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Reviewing Studies - Etudes critiques - Betrachtungen zur Literatur Implication du hasard dans quelques thgses &volutives Rares sont les Ctudes rkcentes qui envisagent comparativement, sous l’angle de l’t- pistkmologie, les thCories consacrks B l’Cvolution biologique. I1 valait donc la peine de discuter ici celle que vient de publier T. Shanahan. Celui-ci, en s’appuyant sur de nom- breuses rCfCrences, relkve que la notion de hasard (chance) est gCnCralement employke pour marquer, d’une part, la complkte ignorance des causes et, d‘autre part, pour signi- fier l’absence totale de finalitk. Pourtant, le mot hasard - mais l’auteur n’y fait gukre allusion - est lui-mCme fort Cquivoque en ayant de nombreux sens distincts. I1 est utilid, 21 la fois, pour dbigner ce qui est imprCvu ou imprkvisible, non expliquC ou inexplicable, trop complexe pour que les conditions, la base d’une possible interprktation, soient accessiblesou encore pour rendre compte d‘une situation sans justification apparente. On comprendra donc que, face a l’ambiguitk du terme, il ne soit pas toujours facile - propos d’une thCorie don- nke - d’affirmer que le hasard soit toujours Cvoqu6 dans un seul sens rigoureusement dC1imitC.C‘est nCanmoins l’objectif que s’est donnk Shanahan et, il convient dele recon- naitre - pour certaines thCories du moins - il est convaincant. Je n’koquerai ici, B titre d’illustration, que les theories les plus marquantes de YCvolutionnisme. CommenGons par celle du transformisme. J.B. Lamarck a rCsumC l’essentiel de ses idkes dans son dernier ouvragel. Je crois que l’on peut affirmer que le hasard y est pres- que toujours Cvoqu6 pour traduire la mkconnaissance des causes mises en jeu. I1 s’agit, en l’occurrence, d‘un concept CpistCmologique provisoire. Et l’on peut admettre que, pour une situation particulikre, des informations cohkrentes et ciblCes, inexistantes au moment de la formulation du concept, permettront vraisemblablement le remplace- ment de la notion de hasard par celle de causes spkcifiques. Pour le sdectionnismeque Ch. Darwin, le premier, a si remarquablement explicitC2, l’utilisation du hasard apparait d’une faGon beaucoup moins nette et suggestive. Et je pense que l’on doit suivre, B ce propos, le point de vue de Shanahan. Celui-ci suggkre que le danvinisme utilise le terme hasard essentiellement suivant deux sens diffkrents. * Timothy Shanahan, “Chancesas an Explanatory Factor in Evolutionary Biology”. Hist. 1 J.B. Lamarck, “Histoirenaturelle des animaux sans vertkbres”, Paris 1815. 2 Ch. Darwin, “Origin of Species”, London 1959; “The Variation of Animals and Plants Phil. Life Sci. 13 (1991), 249-269. under Domestication”, London 1868. Dialectica Vol. 46, NO 3-4 (1992)

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Etudes critiques - Betrachtungen zur Literatur

Implication du hasard dans quelques thgses &volutives ’ Rares sont les Ctudes rkcentes qui envisagent comparativement, sous l’angle de l’t-

pistkmologie, les thCories consacrks B l’Cvolution biologique. I1 valait donc la peine de discuter ici celle que vient de publier T. Shanahan. Celui-ci, en s’appuyant sur de nom- breuses rCfCrences, relkve que la notion de hasard (chance) est gCnCralement employke pour marquer, d’une part, la complkte ignorance des causes et, d‘autre part, pour signi- fier l’absence totale de finalitk.

Pourtant, le mot hasard - mais l’auteur n’y fait gukre allusion - est lui-mCme fort Cquivoque en ayant de nombreux sens distincts. I1 est utilid, 21 la fois, pour dbigner ce qui est imprCvu ou imprkvisible, non expliquC ou inexplicable, trop complexe pour que les conditions, la base d’une possible interprktation, soient accessibles ou encore pour rendre compte d‘une situation sans justification apparente. On comprendra donc que, face a l’ambiguitk du terme, il ne soit pas toujours facile - propos d’une thCorie don- nke - d’affirmer que le hasard soit toujours Cvoqu6 dans un seul sens rigoureusement dC1imitC.C‘est nCanmoins l’objectif que s’est donnk Shanahan et, il convient dele recon- naitre - pour certaines thCories du moins - il est convaincant. Je n’koquerai ici, B titre d’illustration, que les theories les plus marquantes de YCvolutionnisme.

CommenGons par celle du transformisme. J.B. Lamarck a rCsumC l’essentiel de ses idkes dans son dernier ouvragel. Je crois que l’on peut affirmer que le hasard y est pres- que toujours Cvoqu6 pour traduire la mkconnaissance des causes mises en jeu. I1 s’agit, en l’occurrence, d‘un concept CpistCmologique provisoire. Et l’on peut admettre que, pour une situation particulikre, des informations cohkrentes et ciblCes, inexistantes au moment de la formulation du concept, permettront vraisemblablement le remplace- ment de la notion de hasard par celle de causes spkcifiques.

Pour le sdectionnismeque Ch. Darwin, le premier, a si remarquablement explicitC2, l’utilisation du hasard apparait d’une faGon beaucoup moins nette et suggestive. Et je pense que l’on doit suivre, B ce propos, le point de vue de Shanahan. Celui-ci suggkre que le danvinisme utilise le terme hasard essentiellement suivant deux sens diffkrents.

* Timothy Shanahan, “Chances as an Explanatory Factor in Evolutionary Biology”. Hist.

1 J.B. Lamarck, “Histoire naturelle des animaux sans vertkbres”, Paris 1815. 2 Ch. Darwin, “Origin of Species”, London 1959; “The Variation of Animals and Plants

Phil. Life Sci. 13 (1991), 249-269.

under Domestication”, London 1868.

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En premier lieu, il est CvoquC, en tant que cause accidentelle qui pourrait Ctre a I’origine des caracteres imparfaits recensCs dans les organismes. Les variations au travers des- quelles la sClection opbre sont en effet considCrCes comme alCatoires: l’Cvolution, selon Darwin, revkle un monde <<sans dessein,. Pourtant, le mot hasard est aussi employ6 dans le sens de contingence, c’est-a-dire dans la mesure ou il s’agirait d’un processus susceptible de se produire ou n e pas se produire. C’est ainsi que, dans le cas des migra- tions par exemple, la contingence peut assurer, mais pas nbcessairement, la colonisation d’une rCgion, nouvelle pour certains organismes. La meilleure exploitation de cet habi- tat, qui Ctait inconnu jusque-la a ces derniers, se traduira par l’apparition de formes dif- fCrentes et mieux a m&me de gCrer ce biotope.

De nombreuses thbses sont issues du sblectionnisme; on les a regroupCes, pas tou- jours avec bonheur, sous le nom gCnCra1 de neo-darwinisme. Elles font presque toutes, elles aussi, Ctat du hasard, utilisC presque toujours pour traduire l’absence de finalitC. Nous en retiendrons trois. Mais avant d’en discuter I’essentiel, je voudrais mentionner ici deux excellents livres qui viennent de paraitre aux Cditions KimC. Celui de David Becquemont 3 retrace, avec beaucoup de pertinence, le dCveloppement des thCories darwiniennes, avec leurs faiblesses et leurs ambiguitks, les polimiques qu’elles soulevb- rent et le r6le crucial qu’elles ont jouC dans 1’Ctablissement des idCes Cvolutionnistes. Cautre ouvrage, sign6 par Jean Gayon4, est une remarquable analyse de la thCorie et de l’hypothbse relatives a la sClection naturelle. Si la thCorie a eu un extraordinaire retentis- sement, il faut bien reconnaitre que l’hypothbse, contraignante parce que liant la stlec- tion a I’hCrCditC, s’est trouvCe trbs vite exposte a la critique. Certains biologistes prCten- dent mCme qu’elle est incompatible avec les idCes que Darwin hi-mbme defendait rela- tivement aux variations herkditaires.

PrCoccupC par 1’Cvolution qui concerne les populations, Sewall Wright 5 imagine que le patrimoine herkditaire - dont l’ensemble des gbnes constitue le support cytologi- que - des individus qui constituent une population, se modifie progressivement sous le seul effet du hasard. 11 propose, a ce sujet, le concept de adCrive gCnCtique,, montrant bien par la, en utilisant le terme <<dCrive,, l’aspect totalement alCatoire du phCnombne. Ainsi, en se transformant, les genes seront responsables de l’apparition, par hasard, de formes nouvelles qui ne doivent rien a une quelconque diversification adaptive.

Pour Motoo Kimura6, un disciple de Wright, cette dCrive gCnCtique altatoire ne s’exerce qu’aux dCpens de gbnes neutres, d’ou le nom de neutralismedonnC 2 cette thto- rie. On sait que de 1Cgeres transformations relatives a la structure chimique des gbnes peuvent conduire a I’apparition de gbnes <<synonymes>> sans que la fonction (par exem- ple la synthese d’un acide-amid) en soit modifite. Ces gbnes sont prCcisCment les g h e s neutres. La c<dCrive)), selon Kimura, concerne donc ces gknes; elle introduira, par I’action du hasard et sans effets sClectifs - comme le suppose le sClectionnisme - l’ap- parition de nouvelles molCcules qui, par consCquent, ambneront des diffkrences signifi- catives entre les individus.

D. Becquemont, “Darwin, Darwinisme, Evolutionisme”. Ed. KimC, Paris 1992. J. Gavon. “Darwin et 1 ’aores-Darwin:une histoire de 1 ’hvoothese de sdection naturelle”. ..

Ed. KimC,Paaris’ 1992

Press, Chicago 1968-1978.

bridge 1983.

S. Wright, “Evolution and the Genetics of Populations”, (4 vol.). The Univ. Chicago

M. Kimura, “The Neutral Theory of Molecular Evolution”. Cambridge Univ. Press, Cam-

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Je terminerai en mentionnant les idtes de Stephen Jay Gould7. Celui-ci reprend, en le nuanGant, le principe de contingence>> que nous avons signal6 a propos du danvi- nisme. Gould dtfend essentiellement l’idCe qu’un certain nombre de formes actuelles auraient en rtalitt survtcu a des situations nouvelles sans Ctre ntcessairement capables de maitriser toutes les conditions offertes. Ainsi, une sorte de doterie de destruction>> aurait Cpargnt des organismes au sujet desquels la stlection naturelle n’aurait eu aucune prise sur eux. I1 est Cvident qu’en tvoquant une telle doterie>>, on sous-entend le r6le jout par le hasard. Et si, pour reprendre une formule brkve, on peut admettre que pour Darwin la survie concerne les plus aptes, selon Wright, elle touche les plus chanceux.

En rtsumC, et en complttant l’argumentation de Timothy Shanahan, je dirai que le terme hasard est tvoqu6, en biologie tvolutive, au moins trois niveaux. I1 correspond d’abord a ce qui est imprtvisible en raison de la complexitt des causes ignortes ou ma1 connues. Le hasard, par extension, rend compte de l’incertitude de certains CvCnements d6pourvus de finalitt. Enfin, ce concept est employ6 a propos d’un ph6nomkne inexpli- cable en raison de la rencontre de plusieurs series de causes considCrtes, en premibre analyse, comme &ant indtpendantes les unes des autres.

Paul-Emile Pilet, Lausanne

7 S.J. Gould, “Ontogeny and Phylogeny”. Hanvard Univ. Press, Cambridge 1977; “The Panda’s Turnb. More Reflections in Natural History”. Ed. Northon and Co, New York 1980.

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