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LE MAGAZINE LITTÉRAIRE - N° 515 - JANVIER 2012 - 6 € DOSSIER : SAINT-SIMON DOM 6,50 € - BEL 6,50 € - CH 12,00 FS - CAN 8,30 $ CAN - ALL 6,90 € - ITL 6,60 € - ESP 6,60 € - GB 5 £ - AUT 6.70 € - GR 6,60 € - PORT CONT 6,60 € - MAR 60 DH - LUX 6,60 € - TUN 7,3 TND - TOM /S 850 CFP - TOM/A 1350 CFP - MAY 6,50 € enquête Dans les coulisses de la Comédie-Française visite privée Marie Darrieussecq à pompéi GRAND ENTRETIEN RÉGIS JAUFFRET « ON N’ÉCRIT PAS IMPUNÉMENT » 3:HIKMKE=^U[UU\:?k@f@b@f@k; M 02049 - 515 - F: 6,00 E www.magazine-litteraire.com - Janvier 2012 par Cécile Guilbert, patrick rambaud, philippe sollers, Claude Arnaud, Michel Crépu, Jean-Luc Hennig… SAINT - SIMON Un assassin à la Cour « La souplesse, la bassesse, l’air admirant, rampant, étaient les uniques voies de lui plaire. » saint-simon à propos du roi

Saint-Simon : Un assassin à la Cour

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Il avait eu le dessein, et ce dès l’âge de 20 ans, d’écrire sur tout ce qu’il aurait entendu, vu, observé, mais bien à couvert, et à la condition de demeurer sagement posthume.

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par Cécile Guilbert, patrick rambaud, philippe sollers, Claude Arnaud, Michel Crépu, Jean-Luc Hennig…

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« La souplesse, la bassesse, l’air admirant, rampant, étaient les uniques voies de lui plaire. »

saint-simon à propos du roi

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3 Éditorial

Janvier 2012 | 515 | Le Magazine Littéraire

Édité par Sophia Publications74, avenue du Maine, 75014 Paris.Tél. : 01 44 10 10 10 Fax : 01 44 10 13 94Courriel : [email protected] : www.magazine-litteraire.com

Service abonnements Le Magazine Littéraire, Service abonnements 17 rue des Boulangers, 78926 Yvelines Cedex 9Tél. - France : 01 55 56 71 25Tél. - Étranger : 00 33 1 55 56 71 25Courriel : [email protected] France 2011 : 1 an, 12 numéros, 62,50 €.Achat de revues et d’écrins : 02 38 33 42 87 U. E. et autres pays, nous contacter.

Rédaction

Pour joindre directement par téléphone votre correspondant, composez le 01 44 10, suivi des quatre chiffres placés après son nom.

Directeur de la rédactionJoseph Macé-Scaron (13 85)[email protected]édacteur en chef Laurent Nunez (10 70) [email protected]édacteur en chef adjoint Hervé Aubron (13 87) [email protected] de rubrique « La vie des lettres » Alexis Brocas (13 93)Conception couverture A noirConception maquette Blandine PerroisDirectrice artistique Blandine Perrois (13 89) [email protected] photo Michel Bénichou (13 90) [email protected]/éditrice web Enrica Sartori (13 95) [email protected] Valérie Cabridens (13 88)[email protected] Christophe Perrusson (13 78)Directrice administrative et financièreDounia Ammor (13 73)Directrice commerciale et marketing Virginie Marliac (54 49)

Marketing directGestion : Isabelle Parez (13 60) [email protected] : Anne Alloueteau (54 50)

Vente et promotionDirectrice : Évelyne Miont (13 80) [email protected] messageries VIP Diffusion Presse Contact : Frédéric Vinot (N° Vert : 08 00 51 49 74)Diffusion librairies : Difpop : 01 40 24 21 31

PublicitéDirectrice commerciale Publicité et Développement Caroline Nourry (13 96)Publicité littéraire Marie Amiel - directrice de clientèle (12 11) [email protected]é culturelle Françoise Hullot - directrice de clientèle (secteur culturel) (12 13) [email protected] communication Elodie Dantard (54 55)

Service comptabilité Sylvie Poirier (12 89) [email protected]

Impression Imprimerie G. Canale, via Liguria 24, 10 071 Borgaro (To), Italie.

Commission paritairen° 0410 K 79505. ISSN- : 0024-9807

Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus.Copyright © Magazine LittéraireLe Magazine Littéraire est publié par Sophia Publications, Société anonyme au capital de 115 500 euros.

Président-directeur général et directeur de la publicationPhilippe ClergetDépôt légal : à parution

Par Joseph Macé-Scaron

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I ls disaient qu’ils voulaient bâtir une nouvelle conception du monde. Ils ne voulaient que ployer la réalité pour qu’elle épouse leur « idée ». Ils disaient que l’ancien peuple khmer devait prendre sa revanche après

avoir été écrasé sous le joug de l’oppression. Ils voulaient exterminer le peuple « impur » qui ne pouvait pas adhérer inconditionnellement aux ver­tus du Kampuchéa démocratique. Une éradication sans fin. Dans les camps de la mort, une des tor­tures favorites consistait à vider les pri­sonniers de leur sang jusqu’à la der­nière goutte après leur avoir planté des cathéters dans les bras.Ils disaient tant de choses. Ce qu’ils ont fait restera comme un des plus grands crimes de masse du xxe siècle. Il faut lire L’Élimination (1) non comme un devoir mais comme la nécessité absolue de mettre des mots sur l’innommable. Les Khmers rouges ont détourné la langue, dynamité le sens des mots pour y glisser la terreur primitive. Oui, le livre salubre de Rithy Panh et Christophe Bataille est bien de la même famille que Si c’est un homme de Primo Levi, Au fond des ténèbres de Gitta Sereny ou Une saison de machettes de Jean Hatzfeld…

M onsieur Rithy, les Khmers rouges, c’est l’éli­mination. L’homme n’a droit à rien. » Celui qui parle est Kaing Guek Eav, dit Duch,

chef tortionnaire du centre S21, qui tortura et envoya à la mort des milliers de Cambodgiens. Pour le bour­reau lettré, Rithy Panh et les siens étaient des poux : le cinéaste a perdu toute sa famille sous le règne des khmers rouges. Pourtant, on ne trouve aucun ressen­timent, aucune agressivité dans la démarche de l’auteur qui a filmé l’assassin. Si cette démarche est celle d’un résistant, d’un combattant de la mémoire, il n’en reste pas moins à l’écoute de l’autre, prêt à tout entendre. Ce dialogue monstrueux, écho du film Duch, le maître des forges de l’enfer (voir page 24), est aussi le récit d’un aller­retour vers l’enfer, de la vie quotidienne dans une entreprise systématique de déshumanisation. Les scènes se succèdent dans un rythme insoute nable. Duch qui rit à gorge déployée, qui minaude, se tortille, esquive, feint la colère, l’in­dignation ou l’abattement. Les prisonniers affamés, obligés de manger la nourriture des porcs quand les

gardiens ne s’amusent pas à les gaver de leurs propres excréments. Voyage au bout de l’horreur.Après l’entrée des troupes vietnamiennes dans Phnom Penh, Alain Badiou pontifie dans Le Monde. Sa tribune est intitulée : « Kampuchéa vaincra ! » Il écrit notam­ment : « […] la simple volonté de compter sur ses propres forces et de n’être vassalisé par personne éclaire bien des aspects, y compris en ce qui concerne la mise à l’ordre du jour de la terreur […]. » L’idéologie dont se réclamait l’Angkar n’a jamais été examinée lors

des procès de Duch et des autres dirigeants khmers rouges. À peine a­t­on présenté cette catastrophe comme une spécificité cambodgienne. Imagine­t­on un seul instant que personne ne se soit interrogé au procès de Nuremberg sur la spécificité de l’idéologie national­socialiste ? Au Cambodge comme en Alle­magne, la folie des hommes n’est pas apparue sou­dainement pour disparaître sans laisser de trace.

I mpossible de ne pas voir les liens entre les bar­baries. Le pays n’était pas malade. Ce n’était pas une nation coupée du corps des autres nations.

À la lecture de L’Élimination, l’universalité du crime khmer rouge nous saute à la gorge. Ce sont des actions que des humains ont perpétrées contre d’autres humains, sans humanité. Afin d’effacer tout ce qui rappelle l’humanité.Le dialogue prend un tour extravagant quand l’auteur interroge le bourreau : « Pourquoi Dieu ne vous a­t­il pas ouvert les yeux quand vous accomplis­siez votre tâche horrible ? », et que le bourreau répond : « Laissez Dieu de côté et ne vous moquez pas de la religion. » Il prend également un tour obs­cène quand Duch réclame sa relaxe : « Je m’ap­plique. Je ne transgresse pas la discipline. »

[email protected](1) L’Élimination, Rithy Panh, avec Christophe Bataille, éd. Grasset, 334 p., 19 €.

Le grand effacement

Ce sont des actions que des humains ont perpétrées contre d’autres humains, sans humanité. Afin d’effacer tout ce qui rappelle l’humanité.

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Janvier 2012 | 515 | Le Magazine Littéraire

En couverture : portrait de Saint-Simon par Viger. © Bridgeman. En vignette : Première promotion de l’ordre de saint Louis (détail), par François Marot (1710). © Bridgeman. © ADAGP-Paris pour les œuvres de ses membres reproduites à l’intérieur de ce numéro.

Le cercle critiqueChaque mois, des critiques inédites exclusivement accessibles en ligne.

Libraires, mais pas seulementLibrairie-bar à vin, librairie-café en terrasse, librairie-galerie d’art… Quand les libraires réinventent leur métier en le conjuguant avec d’autres activités.

Retrouvailles avec la comtesse de SégurRares sont ceux qui n’ont pas cédé, enfants, aux charmes des Malheurs de Sophie ou d’Un bon petit diable. Plus rares sont ceux qui l’avouent sans honte…Su

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n° 515 Janvier 2012Sommaire

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Cahier critique : Camille de Toledo Dossier : Saint-Simon Grand entretien : Régis Jauffret

Abonnez-vous page 55

Ce numéro comporte 5 encarts : 1 encart abonnement sur les exemplaires kiosque, 1 encart abonnement Quo Vadis, 1 encart Edigroup sur les exemplaires kiosque en Suisse et Belgique, 1 encart L’Express, 1 encart UNHCR sur une sélection d’abonnés.

Suivez le lapin blanc ! Trois expositions célèbrent les 150 ans de l’invention d’Alice par Lewis Carroll.

L’actualité 3 L’éditorial de Joseph Macé-Scaron 6 Contributeurs 8 Exposition Le trésor de la Comédie-Française 14 La vie des lettres Édition, festivals,

spectacles… Les rendez-vous du mois

Le cahier critiqueFiction 28 Camille de Toledo, L’Inquiétude

d’être au monde 29 Cécile Ladjali, Aral 30 Philippe Sollers, L’Éclaircie 31 Arno Bertina, Je suis une aventure 32 Philippe Besson, Une bonne raison

de se tuer 34 Belinda Cannone, La Chair du temps 34 Nicolas Fargues, La Ligne de courtoisie 35 Sylvie Germain, Rendez-vous nomades 36 William Styron, À tombeau ouvert 37 David Lodge, Un homme de tempérament 38 Cormac McCarthy, La Trilogie des confins 39 Chan Koonchung, Les Années fastesPoésie 40 Yves Bonnefoy, L’Heure présenteNon-fiction 42 Pierre Bourdieu, Sur l’État 44 Louis Aragon, Lettres à André Breton 45 Martin Heidegger, Phénoménologie

de la vie religieuse 47 Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc

Nancy, retours sur Maurice Blanchot 48 Alberto Manguel, Nouvel éloge de la folie 50 F.-G. Maugarlone, Sources certaines 51 Christophe Looten,

Dans la tête de Richard Wagner 52 Ryszard Kapuscinski, D’une guerre l’autre.

Angola, 1975

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Prochainnuméroenventele26janvierDossier : Les écrivains et l’Occupation

Le dossier 56 Saint-Simon

dossier coordonné par Cécile Guilbert 58 Lire dans les pensées,

par Stéphane Zagdanski 60 Chronologie 61 « De loin, le plus grand écrivain français »,

entretien avec Philippe Sollers 64 Un œil d’aigle et « le sang aux ongles »,

par Claude Arnaud 67 Versailles ou l’enfer sur terre,

par François Raviez 70 Le voyeurisme, « délicieux tourment »,

par Jean-Luc Hennig 72 Les règles du savoir-mourir,

par Vincent Roy 74 À la recherche des corps perdus,

par Michel Crépu 76 Suites enragées, par Philippe Bordas 80 L’art de la disgrâce,

par Jean-Philippe Rossignol 82 « Chaque phrase est un monde en soi »,

entretien avec Jean-Michel Delacomptée 84 Qu’un pair de France, c’est le ciel,

par Pierre Lafargue 86 De Versailles à l’Élysée, par Patrick Rambaud 87 Extrait inédit de la Cinquième chronique

du règne de Nicolas Ier, de Patrick Rambaud

Le magazine des écrivains 88 Admiration W. G. Sebald,

par Thierry Hesse 90 Grand entretien avec Régis Jauffret :

« On ne vit pas impunément, on n’écrit pas impunément »

96 Visite privée Pompéi au musée Maillol, par Marie Darrieussecq

98 Le dernier mot, par Alain Rey

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Découverte

et ce n’est qu’à l’issue de l’exposition que l’on dé­couvre le vrai visage des interprètes à travers la galerie de portraits photographiques des sociétaires, conçue par Christophe Raynaud de Lage en 2010. Les comé­diens posent avec un accessoire choisi parmi les joyaux de la Comédie­Française, s’en appropriant ainsi l’his­toire, et devenant eux­mêmes des pièces de musée.

Portraits d’acteurs« Le Théâtre­Français, écrivait Alexandre Dumas fils, n’est pas un théâtre comme les autres. Quand on y apporte un manuscrit, il y a les bustes qui vous re­gardent (3). » Les trésors artistiques de la Comédie­ Française commencent à s’accumuler au xviiie siècle, quand la troupe se dote d’un bâtiment digne de sa réputation (l’actuel théâtre de l’Odéon, construit en 1782). Elle décide alors d’asseoir sa renommée sur une collection digne d’un véritable musée, capable de conserver la mémoire des succès éphémères de la scène et de préserver la performance fugace des interprètes. Les visiteurs du Petit Palais peuvent ainsi découvrir près de 170 œuvres et 80 maquettes de décors, témoins des évolutions dramaturgiques et esthétiques qui ont marqué l’histoire du théâtre. Même les œuvres plus connues du public sont éclai­rées sous un nouveau jour, et en particulier la célèbre statue de Voltaire par Houdon (1781), dont le sourire ironique dominait jusqu’alors les spectateurs pendant leurs déambulations dans le foyer.Si les bustes de dramaturges, tels ceux de Piron (1775), Pierre Corneille (1777) ou Rotrou (1783) sculptés par Caffieri, sont exposés dès le xviiie siècle dans les par­ties publiques de la Comédie, les portraits d’acteurs ont longtemps été réservés au domaine privé, témoi­gnant du caractère secondaire de la représentation des interprètes aux yeux du public. Nombre de por­traits de comédiens, jusqu’au xixe siècle, restent dans

S imul et singulis : rien ne résume mieux la Comédie­Française que la devise de sa troupe créée en 1680 : être avec les autres et rester soi­même. Cette devise caracté­rise le théâtre jusque dans sa face cachée,

puisque les trésors dissimulés aux yeux des specta­teurs sont eux aussi singuliers, uniques, et composent cependant un patrimoine commun, partagé par l’en­semble de la troupe, comme en témoigne une expo­sition qui s’achève à la mi­janvier au Petit Palais (1). À la faveur des travaux de restauration qui occupent actuellement la salle Richelieu, le théâtre présente ainsi au public une partie de son patrimoine artis­tique, délogé provisoirement de son écrin d’origine.

On peut ainsi découvrir, mêlés aux pièces de cos­tume et aux accessoires, les tableaux, gravures et sculptures disposés habituellement dans les coulisses du théâtre, ou dans la biblio­thèque­musée de la Comédie­Française. Conservée précieusement par la troupe, cette

collection d’œuvres d’art retrace plus de trois cents ans d’histoire de la Société des comé­

diens­français. Outre les sculptures et les tableaux que l’on croise habituellement

dans les parties publiques du théâtre, on découvre aussi des chefs­ d’œuvre plus

inaccessibles à ceux qui n’ont jamais eu le privilège d’être introduits dans

les coulisses du théâtre. La scénographie de l’ex position reconstitue jusque dans ses détails

l’ambiance des couloirs de la Comédie et s’agence selon un ordre de dé­voilement précis. Le vi­siteur rencontre d’abord les masques portés par les sociétaires pour la mise en scène, en 2006, des Fables de La Fontaine par Bob

Wilson (2),

Le trésor de la troupeCostumes, décors, peintures, bustes, archives... Durant les travaux de sa salle principale, la Comédie-Française dévoile le patrimoine que cachent ses coulisses.Par Florence Filippi

À voir « La Comédie-

Française s’expose », jusqu’au 15 janvier 2012, Petit Palais, Paris 8e. www.petitpalais.paris.fr/

À lire La Grande Histoire

de la Comédie-Française, Hélène Tierchant, Gérard Watelet, éd. Télémaque, 380 p., 78 €.

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Statue de Voltaire par Houdon (1781), habituellement exposée au foyer de la Comédie-Française.

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la coulisse, et seuls les membres de la troupe et de l’administration peuvent admirer leurs illustres pré-décesseurs. Le portrait de Michel Baron (1653-1729) par François de Troy constitue une exception, puisqu’il fut exposé dès le xviiie siècle dans la partie publique du théâtre. Ce privilège s’explique peut-être par la longévité de cet interprète, ancien membre de la troupe de Molière. La légende raconte que le public réclamait encore Baron dans les rôles de jeune pre-mier, quand le vieil homme avait déjà peine à se mou-voir et avait besoin des services de deux valets pour s’agenouiller devant ses jeunes partenaires. Long-temps donc, la primeur des représentations picturales et sculpturales fut réservée aux auteurs, témoignant de la reconnaissance encore relative de la profession d’acteur. Ainsi, le portrait de Lekain (1729-1778) dans son costume d’Orosmane, peint par Lenoir, est l’une des premières représentations d’acteur léguée à la Comédie en 1788, et montrant un sociétaire dans l’in-carnation de son personnage. À partir du xixe siècle, le métier de comédien devient une discipline artistique à part entière, et les inter-prètes sont célébrés comme des icônes populaires : le mot « vedette » commence alors à entrer en usage. Les représentations d’acteurs font l’objet de cultes fétichistes de la part des collectionneurs, et des ama-teurs de gravures, statuettes et miniatures à leur ef-figie. Le portrait de comédien est constitué en genre pictural, et les représentations de sociétaires, dans leur rôle ou dans le civil, foisonnent, permettant la

promotion parallèle de la troupe en marge des représentations. L’exposition dévoile quelques objets fé tiches ayant appartenu aux inter-prètes, comme les bijoux de Rachel ou ceux de Sarah Bernhardt, et en part icul ier la broche conçue par René Lalique en 1896, mélange d’or, d’émail et d’émeraude, re-présentant les masques de la Tragédie et de la Comédie. Cepen-dant, certains trésors restent partiellement inaccessibles et intouchables au cœur de l’exposition, notamment les ma-quettes de décor superposées en un gigan-tesque mur qui dissimule une partie d’entre elles aux visiteurs, reproduisant les rangées des ateliers de Sarcelles où ces maquettes sont entreposées. Si la collection exposée par la Comédie-Française recouvre une dimension muséale, elle ne fait pas oublier pour autant son sujet : le spectacle vivant. Les œuvres dévoilées au public sont habituellement ran-gées au milieu du fatras de la troupe, où les tableaux et statues surgissent entre les costumes et les por-tants. La Société des comédiens-français est avant tout un musée vivant qui, derrière le faste visible et les splendeurs architecturales de son bâtiment, abrite des couloirs secrets et des sous-sols labyrinthiques. C’est là que se trouvent notamment l’atelier des électri-ciens, la réserve des coiffeurs, les entrepôts des

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(1) Voir aussi le catalogue, La Comédie-Française s’expose au Petit Palais, éd. Paris-Musées, 2011.(2) Spectacle dont une très belle captation, réalisée par Don Kent, est publiée en DVD aux éditions Montparnasse.(3) Cité par Jules Claretie dans Le Musée de la Comédie-Française, 1680-1905, Émile Dacier, éd. Librairie de l’art ancien et moderne, 1905, p. viii.

Le fauteuil dans lequel Molière aurait été pris d’un malaise fatal sur scène, en 1673.

Les Sociétaires en 1894, peints par Louis Béroud.

« Le Théâtre-Français n’est pas un théâtre comme les autres. Quand on y apporte un manuscrit, il y a les bustes qui vous regardent. »

Alexandre Dumas fils

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14La vie des lettres

devenu un monument de la littérature mondiale. Anticipant de plus de six mois la date de naissance historique du personnage (le 4 juillet 1862), les expositions qui se tiennent à Liverpool, à Rennes et à Issy-les-Moulineaux ressemblent joyeusement à des fêtes de non-anniversaire. Chacune s’est pen-chée sur un aspect précis de l’œuvre et de ses effets : illustrations (Rennes), arts plastiques (Liver-pool), jeux (Issy-les-Moulineaux). On pourrait regretter qu’une nouvelle fois le texte soit laissé en retrait… Mais les commissaires ont le mérite d’at-tirer l’attention sur l’immense impact, dans l’imagi-naire, d’une histoire unique à beaucoup d’égards.En seulement deux livres (Les Aventures d’Alice au pays des merveilles et De l’autre côté du miroir et ce qu’Alice y trouva), Lewis Carroll a simultanément libéré la littérature enfantine de l’obligation d’éduquer et d’instruire, introduit dans la narration des personnages faits d’ambiguï-tés linguistiques et de problèmes logiques, reflété l’espace-temps spécifique aux rêves, porté l’art du non-sens à son apogée et ouvert, en anglais, la pos-sibilité d’innovation verbale dans laquelle James Joyce et bien d’autres après lui allaient s’engouf-frer. Et cette révolution générale, si ambitieuse et si complexe à appréhender, s’est appuyée dès l’ori-gine sur les images – celles que Lewis Carroll des-sina lui-même dans son manuscrit, puis celles que John Tenniel créa sous son étroite direction.Il faut donc renoncer à l’idée qu’il y aurait d’abord un texte littéraire et seulement ensuite des images pour l’illustrer. Certes, les illustrations ne font pas d’Alice un cas à part – presque tous les ouvrages de l’époque sont illustrés, a fortiori lorsqu’ils se destinent aux enfants. Mais les aventures d’Alice

C ent cinquante ans : on n’a jamais vu une petite fille atteindre un tel âge sans grandir. C’est bien assez pour qu’Alice, ayant conduit une douzaine de générations au pays des mer-

veilles, ait bouleversé en profondeur la littérature pour enfants, la littérature tout court, le monde de l’illustration et, par rebond, les arts plastiques – accompagnant la peinture, le cinéma, l’installa-tion dans leurs développements successifs. Elle est même l’un des premiers personnages à avoir déployé son existence, du vivant de l’auteur, hors de la littérature : née des contes, des jeux de cartes et de la correspondance échangée entre Lewis Car-roll et ses ami(e)s enfants, la petite fille se déclina

très rapidement en po chettes à timbres, boîtes à biscuits ou jeux des sept familles. Trois expositions – deux en France, une troisième suc-cessivement présentée en divers lieux d’Europe – explorent cet univers tenta-culaire et le destin singulier de ce personnage.Par bonheur, et peut-être par impossible, on aura donc évité la commémora-tion solennelle de ce qui est

exposition�Suivez le lapin blanc !Alice, l’héroïne de Lewis Carroll, a 150 ans cette année. Trois expositions retracent ses multiples vies, dans tous les arts.

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Alice au pays des merveilles, par Thomas Perino, 2008.

À voir« Images d’Alice »,

jusqu’au 11 mars, bibliothèque Les Champs libres, Rennes (35).

« Alice au royaume des cartes à jouer », jusqu’au 11 mars, Musée français de la carte à jouer, Issy-les-Moulineaux (92).

« Alice in Wonderland Through the Visual Arts », jusqu’au 29 janvier à la Tate Liverpool (Royaume-Uni), puis du 25 février au 3 juin 2012 au musée d’Art moderne et contemporain de Trento e Rovereto (Italie), et du 20 juin au 30 sept à la Hamburger Kunsthalle de Hambourg (Allemagne).

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placent ou déplacent la littérature à la croisée du visuel et de l’auditif, du sensoriel et du logique, comme de l’angoisse et de l’humour. Laissant l’es-prit humain fasciné, le récit brise nos catégories comme un casse-noisettes. Pourquoi ? Comment ?La meilleure réponse émane de l’exposition anglaise, admirable par la qualité des œuvres pré-sentées, l’ampleur du propos et l’intelligence des moyens dé-ployés. En commençant par les pein tures des préraphaélites que fréquentait Charles Lut-widge Dodgson, alias Lewis Car-roll, l’exposition aborde à juste titre l’écrivain par l’image : ses photographies – mises en scène d’enfants, portraits de famille, pay-sages – témoignent d’une tension vers l’Idéal qui est le recto d’une fantaisie échevelée. Le relais sera pris par les surréalistes et, après Max Ernst et Dalí,

bien des artistes (Emmet Gowin, Kiki Smith ou Pat Andrea, dont vingt-quatre toiles sont exposées à Issy-les-Moulineaux) illustreront l’histoire de la pe-tite fille. Mais, au-delà d’un simple récit, l’influence de Carroll se perçoit dans les variations contempo-raines sur le temps (Joseph Kosuth et Torsten Lauschmann) ou sur les miroirs (Duane Michals, AA Bronson, Douglas Gordon) – quitte à dispa-raître, comme le chat du Cheshire, en une simple référence (Pierre Huyghe, A Smile Without a Cat). Ainsi, Lewis Carroll n’apparaît plus simplement comme un écrivain, et Alice comme son person-nage : leur duo incarne un vaste question nement sur la construction de l’identité – comment savoir qui je suis, et pour combien de temps ?Plus modeste et moins inventive, l’exposition de la bibliothèque de Rennes complète cette approche philosophique par plusieurs histoires. La première est d’ordre bibliophilique, car, de la toute première édition de 1865 aux publications les plus récentes, les deux récits ont contribué à étendre le domaine de l’édition. Adaptées au théâtre (1876), les aven-tures d’Alice se simplifièrent pour les tout-petits (The Nursery Alice, 1889), sortirent en livre de poche dès 1903, puis inaugurèrent l’exploitation de produits dérivés. Au même moment commençait une seconde histoire, filmographique : les premières adaptations, signées Cecil Hepworth et Percy Stow en 1903, puis W. W. Young en 1915, témoignent de la fascination pour les effets spéciaux qu’impose le récit. Les suivantes, qui mélangent souvent les deux livres, prendront chaque fois la couleur du temps

– un humour froid chez Norman McLeod en 1933, un élan d’es-poir chez Lou Bunin (1949), la nostalgie de l’enfance chez Disney (1951), et ainsi de suite.Quant aux illustrateurs français présentés à Rennes et à Issy, chacun sera séduit ou prendra ses distances selon qu’il y re-connaîtra ou pas « son » Alice. À

la fin, il faudra bien admettre que la littérature et la logique ont quelque chose à voir avec les jeux de cartes, de croquet, de plateau, inventés par Carroll et exposés, jusqu’en mars, au Musée français de la carte à jouer. Maxime Rovere

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De gauche à droite.� Sans titre 5 (rêve), Anna Gaskell, 1996.� Alice au pays des merveilles, image de lanterne magique, 1920-1925.� Alice Pleasance Liddell,� par Lewis Carroll, été 1858.�

Lewis Carroll,� le 28 mars 1863.� Alice au pays des merveilles par Rébecca Dautremer, 2010.�

expositionsParis (6e) Jusqu’au 19 mars

Qui encadrera Delacroix ?en 1863 mourait eugène delacroix. l’année suivante, Fantin-latour achevait son célèbre Hommage à Delacroix�, réunissant critiques (baudelaire, champfleury…) et peintres (manet, Whistler), autour d’un autoportrait du disparu. le musée delacroix a décidé de retracer la création de cette toile. intitulée « Fantin-latour, manet, baudelaire : l’hommage à delacroix », elle relate comment furent choisis ceux qui entoureraient le peintre sur le tableau de latour, qui fut exclu de la compagnie. s’y ajoutent des portraits croisés des artistes élus et des œuvres témoignant de l’influence de delacroix.

www.musee-delacroix.fr/

angoulême Du 26 au 29 janvier

Strindberg stripsle Festival d’angoulême abritera, jusqu’au 29 janvier, une surprenante exposition relatant l’influence de l’œuvre d’august strindberg sur les auteurs de bande dessinée suédois, tels anneli Furmak (Peindre sur le rivage,� éd. actes sud/l’an2) ou Kolbeinn Karlsson (The Troll King,� éd. Fantagraphics). titre de l’exposition – qui sera reprise par l’institut suédois de paris à partir du 7 février : « la vie n’est pas pour les amateurs ».

www.bdangouleme.com/

Paris (10e) Jusqu’au 14 janvier

L’œil d’un éditeurla galerie les douches accueille une exposition consacrée aux éditions only photography, spécialisées dans la photo d’art. parmi les artistes exposés, le Japonais yutaka takanashi, photographe de l’urbanité nippone, Frauke eigen, allemande fascinée par l’architecture japonaise, l’américain ray K. metzker, qui se concentre sur les automobiles…

ww. lesdoucheslagalerie. com/

« Les deux Alice ne sont pas des livres pour les enfants ; ce sont les deux seuls livres qui nous font, nous, devenir des enfants. »

Virginia Woolf

Page 8: Saint-Simon : Un assassin à la Cour

E x t r a i t

Mais déjà, quelqu’un dont je ne cesse de réciter la phrase écrivait : Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie. Premier acte de notre inquiétude. Modernité d’une sensation nouvelle du vertige qui entrait ainsi, par une phrase, sur la scène du monde et qui ne fut suivie de rien. Qui a construit l’école de cette phrase ? École de l’effroi, du vertige ? Qui nous a préparés à vivre avec cette inquiétude ? Les écoles, les institutions, toutes ont choisi la voix pleine, meurtrière du progrès.

L’Inquiétude d’être au monde, Camille de Toledo

28 Critique |Fiction

Le Magazine Littéraire | 515 | Janvier 2012

L’Inquiétude d’être au monde, Camille de Toledo, éd. Verdier, 64 p., 6,30 €.

V oyez comme plus rien ne demeure » : l’inquiétude, le tremblement se sont emparés du corps des choses et des hommes. Depuis plusieurs années et quelques livres à la frontière de l’essai et

du roman, Camille de Toledo décrit le monde pris dans l’oscillation entre la folie meurtrière du xxe siècle et la fureur fictionnelle du xxie siècle. Le Hêtre et le Bouleau. Essai sur la tristesse européenne était une « tentative d’adieu au xxe siècle » et à son tas de hontes et de han-tises, qui faisait de nous des spectres effrayés par l’idée de retomber indéfiniment dans les trous ensanglantés de ce siècle. L’Inquiétude d’être au monde réagit au risque inverse de voir l’Europe du xxie siècle combler les trous, consoler les peuples avec « une sédimentation de fictions/ et la prison que nous construisons/ pierre après pierre, dans l’espoir/ de nous libérer du vertige ».Comme les précédents livres de Toledo, celui-ci déborde les genres connus : il est écrit sous forme de vers, évoque Anders Behring Breivik, le tremblement de terre japo-nais, cite Aimé Césaire et Pascal. Bien plus qu’un essai ou un simple poème, ce pourrait être un discours, puisque le livre a la légèreté – soixante pages en grande partie versifiées – mais aussi la force de la parole pro-noncée. Après l’avoir lu une première fois au Banquet du livre de Lagrasse, en août 2011, Camille de Toledo le publie aujourd’hui dans un espoir ouvertement poli-tique et poétique, celui « de voir les mots agir sur et dévier l’esprit contemporain de l’Europe ». Il faudrait lire ce livre à haute voix et le faire lire pour com prendre que cette ambition n’est peut-être pas si folle. Et savoir aussi que, cette utopie européenne, Camille de Toledo la poursuit par ailleurs avec l’initiative très concrète de la Société européenne des auteurs, qu’il a créée il y a

quelques années et qui entend réunir une communauté d’au-teurs et de traducteurs par-delà les langues et les nations.Le livre commence par une image : le visage d’Anna Ma-gnani dans Mamma Roma de Pasolini. La mère observe son enfant sur un manège, et ne le voit pas disparaître. Pensant qu’il lui a été volé, elle crie son nom, affolée : « Ettore ! Ettore ! » Camille de Toledo figure une in-quiétude première, celle de la disparition, l’angoisse de voir les enfants fuir le manège agité du monde. L’inquiétude inverse est

celle de ces enfants embarqués sur le manège, orphe-lins d’une histoire en miettes, dont ils ne peuvent hé-riter. Dans Vies pøtentielles (2011), Camille de Toledo donne à lire toute une lignée de ce qu’il nomme les « orphelins » du siècle présent : un garçon s’invente un monde de personnages pour survivre ; un homme parle à des murs d’écrans ; une femme se forge une généalogie de déportés juifs… Tous, à leur manière, disent aussi cet « impossible apaisement/ dont nous portons le souvenir ».Camille de Toledo construit ce nouveau texte comme une généalogie de l’inquiétude, un chant en vers qui avance par à-coups, reprises et reformulations. Les cou-pures des vers semblent marquer matériellement les césures de l’histoire, inquiétant le rythme de la phrase et des images : cette langue sans repos avance par la

Europe, années zéro

Camille de Toledo poursuit à sa manière les réflexions de Paul Valéry sur la « crise de l’esprit ».

Par Victor Pouchet

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29

Janvier 2012 | 515 | Le Magazine Littéraire

Aral, Cécile Ladjali, éd. Actes Sud, 256 p., 18,90 €.

A u fil de ses romans, Cécile Ladjali s’impose par l’originalité de son univers. Ses personnages créent et affrontent des situations hors norme, à l’ample résonance métaphorique.

Dans Aral, elle ne s’inspire plus de la catastrophe intime ayant détruit l’existence de créateurs marquants de l’histoire culturelle – le peintre Rothko dans La Chapelle Ajax (2005), Paul Celan et Ingeborg Bachmann dans Ordalie (2009). Son roman prend pour cadre la catastrophe écologique qui détruit les régions entourant la mer d’Aral et la menace que font peser sur la population des souches pathogènes transportées par l’eau des villes, aux abords d’une usine d’armes bactériologiques hâtivement démantelée.Face au vide extérieur, aux « trous noirs de la mémoire », à la violence de la dévastation et à la désertification, la surdité est le refuge d’un narrateur au bord de la folie. Elle « finit par lui imposer une autre forme d’écoute », celle du plus profond de lui-même. Paradoxale-ment, cette « perception des choses se traduit musicalement » et lui ouvre la voie de la création, de performances artistiques où il se pro-duit seul avec son violoncelle, et d’un opéra fondé sur une légende célébrant le pouvoir du sacrifice. « C’est la peur qui tue toujours », affirme Alexeï. Sa surdité lui permet d’envisager de sauver le monde en le rendant insensible à « la voix du Serpent » : avec Cécile Ladjali, la Bible et les grands mythes ne sont jamais loin.L’écrivaine excelle à tisser les liens obscurs entre amour et création, création et folie, folie et destruction, entre solitude et dispa-rition du sens. Décrits avec lucidité, unique-ment du point de vue masculin, les person-nages féminins deviennent des figures archétypales : Zéna, l’amante et la muse de toujours, est l’épouse qu’aucun abandon ne peut exclure de l’exis-tence d’Alexeï et de son désir de fusion dans l’unité primordiale ; la mère perd sa légitimité biologique et, par son acceptation de la vérité des origines, permet à Alexeï de donner à Nulufar, la jeune prostituée, un étrange statut de fille. Les multiples détours de l’his-toire explorent les territoires au milieu desquels une personnalité humaine se structure ou se déstructure : la famille, les relations amoureuses et professionnelles, l’environnement social, politique, géographique, naturel et culturel. Cécile Ladjali n’élude aucune de ces composantes en insistant sur les fractures et leur pouvoir de mort. C’est la réparation, le retour de la mer aspirée hors du pay-sage, qui ouvre la porte à la rédemption.Les dissonances, qui, en musique, sont « les plus fidèles traductions du monde plein de chausse-trapes et de mensonges », surgissent aussi à l’intérieur du texte de Cécile Ladjali sous forme de méta-phores intrigantes, de bifurcations déroutantes dans le cours de l’histoire. Elles complexifient l’adhésion du lecteur au récit du nar-rateur, dont les émotions s’expriment principalement à travers l’in-vention d’une huitième note de la gamme : sa vibration échappe à ceux qui n’ont pas renoncé aux sensations et aux désirs.

mise en concordance d’éclats, d’images-fusées, pour re-prendre un terme baudelai-rien. L’écrivain fait remonter ce récit poétique de l’incerti-tude du progrès à la Grande Guerre, celle qui a « physi-quement tranché », qui a donné naissance à des en-fants « à la fois libres et am-putés », « gosses d’un savoir fou », « enfants de la dé- mesure ». À sa façon, il pour-suit les réflexions de Paul Va-léry sur la « crise de l’esprit », quand, en 1919, le poète lan-çait ce cri si puissant face au désordre mental de l’Europe : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » Ca-mille de Toledo montre com-bien le tourniquet du réel et du cauchemar n’a pas fini de-puis son cycle mortifère. Der-nier cauchemar en date : le massacre d’Utøya, île deve-nue champ de bataille sous les balles « d’un gamin qui se

prend pour le diable », qui joue sa partition de « pop-fascism », c’est-à-dire « une synthèse inédite des fictions américaines/ et des démons européens./ Ou encore : l’histoire monstrueuse de l’Eu-rope/ déportée, puis transformée, puis réimportée à la façon/ du énième tableau d’un jeu de guerre/ hollywoodien ». Le texte de Camille de Toledo est un « Nous autres, civilisations, savons main-tenant que nous sommes fictionnelles », construites sur un réseau vertigineux de récits, de simulations, à partir de mémoires en lam-beaux, de familles éclatées, et de fantasmes d’identité.L’auteur affronte en effet la réaction politique et philosophique de l’Europe face à ce vertige inquiet. Cette réponse a tenu selon lui dans quelques mots consolateurs, offerts par ceux qu’il appelle les « promettants » : les mots « nations, identités, assurance, médi-caments », c’est « l’orgueil fêlé et réarmé dans le cauchemar/ d’une pureté culturelle, entretenue, défendue,/ soutenue par la déma-gogie quotidienne et la paranoïa ». Inutile de dire que Toledo ne nous donne pas de solution pour nous désinquiéter. S’il y avait une voie à suivre, ce serait d’apprendre à vivre dans ce vertige, vertige des identités, des langues, des fictions, accepter de vivre sans universel, puisque « dans l’entre des langues, there is kein Universel ». Camille de Toledo se revendique du « parti de l’entre-des-mots » et retrouve cette idée fixe autour de laquelle tourne toute sa pensée littéraire, celle d’une « école du vertige », qui enseigne à vivre dans un univers de strates de fictions, une péda-gogie qui prépare les enfants « au nulle-part où ils sont appelés à vivre :/ Nowhere de las lenguas ». « Notre besoin de consolation est impossible à rassasier », écrivait Stig Dagerman. Toledo pour-suit : « Il n’y a pas de remède à notre inquiétude. Ne cherchons pas dans le monde la parole, le mot, la figure de consolation. Essayons de nous tenir, dans l’inquiétude, sans nous soumettre. » Quand le messie super-héros frappe à sa porte pour vendre la libération de l’inquiétude, le poète lui offre à boire, dans l’espoir de le saouler une fois pour toutes.

Ricochets sur une mer mortePar Aliette Armel

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ACTES SUD

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Dossier 56

Le Magazine Littéraire | 515 | Janvier 2012

Dossier

Fort petit au physique, M. le duc de Saint- Simon (1675-1755) fut l’âme la plus haute qui fût jamais et, grand seigneur imité de beau-coup, son style égalé de personne. Né Louis de Rouvroy d’une rinçure de vieillard qui devait tout au roi précédent, il rêva la mo-narchie idéale mais vit Louis XIV et tout d’un règne tourner à la décrépitude, au pêle-mêle des signes, au chaos. Pour l’extérieur, des yeux noirs, vifs, perçants, auxiliaires vo races d’une curiosité insatiable, bien que le regard honnête, franc, trempé souvent d’ironie mais plus encore d’acier. Avec cela, un corps maigre, menu, prodigieusement nerveux, qui ne laissait pas d’étonner ses amis qui l’avaient souvent vu se jucher d’un bond sur un meuble pour mieux sub-juguer son auditoire lors de disputes sur les rangs et le roi, qui ne l’aimait point et qu’il admirait peu. Ayant toujours été en sous-main de tout dans ce rien qu’est le monde, nul ne sut la carte de la cour avec plus de passion, de précision, d’assiduité à la sonder et à la percer ; nul donc plus en garde et en manœuvres contre et pour les ambitions, les vices, les intrigues, les cabales. Personne en même temps plus enfu-rié par la corruption, la gabegie, les men-songes, les turpitudes innombrables qui de ce temps le sont de tous ; et en même temps personne plus prompt à s’en enflammer, tout d’une pièce et sans arrière-pensées, toujours fonçant droit au fait et bille en tête. Ne se piquant pas de belles-lettres, son nom fut son renom, sa bonne foi sa foi, ses Mémoires la Mémoire. Et ne visant qu’à viser juste, fronta-lement, au corps à corps presque toujours

F meurtrier, il n’inventa rien mais ressuscita tout. Nul plus fidèle au souvenir de Louis XIII, mais aussi à Rancé, au duc de Bourgogne, au Régent, à Mme de Saint-Simon. Avec cela, jamais tant d’indépendance, de dédain des postes, des charges, des pensions, de mépris de l’argent. C’était un homme qui ne disait pas tout ce qu’il pensait mais jamais ce qu’il ne pensait pas, et que la charité ne tenait pas renfermé dans une bouteille. Car il avait eu le dessein, et ce dès l’âge de 20 ans, dans le plus intime secret de son arrière-cabinet qu’il nomma plaisamment sa « boutique », d’écrire sur tout ce qu’il aurait entendu, vu, observé,

mais bien à couvert, et à la condition de demeurer sagement posthume. Entre-prendre et réussir fut pour lui la même chose, hallucinante. De là ce monument inégalable et inégalé

qui, dans une prose de cannibale hérissée de piques, vibrante de palpite, ruisselle de joyaux taillés baroques dont les éclats électriques fusent, ricochent, foudroient en secousses et diableries. De là aussi, sous l’alibi de la vertu la plus pure, de la vérité la plus intransi-geante, de la légitimité la plus absolue, quoique partiale et colorée d’affectivité subreptice, la plus formidable entreprise de démystification de l’espèce humaine réduite à puces écrasées sous talon rouge. De là cet écho de gloire dorée par-delà les siècles que Chateaubriand, Proust, Céline répercutent sans l’égaler. De là enfin que, si ce nain n’était que son buste, le nom gravé sur son socle est celui d’un colosse, et son œuvre, solitude continentale, toute-puissance océanique, la plus grandement française. C. G.

Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon, peinture de Perrine Viger du Vigneau, 1887, d’après un portrait de Hyacinthe Rigaud (1659-1743), musée du château de Versailles.

Un inextinguible volcan

Saint-SimonDossier coordonné par Cécile Guilbert

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Il avait eu le dessein, et ce dès l’âge de 20 ans, d’écrire sur tout ce qu’il aurait entendu, vu, observé, mais bien à couvert, et à la condition de demeurer sagement posthume.

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Dossier Dossier 57

Janvier 2012 | 515 | Le Magazine Littéraire