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René Schaerer La composition du « Phédon » In: Revue des Études Grecques, tome 53, fascicule 249, Janvier-mars 1940. pp. 1-50. Citer ce document / Cite this document : Schaerer René. La composition du « Phédon ». In: Revue des Études Grecques, tome 53, fascicule 249, Janvier-mars 1940. pp. 1-50. doi : 10.3406/reg.1940.2872 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/reg_0035-2039_1940_num_53_249_2872

René Schaerer_La composition du Phédon

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René Schaerer

La composition du « Phédon »In: Revue des Études Grecques, tome 53, fascicule 249, Janvier-mars 1940. pp. 1-50.

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Schaerer René. La composition du « Phédon ». In: Revue des Études Grecques, tome 53, fascicule 249, Janvier-mars 1940.pp. 1-50.

doi : 10.3406/reg.1940.2872

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/reg_0035-2039_1940_num_53_249_2872

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LA COMPOSITION DU « PHÉDON »

A Monsieur Léon Robin. En témoignage de respectueuse admiration.

On revient toujours au Phèdon. En dépit des savantes études qui lui ont été consacrées, le dialogue demeure inépuisable : les philologues discutent de son historicité, les philosophes de sa valeur démonstrative, les théologiens s'inquiètent du sens profond caché dans la mort incomparable qu'il relate. Les pages qui suivent ont pour but de faire apparaître avec toute la netteté possible le mouvement et la courbe de la pensée qui s'y exprime. En d'autres termes, nous nous occuperons de la méthode et non des résultats; mais cette méthode était, ne l'oublions pas, la chose essentielle pour Platon (1).

Le Phèdon est un dialogue raconté. On sait qu'il n'en est pas de même de tous les dialogues. L'Antiquité les classait déjà en œuvres dramatiques, narratives et mixtes (2). Les

(1) Le lecteur désireux de compléter ces pages d'une discussion critique lira avec profit, outre les études de Rodier et de Guéroult citées plus bas, le beau mémoire de L. Garrau {Etude historique et critique sur les preuves du Phédon de Platon en faveur de l'immortalité de l'âme. Séances et travaux de l'Académie des sciences morales et politiques. T. XXVIII, 1887, p. 50-121). L'exposé riche et clair que M. Léon Robin a mis en tête de son édition du Phèdon constitue une mise au point indispensable. Sur tout ce qui a trait à la dialectique, consulter : A. J. Festugière, Contemplation et vie contemplative selon Platon. Paris, 1936, p. 1S7-209. La présente étude n'est que l'application à un cas particulier des théories que j'ai développées dans ma Question platonicienne. Mémoires de l'Université de Neuchâtel (Paris, J. Vrin), 1938.

(2) Diog. Laert. Platon 50. Diogène reconnaît aussitôt que cette distinction est « plus tragique que philosophique ». Un orateur mis en scène par Plutarque (Quaest. conviv. VU, 8, 1) n'admet que deux catégories de dialogues, la première

REG, LUI, 1940, n" 249. 1

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premières sont des drames au style direct ; les secondes, des récits (1) ; les troisièmes, des récits introduits par un dialogue dramatique ou môme encadrés par celui-ci. Le Phédon appartient à cette dernière catégorie ; il en est même, avec YEuthy- dème, le plus illustre représentant, puisque le dialogue intro- ductif réapparaît par deux fois au cours du récit (une seule fois dans YEuthydème).

La question qui se pose aussitôt est de savoir pourquoi Platon a imposé à cette œuvre la forme mixte et quelle peut être la signification de celle-ci.

La plupart des dialogues de jeunesse sont purement dramatiques : les deux Hippias, le Laches, YAlcibiade, le Me'non, Ylon, etc. Ce genre réapparaît, après une éclipse partielle et sous une forme plus artificielle, dans des œuvres tardives telles que le Philèbe et les Lois. L'intervalle est occupé par d'importants dialogues narratifs ou mixtes : le Phédon, le Banquet, la République, YEuthydème, le Parménide. Cette préférence momentanée pour l'exposé dépendant paraît trouver sa justification théorique dans un passage de la République (392 c-394 d), où Platon condamne le genre dramatique comme immoral et dangereux, accepte sous condition le genre mixte et approuve sans réserve le genre narratif. Ainsi se manifesterait une indéniable correspondance entre la théorie et la pratique. Mais on en devrait conclure logiquement que toutes les œuvres dramatiques sont antérieures à la République, car il est choquant d'admettre que Platon ait pu sacrifier à une forme après l'avoir condamnée aussi sévèrement. Or une telle conclusion, qui aboutirait à situer le Philèbe et les Lois parmi les œuvres de jeunesse, est tout à fait irrecevable.

et la seconde. Dans un ouvrage récent {Plalone, 2 vol., Padova 1932 et 1935), que je connais par une substantielle notice de J. Souilhé (Archives de Philosophie XII, 1936), M. Luigi Stefanini ne conserve que les catégories une et trois. On voit par là que le classement n'est pas aisé.

(1) Aucune n'est purement narrative, car les formules d'enchaînement : « dis- je » ou « dit-il » n'apparaissent que sporadiquement, à titre de rappels, et l'auteur de la narration n'est pas Platon lui-même, mais un personnage mis en scène par lui.

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II reste donc à supposer que le philosophe s'est dégagé de la règle après l'avoir énoncée. Ainsi se trouvent déterminées deux catégories de dialogues qui contredisent la règle de la République : les dialogues antérieurs et les dialogues postérieurs à cette règle. Au centre, un certain nombre d'œuvres qui illustrent la règle. Le Phédon se rattacherait donc, du point de vue formel, au cycle de la République.

Malheureusement pour l'équilibre de la démonstration, le Phèdre, qui est sans doute immédiatement consécutif à la République, ressortit au genre dramatique le plus pur ; d'autre part des œuvres nettement antérieures telles que le Protagoras, le Lysis, le Charmide sont déjà narratives (Ί). On peut, il est vrai, contester la rigueur du classement stylométrique et tenter d'en modifier les conclusions pour les accorder avec les résultats de l'examen formel (2). Mais un pareil compromis, outre qu'il nous conduit à des difficultés presque insolubles, pèche à notre avis par la base.

Quel est, en effet, le sens du passage de la République? Que, dans l'État social imaginé par Platon, le genre purement dramatique est interdit aux poètes et autres imitateurs; la plus grande concession qu'on leur fait consiste à leur permettre l'emploi du récit mixte, tel que celui d'Homère, de manière cependant que l'imitation directe n'y ait qu'une faible part (396 e). On voit que l'interdiction concerne au sens le plus large les littérateurs et artistes et qu'elle n'a de raison d'être qu'en fonction d'une organisation sociale déterminée. Il ne s'agit ni du philosophe, ni de l'Athènes du ive siècle. Platon a consacré deux de ses œuvres les plus imporlantcs, le Phèdre et le Politique, à démontrer que le philosophe n'est soumis ni aux règles, ni aux lois ; celles-ci occupent, en effet, un palier

(1) N'est-il pas surprenant en outre, comme îe remarque justement M. Souilhê {op. cit. p. 164), que le Théélète, qui abandonne délibérément et dès le début la forme narrative, soit suivi et non précédé par le Parménide, qui n'abandonne cette forme que vers le milieu ?

(2) Telle est la solution que préconise M. Stefanini.

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inférieur; le plus grand mal qui puisse arriver est qu'elles assujettissent la pensée vivante.

Il nous paraît donc démontré que le passage de la République ne s'applique pas à la forme des dialogues, mais aux poèmes, tragédies et autres créations littéraires, qu'il importe grandement de soumettre à la plus rigoureuse des censures. Les artistes sont esclaves de la règle, Platon lui ne l'est pas.

Il s'y est pourtant plié volontairement dans plusieurs de ses œuvres. C'est que, pour être différent d'une réalisation mimétique, un dialogue philosophique n'en fait pas moins appel à l'écriture : dans cette mesure, il est littéraire, artistique, imita- tif ; entre ces images moites que sont des tableaux et ces textes inertes que trace l'écrivain, il y a une ressemblance « terrible » [Phèdre 275 d). Le philosophe fait certes un tout autre usage du langage écrit et parlé que l'artiste; mais ce langage n'en est pas moins mimétique ; il offre à l'âme une copie du réel, et non l'original, une qualité et non une essence (Lettre VII 342 a-344 d). Le philosophe tombe partiellement sous la règle de la République dès l'instant où il prend la plume. Ainsi s'explique le grand nombre d'œuvres narratives ou mixtes qu'on rencontre chez Platon : ce sont œuvres enchaînées, au sens où l'est l'opinion droite. L'auteur entendait traduire ainsi la subordination de l'art à la dialectique, de l'écrit au pensé, de la vie des mots à la vie de l'âme. Mais il va sans dire que cette subordination n'est pas moins réelle dans le cas où aucun signe extérieur ne la révèle. L'erreur de ceux qui opposent les dialogues dramatiques aux dialogues narratifs est de méconnaître qu'il n'y a, philosophiquement parlant, qu'une seule catégorie de dialogues : les dialogues dépendants, que cette dépendance s'exprime de façon explicite ou implicite. Si l'on veut établir une opposition conforme aux intentions de Platon, c'est entre les œuvres vécues et les œuvres écrites qu'il faut la faire. Le dualisme n'est pas horizontal, mais vertical.

L'obligation que le législateur impose aux poètes de composer au style indirect s'explique parce que ceux-ci ne sont pas

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philosophes; ils ne bénéficient pas de cet enchaînement intérieur qui est celui de l'âme. Le dialecticien peut seul se permettre d'écrire impunément au style direct, car il n'y a pas un seul mot de son texte qui ne portera la marque d'une autre subordination plus profonde, dont la dépendance stylistique n'est qu'une traduction matérielle à l'usage des profanes.

Tous les dialogues sont donc indirects, les uns par leur forme narrative et dépendante, les autres — œuvres dramatiques — par leur caractère fortuit, occasionnel, incomplet, par la façon abruple dont ils commencent et finissent, par leurs contradictions, leurs redites, par la nature extraordinaire- ment suggestive de la pensée qui s'en dégage. Aucun d'eux ne constitue une œuvre d'art, si l'on entend sous ce vocable une création autonome et achevée, vivant de sa vie propre. Tous ne font que projeter sur le plan de récrit certains moments dialectiques, certaines tranches de vie spirituelle; ils ne sont que des « aide-mémoire » {Phèdre 276 d) (1).

Nous ne chercherons donc aucun sens profond dans l'opposition des œuvres dramatiques et des œuvres dépendantes, puisque cette opposition ne correspond à rien de fondamental. Mais nous n'en serons que plus libre pour relever, comme un fait intéressant, que dans le Phéclon Platon a jugé bon de marquer de façon plus concrète et plus explicite qu'ailleurs la subordination de l'écriture à la pensée. Le préambule du dialogue nous révèle ainsi sa vraie signification, qui est dialectique. Il nous fait passer du palier de la vie à celui de la fiction. Il équivaut à cet aveu de la part de l'auteur : « Atten-

(1) Les classificateurs ont donc tort d'attribuer une grande importance au passage du Théétèle dans lequel le narrateur annonce que, pour des raisons de commodité, il va abandonner la forme narrative et reprendre la forme dramatique (143 c). Cette remarque signifie, certes, que les formules d'enchaînement seront dorénavant supprimées, mais aussi et surtout qu'il appartient au lecteur de les suppléer constamment. En avouant, dès le début, que la suppression de ces liens extérieurs n'obéit qu'à une raison de commodité littéraire, Platon pose le problème sous son vrai jour : il nous rappelle que le dialogue est enchaîné même en l'absence de toute chaîne visible ; il nous enseigne à distinguer, non des catégories de dialogues directs ou indirects, mais des plans superposés d'enchaînement,

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tion, à partir de cet instant le mensonge de l'écrit commence (1). » Ce mensonge, qui serait blâmable dans le cas d'un auteur poète, historien, physicien, naturaliste, soucieux de copier servilement les phénomènes, se révèle hautement philosophique quand l'écrivain s'efforce d'évoquer par son texte les vérités suprêmes, fût-ce aux dépens de la fidélité matérielle (2).

Si le Phédon, qui pose avec tant de force le problème de l'historicité, en raison de l'événement sensationnel qu'il commémore, apparaît comme une œuvre enchaînée de façon particulièrement évidente, c'est que Platon avait une intention précise à communiquer au lecteur. Il s'agissait de situer le récit à sa vraie place par rapport aux circonstances qu'il relate, c'est-à- dire à la fois au-dessous et au-dessus du plan de l'histoire : au- dessous en tant qu'imitation écrite d'une scène vécue, au- dessus, comme évocation des vérités suprêmes qui se trouvaient cachées en elle. L'important n'est pas d'avoir assisté matériellement aux derniers moments de Socrate, mais d'en comprendre la signification profonde. Cette signification, Platon la dégage maintenant pour nous. Il ne peut le faire, cela va sans dire, qu'en prenant avec l'histoire de grandes libertés, dont la première est de réduire cette science à son rôle subalterne, de la mesurer en fonction de la vraie norme, qui est Dieu, et non de la fausse norme, qui est l'homme. Ainsi s'explique que le dialogue, présenté comme une relation « très claire » et « très exacte » (58 d), n'en apparaisse pas moins comme un véritable « monstre », dès l'instant où l'on veut y voir autre chose qu'une libre composition de Platon (3).

(1) A cet aveu s'en ajoute un autre, celui que fait Platon de son absence le jour où mourut Socrate (59 b). Ainsi la dépendance n'est pas seulement exprimée sur le plan dialectique, mais encore dans l'ordre de la documentation.

(2) On sait que pour Platon le mensonge n'est un vice qu'en tant qu'il s'identifie à lignorance (fiép. 382 b). Il y a donc de bons mensonges, comme il y a un bon courage, de bonnes richesses; il suffit que ces réalités se fondent sur une connaissance préalable du Bien (cf. Rép. 389 b et Petit Hippias). Cette forme de « mensonge » est celle dont usent encore aujourd'hui tous les bons pédagogues.

(3) L. Robin, Phédon (Ed. « Les Belles-Lettres »), p. xxi.

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Mais il y a plus. Le Phédon date de 385 environ. L'Académie était alors vieille de trois ans. La mort de Socrate remontait à une quinzaine d'années en arrière. Si le but de Platon en écrivant le dialogue était de raconter la mort de son maître ou de transmettre à la postérité les dernières paroles de celui-ci, peut-on admettre qu'il ait attendu si longtemps avant de réaliser son projet? Gomment ! Socrate aurait livré en mourant un message impressionnant, définitif, sur le plus grave problème qui se pose à l'homme, ce message aurait été avidement recherché, recueilli par des disciples ferveuts, et Platon, porte- parole en quelque sorte officiel de son maître, connu déjà par de nombreux ouvragres consacrés à sa gloire, aurait laissé passer quinze ans avant de satisfaire l'impatience du public? Il y a là impossibilité absolue.

Il faut donc renoncer à considérer le Phédon comme une œuvre biographique et Platon comme l'historien de Socrate; il faut renverser les termes de l'équation. Si vers 385 Platon a écrit le Phédon, c'est parce qu'à ce moment là le problème des destinées de l'âme se posait à lui avec une grande force ; c'est l'apparition de ce problème dans le champ de sa curiosité qui est à l'origine du dialogue. Tant que d'autres questions sollicitaient son génie, Platon ne se sentait nullement poussé à raconter les derniers moments de son maître. Il n'a pas développé des théories sur l'immortalité de l'âme pour étoffer un récit de caractère biographique, il a illustré par un récit biographique des théories qui étaient la raison d'être de l'œuvre. Si le problème des destinées de l'âme s'était posé à Platon vingt ou trente ans plus tard, sans doute eût-il différé d'autant d'écrire le Phédon.

Mais tout indique que vers 385 précisément la question le préoccupait. Quel est en effet l'unique sujet du Banquet, de la République , du Phèdre, — œuvres contemporaines — , sinon l'âme humaine ? Nous pouvons ainsi situer le Phédon dans une famille déterminée de dialogues, mais pour d'autres raisons que le caractère narratif, dramatique ou biographique de ceux-

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ci, pour des motifs qui tiennent au développement profond de l'auteur. Ce développement apparaît avec une netteté particulière si l'on compare entre eux le Socrate de ['Apologie, qui ignore tout des problèmes physiques, et celui du Phédon, qui pratique Heraclite, Anaxagore, la physique, la géologie, la géométrie; les progrès du second sur le premier représentent au moins vingt années d'initiation philosophique. Or un mois seulement les sépare historiquement l'un de l'autre, et c'est un mois d'emprisonnement.

Les Interlocuteurs.

On sait que les interlocuteurs de Socrate sont deux jeunes Thébains fort peu connus par ailleurs, Simmias et Cébès. Or parmi les assistants, groupés au nombre d'une vingtaine, se trouvent des noms illustres, en particulier Antisthène et Eu- clide. Comment s'expliquer que ces derniers aient gardé le silence durant tout l'entretien ? On n'imagine pas aujourd'hui M. Bergson soutenant avec deux inconnus une discussion capitale en présence d'auditeurs muefs qui seraient professeurs en Sorbonne.

Dans la notice de son édition du Phédon (p. xiu), M. Robin fait appel, pour trancher la question, à une raison de vraisemblance où l'on reconnaît, heureusement atténuée, une hypothèse émise il y a plusieurs années par M. Parmentier. Dans un mémoire sur la Chronologie des dialogues de Platon (1) le savant belge énonce comme règle que Platon, se conformant aux habitudes littéraires de son temps, aurait évité de mettre

(1) Académie royale de Belgique, Bulletins de la classe des lettres, 1913, p. 147- 173. M. Parmentier a fait par deux fois l'application de sa théorie, la première dans un article du Bulletin de l'Association G. Budé (janvier 1926) sur Uâge de Phèdre dans le dialogue de Platon, la seconde dans une conférence prononcée à la Sorbonne en avril 1927 sur La vérité historique chez Platon. Ajoutons que les savants français n'ont pas ménagé leur approbation à la « remarquable étude » de M. Parmentier, dont la méthode « est très heureuse et promet d'être féconde » (A. Diès, Autour de Platon, p. 263), et à « l'hypothèse originale » de l'helléniste belge (L, Robin, Platon, p. 38 n. 1).

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en scène des contemporains encore vivants au moment où il écrivait le dialogue. Ce critère nous fournirait un terminus post quem utile pour dater les œuvres; ainsi, dit M. Parmentier, la publication du Banquet ne saurait remonter au delà de 388 environ, car, avant cette date, Aristophane, qui joue un rôle dans le dialogue, vivait encore. En ce qui concerne le Phddoji, si ni Antisthène, ni Euclide ne prennent la parole, c'est qu'ils vivaient en 385. Or, ainsi que l'écrit M. Robin, « les convenances littéraires du temps interdisaient à Platon de prêter à des contemporains un langage qu'au moment supposé de l'entretien ils n'avaient pas en effet tenu, ou qui n'est plus le leur au moment où il écrit ».

lin d'autres termes, Platon aurait été placé devant cette alternative : ou attendre, pour écrire le Phédon, qu'Antisthène et Euclide fussent morts et leur faire dire alors tout ce qu'il aurait voulu, ou ne pas attendre cette mort et se résigner à faire jouer à ces deux philosophes le rôle de personnages muets. « Peut-il paraître vraisemblable un seul instant, dit M. Parmentier, que Platon ait pieté de longs discours et, selon l'intention du dialoguerait défendre telle ou telle thèse à des personnages encore vivants que chacun de ses lecteurs pouvait aller consulter? Dans l'affirmative, ces personnages auraient-ils toujours accepté en silence le rôle qu'on leur donnait, et une époque d'aussi abondante production littéraire que le ive siècle ne nous aurait- elle pas fait parvenir les échos de quelques protestations (p. 165)? » Toutefois, concède plus bas M. Parmentier, « il ne s'agit point ici d'un principe rigide Il s'agit d'une condition, ou, si l'on veut, d'une convenance appelée par l'essence même de l'œuvre d'art, et il faut faire une application délicate et circonspecte de ce que nous venons de dire à chacun des cas que présentent les dialogues (p. 170).»

Avant d'en faire la critique, notons tout d'abord que cette prétendue loi de l'interlocuteur décédé n'a d'intérêt pour nous qu'à la condition de nous offrir un critère plus sûr que les arguments en partie subjectifs fondés sur le contenu doctrinal

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des dialogues. Or il n'en est rien. On nous propose une simple convenance par laquelle la « liberté d'arliste >> de Platon « n'était point comprimée » (ibid.). Avouons que, pour un critère destiné à supprimer le plus possible de nos jugements le coefficient personnel (p. 148 et 149), le principe de M. Parmentier se révèle singulièrement élastique.

En outre sur quoi se fonde-t-il ? Sur une étude précise des textes, sur des constatations nombreuses et valables? Non, mais sur quelques présomptions, souvent gratuites. Parmi les écrivains grecs, seul Thucydide semble s'être interdit de faire parler des hommes encore vivants, ou plutôt il se trouve, ce qui n'est pas la même chose, que tous les discours contenus dans son œuvre sont prononcés par des orateurs décédés avant qu'ait paru l'Histoire de la Guerre du Péloponnèse. En revanche, le principe ne se vérifie ni chez Xénophon, ni chez Gicéron, ni môme de façon positive chez Aristote. Si l'on songe d'autre part avec quelle désinvolture le théâtre grec mettait en scène des contemporains vivants, si l'on se souvient que les écrivains- philosophes d'autres époques — par exemple Tacite dans le Dialogue des orateurs, Diderot dans Y Entretien avec Dalembert — n'ont pas pris à cet égard moins de liberté, on ne peut vraiment donner raison au philologue belge. Aucun des arguments qu'il avance ne nous paraît décisif. Nous n'en donnerons ici qu'un exemple. On sait que la scène du Protagoras se passe dans la maison du riche et hospitalier Gallias, un jour que les sophistes les plus célèbres s'y trouvent réunis. Ce Gallias, note M. Parmentier, était un grand admirateur et ami des sophistes; le Théétète (164 e) le désigne comme une sorte d'héritier spirituel de Protagoras. Or Gallias n'intervient dans le dialogue, ou peu s'en faut, que pour accueillir ses hôtes. Il reste entièrement en dehors de la discussion elle-même. Platon avait cependant tontes les raisons de faire parler cet homme épris de philosophie. S'il le réduit au silence, c'est que Gallias vivait encore en 390, date approximative de la rédaction du Protagoras.

A cela nous ne répondrons que par un exemple antagoniste.

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Tout le monde connaît le charmant début de la République. Socrate engage une conversation familière et profonde avec le vieux Céphale, père de l'orateur Lysias. L'enlrelien ne saurait mieux commencer : « Je trouve tous les jours un nouveau charme dans la conversation », dit Céphale à Socrate; « fais- nous donc la grâce de venir voir souvent tes amis. » Et le philosophe de répondre : « Moi aussi, Céphale, je me plais infiniment dans la compagnie des vieillards. » Dès la première réponse dialectique de Céphale, Socrate déclare : « Je fus charmé de l'entendre et voulus le faire parler davantage. » Et cependant, l'instant d'après, sans aucune raison apparente, Céphale se lève et va terminer son sacrifice, abandonnant sa place à son fils Polémarque.

On songe au merveilleux argument que cette interruption constituerait en faveur de la thèse de M. Parmentier, si Céphale avait été vivant au moment de la rédaction de la République. Malheureusement il n'en est rien. Même en admettant que le premier livre de ce long dialogue ait été composé avant les autres, de 392 à 390, il reste qu'un intervalle assez long sépare cette date du moment où l'entretien est censé avoir eu lieu (1). Il nous paraît donc démontré que Céphale, vieillard assis dans un fauteuil, la tête appuyée sur un coussin, était mort au moment où Platon écrivit la République. Et pourtant Céphale est écarté de la discussion d'une manière encore beaucoup plus brusque, plus inexplicable que Callias. L'argument de M. Parmentier se retourne donc contre lui. Appliqué à la République, il nous oblige à conclure qu'en réduisant au silence des interlocuteurs Platon obéit à d'autres raisons qu'à la survivance de ces derniers (2).

(1) Socrate nous y est présenté, en effet, comme un homme dans la force de l'âge, désireux de s'enquérir auprès du vieillard « si la route qu'il lui faudra peut-être parcourir un jour est pénible ou aisée»; les frères de Platon, Adimante et Glaucon, de beaucoup les aînés du philosophe, sont encore jeunes.

(2) Ajoutons qu'il ne suffit pas de constater que Callias aurait pu jouer un rôle dans l'entretien pour être en droit de s'étonner qu'il n'en joue aucun. Callias est l'héritier spirituel de Protagoras, soit ; mais Protagoras ayant la parole, il conve-

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Mais alors pourquoi, ajoute M. Parmentier, « aucun rôle n'est- il jamais donné à des disciples aimés de Socrate, comme Anti- sthène, Eschine, Aristippe, et bien d'autres » ? Et il conclut : « Nous répondrons simplement : parce qu'ils étaient encore vivants. »

Nous objecterons que Platon ne s'est jamais donné pour mission de livrer à la postérité une liste exhaustive de ceux qui gravitaient autour du maître. C'est ainsi, par exemple, qu'aucun dialogue ne met en scène d'artisan ni de chef d'Etat ; or Socrate affirme dans V Apologie avoir noué des relations avec les uns et les autres, et ce renseignement est confirmé par Xénophon. Il faut renoncer à voir dans l'auteur des dialogues l'historiographe du cercle socratique. Rien ne fausse plus la perspective platonicienne que cette erreur (1).

Mais avec cela le problème particulier posé par le Phédon subsiste. Pourquoi ce rôle important confié à deux jeunes inconnus ?

Nous répondrons sans hésitation : pour des raisons dialectiques. Si Antisthène et Euclide ont été écartés par Platon, c'est que leur intervention aurait rendue impossible la discussion telle que l'auteur l'avait conçue. Il en est de même de l'exclusion de Céphale dans la République.

Quelles sont, en effet, les conditions psychologiques requises chez l'interlocuteur pour que la discussion puisse prendre naissance ? Simplement le sentiment de son ignorance et le désir d'être éclairé. Tout est là. Or ni un maître de philosophie ni un vieillard ne remplissent ces conditions : ils ont leurs idées faites, ils croient savoir, ils veulent instruire et non apprendre ; même vaincus dans la joute, ils demeureront sur leurs positions (2). Ce sont des êtres qu'on ne saurait faire accoucher.

naît au disciple de se taire. En outre Callias reçoit, et c'est le devoir du maître de maison de laisser parler ses hôtes.

(l)Sur Ja conception platonicienne de l'histoire, voir E. Weerts, Plato und der Heraklitismus, Leipzig, 1931, et G. Rohr, Plalos Stellung zur Geschichte, Berlin, 1932.

(2) C'est ainsi que dans le Gorgias la lutte ardente est soutenue, non par

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La joute dialectique ne ressemble pas, en effet, à une de nos discussions modernes où deux thèses contraires font valoir également leurs droits à l'existence. Nous la comparerions plutôt à une leçon donnée par un maître intelligent dans une classe du degré secondaire. Elle implique une collaboration constante. Toute persuasion, toute intimidation en sont rigoureusement bannies. Voilà pourquoi le cas dialectique privilégié est celui où un jeune homme propose à Socrate une théorie qui lui paraît séduisante, mais à laquelle il est moins attaché qu'à la vérité. Un point de départ est ainsi donné, qui ne compromet en rien la liberté des chercheurs. Tel est précisément le cas du PJiëdon.

Il apparaît, en effet, dès le début de l'entretien, que Simmias et Cébès ne s'opposent à Socrate que dans l'espoir d'une réfutation. Ils ne font pas corps avec leurs thèses. La première objection de Gébès, le plus sceptique des deux, est présentée par lui comme une opinion courante dont il se désolidarise d'avance (70 a sqq.). C'est lui qui, se rangeant ensuite aux côtés de Socrate, expose à Simmias la théorie de la réminiscence. La collaboration avec Socrate est donc parfaite (1)·

Cette collaboration eût-elle été possible avec le couple Anti- sthène-Euclide ? Certainement pas. Non seulement les idées de ces deux penseurs, telles qu'elles se révéleront par la suite, sont incompatibles avec celles que Platon entendait exposer par la bouche de Socrate, mais encore ils ne sont plus eux- mêmes dans l'état d'ignorance et d'ingénuité nécessaire. Habi-

tre sophiste, qui demeure à l'arrière-plan, mais par deux de ses disciples qui se jettent à corps perdu dans la bataille et s'instruisent à sa place; de même dans le Philèbe c'est Protarque qui combat; son maître reste en seconde ligne, grave et surtout inébranlé. Dans le Protagoras, il est vrai, le maître intervient directement, mais ce n'est pas sans faire courir de sérieux risques à la discussion, qui n'aboutit en fin de compte qu'à une interversion des positions initiales.

(1) Le Phédon offre à cet égard de grandes analogies avec la République où l'on retrouve un couple de jeunes chercheurs très attachés à Socrate. Dans l'un et l'autre dialogue il se produit une pause à la suite d'un long développement présenté par les jeunes gens, qui se murmurent alors quelque chose à l'oreille {Phédon 84 c sqq., Rép. 449 b). Argument très fort contre l'historicité matérielle.

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tués fidèles du cercle socratique, ils no pourraient qu'acquiescer aux dires du maître ou s'opposer franchement à lui. On objectera peut-être que Polos et Galliclès dans le Gorgias, Thrasy- maque dans le premier livre de la République, soutiennent leur point de vue contre Socrate avec un acharnement redoutable. 11 est vrai, mais, pour cette même raison, la discussion qui en résulte présente un caractère tumultueux, violent, heurté, qui était d'avance exclu du Phèdon. On ne voit pas Socrate ironiser ou se battre contre des amis venus l'assister dans ses derniers instants. Non seulement l'indécence d'une telle scène serait choquante, mais encore cette discussion manquerait à nous conduire par une pente naturelle et douce vers cet argument dernier qui est la mort même de Socrate. En fait, la préoccupation dominante du philosophe durant tout l'entretien sera de sauvegarder l'atmosphère, de créer une ambiance d'intimité confiante et joyeuse.

Il nous paraît ainsi démontré que Platon ne pouvait choisir comme interlocuteurs du Phédon

1) ni des vieillards, car la vieillesse est impropre à la dialectique (1);

2) ni des hommes impulsifs ou fanatiques, comme Polos, Galliclès et Thrasymaque;

3) ni des adversaires trop bien renseignés, tels qu'Antisthène

(1) II est significatif qu'aucun vieillard ne participe chez Platon à une discussion proprement dite. Le long entretien des Lois, qui paraît faire exception, n'est pas en fait dialectique ; c'est un exposé suivi, et il est à noter que chaque fois que cet exposé fait place à un intermède de pure dialectique, les vieillards abandonnent : ils cèdent leur place soit à un jeune homme supposé (890 b-903 b), soit aux dieux (661 e), soit à un législateur fictif (718 c sqq.), soit à l'interlocuteur lui-même qui, pour les entraîner, joue à lui seul les deux rôles (895 a). Dans tous les cas il s'agit de rajeunir ceux que leur âge rend impropre a l'effort inductif. Pour la même raison, le loquace et charmant Céphale de la République se lève et s'en va dès que Socrate lui pose une question proprement dialectique ; aussitôt alors la vraie discussion commence. Si Céphale était resté, ce n'est pas la République, mais les Lois que Platon aurait été forcé d'écrire. Le cas du Parménide n'infirme en rien la règle, car le vieil Eléate ne répond pas, mais interroge ; en revanche Socrate qui, pour une fois joue le rôle de répondant, se trouve alors miraculeusement rajeuni. Tant il est vrai que l'accouchement dialectique est le propre des jeunes.

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et Euclide, car le choix de ces personnages l'aurait obligé soit à renoncer à la démarche qu'il s'était proposée — et qui était la seule raison d'être du Phédon — , soit à faire jouer à ces interlocuteurs le même rôle qu'à Simmias et Cébès, c'est-à-dire à commettre une erreur historique beaucoup plus grave que celle qu'on lui reproche.

Il suffit donc d'invoquer des arguments d'ordre dialectique pour expliquer la distribution des rôles adoptée dans le Phédon.

Xanthippe (59 e).

On sait qu'au moment où les disciples entrent dans la prison qui, notons-le bien, ne s'était pas ouverte pour eux, ils trouvent Xanthippe « assise près de son mari ». Socrate a donc reçu sa femme seule et l'attitude des époux laisse à penser que l'entretien fut empreint d'affection. Lorsqu'elle aperçoit les nouveaux venus, Xanthippe pousse un cri « tout à fait dans le genre habituel aux femmes : Voici la dernière fois que tu t'entretiendras avec tes amis et eux avec toi ! » Socrate demande alors à Griton de la faire reconduire et, tandis qu'elle hurle et se frappe la poitrine, on l'emmène chez elle.

Quel est le sens de cet intermède, aussi bref que pathétique? Notons d'abord que Xanthippe avait gardé son calme jusqu'à la venue des disciples. Son désespoir éclate à l'idée de l'entretien qui va s'ouvrir. 11 a par là une signification dialectique. Les mots qu'elle prononce révèlent-ils une àme exceptionnelle? Au contraire. Ce sont ceux que les femmes ont coutume de proférer dans des occasions semblables. Xanthippe représente donc la femme envisagée du point de vue de la dialectique.

En quoi son attitude tranche-t-elle sur celle des philosophes? Par son entière soumission aux agents affectifs et aux considérations temporelles. Tout en Socrate tend à démontrer que la discussion présente est semblable aux autres et que l'imminence de la mort ne change rien. La vérité d'un logos, affir-

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mait-il déjà dans le Criton, ne doit rien aux circonstances. Xanthippe en s'écriant : « Voilà la dernière fois que.... » introduit donc le facteur chronologique qu'il convenait d'écarter ; elle fait intervenir une raison d'actualité qui est extra-dialectique. Et cette intervention est d'autant plus dangereuse qu'elle s'accompagne d'une affliction plus démonstrative. Socrate ne cessera de lutter, au cours de la discussion, contre l'attendrissement de ses amis, contre cette « faute de mesure » que constituent les pleurs (117 d). A ses moindres propos, il saura donner un tour enjoué et plaisant. Grâce à lui, dès que Xanthippe est sortie, l'atmosphère change, devient sereine. Un tel miracle ne se serait jamais produit en sa présence; elle eût encouragé le désespoir, brisé l'élan de la raison. Xanthippe est jalouse de la dialectique et du bonheur qu'y trouve Socrate. On croit l'entendre s'écrier, comme Pauline :

« Tu me quittes, ingrat, et le fais avec joie. »

Que ne donnerait-elle pas pour que le philosophe s'attendrisse, pour pouvoir dire, triomphante :

« Mais courage, il s'émeut, je vois couler ses larmes. »

Aussi Socrate éloigne-t-il brusquement ce principe de désordre. Le Timée, où se trouve minutieusement décrite l'organisation intérieure de ce petit monde qu'est l'homme, nous renseigne sur le danger qu'il y a à laisser la partie affective de nous-mêmes l'emporter sur la partie raisonnable. La République fait une démonstration identique relativement à l'âme sociale. Xanthippe est donc écartée pour des raisons identiques à celles qui entraînent le bannissement des poètes tragiques et des joueurs de flûtes : elle est cause d'un bouleversement. On pourrait la comparer au cheval noir de l'attelage décrit dans le Phèdre.

Ce n'est donc ni de sa vie ni deson cœur que Socrate bannit Xanthippe, mais de la discussion dialectique. Il en use envers elle comme à l'égard d'Antisthène et dEuclide. Car il s'agit avant tout d'assurer l'essor de l'âme raisonnable.

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L'instant d'après, comme Griton, parlant au nom de l'esclave, le prie de causer le moins possible, de peur de contrecarrer en s'échauffant l'action du poison, Socrate écarte l'objection avec la même brusquerie : « Qu'on s'arrange pour m'en faire boire deux ou trois fois », dit-il. Et la discussion se poursuit (63 d). Il s'agit là de nouveau d'une exigence inférieure qui prétend s'imposer. Dans ces cas Socrate ne badine jamais. Et il renvoie le serviteur à son poison, comme il avait renvoyé Xanthippe à ses cris et à ses larmes. Ainsi se trouve réalisée cette prescription solennelle : « L'âme raisonne le mieux lorsqu'elle n'est troublée par aucune impression, ni par l'ouïe, ni par la vue, ni par le plaisir et quand, rendue autant que possible à elle-même, elle congédie le corps, se dégage de toute relation et de tout contact avec lui, pour ne viser qu'à ce qui existe d'une véritable existence (65 c) ».

Derniers préparatifs de l'enquête.

Immédiatement après le départ de Xanthippe, Socrate, assis sur son lit et se frottant la jambe, exprime le merveilleux rapport de succession qui unit chez l'homme le plaisir à la douleur. La mention qu'il fait du nom d'Ésope provoque dans l'esprit de Gébès une association d'idées inattendue ; et c'est le début d'un court intermède où Socrate nous apprend les raisons qui ont fait de lui un poète. Il termine en saluant son confrère Evènos et en le priant, s'il est sage, de le suivre au plus vite. Sur ces derniers mots, Simmias entre brusquement en scène : « Je connais assez Evènos, dit-il, pour savoir qu'il ne mettra aucune bonne volonté à suivre ton conseil, » — « II le suivra, répond Socrate, s'il est philosophe ; toutefois il n'ira pas jusqu'au suicide, car c'est, dit-on, chose qui n'est pas permise. » Sur ce, Socrate laisse tomber à terre ses jambes et c'est dans cette position qu'il poursuit l'entretien jusqu'à la lin.

Nous nous bornerons à dégager de ce passage les constatations suivantes :

HEU, U1I, 1940, no 249. t

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C'est par l'intervention de Cébès et de Simmias que l'entretien commence et c'est grâce à leur concours qu'il se poursuivra jusqu'au bout. Contrairement au Banquet ou à la République, le Phédon introduit d'emblée les acteurs principaux pour ne plus s'en séparer. Rien n'empêchait cependant Platon de donner d'abord la parole à quelque autre disciple; la variété de l'ensemble y eût gagné. Sans doute l'unité y eût-elle perdu tout autant et est-ce à cette unité que Platon tenait avant tout. Quoi qu'il en soit nous ne devrons jamais oublier que la succession des preuves, raisonnements et arguments pour ou contre l'immortalité de l'âme, constitue une démarche unique dont nous pourrons tenter de dessiner la courbe sans que des corrections d'ordre psychologique nous soient imposées, comme c'est le cas dans d'autres dialogues.

Nous poserons donc comme admise l'unité du Phédon. Quel que soit le sujet logique de l'œuvre — et rien n'est plus difficile que de déterminer un tel sujet dans un dialogue de Platon — la matière dialectique ou maieutique est une, et nous y entrons d'emblée ; toute recherche étant un mouvement de l'âme individuelle, le Phédon nous associe à ce mouvement dans l'âme de Cébès et. de Simmias, et d'eux seuls; unité parfaite, puisque ces deux jeunes gens forment une paire inséparable. Le dialogue comporte donc une démarche cohérente et continue.

L'entrée en scène de Cébès, puis de Simmias, apparaît comme purement fortuite. Le premier prend la parole parce que le nom d'Ésope lui rappelle celui d'Evènos ; le second parce que, connaissant Evènos, il peut affirmer à Socrate que le poète ne suivra pas son conseil. Rien dans tout cela qui se rattache de près ou de loin à une discussion sur l'immortalité de l'âme ou qui nous incite à croire que les jeunes Thébains avaient soit préparé l'entretien, soit reçu mission de leurs compagnons, réunis dès Faube, de parler en leur nom. A ne juger du dialogue que de l'extérieur, c'est à la mention fortuite du nom d'Esope par Socrate que nous devons l'intervention de Cébès et de Simmias et, partant, toute la discussion. Socrate lui-même le constate.

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II convient particulièrement à un homme qui va mourir, dit- il, d'entreprendre une recherche sur la mort, et il ajoute : « Que pourrions-nous d'ailleurs faire d'autre de celte heure-ci au coucher du soleil (61 e) ? ». Le problème lui paraît ainsi tout à fait neuf, et ce qui en justifie l'examen, c'est la simple constatation qu'on n'a rien d'autre à faire, en d'autres termes qu'on n'est lié par aucune ασγολία (1). Ainsi cette enquête dialectique, qui avait motivé réloignement de Xanthippe et le refus d'obéir à l'esclave chargé d'administrer le poison, se présente maintenant comme un simple passe-temps. On ne saurait nous faire comprendre plus clairement que la philosophie est une disponibilité (τγολή), et que la première condition qu'elle pose est une totale liberté vis-à-vis des contingences matérielles ; en outre, que le sujet de l'entretien importe beaucoup moins que le fait môme de s'entretenir; l'essentiel est d'être curieux, de partir et de persévérer.

Les premiers mots de Socrate (60 h) introduisent sous une forme badine une question très importante, celle du plaisir et de la douleur. Cette question, longuement débattue ailleurs (Protagoras, Gorgias, Phiièbe), est soudainement abandonnée au profit de celle du suicide — indice que Socrate, lui non plus, n'avait rien préparé ou qu'il escomptait une discussion sur le plaisir et la douleur. Mais, en vrai dialecticien, il s'ajuste aussitôt à l'interlocuteur et abandonne sa première idée. Où se trouve la transition entre les deux questions? Platon nous l'indique de façon charmante : la question du plaisir et de la douleur était liée à une position et à un geste précis de Socrate : accroupi sur son lit, il se frottait la jambe. Au moment où surgit le problème nouveau, Socrale « laisse tomber sa jambe à terre » (61). En fait, c'est le problème qu'il laisse tomber. Nous pouvons dire qu'à ce moment précis la discussion du Phédon commence (2).

(1) Cf. Phédon 58 d. Théëlete 143 a b. République 3SS a. Banquet 173 b. (2) 11 se peut que la question du plaisir et de la douleur serve à préparer le

lecteur à la première preuve de l'immortalité de l'âme par la succession des contraires. Mais aucun lien explicite ne relie entre eux ces deux passages.

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L'enquête dialectique.

1) Les grandes articulations.

La discussion du Phédon forme un tout riche et complexe que Socrate définit d'avance et de façon parfaite en disant qu'elle consiste à « faire à la fois l'examen rationnel et le récit mythique de ce qui concerne notre voyage dans l'au-delà (61 e). »

Sur le nombre et la valeur des « preuves » que cette démarche comporte on est loin de s'entendre. Olympiodore et quelques modernes en reconnaissent cinq ; Tiedemann et Archer-Hind en comptent trois, ïeichmûller quatre, Wyttenbach sept. Pour Rodier c'est l'avant dernier de ces arguments qui est déterminant, car il introduit la justification transcendante de l'Idée ; le dernier n'est qu'un « corollaire » (1) ; d'après Guéroult, au contraire, c'est le dernier argument qui sert de clef de voûte à toute la démonstration, car il est le seul qui transcende le plan de l'opinion pour nous hausser à celui de l'intellection pure (2).

Pour voir clair dans cette question, il convient de revenir au point où nous nous étions arrêtés et de suivre les dialecticiens dans leur enquête, en nous engageant à respecter les divisions, coupures, charnières marquées par l'auteur, de peur de substituer à l'ordre des idées tel que Platon Ta conçu celui qu'un esprit moderne, tributaire de Descartes, imagine instinctivement.

Car, si le Phédon est psychologiquement un, cette unité n'en est pas moins faite d'éléments articulés les uns aux autres, les arguments ou λόγοι.. C'est d'eux qu'il faut partir sous peine de méconnaître entièrement les intentions de Platon.

(1) G. Rodier, Les preuves de V immortalité d'après le Phédon. Année philosophique, 1907, p. 38-53.

(2) M. Guéroult, La méditation de Famé sur Vâme dans le Phédon. Revue de métaphysique et de morale, 1926, p. 469-491. Dans son Platon (Paris 1933) M. Robin consacre un chapitre à ce sujet. : Le monde, Vâme et la divinité (ch. V) et fait une analyse des arguments du Phédon.

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Entre le moment où Socrate pose sa jambe à terre et celui où il se lèvera pour aller se laver, j'ai compté onze arguments distincts, plus le mythe final. Ces arguments sont parfois subordonnés les uns aux autres, voire encadrés les uns dans les autres, en sorte qu'ils se ramènent à six principaux.

Les deux premiers ont pour point de départ commun une question de Cébès : N'y a-t-il pas contradiction entre la condamnation du suicide et le désir de mourir? Socrate démontre aussitôt que le suicide est une désobéissance de l'homme à Dieu, puis il développe ce qu'il appelle sa défense, en présentant la mort sous l'aspect d'une libération spirituelle (61 d- 69 e).

Et si l'âme meurt avec le corps? objecte aussitôt Cébès. Ainsi surgit un troisième argument, qui sera tripartite. On examinera d'abord la question de façon « mythique », par le fameux raisonnement des contraires, puis sous un angle plus rationnel, par la théorie de la réminiscence (72 e) ; ainsi se trouve démontrée la préexistence de l'âme. Pour prouver la survivance, il suffira de joindre les deux thèses (77 d). Aussitôt la réponse apparaîtra: l'âme survit au corps.

Mais cette âme est-elle pour autant incorruptible? Un nouveau problème se pose donc. Il fournira la matière d'un quatrième argument qui s'emploiera à démontrer, par l'analogie unissant les réalités éternelles et immuables à l'âme humaine, que celle-ci est indissoluble (78 b-84 b).

Mais les deux jeunes gens conservent des doutes et se font scrupule de poursuivre l'entretien. Socrate les encourage par l'admirable apologue du chant du cygne. Simmias et Cébès exposent alors l'un après l'autre l'objection majeure qui les arrête.

Pour Simmias l'âme est au corps ce que l'harmonie est à la lyre, à savoir une vibration qui disparaît avant l'instrument qui l'a produite (85c-86 d). Pour Cébès, au contraire, l'âme survit au corps, mais elle finit elle aussi par s'user et mourir après des réincarnations successives,

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Ces objections sont suivies d'un profond malaise. Les disciples se sentent « rejetés dans leur inquiétude » (88 c). C'est à ce moment qu'Echécrate fait sa première irruption dans le récit de Phédon.

Socrate encourage à nouveau ses amis en les mettant en garde contre la « misologie» (89 d-91 c). Puis il entreprend la réfutation qu'on attend de lui. Un point semble acquis, dit-il, c'est que l'âme est à la fois supérieure et préexistante au corps en vertu de l'argument de la réminiscence, qui garde ici toute sa force. Dans ces conditions, ajoute-t-il en se tournant vers Sim- mias, elle ne saurait consister en une harmonie, et cela pour trois raisons : elle n'est pas une simple résultante de facteurs corporels (92 a-e), il y a des âmes bonnes et des âmes vicieuses (93 a-94 b), Tame est capable de s'opposer au corps et de lui commander (94 b-94 e). Ainsi se termine le cinquième argument, qui s'appuie, comme on le voit, sur une hypothèse antérieurement admise.

Reste l'objection de Cébès. Il s'agit de démontrer que l'âme est inusable, indestructible, et que la confiance de l'homme en la mort n'est pas illusoire. Le problème de l'immortalité proprement dite apparaît.

Pour le résoudre, Socrate tentera d'établir une liaison nécessaire entre les Essences éternelles et l'âme. Il fait d'abord un long récit de son évolution philosophique. Séduit dans sa jeunesse par les interprétations physiques du problème de la causalité, il n'a pas tardé à s'en détacher pour adopter avec enthousiasme l'explication spiritualiste d'Anaxagore. Mais, nouvelle déception : cet Esprit que le penseur de Clazomènes pose comme cause première, n'est en réalité qu'un nom; il ne joue aucun rôle effectif dans le système. La vérité apparaît enfin à Socrate le jour où l'Idée-cause s'impose à lui. L'intervention de cette Idée se traduit sur le terrain logique par des exigences méthodiques rigoureuses, dont le bref exposé arrache à Echécrate une nouvelle exclamation (102 a).

Cette Idée, posée en tant que principe, nous révèle aussitôt

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une particularité de sa nature : elle n'est jamais compatible avec son propre contraire. La Grandeur ne composera jamais avec la Petitesse ; Tune des deux devra céder la place à l'autre ou cesser d'exister (102 e).

A ce moment un petit coup de théâtre se produit par l'entrée en scène d'un nouveau personnage. Qui était-ce ? « Je n'en ai pas de souvenir bien précis », dit Phédon. En d'autres termes, il a un nom sur les lèvres, mais préfère ne pas le livrer. Get impétueux anonyme dénonce une apparente contradiction entre le premier argument des contraires et celui qu'on vient d'énoncer. Socrate, se tournant alors du côté d'où la voix est venue : « Avec quelle énergie, dit-il, tu nous remets la chose en mémoire ! » Énergie, certes, mais non sagesse, car l'inconséquence n'est qu'illusoire. « Est-ce que par hasard l'objection t'aurait troublé ? » demande-t-il à Gébès. « Pas le moins du monde », répond celui-ci.

La clef dialectique de ce mystérieux intermède se trouve dans l'adverbe άνδρικώς (103 a) par lequel Socrate qualifie l'objection de l'anonyme. Que ce mot soit employé ironiquement ou non, il est certain qu'il exprime la vigueur et la décision de celui qui vient de parler (cf. Rép. 454 b, Lois 752 b). Lorsque ces qualités sont dominées par l'intelligence, elles méritent les plus grands éloges ; mais, réduites à elles-mêmes, elles ne sauraient suffire (1). Or, dans le cas présentai n'est pas douteux que l'interlocuteur a manqué de llair. Son objection est de celles que seul un esprit prompt, mais insuffisamment délié, pouvait faire, de celles que Simmias ou Cébès n'eussent jamais faites. Elle nous ramène brusquement sur le plan de l'âme impulsive. Aussi fait-elle l'objet d'une réfutation expéditive. Et l'on remonte, avec Gébès, au palier de l'âme raisonnable. (2)

ques

(1) Cf. Théétete 144 ab, Sophiste 307 a-c. (2) Ainsi se manifeste une fois de plus la répugnance de Platon pour les atta

rdes directes. S'il était le violent polémiste qu'on imagine parfois, il n'aurait pas manqué de nommer celui qui se rend coupable, en un moment si grave, d'une aussi sotte intervention. Mais le palier de la polémique était dépassé depuis longtemps. A mesure que les notions générales se précisent, les questions de personnes s'évanouissent.

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Est-ce à dire que l'exclusion réciproque des contraires soit limitée aux Idées ? Non, certaines substances y participent aussi. Ainsi la neige matérielle est incompatible avec le Chaud en soi, car elle est liée par un lien nécessaire au Froid, contraire du Chaud. Or l'âme est liée par un lien semblable à la Vie. Elle ne peut donc recevoir la mort ; elle est immortelle.

Ainsi s'achève le sixième et dernier argument. Cébès se déclare convaincu et satisfait (107 a). Simmias, mal

gré sa pleine confiance dans la dialectique (τα λεγόμενα), garde quelque méfiance à l'égard des résultats obtenus (τα είοημένα). Ce ne sont pas seulement les résultats, déclare Socrate, mais les thèses fondamentales dont ils dépendent qui méritent un nouvel examen, même si elles vous suffisent. Toutefois il ne faut pas vouloir atteindre à une précision plus grande que ne le permet l'humaine nature.

L'âme étant immortelle, il faut se préocuper d'elle non seulement pour le temps de la vie terrestre, mais pour l'éternité. Cette dernière remarque conduit naturellement à une description de cette vie dans l'au-delà dont on s'est efforcé de prouver l'existence. Ainsi s'explique le mythe de la destinée des âmes qu'aucune transition ne sépare de ce qui précède.

2) Le choix d'une méthode.

Après avoir découpé la discussion « selon ses articulations naturelles », comme font les bons cuisiniers {Phèdre 265 e), il nous reste à pénétrer à l'intérieur de chacun des éléments de la démonstration, non pour en critiquer le contenu, mais pour en dégager la méthode.

Platon va lui-même nous donner une clef, sous la forme du bref intermède qui occupe la page 101 d-e. Les considérations qui s'y trouvent développées offrent de grandes analogies avec certains passages d'autres dialogues, mais elles apparaissent néanmoins comme étroitement ajustées à l'œuvre dont elles font partie. Elles sont l'explication particu-

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lière d'un procédé de recherche dont le Phédon est l'illustration particulière. Voyons d'abord, de façon tout à fait générale, comment la question se présente.

Tout argument, tout logos platonicien a un point de départ et un point d'arrivée qu'il importe grandement de ne pas brouiller [Phèdre 264 a-e), tâche assez difficile car, un logos n'étant jamais isolé, chaque point de dépari coïncide avec un point d'arrivée et réciproquement.

Dans les premiers dialogues, où l'ironie joue un grand rôle, le premier argument est souvent précédé d'un assez long- préambule qui a pour effet de disposer l'interlocuteur à l'enquête qui va s'ouvrir. Cette précaution subsiste d'ailleurs en l'absence de toute ironie; ainsi, dans les Lois, l'esprit ost mis dans un état de consentement préalable par des prologues ou préludes appropriés.

Les interlocuteurs du Phédon ont un tel désir de discuter avec Socrate que Ton ne trouve au début ni préambule ironique, ni prélude exhortatif. Nous entrons d'emblée dans le vif de l'action. Mais, par la suite, l'ardeur de Simmias et Cébès cédera devant des scrupules d'ordre moral. Aussitôt les préambules interviendront : apologue du chant du cygne, digression sur la misologie, qui auront pour but et pour effet de ranimer l'élan qui soutenait jusqu'alors les disciples.

Les arguments eux-mêmes, tels qu'on les rencontre dans les dialogues, se ramènent, sous l'infinie variété qui les caractérise, à un type assez simple dont nous allons indiquer les trois modalités essentielles.

L'enquête peut s'ouvrir sur une question vague et affirmative posée par Socrate, et que nous appellerons la question Quid. «Qu'est-ce, selon toi, que la sagesse?» demande, par exemple le dialecticien. Le disciple répond aussitôt par une définition et, si celle-ci ne présente quelque vice rédhibitoire, on entreprend de la discuter. Or il arrive toujours un moment, au cours de cet examen, où Socrate pose une autre question, d'un ordre entièrement nouveau et qui fait intervenir un jugement sur le

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bien, le beau, le juste, les dieux, etc., question qui, sous la multiplicité de ses formes possibles, tend toujours à introduire une déclaration affirmative relativement à l'objet considéré; nous l'appellerons la question Nonne ; par exemple : « La sagesse n'est-elle pas bonne ? » Le disciple ne peut répondre à cette question que par un oui (1). La discussion suit alors son cours et aboutit au rejet de la définition proposée au début par le disciple. Le schéma général est le suivant :

Socrale : Qu'est-ce selon toi que la sagesse? Le disciple : La sagesse est ceci. Socrate : Mais la sagesse n'est-elle pas bonne (ou belle, ou

aimée des dieux)? Le disciple : Oui. Socrate : Dans ces conditions, la sagesse n'est pas ce que tu

crois. On distingue immédiatement dans ce logos deux points de

départ : le premier, qui est logique et psychologique, consiste dans une définition proposée par le disciple ; le second, qui est métaphysique, coïncide avec une affirmation de principe.

D'autres arguments débutent par une déclaration émanant, non du disciple, mais de Socrate lui-même. C'est ainsi que dans le Criton le philosophe proclame tacitement, mais clairement, sa volonté de mourir en prison. Griton s'efforce de l'en dissuader au cours d'un entretien qui voit surgir l'affirmation métaphysique (47 a, 48 b, 49 ab) ; Criton ne peut écarter ce principe et le logos se termine par l'adoption de la thèse socratique. Le schéma est:

Socrate : Tel est mon point de vue. Le disciple : Je ne suis pas d'accord avec toi. Socrate : N'y a-t-il pas une chose qui est le bien? Le disciple : Oui. Socrate : Dès lors c'est moi qui ai raison.

(1) Si le disciple répond de façon négative ou équivalente à une négation, Socrate pose à nouveau la question sous une forme différente. Voir notre Question platonicienne, p. 100-103,

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Ces deux démarches ne se distinguent l'une de l'autre que par te point de départ et le point d'arrivée, qui se commandent réciproquement. La conclusion est négative quand elle correspond à une déclaration liminaire du disciple, affirmative quand elle correspond à une déclaration liminaire de Socrate,

II est enfin des arguments qui débutent par une question que se posent ensemble Socrate et le disciple; la conclusion introduit alors une définition valable. Ainsi, dans le Sophiste et le Politique, on cherche à déterminer la nature du tisserand, du pécheur, du sophiste, de l'homme d'Etat et Ton s'arrête finalement sur une définition rationnelle de la réalité étudiée. Schéma :

Socrate : Voyons ensemble ce que c'est que le sophiste. Le disciple : Volontiers. Socrate : N'y a-t-il pas une chose qui est l'Etre et une autre

qui est le Non-Etre ? Le disciple : Oui. Socrate : Donc le sophiste se définit comme suit. Ce dernier logos, qui débute par l'ignorance et finit par une

définition, est le renversement du premier, qui commençait par une définition et s'achevait sur un aveu d'ignorance.

Quel que soit le type envisagé, les deux points de départ se retrouvent toujours ; l'un coïncide avec le début de l'argument, l'autre apparaît en cours de route.

Si, nous tournant maintenant vers Platon lui-même, nous cherchons des éclaircissements dans les théories qu'il développe sur sa propre méthode, nous constaterons aussitôt que la même dualité réapparaît.

Une première indication nous est fournie par le Ménon (86 d-87 c). Comment faire, se demande Socrate, pour découvrir la qualité d'une chose dont on ignore la nature ? Et il répond : II faut supposer cette nature connue et raisonner en partant de cette hypothèse, comme font les géomètres; ainsi l'on atteindra la qualité cherchée. Pour savoir, par exemple, si la vertu peut s'enseigner, tout en ignorant en quoi elle con-

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siste, j'affirmerai hypothétiquement que la vertu est une science ; d'où je conclurai que la vertu s'enseigne.

On voit que Socrate distingue ici entre une qualité de la vertu, qui constitue le sujet logique de la recherche, c'est-à- dire le point d'où l'on part et celui où l'on tend, et l'essence métaphysique de la vertu, qui apparaît comme un second sujet, à la fois nécessaire et hypothétique. Il nous apprend en outre que la démarche qui va de l'hypothèse à la conclusion est proprement géométrique.

L'application que Platon fait de ces théories dans le même dialogue n'est pas moins instructive ; elle nous révèle tout d'abord que la dualité dialectique correspond à une dualité de personnes : Ménon est lié au sujet logique, Socrate au sujet métaphysique. Le premier désire en effet qu'on examine si la vertu peut s'enseigner; c'est à la qualité qu'il s'intéresse; le second, au contraire, brûle de savoir quelle est l'essence de la vertu (86 d). Qu'en résultera-t-il ? Un conflit? Non, un compromis : Socrate acceptera de poursuivre la qualité; mais il obtiendra de Ménon qu'il consente à examiner d'abord, en passant et sous une forme hypothétique, la question de l'essence. Ainsi chacun y mettra du sien : on tendra au but logique en faisant un détour par le but métaphysique. Cette double concession se traduit sur le plan grammatical par la répétition du même verbe συγχωρεί (86 de).

Ce compromis ne signifie pas qu'on prenne en quelque sorte la résultante des désirs exprimés par les deux adversaires ; la ligne n'est pas diagonale, mais brisée. Parti du sujet proposé par Ménon, on saute à l'hypothèse socratique, d'où l'on reviendra au sujet. Il importe encore une fois de noter que ce détour est une faveur que Socrate demande à son ami. — Schéma :

Hypothèse

Sujet | """"-o*^^^ Sujei (conclusion),

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LA COMPOSITION DU « PHÉDON » 29

Si nous passons maintenant à la République, nous y trouvons la même théorie, mais enrichie et précisée. On connaît le parallélisme que Platon établit, à la fin du livre VI, entre le domaine intelligible et le domaine sensible, représentés par une ligne partagée en deux segments ; chacun de ces segments se divise à son tour en deux sections : l'une comprend des images, l'autre des originaux. En lout quatre divisions, que l'on peut grouper dans Tordre hiérarchique suivant :

1) Images des corps visibles (reflets, peintures, etc.). 2) Corps visibles (modèles des précédentes). 3) Images des êtres intelligibles, ou ligures géométriques

^modèles des précédents). 4) Etres intelligibles, ou Idées (modèles des précédentes). Les réalités de chaque section servent de principe hypothé

tique à l'égard des réalités de la section immédiatement inférieure. Soit, par exemple, le retlet d'un corps dans l'eau : l'âme qui désire « rendre compte » de ce retlet, ne pourra y parvenir qu'en cessant de le considérer comme une donnée première, en lui attribuant sa valeur réelle d'image et en supposant, au dessus de lui, l'existence d'un modèle; c'est de ce modèle, élevé au rang de principe, qu'elle redescendra à la chose pour la situer et la définir.

Si l'àme désire maintenant rendre compte du modèle lui- même, il lui faudra renouveler à son égard la démarche précédente ; en d'autres termes, elle devra se détacher de lui, le juger en tant qu'image, se hausser à un original nouveau et redescendre ensuite à son point de départ ; l'original sera constitué dans ce cas par un symbole mathématique ou une figure géométrique.

iMais, au dessus des symboles et figures, se trouvent les Essences pures. Il sera donc possible de faire une troisième tentative, en considérant le symbole comme une image et en cherchant dans l'Etre vrai le principe qui permette d'en rendre compte. Cette dernière démarche sera identique aux précédentes, avec cette différence qu'elle s'effectuera dans Tabs-

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traction pure, sans le secours d'aucune représentation sensible. Mais dans tous les cas la courbe suivie est la même.

Comment expliquer alors que Platon puisse établir une opposition nette entre la méthode géométrique, descendante et progressive, et la méthode dialectique, ascendante et régressive (511 b. 533 c d)? C'est que, si l'itinéraire est toujours le même — à des degrés hiérarchiques différents — la signification des étapes qui le constituent diffère dans les deux cas. L'essentiel, pour le géomètre, c'est, une hypothèse étant posée, de s'acheminer à une conclusion valable ; il ne monte à l'Essence que pour redescendre aussitôt à la qualité (510 c d) ; s'il affirme : La vertu est une science, c'est uniquement en vue de conclure : Donc elle peut s'enseigner Et cette conclusion le satisfait pleinement.

Le dialecticien pose également une hypothèse. Mais, jugeant celle-ci pour ce qu'elle est, il n'aspire qu'à la dépasser ; l'acheminement vers une conclusion particulière, à supposer qu'il l'effectue, n'est pour lui qu'une démarche secondaire ; il ne descendra que pour remonter aussitôt. Semblable au géomètre, il affirme hypothétiquement : La vertu est une science, et conclut : Donc elle peut s'enseigner ; mais, loin d'être alors satisfait, il éprouve aussitôt l'invincible besoin de vérifier l'hypothèse en remontant au delà ; et il multipliera ces ascensions jusqu'à l'appréhension du dernier Principe, qui est le Bien.

Donc, s'il est vrai que dans les deux cas on tend à une conclusion : επί τελευτήν (510 b, 51 i b), la valeur de celle-ci n'est cependant pas la même aux yeux du géomètre et du dialecticien ; le premier, où nous reconnaissons notre ami Ménon, a hâte de définir l'objet particulier qu'il poursuit ; incapable et peu soucieux de vérifier l'hypothèse, il sait, en revanche, enchaîner des arguments jusqu'à une fin logique ; il va de soi que cette fin ne vaudra jamais que ce que valait l'hypothèse; car « si l'on prend pour principe une chose que l'on ne connaît pas et que les conclusions et les propositions intermé-

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diaires soient tissues d'inconnus, on peut bien mettre tout cela d'accord, mais on n'en fera jamais une science » (533 c). Le dialecticien tend lui aussi à une définition, mais il sent qu'il est vain de vouloir l'atteindre sans avoir préalablement saisi le principe premier dont elle dépend, et c'est ce principe qui représente pour lui la fin véritable ; car il importe de connaître l'essence plutôt que la qualité; voilà pourquoi la dialectique, qui comporte les démarches montante et descendante, est présentée de préférence sous son aspect ascensionnel et régressif (533 cd) (1).

Ainsi se précise le mécanisme de l'argumentation dialectique. Un point de départ étant donné, le disciple s'empresse de définir l'objet et, fort de cette hypothèse qu'il refuse de discuter, il s'achemine vers la conclusion; aussitôt le dialecticien intervient; son âme insatisfaite s'empare (άπτεται Rep. 511 b) d'un principe et c'est de ce nouveau point de départ qu'on descendra à la définition ; ce détour coûtera du temps, certes — d'où l'obligation de n'être lié par aucune ασχολία — , mais on y gagnera de s'être ainsi haussé au palier de l'Être et d'aboutir en fin de compte à une idée et non à une image.

Ce conflit de tempéraments et d'aspirations se trouve décrit avec autant de netteté que de magnificence dans le mythe du Phèdre. La fougueuse randonnée des deux coursiers volants débute par la poursuite d'un objet particulier sous l'impulsion du cheval noir — qu'on pourrait appeler le cheval géométrique, si ce n'était déjà lui faire trop d'honneur. Mais soudain le cocher tire sur les rênes : la vue de l'objet vient d'éveiller en lui le souvenir d'une essence pure, et il aspire maintenant à monter vers elle ; s'il parvient à persuader l'atte-

(1) On trouve dans l'Évangile un exemple inattendu de détour dialectique : interrogé par les sacrificateurs, Jésus subordonne sa réponse à la solution préalable d'une autre question plus importante. Matthieu XXJ, 23-21. La démarche géométrique ne consiste pas, comme le croit M. Lalande dans son Vocabulaire philosophique (1, p. 310), à tirer les conclusions d'une hypothèse « et à voir ensuite si cette ύπόθεσις elle-même est vraie. » Une telle méthode, qui vérifie ses principes, ne pourrait être que dialectique.

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lage, on s'élancera d'abord vers cette essence ; puis on redescendra à l'objet, et la seule différence de cette dernière démarche avec la démarche primitive, c'est qu'elle s'accomplira « avec crainte et réserve » (254 e).

Voyons maintenant comment la question se présente dans le Phédon.

La digression relative à la méthode dialectique fait immédiatement suite, dans ce dialogue, à la proclamation solennelle de l'existence des Idées ; elle en est le premier corollaire.

Le détour dialectique y apparaît d'emblée comme un pis- aller; ce caractère est même encore plus accusé que dans le Ménon : c'est à une méthode prudente et sûre à l'usage des gens incompétents que nous avons maintenant à faire, à une sorte de guide-âne (101 d). Nous voilà assez loin de la République. Autre différence : dans la République, nous venons de le voir, l'ascension constituait la démarche essentielle, et la descente apparaissait comme un complément en quelque sorte gratuit — on sait qu'il faudra recourir à des mesures législatives pour obliger les philosophes à retourner dans la caverne après leur délivrance — ; maintenant, au contraire, c'est la descente qui constitue l'acte primordial et préalable ; il importe même grandement d'observer en toute rigueur la règle de succession qui oblige l'esprit à descendre avant de monter ; le principe est tenu pour intangible tant qu'on n'en a pas dégagé toutes les conséquences (101 d).

Nous voilà donc perplexes : d'une part il semble que la conquête d'un principe conditionne toute démarche valable et que le cheminement philosophique consiste dans une ascension suivie ou non d'une descente, d'autre part il est explicitement affirmé que le premier souci du dialecticien est de descendre à une conclusion avant de remonter à une nouvelle hypothèse.

Il n'y a pas là pourtant contradiction, mais dualité de points de vue ; les deux théories s'éclairent et se complètent fort bien l'une l'autre. Chacune s'applique exactement au dialogue dont elle fait partie ; elle en est la clef.

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LA COMPOSITION DU « PHÉDON » 33

N'oublions pas, en effet, que la descente dialectique décrite dans !a République n'aboutit à une conclusion valable que si elle part d'un principe véritablement premier. Que se passera- t-il si cette condition n'est pas réalisée? Tout dépend du chercheur. S'il est géomètre, il ne mettra pas en doute un instant la rectitude de sa conclusion; convaincu, à tort, d'être parti d'un principe vrai et certain d'avoir conduit son raisonnement en toute rigueur, il sera satisfait et ne poussera pas plus loin son enquête.

Si le chercheur est philosophe, il verra dans le principe d'où il part une hypothèse provisoire: il s'acheminera néanmoins vers la conclusion, mais n'atteindra celle-ci que pour en constater aussitôt l'insuffisance ; il n'aura alors de cesse que, pourvu d'une hypothèse plus haute et plus valable, il n'ait assuré sa descente sur des prémisses plus sûres ; celles-ci se révèlent- elles encore hypothétiques, il réitérera son ascension autant de fois qu'il le faudra, perpétuellement insatisfait de la conclusion, perpétuellement en quête d'une assurance nouvelle ; à tel point que l'hypothèse, incessamment reculée, lui semblera s'engendrer elle-même, αύτο εαυτό η δη τρέφει [Lettre VII 341 d). Seule l'aperception dun principe vraiment premier saura communiquer à la conclusion, par la rigueur même de l'enchaînement discursif, une valeur définitive (1).

Tel est également le sens des considérations du Phédon, mais l'accent est ici porté sur la vérification descendante ; les hypothèses ne sont plus des « tremplins » d'où l'on saute par bonds successifs vers le principe anhypothétique,mais le point de départ de vérifications nécessaires.

(t) La voix négative du démon de Socrate n'est-elle pas identique à cette insatisfaction qui empêche le dialecticien d'accepter la τελευτή? Nul doute que Socrate ait conduit toute] sa vie en procédant des hypothèses aux conclusions ; tant que celles-ci lui paraissaient valables, il les traduisait en actes ; l'interdiction du démon l'obligeait au contraire à remettre en question les prémisses; il s'agissait là d'une véritable aporie concernant les solutions pratiques de la vie journalière, autrement dit située au terme d'une descente dialectique présupposée.

REG, LUI, 1940, n» 249. I

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34 RENÉ SCHAERER

Quoi qu'il en soit, l'argument, ou logos, se présente maintenant à nous sous trois formes possibles :

1) argument géométrique, insuffisant en fait, mais tenu pour suffisant;

2) argument dialectique préparatoire, insuffisant en fait (donc identique au précédent, encore que se passant du secours des images}, et jugé comme tel;

3) argument dialectique définitif, suffisant en fait et jugé comme tel.

Une conclusion importante en découle : tandis que la géométrie procède par arguments isolés, en raison même de la satisfaction que chacun d'eux laisse à l'esprit du chercheur, la dialectique multiplie les tentatives jusqu'à la conquête dun vrai principe. La dialectique n'est ainsi jamais finie, car l'apercep- tion du Bien sous sa forme dernière dépasse les possibilités humaines.

La démarche descendante apparaît ainsi comme une géométrie sans images et sans illusions (1). En raison de l'infinie succession des argumenls, elle peut être considérée soit comme postérieure, soit comme antérieure à l'affirmation de l'hypothèse; car, tout en vérifiant celle-ci, elle ne tend qu'à permettre l'affirmation d'une hypothèse nouvelle. La République considère cette démarche sous le premier aspect, le Phédon sous le second :

République Phédon

(1) La démarche géométrique et la descente dialectique, telles qu'elles se trouvent définies respectivement dans la République (510 de) et le Phédon (110 d) présentent entre elles d'indéniables analogies. Platon se sert des mêmes termes pour les caractériser l'une et l'autre : ôiôovat λόγον, όρμαν ; toutes deux procèdent par voie d'accords : ομολογουμένως, ξυμφωνεϊν.

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LA COMPOSITION DU « PHÉDON » 35

La combinaison de ces deux schémas compose la figure suivante :

II va de soi que l'intuition dialectique, qui saisit l'hypothèse, peut être considérée elle aussi, selon l'angle où l'on se place, comme un point de départ ou un point d'arrivée. Mais, tandis que la descente s'effectue toujours de façon linéaire, par cheminement discursif, l'ascension apparaît au contraire comme un bond par lequel l'âme saisit (άπτεται) une réalité nouvelle. La République et le Phédon s'accordent sur ce point : c'est par une intuition immédiate, par un élan mystique (ορμή) que l'âme appréhende le principe (1). Peu importe, dans~ces conditions, que cette intuition soit conçue comme une vision que l'âme a de l'Idée, ou comme un éclair qui descend de l'Idée dans l'âme [Lettre VII 341 d, Rép. 435 a). Dans tous les cas il s'agit d'une révélation ponctuelle, d'une substitution brusque de l'essence à la qualité. En ce sens, il y a rupture entre la conclusion et l'hypothèse qui la suit immédiatement, mais cette dernière est étroitement liée à la descente vérificatrice qui lui succède.

Ce n'est pas que cette intuition, que seule la réalité merveilleuse de l'amour peut expliquer, ne soit sujette à se fourvoyer. Une page du Sophiste nous apprend qu'il lui arrive de dévier (παράφορα γίγνεσθαι) et de manquer son^but (αποτύγχανε ιν). Cet échec, causé par un manque de symétrie entre l'âme et l'objet, définit l'ignorance. « Ignorer, c'est précisément le fait d'une âme qui s'élance vers la vérité et dévie dans son élan vers la raison ; ce n'est pas autre chose qu'une déraison (228 cd) ».

(1) Cf. Rép. 611 e, 506 e, Parménide 130 b, Phèdre 279 a.

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36 RENÉ SCHAERER

Par là s'explique la nécessité d'une vérification descendante, qui a pour mission de révéler

4) si l'intuition a ou non atteint l'objet visé, 2) si cet objet est hypothétique ou anhypothétique, c'est-à-

dire s'il doit être dépassé ou non par une intuition nouvelle (1). La succession des arguments se traduit donc sur le plan

métaphysique par autant d'hypothèses, qui en sont les points culminants ; comme ces hypothèses se dépassent les unes les autres, ces points dessinent une ligne montante, image de l'ascension intuitive; parvenue au principe dernier, la ligne s'infléchit et revient au palier du sujet. Le schéma ainsi obtenu représente, non plus tel argument particulier, mais la démarche dialectique complète.

Cette démarche, à la fois une et multiple, ne peut s'effectuer que si le chercheur satisfait à deux exigences contraires, s'il sait oublier et se souvenir ; d'une part, l'intervention d'une hypothèse nouvelle remet tout en question ; il importe donc de se faire à chaque étape une âme neuve; les arguments s'appuient les uns sur les autres sans que le détail matériel doive en être retenu ; d'autre part, chaque argument n'est possible que grâce à l'entraînement que représentent pour l'âme les tentatives précédentes ; toute hypothèse implique, à titre de prédicats, les hypothèses inférieures ; la dernière démarche résume les démarches antérieures; il importe que l'enquête entière forme dans l'esprit un tout cohérent, que la vision en soit synoptique. D'où l'obligation d'avoir de la mémoire.

Mais un doute subsiste : à quoi s'aperçoit-on que le principe dernier est atteint ? Platon répond à cette question dans le Phédon. Voyant que Simmias conserve des doutes sur la valeur des arguments qui ont été développés, Socrate lui dit :

(1) Cette tendance à conditionner l'intuition par une vérification descendante préalable ne fera que s'accentuer dans la suite des dialogues. Elle trouvera son expression complète dans le Parménide, où le cheminement discursif s'accomplira de façon rayonuante, pour balayer entièrement le champ du possible ; car « faute d'avoir exploré les voies en tous les sens, on ne saurait rencontrer le vrai de manière à acquérir de l'intelligence (136 de) ».

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LA COMPOSITION DC « PHÉDON )) 37

« Nos hypothèses elles aussi méritent un examen plus assuré; si vous les distinguez avec une suffisante netteté, vous pourrez suivre la marche du raisonnement dans la mesure où l'homme en est capable; mais, une fois atteinte celte vision précise, vous ne pousserez pas plus loin votre recherche (107 b). »

11 faut donc reprendre l'examen des premiers principes jusqu'à en avoir une vision aussi claire que possible. On peut en conclure :

1) que le seul indice qu'on ait d'être parvenu au but dernier consiste dans une satisfaction intérieure, dans le calme d'une conscience intellectuelle parfaitement à l'aise;

2) que ce sentiment n'enlève rien à l'insuffisance du savoir humain ; la dialectique terrestre ne conduit qu'à la plus haute des vérités qui nous soient accessibles (1).

L'opposition des points de vue de la République et du Phédort entraîne un véritable renversement des rapports dialectiques ; ainsi s'éclairent deux métaphores de ce dernier dialogue, celle de la navigation et celle de l'éclipsé, qui paraissent contredire les données de la République et gênent les interprètes soucieux d'accorder Platon avec lui-même.

i) Avant d'exposer sa thèse de l'âme harmonie, Simmias émet certaines considérations sur la méthode scientifique. Pour voir clair dans les questions difficiles, dit-il, il faut soit s'instruire ([Λαβείν), soit trouver par soi-même (εύρεΐν), soit prendre dans les λόγοι, humains ce qu'il y a de meilleur et faire sur eux, comme sur un radeau, la traversée de la vie, soit enfin, si c'est possible, cheminer avec moins de risques sur ce véhicule plus solide qu'est une révélation divine. Dans ces conditions, dit-il à Socrate, je ne me ferai pas de scrupule de t'interroger (85 c-d).

(1) En effectuant toute recherche à partir d'un principe transcendant, le dialecticien s'oblige à considérer du point de vue de Dieu l'objet qu'il poursuit; mais comme il n'est qu'un homme, il doit sans cesse se reprendre et s'amender (cf. Lettre VII, 344 b : δτι μάλκττ' εις δύναμιν άνθρωπίνην). II ne contemple le Bien que par échappées, étant semblable à ces poissons « qui lèvent |a tête hors d.e l'eau pour voir les chose3 d'jcj-bas » (1Q9 e),

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Plus bas Socrate développe des vues identiques. Pour connaître la nature de la cause, dit-il, je me serais fait avec joie l'élève (μαβητής) du premier venu ; mais, « puisque la cause s'était dérobée à moi, puisque je n'avais pas eu le moyen ni de la découvrir par moi-même (αυτός εύρείν) ni de m'en instruire auprès d'un autre (παρ' άλλου μαθείν), j'ai dû, pour me mettre à sa recherche, changer de navigation. » En quoi consiste cette navigation nouvelle ? A « se réfugier vers les λόγοι. » (99 c-e).

L'analogie de ces deux passages est évidente. Elle nous révèle que le mot λόγος est employé identiquement dans les deux cas ; il s'agit ici et là de dialectique philosophique, méthode à laquelle on est forcé de recourir quand on est, comme Sim- mias, privé de révélation.

Mais cette dialectique apparaît dans les deux passages comme un pis aller; elle s'oppose à ces moyens directs que sont « apprendre auprès d'autrui » et « trouver par soi-même » ; elle exige Temploi d'un véhicule (οχηρ,α) ; en ce sens elle ressemble à la révélation divine, encore que celle-ci offre une sécurité incomparablement plus grande (1).

2) La seconde métaphore présente la démarche dialectique comme un procédé commode d'appréhension du réel : loin de braquer ses yeux sur les choses, au risque de s'aveugler, Socrate se résigne par prudence, nous dit-il, à contempler ces choses dans leur image rationnelle, comme on observe dans l'eau le reflet du soleil. Comparaison inexacte en un sens,

(1) Je ne traduirais donc pas dans le premier passage l'expression ανθρώπινοι λόγοι par « humaines traditions », comme le fait M. Robin. Quant au fameux δεύτερος πλους (ν. Robin, notice du Phédon, p. xlvih, note 2), il ne représente pas non plus, comme il l'interprète, la révélation divine, mais la dialectique la plus pure ; on attendrait plutôt, il est vrai, τρίτος πλους, mais les deux premiers termes εύρεΐν et μαθεΐν formant un tout, le troisième terme est naturellement ramené à la deuxième place. Que le λόγος dialectique soit comparé à un radeau n'a rien d'étonnant. Ailleurs Platon l'assimile à un torrent, à un cheval, à un océan, etc· La signification précise de ce terme ressort clairement du texte grec : και δή καί νΰν έ'γωγε oôx άπαισχυνθήσομαι ερέσθαι, qui signifie : « dans ces conditions je ne me ferai pas scrupule de t'interroger », έρε'σθαι reprenant l'idée exprimée par ανθρώπινοι λόγοι. La preuve qu'il s'agit de dialectique, c'est que Simmias fait aussitôt l'application de sa théorie par un recours à la plus pure méthode interrogative.

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avoue-t-il aussitôt, car elle a l'air d'insinuer que l'être idéal n'est qu'une réplique de la chose sensible, mais instructive néanmoins, si l'on comprend que le nouveau procédé consiste à prendre pour fondement de la recherche, non la chose elle- même, mais le λόγος le plus solide qui lui correspond (99 d- 100 a).

Cette image présente, par rapport à celle de la République, un renversement total. L'aveu que fait Socrate de cette inconséquence dans le Phédon lève tous nos doutes quant au choix qui nous reste à faire : c'est la métaphore de la République qui exprime la réalité objective, en nous présentant comme secondaires et dérivées non les réalités idéales, mais les choses sensibles.

Mais ceci ne nous apprend pas pourquoi Platon s'est permis dans le Phédon une interversion que nous n'osons croire entièrement gratuite. Quelle raison se cache derrière elle? Pourquoi en outre ce retour à une conception ancienne qui voit en la dialectique un pis-aller? On invoquera, bien sûr, l'argument de l'ironie. Mais n'abuse-t-on pas de ce genre d'explication ? Et encore faudrait-il motiver cette ironie.

L'inconséquence dont nous parlons n'est qu'un exemple entre cent autres de cette incroyable souplesse dialectique qui nous ferait comparer Socrate à une anguille plutôt qu'à une torpille. 11 faut dire que la méthode interrogative encourageait le philosophe sur cette voie, en l'obligeant sans cesse à passer de ce qui est premier par rapport à nous à ce qui est premier absolument. De là cette versatilité] chronique, dont tous les dialogues nous offrent quelque exemple. Dans le cas qui nous occupe, l'alternative consiste à admettre deux procédés de recherche, la méthode directe, qui va droit aux choses, et la méthode détournée, qui passe par l'idée. Or il va de soi que les choses sont premières par rapport à nous. La métaphore dont nous nous occupons présente précisément la réalité dans son ordre de succession psychologique et subjectif; c'est cet ordre également qui est suivi dans le mythe du Phèdre, où

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l'attelage s'élance d'abord vers l'objet particulier qu'il se propose d'atteindre et ensuite seulement, par l'effet d'une déviation imprévue, vers l'Essence correspondante. (1) Mais ce qu'il y a de remarquable dans le Phédon, c'est que cet objet particulier n'est jamais perdu de vue. Gomme l'a dit très justement un critique anglais, il ne s'agit pas dans ce dialogue, comme dans la République, de se détourner des problèmes physiques pour étudier les Formes, mais de se servir de celles-ci pour comprendre ceux-là (2).

Et la seule raison de cette attitude, c'est que, contrairement à d'autres dialogues — le Théétète par exemple — le Phé- don devait aboutir à une conclusion démonstrative; il ne pouvait laisser le problème en suspens. Il fallait à tout prix qu'après s'être élevée à la conception de l'Essence idéale, la dialectique redescendît à la chose. Socrate n'était pas maître de dire à ses disciples : « Cherchons à atteindre l'Idée du Bien et restons-en là. » Toute conclusion dubitative, fût-elle hautement pédagogique comme celle de tant de dialogues (3), eût sonné ici comme un glas. Il fallait démontrer l'immortalité de l'âme. La démarche descendante ne pouvait donc faire figure de corollaire gratuit ; le dialogue entier n'existait que pour elle. A ce titre, le Phédon ressemble au Sophiste et au Politique, qui se terminent sur une définition précise de la réalité posée au début. C'est un dialogue complet. Certes, en affirmant à la fin, que le léger doute qui subsiste encore dans l'âme de Simmias exige un nouvel examen des prémisses ou hypothèses, Socrate révèle sa vraie nature de métaphysicien ; mal-

(1) Même dans l'exposé scientifique du Timëe, qui décrit la création du monde selon l'ordre ontologique, on trouve des concessions à l'ordre inverse ; ainsi la formation du corps du monde est décrite avant celle de l'âme ; l'auteur s'excuse à ce propos de parler « un peu au hasard » (34 c) ; il semble qu'en fait il ait voulu nous imposer une petite ascension dialectique avant la longue et rigoureuse descente qui suivra. Cette substitution de l'ordre subjectif à l'ordre objectif constitue un véritable ύστερον πράτερον dialectique.

(2) Ν. R. Murphy, Δεύτερος πλους in the Phaedo. Classical Quarterly, XXX, 1936, p. 45.

(3) Euthyphron 13 be. Charmide 175 b. Lysis 233 b. Laches 200 e, Hippias, mineur 376 be, Τ hie tote giO b., etc,

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LA COMPOSITION DU « PHÉDON » 41

gré qu'il en ait, c'est vers les Idées qu'il tend et c'est à elles qu'il adresse sa dernière pensée (1). Mais il n'en est pas moins redescendu bravement dans la caverne pour satisfaire ses jeunes disciples, comme il avait fait autrefois lors de son entretien avec Ménon.

Le plan général de l'œuvre.

Voyons maintenant si les théories développées par Platon trouvent dans le Phédon leur illustration pratique. Nous avions reconnu six arguments distincts. Si l'on se souvient que les deux derniers sont exposés et discutés ensemble, qu'ils forment une paire (2), on obtient cinq divisions principales, qui correspondent à autant de sujets ; ces sujets sont dans leur ordre de succession :

1) suicide ; 2) espoir en la mort ; 3) survivance de l'âme ; 4) indissolubilité de l'âme; 5) immortalité de l'âme. Chacun de ces sujets représente le palier d'un logos; cinq

hypothèses ou points culminants leur correspondent, qui sont : 1) sollicitude divine (62 b) ; 2) existence des Idées (65 d); 3) réalité des Idées en tant que fondement du savoir (74 a-

75 c); 4) identité et éternité des Idées (78 d); 5) conception de l'Idée comme cause exclusive (100 b-105 b). Chacune de ces hypothèses est atteinte par un bond intuitif

et marque l'intervention soudaine d'un élément transcendant : 4) « II y a une formule qui dit que.... » (62 b).

(1) Sur la joie avec laquelle Socrate recherche la cause suprême, v. 99 c. (2) La thèse de Simmias ne fait que conduire à celle de Cébès ; Socrate

s'appuie, pour la réfuter, sur un argument déjà invoqué et discuté auparavant, celui 4e la réminiscence,

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2) « Que dis-tu de ceci : Affirmons-nous l'existence de ce qui est juste en soi? » (65 d).

3) « Examine ce point-ci : Affirmons-nous la réalité de ce qui est égal en soi? » (74 a).

4) « Retournons maintenant aux choses dont nous parlions dans l'argument précédent » (à savoir le Beau et l'Égal) (78 d).

5) Socrale, aveuglé par la physique, déclare s'être réfugié brusquement vers les Idées ; cette brusquerie est telle qu'elle déroute l'interlocuteur (99 e).

Il y a donc deux progressions divergentes qui ne cessent de se contrôler et de se commander l'une l'autre. Socrate justifie successivement et respectivement l'interdiction du suicide par la sollicitude divine, l'espoir du sage en la mort par l'existence des Idées, la survivance de l'âme par la réalité connaissable de l'Idée, l'indissolubilité de l'âme par l'éternité de l'Idée et l'immortalité de l'âme par la causalité idéale.

Ces deux progressions sont divergentes, non par l'horizontalité de l'une et l'obliquité de l'autre — ne soyons pas victimes d'une illusion spatiale que Platon a dénoncée avec une parfaite netteté (Rép. 529 a-c), — mais parce que le trajet de l'une s'opère sur le plan logique, celui de l'autre sur le plan métaphysique ; la première aligne des prédicats et des définitions qui résultent du parfait accord de l'esprit avec lui-même {Rép. 510 d, Phédon 101 d) ; la seconde pose des hypothèses qui exigent une faculté d'abstraction toujours plus poussée ; c'est ainsi que, dans le Phédon, on passe d'un simple appel au sentiment religieux à l'affirmation de la causalité idéale.

Cette dernière affirmation constitue le point culminant du dialogue. Il s'agit là d'un vrai principe anhypothétique, de l'Essence conçue à la fois comme Objet suprême de toute connaissance et comme Cause universelle. On ne saurait dépasser une Réalité qui se transcende ainsi elle-même; elle est l'aspect intelligible de ce soleil du Bien que la République considère comme le dernier des objets visibles et la condition de toute visibilité (517 bc). De cette Cause dernière, on ne peut plus

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que redescendre aux effets. Gomment va s'accomplir cette ultime démarche qui, partant d'un principe non seulement supposé premier, mais premier en fait, offre tous les caractères d'un véritable argument ontologique?

Il ne suffisait pas d'affirmer la dépendance de l'âme par rapport à la Vie pour en démontrer l'immortalité. Car l'objection de Gébès laissait précisément entendre que l'âme, tout en étant principe de vie, peut s'user et s'éteindre. C'est l'impossibilité logique de cette usure qu'il importait de démontrer, en faisant apparaître le caractère exclusif de la liaison qui unit l'âme à la vie. Il fallait prouver non seulement que l'âme est un prédicat de la Vie, mais encore qu'elle ne peut en aucun cas recevoir la Mort.

Cette démonstration n'a pas à être résumée ici. En revanche, il est d'un haut intérêt pour nous de signaler le caractère de liaison descendante nécessaire qu'elle revêt. Faisant d'abord appel à un exemple, elle nous conduit de l'idée de Pair à l'idée de Dualité, puis au nombre deux; deux ne saurait devenir trois, non parce que deux est le contraire de trois, mais parce qu'il est nécessairement lié au Pair, qui est le contraire de l'Impair, lequel est nécessairement lié à trois. De même l'âme ne saurait mourir, non qu'elle soit le contraire de la mort, mais parce qu'elle est en liaison nécessaire avec la Vie, laquelle est incompatible avec la Mort.

Ainsi l'exclusion réciproque de l'âme et de la mort (ou de l'usure) ne fait que traduire sur le plan phénoménal la contrariété idéale. Admettre la mortalité de l'âme, ce serait accepter la réduction de l'être au non-être, ce serait emboîter le pas derrière Heraclite.

Nous ne pensons pas trahir Platon en représentant par un schéma l'ensemble de l'effort dialectique accompli dans le Phé- don. Le philosophe se sert souvent de termes spatiaux ou d'images linéaires pour caractériser les démarches de son esprit. Le moyen n'est grossier que si l'on en est dupe.

Dans la figure ci-dessous, la ligne horizontale de base répré-

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sente la succession des sujets logiques, les verticales en pointillé les intuitions qui saisissent les hypothèses, et les obliques descendantes la marche à la conclusion : επί τελευτήν καταβαίνειν (Rép. 511 a). Si l'on relie par un trait continu les différentes hypothèses, on obtien.t une oblique montante qui figure la véritable ascension dialectique : των υποθέσεων ανωτέρω εκβαίνεη/ (Rep. 511 a). Ainsi se définit cette intuition qui, selon la jolie expression de la VIIe Lettre, « se nourrit elle-même » (340 d).

Cette dernière ligne vient se souder à celle qui, partie du principe, redescend au sujet. Leur combinaison résume l'essentiel de la démarche rationnelle. Le reste ne consiste qu'en vérifications secondaires, accomplies en cours de route.

Si Ton tient compte de la thèse de Simmias (âme-harmonie), qui rompt la continuité de l'ascension en ramenant l'esprit à l'ancien niveau de la réminiscence, il faut admettre que, dans la pensée de Platon, l'argument dernier (immortalité de l'âme) devait occuper une place à part; d'où l'obligation de passer par une étape intermédiaire (Hyp. Ill bis) avant d'atteindre l'hypothèse ultime ainsi mise en évidence.

Dans l'ensemble, la méthode apparaît comme une tentative impressionnante et hardie de faire collaborer la science et la foi à la découverte du vrai. L'intuition n'a pas plus tôt saisi l'hypothèse que la pensée deductive court à la vérification. Ainsi le mystique et le géométrique se contrôlent et s'épient en quelque sorte l'un l'autre.

Ajoutons que,5] dans cette projection linguistique que constitue un dialogue parlé ou écrit, seule la démarche descendante trouve sa traduction matérielle ; l'ascension demeure entièrement inexprimée, car elle vise à l'Essence qui, étant pensée pure, échappe à toute traduction. La matière écrite du dialogue est purement deductive et descendante ; c'est une géométrie qui, au lieu de s'appuyer sur des figures linéaires (cercles, diagonales, triangles), s'exprime par des mots, ce qui revient au même, puisque les mots et les figures sont des images, symboles de la qualité et non de l'Essence (lettre VII 343 b c).

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Mais une question se pose aussitôt : la démarche descendante aboutit-elle à une Idée ou à une chose concrète ? En faveur de la première hypothèse, on pourrait invoquer un texte précis de la République (511 bc) qui définit la méthode dialectique comme un mouvement de la pensée s'accomplissant au sein de l'intelligible pur. On pourrait aussi s'appuyer sur l'autorité de M. Rodier qui, dans l'article déjà cité, s'efforce de démontrer que l'âme n'est pas autre chose qu'une Idée.

Telle n'est pas l'opinion d'un des derniers exégètes du Phédon, M. Murphy, qui soutient en des pages pénétrantes que l'originalité de Platon consiste à se servir de la théorie des Idées pour rendre compte d'événements concrets situés dans le temps et dans l'espace (1)

Notre choix dans ce dilemme sera guidé par l'auteur du Phédon lui-même qui, dans les derniers mots de sa démonstration prend soin de lever nos doutes : « L'âme est plus que tout, Gébès, chose immortelle et indestructible ; donc nos âmes existeront réellement dans les demeures d'Hadès. » (106 d-107 a).

C'est ainsi sur une aiïirmation relative à nos âmes, et non à l'Ame, que se termine l'argumentation du Phédon. On aboutit en fin de compte, ainsi que l'a fort bien dégagé M. Robin, à une « chose concrète bien qu'invisible, une chose comme une neige et comme un feu. » (2). Mais empressons-nous d'ajouter que cette chose, on l'aborde sous l'angle des Idées, en venant de

(1) N. R. Murphy, op. cit. p. 44, sqq. L'auteur oppose la République au Phédon, la première s'efi'orçant de se débarrasser des hypothèses (αναιρούσα) pour leur substituer des άρχαί άνυ-οθετοι (533 c, 51 i b), le second utilisant au contraire les hypothèses pour résoudre des questions de fait. C'est dans le Timée (cf. 46 d-e) et dans le Philebe (23-27) que nous trouvons la continuation du problème posé et discuté dans cette partie du Phédon, nous dit avec raison M. Mur- phy (p. 46, 47). Les traductions du dialogue reflètent l'opinion que l'auteur s'est faite en cette matière. C'est ainsi que MM. Meunier et Robin donnent du passage difficile relatif aux contraires des interprétations diamétralement opposées, le premier traduisant par choses ce que le second rend par formes (104 c, d, e;. Même opposition dans les commentaires de Stallbaum et Archer-Hind (éditions du Phédon 1827 et 1894).

(2) Phédon, notice p. lxi. L'âme n'en a pas moins reçu pour mission d'assurer entre l'intelligible et le sensible une liaison constante, qui est la connaissance de l'un et de l'autre. Comme telle, elle transcende le pur concret.

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celles-ci, et non en montant vers elles. S'agit-il vraiment, comme l'interprète M. Murphy, d'une réalité située dans le temps et dans l'espace? Nous ne demandons qu'à le croire. L'âme humaine, en effet, n'est ni supra-temporelle ni éternelle, mais simplement indestructible (άνώλεθρος et non αιώνιος, Lois 904 a) ; elle est immortelle dans la durée (1). Platon nous le fait bien comprendre dans le Timée, où la création de l'âme humaine n'est racontée qu'après celle du temps. Mais il n'en reste pas moins vrai que la démarche du Phédon nous conduit à la conception d'une âme en quelque sorte immuable et sans histoire, sur laquelle le mal, qui est essentiellement spatial et temporel, n'a aucun

pouvoir* déterminant, puisqu'il ne peut la détruire

(Rêp. 610 e). La dialectique nous arrête ainsi au seuil du temps. Le temps

intervient aussitôt, certes, et jouera un rôle important dans la suite de l'exposé ; mais la dialectique se sera évanouie ; elle aura fait place au mythe. L'âme immortelle est en effet, de par le mystère de son incarnation, asservie au temps, plongée en lui. Gomme telle, elle échappe à la pensée pure. Pour nous raconter les vicissitudes de son histoire, le dialecticien doit se faire poète. Aussi n'est-il pas étonnant que, sitôt la démonstration achevée, Socrate passe sans transition au récit mythique. Nous descendons ainsi sur le palier des contingences ; le temps et l'espace entrent aussitôt en scène.

S'agit-il d'un temps proprement historique ? Non, car les événements de ce récit dépassent de beaucoup les limites de toute durée humaine. Ils composent un temps mythique ou cosmique, dont l'histoire humaine n'est qu'un instant. Pour atteindre le palier de cette histoire, nous devrons descendre d'un degré encore; un [nouveau Socrate surgira, non plus le poète mythologue, mais le prisonnier, l'être corporel et éphémère, qui mourra tranquillement sous nos yeux. (2)

(1) Cf. Pierre Thévenaz, L'âme du monde, le devenir et la matière chez Plu- tarque (Paris, 1938), p. 91-95, qui définit l'âme (du monde) comme étant «hors du temps, mais constitutive du temps».

(2) La même progression descendante est réalisée dans les trois dialogues Repu-

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Enfin, ultime et dernier pas : la narration réapparaît dans les mots que Phédon adresse à Echécrate en conclusion ; nous rejoignons ainsi le dialogue du début et le palier du langage.

Récapitulons : le dialogue, du commencement à la fin, obéit à des exigences dialectiques; il présente un enchaînement rigoureux qui conduit Fesprit du lecteur des réalités les plus phénoménales et les plus temporelles aux réalités les plus idéales et les plus intemporelles : enchaînement de l'œuvre elle- même, tout d'abord, au moyen d'un dialogue introductif qui la plonge dans le passé tout en signalant le caractère fortuit de la transmission qui nous la livre.

De là nous passons au palier de l'histoire anecdotique et du détail biographique : Socrate nous est présenté dans le cercle de ses amis, dont nous apprenons les noms et le nombre approximatif. Ces amis disparaissent bientôt à l'arrière-plan et, avec eux, l'histoire proprement dite est éliminée.

Alors surgit Xanthippe. Certes la présence de l'épouse de Socrate ne laisse pas d'intéresser l'historien et le biographe. Mais la scène dont elle est l'héroïne a une signification symbolique trop évidente pour n'être pas nettement distinguée de la précédente. Xanthippe, c'est l'âme affective qui prétend imposer ses lois et qu'un non catégorique remet à sa place.

Simmias et Gébès lui succèdent, qui nous haussent au plan dialectique, où nous resterons en leur compagnie jusqu'à la fin de la discussion. Celle-ci se présente d'abord sous une forme inférieure : elle nous révèle en Socrate soit un poète, dont l'inspiration réclame le secours d'Ésope, soit un initié, qui invoque l'autorité des mystères et du sentiment religieux. La

blique, Timée, Critias, qui, on le sait, sont explicitement enchaînés l'un à l'autre : le résumé par lequel le limée débute fait transition entre le plan dialectique de la République et le plan divin ou mythique sur lequel on descend ; un nouveau pas est fait lorsque Critias prend la parole et situe son discours au-dessous du discours de Timée : il ne s'agit plus alors des réalités divines, mais des choses d'ici-bas (107 a-e). Dialectique, temps mythique, temps historique, telles sont les trois étapes de cette progression.

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première joute interrogative a pour sujet l'espoir du philosophe en la mort : il s'agit là d'une attitude morale, dictée par l'âme intermédiaire, inspiratrice du courage et des croyances justes; le premier des arguments, celui des contraires, est encore qualifié de mythique. L'idée est cependant déjà présente, en tant que chose existante par elle-même, et nous la retrouverons au cours des deux étapes suivantes, d'abord comme réalité dispensatrice de tout savoir vrai, puis comme essence éternellement identique à elle-même; ainsi se trouveront démontrées respectivement la survivance de l'âme et son incorruptibilité. Reste à prouver son immortalité. Il nous faut pour cela atteindre le palier de l'Idée-cause-exclusive, palier suprême qu'on ne saurait dépasser, car il nous met en présence d'un principe anhypothétique. On ne peut ensuite que redescendre de la Cause aux effets ; le premier de ces effets, c'est l'immortalité de l'âme individuelle ; cette immortalité implique, il va de soi, l'incorruptibilité et la survivance.

Mais l'âme subit, par un mystère insondable, l'emprise terrible du corps; il en résulte un conflit que seul un mythe peut nous décrire ; nous voilà ramenés du monde idéal au domaine de l'opinion et de la poésie; le temps et le lieu reprennent aussitôt leur signification : le mythe est à la fois chronologique et géographique.

Puis la visite des femmes et les pleurs des disciples réintroduisent le facteur affectif; en même temps apparaît l'histoire humaine, avec sa notation précise des personnes et des moments. Nous nous arrêtons finalement sur le plan initial, celui de la transposition orale et écrite.

Il ressort de ce raccourci que le Phédon présente un processus de rédemption dialectique s'effectuant en deux étapes :

4) par l'exclusion des réalités inférieures au profit des réalités

supérieures; 2) par la réapparition des réalités inférieures, enchaînées aux

réalités supérieures. REG, LIU, 1940, n· 249. 4

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Dans l'ensemble, on part de ce qui est premier relativement à l'homme pour atteindre ce qui est premier en soi, et revenir à la réalité initiale, qui est alors conçue sous sa forme dérivée et située à sa vraie place ; démarche identique à celle du Sophiste, où l'on s'élève d'une opinion sur l'individu qui porte ce nom à la notion d'Être pur (en tant que distinct du Non-Être), pour retourner au sophiste, dont on donne une définition rationnelle ; mais la descente est, dans le cas du Sophiste, beaucoup plus longue, car la réalité qu'il s'agit de définir n'est pas située, comme l'âme, immédiatement au-dessous de l'Intelligible : elle est « plongée dans les ténèbres du Non-Être » [Sophiste 254 a).

On voit que l'œuvre entière n'obéit pas à d'autres lois qu'à celles de la pensée vivante. Chaque logos dessine en petit la courbe de la démarche dialectique totale, et l'on reconnaît en celle-ci l'image réduite de cette grandiose révolution que Tame libérée accomplira au ciel des Idées (Phèdre).

Ainsi s'effectue l'entraînement philosophique. La plus futile recherche, si elle est heureusement conduite, prépare l'âme à la réalisation de ses plus hautes destinées. Connaître, vivre et survivre ne sont que trois aspects d'une réalité unique. On comprend, dans ces conditions, que les préceptes scolaires et les règles de composition destinés à fixer l'art d'écrire n'aient pas joui d'une grande considération auprès de Platon ; il y voyait plutôt des entraves au libre essor de l'esprit. Que le Phédon soit un chef-d'œuvre littéraire, c'est là une vérité qui n'a pas besoin de démonstration. Mais ce chef-d'œuvre appartient à un genre difficile qui échappe aux normes communes. Quelles qu'aient été les intentions de l'auteur en nous livrant ces pages, il nous a paru intéressant de dégager et de préciser les lois profondes qui avaient conduit un si grand génie à une si belle réussite.

René Schaerer. Neuchâtel (Suisse).