16
RUYER ET LA GRANDE CHAÎNE DE L'ÊTRE Fabrice Colonna Presses Universitaires de France | « Revue philosophique de la France et de l'étranger » 2013/1 Tome 138 | pages 29 à 43 ISSN 0035-3833 ISBN 9782130618614 DOI 10.3917/rphi.131.0029 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-philosophique-2013-1-page-29.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 18/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.228.167) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 18/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.228.167)

Ruyer et la grande chaine de l'etre - Cairn.info

  • Upload
    others

  • View
    5

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Ruyer et la grande chaine de l'etre - Cairn.info

RUYER ET LA GRANDE CHAÎNE DE L'ÊTRE

Fabrice Colonna

Presses Universitaires de France | « Revue philosophique de la France et del'étranger »

2013/1 Tome 138 | pages 29 à 43 ISSN 0035-3833ISBN 9782130618614DOI 10.3917/rphi.131.0029

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-philosophique-2013-1-page-29.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France.© Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans leslimites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de lalicence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit del'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockagedans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)

© P

ress

es U

nive

rsita

ires

de F

ranc

e | T

éléc

harg

é le

18/

06/2

022

sur

ww

w.c

airn

.info

(IP

: 65.

21.2

28.1

67)©

Presses U

niversitaires de France | T

éléchargé le 18/06/2022 sur ww

w.cairn.info (IP

: 65.21.228.167)

Page 2: Ruyer et la grande chaine de l'etre - Cairn.info

23 janvier 2013 12:30 PM - Revue philosophique n° 1/2013 - Revue - Revue philosophique - 155 x 240 - page 28 / 160 23 janvier 2013 12:30 PM - Revue philosophique n° 1/2013 - Revue - Revue philosophique - 155 x 240 - page 29 / 160

Revue philosophique, n° 1/2013, p. 29 à p. 43

ruyer et la grande cHaîne de l’être

le motif de la chaîne de l’être ou des êtres, encore appelée échelle des êtres ou scala naturae, qui indique une continuité fondamen-tale et ordonnée entre toutes les espèces d’êtres, de la plus infime jusqu’aux créatures supérieures, arrangée, quand elle ne l’inclut pas lui-même comme le dernier chaînon, par un ens supremum, se situe à l’intersection de la métaphysique et des sciences. il ne semble donc pas étonnant de la retrouver au cœur du système de ruyer. comme leibniz écrivait que « dieu a tout constitué dans sa très grande sagesse, de sorte que les êtres naissent les uns des autres comme les anneaux d’une grande chaîne d’or1 », de même ruyer peut affirmer à son tour de l’univers que « c’est une chaîne ininterrompue dont chaque être est un maillon2 ».

la philosophie a pourtant répudié la chaîne de l’être depuis le dix-neuvième siècle, et une reprise de ce thème risque bien de n’appa-raître que comme une bizarrerie théorique et un anachronisme. arthur lovejoy a montré en effet, dans sa grande fresque consacrée à ce sujet, que la chaîne de l’être, qui a traversé l’histoire de la pensée depuis sa constitution platonico-aristotélicienne, avait connu un dénouement logique et irréversible lorsque fut prise au sérieux, comme on le voit exemplairement chez bergson, la réalité du devenir et du temps, et par là l’essentielle et irréductible part d’irrationalité du monde3. la

1. Gottfried W. leibniz, Doutes concernant la vraie théorie médicale du célèbre Stahl, in stahl-leibniz, Controverse sur la vie, l’organisme et le mixte, édition de sarah carvallo, paris, vrin, 2004, p. 77. sur leibniz, voir yvon belaval, « leibniz et la chaîne des êtres », Analecta Husserliana, vol. Xi, 1981, pp. 59-68, repris dans Leibniz, de l’âge classique aux Lumières. Lectures leibniziennes, présenté par m. fichant, paris, beauchesne, 1995.

2. raymond ruyer, entretien avec robert décout, in robert décout, Comment ils voient le monde, paris, oeil, 1984, p. 80.

3. arthur o. lovejoy, The Great Chain of Being (1936), cambridge/londres, harvard university press, 1964.

Ruyer et la grande chaîne de l’êtreFabrice Colonna2943

© P

ress

es U

nive

rsita

ires

de F

ranc

e | T

éléc

harg

é le

18/

06/2

022

sur

ww

w.c

airn

.info

(IP

: 65.

21.2

28.1

67)©

Presses U

niversitaires de France | T

éléchargé le 18/06/2022 sur ww

w.cairn.info (IP

: 65.21.228.167)

Page 3: Ruyer et la grande chaine de l'etre - Cairn.info

30 Fabrice Colonna

Revue philosophique, n° 1/2013, p. 29 à p. 43

23 janvier 2013 12:30 PM - Revue philosophique n° 1/2013 - Revue - Revue philosophique - 155 x 240 - page 30 / 160 23 janvier 2013 12:30 PM - Revue philosophique n° 1/2013 - Revue - Revue philosophique - 155 x 240 - page 31 / 160

chaîne de l’être se présente donc à première vue comme l’expression archaïque d’un rationalisme triomphant et d’une confiance théologique que nous avons perdue. À la limite, ainsi que le remarque l’auteur américain, la reconnaissance de la contingence du monde est plus rationnelle que l’affirmation de sa rationalité intégrale, laquelle, en supposant l’entière réalisation des formes possibles – le plenum for-marum – conduit à un monde nécessairement tissé de contradictions. comme il le dit fortement, l’idée de la chaîne de l’être est « l’histoire d’un échec4 ».

l’œuvre de ruyer suggère pourtant que la situation mérite d’être réexaminée. il est vrai que si la chaîne des êtres a donné lieu aussi bien à des constructions théologiques qu’à des variations poétiques et à des considérations scientifiques, c’est bien la première de ces trois composantes qui a été rectrice tout au long de l’histoire. même cette transformation essentielle que fut au dix-huitième siècle la tempo-ralisation de la chaîne des êtres, qui l’inscrivait dans un devenir en cours de réalisation au lieu de la supposer d’emblée immuable, a eu lieu, selon lovejoy5, moins sous la pression des données empiriques, comme celles de la paléontologie, que sous celle d’arguments issus de la théologie naturelle, au sujet du principe de plénitude et de l’optimisme. les apports proprement scientifiques, des observations naturalistes d’aristote aux microscopes du dix-huitième siècle, ont certes été essentiels au cours de l’histoire, enrichissant et orientant une telle vision continuiste du réel, mais ils n’ont pas été en mesure de la sauver le jour où le doute fut porté sur ses implications métaphy-siques les plus fondamentales. À ce titre, et si c’est donc bien d’une faille théologique et métaphysique qu’est venue la ruine du motif pluriséculaire de la chaîne des êtres, lovejoy aurait eu raison de s’en tenir à sa conclusion. il est cependant troublant de constater qu’au moment même où il la formulait, un certain nombre de découvertes scientifiques, en particulier celles de la microphysique, semblaient venir étayer de façon décisive et inédite l’idée d’une grande chaîne de l’être. mais la nouveauté ne devait pas seulement venir de savoirs positifs : en effet la réflexion de ruyer fait apparaître que le finalisme impliqué par les descriptions scientifiques des phénomènes d’auto-formation aux différents étages du réel doit être pensé dans toutes ses

4. Op. cit., p. 329 (« the history of a failure »).5. Op. cit., p. 259. sur ce point, voir arthur o. lovejoy, op. cit., ch. iX « The

Temporalizing of the Chain of Being » ; Jacques roger, Pour une histoire des sciences à part entière, paris, albin michel, 1995, ch. « l’histoire naturelle au xviiie siècle : de l’échelle des êtres à l’évolution » ; laura duprey, « l’idée de chaîne des êtres, de leibniz à charles bonnet », Dix-huitième siècle, 2011/1, n° 43, pp. 617-637.

© P

ress

es U

nive

rsita

ires

de F

ranc

e | T

éléc

harg

é le

18/

06/2

022

sur

ww

w.c

airn

.info

(IP

: 65.

21.2

28.1

67)©

Presses U

niversitaires de France | T

éléchargé le 18/06/2022 sur ww

w.cairn.info (IP

: 65.21.228.167)

Page 4: Ruyer et la grande chaine de l'etre - Cairn.info

23 janvier 2013 12:30 PM - Revue philosophique n° 1/2013 - Revue - Revue philosophique - 155 x 240 - page 30 / 160

31Ruyer et la grande chaîne de l’être

Revue philosophique, n° 1/2013, p. 29 à p. 43

23 janvier 2013 12:30 PM - Revue philosophique n° 1/2013 - Revue - Revue philosophique - 155 x 240 - page 31 / 160

conséquences, ce qui signifie qu’il doit justement conduire à l’élabo-ration d’une théologie rationnelle (et non pas révélée), susceptible de surmonter les impasses de la théologie héritée.

si l’on peut donc espérer, en suivant ruyer, le secours aussi bien de la métaphysique que de la science, n’est-il pas permis de penser que lovejoy aurait conclu prématurément à la mort du modèle dont il a si brillamment retracé l’histoire ? une mise en cause ou une éclipse peuvent être seulement conjoncturelles et, loin de condamner une idée, inviter à sa reformulation et à son renouvellement. en ayant travaillé ainsi la question selon son extension maximale, de l’her-méneutique des faits élémentaires jusqu’aux chapitres ultimes de la métaphysique dite spéciale, ruyer semble avoir réussi à écrire, en toute cohérence, un nouveau chapitre de l’histoire de la chaîne de l’être, au-delà de la station où en était resté lovejoy, quand bien même il n’a pas instauré avec ce dernier un dialogue explicite.

versant scientifique

il convient alors de repartir du tableau que présentent les sciences du vingtième siècle. on s’étonnera à première vue que celles-ci puis-sent en quoi que ce soit soutenir l’idée d’une continuité fondamentale entre les êtres. tout au contraire, elles donnent de la nature une vision « feuilletée » – pour reprendre une formule de lévi-strauss6 – qui marque une discontinuité foncière entre les niveaux. l’étude différenciée des strates du réel donne lieu à la classification tradi-tionnelle des sciences, ordonnée selon la complexité des objets envi-sagés : physique, chimie, biologie, sociologie. or ruyer a indiqué très tôt les limites d’une telle approche, qui ne possède une pertinence que jusqu’à un certain point. en effet la distinction fondamentale et première à opérer au sein du réel est celle entre les formes vraies et les foules ou les agrégats. une forme vraie est une individualité authentique, capable de se former elle-même et de se maintenir par auto-possession et auto-survol. une particule microphysique, une cellule, un embryon, un cerveau sont des « domaines absolus » de ce type. l’autre catégorie de phénomènes comprend les résultantes statistiques, les phénomènes de foule, les interactions superficielles, les amas, régis par une causalité bord à bord, ou « de proche en proche ». on peut distinguer parmi eux des degrés d’ordre plus ou

6. Georges charbonnier, Entretiens avec Claude Lévi-Strauss (1960), paris, les belles lettres, 2010, p. 148.

© P

ress

es U

nive

rsita

ires

de F

ranc

e | T

éléc

harg

é le

18/

06/2

022

sur

ww

w.c

airn

.info

(IP

: 65.

21.2

28.1

67)©

Presses U

niversitaires de France | T

éléchargé le 18/06/2022 sur ww

w.cairn.info (IP

: 65.21.228.167)

Page 5: Ruyer et la grande chaine de l'etre - Cairn.info

32 Fabrice Colonna

Revue philosophique, n° 1/2013, p. 29 à p. 43

23 janvier 2013 12:30 PM - Revue philosophique n° 1/2013 - Revue - Revue philosophique - 155 x 240 - page 32 / 160 23 janvier 2013 12:30 PM - Revue philosophique n° 1/2013 - Revue - Revue philosophique - 155 x 240 - page 33 / 160

moins importants, avec des émergences complexes et des équilibres singuliers ; toutefois, qu’il s’agisse d’un objet macroscopique comme un morceau de roche, ou bien d’un cristal, ou d’un liquide s’écou-lant, ou encore d’un artefact technique du type « meccano », on n’a jamais affaire dans ces cas-là à des individualités véritables, c’est-à-dire dotées d’une unité qui fasse leur être propre. les situations de mixte sont du reste nombreuses dans la nature, où les domaines auto-formateurs rencontrent les contraintes issues des lois statistiques de la matière et tentent avec un succès plus ou moins grand de les tourner à leur profit. cette division inaugurale du système de ruyer entraîne une révision de la classification des sciences : les disci-plines qui s’occupent des individualités vraies ont au fond plus de parenté entre elles qu’avec les disciplines auxquelles on les associe par niveaux respectifs. par exemple, la physique quantique est en ce sens plus proche de l’embryologie et de la linguistique, qu’elle ne l’est d’une autre branche de la physique comme la thermodynamique, qu’on peut rapprocher quant à elle de l’économie politique, car elles étudient toutes deux des interactions au sein de foules d’individus. or c’est bien ici qu’on voit réapparaître la notion d’une chaîne de l’être. il importe en effet de percevoir la continuité qu’il y a de la particule à l’organisme en vertu du fait qu’elles sont des formes vraies.

certes, dira-t-on, mais ce rapprochement, si intéressant soit-il, ne fonde pas une continuité réelle. il s’agit d’une simple vue heuristique. comment pourrait-on passer d’un point de vue seulement épistémo-logique à un point de vue ontologique ? ruyer suit deux voies pour répondre à cette question, l’une indirecte et l’autre directe. selon la première, il convient de prendre en considération les obstacles que rencontrent les sciences. la physique, quoiqu’elle en donne des for-mules mathématiques d’une admirable précision, ne parvient pas à percer le mystère des entités quantiques : leur être fondamental lui échappe, dans la mesure où leur caractère paradoxal semble irréduc-tible. la biologie se heurte au problème des morphogenèses authen-tiques : que la formation d’un embryon s’appuie sur un certain nombre de mnémotechnies géniques est une chose, mais cela ne signifie pas que l’embryogenèse elle-même soit entièrement identifiable à l’activité des « gènes du développement ». enfin les neurosciences ne par-viennent pas, en dernière instance, à rendre compte du mystère de la conscience (la morphogenèse se poursuivant chez elle comme « noé-genèse », selon l’expression que ruyer emprunte à spearman). d’un point de vue ruyérien, ces trois problèmes n’en forment qu’un seul. il n’est pas fortuit en effet que l’entreprise scientifique échoue devant ces trois phénomènes qui témoignent tous, précisément, d’authentiques

© P

ress

es U

nive

rsita

ires

de F

ranc

e | T

éléc

harg

é le

18/

06/2

022

sur

ww

w.c

airn

.info

(IP

: 65.

21.2

28.1

67)©

Presses U

niversitaires de France | T

éléchargé le 18/06/2022 sur ww

w.cairn.info (IP

: 65.21.228.167)

Page 6: Ruyer et la grande chaine de l'etre - Cairn.info

23 janvier 2013 12:30 PM - Revue philosophique n° 1/2013 - Revue - Revue philosophique - 155 x 240 - page 32 / 160

33Ruyer et la grande chaîne de l’être

Revue philosophique, n° 1/2013, p. 29 à p. 43

23 janvier 2013 12:30 PM - Revue philosophique n° 1/2013 - Revue - Revue philosophique - 155 x 240 - page 33 / 160

auto-formations. cette capacité à être un « domaine absolu » ne pou-vant surgir soudainement et magiquement, il ne reste qu’à considérer que c’est une même activité formatrice qui se transmet d’un étage à l’autre du réel, selon des lignes continues de complexité croissante. « nous sommes vivants depuis le commencement du monde », aimait dire ruyer. si j’existe aujourd’hui, c’est qu’une lignée vivante, via les cellules germinales, s’est maintenue à travers des millions d’années sans interruption, qui elle-même est en continuité avec les premières manifestations de la vie. les découvertes concernant le big bang incitent à remonter à la naissance même de l’univers, qui est l’origine matérielle première des lignées, selon l’histoire cosmologique écrite par la science contemporaine. on reconnaît là un trait typique du panpsychisme, qui résout élégamment les problèmes d’origine en les inscrivant dans une continuité temporellement déployée. les limites de la science dessinent donc ainsi en creux une continuité des acti-vités formatrices qui fonde précisément la légitimité à parler d’une grande chaîne de l’être.

ne peut-on toutefois s’appuyer sur des éléments positifs pour éta-blir ces continuités plutôt que de les saisir indirectement ? le travail du philosophe, selon ruyer, consiste à opérer des rapprochements entre phénomènes de même type, c’est-à-dire à repérer, au-delà de ce que suggèrent les apparences premières et la classification tradi-tionnelle des sciences, des analogies entre modes de subsistance ou de formation. dès La Conscience et le Corps (1937), ruyer avait ainsi pu être sensible par exemple à l’homologie proposée par monakow et mourgue entre l’embryogenèse et le comportement instinctif lors-qu’ils parlaient d’« instinct formatif ». du moins ne quitte-t-on pas ici l’ordre du vivant. mais la transition la plus difficile est celle qu’il faut établir entre la matière et la vie, et que la philosophie n’a jamais pu réaliser que sous forme de spéculation ou de rêverie. or sur ce point ruyer estime que la physique contemporaine a offert un « cadeau royal » à la philosophie7. les descriptions de la micro-physique consacrent la mort du matérialisme : une particule ou un atome ne ressemblent pas aux modèles mécaniques, faits de boules et de tiges, qu’on en propose en première approche. un électron par exemple est « délocalisé » comme un organisme ou une conscience. et il est activité, c’est-à-dire qu’il ne résulte pas d’un fonctionnement ou d’une agitation sous-jacente. il n’est donc pas une « chose », qui devrait tirer sa consistance d’ailleurs. on ne peut concevoir de

7. Néo-finalisme, paris, puf, 1952/2012, p. 221/241.

© P

ress

es U

nive

rsita

ires

de F

ranc

e | T

éléc

harg

é le

18/

06/2

022

sur

ww

w.c

airn

.info

(IP

: 65.

21.2

28.1

67)©

Presses U

niversitaires de France | T

éléchargé le 18/06/2022 sur ww

w.cairn.info (IP

: 65.21.228.167)

Page 7: Ruyer et la grande chaine de l'etre - Cairn.info

34 Fabrice Colonna

Revue philosophique, n° 1/2013, p. 29 à p. 43

23 janvier 2013 12:30 PM - Revue philosophique n° 1/2013 - Revue - Revue philosophique - 155 x 240 - page 34 / 160 23 janvier 2013 12:30 PM - Revue philosophique n° 1/2013 - Revue - Revue philosophique - 155 x 240 - page 35 / 160

consistance véritable, c’est-à-dire échappant à la divisibilité à l’infini qui caractérise la matière, que comme « pour-soi », présentant au moins une amorce de finalité. par exemple, les liaisons par élec-trons délocalisés entre les atomes d’hydrogène et d’oxygène dans une molécule d’eau ne sont pas des « crochets » matériels. ruyer écrit : « les systèmes de particules ont un comportement “domanial” : leurs propriétés d’ensemble sont plus importantes que celles des particules comme entités isolées », et il ajoute que des phénomènes tels que les liaisons délocalisées, « sans permettre, évidemment, de parler de conscience, de liberté, de finalité intentionnelle, autorisent à parler d’harmonie par “auto-survol” »8.

il manque cependant encore un élément pour pouvoir parler de chaîne des êtres. s’il y a isomorphisme entre les domaines micro-physiques et cellulaires, ou organiques, le transfert effectif des pro-priétés finalistes ou proto-finalistes le long de lignes de continuité reste à étayer. l’homologie à elle seule ne suffit pas à le justifier. or c’est encore des réflexions des savants que ruyer va tirer des indi-cations décisives. pascual Jordan en effet a invoqué des phénomènes d’amplification susceptibles d’établir la transition du niveau micro-physique au niveau biologique9. la « théorie des organismes comme amplificateurs » (Verstärkertheorie der Organismen) suppose que le comportement acausal détecté au niveau microphysique peut se réper-cuter au niveau macrophysique dans l’organisme. comme l’explique Jordan, « les notions d’effet amplifié et de dispositif amplificateur sont aujourd’hui familières, par les exemples qu’en offre notamment la radiotechnique. il s’agit là, pour un processus ne mettant en œuvre que de faibles transformations d’énergie, d’en diriger, d’en commander un autre beaucoup plus important10 ». ainsi la voix humaine, ne pos-sédant qu’une énergie assez faible, voit celle-ci démultipliée par les haut-parleurs qu’elle commande. pour passer du plan microphysique au plan macrophysique, il a fallu mettre en œuvre le principe dit des avalanches, qui consiste à « produire un état d’un degré élevé d’instabilité, dans lequel une impulsion infime peut entraîner le

8. article « finalité », Encyclopaedia Universalis, 2008, vol. iX.9. pascual Jordan (1902-1980) est un physicien allemand, qui ternit sa répu-

tation personnelle en s’engageant dans le nazisme, mais apporta des contributions de tout premier ordre à sa discipline. françois brémondy, dans son article « ruyer et la physique quantique ou “le cadeau royal de la physique contemporaine à la philosophie” » (Les Études philosophiques, 2007/1, pp. 39-62), a signalé déjà l’influence de Jordan sur ruyer quant à la notion d’amplification.

10. pascual Jordan, La Physique et le secret de la vie organique, tr. fr. andré metz et maurice mareschal, paris, albin michel, 1959, p. 126. les textes consti-tuant ce volume datent des années 1930.

© P

ress

es U

nive

rsita

ires

de F

ranc

e | T

éléc

harg

é le

18/

06/2

022

sur

ww

w.c

airn

.info

(IP

: 65.

21.2

28.1

67)©

Presses U

niversitaires de France | T

éléchargé le 18/06/2022 sur ww

w.cairn.info (IP

: 65.21.228.167)

Page 8: Ruyer et la grande chaine de l'etre - Cairn.info

23 janvier 2013 12:30 PM - Revue philosophique n° 1/2013 - Revue - Revue philosophique - 155 x 240 - page 34 / 160

35Ruyer et la grande chaîne de l’être

Revue philosophique, n° 1/2013, p. 29 à p. 43

23 janvier 2013 12:30 PM - Revue philosophique n° 1/2013 - Revue - Revue philosophique - 155 x 240 - page 35 / 160

déclenchement d’un phénomène qui va s’amplifiant de lui-même11 ». comme l’explique Jordan, ce principe est à la base d’appareils comme le compteur Geiger ou la chambre de Wilson. dans la chambre à brouillard de Wilson, un événement microphysique est amplifié et devient visible à l’œil nu sous forme de fines gouttelettes : cette condensation est un phénomène d’avalanche car elle n’est déclenchée que par un électron ou un ion, « agissant comme “noyau de conden-sation” et dont l’accroissement a tôt fait de parvenir à l’ordre de grandeur macrophysique12 ». or un certain nombre d’expériences, en particulier celles de la radiobiologie, qui consistent à étudier les effets des radiations sur des objets biologiques, ont fait apparaître au sein de l’organisme, par exemple dans le cas de la destruction de bacilles ou de mutations géniques provoquées, des phénomènes analogues à ceux d’un amplificateur avec centre de commande microphysique.

dans ces conditions, il est possible d’affirmer que l’être vivant, loin d’être une machine, appartient « à la fois aux deux étages de la réalité physique13 ». comme l’écrit ruyer en résumant et en s’appro-priant l’idée du physicien allemand,

pascual Jordan propose de considérer comme appartenant au monde de la microphysique même les organismes les plus “gros”, puisqu’ils ont une unité organique et une unité de comportement que l’on peut rattacher (par les gènes) à des systèmes qui sont de l’ordre de grandeur des systèmes atomiques. À condition de ne pas trop presser des considérants parfois contestables, cette idée est parfaitement juste. l’éléphant est, si l’on peut dire, un être macro-microscopique14.

la chaîne de l’être acquiert ainsi une pertinence théorique qui lui avait toujours manqué faute de données expérimentales et de modèles explicatifs suffisamment précis. la concaténation des êtres prend un sens si fort que c’est la distinction même des étages de réalité qui s’estompe. de plus, l’idée du vivant comme simultanément macro- et microscopique implique deux choses. d’abord, elle confirme le caractère secondaire des lois physiques classiques sur lequel ruyer n’a cessé d’insister. Jordan lui-même écrit en ce sens : « ce serait donc seulement dans le domaine de la biologie que l’on pourrait espérer saisir dans leur intégralité les lois physiques, tandis que le monde inorganique ne constituerait qu’un “cas-limite” par rapport à l’ensemble des lois physiques et ne permettrait que d’identifier un

11. Ibid., p. 127.12. Ibid., p. 128.13. Ibid., p. 151.14. Néo-finalisme, p. 112/pp. 125-126.

© P

ress

es U

nive

rsita

ires

de F

ranc

e | T

éléc

harg

é le

18/

06/2

022

sur

ww

w.c

airn

.info

(IP

: 65.

21.2

28.1

67)©

Presses U

niversitaires de France | T

éléchargé le 18/06/2022 sur ww

w.cairn.info (IP

: 65.21.228.167)

Page 9: Ruyer et la grande chaine de l'etre - Cairn.info

36 Fabrice Colonna

Revue philosophique, n° 1/2013, p. 29 à p. 43

23 janvier 2013 12:30 PM - Revue philosophique n° 1/2013 - Revue - Revue philosophique - 155 x 240 - page 36 / 160 23 janvier 2013 12:30 PM - Revue philosophique n° 1/2013 - Revue - Revue philosophique - 155 x 240 - page 37 / 160

reliquat amenuisé de ce système15. » d’autre part, le déterminisme macrophysique par causalité de proche en proche apparaît comme néanmoins indispensable au vivant, car il lui assure la réussite de ses actions finalisées, en donnant à cette liberté acausale la possibilité de s’exercer effectivement. Jordan affirme ainsi que « la nature met au service de la liberté microphysique, par de très ingénieux dispositifs de commande et d’amplification, le lien causal des réactions statis-tiques d’ensemble16 ». il est donc possible de justifier le maintien de comportements physiques classiques chez les êtres vivants dans le cadre d’une théorie « microscopique » : l’objection de l’échelle de grandeur des phénomènes adressée à une vision continuiste tombe dès lors qu’on prend en considération la réunion, ou, comme dirait ruyer, le mixte, des deux types de causalité.

ruyer complète les notions d’amplification et d’avalanche par celle de relais. on peut dire ainsi que « les organismes et leur conscience, primaire et perceptive, sortent en ligne directe des domaines micro-physiques, qui ont réussi à encadrer et à utiliser les phénomènes de foule, en montant relais sur relais17 ». c’est aussi cette idée de relais, il est vrai, qui conduit ruyer à marquer une distance à l’égard de la conception de Jordan. en effet il considère qu’il ne convient pas de relier directement, comme a tendance à le faire Jordan, l’acausa-lité des entités microphysiques et la liberté. autrement dit il ne faut pas compromettre l’idée juste de chaîne macro-microscopique en la mêlant à la querelle par ailleurs bien trop confuse de la liberté et du déterminisme. la direction que doit prendre la réflexion doit être plus précise : il faut étudier patiemment tous les relais de l’activité auto-formatrice, sans brûler les étapes d’un niveau à l’autre. c’est alors du côté de la morphologie des structures cellulaires les plus fines du vivant que de nouvelles données peuvent être obtenues. il convient toutefois de remarquer que Jordan a été moins indifférent que ne le prétend ruyer à ce type de considérations. il écrivait en effet : « on peut passer, par degrés, des plus petits êtres vivants aux plus grandes des molécules : pas plus que l’on ne peut tracer avec exactitude et sans arbitraire une frontière précise entre le règne végétal et le règne animal, on ne saurait établir de démarcation nette entre le règne des êtres organisés et celui des molécules18. » or ce

15. La Physique et le secret de la vie organique, p. 150.16. Ibid., p. 154.17. La Cybernétique et l’origine de l’information, paris, flammarion, 1954, rééd.

augmentée 1967, pp. 252-253.18. La Physique et le secret de la vie organique, p. 74.

© P

ress

es U

nive

rsita

ires

de F

ranc

e | T

éléc

harg

é le

18/

06/2

022

sur

ww

w.c

airn

.info

(IP

: 65.

21.2

28.1

67)©

Presses U

niversitaires de France | T

éléchargé le 18/06/2022 sur ww

w.cairn.info (IP

: 65.21.228.167)

Page 10: Ruyer et la grande chaine de l'etre - Cairn.info

23 janvier 2013 12:30 PM - Revue philosophique n° 1/2013 - Revue - Revue philosophique - 155 x 240 - page 36 / 160

37Ruyer et la grande chaîne de l’être

Revue philosophique, n° 1/2013, p. 29 à p. 43

23 janvier 2013 12:30 PM - Revue philosophique n° 1/2013 - Revue - Revue philosophique - 155 x 240 - page 37 / 160

propos, qui rappelle les belles années de l’idée de la chaîne des êtres, lorsque leibniz affirmait qu’il y a continuité de l’homme jusqu’aux fos-siles et jusqu’aux corps que nous nous représentons comme inertes19, s’accompagne d’indications précises sur l’existence de ces chaînons intermédiaires, Jordan faisant notamment référence au virus de la mosaïque du tabac. les virus sont un objet de réflexion privilégiée dans la mesure où ils possèdent une propriété du vivant, celle de se répliquer, mais à condition de parasiter une cellule hôte. toute la question est alors de savoir s’ils sont réellement vivants ou non. la difficulté des biologistes à répondre à cette interrogation est féconde en ceci que les virus constituent justement des êtres transitionnels entre les molécules et les êtres vivants. le biologiste contemporain luis villarreal propose une comparaison intéressante entre les virus et les graines : « et qu’en est-il d’une graine ? elle n’est pas vivante, mais elle détient un potentiel de vie ; par ailleurs, elle peut être détruite. À cet égard, les virus ressemblent davantage à des graines qu’à des cellules vivantes. ils sont dotés d’un potentiel de vie, qui peut s’éteindre, mais ils n’atteignent pas un état de vie autonome20. » ce caractère transitoire des virus entre l’inerte et le vivant avait été mis en lumière par Wendell stanley (1904-1971, prix de nobel de chimie en 1946) lorsqu’il effectua la cristallisation du virus respon-sable de cette maladie qu’est la mosaïque du tabac. Jordan estime que malgré leur nature moléculaire et leur comportement parasitaire, les virus doivent être considérés comme de véritables « molécules vivantes21 », qui jettent un pont entre individualités microphysiques et individualités organiques.

Justice étant rendue à Jordan sur ce point théorique, que ruyer a de son côté développé en insistant sur le caractère d’activité tempo-relle authentique tant des molécules que des virus et des organismes, il convient également de remarquer que les virus ne sont pas les seuls lieux de transition du moléculaire au vivant : la morphologie cellulaire fine donne à ce sujet de précieuses indications dont ruyer a su tirer parti. il s’est inspiré pour cela des travaux du biologiste suisse albert frey-Wyssling (1900-1988). celui-ci a étudié le protoplasme de la cellule au niveau submicroscopique, et en a fait apparaître la structure hautement ordonnée. une conclusion s’est imposée à lui : « dans le

19. voir la lettre de leibniz citée dans Controverse sur la vie, l’organisme et le mixte, op. cit., pp. 150-151 n. 24.

20. luis villarreal, « les virus sont-ils vivants ? », Pour la science, n° 327, janvier 2005, p. 65. voir aussi le numéro spécial « les frontières floues », Pour la science, n° 350, décembre 2006.

21. La Physique et le secret de la vie organique, p. 84.

© P

ress

es U

nive

rsita

ires

de F

ranc

e | T

éléc

harg

é le

18/

06/2

022

sur

ww

w.c

airn

.info

(IP

: 65.

21.2

28.1

67)©

Presses U

niversitaires de France | T

éléchargé le 18/06/2022 sur ww

w.cairn.info (IP

: 65.21.228.167)

Page 11: Ruyer et la grande chaine de l'etre - Cairn.info

38 Fabrice Colonna

Revue philosophique, n° 1/2013, p. 29 à p. 43

23 janvier 2013 12:30 PM - Revue philosophique n° 1/2013 - Revue - Revue philosophique - 155 x 240 - page 38 / 160 23 janvier 2013 12:30 PM - Revue philosophique n° 1/2013 - Revue - Revue philosophique - 155 x 240 - page 39 / 160

monde inanimé, la cristallisation peut parfois produire des structures à partir d’une masse amorphe ; mais les structures du protoplasme vivant ne peuvent être spontanément engendrées à partir de solutions amorphes parce que, compliquées et interajustées comme elles le sont, elles peuvent seulement s’actualiser au contact de structures déjà exis-tantes22. » autrement dit, le substrat dans lequel se manifeste la vie ne peut en aucun cas naître selon les lois du hasard et du mouvement brownien des molécules. il ne peut qu’être en continuité avec des structures antérieures, de type macromoléculaire. À aucun moment on ne saurait observer de hiatus, qui trahirait un soudain recul dans le degré d’organisation. ruyer écrit dans cette perspective : « les faits semblent montrer cette transition qui nous paraissait inconcevable entre une structure de type “réseau moléculaire” et une structure de type “arbre”, où des constituants, bien qu’assemblés par adjonction et répétition comme les feuilles sur une branche, jouent un rôle dans l’ensemble et ne peuvent être détachés23. » les observations de frey-Wyssling conduisent celui-ci à achever son ouvrage sur une formule générale qui exprime cette situation : « omnis structura e structura », démarquée du fameux « omnis cellula e cellula » de la cytologie.

mais frey-Wyssling en tire des conclusions ambiguës. la conti-nuité qu’il a décelée l’incite à considérer qu’il n’y a décidément aucune force vitale spéciale, différente des forces de la matière inerte, à quelque échelle que ce soit, même à celle de la structure fine du protplasme. cette conclusion est certes logique, mais la formule et les résultats de frey-Wyssling peuvent tout aussi logiquement conduire à la conclusion opposée, que défend précisément ruyer, à savoir que des comportements thématiques authentiques, qui supposent quelque chose comme un « domaine de conscience », en auto-survol, sont présents dès l’échelle submicroscopique. d’autant que frey-Wyssling lui-même reconnaît que les centres actifs du réseau protoplasmique « s’arrangent en une configuration (pattern) délicate, très plastique et très souple, qui semble se mettre en place sous l’effet d’une impulsion intentionnelle et coordinatrice (a purposeful, co-ordinative impulse)24 ». selon ruyer donc, l’absence de hiatus le long des lignes de structu-ration active ne doit pas conduire à renoncer à toute finalité, mais est au contraire un argument pour considérer celle-ci comme présente et active au niveau le plus infime. ruyer peut alors reprendre à son

22. albert frey-Wyssling, Submicroscopic Morphology of Protoplasm, amsterdam, elsevier, 2e édition anglaise, 1953, pp. 373-374.

23. La Genèse des formes vivantes, paris, flammarion, 1958, p. 52.24. Submicroscopic Morphology of Protoplasm, p. 373.

© P

ress

es U

nive

rsita

ires

de F

ranc

e | T

éléc

harg

é le

18/

06/2

022

sur

ww

w.c

airn

.info

(IP

: 65.

21.2

28.1

67)©

Presses U

niversitaires de France | T

éléchargé le 18/06/2022 sur ww

w.cairn.info (IP

: 65.21.228.167)

Page 12: Ruyer et la grande chaine de l'etre - Cairn.info

23 janvier 2013 12:30 PM - Revue philosophique n° 1/2013 - Revue - Revue philosophique - 155 x 240 - page 38 / 160

39Ruyer et la grande chaîne de l’être

Revue philosophique, n° 1/2013, p. 29 à p. 43

23 janvier 2013 12:30 PM - Revue philosophique n° 1/2013 - Revue - Revue philosophique - 155 x 240 - page 39 / 160

compte le omnis structura e structura, qu’il nomme « principe » de frey-Wyssling, mais en lui donnant désormais un sens panpsychiste. les données scientifiques illustrant cette continuité sont nombreuses, et ne cessent de s’accumuler avec les progrès de la biologie molé-culaire et cellulaire. un exemple très éloquent est fourni par le cas des protéines contractiles qui commandent les mouvements amibiens. ruyer s’appuie sur des travaux des années 1950 indiquant que la motilité amibienne dépend d’un processus remarquable d’auto-pliage et d’auto-dépliage de certaines molécules dans le protoplasme. il tire une leçon générale de cet exemple : « comme d’autre part les mouve-ments d’ensemble des protozoaires constituent un vrai comportement, on peut donc constater ici une continuité, tout comme dans les virus, entre comportement chimique et comportement biologique. les protéi-nes contractiles jouent d’ailleurs bien d’autres rôles, notamment dans le mouvement des cils vibratiles et dans la contraction musculaire en général. si bien que les mouvements d’un homme dérivent, d’une manière presque directe, des propriétés contractiles des molécules25. » aujourd’hui on citerait volontiers l’étonnante cohésion thématique et comportementale de machines moléculaires telles que le moteur du flagelle des procaryotes, composé d’un rotor et d’un stator, ou bien la structure cylindrique interne du flagelle des eucaryotes (axonème) qui assure une coordination « qui défie l’entendement26 ».

les conquêtes de la microphysique et de la biologie moléculaire et cellulaire, ainsi que le phénomène d’amplification selon Jordan et le principe de frey-Wyssling réinterprété par ruyer, permettent donc pour la première fois dans l’histoire de donner à la chaîne des êtres une précision descriptive et analytique qu’elle n’avait jamais possédée. pour exprimer cette continuité plus profonde que l’éta-gement du réel en couches superposées, ruyer parle de « structure fibreuse de l’univers » et de « lignées en gerbe » depuis l’explosion primordiale.

néanmoins deux problèmes exigent encore d’être pris en considé-ration, qui tiennent à ce que la grande chaîne de l’être est davantage que la seule continuité des vivants ou qu’un continuum matériel sup-port d’émergences purement contingentes, comme la science établie les accepte. le premier problème est celui du passage, à l’autre bout de la chaîne, de l’unité organique à l’unité consciente. c’est là un point essentiel dans la pensée de ruyer, qui se présente exactement

25. La Genèse des formes vivantes, p. 70.26. michel bornens et matthieu piel, article « motilité (biologie) »,

Encyclopaedia Universalis, 2008, vol. Xvi.

© P

ress

es U

nive

rsita

ires

de F

ranc

e | T

éléc

harg

é le

18/

06/2

022

sur

ww

w.c

airn

.info

(IP

: 65.

21.2

28.1

67)©

Presses U

niversitaires de France | T

éléchargé le 18/06/2022 sur ww

w.cairn.info (IP

: 65.21.228.167)

Page 13: Ruyer et la grande chaine de l'etre - Cairn.info

40 Fabrice Colonna

Revue philosophique, n° 1/2013, p. 29 à p. 43

23 janvier 2013 12:30 PM - Revue philosophique n° 1/2013 - Revue - Revue philosophique - 155 x 240 - page 40 / 160 23 janvier 2013 12:30 PM - Revue philosophique n° 1/2013 - Revue - Revue philosophique - 155 x 240 - page 41 / 160

comme une « psycho-biologie ». ruyer distingue une conscience pri-maire, qui caractérise tous les domaines formatifs, et une conscience seconde, qui, avec ses propriétés de réflexivité, n’appartient qu’à l’homme. car précisément l’essentiel pour ruyer n’est pas dans la réflexivité et dans le « je », il est dans la capacité à se guider selon un thème d’action ou de comportement. l’artisan tout absorbé dans sa tâche, l’embryon en formation « savent » parfaitement ce qu’ils font et réalisent leur performance créatrice ou auto-créatrice sans avoir besoin d’en « prendre conscience » au sens second du mot. la conscience primaire, dans son ordre, est parfaitement précise. ce fut l’erreur de beaucoup de doctrines panpsychistes de considérer que le psychisme élémentaire devait nécessairement demeurer vague ou confus. d’être non réflexif ne le rend pas pour autant imprécis, comme suffisent à le montrer les accomplissements des individualités vraies le long des lignes de continuité de la chaîne des êtres. Quoi qu’on pense de la capacité du dispositif philosophique de ruyer à surmonter la difficulté du passage de la conscience primaire à la conscience seconde, ce n’est assurément pas à ce bout de la chaîne que se posait essentiellement pour lui le problème de la transition, et il a du reste consacré à la différence anthropologique un certain nombre de textes spécifiques qui précisent l’articulation de l’identité et de la différence entre l’animal et l’homme.

versant théologique

il y a toutefois un second ordre d’objections à prendre au sérieux : elles sont de nature théologique et nous ramènent par là à l’origine même de la notion de chaîne des êtres. si l’on pose en effet que les individualités vraies qui composent le monde sont des domaines d’activité finalisée, alors la question de savoir ce qui rend ces acti-vités possibles et ce qui leur donne un sens est tout simplement inévitable. elle consiste à se demander si la finalité des êtres du monde n’est qu’un simple fait ou bien si elle possède elle-même une finalité. autrement dit, quel est le sens des sens, ou l’idéal suprême ? l’interrogation sur la finalité débouche nécessairement sur une théo-logie spéculative. sa conclusion inéluctable, si la finalité elle-même ne doit pas être absurde, est que « c’est dieu qui existe en chacun de nous, comme il subsiste en chacun des idéaux27 ». le vocable

27. Néo-finalisme, p. 263/287

© P

ress

es U

nive

rsita

ires

de F

ranc

e | T

éléc

harg

é le

18/

06/2

022

sur

ww

w.c

airn

.info

(IP

: 65.

21.2

28.1

67)©

Presses U

niversitaires de France | T

éléchargé le 18/06/2022 sur ww

w.cairn.info (IP

: 65.21.228.167)

Page 14: Ruyer et la grande chaine de l'etre - Cairn.info

23 janvier 2013 12:30 PM - Revue philosophique n° 1/2013 - Revue - Revue philosophique - 155 x 240 - page 40 / 160

41Ruyer et la grande chaîne de l’être

Revue philosophique, n° 1/2013, p. 29 à p. 43

23 janvier 2013 12:30 PM - Revue philosophique n° 1/2013 - Revue - Revue philosophique - 155 x 240 - page 41 / 160

« dieu » ne doit pas intimider, il peut parfaitement, dans l’esprit de ruyer, être remplacé par un autre, comme logos par exemple. le véritable problème se situe ailleurs : il est dans la façon dont on situe « dieu » par rapport au monde. cette difficulté traverse toute la pensée occidentale et a été soulignée par lovejoy dans son ouvrage sur la chaîne de l’être. deux attitudes fondamentales sont enracinées dans l’esprit humain : celle qui accorde le privilège au monde qui nous est donné, et celle qui conçoit l’existence d’un au-delà de ce monde, considéré comme insuffisant. la seconde attitude, l’otherworldliness par opposition à la this-worldliness, trouve selon lovejoy son expression paradigmatique chez platon, avec la posi-tion, formulée dans la République, d’un bien suprême, qu’on peut considérer comme étant le dieu de platon, et qui deviendra celui d’aristote et des médiévaux. une difficulté se noue ici : si en effet la divinité, qui est le bien au suprême degré, possède de ce fait une pleine autosuffisance et une perfection absolue, on ne voit pas ce que le monde lui apporte ni quelle part de valeur il reste à ce der-nier28. seulement, remarque lovejoy, platon est également à l’origine, comme le montre le Timée, de l’autre discours, celui qui valorise la richesse et la beauté de ce monde-ci et cherche à en rendre compte. mais alors comment concilier ces deux points de vue ? la solution proposée est la suivante : l’existence d’un monde du devenir, outre celui des idées éternelles, est justifiée par le fait que le démiurge est bon et dénué de jalousie (Timée, 29e). par cet axiome métaphysique, la perfection auto-suffisante, qui pour sa part n’a pas besoin d’un monde, se convertit alors en généreuse et débordante fécondité. ces « deux dieux en un », comme dit lovejoy29, confèrent sa structure intellectuelle à la chaîne de l’être.

À condition toutefois que cette singulière synthèse de la dua-lité, à laquelle les néo-platoniciens avaient apporté une contribution significative, réussisse à être maintenue. car entre l’autosuffisance et la multiplicité profuse, qui appellent respectivement deux atti-tudes foncièrement opposées à l’égard du monde – de détachement ou d’activité –, la contradiction menace à chaque instant de resur-gir. le coup fatal, comme le montre lovejoy, viendra finalement du retournement du principe métaphysique selon lequel l’inférieur doit dériver du supérieur, qui permettait de faire tenir ensemble, selon une logique émanationniste, ces deux aspects de la divinité et qui justifiait l’existence de la chaîne des êtres et de son ordre

28. voir The Great Chain of Being, pp. 42-43.29. Ibid., p. 50.

© P

ress

es U

nive

rsita

ires

de F

ranc

e | T

éléc

harg

é le

18/

06/2

022

sur

ww

w.c

airn

.info

(IP

: 65.

21.2

28.1

67)©

Presses U

niversitaires de France | T

éléchargé le 18/06/2022 sur ww

w.cairn.info (IP

: 65.21.228.167)

Page 15: Ruyer et la grande chaine de l'etre - Cairn.info

42 Fabrice Colonna

Revue philosophique, n° 1/2013, p. 29 à p. 43

23 janvier 2013 12:30 PM - Revue philosophique n° 1/2013 - Revue - Revue philosophique - 155 x 240 - page 42 / 160 23 janvier 2013 12:30 PM - Revue philosophique n° 1/2013 - Revue - Revue philosophique - 155 x 240 - page 43 / 160

admirable : avec l’évolutionnisme du dix-neuvième siècle en effet, c’est l’inférieur qui précède désormais le supérieur, et la chaîne des êtres perd son fondement30. on voit ainsi poindre, chez schelling, chez alexander, un dieu en devenir.

mais c’est justement ici que ruyer propose une autre solution théologique. elle consiste à ne pas opposer un ordre idéal immuable et un devenir non rationnel, qui ne seraient conciliables que sous la forme traditionnelle qu’a exposée lovejoy. selon ruyer, l’unité existe, cependant elle ne doit pas être considérée comme donnée par un plan, mais plutôt par une pente. les êtres en devenir impro-visent librement, mais guidés par des essences et des valeurs qu’ils actualisent de façon originale et qui, moins que des modèles, sont des « thèmes » d’action, seulement potentiels. ruyer précise, en un ensemble de formules simples qui répondent aux objections du type de celle de lovejoy sur la non-rationalité du monde :

platon et hegel sont de faux adversaires et adoptent, au fond, les mêmes postulats. ils croient chacun, à leur manière, à un filigrane de l’invention, de l’information, de la nouveauté ; reflet d’un monde éternel pour l’un, d’une logique en mouvement pour l’autre. bergson et alexander réagissent à l’excès dans le sens opposé. parce qu’aucune forme – pas plus celle de l’organisme humain ou celle de l’état politique parfait, que celle de la bicyclette, de l’automobile, de l’avion – n’était contenue d’avance dans le monde des idées ou dans l’esprit absolu avant qu’il se retrouve lui-même, cela ne veut pas dire que le travail informateur du temps n’est qu’une émergence irrationnelle. le guidage s’opère, non par un filigrane de forme, mais par un champ de gravitation axiologique. les trajectoires des êtres ne sont pas sur glissières comme les mouvements du ciel pour les anciens. ces trajectoires sont à la fois improvisées et guidées dynamiquement par une pente idéale31.

cela signifie qu’il faut concevoir dieu dédoublé : selon un certain aspect, d’inspiration panthéiste, dieu est l’ensemble des domaines d’activité, le faisceau des lignées continues ; sous un autre aspect, dieu est le réservoir des essences et des valeurs, et la mémoire du monde, et à ce titre il demeure en retrait, se contenant de « financer » impassiblement les activités des individualités au travail. il y a certes encore dédoublement, selon ce que samuel butler, qui inspire en par-tie ruyer, appelait le « dieu connu » et le « dieu inconnu », et dieu est à la fois en devenir et éternel, mais la dualité n’est plus contradic-toire, car précisément ces deux aspects sont articulés au terme d’une réforme métaphysique. celle-ci conduit à admettre l’idée d’un dieu en

30. voir ibid., pp. 315-317.31. Dieu des religions, Dieu de la science, paris, flammarion, 1970, pp. 139-

140.

© P

ress

es U

nive

rsita

ires

de F

ranc

e | T

éléc

harg

é le

18/

06/2

022

sur

ww

w.c

airn

.info

(IP

: 65.

21.2

28.1

67)©

Presses U

niversitaires de France | T

éléchargé le 18/06/2022 sur ww

w.cairn.info (IP

: 65.21.228.167)

Page 16: Ruyer et la grande chaine de l'etre - Cairn.info

23 janvier 2013 12:30 PM - Revue philosophique n° 1/2013 - Revue - Revue philosophique - 155 x 240 - page 42 / 160

43Ruyer et la grande chaîne de l’être

Revue philosophique, n° 1/2013, p. 29 à p. 43

23 janvier 2013 12:30 PM - Revue philosophique n° 1/2013 - Revue - Revue philosophique - 155 x 240 - page 43 / 160

devenir, sur lequel les actions des « créatures » réagissent en retour ; mais il est aussi ce qui les guide et les inspire, et ainsi la divinité n’est pas entièrement coulée dans le devenir. comme dans la théologie spéculative de Whitehead, dieu est en relation réciproque avec le monde : le monde et dieu interagissent l’un sur l’autre. ainsi, l’excès irrationnel de la rationalité classique que relevait lovejoy ne doit pas conduire à l’irrationnel inverse du pur surgissement immotivé de la nouveauté, mais à une solution « tempérée » qui surmonte l’alterna-tive. la dualité, donc, n’est pas surmontée, mais elle est rendue non antithétique. la question qui demeure en dernier lieu est celle de savoir pourquoi dieu se dédouble ainsi ; mais elle est insondable.

ce nouveau cadre théologique permet de rattacher désormais la chaîne de l’être à une divinité qui n’est plus ens perfectissimum mais qui ne se laisse pas pour autant emporter complètement dans le devenir. sur fond de cette théologie, on peut observer alors un certain nombre de correspondances avec la chaîne de l’être du type de celle du dix-huitième siècle : au microscope optique correspond le microscope électronique qui découvre de nouvelles structures transitionnelles ; au polype d’abraham trembley, intermédiaire entre deux règnes, correspond le virus cristallisable de Wendell stanley ; au principe de continuité traditionnel correspond le « principe de frey-Wyssling », qui débarrasse le premier de ses encombrants paradoxes. Jamais la chaîne de l’être n’avait reçu une telle précision scientifique et n’avait vu ses implications théologiques à ce point clarifiées. le mammifère macro-microscopique est un moment d’un dieu qui se temporalise désormais sans contradiction.

fabrice colonnA

[email protected]©

Pre

sses

Uni

vers

itaire

s de

Fra

nce

| Tél

écha

rgé

le 1

8/06

/202

2 su

r w

ww

.cai

rn.in

fo (

IP: 6

5.21

.228

.167

)© P

resses Universitaires de F

rance | Téléchargé le 18/06/2022 sur w

ww

.cairn.info (IP: 65.21.228.167)