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Revue germanique internationale 10 (2009) L’Anthropologie allemande entre philosophie et sciences ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Olivier Agard La question de l’humanisme chez Max Scheler ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document. Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV). ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Référence électronique Olivier Agard, « La question de l’humanisme chez Max Scheler », Revue germanique internationale [En ligne], 10 | 2009, mis en ligne le 26 novembre 2012, consulté le 26 novembre 2012. URL : http://rgi.revues.org/331 ; DOI : 10.4000/rgi.331 Éditeur : CNRS Éditions http://rgi.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://rgi.revues.org/331 Ce document est le fac-similé de l'édition papier. Tous droits réservés

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Revue germaniqueinternationale10  (2009)L’Anthropologie allemande entre philosophie et sciences

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Olivier Agard

La question de l’humanisme chez MaxScheler................................................................................................................................................................................................................................................................................................

AvertissementLe contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive del'éditeur.Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sousréserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluanttoute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue,l'auteur et la référence du document.Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législationen vigueur en France.

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Référence électroniqueOlivier Agard, « La question de l’humanisme chez Max Scheler », Revue germanique internationale [En ligne],10 | 2009, mis en ligne le 26 novembre 2012, consulté le 26 novembre 2012. URL : http://rgi.revues.org/331 ; DOI :10.4000/rgi.331

Éditeur : CNRS Éditionshttp://rgi.revues.orghttp://www.revues.org

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La question de l’humanismechez Max Scheler

Olivier Agard

À la fin des Mots et les choses, Michel Foucault considère en 1966 commeprobable la « fin prochaine 1 » de l’homme. L’interrogation de Foucault portaitessentiellement sur la construction de l’homme comme sujet total et objet totaldu savoir dans les sciences humaines à l’âge moderne : « L’homme est une inven-tion dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente 2 ». Ilmettait en évidence que cette construction occultait ce qui est de l’ordre del’impensé : Foucault reprenait du structuralisme, au sens large, l’idée que le sujetest tributaire d’une pensée anonyme, d’une pensée d’avant la pensée 3. Le discoursanthropologique lui apparaissait dans cette perspective comme peu rigoureux,épistémologiquement mal défini et daté : il s’agissait de le démasquer. Outre cetaspect épistémologique, la critique du discours anthropologique avait des aspectsplus idéologiques : le discours ronflant sur l’homme avait pour Foucault une partd’ombre, faite de répression et d’exclusion. En critiquant le discours sur l’hommeet l’humanisme, Foucault visait ainsi tout un pan de la philosophie française del’époque, en particulier Sartre, et, au-delà de lui « l’humanisme contemporain »,de Saint-Exupéry, Camus ou Teilhard de Chardin ou les « marxismes mous 4 ».Foucault apparaît alors comme le « chef de file potentiel de tous les structuralistesrassemblés dans leur combat contre la philosophie du sens, contre l’humanismeet la phénoménologie 5 ». Il n’est évidemment pas interdit de penser que la fréquen-tation de Heidegger et Nietzsche n’est pas étrangère à cette critique de la figurede l’homme 6. Ces deux références font le lien entre la discussion des années 1960

1. Michel Foucault, Les Mots et les choses, Paris, 1966, p. 398.2. Ibid.3. Selon Hubert Dreyfus et Paul Rabinow, « la méthode utilisée par Foucault à l’époque où

il écrivait Les Mots et les choses est proche du structuralisme », in : Dreyfus/Rabinow, MichelFoucault : un parcours philosophique, Paris, 1984, p. 54.

4. Michel Foucault, Michel Foucault, Dits et écrits, 1954-1988, Paris, 2001, p. 541.5. François Dosse, Histoire du structuralisme, Tome 1, Paris, 1991, p. 414.6. Pour François Dosse, le « rejet radical de l’humanisme » renvoie au « socle nietzschéen de

la démarche de Foucault », in : François Dosse, Histoire du structuralisme, T. 1 (note 4), p. 404.

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et le débat allemand des années 1930 autour de cette figure, débat dont MaxScheler est un acteur central, même si par ailleurs, cette discussion a un autrearrière-plan idéologique et une autre base épistémologique, ce qui explique touteune série de décalages qu’on ne peut analyser ici en détail. Scheler ne va pasjusqu’à formuler explicitement l’idée de la « mort de l’homme », mais il y a aucœur de son anthropologie le sentiment d’une crise de cette figure, au moins sousses formes léguées par la tradition. Ce diagnostic d’une crise « anthropologique »participe également de la Kulturkritik – la critique de la civilisation moderne –qui se déploie de façon virulente en Allemagne depuis 1890 environ, et Nietzscheen avait été un précurseur lorsqu’il avait opposé à l’« humain trop humain » laperspective du surhomme. L’appel à un homme nouveau a comme on le saitégalement marqué toute une série de mouvements politiques, culturels, artistiques,et la question anthropologique est également au centre de la littérature de l’épo-que 7. Nous voudrions montrer ici comment Scheler tente dans ce débat une formede médiation, qui consiste à reprendre la figure de l’homme en intégrant leséléments qui rendent cette figure problématique. Nous procéderons en trois temps,en nous intéressant tout d’abord à la manière dont Scheler critique l’« anthropo-logisme » et l’« humanitarisme ». Nous considérerons ensuite le tournant anthro-pologique dans son œuvre, qui se réorganise dans les années 1920 autour d’uneanthropologie philosophique, et nous analyserons dans ce cadre sa proposition desolution à la crise anthropologique qu’il diagnostique.

Le culte de l’humanité comme marqueur de la modernité

Au point de départ de la philosophie de Scheler, il y a un diagnostic culturelsur la modernité, et un aspect de ce diagnostic porte sur la place de l’homme, lestatut conféré à cette figure.

L’idée centrale du jeune Scheler est que le progrès des sciences naturelles etdes sciences historiques tend à disqualifier toute idée d’une transcendance et d’unsens. Un signe manifeste en est l’abandon de toute perspective téléologique dansles sciences de la nature et dans l’historisme. L’historisme conduit en tant querelativisme au scepticisme, à la remise en cause de l’autonomie des contenusculturels 8, à la « destruction de l’objectivité et de l’universalité de la loi morale 9 ».

François Dosse consacre tout un chapitre aux racines nietzschéo-heidéggériennes du structuralismefrançais (p 440-457) et insiste sur le thème de l’anti-humanisme (p. 446-447).

7. Voir : Helmut Lethen, Verhaltenslehren der Kälte, Francfort/Main, 1994. Pour une étudeplus récente : Gregor Streim, Das Ende des Anthropozentrismus. Anthropologie und Geschichtskritikin der deutschen Literatur zwischen 1830 und 1950, Berlin, 2008. Voir également la contribution deTanja Van Hoorn dans le présent numéro.

8. Max Scheler, Die transzendentale und die psychologische Methode, in : Max Scheler, FrüheSchriften (Gesammelte Werke, Vol. 1, éd. par Maria Scheler et Manfred S. Frings), Berne et Munich,1971, p. 332.

9. Max Scheler, Beziehungen zwischen den logischen und ethischen Prinzipien, in : Frühe Schrif-ten, p. 69.

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Toutes les valeurs culturelles sont désormais expliquées de façon biologique ethistorique 10. Cet effacement de la perspective téléologique est lié à toute uneévolution politique et culturelle, à l’éclatement des « grands systèmes de finali-tés 11 ». Sur cet arrière-plan, toute une série de paradigmes – liés entre eux – sesont développés et occupent l’espace vacant : le positivisme, le pragmatisme, l’uti-litarisme le libéralisme, le culte de la technique, l’historisme. Il convient toutefoisde signaler que Scheler n’est pas face à tous ces paradigmes dans une logique derestauration 12. Ainsi, la conscience historique, dont les Grecs étaient selon luidépourvus, est un acquis, un horizon constitutif de la modernité 13.

Un trait important de ces discours modernes – tels que les voit Scheler – quinous intéresse tout particulièrement ici, est leur façon de valoriser l’homme, qui estla conséquence de ce qu’on décrit aujourd’hui comme le « tournant anthropologi-que » de l’Aufklärung. La figure du créateur transcendant étant évacuée, l’hommeapparaît comme un démiurge de son milieu et de son univers culturel. PourScheler, l’« homme » et l’« humanité », tels que les voit Feuerbach, sont des« idoles 14 ». L’esprit du temps auréole le concept d’« humanité » (comme celui deGesellschaft) d’un « pathos mystique 15 » : l’humanité est érigée en absolu, en valeuren soi. Scheler sympathise avec la manière dont Eucken critique la « religion del’humanité 16 ». Comme Eucken, Scheler veut mettre l’homme en relation avec unedimension métaphysique, celle de l’esprit, qui ne se dilue pas la culture humainedans l’histoire ou dans la nature. Ce faisant, il prétend toutefois encore s’inscriredans la continuité de la grande tradition humaniste (celle de Érasme, Lessing,Goethe, poursuivie par de l’Aufklärung 17). Contre l’évolutionnisme biologique, etcontre le « panthéisme culturel » des sciences humaines, Scheler défend doncl’ambition de la philosophie. Si la biologie et l’histoire mettent en évidence – àbon droit – la dimension relative, vitale et historique de l’humain, il s’agit pourScheler d’ancrer cette dimension dans un fondement absolu, qui ne soit cependantpas purement formel. La question de la continuité et des ruptures dans l’œuvrede Scheler est complexe, mais il y a une impulsion fondamentale dans sa philo-sophie, qui est l’ambition de réconcilier l’esprit et la vie, de sortir d’un modèleidéaliste qui oppose à l’esprit pensé comme une forme vide, la vie conçue commeun chaos que seul l’esprit peut mettre en ordre. Il s’agit par la même de refonderla métaphysique, non pas en restaurant dogmatiquement la tradition, mais enintégrant les apports des sciences empiriques. Ainsi définie, la démarche d’ensem-ble de Scheler n’est pas un cas isolé : elle a une dette envers Rudolf Eucken, et

10. Max Scheler, Kant und die moderne Kultur, Frühe Schriften, p. 355.11. Max Scheler, Arbeit und Ethik, Frühe Schriften, p. 16312. À Munich, Scheler avait commencé des études de médecine (poursuivies à Berlin). À Jena,

il avait suivi les cours de Haeckel.13. Cf. Max Scheler, Kant und die moderne Kultur, Frühe Schriften, p. 361. Voir également,

Die transzendentale und die psychologsiche Methode, Ibid., p. 213.14. Max Scheler, Arbeit und Ethik, p. 185.15. Max Scheler, Arbeit und Ethik, p. 184.16. Max Scheler, Kultur und Religion, Frühe Schriften, p. 348.17. Cf. Max Scheler, Rudolf Euckens Religionsbegriff, Frühe Schriften, p. 339.

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s’insère dans toute une réaction à la fois allemande et européenne contre ce qu’onpeut appeler de façon générique le positivisme. C’est ainsi qu’on peut expliquercertaines convergences entre Scheler et la tradition spiritualiste française, et sesprolongements (Bergson) 18.

Cette philosophie prend donc clairement le contrepied d’une tendance àtransformer la philosophie en anthropologie culturelle, ou, symétriquement, enméthode purement transcendantale, destinée à servir de cadre épistémologique etd’horizon éthique aux sciences de l’homme. Si la philosophie schélérienne refusedonc clairement dans un premier temps de se centrer sur l’homme, elle a toutefoisdès le départ des conséquences ou des implications anthropologiques. Toute lathéorie de la « personne » présente un intérêt anthropologique certain (si onconsidère par exemple le thème de la réhabilitation des sentiments, le dépassementde l’opposition entre raison et cœur, l’analyse de la sympathie). La réflexion surl’esprit et la vie a d’emblée une dimension anthropologique, puisque c’est dansl’homme que ces deux dimensions se rencontrent 19.

L’homme dans la perspective phénoménologique

Scheler met cependant plusieurs années avant de parvenir à donner uncontenu précis à sa méthode philosophique. Après lui avoir donné – commeEucken – le nom de « noologie », il passe à la phénoménologie.

Scheler partage avec Husserl l’hostilité à l’« anthropologisme », au sens d’uneréduction de la pensée à des structures spécifiquement humaines. Quand ilénumère les paradigmes contre lesquels la phénoménologie se construit, Schelerassocie le psychologisme et l’anthropologisme, même s’il s’agit de deux orientationsdistinctes 20 : l’anthropologisme et le psychologisme ont en commun de ramener(et donc de limiter) les valeurs à l’organisation psychique de l’homme. L’anthro-pologisme se caractérise de surcroît par le fait qu’il prend en compte l’organisationpsychophysique, et introduit, par rapport à l’approche psychologique une dimen-sion physique 21.

18. Pour une première approche de la relation enter Scheler et Bergson : Wolfahrt Henck-mann, La réception de la philosophie de Bergson par Max Scheler, in : Frédéric Worms (éd.), Annalesbergsoniennes II : Bergson, Deleuze, la phénoménologie, Paris, 2004, p. 363-389.

19. Pour Wohlfahrt Henckmann, toute la philosophie de Scheler participe d’une expérienceanthropologique, inscrite dans la vie et les contradictions de Scheler lui-même, W. Henckmann, DieAnfänge von Schelers Philosophie in Jena, in : Christian Bermes (éd.), Denken des Ursprungs– Ursprung des Denkens : Schelers Philosophie und ihre Anfänge in Jena, Würzburg, 1998 (KritischesJahrbuch der Philosophie ; 3), p. 31-32.

20. Cf. la note consacrée à Kant, dans : Max Scheler, Le formalisme en éthique et l’éthiquematériale des valeurs, Paris, 1955, p. 93.

21. « Il faut rejeter naturellement avec encore plus de fermeté toute théorie qui prétend limiterles valeurs, dans leur essence même, à l’homme et à sa structure organique, qu’on la considère commeuniquement psychique (anthropologisme et psychologisme) ou comme psycho-physique (anthropo-logisme), c’est-à-dire toute doctrine qui fait dépendre l’être axiologique de la structure humaine »,Max Scheler, Le formalisme en éthique, p. 278.

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Cet anthropologisme prolonge à certains égards, en le naturalisant, ce quipour Scheler doit être combattu par le biais de la phénoménologie, c’est-à-direl’idéalisme subjectif qui fait du sujet le principe de la construction du monde, etqui coupe donc l’homme des choses et de l’âme. Cet idéalisme a de façon généralepartie liée – pour Scheler – avec « l’égocentrisme », le « protestantisme », le « néga-tivisme », et le « criticisme », l’attitude critique envers tout ce qui existe en dehorsdu moi (Dieu, la nature, la « culture objective 22 »). Maurice Dupuy touche le cœurde la phénoménologie schélérienne quand il écrit qu’il s’agit pour Scheler de« reconquérir sur le sujet la part considérable qui lui avait été faite dans l’expli-cation du perçu et pour restituer au monde ce dont l’avait dépouillé l’hostilitémanifeste à son égard d’un certain humanisme 23 ».

Kant, à qui Scheler a un rapport complexe, est un représentant de cetidéalisme subjectif mais, même si sa philosophie théorique est tributaire d’uneforme d’anthropologisme 24, il a eu le mérite de distinguer l’esprit de la psyché.Scheler maintiendra jusqu’au bout ce point de vue anti-réductionniste 25. Dans saphilosophie morale, Kant n’est pas tombé dans l’anthropologisme, au sens ou lamorale vaut pour tous les êtres rationnels 26. Scheler se veut kantien, dans la mesureoù pour lui, les valeurs ne sont pas relatives à l’homme. C’est pourquoi il contestefrontalement l’idée d’une « éthique humaine 27 ». De ce point de vue, Kant n’atoutefois à ses yeux pas échappé au « pathos du XVIIIe siècle 28, en faisant del’homme une fin en soi 29.

Le biologisme et l’évolutionnisme constituent donc une forme, post-idéaliste,naturalisée, d’anthropologisme. L’évolutionnisme spencérien est ainsi un « anthro-pomorphisme », au sens où il fait du rapport instrumental de l’homme à son milieuune loi générale de la nature 30 (et il est donc intimement lié à l’« utilitarisme » et

22. Max Scheler, Die Idole der Selbsterkenntnis, in : Vom Umsturz der Werte, Berne etMunich, 1972 (Gesammelte Werke Vol. 3, éd. par Maria Scheler), p. 215.

23. Maurice Dupuy, La philosophie de Max Scheler : son évolution et son unité, Paris, 1959,p. 414.

24. Scheler fait ici allusion au fait que pour Kant, le temps et l’espace sont des formes liéesà l’homme.

25. Voir par exemple l’allusion à Kant, in : Max Scheler, La Situation de l’homme dans lemonde, Paris, 1951, p. 64 (traduction modifiée).

26. Max Scheler, Le formalisme, p. 282.27. « En tant qu’espèce réelle l’humanité n’est qu’un objet parmi d’autres objets, objet dans

lequel nous saisissons des valeurs et dont nous apprécions les valeurs. Par conséquent elle n’estd’aucune façon le « sujet nécessaire » de cette saisie-axiologique, de telle sorte que le bon et lemauvais seraient précisément ce qui est contenu comme orientation de la perception-affective dansla conscience spécifique de l’humanité », Max Scheler, Le formalisme, p. 282.

28. Max Scheler, Le formalisme, p. 285.29. « Aussi, bien que Kant évite avec soin de limiter à l’homme la validité de la loi morale,

la forme de son pathos, plus encore que ses principes, manifeste l’influence chez lui de cette idée« humaniste » qui ne correspond aucunement à ce que nous savons de positif sur l’homme, soit surle plan de l’ethnographie, soit sur celui de l’histoire, soit sur celui de l’évolution » Max Scheler, Leformalisme en éthique, p. 285.

30. « ... l’erreur-capitale de Spencer est d’avoir appliqué à l’adaptation de toutes les sortesd’êtres ce qui n’appartient qu’au milieu humain et aux formes-de-pensée qui appartiennent en propre

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« l’industrialisme 31 »). En même temps, le statut de l’homme apparaît dans lesystème de pensée « positiviste » comme ambigu. En effet, l’évolutionnisme soussa forme spencérienne fait de l’homme un élément de la vie en général, celle-ciétant conçue sur un mode mécaniste, que Scheler rejette. On est en présence d’unanthropologisme qui fragilise la position de l’homme, érode son autonomie etfragilise l’idéal humaniste (c’est pourquoi un auteur comme Marx, que Foucaultconsidère comme « humaniste », apparaît pour Scheler plutôt comme un auteurqui – comme Nietzsche – remet en question le statut de l’homme). La sciencemécaniste moderne est ainsi animée, d’un autre point de vue, par le refus del’anthropomorphisme 32, et Scheler va jusqu’à parler – dans un texte de guerre età propos de la France et de l’Angleterre – d’une « peur de l’anthropomorphisme ».Dans ce texte, la notion d’anthropomorphisme reçoit une connotation positive,parce qu’il ne s’agit dans ce cas plus d’une spéculation à la baisse, comme dansle cas de l’humanisme moderne, mais d’une pensée qui insiste sur la solidarité del’homme avec l’univers, en en faisant un microcosme qui concentre en lui lesprincipes qui sont à l’œuvre dans le cosmos. Scheler considère que cette idée dumicrocosme est l’apport principal de la tradition allemande 33. De fait, comme onle verra, son anthropologie philospohique tardive reprendra cette idée de micro-cosme, comme alternative à la vision purement naturaliste et évolutionniste del’homme.

L’idée centrale est que l’anthropologisme naturaliste, s’il est issu d’une penséequi exaltait l’humain (l’humanisme de l’Aufklärung), se retourne en remise enquestion de l’humain. Il conduit en effet à la dissolution de l’unité de la naturerationnelle et humaine. Selon Scheler, le progrès des sciences naturelles et histo-riques, la mise en valeur de la diversité des hommes font ainsi apparaître rétros-

à l’homme, en sorte que toute sa théorie-de-l’évolution se présente comme un immense anthropo-morphisme. Oubliant que pour un même être-donné-du-monde (corrélatif à l’être-donné de la raisonpure et de la pure intuition) les espèces, à l’intérieur de l’ensemble que forme ce monde (réduit àses phénomènes), se constituent, selon leur structure-organique propre, des milieux tout à fait diffé-rents, et que la “nature” telle que l’envisage notre physique et notre chimie mécaniques est limitéepar les caractères-structurels de notre milieu-humain (et cela quelle que soit la mesure dans laquelleelle dépasse le contenu particulier de l’intuition-du-monde naturelle), Spencer sa fait comme si toutevie avait précisément le devoir de s’adapter à ce milieu humain », Max Scheler, Le formalisme, p. 293.

31. Pour Scheler le « trait dominant » de l’industrialisme est « cette subordination des valeursvitales et organiques aux valeurs utiles et instrumentales, jusque dans le détail, et dont l’origine estdans un ressentiment... on conçoit les processus de la vie selon des schèmes et des catégoriesempruntés à la manière dont la matière inorganique est traitée par l’homme stabilisé dans sonévolution et incapable de se développer davantage comme vivant : on cherche à retrouver la structurede la civilisation utilitariste de l’homme dans le monde de la vie naturelle. C’est là un cas particulierd’anthropomorphisme : l’anthropomorphisme de la “raison” spécifiquement humaine qui, dans certai-nes catégories et certains modes de pensée, n’exprime qu’une de ses fonctions vitales, la fonctiond’une espèce devenue stable. On conçoit le monde de telle sorte qu’il puisse être saisi par cetteraison, comme on fabrique une serrure pour y adapter une clef ; univers “mécanique” dont on faitle “milieu” de toute vie », Max Scheler, L’homme du ressentiment, Paris, 1970, p. 172-173.

32. Max Scheler, Das Nationale im Denken Frankreichs, in : Max Scheler, Schriften zur Sozio-logie und Weltanschauungslehre (GW, Vol. 6, édité par Manfred S. Frings), Bonn, 1986, p. 142.

33. Max Scheler, Das Nationale im Denken Frankreichs, p. 137.

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pectivement l’idée de l’homme comme une construction idéalisée, même si l’idéehumaniste d’une éminence de l’homme se survit encore pour l’instant à elle-même.L’homme apparaît comme une réalité instable et sans plus de fondement solide 34.

L’Anthropologie quand même : Zur Idee des Menschen

Comment en effet définir l’homme dans ce nouveau contexte ? La réponseà cette question est l’objet du texte « Zur Idee des Menschen 35 », qui développeun passage du livre sur le formalisme 36. Car même s’il critique un certain « anthro-pologisme » et un certain « humanisme », Scheler n’en considère pas moins,comme il l’affirme résolument au début de ce texte, que la question de l’hommeest décisive, mais à condition de considérer l’homme dans le cosmos (conformé-ment à l’idée de l’homme comme microcosme).

Cette question de l’homme est selon Scheler à l’arrière plan de trois querellesscientifiques : celle qui oppose le transcendantalisme à l’anthropologisme et aupsychologisme, celle qui oppose « histoire naturelle » et histoire humaine (peut-ontransposer l’idée de loi naturelle dans le domaine de l’histoire ?), et enfin laquestion de l’évolutionnisme.

Comme on vient de le voir, les progrès des sciences naturelles remettent encause et brouillent l’image que l’homme s’était faite de lui-même. Les définitionstraditionnelles (l’être de raison d’Aristote, l’homme corrompu de Luther) parais-sent insuffisantes. Une nouvelle vision est apparue, qui constitue un défi pour laphilosophie, l’idée de l’homo faber. Alors qu’avant, le problème était de distinguerl’homme de Dieu, il s’agit maintenant de le distinguer de l’animal. En effet, lavision naturaliste qui sous-tend l’idée de l’homo faber insiste sur la continuitéentre l’homme et l’animal, qu’elle considère tous les deux sous l’angle de leuradaptation au milieu, de leur inscription dans la vie. Scheler reprend la critiquequ’adresse Bergson (à qui il doit la définition de l’homme comme « homofaber ») à Spencer : celui-ci a érigé une faculté qui n’a qu’une portée pragmatique,l’entendement (celui de l’homo faber), en principe d’explication de la réalité.

Scheler se réfère explicitement à l’Évolution créatrice : Scheler rappelle qu’àcôté de l’intelligence de l’homo faber, qui lui permet de s’adapter à son milieu,

34. « C’est en cela que consiste sans doute la plus grande transformation des intuitions-de-basede l’éthique depuis le temps de l’humanisme. À cette époque on n’avait aucun soupçon d’une théoriede l’évolution-de-la-vie, incluant l’évolution humaine, et l’on n’avait aucune connaissance précise desconsidérables différences entre les races humaines, en sorte que ni l’ethnographie ni la science-historique n’avaient pu encore se fonder sur le discernement de ces variétés. On tenait l’homme pourune réalité solide et stable, et l’on avait idéalisé involontairement le concept d’homme, en faisantd’une espèce réelle le corrélatif de ce concept-idéal, d’une manière qui ne nous semble aujourd’huipossible qui si nous songeons à l’ignorance où l’on était des réalités-de-fait que nous venons derappeler. C’est ainsi qu’on en vint au pathos de l’“universellement humain”, de “l’humanité”, du“vraiment humain”, etc., auquel nous tendons de plus en plus depuis Nietzsche à opposer les formulesdu simplement humain et du “trop humain” », Max Scheler, Le formalisme en éthique, p. 286.

35. Max Scheler, Zur Idee des Menschen, in : Vom Umsturz der Werte, p. 171-195.36. Max Scheler, Le formalisme en éthique, p. 294-302.

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Bergson valorise l’intuition, qui fonde la possibilité pour l’homme de dépasser sonmilieu. Scheler renvoie ici à l’évocation du « surhomme » dans un bref passage del’Évolution créatrice 37. Bergson n’en donne pas de définition précise, mais on peutpenser qu’il désigne la grande individualité mystique (thème qui sera développédans les Deux sources de la morale et de la religion). C’est du moins ainsi que lecomprend Scheler, qui reprend de Bergson cette interprétation purement prag-matique d’un certain type de science (même si par ailleurs, il considère queBergson s’enferme dans une forme de monisme vitaliste) 38.

Contre la théorie de « l’homo faber », et pour montrer que l’homme n’estpas dans un rapport instrumental à son milieu, Scheler prend l’exemple du langagehumain 39. Scheler ébauche ici une phénoménologie du langage, qui réactualise lathéorie humboldtienne du langage, à laquelle il fait référence. Le langage n’est pasissu du cri animal et de la sphère naturelle : il apparaît comme un Urphänomenqui définit l’homme 40. Pour des raisons qu’on tentera d’expliquer plus loin, cetargument ne jouera dans l’anthropologie philosophique tardive qu’un rôle secon-daire. En revanche, un autre argument décisif pour cette anthropologie philoso-phique tardive est présent dans ce premier texte « Zur Idee des Menschen » : ils’agit – même si Scheler n’emploie pas explicitement le mot – de la théorie duMängelwesen, de l’idée d’une faiblesse biologique constitutive de l’homme. PourScheler, l’homme ne saurait être caractérisé par son intelligence, qui lui faitproduire des outils. Si l’homme a besoin d’outils, c’est que loin d’être l’animalbiologiquement le mieux adapté, l’homme est un « faux-pas » de la vie. Il estl’animal malade qui doit compenser cette faiblesse. L’homme est cependant égale-ment capable de se dépasser lui-même en tant qu’être vivant, de faire mouvementvers autre chose. S’il est une impasse (Sackgasse) de la nature, il est aussi unesortie (Ausweg) de cette nature. L’homme est Gottsucher, ce X vivant qui chercheDieu.

L’erreur du biologisme évolutionniste est de vouloir définir l’homme à partirde la vie : on ne peut définir l’unité de l’homme « par le bas », et Scheler se réfèrebrièvement – dans « Zur Idee des Menschen » – à la théorie de Klaatsch concer-nant l’origine polyphylétique de l’homme pour réfuter l’idée d’une unité biologique

37. « Tout se passe comme si un être indécis et flou, qu’on pourra appeler, comme on voudra,homme ou sur-homme, avait cherché à se réaliser, et n’y était parvenu qu’en abandonnant en routeune partie de lui-même », Henri Bergson, L’Évolution créatrice, Paris, 1994, p. 266-267.

38. Cette question du monisme de Bergson est évidemment plus complexe et fait débat, Cf.ce commentaire de Frédéric Worms : « Si Bergson semble réfuter l’idée d’un Dieu transcendant àsa création, il ne semble pas pour autant accepter, et refuse même explicitement dans une lettrecélèbre, la conception spinoziste d’un Dieu non seulement immanent, mais identique à la Nature...Une fois de plus, nous retrouvons l’alternative fondamentale de tout le bergsonisme : ni un principetranscendant et extérieur, acte pur ou être suprême, ni une immanence sans sujet ou sans acte, sansactivité ou sans subjectivité. Ici comme dans les Deux sources, encore à venir, Bergson ne contenteradonc personne : ni ceux qui tiennent pour un dieu transcendant, ni ceux qui conçoivent l’immanencesans acte synthétique et temporel pour l’unifier et même le produire », Frédéric Worms, Bergson oules deux sens de la vie, Paris, 2004, p. 244.

39. Max Scheler, Zur Idee des Menschen, p. 178-184.40. Max Scheler, Zur Idee des Menschen, p. 183.

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de l’homme 41. Paradoxalement, cette thèse, aujourd’hui infirmée par la généti-que 42, et qui peut fonder une vision raciste, légitime dans le cas de Scheler uneperspective universaliste : tous les hommes ont quelque chose en commun, maisqui n’est pas de l’ordre du biologique 43. Le concept de race n’est donc pas d’uneimportance déterminante pour Scheler, même s’il lui accorde du crédit 44.

L’homme vu par la théorie de l’évolution oublie donc, en dernière analysequ’il est une direction vers autre chose, succombe à l’illusion d’être lui-même sonpropre créateur. À l’anthropocentrisme des « modernes », Scheler prétend subs-tituer, selon sa propre expression, un théomorphisme. Comme le relève ironique-ment Scheler, le reproche d’anthropomorphisme, que ces « modernes » adressentà la religion, vient de personnes qui au fond ne reconnaissent aucune autre réalitéque l’homme.

Scheler ironise alors, à la fin du texte sur l’humanisme des modernes et sesparadoxes. Il justifie sa critique de cette notion associée à Herder, Schiller ouWilhelm von Humboldt par le fait que l’humanisme est devenu un discoursd’excuse du « trop humain » (les résonnances nietzschéennes sont ici évidentes 45).Scheler cite dans L’Homme du ressentiment une phrase de Goethe qui s’inquiètede la victoire de l’idée d’Humanitas ne conduise à ce que chacun ne devienne legarde malade « humain » de son prochain 46. Dans « Mensch und Geschichte » untexte bien ultérieur à « Zur Idee des Menschen 47 », qui relève de l’anthropologiephilosophique tardive, Scheler distingue – d’une façon évidemment très schéma-tique – plusieurs paradigmes anthropologiques qui se seraient succédés dans l’his-toire, parmi lesquels il y a au moins deux traditions fondatrices, à certains égardsliées entre elles et qui sont : l’homme comme imago dei de la tradition religieuse 48,l’homme comme être de raison des Grecs 49. Ces deux grands modèles ont selonScheler été remis en cause au XIXe siècle, par le modèle de l’homo faber, qui inscritl’homme dans la nature, en fait une créature naturelle régie par des pulsions, etinteragit avec son milieu 50. C’est l’homme tel que le voient le positivisme ou

41. Max Scheler, Vom Umsturz, p. 192 (Klaatsch considérait que l’homme provient de troisancêtres différents. Il liait l’origine des races aux trois espèces de grands singes. Sur Klaatsch, voir :Patrick Tort (éd.), Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution, Vol. 2, Paris, 1996, p. 2467).

42. Bertrand Jordan, L’humanité au pluriel : la génétique et la question des races, Paris, 2008.43. Lorsqu’il aborde ces questions, Scheler se situe dans la continuité d’un débat philosophi-

que ancien sur les races, qui opposait déjà, comme on le sait, Kant et Herder.44. Sur la question des races, voir Max Scheler, Le formalisme en éthique, p. 283.45. Pour une présentation détaillée de l’argumentation de Nietzsche, puis de Scheler, voir

Egon Haffner, Der “Humanitarismus” und die Versuche seiner Überwindung bei Nietzsche, Schelerund Gehlen, Würzburg, 1988.

46. « Dès 1787, Goethe manifestait déjà un certain scepticisme à l’égard de cette « humanité »prêchée par Herder sous l’influence de Rousseau : « Je crois, moi aussi, que l’humanité finira partriompher ; Mais je crains bien qu’en même temps, le monde ne devienne un vaste hôpital où chacunserait l’infirmier de son voisin », L’Homme du ressentiment, p. 118.

47. Max Scheler, Mensch und Geschichte, in : Späte Schriften (GW, vol. 9, éd. par ManfredS. Frings), Bonn, 1995, p. 120-144.

48. Ibid. p. 124-135.49. Max Scheler, Mensch und Geschichte, Späte Schriften, p. 125-129.50. Ibid., p. 129-134.

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l’évolutionnisme, mais aussi les sociologies qui insistent sur sa détermination pardes intérêts économiques, matériels, ou la recherche du pouvoir. Si l’on appliquecette typologie à la première période de Scheler, on peut dire qu’il semble s’agirpour lui à l’époque de « Zur Idee des Menschen » de refonder l’idée de l’hommecomme imago dei, mais sous une forme modernisée, post-dogmatique, sous laforme d’un postulat de la phénoménologie des valeurs (la phénoménologie étantpour Scheler une voie d’accès à la métaphysique). C’est pourquoi dès cette époqueil n’est déjà n’est plus possible à Scheler de donner une définition véritablementsubstantielle de l’homme : l’homme est un X, un point de passage. Scheler donnedéjà de l’homme une définition « excentrique ».

L’anthropologie de Scheler se veut « anti-humaniste » : dans la mesure oùelle n’accorde de valeur à l’homme qu’en liaison avec Dieu, il définit l’éthiquechrétienne comme antihumaniste. Cet antihumanisme de Scheler a clairement desracines religieuses. Il est notamment ancré dans la tradition augustinienne : cen’est pas un hasard si Scheler place en exergue du texte « Zur Idee des Menschen »une longue citation de Saint-Augustin.

Prolongements politiques et culturels : l’antihumanisme et ressentiment

Cette critique de l’humanisme a en effet des prolongements culturels etpolitiques. L’évolutionnisme à la Spencer s’accompagne d’une spéculation anthro-pologique à la baisse, que Scheler relie à des pathologies sociales : l’évolutionnismeapparaît comme l’idéologie du capitalisme et de l’optimisme libéral (c’est en eneffet l’aspect libéral que Scheler critique en priorité chez Spencer, et pas le « darwi-nisme social » qu’on lui reproche souvent aujourd’hui, au sens d’un mépris pourles plus faibles 51). L’anthropomorphisme de Spencer consiste à projeter sur lanature les structures propres à l’homme moderne. Le Struggle for life transposedans l’ordre de la nature la concurrence libérale. Scheler note toutefois que lenaturalisme peut également inspirer des théories de la décadence et une critiquede la civilisation 52, mais Spencer représente à ses yeux le courant dominant, quilégitime la domination moderne d’un type humain particulier, qui est l’homme duressentiment, le bourgeois 53. Ce bourgeois est un type « biopsychique », et danssa critique du capitalisme, Scheler prétend donc se situer sur un terrain anthro-pologique.

Dans cette critique du bourgeois, Scheler, à la suite de Sombart, reprend àson compte la rhétorique anti-humaniste de Nietzsche. Scheler endosse uneposture chère au bourgeois de culture allemand, face à une modernité perçue

51. Pour Patrick Tort, c’est Spencer qui a inventé ce « darwinisme social », qui ne correspondpas à la philosophie de Darwin, cf. Patrick Tort, Darwin et le darwinisme, Paris, 2007, p. 67-70.

52. Sur l’antagonisme Spencer/Nietzsche, voir : Max Scheler, Le formalisme en éthique,p. 295-296.

53. Pour une présentation de ces écrits de Scheler, et une reconstitution du débat avecSombart et Scheler, voir le commentaire de Klaus Lichtblau in : Klaus Lichtblau (éd.), Ethik undKapitalismus : Zum Problem des kapitalistischen Geistes, Hambourg, 1999.

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comme inquiétante : celle du bourgeois anti-bourgeois. En même temps, Schelerreprésente une sensibilité particulière, marquée par le catholicisme et donc dissi-dente par rapport au protestantisme culturel dominant (jusqu’au début des années1920, Scheler peut être considéré comme un représentant du modernisme catho-lique allemand, voire européen).

Les théories de Scheler témoignent de la diffusion de la Kulturkritik nietzs-chéenne dans la sociologie allemande dans les années 1900-1910, un phénomèneanalysé par Klaus Lichtblau 54. C’est en effet clairement de Nietzsche que provientle concept de ressentiment.

Pour désigner l’idéologie humaniste du bourgeois, Scheler forge le conceptd’« humanitarisme ». Cet humanitarisme trouve en partie sa source dans l’antiquitétardive, mais comme on pouvait s’y attendre, Scheler incrimine dans ses textes lesplus virulents les Lumières, portées par « les bourgeois fades du XVIIIe siècle 55 »,qui sont aussi à l’origine de la Révolution française. Scheler évoque par exempleHerder et Rousseau, et leur apologie de la Humanität 56 (dans d’autres textes, ilconsidère toutefois que l’idée de raison des Aufklärer est encore porteuse desvaleurs chrétienne 57). Le culte de l’humanité culmine ensuite chez Auguste Comte,qui définit l’humanité comme le « Grand être 58 ». La polémique contre la Francen’est évidemment pas étrangère à cette polémique anti-humaniste. Dans VomEwigen im Menschen, Scheler prend comme emblème de la « foi positiviste enl’humanité », dominante dans l’Europe d’avant la Première Guerre mondiale,Alfred Loisy 59. Dans l’écrit de guerre Der Genius des Krieges, l’idée de Humanitätest bien entendu (comme celle de Urbanität) associée aux peuples romans, et pourScheler la philosophie française a pour présupposé que l’homme est le « couron-nement de la création », son « seigneur et maître souverain 60 ». En Allemagnel’idéologie moderne a plutôt pris la forme – tout aussi critiquable aux yeux deScheler – du « panthéisme » et de la « religion de la culture 61 ». L’humanitarismeparticipe d’une culture du ressentiment, car cette humanité à laquelle on voue unculte est une humanité massifiée. L’humanitarisme progressiste prône l’amour

54. Klaus Lichtblau, Kulturkrise und Soziologie um die Jahrhundertwende : zur Genealogie derKultursoziologie in Deutschland, Francfort/Main, 1996.

55. Max Scheler, Zur Rehabilitierung der Tugend, Vom Umsturz, p. 17.56. Voir là-dessus le chapitre « Ressentiment et humanitarisme », in : L’Homme du ressenti-

ment, p. 109-137, ainsi que « Die christliche Idee und die gegenwärtige Welt », in : Vom Ewigen imMenschen (GW, Vol. 5, éd. par Maria Scheler), Berne et Munich, 1968, p. 369-370.

57. Max Scheler, Die christliche Idee und die gegenwärtige Welt, in : Vom Ewigen im Mens-chen, p. 370.

58. Max Scheler, Vom Ewigen im Menschen, p. 104.59. Max Scheler, Vom Ewigen im Menschen, p. 105. Scheler incrimine également Rousseau

et Robespierre, « Die christliche Liebesidee und die gegenwärtige Welt », Vom Ewigen im Menschen,p. 366-367.

60. Max Scheler, Das Nationale im Denken Frankreichs, p. 140.61. Max Scheler, Vom Ewigen im Menschen, p. 111. Scheler définit ce panthéisme comme

une pensée qui divinise ce qui est, dans la nature et la culture, sans le référer à une instancetranscendance. Ce panthéisme est selon Scheler caractéristique des cultures finissantes qui occultentleurs racines religieuses.

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universel de tous les hommes, un amour abstrait qui – justement – constituel’humanité en masse. Le concept moderne est un concept réactif, de protestation 62.

Un thème fondamental, et qui fait le lien avec les options centrales de laphilosophie de Scheler, est celui de la répression du corps. Le type capitaliste esten effet celui de l’homme puritain, caractérisé par sa méfiance : méfiance généra-lisée vis-à-vis d’autrui, mais aussi et surtout méfiance vis-à-vis de l’organisationpulsionnelle du corps 63. La raison devient un organe essentiellement répressif un,« système d’espionnage et de police 64 » contre toutes les impulsions naturelles.

À la différence de Nietzsche, Scheler, qu’Ernst Troeltsch a surnommé le« Nietzsche catholique » se refuse toutefois à faire de la tradition chrétienne lasource de l’humanitarisme moderne 65. Selon Scheler, le christianisme ne parle pastant d’« amour de l’humanité » [Menschenliebe] que d’« amour du prochain »[Nächstenliebe]. La compassion chrétienne ne naît pas d’une vie fatiguée, maisd’un excès de vie, d’une plénitude de vie. Elle n’a rien à voir avec l’altruismemoderne (théorisé par Spencer). Jésus n’était pas un « tribun du peuple » et un« politicien social 66 », un tenant de l’« eudémonisme démocratique 67 », ou de l’éga-litarisme 68 ». L’ascétisme chrétien n’est pas dirigé contre la vie : il n’est pas répres-sion du corps, mais recherche d’une interpénétration du corps et de l’âme. Àl’anthropologie du soupçon envers autrui, du soupçon envers le corps, Scheler enoppose une autre : l’anthropologie dite catholique-thomiste de l’unité du corps etde l’âme rationnelle. Si l’âme a vocation à exercer un contrôle sur le corps, c’estun contrôle occasionnel, qu’on ne peut pas comparer à ce système d’espionnagesystématique mis en place dans les pays protestants. Ce n’est donc pas le chris-tianisme (du moins dans sa forme originaire catholique) qu’il faut incriminer, maisla bourgeoisie

On pourrait penser cette approche « anthropologique » est susceptible dedéboucher sur des considérations raciales : à la suite de Sombart, Scheler introduitle paramètre du mélange racial, comme caractéristique de l’homme capitaliste 69.Il assimile ici ou là les capitalistes aux juifs. Mais pour les raisons que l’on a dites(le caractère philosophique, et non biologique de l’anthropologie schélérienne),ces considérations – pour préoccupantes qu’elles soient – restent dans la théorie

62. « Ce motif se retrouve à la base de l’humanitarisme moderne, qui, d’abord protestationcontre l’amour de la patrie, a fini par devenir une protestation contre toute communauté organisée :ainsi découle-t-il, indirectement d’une haine refoulée de la patrie », L’Homme du ressentiment, p. 122.

63. Max Scheler, Der Bourgeois und die religiösen Mächte, Vom Umsturz, p. 376.64. Max Scheler, Der Bourgeois und die religiösen Mächte, Vom Umsturz, p. 376.65. Voir le chapitre « Ressentiment et morale chrétienne », L’Homme du ressentiment,

p. 67-108.66. Max Scheler, L’Homme du ressentiment, p. 104.67. Max Scheler, L’Homme du ressentiment, p. 105.68. « Il est absolument étranger à l’esprit du christianisme de croire que tous les hommes ont

la même valeur devant Dieu, et que toute différence de valeur, et tout ce qui tient à l’aristocratiedes valeurs humaines, procède de préjugés, d’une étroitesse d’esprit ou d’un anthropomorphisme,L’Homme du ressentiment, p. 104.

69. Max Scheler, Christlicher Sozialismus als Antikapitalismus, in : Politisch-pädagogischeSchriften, Berne et Munich, 1982 (GW Vol. 4, éd par Manfred S. Frings), p. 624-625.

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schélérienne relativement marginales. Scheler s’inquiète même de la surestimationde la notion de « race » dans l’Allemagne wilhelminienne, et se montre réservéface aux courants eugénistes et natalistes, qui mettent l’homme sur le même planque le lapin, à des fins militaires et industrielles 70. Le livre sur la sympathie rejetteclairement les politiques d’hygiène raciale, les idées de « morale de race » ou« politique de race 71 ». La critique du « bourgeois » fonde cependant un projetpolitique qui comporte un aspect anti-libéral marqué, et ce dès avant 1914, carcomme l’a bien montré Barbara Besslich à propos de Eucken, la radicalisationpolitique de la Kulturkritik est antérieure à la guerre 72. En même temps, Schelerpose les bases d’une forme de démocratie chrétienne. Il évolue vers un discoursde la troisième voie, qui présente les ambiguïtés propres à ce type de discours,qui combinent une critique virulente du libéralisme, considéré comme une maladieanglo-saxonne, avec une orientation de type, si l’on veut, « anti-totalitaire » ausens d’une valorisation de la personne et d’une méfiance vis-à-vis du socialismed’État. Ce personnalisme fonde en effet également une vision solidariste (maisélitaire et autoritaire) de la société, qui se veut une alternative au principe de lalibre concurrence, et au niveau international, à l’impérialisme. En dépit de sesambivalences, cette vision constitue une autre voie, que le décisionnisme de CarlSchmitt ou l’organicisme d’Othmar Spann.

Autour de ces motifs parfois ambigus, qui on eu une grande résonnance dansles années 1930, il y a beaucoup de chassés-croisés franco-allemands qu’on nepeut aborder ici 73. On trouve par exemple une forte critique de l’humanisme chezun auteur comme Jacques Maritain 74. L’Homme du ressentiment a été traduit enfrançais en 1933 75, et réédité à plusieurs reprises, Maurice Merleau-Ponty en asigné une recension, et il sympathise avec la critique du « prométhéisme » et dela « religion de la civilisation », qui « imprègnent d’une manière incroyable l’ensei-gnement français 76 ». Scheler s’intéresse de près à ceux qu’Antoine Compagnondécrit comme les « antimodernes » français, et il partage avec eux par exemple laréférence à Pascal 77. C’est chez Pascal que Scheler trouve une première descriptionde l’homme capitaliste qui, par incertitude métaphysique, s’absorbe dans le flotdes occupations extérieures (Scheler pense ici à la célèbre page de Pascal sur ledivertissement 78). Comme l’a montré François Azouvi, c’est aussi dans ces cercles

70. Max Scheler, Politik und Kultur, Politisch-pädagogische Schriften, p. 513.71. Max Scheler, Nature et formes de la sympathie, Paris, 1971, p. 281.72. Barbara Besslich, Wege in den “Kulturkrieg” : Zivilisationskritik in Deutschland 1890-1914,

Darmstadt, 2000.73. Thomas Keller, Deutsch-französische Dritte-Weg-Diskurse : personalistische Intellektuellen-

debatten in der Zwischenkriegszeit, Munich, 2001.74. Guillaume de Thieulloy, Antihumanisme intégral ? : L’augustinisme de Jacques Maritain,

Paris, 2006.75. Max Scheler, L’Homme du ressentiment, Paris, 1933.76. Maurice Merleau Ponty, Christianisme et ressentiment, in : Parcours 1935-1951, Lagrasse,

1997, p. 30.77. Antoine Compagnon, Les antimodernes : de Joseph de Maistre à Roland Barthes, Paris,

2005.78. Max Scheler, Der Bourgeois und die religiösen Mächte, Vom Umsturz der Werte, p. 381.

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que l’on lit au départ Bergson avec le plus d’intérêt, ainsi que chez les modernistescatholiques 79.

Un nouveau diagnostic culturel

Dès l’époque de la guerre, le diagnostic culturel schélérien s’enrichit denouvelles dimensions, et donne naissance à une nouvelle stratégie philosophiquequi s’affirme très clairement dans la seconde moitié des années 1920, dans lasociologie de la connaissance et l’anthropologie philosophique. De façon générale,Scheler est un philosophe très réactif au contexte, et c’est ce qui fait son intérêthistorique. Un élément central de son diagnostic est maintenant l’éclatement idéo-logique, l’incapacité de dégager une norme commune, face à une pluralité devisions du monde. Ce problème est lié à l’expérience historique de Scheler, cellede la guerre, puis de la république de Weimar. La guerre a provoqué selon Schelerune poussée de mondialisation, de globalisation, elle a mis les grandes visions dumonde en contact. Par ailleurs, le problème du relativisme se pose de façon accruedans le nouveau contexte politique allemand, qui est celui d’un régime parlemen-taire. Car le parlementarisme est pour Scheler l’expression politique de l’histo-risme, c’est-à-dire d’une conception relativiste de la vérité 80. Scheler rejoint ici laproblématique de la « crise de l’historisme 81 ». En effet, cette question de l’histo-risme comme relativisme, déjà thématisée par Dilthey, acquiert dans le contextede l’après 1918 une résonnance nouvelle : le contexte politique et culturel (l’effon-drement du Reich, la révolution russe, l’affrontement de visions du monde irré-conciliables) favorise la diffusion – en particulier dans la bourgeoisie cultivée –d’un sentiment de vide normatif.

Dans un grand article de 1922 sur le paysage philosophique allemand 82,Scheler relève que depuis deux générations, le dépassement de l’historisme est àl’ordre du jour, mais qu’en même temps, l’historisme, qui vient selon lui de latradition romantique, reste bien présent dans ce paysage, à travers les figures deDilthey, Weber, Jaspers, Gomperz, ou Spengler. L’historisme constitue le défiprincipal car les autres courants qui remettent en cause la métaphysique sontmoins virulents : le néokantisme est en perte de vitesse, et le positivisme et lepragmatisme ont perdu de leur influence Scheler considère que la question centrale

79. François Azouvi, La gloire de Bergson : essai sur le magistère philosophique, Paris, 2007.80. « La nouvelle théorie relativiste en matière de vision du monde – telle que l’ont introduite

W. Dilthey, M. Weber, Jaspers, Radbruch, y compris en philosophie du droit – est le reflet théoriquede ce parlementarisme démocratique qui a gagné jusqu’à la conception du monde et à la faveurduquel on s’entretient sur le sens de toutes les opinions possibles, sans rien affirmer ; on discute,sans décider ; mais à la faveur duquel aussi on renonce consciemment à se convaincre réciproquementpar des raisonnements, comme le présupposait le parlementarisme à l’époque de sa splendeur », MaxScheler, Problèmes de la sociologie de la connaissance, Paris, 1993, p. 133.

81. Otto Gerhard Oexle, L’historisme en débat : de Nietzsche à Kantorowicz, Paris, 2001.82. Max Scheler, Die deutsche Philosophie der Gegenwart (GW, Vol. 7, éd. par Manfred S.

Frings), Wesen und Formen der Sympathie, Berne et Munich, 1973, p. 259-330.

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est celle d’une théorie de la causalité historique 83. Ce projet, que Scheler présenteégalement comme une confrontation avec les théories sociologiques et historiquesmarxistes et bourgeoises, est au centre de sa sociologie de la connaissance. Maison ne peut en rester à une démarche sociologique. Il s’agit en même temps deremettre la philosophie au centre du jeu, mais sous la forme de l’anthropologiephilosophique. L’émergence de l’anthropologie philosophique est clairement liéeà ce contexte de prise de conscience du rôle des facteurs historiques et desdéterminismes sociologiques, comme l’a clairement montré Karl-Siegbert Rehbergdans un article fondateur 84. Si on part de l’idée que la philosophie de Scheler sepréoccupe depuis le départ de cette relation entre Leben et Geist, cette théoriede la causalité historique implique un intérêt accru pour les « facteurs réel », non« spirituels », dans l’histoire, mais aussi, par voie de conséquence dans l’homme.Ce tournant affecte donc aussi l’anthropologie schélérienne.

Il y avait depuis le début chez Max Scheler l’intention de réhabiliter lesensible, contre le dualisme qui oppose l’activité formatrice de l’esprit et le chaosdu sensible. Cependant, le formalisme ne posait pas vraiment la question del’interaction entre esprit et vie. La philosophie de Scheler restait centrée surl’esprit. La guerre avait été l’occasion de réfléchir sur le processus historique, des’intéresser à « l’homme historique 85 » (nous passons ici sur le caractère par ailleurstrès problématique des écrits de guerre de Scheler 86). Mais c’est vraiment avec ladeuxième édition de l’ouvrage sur la sympathie que le tournant dans l’anthropo-logie schélérienne devient manifeste, dans la mesure où le moment vitaliste del’analyse de la sympathie se voit considérablement renforcé. C’est à l’occasion deses investigations sur la sympathie que Scheler est conduit à s’interroger vérita-blement sur l’unité de la vie, et à défendre un point de vue « panenthéiste ».L’amour a-cosmique (spirituel) de la personne et la Einsfühlung (la fusion vitale,érotique) sont décrits par Scheler comme deux pôles qui peuvent se rejoindre. Lelien avec l’anthropologie philosophique tardive est particulièrement évident dansles pages que Scheler consacre à Saint-François d’Assise, qui unit « éros » et« agapè ». Il est notable que dans cette deuxième édition de l’ouvrage sur lasympathie, Scheler atténue sa critique de l’humanitarisme, sans toutefois la reniercomplètement.

83. Max Scheler, Die deutsche Philosophie der Gegenwart, p. 325.84. Karl-Siegbert Rehberg, Philosophische Anthropologie und die Soziologisierung des

Wissens vom Menschen, in : R. M. Lepsius, Soziologie in Deutschland und Österreich von 1918 bis1945. Materialien zu Entwicklung, Emigration und Wirkungsgeschichte, Kölner Zeitschrift für Soziologieund Sozialpsychologie, SH 23 (1981), p. 160-198.

85. Max Scheler, Der Genius des Krieges, in : Politisch-pädagogische Schriften, p. 19.86. Pour une critique (philosophique) sévère de ces écrits de guerre : Kurt Flasch, Die geistige

Mobilmachung : Die deutschen Intellektuellen und der Erste Weltkrieg, Berlin, 2000. On trouvera uneapproche plus modérée dans : Peter Hoeres, Der Krieg der Philosophen : Die deutsche und britischePhilosophie im Ersten Weltkrieg, Paderborn et Munich, 2004.

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La sociologie de la connaissance et l’anthropologie philosophiquecomme réponses à la crise de l’historisme

L’anthropologie philosophique et la Wissensoziologie (sur laquelle nous nepourrons pas nous attarder ici) constituent comme on l’a dit une réponse aunouveau contexte issu de la crise de l’historisme. Scheler présente clairementl’anthropologie philosophique comme une alternative à l’historisme quand il s’agitde fonder les Sozial- et Geisteswissenschaften 87.

Un élément nouveau est celui de l’« impuissance de l’esprit ». Les idées nese réalisent que si elles sont portées par des intérêts économiques, des logiquesde puissance, elles n’ont pas d’énergie propre. On a pu dire que cette théorietémoignait d’une sorte de résignation devant la montée des forces irrationnelles.Elle permet surtout à Scheler de dialoguer avec des courants comme le marxismeou la psychanalyse, en insistant sur l’idée que l’esprit est dépendant de facteursmatériels, réels. Cette « impuissance de l’esprit » est ancrée dans une nouvellemétaphysique qui, comme on l’a suggéré, valorise – beaucoup plus qu’avant – leDrang. Scheler n’a cependant pas eu le temps de rédiger sa métaphysique, qui estpar conséquent restée à l’état d’ébauche 88. Cassirer a reproché à Scheler d’êtreresté tributaire du dualisme 89, mais il n’en est pas moins vrai que sa philosophietardive insiste sur la nécessaire interpénétration du Drang et du Geist.

Le point essentiel qui nous occupe ici est que cette métaphysique est une« métaanthropologie ». L’anthropologie a remplacé la phénoménologie commevoie d’accès à la métaphysique. En effet, la refondation de la métaphysique doitprendre l’homme pour point de départ : « l’anthropologie métaphysique est lecentre des métasciences 90 ». La métaphysique n’est possible qu’en vertu de laposition particulière de l’homme dans le cosmos, au croisement de l’esprit et duDrang.

Comme on a eu l’occasion de le voir, le questionnement anthropologique necommence pas chez Scheler avec l’anthropologie philosophique tardive 91. L’élé-ment nouveau et décisif est que ce questionnement anthropologique, déjà présentauparavant, est considéré par Scheler comme le point de départ de la démarche

87. Max Scheler, Schriften aus dem Nachlass. Vol III : Philosophische Anthropologie (éd. parManfred S. Frings), Bonn, 1997, p. 21.

88. Cf. Max Scheler, Schriften aus dem Nachlass, Vol. II : Erkenntnislehre und Metaphysik(GW, Vol. 11, éd. par Manfred S. Frings), Berne et Munich, 1979.

89. Ernst Cassirer, Geist und Leben in der Philosophie der Gegenwart, in Ernst Cassirer,Aufsätze und kleine Schriften (1927-1931) (Gesammelte Werke, Vol. 17, éd. par Tobias Berben),Stuttgart, 2004, p. 185-205.

90. Max Scheler, Schriften aus dem Nachlass, Vol. II, p. 53.91. Scheler lui-même renvoie au début de La situation de l’homme à toute une série de travaux

antérieurs. Il évoque évidemment l’article « Zur Idee des Menschen », de 1914, mais aussi le livresur le ressentiment, ainsi que le Formalisme et Nature et formes de la sympathie. Il met égalementen avant deux travaux plus récents : Über das Verhältnis des Menschen. Mensch und Geschichte(une conférence de novembre de 1926), ainsi que Die Wissensformen und die Gesellschaft, cf. MaxScheler, La situation de l’homme dans le monde, p. 16-17.

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philosophique. Ce nouveau statut de l’anthropologie philosophique ne résulte passeulement d’une logique qui serait immanente au système schélérien, mais égale-ment du contexte. Le champ philosophique s’organise pour Scheler désormaisautour de l’anthropologie philosophique, une évolution dont il se considère commeun précurseur 92.

Il n’y a dans ce modèle plus de Dieu personnel, mais une substance divinedont Geist et Drang sont les attributs. Cette substance est en devenir Schelerdéfinit sa vision comme un « panenthéisme du devenir ». Le processus par lequelDieu se réalise est celui de l’interpénétration du Drang et du Geist. Ce processusnécessite l’intervention de l’homme qui est le lieu où ces deux attributs se rencon-trent. Ce qui nous importe ici est que tout cet édifice métaphysique ne trouve sagarantie que dans l’action de l’homme dans l’histoire, dans son aptitude à spiri-tualiser la vie, et à donner vie aux idées. Comme l’a noté Gérard Raulet, l’anthro-pologie philosophique trouve à cet égard son « point de fuite » dans une philo-sophie de l’histoire 93, qui a de surcroît une dimension tragique, puisque vient negarantir absolument que l’homme joue le rôle que sa position particulière dans lecosmos lui permet de jouer.

Les grandes notions de la métaphysique schélérienne sont donc en quelquesorte des postulats de l’anthropologie philosophique 94. La métaphysique de Schelerest – de son propre aveu – une métaphysique tardive, qui tente d’intégrer tout cequi remet en cause la tradition métaphysique occidentale, centrée autour de l’éter-nel, de l’absolu, de l’esprit. C’est la métaphysique d’une humanité « qui est deve-nue ancienne et qui connaît et reconnaît les limites de son aptitude spirituelle 95 ».Arnold Gehlen considérait – mais il plaidait là aussi pour sa paroisse – que Schelerétait en passe d’abandonner toute métaphysique.

La situation de l’homme dans le cosmos

On a vu qu’à l’époque du livre sur le formalisme, Scheler développait touteune rhétorique anti-humaniste. Il éprouve maintenant le besoin de refonder– d’une façon paradoxale – la figure de l’homme : il est frappant de constater quela rhétorique anti-humaniste est moins présente dans son œuvre tardive. Dès lapréface à Vom Umsturz der Werte, et surtout dans la deuxième édition de Nature

92. « Je peux constater avec quelque satisfaction que les problèmes d’anthropologie sontdevenus aujourd’hui en Allemagne le véritable centre de toutes les recherches philosophiques, etque, en dehors des cercles de philosophes spécialisés, les biologistes aussi, les médecins, les psycho-logues et les sociologues s’efforcent de constituer une représentation nouvelle de la structure essen-tielle de l’homme », Max Scheler, Situation de l’homme dans le monde, p. 17.

93. Gérard Raulet, Meta-Anthropologie und Erkenntnistheorie, in : Gérard Raulet (éd.), MaxScheler : l’anthropologie philosophique en Allemagne dans l’entre-deux-guerres, Paris, 2002, p. 125.

94. « Mais ne cherchons jamais à remonter à des certitudes théoriques qui devraient êtreantérieures à cet engagement de la personne : c’est seulement par lui qu’est ouverte la possibilité de“connaître” aussi l’être de l’Ens a se », Max Scheler, La situation de l’homme dans le monde, p. 118.

95. Max Scheler, Schriften aus dem Nachlass, Vol. 2, p. 267.

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et formes de la sympathie (1923), Scheler admet qu’il est allé trop loin dans sacritique de l’amour de l’humanité 96 : « ... c’est seulement cette exaltation del’amour de l’humanité qui est l’œuvre du ressentiment ; quant à l’amour lui-même,il a ses racines dans la nature humaine. L’amour de l’humanité comme tel est uneforme d’émotion amoureuse inhérente à la nature humaine, à titre de possibilitéidéale ; il est positif quant à sa nature et à sa direction, quant à ses origines et àsa valeur 97 ». L’amour de l’humanité apparaît maintenant comme une « conditionessentielle de l’amour de Dieu 98 » (alors qu’auparavant, il détournait de cet amourde Dieu).

L’anthropologie philosophique de Scheler est en réalité restée une ébauche,en raison de la mort prématurée de l’auteur. Ce projet devait se déployer danstoute une série de directions 99. La publication dans le cadre de l’édition complètede fragments et d’ébauches permet de s’en faire une idée plus précise. L’exposéle plus complet dont on dispose est l’ouvrage La situation dans le monde.

Scheler reprend l’idée d’une crise anthropologique : on ne sait plus ce quel’homme. Nous vivons une période, où pour la première fois de son histoire,l’homme ne sait plus qui il est. La raison principale en est l’éclatement des savoirs.De façon générale, les trois auteurs qui contribuent pour Scheler le plus à laremise en cause de l’humanisme bourgeois sont comme on l’a dit Marx, Nietzscheet Freud (ces auteurs que l’on caractérisera dans la France des années 1960 commela « trilogie du soupçon »). On ne peut pas revenir sur les remises en cause des« théories classiques » et « bourgeoises » dont ces auteurs ont été les acteurs, carces remises en cause ne sont pas arbitraires. Elles s’ancrent dans les « expériencesles plus profondes » de « l’humanité moderne ». Ce n’est pas sans raison que lafoi en le pouvoir des idées dans l’histoire s’est effondrée 100.

Il est notable que par rapport à « Zur Idee des Menschen », Scheler se réfèredans ses textes tardifs de façon beaucoup plus précise et beaucoup plus détailléeaux théories scientifiques. Il y avait selon Scheler un contexte favorable à cedialogue avec les sciences naturelles, dans la mesure où celles-ci remettaient deplus en plus en cause les paradigmes mécanistes ou associationnistes (Schelers’intéresse ainsi la Gestaltpsychologie, ou à la théorie du milieu de Jacob vonUexküll). Scheler comprend en effet la vie dans un sens non mécaniste. La concep-tion schélérienne du biologique reste teintée d’une forme de Naturphilosophie ou

96. « Je reconnais toutefois aujourd’hui que, d’après mon point de vue actuel, je me suismontré un peu trop absolu et exclusif dans ma manière de traiter cette question », Max Scheler,Nature et formes de la sympathie, p. 143.

97. Ibid., p. 144.98. Ibid., p. 147 « C’est ainsi que l’amour général de l’humanité apparaît comme la condition

de l’amour ayant pour objet la personne spirituelle », Ibid., p. 145.99. Manfred S. Frings, éditeur du volume consacré aux écrits posthumes sur l’anthropologie

philosophique en distingue neuf : 1. Typologie de la conscience de soi 2. Ontologie de l’essence del’homme 3. Différence avec l’animal (monopoles) 4. Vieillissement et mort 5. Origine de l’homme6. La question des transformations socio-historiques de l’homme 7. L’humanité globale 8. Anthro-pologie comparée 9. Le fondement du monde, Max Scheler, Schriften aus dem Nachlass, Vol. III,p. 345-346.

100. Max Scheler, Schriften aus dem Nachlass, Vol. III, p. 32.

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Lebensphilosophie, comme le montre à l’évidence, l’utilisation du terme Drang, quidésigne une sorte de poussée vers le haut, pour désigner la dimension non spiri-tuelle du Weltgrund. L’attention renforcée aux sciences de la vie est donc de touteévidence liée à cette nouvelle valorisation de cet élément du Drang. L’anthropo-logie philosophique commence en effet par placer l’homme dans la vie. Schelerse propose dans son anthropologie philosophique de remonter l’échelle des facul-tés vitales, qu’il ordonne selon une hiérarchie, en commençant par ce qui estcommun à tous les vivants, puis en remontant vers des compétences plus spéci-fiques à certains être vivants. Scheler distingue dans La Situation de l’homme lesfacultés suivantes : le Gefühlsdrang (la « poussée affective 101), l’instinct 102, lamémoire associative 103 et l’intelligence pratique 104. Ces compétences ou facultéssont liés à des spécificités organiques et physiologiques. Un résultat important decette démarche est l’idée qu’il n’y a pas de différence ontologique entre le psychi-que et le physique (c’est l’idée – déjà formulée par Scheler à l’époque du forma-lisme – de l’« indifférence » – ou indifférenciation psycho-physique). Quand onremontre ainsi l’échelle du vivant, on s’aperçoit que l’homme a une spécificité. Cequi fonde sa différence est sa participation à une autre dimension que la dimensionvitale, la dimension de l’esprit. Il n’est cependant pas possible de donner à l’espritun contenu précis. L’esprit est la simple capacité de nier la vie : l’homme est celuiqui dit non, l’ascète de la vie. Il est un fait que l’homme a cette capacité de direnon, de résister à ses pulsions. L’esprit n’est rien d’autre au fond que l’acte del’idéation, il est objectivité. Un point particulièrement important est que l’hommeest pour Scheler ouvert sur le monde, et qu’il n’est pas comme les animauxprisonniers de son milieu. L’homme dispose donc des notions de substance et dechose, il conçoit l’espace et le temps comme formes, indépendamment de leurcontenu. On peut être frappé par le fait que Scheler n’évoque – dans Stellung desMenschen im Kosmos – qu’à la marge la question du langage, qui jouait un rôledécisif dans le texte « Zur Idee des Menschen ». Il évoque cependant ce monopolehumain dans des fragments et des textes non publiés, en se référant – commedans « Zur Idee des Menschen » – à Humboldt 105 (qui est aussi évoqué trèsponctuellement dans La situation de l’homme). Il n’empêche que la quasi-absencede Humboldt nous paraît significative ici. Ce qui est prioritaire pour Scheler dansles années 1920 est en effet la confrontation avec la biologie. Or Humboldt peutêtre considéré comme un fondateur de l’historisme, qui présentait l’homme commeun être de culture et d’histoire, et se focalisait plutôt sur l’évolution culturelle 106,un point qui intéresse moins Scheler (c’est aussi la raison pourquoi on ne trouvepar exemple chez lui que de rares allusions à l’ethnologie). Cassirer, dans sa

101. Max Scheler, La situation de l’homme dans le monde, p. 24.102. Ibid., p. 31.103. Ibid., p. 37.104. Ibid., p. 44.105. Max Scheler, Schriften aus dem Nachlass, Vol. III, p. 196-197.106. Toutefois, comme le montre Paola Giacomoni dans sa contribution au présent numéro,

Humboldt s’inspire de la biologie.

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critique de l’opposition schélérienne Geist/Drang, mobilise Humboldt contreScheler.

Globalement, Scheler ne revient pas à l’humanisme classique. Il contesteexplicitement ce qu’il appelle « la théorie classique » de l’homme, qui met l’accentsur son esprit, et la puissance que celui-ci lui confère (à cette théorie s’oppose lathéorie « négative » de Freud, tout aussi problématique, dans la mesure où elleévacue totalement la dimension de l’esprit).

Scheler continue de proposer une définition « excentrique », non substan-tielle de l’homme, mais l’homme retrouve une place décisive dans le cosmos, ilest comme on l’a dit acteur du devenir divin [Mitwirker Gottes 107]. Par rapportau texte « Zur Idee des Menschen » évoqué plus haut, la démarche est maintenantrenversée : ce n’est plus l’homme qui est un mouvement vers Dieu, comme levoulait l’idée d’un théomorphisme de l’homme, c’est Dieu qui a besoin del’homme 108.

Une alternative à l’athéisme postulatoire

À n’en pas douter il faut voir une réponse de Scheler au défi que représentait« l’athéisme postulatoire » nietzschéen, c’est-à-dire la forme la plus avancéequ’avait pris la remise en cause de la figure de l’homme. Dans « Mensch undGeschichte », le texte déjà évoqué qui recense les figures historiques de l’homme.Scheler insiste sur deux paradigmes préoccupants dans le contexte allemand. Lepremier est le paradigme décadentiste, qui fait de l’homme un animal, qui parexcès de raison ou d’esprit trahit la vie 109 (Scheler pense à Theodor Lessing, EdgarDacqué ou Ludwig Klages). Scheler est très soucieux de se démarquer de cespenseurs « panromantiques » auxquels il a malgré tout un rapport assez ambivalentdu fait de sa théorie du Drang 110. L’autre paradigme est celui de l’« athéismepostulatoire du sérieux et de la responsabilité 111 », de Nietzsche et de NicolaïHartmann. Avec l’idéologie de l’homo faber, cet athéisme postulatoire partage larupture avec l’humanitarisme rationaliste. L’athéisme postulatoire désigne une atti-tude symétrique à celle de Kant. Alors que pour Kant, Dieu est un postulat dela raison pratique, sa non-existence est un postulat de l’homme conscient delui-même 112. La posture de Nietzsche et Hartman a le mérite de penser le désen-chantement jusqu’à son terme. Scheler parle ainsi au sujet de l’« athéisme volon-

107. Max Scheler, Schriften aus dem Nachlass, Vol. III, p. 210.108. Comme le note Wolfahrt Henckmann, Zur Metaphysik des Menschen, in : Gérard Raulet

(éd.), Max Scheler, p. 86.109. Ibid., p. 134-141.110. Cf. Gilbert Merlio, Max Scheler et la philosophie de la vie, in : Gérard Raulet (éd.), Max

Scheler : L’anthropologie philosophique, p. 183-205.111. Ibid., p. 142.112. Scheler cite toujours le même passage du Zarathoustra de Nietzsche : « s’il existait des

dieux, comment supporterais-je de n’être un Dieu ? Donc il n’est pas de dieux », F. Nietzsche, Ainsiparla Zarathoustra, trad. Maurice de Gandillac, Paris, 1992, p. 111.

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tatif » de Nietzsche d’un « cynisme noble et profond 113 ». Il n’est reste pas moinsclair que Scheler rejette cette option 114, parce que pour lui le monde a malgrétout un sens, même si ce sens ne trouve sa réalisation que dans l’engagement del’homme. En effet, il y a malgré tout une échelle des valeurs objectives indépen-dantes de l’homme. Scheler reprend cependant de l’athéisme postulatoire l’idéede la responsabilité de l’homme, et les thèmes – très porteurs dans les années1920 – de la « décision » et du « destin » : l’homme est le lieu, le théâtre del’ultime « décision » de Dieu sur le destin de son devenir. C’est en lui seul, danscet atelier de sa liberté, que se produit la vitalisation de l’esprit et la spiritualisationde la vie 115 ». Lorsqu’il prend la bonne décision (ce que rien ne garantit), l’hommeretrouve un statut de « microtheos », et de « microcosme 116 ». Cet arrière-planmétaphysique – même si c’est une métaphysique qui est sur le point de se dissoudredans une philosophie de l’histoire, et qui ne trouve sa garantie que dans l’enga-gement de l’homme, fait la différence entre Scheler et les autres auteurs del’anthropologie philosophique.

Prolongement politique : l’Ausgleich

À la fin des années 1920, Scheler définit comme on l’a dit sa métaphysiquecomme tardive, au sens où elle prend acte de la faiblesse de l’esprit. Scheler necache pas qu’il s’agit là également d’une réponse au Zeitgeist, dont une des mani-festations est le développement d’un esprit « dionysiaque » dans les masses 117. Eneffet la tradition métaphysique occidentale, avec sa focalisation univoque sur leGeist, a conduit à réprimer le point de vue matérialiste. Scheler formule au passagele diagnostic de la dialectique de la raison : l’excès de sublimation ne fait querenforcer l’emprise de la nature sur l’homme 118. Cette tradition mène aussi – selonScheler – à l’exaltation des valeurs masculines (ou codées comme telles). L’idéed’un pouvoir de l’idée et le théisme sont pour Scheler toujours fondamentalementconservatrices, au service des élites traditionelles. Sur cette base, Scheler acceptedonc – jusqu’à un certain point – les conséquences politiques du point de vuequ’il estime porté par les classes dominées, et se prononce à nouveau pour uneforme de troisième voie, qui sera la traduction politique du rééquilibrage nécessaire

113. Max Scheler, Schriften aus dem Nachlass, Vol. III, p. 10.114. Max Scheler, Schriften aus dem Nachlass, Vol. III, p. 210-211.115. Max Scheler, Schriften aus dem Nachlass, Vol. III, p. 222.116. Max Scheler,v Schriften aus dem Nachlass, Vol. III, p. 148.117. Scheler pense ici au développement du sport et de la danse, Max Scheler, Schriften aus

dem Nachlass, Vol. III, p. 135.118. « Ne se pourrait-il pas – j’envisage ici un cas-limite – que l’homme qui a pour objectif

exclusif la domination extérieure sur les hommes et les choses, sur la nature et le corps, sans l’actionet le contrepoids – déjà évoqués – d’une technique de domination de soi, aboutisse finalement àl’objectif inverse de celui auquel il avait aspiré, qu’il devienne toujours plus esclave du mécanismede la nature, qu’il avait identifié et instauré au cœur de cette nature en tant que plan idéal de sonemprise active ? », Max Scheler, Der Mensch im Weltalter des Ausgleichs, Späte Schriften, p. 161.

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entre esprit et vie. On ne peut plus ne plus tenir compte du discours porté parles masses, et c’est aussi pour quoi la vision aristocratique impliquée par l’athéismepostulatoire est problématique. À l’Übermensch, Scheler oppose l’Allmensch quifera l’équilibre en lui-même de l’esprit et de la vie. Scheler développe tous cesaspects politiques et culturels à l’occasion d’une conférence à la Hochschule fürPolitik, intitulée « Der Mensch im Weltalter des Ausgleichs 119 ».

En « républicain de raison », Scheler, en dépit de ses réticences fondamen-tales envers la démocratie libérale, s’inquiète du désintéressement des massesenvers la politique, qui ouvre la voie au césarisme. Il voit lucidement le dangerque représentent le mouvement völkisch et le fascisme, et, comme on l’a dit, unecertaine forme d’idéologie vitaliste, dont il souligne le caractère à la fois typique-ment allemand et hautement toxique. Tout en partageant le diagnostic d’unerationalité qui s’est retournée contre la vie, Scheler rejette clairement le pessimismeculturel décadentiste de Spengler : « l’“Esprit” n’est pas un ennemi de la vie !Certes, il provoque des blessures, mais il les guérit également 120 ». Dans sa confé-rence sur le pacifisme, Scheler s’inquiète du décalage entre les mentalités et l’Étatparlementaire et démocratique, et met en garde contre une nouvelle guerre euro-péenne qui serait un « crépuscule des Dieux pour tous les idéaux et les Dieux dela culture occidentale 121 ». Son positionnement sur la question des « races » estsignificatif dans le contexte de l’époque : en dépit de certaines ambivalences, il neconsidère pas comme des phénomènes négatifs la globalisation et le métissage aumoins partiel qu’elle entraînera en multipliant les zones de contact entre lespeuples du monde.

Évidemment, ce discours n’est pas sans ambiguïtés. À propos de la confé-rence sur l’Ausgleich, la Weltbühne (journal clairement marqué à gauche) ironisaitsur l’aspect syncrétique du discours de Scheler, qui faisait que chacun pouvaitfinalement y trouver son compte 122. Norbert Schürgers n’a pas tort lorsqu’ilaffirme que les diverses tendances de l’époque weimarienne se concentrent chezMax Scheler comme dans un « miroir ardent », et forment une synthèse à la foisspectaculaire et problématique 123. Une partie de ces ambigüités est cependantpropre au républicanisme de raison en général. Comme le soulignent AndreasWirsching et Jürgen Eder, ces républicains de raison ne viennent pas du libéralismeet peinent tous à donner un contenu normatif précis au concept de démocratie 124.

Pour finir, l’anthropologie philosophique de Scheler nous paraît donc liée àla phase dite de « stabilisation relative » de la République de Weimar, tout comme

119. Max Scheler, Der Mensch im Weltalter des Ausgleichs, Späte Schriften, p. 145-170.120. Max Scheler, Der Mensch im Weltalter des Ausgleichs, Späte Schriften, p. 150.121. Max Scheler, L’idée de paix et le pacifisme (traduit par R. Tandonnet), Paris, 1953,

p. 119.122. John Raphael Staude, Max Scheler : an intellectual portrait, New York et Londres, 1967,

p. 238-239.123. Norbert J. Schürgers, Politische Philosophie in der Weimarer Republik : Staatsverständnis

zwischen Führerdemokratie und bürokratischem Sozialismus, Stuttgart, 1989, p. 237.124. Andreas Wirsching, Jürgen Eder (éds.), Vernunftrepublikanismus in der Weimarer Repu-

blik, Politik, Literatur, Wissenschaft, Stuttgart, 2008.

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la sociologie de la connaissance. Elle est l’écho du compromis que passe Scheleravec une société massifiée et pluraliste. Elle témoigne de l’acceptation d’unecertaine contingence.

Comme on l’a vu, c’est en partie le contexte politique qui explique lesnuances qu’apporte Scheler à son discours anti-humaniste. Il se désolidarise dediscours qu’il considérait comme néfastes dans le contexte allemand : le « panro-mantisme vitaliste », et dans une moindre mesure, l’« athéisme postulatoire » etson appel au surhomme, qui ne correspondait plus à la réalité de la société demasses. En même temps, comme on l’a vu, il reprend à son compte certainséléments de ces discours.

Dans cette société massifiée, diversifiée, globalisée des années 1920, la méta-physique traditionnelle ne peut plus être défendue sur le mode d’une philosophiede l’esprit. Scheler ne revient toutefois pas à une vision anthropocentrique. Il nerenie pas entièrement son « antihumanisme », mais sécularise sa conception del’excentricité de l’homme, l’inscrit dans la vie elle-même, en évacuant la figure dela personne divine. Ce faisant, il ouvre la perspective d’une philosophie de l’his-toire, dont l’homme est l’acteur. Par là même, l’homme se voit valorisé, sa placedans le monde est légitimée.

L’évolution de Scheler montre qu’il est difficile, à tous points de vue, de sepasser de la figure de l’homme, pourtant remise en question par l’évolution dessciences naturelles et historiques. Le discours sur l’homme est dans ces conditionstoujours pris dans un paradoxe, tiraillé entre une tendance anthropocentrique(dénué de créateur, l’homme devient d’une certaine façon la seule réalité, ou lamesure de toute réalité) et une tendance inverse de rupture avec l’anthropomor-phisme (l’homme n’apparaît plus que comme une poussière d’étoile, ou uneconstruction culturelle) : l’homme est à la fois central et excentré.

Ce dilemme reste aujourd’hui valable, et c’est pourquoi ce débat anthropo-logique des années 1920 conserve son intérêt aujourd’hui. Évidemment, il ne fautpas forcer le parallèle, car l’antihumanisme de Foucault et des autres avait detoutes autres implications idéologiques que celui de l’Homme du ressentiment : iln’est assurément pas inspiré par une théologie augustinienne, et n’est sans doutemême pas assimilable à l’antihumanisme heideggérien 125. Comme l’expliqueVincent Descombes, il s’agissait pour Foucault (et d’autres), quelques années avantmai 1968, de montrer « que l’emprise des institutions sur les individus se ramèneà la domination d’un langage 126 ».

Toutefois, un élément qui a sans doute été déterminant pour le tournantanthropologique de Scheler, et qui reste plus que jamais actuel, est la nécessitéde réagir aux progrès de la biologie, et en particulier, en ce qui nous concerne

125. Pour François Dosse, « l’anti-humanisme de Heidegger et celui du structuralisme, mêmes’ils se trouvent dans une position de filiation, ne sont pas vraiment de même nature. Le point devue structuraliste renvoie l’humanisme à une épistémé du passé, il trouve de fait une justificationépistémologique forte, alors que l’anti-humanisme heidéggérien reste de nature métaphysique »,Histoire du structuralisme, Vol. 1, p. 451.

126. Vincent Descombes, Le même et l’autre : quarante-cinq ans de philosophie française(1933-1978), Paris, 1986, p. 129.

185La question de l’humanisme chez Max Scheler

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CNRS Éditions - Revue germanique num. 10 - - 17 x 24 - 23/11/2009 - 14 : 24 - page 186

directement, de la génétique, qui ouvre aujourd’hui la perspective d’une ingénie-rie du vivant, avec le risque d’installer cette logique utilitariste dénoncée parScheler au cœur de la vie. De ce point de vue, il paraît difficile de faire l’économied’une pensée de ce qui, dans le domaine de la vie, fait (ou pas) l’exceptionhumaine 127.

127. Jean-Marie Schaeffer, La fin de l’exception humaine, Paris, 2007.

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