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SCHLICK, WAISMANN, WITTGENSTEIN ET LA GRAMMAIRE DES LOIS DE LA NATURE Jean-Jacques Rosat Presses Universitaires de France | Les Études philosophiques 2001/3 - n° 58 pages 317 à 333 ISSN 0014-2166 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2001-3-page-317.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Rosat Jean-Jacques, « Schlick, Waismann, Wittgenstein et la grammaire des lois de la nature », Les Études philosophiques, 2001/3 n° 58, p. 317-333. DOI : 10.3917/leph.013.0317 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.234.121.24 - 15/12/2014 14h22. © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.234.121.24 - 15/12/2014 14h22. © Presses Universitaires de France

Schlick, Waismann, Wittgenstein Et La Grammaire Des Lois de La Nature

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Page 1: Schlick, Waismann, Wittgenstein Et La Grammaire Des Lois de La Nature

SCHLICK, WAISMANN, WITTGENSTEIN ET LA GRAMMAIRE DESLOIS DE LA NATURE Jean-Jacques Rosat Presses Universitaires de France | Les Études philosophiques 2001/3 - n° 58pages 317 à 333

ISSN 0014-2166

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2001-3-page-317.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Rosat Jean-Jacques, « Schlick, Waismann, Wittgenstein et la grammaire des lois de la nature »,

Les Études philosophiques, 2001/3 n° 58, p. 317-333. DOI : 10.3917/leph.013.0317

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La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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SCHLICK, WAISMANN, WITTGENSTEINET LA GRAMMAIRE DES LOIS DE LA NATURE

Dans l’article de Schlick intitulé « La causalité dans la physique contem-poraine », qui date de 1931, on peut lire l’affirmation suivante :

Au fond une loi de la nature n’a pas même le caractère logique d’une « asser-tion », mais représente, plutôt, une instruction pour la formation d’assertions(Anweisung zur Bildung von Aussagen)1.

Cette déclaration, déjà un peu énigmatique, est assortie de deux remar-ques qui ne peuvent qu’accroître la perplexité du lecteur. D’une part, Schlickavertit qu’il ne dit cela qu’au passage et que, dans cet article d’épistémologie, ilne développera pas les considérations logiques qui seraient seules susceptiblesd’élucider entièrement ce statut à première vue paradoxal qu’il attribue auxlois de la nature2 ; d’autre part, il précise, entre parenthèses :

Je dois cette idée et cette terminologie à Ludwig Wittgenstein3.

On rencontre en effet régulièrement, dans la bouche et sous la plume deWittgenstein en 1930 et 1931, des formules à peine différentes : l’hypothèseest « une loi pour la construction de propositions » [ein Gesetz zur Bildung vonSätzen], « une loi pour la construction d’attentes [Erwartungen] »4, ouencore « une loi pour construire des énoncés [ein Gesetz zur Bildung vonAussagen] »5.

La difficulté est qu’évidemment, pendant plusieurs décennies, l’uniquesource sur ce que Wittgenstein pouvait bien avoir alors en tête a été ce courtpassage de l’article de Schlick ! Et l’exposé le plus clair et le plus cohérent des

Les Études philosophiques, no 3/2001

1. « Causality in Contemporary Physics », in Moritz Schlick, Philosophical Papers, edited byHenk L. Mulder and Barbara F. B. van de Velde-Schlick, with translations by P. Heath,W. Sellars, H. Feigl and May Bodbeck, Dordrecht, Reidel, 1979, vol. II, p. 188.

2. Ibid., p. 187.3. Ibid. , II, p. 188.4. Ludwig Wittgenstein, Philosophische Bemerkungen, Suhrkamp, 1964 ; Remarques philoso-

phiques, traduit de l’allemand par Jacques Fauve, Gallimard, 1975, § 228.5. Wittgenstein et le Cercle de Vienne, texte allemand et traduction par Gérard Granel, TER,

1991, p. 99/72.

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conceptions de Wittgenstein à ce sujet – conceptions alors passablementmouvantes et terminologiquement incertaines – est un texte de Waismann,intitulé Hypothèses, qui n’a été publié pour la première fois qu’en 19761.

Or, à partir de 1934 et de sa Logique de la découverte scientifique – c’est-à-diresans disposer de rien d’autre que de l’article de Schlick et des quelques apho-rismes fort peu explicites qu’on peut lire dans le Tractatus aux § 6 .3 et sui-vants –, Popper fait de la formule de Schlick une expression typique, voirecanonique, de la thèse instrumentaliste2. Cette interprétation semble s’êtreimposée ; Pierre Jacob3, par exemple, parle, à ce propos, d’une « parenthèseinstrumentaliste » dans la pensée de Schlick : sous l’influence de Wittgen-stein, il aurait, sans l’assumer vraiment, affiché momentanément une posi-tion qui serait en contradiction avec sa tendance fondamentale au réalisme.

On se propose ici d’éclairer le sens et l’arrière-plan de la formuleadoptée par Schlick en s’appuyant sur les textes de Wittgenstein et de Wais-mann. Il ne saurait être question de reconstituer l’ensemble de la conceptionwittgensteinienne de l’hypothèse des années 1929-1931 dans toutes sesramifications, ni de montrer le rôle qu’elle a pu jouer dans l’évolution de lapensée de Schlick et dans les débats internes du Cercle de Vienne. On lais-sera ainsi délibérément de côté le problème de l’induction, celui de la proba-bilité, celui des énoncés protocolaires et celui du déterminisme ; on ne dirarien non plus des conceptions de Wittgenstein sur le solipsisme et sur le lan-gage phénoménologique, sur le caractère hypothétique de la plupart desénoncés du langage ordinaire ; rien non plus du concept de « forme de lareprésentation » ni de l’influence prégnante de Hertz.

On essaiera simplement d’établir trois points, en allant à l’encontre del’interprétation dominante :1 / La formule de Schlick-Wittgenstein vise avant tout à marquer une

distinction de grammaire ; elle ne saurait être comprise comme le motd’ordre d’une théorie, instrumentaliste ou autre.

2 / Retenir cette formule n’implique aucunement qu’on adopte un point devue instrumentaliste ; elle est même, au contraire, parfaitement en phaseavec une attitude résolument réaliste.

3 / Schlick a certainement été fasciné par Wittgenstein ; mais il avait, depar ses conceptions philosophiques antérieures, de solides raisons dereprendre à son compte l’analyse wittgensteinienne de l’hypothèse.

*

318 Jean-Jacques Rosat

1. « Über Hypothesen », in Friedrich Waismann, Logik, Sprache, Philosophie, Stuttgart,Reclam, 1976, p. 612-642 [trad. anglaise : « Hypotheses », dans Friedrich Waismann, Philoso-phical Papers, edited by Brian McGuinness, Dordrecht, Reidel, 1977].

2. Voir, par ex., Karl Popper, La logique de la découverte scientifique, traduit de l’anglais parNicole Thyssen-Rutten et Philippe Devaux, Payot, 1973, p. 33, n. *4, où l’on trouverad’autres références.

3. Pierre Jacob, « La controverse entre Neurath et Schlick », in Jan Sebestik et AntoniaSoulez, Le Cercle de Vienne. Doctrines et controverses, Klincksieck, 1986, p. 200.

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C’est peut-être Waismann qui a donné de la différence grammaticaleentre proposition et hypothèse la présentation la plus éclairante et la plusconvaincante.

On pourrait croire, écrit-il, que l’hypothèse est une proposition [Satz] tout à faitcomme une autre, à cette différence près qu’elle n’a pas encore été examinée[geprüft] dans tous les cas, de sorte que nous sommes moins sûrs de sa vérité. Maisconsidérer le contrôle de l’intégralité des cas comme critère de distinction [autrementdit, on aurait affaire à une proposition quand tous les cas sont contrôlables et à une hypothèsequand tous les cas ne le sont pas], c’est s’exprimer d’une manière qui nous égare. Cela al’air de dire que, s’agissant de l’hypothèse, le concept de contrôle (parcourir toute lasérie des cas individuels) aurait un sens et que ce contrôle ne s’avérerait impossibleque pour des raisons techniques (ce qui présuppose qu’il est pensable d’essayer).

Supposons que je doive vérifier [feststellen] si une allée n’est bordée qued’acacias. Je ne passe en revue qu’une partie des arbres et, sur ce, je déclare : « Jus-qu’ici, c’est exact ; je ne sais pas si ce sera exact aussi pour la suite ; mais je le sup-pose [Ich vermute]. » Ici, le verbe « supposer » a vraiment un sens, puisqu’on l’emploiepar opposition avec « savoir ». Mais qu’en est-il si l’allée est infinie ? Que peut bienvouloir dire « supposer » si l’énoncé concerne tous les arbres ? Par opposition à quoiest-ce que je délimite maintenant le « supposer »1 ?

S’agissant d’une allée d’arbres finie, il y a un sens à dire que, si je la parcou-rais intégralement, « probablement je ne trouverais que des acacias » ou à dire :« Je suppose que je ne trouverai que des acacias », parce que, si je l’avais totale-ment parcourue, il y aurait un sens à dire : « Maintenant j’ai constaté que tousles arbres de cette allée sont des acacias. » Mais il n’y aucun sens à dire : « Si jechauffais tous les morceaux de métal de l’univers en tous les instants dutemps et en tous les lieux, probablement ils se dilateraient », ou : « Je suppose qu’ilsse dilateraient tous », puisqu’il ne saurait y avoir aucun sens à dire : « Mainte-nant, j’ai vu tous les morceaux de métal se dilater toujours et partout. »

Une hypothèse n’est donc pas une proposition ordinaire à laquelle onaurait prudemment et provisoirement accolé un « peut-être », un « probable-ment » ou un « je suppose » faute d’avoir encore pu matériellement la véri-fier intégralement, ou faute de pouvoir jamais humainement la vérifier inté-gralement. L’idée de vérifier intégralement une hypothèse – c’est-à-dire depasser en revue tous les cas particuliers qu’elle englobe – n’a pas plus desens que l’idée d’énumérer d’un bout à l’autre la série complète des nombrescardinaux.

L’hypothèse, je cite toujours Waismann, se comporte tout à fait différemmentd’une proposition que je n’ai simplement pas intégralement contrôlée. Les expres-sions « contrôler intégralement » et « non intégralement » sont donc extrêmementégarantes2.

À l’origine de notre embarras philosophique sur le statut des hypothèses, ily a, comme souvent selon Wittgenstein, une confusion entre deux usages

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1. Waismann, op. cit., p. 614-615.2. Ibid.

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radicalement différents du verbe « pouvoir » : l’usage empirique et l’usageconceptuel. Si je dis : « On ne pourra jamais vérifier entièrement une hypo-thèse », cela ressemble beaucoup plus à : « On ne pourra jamais trouver leplus grand nombre cardinal » qu’à : « On ne peut pas traverser l’Atlantique àla nage. » « La vérification intégrale d’une hypothèse » et « le plus grandnombre cardinal » sont deux parfaits non-sens, deux expressions auxquellesnous ne donnons, ni ne saurions donner, aucun sens.

La différence cruciale entre des hypothèses et des « propositions ordinaires »,écrit Coffa, réside dans le fait que les hypothèses incluent une quantificationuniverselle1.

On peut en effet formuler, dans le langage de la logique, la différence surlaquelle Wittgenstein veut attirer notre attention, en disant qu’une proposi-tion incluant une quantification universelle n’est pas, quand le domaine dequantification est infini, l’équivalent d’une conjonction de propositions par-ticulières qu’on étendrait à l’infini.

Traditionnellement, explique Coffa, les logiciens ont eu tendance à trai-ter les propositions dont le domaine de quantification est potentiellementinfini ( « tous les cygnes sont blancs » ) de la même manière que celles dontle domaine de quantification est fini ( « tous les hommes qui sont dans cettepièce portent des pantalons » ), à savoir comme des conjonctions d’énoncésparticuliers. De même que le contenu de « tous les hommes qui sont danscette pièce portent des pantalons » est la conjonction des énoncés particu-liers « X porte des pantalons & Y porte des pantalons &i.i.i. & Z porte despantalons », conjonction à laquelle on adjoint une clause de fermeture ( « etce sont tous les hommes qui sont dans cette salle » ), de la même manière« tous les cygnes sont blancs » aurait pour contenu la conjonction de tous lesénoncés du type « si a est un cygne, alors a est blanc & si b est un cygne, b estblanc, etc. ». Mais, comme le montre d’ailleurs bien l’impossibilité d’adjoin-dre ici une clause de fermeture, le modèle ne peut, selon Wittgenstein, êtreétendu aux énoncés pour lesquels le domaine de quantification est infini,c’est-à-dire, notamment, aux lois de la nature et aux hypothèses scienti-fiques. Comme il le souligne dans les Leçons de Cambridge de 1930,une généralité possédant une infinité de cas particuliers appartient à un type logiquetotalement différent [de celle qui n’en possède que 3 ou 4]. Elle n’asserte pas un nombreinfini de propositions2.

La confusion logique que dénonce Wittgenstein est fourvoyante en cequ’elle nous entraîne à développer une conception de la connaissance hu-maine – et particulièrement de la science et de ses progrès – à la fois grandiose ettragique. Elle est grandiose parce que, si l’on accepte à la fois de dire qu’une loi dela nature décrit, comme toute proposition, un certain état de choses ou un cer-

320 Jean-Jacques Rosat

1. Alberto Coffa,The Semantic Tradition from Kant to Carnap, Cambridge UP, 1991, p. 334.2. Ludwig Wittgenstein, Les cours de Cambridge 1930-1932, texte anglais et traduction par

Élisabeth Rigal, TER, 1988, p. 17-20.

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tain fait, et que cette loi asserte un nombre infini d’énoncés d’observations,alors on est amené à considérer le fait qu’elle décrit comme une sorte de« super-fait », un « fait infini » si l’on peut dire, un fait universel et structurel, unfait transcendant. La connaissance humaine aurait ainsi des pouvoirs propre-ment extraordinaires. Mais, d’un autre côté, cette conception a quelque chosede tragique car, puisqu’il est impossible d’exclure que des observations futuresne viennent pas démentir nos hypothèses, nous sommes amenés à nous repré-senter les lois de la nature comme éternellement provisoires ou, selon une excel-lente formule de Waismann, comme des « suppositions éternelles »1. Nous nepourrions donc jamais être certains que notre connaissance rejoint le réel etnous serions condamnés pour l’éternité au scepticisme radical.

Dans les Dictées pour Schlick, Wittgenstein demande :Cela a-t-il un sens de dire : « Il n’y aura jamais d’êtres humains avec deux

têtes » ?

Si l’on répond « oui », fait-il observer, on sera alors enclin à dire :« Ma pensée peut donc bien avoir prise sur l’infini. »2 Il semble alors, commente Wittgens-

tein, que ce soit comme si, avec cette proposition, nous avions accompli quelquechose de tout à fait extraordinaire3.

Voilà pour le côté grandiose ; quant au côté tragique, Wittgenstein, unpeu plus loin, s’exprime ainsi :

Nous sommes en principe toujours disposés à rétracter une proposition de cegenre (...). À mesure que la proposition s’étire, pour ainsi dire dans le temps, danscette mesure, elle perd en possibilité d’être vérifiée, et l’hypothèse ne vaut jamaiscomme ayant été vérifiée. C’est comme si l’on avait voulu construire un jeu auquel on ne pûtpas gagner, mais bel et bien perdre parfois. Ce jeu n’en serait pas pour autant plus grandiose qu’unautre4.

Dans Les deux problèmes, Popper donne du problème classique del’induction une définition concise et paradoxale qui est particulièrementéclairante :

Peut-on savoir plus que l’on ne sait5 ?

Nous vivons avec la conviction que la science transcende nos expérien-ces et qu’en même temps elle ne le peut pas. C’est ce qui nous met au rouetet c’est ce dont l’ironie de Wittgenstein voudrait nous délivrer.

La méprise qui nous fait prendre une impossibilité grammaticale (unnon-sens) pour une impossibilité empirique (une impuissance ; ici, uneimpuissance de la connaissance humaine) est liée, comme toujours, à la pré-

Schlick, Waismann, Wittgenstein et la grammaire des lois de la nature 321

1. Waismann, op. cit., p. 614-615.2. Je souligne.3. Dictées de Wittgenstein à Waismann et pour Schlick, sous la direction de Antonia Soulez,

PUF, 1997, p. 169.4. Ibid., p. 170.5. Karl Popper, Les deux problèmes fondamentaux de la théorie de la connaissance, trad. par

Christian Bonnet, Hermann, 1999, p. 27.

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gnance d’une image particulière trompeuse, très fortement enracinée et dont iln’est pas facile de nous défaire. Ici, c’est l’image, très répandue, de l’asymptote.

La science, disait déjà Victor Hugo, est l’asymptote de la vérité. Elle approche sanscesse et ne touche jamais.

En vérifiant successivement une série d’énoncés individuels portant surdes cas particuliers, on se rapprocherait peu à peu de la vérification inté-grale, sans jamais parvenir à l’atteindre – comme si une sorte de malédictionmétaphysique, liée à la finitude humaine, nous l’interdisait.

Si je dis, écrit Wittgenstein1, qu’une hypothèse n’est pas vérifiable de façon défini-tive, cela ne signifie pas qu’il existe pour elle une vérification dont on peut toujoursapprocher davantage sans jamais l’atteindre. C’est un non-sens, et un non-sens danslequel on tombe souvent.

*

L’hypothèse n’est donc pas le succédané éternel d’une description idéale ettranscendante de la réalité qui serait inaccessible aux êtres finis que noussommes. Dire : « Les hypothèses sont invérifiables », ce n’est pas constaterun fait – une faille ou une faillite de la connaissance humaine –, c’est recon-naître, dit Wittgenstein, qu’une hypothèse entretient précisément avec la réalité une relation formelle autre quecelle de la vérification2.

Une pure proposition, non hypothétique, comme « l’aiguille du comp-teur est sur le 90 » ou « le marqueur du thermomètre est sur le 20 », est reliéeà la réalité par une procédure de vérification simple, directe et immédiate.Une hypothèse est reliée, indirectement et de manière complexe, à la réalitépar les prédictions, à leur tour vérifiables, qu’elle permet de construire.

Une proposition peut être vérifiée ; une hypothèse ne le peut pas, mais elle estune loi ou règle servant à construire des propositions et est tournée vers le futur [itlooks to the future] – c’est-à-dire permet de construire des propositions qui disent cequi va se produire et qui peuvent être vérifiées ou falsifiées3.

C’est ce que Wittgenstein explique à Schlick dans une conversation du22 mars 1930 :

La physique construit un système d’hypothèses sous les espèces d’un systèmed’équations. Les équations de la physique ne peuvent être ni vraies ni fausses. Nesont vrais ou faux que les constats [Befunde] fournis par la vérification, c’est-à-direles énoncés phénoménologiques. La physique n’est pas de l’histoire. Elle prophétise. Sil’on voulait concevoir la physique uniquement comme un compte rendu des faitsjusqu’ici observés, il lui manquerait alors l’essentiel : le rapport au futur. Elle seraitle récit d’un rêve. Les énoncés de la physique ne sont jamais clos. Non-sens [Unsinn]de les imaginer clos4.

322 Jean-Jacques Rosat

1. Wittgenstein, Philosophische Bemerkungen, op. cit., § 228.2. Ibid.3. Wittgenstein, Les cours de Cambridge 1930-1932, op. cit., p. 16-18.4. Wittgenstein et le Cercle de Vienne, op. cit., p. 101/74.

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Le non-sens, ce serait ici de réduire l’hypothèse à n’être qu’une formuletournée vers le passé, un constat récapitulatif qui résume ou condense unensemble d’observations déjà effectuées. Rien ne nous garantirait alors quela science n’est pas le récit d’un rêve sans rapport avec la réalité, puisque, eneffet, en ne partant que des observations déjà effectuées, quelles qu’ellessoient, on pourrait toujours trouver au moins une loi, c’est-à-dire une fonc-tion, qui les relie.

On peut raisonnablement supposer qu’il s’agit là d’un argument qui afortement contribué à l’adoption rapide par Schlick de la conception witt-gensteinienne de l’hypothèse. Schlick, en effet, depuis ses Réflexions philoso-phiques sur le principe de causalité, qui datent de 1920, était manifestement à larecherche d’un critère de la causalité : si l’événement B suit toujoursl’événement A, qu’est-ce qui me garantit qu’on a bien affaire à une relationde dépendance causale, c’est-à-dire à une relation nomologique, à un ordrelégal, et non à la simple répétition d’un hasard ? Toute loi de la nature seprésente, certes, sous la forme d’une fonction, mais, comme Schlick necesse de le souligner avec force, il ne suffit pas d’être en mesure de définirune fonction pour pouvoir légitimement dire qu’il s’agit bien d’une loi de lanature :

Car, quelle que puisse être la distribution des quantités données, il est toujourspossible, c’est bien connu, de trouver des fonctions qui décrivent précisément cettedistribution avec toute l’exactitude souhaitable. Et cela signifie que toute distribu-tion arbitraire de quantités, toute séquence simplement imaginable de valeurs,devrait être considérée comme un ordonnancement [ordering]. Il n’y aurait pas dechaos1.

À partir des seules données déjà observées, on peut toujours trouver unordre ; mais celui-ci risque d’être purement imaginaire ; le physicien pourraittoujours avoir simplement rêvé.

En d’autres termes, ajoute Schlick, le principe de causalité serait satisfait en toutecirconstance. Mais un principe qui vaut pour tout système donné, de quelque manièrequ’il soit constitué, ne dit absolument rien au sujet de ce système ; il est vide, ilreprésente une pure tautologie2.

Selon la nouvelle conception de la causalité désormais défendue parSchlick dans l’article de 1931 qui nous occupe, les lois de la nature ne peu-vent être caractérisées à partir d’une propriété structurale, comme l’absencede coordonnées spatiales et temporelles dans les équations. Cette clausemaxwellienne, à laquelle il s’était rallié en 1920 et qui équivaut à stipuler que,pour être d’authentiques lois de la nature, les hypothèses doivent être uni-versellement valides (uniformes quels que soient le lieu et l’instant), luiparaît trop contraignante, trop rationaliste, pourrait-on dire. L’empiristeradical qu’est Schlick répugne à devoir présupposer l’invariabilité de la

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1. Schlick, op. cit., II, p. 180.2. Ibid., p. 184.

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nature dans le temps et dans l’espace, même s’il reconnaît qu’elle sembleeffectivement être le cas dans l’univers qui est le nôtre.

Le critère de la causalité, Schlick ne le trouve donc plus dans une propriétéinhérente au symbolisme des équations, mais dans leur capacité prédictive,laquelle ne se manifeste que dans et par l’usage que la science fait des hypo-thèses, c’est-à-dire dans et par l’activité expérimentale de vérification desprédictions.

Pour le physicien, pour celui qui étudie la réalité 1 , la seule chose qui importe, lachose absolument décisive et essentielle, c’est que les équations dérivées de donnéesquelconques vaillent aussi désormais pour les données nouvelles. Ce n’est que dans cecas qu’il considère sa formule comme une loi de la nature. En d’autres termes, levrai critère de la régularité, la marque essentielle de la causalité, c’est la réalisation deprédictions2.

Et Schlick de conclure :La confirmation de prédictions est donc le seul critère de causalité ; c’est par ce seul

moyen que la réalité nous parle3.

Ce qui garantit l’assujettissement des hypothèses au réel, autrement dit lecaractère empirique de la science, c’est, dans la conception de Wittgenstein etSchlick, leur caractère non clos, leur ouverture, c’est-à-dire leur capacité àengendrer des prédictions susceptibles à leur tour d’être vérifiées. Quand,pour reprendre un exemple légendaire, les lois de Newton fournissent à LeVerrier la base des calculs qui lui permettent de prédire que les astronomesberlinois verront certains points lumineux dans leur télescope s’ils le tournentdans une certaine direction, les lois de Newton manifestent, par leur capacitéprédictive, qu’elles sont reliées à la réalité ; et c’est cette capacité prédictive quifait d’elles une connaissance et non une pure construction imaginaire. Ce qui,donc, relie l’hypothèse à la réalité, c’est qu’elle nous offre sans cesse la possi-bilité de découvrir de nouveaux points de contact entre le réel et nous.

*

L’invérifiabilité de l’hypothèse n’est donc pas la marque d’une limite dusavoir ; elle est, bien au contraire, la garantie d’une possibilité indéfinimentrenouvelée de provoquer de nouvelles observations, c’est-à-dire de nouvel-les confrontations avec la réalité. C’est la structure logique de l’hypothèse,son caractère indéfiniment ouvert, qui assure ici le réalisme de la science.On peut remarquer au passage que, comme Jacques Bouveresse l’avait déjàsuggéré dans Le mythe de l’intériorité4, Wittgenstein et Schlick sont ici beau-coup plus proches de Popper que de Carnap.

Mais, alors, il faut admettre que la caractérisation des lois scientifiquescomme « règles pour la formation de prédictions » ne signifie nullement

324 Jean-Jacques Rosat

1. Je souligne.2. Ibid., p. 185.3. Ibid., p. 186-187.4. Jacques Bouveresse, Le mythe de l’intériorité, Minuit, 1976, p. 349.

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qu’on ne les considérerait plus que comme des instruments de maîtrise oude prédiction des phénomènes naturels et qu’on renoncerait à voir en ellesdes moyens de représentation ou de symbolisation de la réalité, des moyensde connaissance. Tout autant que la proposition purement constative,l’hypothèse est bien, comme dit Wittgenstein,couplée à la réalité [mit der Wirklichkeit gekoppelt].1

Simplement, tandis que la proposition est couplée à la réalité (au phéno-mène observé) par la vérification immédiate,l’hypothèse se tient, peut-on dire, avec la réalité dans une relation [Zusammenhang]plus lâche que celle de la vérification2.

L’hypothèse constitue donc bien, au même titre que la proposition, unereprésentation [Darstellung] et une symbolisation de la réalité ; mais elle estcaractérisée par la forme logique qui lui est propre, c’est-à-dire par son modespécifique de couplage avec la réalité.

L’hypothèse est une construction logique [logisches Gebild]. C’est-à-dire un sym-bole, pour lequel valent certaines règles de la représentation.

Les signes qui servent à écrire l’hypothèse (l’équation) ne sont pas videsde signification ; par le biais de certaines règles d’application – tout simple-ment, les règles qui, au sein de l’activité scientifique, régissent les rapportsentre théories et expérimentation –, ils deviennent bel et bien des symboles,c’est-à-dire représentent la réalité. Pour le dire encore autrement, c’est par lamanière dont nous nous servons d’elles et grâce aux procédures au moyendesquelles nous les appliquons à la réalité que les hypothèses deviennentcapables de la représenter ou de la symboliser.

Dans les Remarques philosophiques, Wittgenstein est ainsi soucieux dedémarquer sa position de celles de physiciens conventionnalistes commeEddington :

Les conceptions des physiciens contemporains [neuerer Physiker] (Eddington) neconcordent pas3 tout à fait avec les miennes quand ils disent que, dans leurs équa-tions, leurs signes n’ont plus de « signification » [Bedeutung] et que la physique nepeut parvenir [gelangen] à aucune signification de ce genre mais doit au contraire enrester aux signes. Ce qu’ils ne voient pas, à vrai dire, c’est que ces signes ont unesignification dans la mesure où – et seulement dans la mesure où – leur correspond[entspricht] ou ne leur correspond pas le phénomène observé de façon immédiate(des points lumineux, par exemple)4.

Ce passage est important car – à l’encontre de ce qu’on pourrait êtretenté de dire sur la base de certaines de ses formulations un peu unilatéraleset tranchées – il interdit d’interpréter Wittgenstein comme voulant dire que

Schlick, Waismann, Wittgenstein et la grammaire des lois de la nature 325

1. Wittgenstein, Philosophische Bemerkungen, op. cit., § 225.2. Ibid., § 227.3. Signalons que la négation a malencontreusement disparu dans la traduction française.4. Ibid., § 225.

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les hypothèses, parce qu’invérifiables, seraient purement et simplementdépourvues de sens (une interprétation vers laquelle Coffa semble parfoisglisser1).

Dans l’usage qu’en font à l’époque Wittgenstein et Schlick, la maximevérificationniste – Le sens d’une proposition est la méthode de sa vérification2 – amanifestement au moins deux acceptions, à première vue assez différentes,mais en réalité étroitement liées.

Dans sa première acception, la maxime dit qu’une proposition n’a de sens etn’est donc une proposition que si on peut la vérifier complètement, c’est-à-dire si elle décrit un phénomène dont on peut directement constater qu’il alieu ou non. À l’inverse, une proposition est vide de sens, et n’est donc pasune proposition, si elle n’offre aucune prise à la vérification ; l’exemple para-digmatique donné par Wittgenstein dans ses conversations avec Schlick estl’énoncé : « Dès que j’ai le dos tourné, le poêle disparaît. »

Cet énoncé, dit-il, est une roue qui tourne à vide3.

Autrement dit, je ne peux rien en faire.Dans sa seconde acception, la maxime dit que, pour connaître le sens d’un

énoncé, la meilleure chose à faire est de regarder la manière dont nous levérifions, c’est-à-dire la manière dont nous le rapportons à la réalité dans lesusages que nous en avons. On admet donc ici qu’il y a un sens « lâche » dumot « vérifier » qui nous autorise à parler de « vérifier une hypothèse » dansla mesure où nous disposons, dans l’activité scientifique, de procédures aumoyen desquelles nous rapportons l’hypothèse à la réalité : nous menonsdes expériences et observons si les prédictions que l’hypothèse nous a per-mis de construire se vérifient ou non (au sens strict du terme). L’hypothèsereçoit ainsi son sens du lien indirect qu’elle entretient avec les vérificationsdes prédictions qu’elle engendre. Plus le lien de l’hypothèse à la réalité estresserré – autrement dit, plus les prédictions que nous construisons à partird’elles sont déterminées et univoques, c’est-à-dire compatibles uniquementavec telle ou telle mesure – et plus l’hypothèse a de sens (ou de contenu deconnaissance). À l’inverse, plus le lien de l’hypothèse à la réalité est relâché– autrement dit, plus les prédictions que nous construisons à partir d’ellessont indéterminées et équivoques, c’est-à-dire compatibles avec toutes sor-tes d’observations différentes –, et moins l’hypothèse a de sens (moins elleest une connaissance). Mais :

Tout ce qui est nécessaire pour que nos propositions sur la réalité [Wirklichkeit]aient un sens [Sinn] , c’est que notre expérience en un certain sens s’accorde plutôt [übe-reinstimmt] ou ne s’accorde plutôt pas avec elles4.

326 Jean-Jacques Rosat

1. Coffa, op. cit., p. 337 ( « ... to claim that laws cannot be justified because they saynothing » ).

2. Wittgenstein et le Cercle de Vienne, op. cit., p. 79/50.3. Ibid., p. 48/17.4. Philosophische Bemerkungen, op. cit., § 225.

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Il arrive même parfois que Wittgenstein, au lieu d’insister sur l’idée quel’hypothèse n’est pas une proposition, les installe toutes deux sur un mêmeplan et propose de ne voir entre elles qu’une différence de degré selon queleur lien avec le phénomène observé, c’est-à-dire avec la vérification, estplus direct et immédiat (énoncé davantage propositionnel), ou plus indirect etlointain (énoncé davantage hypothétique).

La proposition (Satz), l’hypothèse, est couplée avec la réalité de manière plus oumoins lâche1.

À l’une des extrémités du continuum, on trouve donc des propositionspurement constatives et observationnelles (phénoménologiques) : elles dé-crivent un phénomène et sont immédiatement vérifiables. À l’autre extré-mité, on trouve des hypothèses purement conventionnelles, non seulementinvérifiables, mais qui pourraient être rendues compatibles avec toute réalitéquelle qu’elle soit, c’est-à-dire qui ne peuvent rien m’apprendre sur lemonde et sont donc vides de sens :

Dans le cas extrême, il n’y a plus du tout de lien [Verbindung] <s.e. “avec la réa-lité”>. La réalité peut faire ce qu’elle veut sans entrer en conflit avec la proposition :alors la proposition, l’hypothèse, est vide de sens [sinnlos] 2 !

Les autres assertions – toutes celles qui ne sont pas des propositions ausens strict sans être pour autant vides de sens, qu’elles appartiennent à lascience ou au langage de la vie ordinaire – ont plus ou moins de sens àmesure de leur rattachement, plus ou moins lâche, indirect et complexe, à laréalité ; à mesure de leur capacité plus ou moins grande de concorder ounon avec elle.

Tout ce qui est essentiel, c’est que les signes, de manière aussi compliquéequ’on voudra, se rapportent au bout du compte à l’expérience immédiate et non àun moyen terme (une chose en soi)3.

Cette dernière phrase appelle une précision : la réalité, pour Wittgensteinà cette époque, c’est le phénomène, le point lumineux dont la présence (oul’absence) peut être immédiatement observée.

Le phénomène n’est pas symptôme pour quelque chose d’autre, mais il est laréalité (Realität). Le phénomène n’est pas symptôme de quelque chose d’autre quirend la proposition vraie ou fausse, mais il est lui-même ce qui la vérifie4.

Le seul vérificateur, le seul truth-maker, pour parler comme Russell, c’estbien le phénomène observé.

Mais on ne peut conclure de ces déclarations que Wittgenstein mettraiten doute la réalité de ce qu’il appelle ici « moyen terme » ou « chose en soi »(par exemple, la planète Neptune), ni qu’il prétendrait qu’on doive opérer

Schlick, Waismann, Wittgenstein et la grammaire des lois de la nature 327

1. Ibid.2. Ibid.3. Ibid.4. Ibid.

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une réduction de ces « choses en soi » aux phénomènes observés (de Nep-tune aux points lumineux observés dans le télescope). Ce qu’il veut dire sim-plement, c’est que la vérification, comme coïncidence du constat observa-tionnel et du phénomène, est l’unique point de contact entre la réalité et lesystème de nos hypothèses. Que l’existence de Neptune nous soit connue,non pas directement –, par une constatation –, mais indirectement – par lebiais d’une hypothèse – ne conduit pas à attribuer moins de réalité, ou uneréalité dérivée, à Neptune.

Wittgenstein écrit, par exemple :

Si la physique décrit [beschreibt] dans l’espace physique un corps de forme déter-minée, alors elle doit admettre, même implicitement, la possibilité de la vérification.Les places où l’hypothèse est mise en connexion [zusammenhängt] avec l’expérienceimmédiate doivent être prévues1.

Wittgenstein n’entend aucunement nier que les hypothèses décriventdes objets physiques. Ce qu’il nie, c’est qu’elles le fassent directement, parcequ’elles seraient en quelque sorte des images de ce qu’elles décrivent, parcequ’elles seraient immédiatement dans le même espace logique que lesphénomènes. Et ce qu’il affirme, c’est que les hypothèses ne décrivent leurobjet que par l’intermédiaire de points de contact qu’elles déterminent àl’avance et où, dans l’expérience immédiate, les phénomènes viennent coïn-cider avec nos attentes.

On peut comprendre qu’une telle conception ait trouvé en la personnede Schlick un auditeur particulièrement réceptif. Une des idées majeures desa Théorie générale de la connaissance est que décrire le monde au moyen d’unethéorie ne consiste pas à en fournir une image qui permette à l’esprit de lesaisir ou de l’appréhender, mais à pouvoir désigner chaque état de chose demanière univoque, autrement dit à pouvoir établir une coordination biuni-voque entre nos symboles et la réalité.

L’acte cognitif, écrit-il, n’est pas un mariage intime du sujet et de l’objet, ni unesaisie ou une pénétration ou une intuition, mais un simple processus de désignationde l’objet. [Cela] ... ne signifie aucun renoncement ni aucune dépréciation de laconnaissance. Nous ne devons pas penser que l’activité de comparer, de mettre enordre et de désigner serait seulement un ersatz pour une autre forme de connais-sance plus parfaite (...). Tout acte d’identification, de comparaison et de désignationoffre absolument tout ce que nous attendons de la connaissance dans la vie ordi-naire et dans les sciences2.

Si tout le monde avait toujours eu conscience et gardé à l’esprit que connaîtrene consiste en rien d’autre que coordonner les signes aux objets, jamais personnen’aurait eu l’idée de se demander s’il est possible d’avoir une connaissance deschoses telles qu’elles sont en soi3.

328 Jean-Jacques Rosat

1. Ibid., § 228.2. Moritz Schlick, General Theory of Knowledge, translated by Albert Blumberg, Open

Court, 1985, p. 90.3. Ibid., p. 88.

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L’hypothèse, l’équation contient les instructions qui nous permettentd’effectuer cette coordination par le moyen de la prédiction. Disqualifiercette conception comme « instrumentaliste », n’est-ce pas être victime, insi-dieusement, du mythe d’une connaissance qui serait « davantage » quel’application des signes aux choses ?

*

Dire des hypothèses qu’elles sont des « règles », des « instructions » oudes « lois », c’est évidemment suggérer qu’elles contiennent quelque chosequi ne relève pas du constat, mais de notre décision. Comme Wittgensteinl’expose devant Schlick, le 4 janvier 1931 :

Nous introduisons dans l’hypothèse plus que ce que requiert la tâche de décrirel’expérience immédiate. L’hypothèse a pour ainsi dire une roue qui tourne à vide :tant que de nouvelles expériences n’entrent pas en jeu, cette roue demeure inuti-lisée ; elle n’entrera en action qu’à partir du moment où il s’agira d’inclure de nou-velles expériences. C’est comme dans un différentiel : le fait de tourner une roueenclenche un mouvement parfaitement déterminé. »1

À la différence d’un énoncé vide de sens, l’hypothèse scientifique n’estpas une roue qui tourne à vide ; mais, à la différence d’une proposition pure-ment constative, elle a une roue qui tourne à vide, c’est-à-dire qu’elle com-porte en elle quelque chose qui ne saurait en aucune manière être constaté– qui n’est pas dans le même espace logique que le phénomène –, mais quiouvre un espace pour de nouvelles constatations.

C’est reconnaître qu’il demeure, dans toute hypothèse, quelque chosequi est irréductible aux descriptions de l’expérience immédiate, quelquechose qui relève de notre activité, de notre décision et, donc, de laconvention.

Une hypothèse, écrit Waismann, n’est en aucun cas un calque ou une imitationservile de l’expérience. En elle vit quelque chose de l’audacieuse construction desmathématiques, cette « libre création de notre esprit ». D’un autre côté, elle est natu-rellement en connexion avec les faits d’observation (...). L’hypothèse a en fait en ellequelque chose de la liberté de la convention et quelque chose de l’assujettissementde la proposition empirique véritable2.

Schlick, Waismann, Wittgenstein et la grammaire des lois de la nature 329

1. Wittgenstein et le Cercle de Vienne, op. cit., p. 160-138. J’ai dû corriger la traduction : Witt-genstein ne pense pas ici à une boîte de vitesses, comme l’a étrangement supposé le traduc-teur, mais bien à ce qu’on appelle en mécanique automobile un « différentiel », c’est-à-dire unmécanisme qui, par un jeu de pignons engrenés les uns aux autres, permet que, dans unvirage, la roue qui est du côté de l’extérieur du virage tourne plus vite que la roue qui est àl’intérieur. Comme le décrit bien Wittgenstein, le pignon dit « satellite » est ce qu’on appelleune « roue folle », une roue qui n’effectue aucun travail quand la voiture roule en ligne droite,mais qui se met à tourner sur elle-même et donc à entraîner tout le mécanisme quand la voi-ture entre dans un virage et que le conducteur tourne le volant. Cette image du différentielrevient fréquemment dans les textes de cette époque pour faire comprendre quel rôle jouedans une hypothèse l’élément conventionnel qui lui est inhérent (cf. Remarques philosophiques,§ 231, et Grammaire philosophique, appendice à la première partie, § 7).

2. Waismann, op. cit., p. 635.

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La conséquence de cette hétérogénéité entre la forme logique del’hypothèse et la forme logique de l’observation, c’est qu’il ne saurait existerentre elles, à strictement parler, de contradiction logique : d’une hypothèse,on ne saurait déduire stricto sensu un énoncé d’observation et, inversement, unénoncé d’observation ne saurait constituer à lui seul la réfutation d’une hypo-thèse. Contrairement à la thèse de l’asymétrie qui sera défendue par Popper,la réfutation n’a en effet, selon Wittgenstein, aucun avantage sur la confirma-tion. Les liens entre l’hypothèse et les propositions d’observation sont telle-ment lâches, indirects et complexes que, comme l’explique Waismann,une observation unique ne peut jamais exclure une hypothèse au sens où la négationde p exclut la proposition p. La possibilité reste toujours ouverte de faire s’accorderl’observation avec l’hypothèse en introduisant des suppositions supplémentaires.En d’autres termes : si l’hypothèse H conduit à attendre l’observation p, mais si enréalité on observe ∼ p, alors H. ∼ p ne représente jamais une contradiction1.

Nous ferions donc mieux, en conclut Waismann,de dire que certaines observations (ou plus précisément : certains énoncés observa-tionnels) parlent pour ou contre une hypothèse, ce qui ne signifie pas qu’ils laconfirment ou la réfutent. Nous devrions plutôt dire également qu’une observations’encastre bien ou mal dans une loi universelle2.

Une manière de présenter la situation logique qui en résulte est de consi-dérer, comme Waismann, qu’hypothèses et énoncés d’observation appar-tiennent à deux strates du langage différentes – un concept qui lui est propre etqu’on ne rencontre pas chez Wittgenstein.

Nous pourrions, à ce propos, écrit-il, classer les propositions de notre langage enplusieurs strates, en réunissant dans la même strate toutes les propositions entre les-quelles existent des relations logiques susceptibles d’être formulées de façon pré-cise. Ainsi les propositions de la mécanique ou de la thermodynamique sont clas-sées dans un système dont les éléments ont les uns à l’égard des autres des relationsqui peuvent être établies de manière précise et à l’intérieur duquel on peut toujours,s’agissant de deux propositions, décider de façon stricte si l’une est la conséquencede l’autre, si elles se contredisent l’une l’autre, etc. Les énoncés d’un physicien expé-rimentateur quand il décrit certaines données observationnelles, comme la positiond’une aiguille de son appareil, sont également liés les uns aux autres selon des moda-lités formulables avec précision. (Si une aiguille indique le niveau 3 sur une échelle,elle ne peut logiquement indiquer le niveau 5 ; il existe ici une stricte relationd’exclusion.) Mais, en revanche, une proposition de physique théorique ne peutjamais entrer en un strict conflit logique avec un énoncé d’observation, et cecisignifie qu’il n’existe pas de relation susceptible d’être formulée de manière préciseentre ces deux sortes de propositions. »3

*

330 Jean-Jacques Rosat

1. Ibid., p. 630.2. Ibid., p. 629.3. Ibid., p. 632.

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Pour qui considère que le problème fondamental de l’épistémologie estcelui de l’induction – le problème, comme dit Popper, de justifier logiquementque nous affirmons dans nos hypothèses davantage que ce que notre expé-rience pourra jamais nous apprendre –, ce renoncement délibéré à définirles liens logiques entre énoncés d’observation et hypothèses constitue unpitoyable aveu d’échec. Et Coffa n’hésite pas à affirmer que la solution deSchlick au problème de l’induction est totalement vide1.

Mais on peut aussi dire que l’analyse grammaticale qu’il adopte visait plu-tôt à dissoudre le problème qu’à le résoudre et que, si l’on n’est plus obsédé parle problème de l’induction, on peut enfin prêter attention à ce qu’il nous mas-quait : la nature véritable des liens entre hypothèses et observations dans touteleur complexité. Les liens tissés entre l’hypothèse et les observations apparais-sent alors à la fois comme quelque chose de moins et quelque chose de plusqu’une relation logique. Moins, car ils n’en ont que rarement le tranchant et lanécessité ; plus, car ils sont à la fois plus riches et beaucoup plus divers.

Dans les Dictées, Wittgenstein pose la question suivante :Supposons que nous construisions une hypothèse – savons-nous déjà pour

autant quand nous allons la considérer comme confirmée et quand nous n’en feronsrien ? Avons-nous déjà une vue d’ensemble portant sur tous les cas pensables ? Et,si nous considérons, par exemple, le cas de la parabole qui est censée passer parcertains points – avons-nous déjà de la sorte déterminé à l’avance quand cette pré-sentation-là nous suffira encore, et quand nous l’abandonnerons2 ?

Le cas auquel s’intéresse ici Wittgenstein est celui où nous rencontronsbeaucoup d’exceptions à la règle que nous avons choisie, où beaucoup depoints sont éloignés de la parabole et où nous nous demandons si nousdevons dire qu’ils sont malgré tout situés sur la parabole – et que celle-ciprésente des fluctuations – ou si nous devons abandonner ce mode de pré-sentation au profit d’un autre.

Sa réponse est en gros que ça dépend des cas. Il admet que dans certainessituations nous chercherons à anticiper sur toutes les possibilités et, donc, àprévoir dans quelles conditions nous déciderions d’abandonner l’hypothèse.Mais, dans d’autres contextes, fait-il observer, nous disons simplement : « Jene sais pas ce que je ferai dans ce cas », ce qui veut dire tout simplement que« nous n’avons pas établi de règle ». Certes, on pourrait nous objecter que, sides raisons existent d’abandonner l’hypothèse, elles sont intemporelles etpourraient donc, en principe, être prévues. En principe, certes, maisen réalité, constate-t-il, les humains sont plongés dans la perplexité lorsqu’on leurpose la question. Car ce n’est justement pas à ce jeu-là qu’ils jouent3.

Selon le cas, conclut Wittgenstein, nous aurons donc affaire à deux espècesd’hypothèses assez différentes.

Schlick, Waismann, Wittgenstein et la grammaire des lois de la nature 331

1. Coffa, op. cit., p. 337.2. Dictées, op. cit., p. 171.3. Ibid.

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En outre, une conséquence manifeste de l’idée que le couplage del’hypothèse à la réalité peut être, selon les cas, plus lâche ou plus serré, estque toutes nos hypothèses n’occupent pas la même place au sein du systèmede la science, ne jouent pas le même rôle et ne se prêtent pas aux mêmesusages. Comme le degré d’ajustement d’une hypothèse à la réalité se mesureà sa capacité prédictive, à sa capacité d’offrir des points de contact avec leréel, le noyau dur des théories scientifiques est constitué par les systèmesd’équations qui engendrent les prédictions les plus nombreuses et les plusprécises. Mais toutes les hypothèses, tout en nous invitant à former desattentes, n’ont pas cette fonction-là.

C’est un point qui a son importance, par exemple, pour qui ne veut passurestimer la portée des révolutions scientifiques et rendre compte du carac-tère cumulatif de la science. Dans un récent article, Steven Weinberg pro-pose ainsi de distinguer entre les parties dures et les parties molles des théoriesscientifiques.

Il faut parvenir, écrit-il, à distinguer clairement, dans les révolutions scientifiques,ce qui change de ce qui n’est pas modifié. Or, La structure des révolutions scientifiques [deKuhn] ne fait pas cette distinction. Il y a dans les théories physiques actuelles unepartie « dure »... dont l’essentiel est constitué par des équations, auxquelles ilconvient d’ajouter la définition de la valeur opératoire des symboles et la spécifica-tion des types de phénomènes auxquels ces équations s’appliquent. Et il y a aussi unepartie « molle » : c’est la vision de la réalité servant à nous expliquer à nous-mêmespourquoi ces équations fonctionnent. Cette partie molle est sujette au changement ;nous ne croyons plus à l’éther de Maxwell, nous savons que la nature est faite d’autrechose que des particules et des forces telles que les voyait Newton, etc. Ces change-ments dans la partie molle des théories scientifiques modifient nos idées des condi-tions sous lesquelles leur partie dure est une bonne approximation. Mais à leur stadeadulte, les parties dures de nos théories sont des résultats fermes et définitifs. (...) Leséquations elles-mêmes ne risquent pas de devenir fausses et, tant qu’il y aura desscientifiques, on continuera à enseigner l’électrodynamique maxwellienne1.

Des auteurs comme Boltzmann, Duhem ou Poincaré étaient parfaite-ment conscients d’une telle distinction. On lit ainsi, dans La science etl’hypothèse2 :

Nulle théorie ne semblait plus solide que celle de Fresnel qui attribuait lalumière aux mouvements de l’éther. Cependant, on lui préfère maintenant celle deMaxwell. Cela veut-il dire que celle de Fresnel a été vaine ? Non, car le but de Fres-nel n’était pas de savoir s’il y a réellement un éther, s’il est ou non formé d’atomes, sices atomes se meuvent réellement dans tel ou tel sens ; c’était de prévoir les phéno-mènes optiques. Or, cela, la théorie de Fresnel le permet toujours, aussi bienqu’avant Maxwell. Les équations différentielles sont toujours vraies ; on peut tou-jours les intégrer par les mêmes procédés et les résultats de cette intégration conser-vent toujours toute leur valeur.

332 Jean-Jacques Rosat

1. Steven Weinberg, « Une vision corrosive du progrès scientifique », La Recherche,no 318, mars 1999, p. 75.

2. Henri Poincaré, La science et l’hypothèse, Flammarion (rééd. 1968), p. 173-174.

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Page 18: Schlick, Waismann, Wittgenstein Et La Grammaire Des Lois de La Nature

Et qu’on ne dise pas que nous réduisons ainsi les théories physiques au rôle desimples recettes pratiques ; ces équations expriment des rapports et, si les équationsrestent vraies, c’est que ces rapports conservent leur réalité.

Il me semble qu’on peut approuver la distinction de Poincaré entrehypothèses-équations et hypothèses-images sans endosser pour autantl’opposition qu’il établit aussitôt entre des relations phénoménales décritespar les équations et des objets réels inconnaissables. C’est d’ailleurs – on l’avu plus haut – une opposition dont Schlick montre qu’elle n’a plus de senspour celui qui tire toutes les conséquences de l’idée que la connaissance n’arien à voir avec une quelconque forme d’intuition.

En revanche, il paraît indispensable de conserver l’idée qu’il existe dessortes d’hypothèses différentes selon leur mode et leur degré d’ajustementaux observations. Certaines hypothèses (les équations) ont été progressive-ment, au fil de décennies de travail scientifique, ajustées à un certain type dephénomènes eux-mêmes de mieux en mieux circonscrits, à un degré tel qu’ildevient difficile de donner un sens à l’idée de leur falsification. À l’inverse,d’autres hypothèses se présentent davantage comme des manières de voirque nous avons adoptées, des principes ou des images qui peuvent être ren-dus compatibles avec des résultats d’expérience les plus divers, mais dontnous ne devons pas nous cacher la part d’arbitraire qu’elles comportent etque nous sommes en réalité prêts à abandonner si une autre manière de voirnous apparaît un jour plus appropriée, sans pouvoir évidemment prévoir lesconditions de ce changement. On peut même suggérer que certaines évolu-tions majeures de la science ont consisté dans le glissement d’une hypothèse– l’hypothèse atomique, par exemple – de la seconde à la première catégorie,glissement à l’occasion duquel l’hypothèse en question change évidemmentà la fois de rôle, de place dans le système de la science et de signification.

Bref, il n’est pas interdit de penser que les éléments d’une analyse gram-maticale des lois de la nature que l’on trouve chez Wittgenstein, Waismannet Schlick peuvent fournir la base d’une description des multiples manièresdont nos hypothèses sont reliées au réel –, autrement dit, de ce qui en faitdes connaissances.

Jean-Jacques ROSAT,Collège de France.

Schlick, Waismann, Wittgenstein et la grammaire des lois de la nature 333

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