pas lui pardon-ner d’avoir reçu le Nobel [de la paix, en 1993] avec songeôlier, Frederik De Klerk. Ils y sont allés la main dansla main. Vous pensez que De Klerk l’a libéré par purebonté d’âme ? Non. Il n’avait pas le choix. C’étaitl’époque qui le dictait, le monde avait changé et notrelutte n’était pas un feu de paille. C’était une lutte san-glante – c’est un euphémisme – et nous avons versébeaucoup de sang. Je l’ai maintenue vivante avec tousles moyens dont je disposais.”

Nous ne doutons pas de ce qu’elle affirme. Desimages qui ont fait le tour du monde nous revien-nent à l’esprit, et au sien aussi, j’en suis sûre.

“Regardez cette farce qu’est la Commission véritéet réconciliation. Il n’aurait jamais dû accepter.” Unefois encore, Nelson Mandela est l’objet de sacolère. “Qu’est-il sorti de bon de la vérité ? En quoiaide-t-elle les gens à savoir où et comment leursproches ont été tués ou enterrés ? Quand l’archevêqueTutu, qui a fait de tout cela un grand cirque religieux,est venu ici, poursuit-elle en désignant une chaisevide, il a eu le culot de me demander de comparaître.Je lui ai servi quelques vérités bien senties. Je lui ai ditque si lui et sa bande de crétins étaient assis là, c’étaitgrâce à notre combat et grâce à MOI. Grâce à tout ceque moi et des gens comme moi avions fait pour gagnernotre liberté.”

Winnie a tout de même comparu en 1997devant la Commission vérité et réconciliation, qui,dans son rapport, disait d’elle : “La Commissionestime que Mme Mandela s’est elle-même rendu cou-pable de violations graves des droits de l’homme.”

Lorsque l’archevêque Desmond Tutu l’a priéeinstamment d’admettre que “les choses avaient com-plètement dérapé” et de s’excuser, Winnie a fini pardemander pardon à la mère de Stompie et à lafamille de son ancien médecin personnel, auquelelle aurait commandité l’assassinat après le refusde celui-ci de couvrir le meurtre de Stompie.

Quelqu’un apporte le café. Nous buvons ensilence.

“Je ne suis pas seule, reprend-elle. Les gens deSoweto sont encore avec moi. Regardez ce qu’ils lui fontfaire. Le grand Mandela. Il n’a plus ni pouvoir ni mêmevoix au chapitre. Ils ont dressé cette gigantesque statuede lui en plein milieu du quartier blanc le plus riche deJo’burg, pas ici, où nous avons versé notre sang et où

tout a commencé. Mandela est devenu une fondationinstitutionnalisée. On le trimballe dans le monde entierpour lever des fonds et lui est tout content de jouer lejeu. L’ANC l’a mis sur la touche, mais le garde commefigure de proue pour sauver les apparences.” Ses yeuxlancent des éclairs derrière ses verres grisés. Pourelle, ce n’est rien moins qu’une trahison écono-mique, rien n’a changé pour les Noirs, si ce n’estque l’apartheid a officiellement disparu. Tout enparlant, son regard se promène incidemment surun portrait de Mandela.

La rumeur s’est répandue en Afrique du Sudqu’elle n’a pas pu le supporter ni même le toucherdurant les deux années où ils ont tenté de sauverleur mariage, après sa libération, en 1990. C’étaitd’une grande tristesse.

Si lui était prêt à tirer un trait sur le passé, àpardonner à son épouse ses liaisons pendant qu’ilétait en prison, ils n’avaient pourtant pas réussi àrenouer le lien. Ils divorcèrent en 1996, n’ayantvécu ensemble que cinq ans sur trente-huit annéesde mariage. La rage de Winnie était un handicapterrible et son insoumission trop virulente pourêtre exprimée par des mots. “Je ne regrette rien. Jene regretterai jamais rien. Si c’était à refaire, je refe-rais exactement la même chose. De A à Z..” Ellemarque une pause.

“Vous savez, je me dis parfois que nous n’étions passuffisamment préparés. De notre côté, nous n’avionsrien planifié. Comment aurions-nous pu le faire ? Nousavions peu d’instruction, et cela, le leadership ne l’ad-met pas. Peut-être devrions-nous revenir à la casedépart pour voir ce qui n’a pas fonctionné.”

Amère victoire. Au moment de nous lever pourprendre congé, nous apercevons une photogra-phie de Winnie jeune, jetant un regard mélanco-lique au photographe. Elle était ravissante, etMandela était allé la chercher. Mais la lutte est ter-minée. Elle a rempli son contrat. C’est fini. Elle aété mise sur la touche, abandonnée. Mais, commela liberté n’a pas apporté le rêve promis au peuplenoir, elle continuera de tenter sa chance en poli-tique. De cela, je suis convaincue. Cette femmepeut encore assumer la part de risque associée aurêve d’un homme, quel qu’il soit.

“Quand je suis née, ma mère a été très déçue. Ellevoulait un fils. Je l’ai su très tôt. J’ai donc été un garçonmanqué. Je voulais devenir médecin et je ramenaistoujours des enfants abandonnés de l’école. Desenfants qui étaient trop pauvres pour qu’on leur paiela cantine. Mes parents ne m’ont jamais répriman-dée pour cela et ne m’ont jamais fait valoir qu’eux-mêmes étaient aux abois.”

Son regard s’anime dès qu’elle parle du passéet de ces souvenirs qui n’ont rien à voir avec lalutte. Soudain, elle se tourne vers Vidia et luiconfie : “Quand je suis seule, je ne peux pas m’em-pêcher de penser au passé. Le passé est toujoursvivant, là, dans ma tête.” Elle pointe le doigt surson crâne.

Tout cela n’est-il pas un grand gâchis ? J’ai enviede savoir. Quelque part, je souffre pour elle. Entant que femme, je ressens l’immense force detransgression qu’il lui a fallu pour dépasser sa souf-france. J’ai envie de lui dire que si j’avais été Man-dela, je lui aurais pardonné, mais je ne trouve pasle courage. Que me dirait Vidia si je l’avais ?

Il est en train de lui dire au revoir. Mes yeuxs’embuent. Instinctivement, elle se tourne versmoi, plante ses yeux dans les miens, et son regards’adoucit. Elle s’approche et me serre dans ses bras.“Je sais ce que vous voulez me dire, me murmure-t-elle à l’oreille, et de cela, je vous suis reconnaissante.”

—Nadira NaipaulPublié le 8 mars 2010

Courrier international — n° 1206 du 12 au 18 décembre 2013 NELSON MANDELA. XI

—New Statesman Londres

Lorsque j’étais correspondanten Afrique du Sud, dans lesannées 1960, le grand admira-

teur du régime nazi John Vorster occu-pait la résidence du Premier ministreau Cap. Trente plus tard, alors que j’at-tendais devant les grilles, j’ai eu l’étrangeimpression qu’elles étaient gardéespar les mêmes hommes. Des Afrikanersblancs vérifiaient mes papiers avec laconfiance de ceux qui jouissent d’unemploi stable. L’un d’eux avait en mainun exemplaire de Un Long chemin versla liberté, l’autobiographie de NelsonMandela. “C’est une vraie source d’ins-piration”, m’a-t-il expliqué. Mandelasortait de sa sieste. “Heureux de vousrevoir”, me lança-t-il avec un grandsourire. Devant tant de grâce, on sesent immanquablement bien. Il glous-sait à l’idée d’avoir été érigé en saint.“Ce n’est pas le boulot pour lequel je mesuis porté candidat”, m’a-t-il assuré d’unton pince-sans-rire.

Avec une attitude emprunte de res-pect, il ne manquait pas de me remettreà ma place. En voyant comment il netolérait aucune critique du parti AfricanNational Congress (ANC), j’ai quelquepeu compris pourquoi des millions deSud-Africains allaient pleurer sa mortmais pas son “héritage”. Je lui aidemandé pourquoi les engagementspris tant par lui-même que par l’ANCau moment sa sortie de prison, en 1990,n’avaient pas été respectés. Le gou-vernement de libération, avait promisMandela, nationaliserait l’économiehéritée de l’apartheid, y compris lesbanques. Mais, une fois au pouvoir, leparti a abandonné son programme “dereconstruction et de développement” [RDPprogram] visant à éradiquer la pau-vreté dans laquelle croupissaient laplupart des Sud-Africains. L’un desministres s’est même vanté de la poli-tique “thatchérienne” menée par l’ANC.

“C’est exactement le contraire de ceque vous avez promis en 1994 !

— Vous devez comprendre que n’im-porte quel processus de transition estcondamné à se transformer.”

Rares étaient les Sud-Africains àsavoir que ce “processus” avait com-mencé dans le plus grand secret plusde deux ans avant la libération deMandela. A cette époque, le prison-

Sa grandeur luisurvivra, mais passon héritageMandela n’a pas tenu ses promesses : il a engagéson pays dans un système néolibéral qui engendrepauvreté et corruption.

nier était personnellement engagédans de discrètes négociations.

Au lendemain des élections démo-cratiques de 1994, l’apartheid racial apris fin et l’apartheid économique apris un nouveau visage. [Ceux quiétaient autrefois aux commandes]accordaient aux hommes d’affairesnoirs des prêts à des conditions géné-reuses, leur permettant de créer desentreprises à l’extérieur du périmètredes bantoustans [provinces dans les-quelles étaient parquées les popula-tions noires]. Une nouvelle bourgeoisienoire a fait son apparition. Les res-ponsables de l’ANC s’installaient dansde belles demeures. Et le fossé se creu-sait entre les Noirs, à mesure qu’il seréduisait entre Noirs et Blancs.

Les habitants des townships neconstataient guère de changementset subissaient toujours les expulsionscomme au temps de l’apartheid.Certains exprimaient même leur nos-talgie pour “l’ordre” qui régnait sousl’ancien régime. Les réalisations des-tinées à améliorer la vie quotidienneen déliquescence, notamment dans ledomaine scolaire, étaient anéantiespar les extrêmes et par la corruptiondu “néolibéralisme” que l’ANC s’at-tachait à mettre en place.

Une fois à la retraite, Mandela achangé, mettant le monde en gardecontre les dangers de l’après-11 sep-tembre que représentaient GeorgeW. Bush et Tony Blair. Je me demandecomment il a réagi au “pèlerinage”effectué par Barack Obama dans sacellule sur l’île de Robben, un Obamaqui n’a toujours pas fermé le camp deGuantanamo Bay.

A la fin de l’entretien, Mandela m’atapé légèrement sur le bras commepour me pardonner de l’avoir contre-dit. Nous nous sommes dirigés verssa Mercedes couleur argent, qui seconfondait avec sa petite tête cou-ronnée de cheveux gris, noyée au milieud’une cohorte d’hommes blancs auxbras énormes, des câbles dans lesoreilles. L’un d’eux a lancé un ordreen afrikaans, et Mandela est reparti.

—John Pilger*Publié le 11 juillet 2013

* Journaliste australien, auteur notammentdu livre Freedom, Next Time, ainsi que dudocumentaire Apartheid did not die.

Page 12: Supp CI 1206 12- 18 déc 2013

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