O Marx do Honneth

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  • 7/17/2019 O Marx do Honneth

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    Les Marx de Honneth

    Alexandre Lger

    Mmoire soumis dans le cadre du programme de Master Cultures, Langues &

    Littratures trangres, 2

    e

    anne.Dpartement dallemand

    Facult des Langues et Cultures EtrangresUniversit de Nantes

    Direction : Mawenn Roudaut

    Aot 2015

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    Table des matires

    I-Le Marx du matrialisme historique ................................................. 10

    Le travail ........................................................................................... 10

    Les luttes sociales ........................................................................... 23

    II-Le Marx de la reconnaissance ......................................................... 37

    Thorie de la reconnaissance ............................................................ 39

    Travail et reconnaissance ............................................................... 50

    Rification, idologie et reconnaissance65

    III-Le Marx du capitalisme ................................................................. 86

    Travail : disparition de Marx ? ......................................................... 88

    Capitalisme et luttes ....................................................................... 98

    Capitalisme et libert ............................................................... 111

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    Axel Honneth est lun des rares philosophes contemporains accorder une place fondamentale

    au travail dans ses rflexions. Au sein de sa thorie de la reconnaissance, le travail constitue

    une des trois sphres quil distingue, o lindividu doit faire lexprience de la reconnaissance

    afin de pouvoir se construire. Une telle place est dautant plus tonnante que le travail semblait,

    dans les annes 90 lpoque de la parution deLa lutte pour la reconnaissance-, tre laiss

    de ct, notamment en raison de la dqualification du travail industriel, la forme du travail la

    chane avec le taylorisme et le fordisme. Les rflexions de Hannah Arendt sur le travail, dans

    Vita activa1,ont galement contribu ce dtournement du travail au profit dautres types

    dactions. On en venait dans les annes 1970-1980 jusqu parler dune fin de la socit du

    travail2. Dans ces conditions, comment comprendre limportance que Honneth accorde au

    travail ? Cest dans un de ses premiers articles, Travail et agir instrumental (publi en 1980),

    que lon peut y trouver un dbut de rponse: cest dans le cadre dune discussion autour du

    matrialisme historique et de luvre marxienne, donc en partant de Marx, quil dveloppe ses

    rflexions sur le travail. Il sagit doncde Marx et du rle central quil attribue au travail que

    Honneth tire son intrt pour le travail. Cependant, si lon se tourne vers dautres crits de cette

    priode, on se rend compte que lintrtque porte Honneth au travail nest pas le seul lment

    quil doit Marx. Dans une interview accorde en 2010 la revue Actuel Marx , Honneth

    revient sur linfluence de Marx et des marxismes dans sa formation philosophique et plus

    particulirement dans sa thorie de la reconnaissance. Comme Jean-Philippe Deranty le

    dmontre trs bien dans son livre consacr luvre de Honneth, Beyond Communication. A

    Critical Study of Axel Honneths Social Philosophy3, cest bien de Marx et des marxismes

    quest parti Honneth, et ce dans le but dlaborer une thorie de la socit comprise comme

    actualisation du matrialisme historique. Ce qui, dans ces annes, lintressait surtout chez

    Marx, ctait son concept de lutte des classes qui, tout particulirement dans ses crits

    historiques, tait travers de contenus moraux, mais ctait galement sa tentative en vue de

    donner une dimension normative plus forte au concept de travail partir dAristote et deHegel 4. Il semblerait que ce soit donc en raison de sa confrontation luvre marxienne que

    Honneth attribue un rle si important au travail, mais galement aux luttes, aux conflits. A ct

    de la cl hglienne, la cl marxienne constituerait donc une des cls fondamentales afin

    1Arendt, Hannah, Vita activa oder vom ttigen Leben, Mnchen, Piper, 1967, 485 pages.2 Voir Dahrendorf, Ralf, Wenn der Arbeitsgesellschaft die Arbeit ausgeht in Matthes, Joachim, Krise der

    Arbeitsgesellschaft ?, Frankfurt/New York, Campus Verlag, 1982, p.25-38.3JP Deranty,Beyond Communication. A Critical Study of Axel Honneths Social Philosophy, Leiden,Brill, 2009,

    500 pages.4Honneth, Axel, Marxisme, philosophie sociale et thorie critique , Actuel Marx 2010/1 (numro 47), p.188-195. Ici : p. 189.

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    douvrir luvre de Honneth la comprhension. Cest donc ce rapport Marx, linfluence

    quil a eu sur lui et la faon dont il sy rfre dans ses crits qui va nous occuper ici. Mme sil

    confesse ne plus entretenir avec Marx un rapport aussi troit que dans ses crits de jeunesse, on

    ne peut sempcher de remarquer, en faisant le tour de ses crits, de la persistance de la rfrence

    marxienne. Afin dobtenir une vue globale sur toutes ces rfrences, de ses premiers articles

    jusquLe droit de la libert, nous les avons regroups dans un tableau chronologique, en

    fonction des textes de Honneth5:

    Verhand

    (1842)

    AaJMB

    (1844)

    PM

    (1844)

    Th. F.

    (1845)

    Dt.Id.

    (1845)

    18. Br.

    (1851)

    Grundr.

    (1857)

    Kapital

    (1867)

    Brg.Fr..

    (1871)

    Gotha

    (1875)

    GI XX XX

    AIH XX X X X XXX (I)

    SHMN X XXX XXXX XX

    KM X

    KA X X X

    UA X X

    Verd. X

    AI X

    AA ---------- -------- -------- -------- -------- -------- --------- --------- --------- -------

    MK X XXXXXXX(I et III)

    XX

    RF XXXXX XX XXXX (I etIII)

    X X

    5Abrviations du tableau : Pour Marx : Verhand. = Die Verhandlungen des 6. Rheinischen Landtags ; AaJMB =Auszge aus James Mills Buch ; PM = konomisch-philosophische Manuskripte ; Th.F. = Thesen berFeuerbach ; Di.Id. = Die deutsche Ideologie ; 18. Br. = Der achtzehnte Brumaire des Louis Bonaparte ; Grundr. =Grundrisse der Kritik der politischen konomie ; Kapital = Das Kapital ; Brg.Fr = Der Brgerkrieg in Frankeich ;Gotha = Kritik des Gothaer Programms. Pour Honneth : GI = Geschichte und Interaktionsverhltnisse ; AIH =Arbeit und instrumentelles Handeln ; SHMN = Soziales Handeln und menschliche Natur ; KM = Kritik der Macht ;

    KA = Kampf um Anerkennung ; UA = Umverteilung oder Anerkennung ; Verd. = Verdinglichung ; AI =Anerkennung als Ideologie ; AA = Arbeit und Anerkennung ; MK = Die Moral im Kapital ; RF = Das Recht derFreiheit. Pour la bibliographie complte, voir p.122.

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    En slectionnant dans ce tableau les articles et ouvrages o Marx est cit, et selon laxe

    provisoire travail-luttes, on remarque non seulement que Marx est bien prsent tout au long de

    ses crits, mais que ces rfrences deviennent mobiles avec le temps. Les citations de Marx

    stalent de Die Verhandlungen des 6. Rheinischen Landtags6 de 1842 jusqu la Critique

    du programme de Gotha7de 1875, en passant des crits classiques tels Le Capital8aux

    moins connus comme les Notes sur James Mill 9. Lexception notable de ce tableau, et quil

    nous faut justifier, est labsence de rfrence Marx dans son article de 2008, Travail et

    reconnaissance 10, alors que le sujet porte prcisment sur le travail. Laxe provisoire travail-

    luttes, nous pouvons dj laffirmer, ne saurait rendre compte du rapport de Honneth Marx

    durant toute son uvre. Bien quil ny soit pas prsent, il est ce titre tout aussi rvlateur dun

    rapport changeant eu gard au thme abord. Si le rapport Marx est intense dans ses premiers

    crits, nous pouvons galement voir quaprs une prsence moins forte, Marx fait son grand

    retour dans le dernier ouvrage en date de Honneth,Le droit de la libert11et dans son article de

    2011, Des luttes perdues dansLe Capital12.

    Si lon classe maintenant les rfrences par type dcrit, en divisant luvre de Marxentre ses

    crits philosophiques de jeunesse, ceux dconomie politique et les crits historico-politiques,

    alors on voit que ce sont surtout deux aspects de son uvre qui attirent lattention de Honneth:les crits de jeunesse et ceux dconomie politique.

    6Marx, Karl, Die Verhandlungen des 6. Rheinischen Landtags , in Marx-Engels-Werke, Bd.1, Berlin, Dietz,

    1981, p.28-78.7Marx, Karl, Critique du programme de Gotha, Paris, Les ditions sociales, 2008, 121 pages.Pour la version

    allemande : Kritik des Gothaer Programms , in Marx-Engels-Werke, Bd.19, Berlin, Dietz, 1987, p.11-32.8Marx, Karl, Le Capital, Livre 1, Paris, PUF, 1993, 940 pages. Pour la version allemande : Das Kapital (I) in

    Marx-Engels-Werke, Bd.23,Berlin, Dietz, 1962, p.11-927.9Marx, Karl, Notes de lecture , in uvres, tome 2: Economie,Paris, Gallimard, 1968, p.7-43. Pour la version

    allemande : Auszge aus James Mills Buch Elmens dconomie politique, in Marx-Engels-Werke, Bd.40,

    Berlin, Dietz, 1968, p.443-463.10Honneth, Axel, Travail et reconnaissance. Une tentative de redfinition , in Un monde de dchirements,

    Paris, La Dcouverte, 2013, p.257-277. Pour la version allemande : Arbeit und Anerkennung , in Das Ich im

    Wir, Berlin, Suhrkamp, 2010, p.78-102.11Honneth, Axel, Le droit de la libert. Esquisse dune thicit dmocratique, Paris, Gallimard, 2015, 598 pages.Pour la version allemande : Das Recht der Freiheit. Grundri einer demokratischen Sittlichkeit, Frankfurt am

    Main, Suhrkamp, 2011, 628 pages.12Honneth, Axel, Des luttes perdues dans Le Capital.Essai de correction normative de la critique marxienne

    de lconomie, in Christ Julia, Nicodme Florian (dir.), LInjustice sociale. Quelles voies pour la critique? Paris,

    PUF, 2013, p.225-242. Pour la version allemande : Die Moral im Kapital. Versuch einer Korrektur derMarxschen konomiekritik , in Jaeggi Rahel, Loick Daniel (Ed.), Nach Marx. Philosophie, Kritik, Praxis, Berlin,Suhrkamp, 2013, p.350-363.

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    Nous pouvons galement voir que, dansLe droit de la libert, cette proportion est conserve

    puisque le rapport entre les deux types dcrits est quasi-identique. Mais cela signifie-t-il quilse rapporte de la mme manire aux crits d'conomie politique de Marx dans Travail et agir

    instrumental et dans Le droit de la libert? Probablement pas, notamment si lon prend en

    compte le fait que seul le tome I du Capital est cit dans le premier, tandis que le tome III est

    cit dans le dernier, ce qui signifie probablement quil accorde davantage dimportance

    lconomie. Cependant, bien que ces tableaux nous permettent deffectuer une premire

    slection de textes en rpertoriant les diffrentes rfrences Marx, cela ne nous dit rien de

    prcis sur la faon dont il sy rapporte et il ne faut pas faire dire au tableau plus quil ne peut.

    Sur la base de ceux-ci, qui constituent le point de dpart de notre recherche, nous allons tenter

    de prciser les Marx que Honneth construit. Pour ce faire, il nous faut distinguer des priodes

    chez Honneth o se stabilise un type de relation Marx et donc anticiper sur notre

    dveloppement. En croisant les rfrences ce dernier et le dveloppement de la thorie de

    Honneth, nous pouvons distinguer trois Marx diffrents : le premier Marxest caractris par

    son rapport au matrialisme historique, o Honneth discute des catgories fondamentales de

    celui-ci, telles le travail ou la lutte des classes. Cela correspond, dans le premier tableau, de ses

    Philosophie(M44, Th. F., Id.Al., NJM)

    Economie politique(Grundrisse, Capital)

    Ecrits historico-politiques(Dlibrations, 18. Brumaire, Guerre civile,Gotha)

    GI XX XX

    AIH XXXX XXXX

    SHMN XXXXXXXX XX (I)

    KM X

    KA X XX

    UA X X

    Verding. X

    AI X

    AA ------------------------- ---------------------------- ----------------------------

    MK XXXXXXX (I et III) XXX

    RF XXXXX XXXXX (I et III) X

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    premiers crits Kritik der Macht13, o les rfrences oscillent entre uvre de jeunesse et

    conomie politique.Le second Marxdpend quant lui de la thorie de la reconnaissance de

    Honneth. Cela correspond bien un changement de rfrence Marx, partir deLa lutte pour

    la reconnaissance14jusqu La reconnaissance comme idologie , o apparaissent en

    rfrence des uvres quil na pas cites jusqu prsent, telles les Notes sur James Mill ou

    Der Brgerkrieg in Frankreich15. Enfin, le troisime Marx, dont la priode souvreavec

    Travail et reconnaissance en 2008 et qui correspond au projet dlaboration dune thorie

    de la justice chez Honneth, qui trouve son aboutissement dans Le droit de la libert. Nous

    pouvons observer, dans le premier tableau, des rfrences plus abondantes mais galement plus

    cibles, souvrant par la rupture avec lancien rapport Marx dans Travail et reconnaissance .

    Ce sont donc ces trois Marx, du matrialisme historique, de la reconnaissance et du capitalisme,que nous allons essayer de reconstruire au fil de notre travail. Nous utiliserons comme fil

    conducteur provisoire, un propos de Honneth, tir de linterview mentionne plus haut,

    caractrisant sa manire de se rapporter Marx : Je me sers des crits de Marx, pour ainsi

    dire, surtout comme une sorte de carrire de minerais fconde dont je peux extraire de

    lextrieur des pices particulires, selon des besoins historiques ou thoriques dtermins, afin

    de les actualiser la lumire de nouvelles problmatiques 16. Mais, si en 2010 Honneth peroit

    ainsi son rapport Marx, a-t-il pour autant t le mme tout au long de son uvre, ou est-cecaractristique de sa faon de sy rapporter maintenant ? Cela est-il donc applicable au trois

    Marx que nous avons provisoirement distingus ? Cest prcisment cela que nous allons voir.

    De plus, nous nallons pas pouvoir entrer dans le dtail de chaque rfrence, dans la mesure o

    cela dpasserait quantitativement le cadre de notre travail. Nous les avons donc slectionnes

    afin de mettre au jour la cohrence des diffrents rapports Marx : cest pour cela que nous

    avons choisi de traiter ces diffrents Marx partir des textes de Honneth, et non en en extrayant

    uniquement les rfrences. Ainsi, dans chaque partie, cest avant tout la nouveaut du Marxquil construit que nous avons tent de saisir, ce qui ne signifie donc nullement que le nouveau

    remplace le prcdent. Il peut sy superposer et constituer mme un prolongement, comme cest

    le cas de la rfrence aux Notes sur James Mill : le mme extrait est cit dansLa lutte pour

    13Honneth, Axel, Kritik der Macht, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1989, 407 pages.14Honneth, Axel, La lutte pour la reconnaissance, Paris, Les Editions du Cerf, 2000, 350 pages. Pour la versionallemande : Kampf um Anerkennung. Zur moralischen Grammatik sozialer Konflikte, Frankfurt am Main,

    Suhrkamp, 1994, 340 pages.15Marx, Karl, Der Brgerkrieg in Frankreich , in Marx-Engels-Werke, Bd.17, Berlin, Dietz, 1962, p.313-365.16Ibid., p.190

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    la reconnaissance et dansLe droit de la libert, mais linterprtation dans ce dernier, portant

    sur la libert sociale, ne remplace aucunement celle de la reconnaissance, quil avait faite dans

    le premier, elle la prolonge plutt. Enfin, nous ne rentrerons pas dans le dtail dautres auteurs,

    tels Hegel ou Habermas, plus que ncessaire, bien quils jouent un rle important dans le

    dplacement ou non de la rfrence marxienne, notamment afin de comprendre leffacement de

    Marx au profit de Hegel, ou dans linterprtation que Honneth fait de Marx.Cest un travail qui

    mriterait dtre fait mais qui dpasse le cadre de cette tude.

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    I- Le Marx du matrialisme historique

    a/ Le travail

    Cest dans ses premiers crits que Honneth se confronte le plus intensment Marx. Il reoit

    de lui des impulsions dcisives, notamment pour ce qui est de la focalisation sur le travail et les

    luttes sociales. La dimension conflictuelle de cette dernire a trs tt exerc une influence

    dcisive chez lui. Ce sur quoi il faut mettre laccent selon Honneth, cest la dimension

    conflictuelle des relations sociales, et non uniquement leur aspect consensuel, harmoniciste.

    Cest cette perspective des tensions, des luttes, sur laquelle Marx a beaucoup insist, qui a

    profondment influenc sa vision du monde social. Cest cependant par ses rflexions sur Marx

    et le travail notamment dans Travail et agir instrumental quHonneth a pu prendreconscience de la dimension conflictuelle inhrente au monde du travail ainsi que de son

    potentiel pour une thorie critique de la socit. Dans cette double reprise du travail et des luttes

    sociales, nous souhaitons montrer que ce sont des catgories fondamentales du matrialisme

    historique de Marx quHonneth sapproprie, un Marx du matrialisme historique quil rend

    fcond pour dvelopper ses propres rflexions : pour ce qui est du travail, cest la dimension

    mancipatoire, de ralisation de soi, quil cherche retrouver en revenant Marx ; pour ce qui

    est des luttes sociales, cestlintuition dune actualit de la lutte des classes mais sous une formeautre, au sens o cette lutte traverse de part en part la socit. Cest donc ses premires

    rflexions sur le travail quil nous faut dabordrevenir, pour ensuite nous pencher plus en dtail

    sur sa vision des luttes sociales, telle quil tente de la formuler par une actualisation de la lutte

    des classes marxienne.

    Le travail constitue un axe essentiel des rflexions thoriques des premiers crits de Honneth.

    Bien sr, ce concept est absolument central chez Marx et il nest pas surprenant de constater

    quil est repris. Mais dire quHonneth se lapproprie ne prsage en rien des lments quil

    retient : Marx dveloppe en effet un concept de travail trs englobant, en en faisant un concept-

    cl de sa thorie. Cest ainside nombreux lments qui sont susceptibles dtrerepris. Cest

    pour la premire fois et de manire systmatique dans les Manuscrits de 1844 que Marx

    dveloppe son concept de travail au sein du couple thorique travail-alination, transposant

    alors lalination17du domaine de la religion celui, plus global, de la socit. Jusqualors,

    17Par alination, nous entendons Entfremdung , ie devenir tranger soi ou au monde ; Cf Dumnil Grard,Lwy Michael, Renault Emmanuel, Lire Marx, Paris, PUF, 2009, note 1 p.132.

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    lalination tait encore prisonnire du cadre thorique do Marx lavait extraite, savoir celui

    de lanalyse feuerbachienne de lalination religieuse : Pour Feuerbach, lhomme a dans la

    religion une conscience aline de sa propre nature en ce quilattribue un tre surnaturel,

    Dieu, ses propres attributs dhomme compris par Feuerbach comme tre gnrique, comme

    espce empchant ainsi aux hommes de prendre conscience de leurs qualits. Cest cette

    analyse de lalination qui est reprise par Marx et, transpose la socit18. Il fait ainsi du

    travail le concept-cl de sa critique : cest parce que lhomme, pour prendre conscience de lui-

    mme, doit se reconnatre dans lobjet quil produit au terme de son travail, et que la socit

    capitaliste, en rigeant la proprit prive, empche cette identification, qualors, lhomme est

    alin. Cest pour cette raison que le capitalisme doit tre condamn et remplac par la socit

    communiste, o la proprit commune des moyens de production, substitue la proprit

    prive de ceux-cipermettrait aux individus de sidentifier dans leurs produits etconstituerait

    ainsi la condition de possibilit du dveloppement de chacun. Comment Honneth se rfre-t-il

    donc au concept de travail de Marx ? Dans ses premiers crits, ceux de Travail et agir

    instrumental , Geschichte und Interaktionsverhltnisse et Soziales Handeln und

    menschliche Naturen particulier, Honneth se place dans le cadre thorique du matrialisme

    historique dvelopp par Marx19 : il convient donc de faire dabord un court dtour pour

    expliquer en quoi consiste cette conception. Le matrialisme historique, ou conception

    matrialiste de lhistoire, est une philosophie de lhistoire dveloppe par Marx et Engels dans

    Lidologie allemande, qui vise rendre compte du cours de lhistoire par une contradiction

    fondamentale entre les forces productives et les rapports de production. Fondamentalement,

    cette philosophie de lhistoire tente de donner au cours de cette dernire une base matrialiste,

    en partant des hommes rellement actifs et de leur processus de vie rel 20. A chacune des

    priodes de lhistoire est cens correspondre un mode de production dtermin par un tat

    particulier des forces des productives et des rapports de production. Par forces productives,

    Marx entend entre autres les moyens de production, les hommes, en somme, ce qui produit

    18Marx, Karl,Manuscrits conomico-philosophiques de 1844, Paris, Vrin, 2007, p.146 : Lalination religieuseen tant que telle napparat que sur le terrain de laconscience, de lintriorit humaine, tandis que lalinationconomique est celle de la vie relle. Pour la version allemande : konomisch-philosophische Manuskripte ,Marx-Engels-Werke, Bd.40, Institut fr Marxismus-Leninismus, Berlin, Dietz, 1968, p.537 : Die religiseEntfremdung als solche geht nut in dem Gebiet des Bewutseins des menschlichen Innern vor, aber diekonomische Entfremdung ist die des wirklichen Lebens 19Cest ainsi quil faut comprendre la note renvoyant lIdologie allemande, non un passage prcis, mais autexte entier.20Marx Karl, Engels Friedrich, Lidologie allemande , in uvres, tome 3: Philosophie, Paris, Gallimard,

    1982, p.1039-1312. Ici : p.1056. Pour la version allemande : Die deutsche Ideologie in Marx-Engels-Werke,Bd.3, Berlin, Dietz, 1969, p.26: es wird von den wirklich ttigen Menschen ausgegangen und aus ihremwirklichen Lebensproze .

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    ou sert produire, les matires premires. Par rapports de production, il entend la forme

    dtermine que prennent les rapports entre les hommes ou entre les hommes et les choses

    (comme la proprit prive): lhomme, en travaillant, entre dans des rapports dtermins, qui

    ne sont pas les mmes dans lAntiquit (lesclavage), sous le rgime fodal (le servage) ou sous

    le capitalisme (le salariat). Selon Marx et Engels, lorsque la contradiction entre ces deux

    lments devient trop forte, cest laction rvolutionnaire qui vient supprimer (aufheben) le

    mode de production pour donner naissance au mode suivant : cest ainsi que Marx distingue

    quatre priodes, quatre modes de production qui se sont jusqu prsent succd: la socit

    primitive, la socit antique, la socit fodale, et la socit capitaliste. Cette philosophie de

    lhistoire permet donc Marx dexpliquer la marche de lhistoire, lvolution des socits par

    une modification de sa base matrielle, relle. Celle-ci constitue la base de tout le reste : Etat,

    religion, moraleDans cette conception, cest donc une place cruciale quoccupe le travail: il

    nest pas seulement une activit productive, mais galement facteur du dveloppement

    historique, en constituant, formant des individus-acteurs de lhistoire. Cest dans et par

    lexprience du travail que les individus prennent conscience quils sont des acteurs historiques,

    pouvant mettre en marche lhistoire. Le travail fonctionne alors comme activit et lieu de

    formation des individus. Cest prcisment cette dimension formatrice du travail que reprend

    Honneth Marx : cest dans lexprience du travail que lindividu devient conscient du fait

    quil lui est possible de modifier le monde extrieur par son action quil prend alors

    conscience de son rle dacteur historique.Cest tout lenjeu dun de ses premiers articles sur

    le matrialisme historique intitul Geschichte und Interaktionsverhltnisse (1977) : dirig

    notamment contre le marxisme structuraliste dvelopp par Louis Althusser, Honneth vise dans

    cet article dfendre leffectivit de laction sociale, la possibilit pour les individus de changer

    le monde extrieur par leur action. En prenant conscience, dans le travail, quil peut modifier

    la nature, lindividu est alors en mesure de percevoir la particularit de son activit et de son

    pouvoir daction. Il peut alors considrer le monde extrieur comme le rsultat dune successiondactions humaines et non comme un donn immuable. Le percevoir ainsi est la condition pour

    que lhomme prenne conscience quil lui est possible dagir sur celui-ci. Redonner aux

    individus un pouvoir daction sur le monde en sopposant aux thories structuralistes et

    systmiques leur enlevant presque tout pouvoir daction -, tel est, entre autres, ce que vise

    Honneth dans cet article21. Les rflexions sur le matrialisme historique en vue de son

    actualisation ont occup lessentiel de ses premiers crits. Cest donc dans ce cadre-l quil

    21Deranty, Beyond Communication, op.cit., p.14

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    aborde la question du travail chez Marx dans son livre, co-crit avec Hans Joas, Soziales

    Handeln und menschliche Natur22:

    Cest parce que Marx interprte lactivit (Ttigkeitsweise), par laquelle les hommes se distinguent

    comme espce, la fois comme production transformant la nature et comme processus de formation dela subjectivit, quil peut expliquer (deuten) le dveloppement historique des conditions de vie

    (Lebenszusammenhang) humaines comme un processus o la modification sociale (gesellschaftliche

    Bearbeitung) de la nature extrieure et le faonnement social (soziale Ausformung) de la nature

    intrieure se dveloppent (hherentwickeln) mutuellement .23

    Cest laction rflexive du travail sur lindividu que Honneth cherche ici souligner : en

    modifiant de manire dtermine la nature extrieure, cest lui-mme que lhomme faonne

    galement. Ainsi, chaque mode de production, dans la mesure o il est produit dune manirespcifique, historiquement dtermine, produit un type dhomme particulier24. Cet accent mis

    sur leffet rflexif se retrouvera dans ses articles suivants, et notamment dans son article de

    1980, Travail et agir instrumental . Publi dans le recueil Theorien des Historischen

    Materialismus, Honneth y tente de rendre fconde la conception marxienne de travail en

    insistant sur sa dimension mancipatrice et cest donc sur celui-ci que nous allons nous pencher

    plus en dtail.

    Dans cet article, Honneth tente dlaborer un concept critique de travail pertinent pour une

    thorie de la socit25 en partant des rflexions marxiennes. Ds lors apparat bien cette

    poque pour lui la recherche dune actualisation de la thorie marxienne en vue de llaboration

    dune thorie de la socit26. Mais pour mettre jour la pertinence suppose de la thorie

    marxienne, Honneth tient compte des objections formules lgard du concept marxien de

    travailnotamment par Habermas ou Althusser. Cest ainsi que, alors que Marx attribue trois

    fonctions son concept, celle lie la thorie sociale, la thorie de la connaissance et celle

    dite pratico-normative27, Honneth est amen constater que seule cette dernire, dans sadimension mancipatrice, peut tre dun grand intrt pour une thorie de la socit. Mais cette

    22Honneth Axel, Joas Hans, Soziales Handeln und menschliche Natur, Frankfurt am Main, Campus, 1980.23Ibid., p. 26.24Marx, Karl,Die deutsche Ideologie , op.cit., p.21: Wie die Individuen ihr Leben uern, so sind sie. Wassie sind, fllt also zusammen mit ihrer Produktion, sowohl damit, was sie produzieren, als auch damit, wie sie

    produzieren. Was die Individuen also sind, das hngt ab von den materiellen Bedingungen ihrer Produktion .25Le sous-titre de cet article est intitul : Problmes catgoriels dune thorie critique de la socit.26Deranty, Beyond Communication, op.cit., p.10.

    27 Honneth, Axel, Arbeit und instrumentelles Handeln. Kategoriale Probleme einer kritischenGesellschaftstheorie , in Honneth Axel, Jaeggi Urs (dir.), Arbeit, Handlung, Normativitt. Theorien desHistorischen Materialismus, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1980, p.186.

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    dimension comporte un problme lgu par Marx quil sagit alors de rsoudre : celui de

    larticulation entre travail et mancipation. Cest donc cette articulation que Honneth va

    sefforcer dclairer et de rsoudre dans cet article. Il sefforce tout dabord de restituer la

    complexit du concept marxien en explicitant sa gense : cest dun ct lconomisation du

    concept de travail opr par lconomie nationale du XVIIIe sicle ; de lautre un hritage

    hglien fort, celui du travail comme objectivation (de la conscience chez Hegel) ; enfin, cest

    lhritage feuerbachien, qui constitue le chanon de transmission entre Hegel et Marx, en posant

    la thorie hglienne sur un sol matrialiste. En revenant sur la gense du concept de travail de

    Marx, Honneth cherche donc rendre compte de la complexit de ce dernier et ainsi le rduire

    son noyau essentiel, comme facteur de production (hrit des conomistes nationaux) et

    comme formation (Hegel par Feuerbach). En effet, dans la suite de larticle, Honneth isole deux

    modles dargumentation dvelopps par Marx afin de rendre compte de laspect

    rvolutionnaire du travail : celui du modle expressif de travail des Manuscrits de 1844, dans

    lequel le potentiel de formation des travailleurs (en vue de laction rvolutionnaire) est inhrent

    au travail comme activit et celui que lon trouve dans un certain nombre danalyses du

    processus de production industrielle qui se trouvent et l dans les crits sur lconomie

    politique 28, et o cest non plus le travail lui-mme, mais lorganisation capitaliste du travail

    qui prend en charge la formation de la classe ouvrire, suivant la logique propre de la

    contradiction interne. On peut donc dores et dj constater quHonneth ne se restreint pas

    ltude dun texte ou dune priode de Marx, mais quil tient rendre compte de lensemble de

    lvolution que connat le concept marxien au fil des dveloppements thoriques. Cela apparat

    trs nettement si lon se tourne vers les rfrences Marx dans cet article: cinq uvres sont

    cites, chronologiquement, les Manuscrits de 1844, les Thses sur Feuerbach, Lidologie

    allemande, les Grundrisse et le Capital (tome 1). Honneth se limite ici aux uvres

    conventionnelles de Marx, et ne semble pas encore stre tourn vers des parties plus

    htrodoxes de son uvre comme ce sera le cas dans ses crits ultrieurs.29 Dans sonargumentation, Honneth isole donc deux modles dargumentation dvelopps par Marx censs

    rendre compte du lien entre travail et mancipation.

    Dans ce premier modle, Honneth interprte le concept de travail du jeune Marx comme

    puissance potentielle de formation des travailleurs qui se joue dans linteraction travailleur-

    produit du travail. Dans lesManuscrits de 1844cits deux fois par Honneth dans ce premier

    28Ibid., p.19129Nous y reviendrons dans les parties 2 et 3.

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    modle - Marx dveloppe son concept de travail en creux, par son versant ngatif, cest--dire

    en explicitant les dformations, les alinations cres par le systme capitaliste. Il conoit le

    travail sur le modle de lobjectivation (Vergegenstndlichung)30, cest--dire que le principe

    mme du travail, son fonctionnement normal est lobjectivation, laproduction dun objet, et le

    rapport normal pour un travailleur cet objet est celui de son appropriation, de sa propre

    identification (exprim ngativement chez Marx : le travailleur se rapporte auproduit de son

    travailcomme un objet tranger 31, cest--dire dont lidentification du travailleur son

    produit est empche). Dans lactivit de travail, le travailleur doit saffirmer, se raliser et

    prouver la libert (ngativement chez Marx : le travail est extrieurau travailleur, cest--

    dire nappartient pas son tre; []le travailleur ne saffirmedonc pas dans son travail, mais

    synie ; [] il ne sy sent pas bien, mais malheureux ; [] il ny dploie pas une nergie

    physique et spirituelle libre, mais y mortifie son physique et y ruine son esprit 32). Dans son

    interprtation du jeune Marx, Honneth insiste davantage sur laspect rflexif du travail et son

    effet sur le travailleur, cest--dire ce qui se joue au moment de lidentification de ce dernier au

    produit de son travail. Il dfinit ainsi le concept de travail du jeune Marx comme un processus

    de formation dans lequel les sujets peuvent se reconnatre individuellement et collectivement

    comme des sujets de laction faisant lhistoire, grce lexprience quils font deux-mmes

    dans le produit de leur travail 33. Honneth lie ici, comme nous lavons vu plus haut, le travail

    dans le rle quil occupe au sein du matrialisme historique: en se reconnaissant dans le produit

    de leur travail, les individus prennent conscience de leur action sur le monde objectif, extrieur,

    du fait que cest lhomme en tant qutre gnrique qui a faonn le monde et ainsi de leur

    possibilit de le changer. On retrouve ici un aspect essentiel pour Honneth, celui du pouvoir

    daction du sujet individuel ou collectif sur le monde. Dans le cadre de ce matrialisme

    historique donc, lhistoire humaine doit tre comprise comme un processus qui entrane

    lobjectivation successive de toutes les activits et spcialement des forces gnriques

    30Manuscrits conomico-philosophiques de 1844, op.cit., p.118 : Le produit du travail est le travail qui sest fixdans un objet, qui sest fait chose; ce produit est lobjectivationdu travail. La ralisation du travail estson objectivation .

    31Ibid., p.118.32Ibid., p.120.33Honneth, Axel, Travail et agir instrumental. Problmes catgoriels dune thorie critique de la socit , inHonneth, Axel, Un monde de dchirements. Thorie critique, psychanalyse, sociologie, Paris, La Dcouverte,2013, p.44. Pour la version allemande : Arbeit und instrumentales Handeln , op.cit.,p.191: In dem ersten

    Argumentationsmodell versucht Marx den Arbeitsproze unmittelbar als einen Bildungsproze zu begreifen, indem die arbeitenden Subjekte sich ber die Selbsterfahrung im Arbeitsprodukt individuell oder kollektiv alsgeschichtskonstruktive Handlungssubjekte erkennen knnen .

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    spcifiques ltre humain dans lactivit de vie de lespce 34. Lhistoire, en somme, est

    comprise comme une objectivation de lhomme, non en tant quindividu, mais en tant qutre

    gnrique, en tant quespce, par le travail. Cest seulement la condition que lhomme lui -

    mme sobjective, en ce qui lui est essentiel et sidentifie dans son produit, prenant du mme

    coup conscience de ses capacits, quest permis le dveloppement historique. Le problme du

    systme capitaliste est quil empche prcisment cetteobjectivation des forces essentielles de

    lhomme dans la mesure o ce dernier produit, utilise ses capacits, non pas pour lui-mme, en

    suivant sa propre volont, mais les utilise pour un autre, suivant la volont de lautre, le

    capitaliste. La raison dtre de lhomme est prcisment de retrouver le lien avec son tre

    gnrique, son espce, dans et par le travail :

    Prcisment, cest seulement dans llaboration du monde objectif que lhomme satteste rellementcomme tant un tre gnrique. Cette production est sa vie gnrique luvre. Cest par elle que la

    nature apparat comme son uvre et sa ralit. Lobjet du travail est ainsi lobjectivation de la vie

    gnrique de lhomme: cela a lieu en ce quil ne se ddouble pas seulement de faon intellectuelle dans

    la conscience, mais en uvrant rellement, de sorte quil sintuitionne lui-mme dans un monde produit

    par lui. Si bien quen arrachant lhomme lobjet de sa production, le travail alin lui arrache sa vie

    gnrique, son objectivit gnrique relle 35

    Le travail est ici peru comme activit gnrique, en ce quil permet lhomme de survivre, en

    modelant la nature et la transformant pour ses besoins propres. Cest cette dimension essentielle

    que retrouve lhomme, dont il prend conscience dans le produit de son travail, et qui lui permet

    de voir la nature comme son uvre et sa ralit. Cest ce lien avec ltre gnrique et cette

    prise de conscience, qui sont empchs dans le systme capitaliste.

    Cest donc laide du modle anthropologique dobjectivation du travail, hrit de Hegel, que

    Marx condamne le systme capitaliste : cest parce que le travail est conu comme objectivation

    non seulement des capacits de lindividu en tant quindividu, mais aussi de celles de lindividu

    34Ibid., p.44. Honneth renvoie ici auxManuscrits de 1844 et Lidologie allemande.Pour la version allemande : Marx lt sich von seiner geschichtsphilosophischen Grundberlegung leiten, da die Menschheitsgeschichteals einen Proze der sukzessiven Vergegenstndlichung aller humanspezifischen Wesenskrfte im werkttigen Gattungsleben gedacht werden mu inArbeit, Handlung, Normativitt,p.191.35Marx, Karl,Manuscrits conomico-philosophiques, op.cit., p.123. Pour la version allemande : konomisch-

    philosophische Manuskripte in Marx-Engels-Werke, Bd.40, Berlin, Dietz, 1964, p.517 : Eben in derBearbeitung der gegenstndlichen Welt bewhrt sich der Mensch daher erst wirklich als ein Gattungswesen. DieseProduktion ist sein werkttiges Gattungsleben. Durch sie erscheint die Natur alssein Werk und seine Wirklichkeit.Der Gegenstand der Arbeit ist daher die Vergegenstndlichung des Gattungslebens des Menschen: indem er sich

    nicht nur wie imBewutsein intellektuell, sondern werkttig, wirklich verdoppelt und sich selbst daher in einervon ihm geschaffnen Welt anschaut. Indem daher die entfremdete Arbeit dem Menschen den Gegenstand seinerProduktion entreit, entreit sie ihm sein Gattungsleben, seine wirkliche Gattungsgegenstndlichkeit.

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    en tant quespce, que lalination cause par le systme capitaliste est pour Marx si

    condamnable. Il est ici intressant de relever que Honneth nen vient pas une seule fois se

    pencher plus en dtail sur les diffrentes formes dalination que distingue Marx dans les

    Manuscrits de 1844. Ce dernier distingue pourtant quatre formes: dans le systme capitaliste,lhomme est alin (i) du produit de son travail, (ii) du travail en tant quactivit, (iii) de soi,

    (iv) de lautre36. En rappelant les diffrentes dimensions que prend lalination selon Marx, il

    est permis de mesurer lampleur des changements, de lmancipation quest cense oprer

    laction rvolutionnaire, prsente intrinsquement dans le travail: la suppression de la proprit

    prive afin de redonner au travailleur le produit qui lui appartient et du mme coup lui permettre

    de sidentifier dans celui-ci (i-iii) ; linstauration de conditions reposant sur la proprit

    commune des moyens de production, afin de retrouver un rapport coopratif autrui, comme

    semblable et non comme tranger (iv) ; enfin, comme rsultat des changements prcdents, le

    retour dun rapport son travail comme activit vitale, gnrique, exerce pour elle-mme et

    non sous le joug dune volont extrieure, rduisant lactivit gnrique de travail un simple

    moyen de subsistance (ii). Lmancipation vise nest donc pas le simple fait de librer le travail

    des chanes du capitalisme, de lui enlever des obstacles, cela a des consquences bien plus

    vastes quon ne pourrait le supposer. Honneth ntudie pas plus en dtail les diffrentes formes

    dalination dans son article, probablement par souci dconomie. Il cite bien en effet bien les

    Manuscrits de 1844, un passage du chapitre sur le travail alin ainsi quun passage de la

    critique de la dialectique hglienne et de la philosophie allemande. Le passage du chapitre sur

    le travail alin quil cite aborde la question du travail comme activit essentiellement humaine,

    comme objectivation des forces gnriques de lhomme (voir note 19) par opposition lanimal.

    Cest donc le travail en tant quactivit proprement humaine et comme objectivation des forces

    gnriques de lhomme dans la nature, le travail comme moyen de rendre humaine la nature.

    Le second passage, celui sur la dialectique hglienne, est interprt par Honneth laide du

    conflit interne au travail social, la fois opprim et librateur, mancipateur : cest uniquement laide de cette dualit du travail social quest comprhensible, selon Honneth, laffirmation

    paradoxale de Marx selon laquelle il comprendrait lalination de soi, lexternalisationde

    ltre et la dralisation de lhomme comme conqute de soi37. Cest pour Honneth tout le

    problme qui se pose avec ce conflit interne au travail : la mme activit devant permettre

    lmancipation des travailleurs est la fois alinante, opprime et mancipatrice, libratrice en

    ce quelle carte non seulement la situation dalination, mais dlivre galementlhumanit et

    36Dumnil Grard, Lwy Michael, Renault Emmanuel,Lire Marx, op.cit., p.136.37Marx, Karl, konomisch-philosophische Manuskripte , op.cit. p.584. Cit dans : Honneth, Axel, Travail etagir instrumental , op.cit., p.45.

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    permet de reprendre le cours de lhistoire, en garantissant la continuation du processus

    historique dobjectivation de toutes les capacits gnriques de lhumanit 38. Cela

    constitue notamment un des problmes non rsolus par Marx : comment est-on cens passer de

    lalination lmancipation, ou bien comment lmancipation est-elle possible au sein delalination? Cest ceproblme quil sagit de rsoudre en vue dune actualisation de la thorie

    marxienne. Ce concept de travail, tel que le dveloppe Marx dans ses Manuscrits de 1844,

    trouve selon lui son incarnation dans la figure de lartisan reprsentant une activit de travail

    non-aline, par opposition louvrier39(le travail de ce dernier prenant de plus en plus un

    caractre abstrait, formel, vid de toute technicit). Puisque la figure de lartisan reprsente la

    forme de lmancipation, alors Marx avait la possibilit de penser le rapport alination -

    mancipation mentionn plus haut. En effet, selon Honneth, si Marx avait suivi son intention

    premire, il aurait pu comprendre

    le procs de travail comme un motif moral-pratique librant des processus de dveloppement, et il

    aurait galement t forc de caractriser le processus capitaliste de production comme un rapport de

    communication dans lequel lexigence du caractre dobjectivation de processus de travail artisanaux

    na pas disparu du ct des sujets qui travaillent . Ces derniers pourraient toujours anticiper de manire

    contrefactuelle les dimensions de lexcution prive, autocontrle et rpte par lexprience, qui

    caractrisent la connaissance des travailleurs 40.

    En analysant les problmes auxquels a t confront Marx, Honneth est maintenant en mesure

    de proposer des solutions : la coexistence de deux modes dactivit distincts suffit inspirer les

    reprsentations et inspirations des travailleurs une activit de travail sur le mode de celle de

    lartisan, savoir une activit contrle de bout en boutpar lartisan et gre par lui seul, o il

    sobjective dans le produit de son travail.Une activit o ils peuvent prouver de la satisfaction

    en se contemplant dans lobjet produit etainsi se raliser. Honneth tente ici de prolonger la

    rflexion marxienne en tentant de rsoudre la question de larticulation travail-mancipationlaisse en suspens par Marx : cest la coexistence de deux modes diffrents de production

    lartisanat et le travail industriel qui permet de motiver la rvolte de la classe ouvrire, de

    38Ibid., p. 45.39Marx, Karl, Grundrisse der Kritik der politischen konomie in Marx-Engels-Werke, Bd. 42, Berlin, Dietz,1983, p.218 : Andererseits ist der Arbeiter selbst absolut gleichgltig gegen die Bestimmtheit seiner Arbeit; siehat als solche nicht Interesse fr ihn, sondern nur soweit sie berhaupt Arbeit und als solche Gebrauchswert frdas Kapital ist. Trger der Arbeit als solcher, d.h der Arbeit als Gebrauchswert fr das Kapital zu sein, macht daherseinen konomischen Charakter aus; er ist Arbeiter im Gegensatz zum Kapitalisten. Dies ist nicht der Charakterder Handwerker, Zunftgenossen, etc., deren konomischer Charakter grade in der Bestimmtheit ihrer Arbeit und

    dem Verhltnis zu einem bestimmten Meister liegt etc. .

    40Honneth, Axel, Travail et agir instrumental , op.cit., p.48.

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    justifier son combat pour lmancipation en rclamant du systme capitaliste un mode

    dorganisation similaire celui de lartisanat.Mais cest parce que Marx na pas russi penser

    cette articulation, quil est contraint, divers endroits du Capital, de dvelopper le second

    modle dargumentation, savoir celui de la logique immanente et contradictoire - du capital.

    Dans le second modle dargumentationen effet, la stratgie dveloppe par Marx est moins

    convaincante et tmoigne de sa volont de maintenir tout prix le lien entre travail et

    mancipation. Marx pense alors la relation entre les deux sous la perspective de lorganisation

    capitaliste du travail. Cest le processus de production capitaliste qui permettrait de former en

    son sein les hommes qui renverseront ce systme : lorganisation capitaliste du travail est alors

    cense former directement le proltariat, lui fournir les armes pour y mettre fin. Selon Marx,

    cest notamment le nombre toujours croissant douvriers, llvation du niveau de qualification

    ncessaire dans le travail ainsi que le dveloppement technologique, comme les machines, qui

    fournissent aux ouvriers les moyens de smanciper. Cela passe donc par lacquisition de

    savoirs intellectuels, mais galement, plus pratiquement, en organisant et disciplinant les

    ouvriers, les rendant alors similaires une arme, prte au combat. Cest ce double processus

    doppression et de rvolte permise par lorganisation capitaliste du travail quillustre la citation

    que Honneth fait de Marx : mesure que diminue rgulirement le nombre de magnats du

    capital qui usurpent et monopolisent tous les avantages de ce procs de mutation continuesaccrot le poids de la misre, de loppression, de la servitude, de la dgnrescence, de

    lexploitation, mais aussi la colre dune classe ouvrire en constante augmentation, forme,

    unifie, et organise par le mcanisme mme du procs de production capitaliste 41. Ainsi,

    cest le capitalisme lui-mme qui cr les hommes mme de le renverser, tel, comme le dit

    Marx, un processus naturel, inluctable42. Lmancipation ici est purement technique, en

    permettant aux ouvriers dtre organiss, disciplins et de possder des connaissances

    techniques, en somme ncessaire et inluctable. Il nest plus question pour le proltariat deprendre conscience de sa situation de classe opprime, puisquelle semble dsormais

    prsuppose par Marx. Le second modle dargumentation repose donc sur un modle

    41Marx, Karl,Le Capital, Livre 1, Paris, PUF, 1993, p.856. Pour la version allemande : Das Kapital , inMarx-Engels-Werke, Bd.23, Berlin, Dietz, 1962, p. 790 : Mit der bestndig abnehmenden Zahl der Kapitalmagnaten,welche alle Vorteile dieses Umwandlungsprozesses usurpieren und monopolisieren, wchst die Masse des Elends,des Drucks, der Knechtschaft, der Entartung, der Ausbeutung, aber auch die Emprung der stets anschwellendenund durch den Mechanismus des kapitalistischen Produktionsprozesses selbst geschulten, vereinten und

    organisierten Arbeiterklasse . Cit dans: Honneth, Axel, Travail et agir instrumental , op.cit., p.49.42Marx, Karl, ibid., p.791: die kapitalistische Produktion erzeugt mit der Notwendigkeit eines Naturprozessesihre eigne Negation .

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    systmique, ne laissant en somme aucune marge de manuvre aux ouvriers-acteurs : il nest

    plus question de se demander sous quelles conditions il est possible aux ouvriers de prendre

    conscience de leur situation dopprims etde souhaiter le renversement de cette situation, mais

    daffirmer que cest ce qui va se passer, en vertu de la nature du capitalisme et de ses lois

    mcaniques. Le point de vue adopt par Marx ne se trouve plus du ct des acteurs et de fait les

    rduits un rle passif : les ouvriers nont qu attendre lautodestruction du systme sans

    action de leur part. Cest la raison pour laquelle ce modle nest pas attractif pour Honneth,

    puisque le renversement du capitalisme ne dcoule pas de laction volontaire et consciente des

    individus eux-mmes.

    Pour lui, cestle premier modle de Marx, le modle expressif de travail, qui semble alors le

    plus prometteur, dans la mesure o il met en vidence la dimension mancipatrice et formatrice

    du travail, leffet rflexif du produit du travail sur le travailleur et fournit ainsi une composante

    essentielle ses propres dveloppements en vue de llaboration dun concept critique de

    travail. Cest cette dimension que Honneth souhaite rappeler dans son article, prcisment parce

    quil reproche aux thories ayant pens le travail au XXe sicle, ou bien davoir vinc le

    caractre mancipateur du travail (i) ou bien davoir voulu le maintenir mais au prix dun

    loignement des conditions relles de travail (ii) : (i) face au dveloppement de la taylorisation

    du travail, il ne semblait plus possible, notamment pour Hannah Arendt ou Adorno et

    Horkheimer, dattribuer une telle qualit mancipatrice un travail qui devenait leurs yeux

    de plus en plus insignifiant, voire rifiant, faisant de lhomme une machine; pour les autres (ii),

    le maintien de la relation travail-mancipation leur a cot leur ancrage dans la ralit du travail,

    en lidalisant tellement quil ne reprsentait plus la ralit. Le dveloppement historique du

    travail a donc rendu problmatique larticulation entre travail et mancipation. Pour Honneth,

    la distinction de Habermas entre agir communicationnel et agir instrumental constitue une

    avance dcisive par rapports aux thories prcdentes, dans la mesure o il russit conserver

    les deux dimensions du concept de travail : la production dun ct et lmancipation de lautre.Les deux sont maintenues, mais maintenant assures par deux types daction diffrentes: cest

    lagir instrumental qui assure selon lui la reproduction conomique des socits (le ct

    productif), tandis que le potentiel mancipatoire est transfr lagir communicationnel (dans

    la recherche dune communication libre de toute domination). Cest partir de la critique de

    Habermas que Honneth va dvelopper ses propres rflexions pour un concept critique de

    travail : ce quil lui reproche, cest le manque de distinction interne son concept dagir

    instrumental. En effet, il range sous cette catgorie tout type dactivit consistant manier unobjet, indpendamment de la manire dont le travail se droule. Pour Honneth, il est donc

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    ncessaire de faire la distinction entre deux types dagir : Un concept critique de travail doit

    maintenir la diffrence entre une activit instrumentale, dans laquelle le sujet qui travaille

    structure et rgule progressivement son activit de sa propre initiative et selon ses connaissances

    et une activit instrumentale dans laquelle ni les contrles accompagnant lactivit ni la

    structuration relative lobjet ne sont laisss son initiative 43. On reconnat aisment, par ce

    quHonneth entend sous le second type dagir instrumental, le modle de lartisan que dfendait

    Marx, et ainsi, le modle expressif de travail la base de cette figure de lartisan. Il voit une

    confirmation de la pertinence de ce modle auprs des ouvriers eux-mmes dans leur volont

    de sapproprier leur activit de travail, notamment par des actes de rsistance. En tentant de

    contrler lorganisation du processus de travail, ils tmoignent dune reprsentation dtermine

    du travail, o ce sont eux qui, de manire autonome, organisent leur propre activit. Cest dans

    cette pratique de lappropriation que Honneth trouve la confirmation dune insatisfaction vis-

    -vis du travail et met donc laccent sur la dimension conflictuelle des relations au travail, sur

    la tension morale inhrente ltablissement des relations de travail44, que ne permet pas

    de percevoir la catgorie dagir instrumental chez Habermas. De fait, la thorie habermassienne

    tend occulter les conflits du monde du travail. Ainsi, cest dans la conscience de linjustice

    sociale que Honneth situe une forme de moralit qui motive les individus la rsistance : Cette

    conscience de linjustice sociale qui se construit partir de lexpropriation systmatique de

    lactivit de travail des sujets est compltement nglige par les catgories de Habermas 45.

    Cest ainsi que pour Honneth, le travail industriel tayloris et dpourvu de sens sera toujours

    accompagn de rsistances dans lesquelles les sujets qui travaillent cherchent de manire

    collective reprendre le contrle de leur propre activit. Ce qui caractriserait alors tout travail

    alin serait un moment de remmorationpratique du fait quune domination injustifie lui est

    inhrente 46. Le modle expressif de lobjectivation semble donc bien tre pour Honneth, ce

    vers quoi tendent pratiquement les ouvriers.

    Marx est donc utilis dans cet article comme un moyen de rappeler la dimension mancipatrice,

    de ralisation de soi, propre au travail, qui semble oublie par les thories rcentes tenant

    compte du travail. En somme, ce que vise ici Honneth, cest revaloriser, regonfler

    normativement le concept de travail. Cest donc Marx que Honneth utilise pour corriger

    Habermas. Dans ce but, cest un rapport critique que Honneth entretient vis--vis de Marx : il

    reparcourt le sillon trac par ce dernier afin de sinspirer de ses intuitions mais galement de

    43Honneth, Axel, Travail et agir instrumental , op.cit., p.74.

    44Ibid., p.78.45Ibid., p.76.46Ibid., p.78.

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    tirer les enseignements de ses fautes et profiter de ses erreurs pour rectifier le tir. Marx

    fonctionne ici pour Honneth comme un modle, une source dinspiration quil convient de

    prolonger, dactualiser, eu gard la situation historique actuelle. On peut donc ici bien parler

    dune actualisation de Marx, ce que mettent bien en vidence les rfrences , notamment celleaux Grundrisse. Si les Manuscrits de 1844 ne semblent offrir quun modle peu attractif et

    actualisable de travail, il nen va pas de mme des Grundrisse : les deux citations quil en fait

    visent en montrer la pertinence thorique pour sa propre conception de travail. Si le premier

    extrait vise mettre en vidence le lien entre travail et mancipation, ralisation de soi, le

    second tente de montrer la pertinence du concept de travail abstrait chez Marx cest--dire

    la rduction du travail une simple activit formelle , vide de tout contenu. Ainsi, ce sont

    surtout les analyses dveloppes par Marx dans cette uvre qui semblent pertinentes pour

    comprendre le monde actuel du travail, lactualit des analyses de Marx concernant

    lexprience subjective du travail. Si le modle expressif de travail est donc une reprise

    importante de Honneth Marxdans la mesure o il ne perdra plus de vue le travail dans ses

    travaux -, on peut galement voir que cest la dimension conflictuelle, notamment celle des

    rsistances, des conflits au sein du monde du travail qui semble ici intresser Honneth. Ce quil

    nous faut maintenant voir est la faon dont il tente de prolonger, notamment dans Conscience

    morale et domination de classe, cette dimension du conflit en ne la rduisant pas au seul monde

    du travail.

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    b/ Les luttes sociales

    Le second lment de la thorie marxienne qui reprsente pour Honneth un potentiel thorique

    important est celui de la lutte des classes. Cette intuition fondamentale de Marx, cherchant

    rendre compte de la logique des antagonismes sociaux, est pour Honneth dcisive, en ce quelle

    met au jour une composante essentiel des socits, savoir la dimension du conflit. Il nous faut

    donc dans un premier temps revenir brivement sur la notion de lutte des classes chez Marx

    afin de mettre ensuite en vidence les aspects qui demeurent chez Honneth.

    Cest pour la premire fois dans leManifeste du Parti Communiste(1848) que Marx formule

    de manire systmatique la lutte des classes. Cette dernire occupe chez lui, et notamment dans

    le matrialisme historique, une double fonction: celle de dsignation dun ensemble dephnomnes (le fait des luttes) et celle de facteur dexplication de lvolution des socits (rle

    de moteur historique)47. Ce double aspect est parfaitement bien rsum dans la premire phrase

    du Manifeste : Lhistoire de toute socit jusqu nos jours est lhistoire de la lut te des

    classes 48. La lutte qui se droule au sein de la socit capitaliste voit saffronter deux classes,

    la bourgeoisie dun ct, le proltariat de lautre. Lopposition de ces deux classes est rgie par

    leur position dans le systme conomique. Cest le rapport la proprit et au travail qui les

    diffrencie, lun possdant les moyens de production et recourant au travail salari, lautre ne

    possdant rien que sa force de travail quil est contraint de vendre. La lutte des classes cependant

    est ici historiquement situe : elle ne possde pas les mmes caractristiques que la priode

    fodale ou la priode antique, o les rapports entre dominants et domins tait celui de lhomme

    libre, citoyen part entire, et lesclave.Si lon fait cependant abstraction des diffrentes formes

    que revt la lutte des classes au fil de lhistoire, alors il est possible de percevoir son cur

    conceptuel, savoir le fait de lantagonisme des classes. Ce qui est ainsi fondamental chez Marx

    nest pas tant laffrontement particulier entre la bourgeoisie et le proltariat sous le rgime

    capitaliste que lide de conflit opposant plusieurs groupes dindividus. A laide de ce concept,

    cest donc lhistoire de la guerre civile, plus ou moins occulte, qui travaille la socit49quil

    met jour, une composante essentielle, constitutive de cette dernire. Tout comme les autres

    47Bensussan, Grard, Labica, Georges, Luttes des classes in Dictionnaire critique du marxisme, Paris, PUF,1982, p.673-681, en particulier p.673.48Marx, Karl,Le Manifeste du parti Communiste, (dition bilingue) Paris, Editions Science Marxiste, 1999, 550

    pages. Ici : p.5. Pour le texte allemand : Die Geschichte aller bisherigen Gesellschaft ist die Geschichte vonKlassenkmpfen , p.4.

    49 Ibid., p.35. Pour le texte allemand : Indem wir die allgemeinsten Phasen der Entwicklung des Proletariatszeichneten, verfolgten wir den mehr oder minder versteckten Brgerkrieg innerhalb der bestehendenGesellschaft , p.34.

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    philosophies de lhistoire au XIXe sicle, lvolution des conflits de classes au sein du

    matrialisme historique suppose un progrs de lhistoire, pour finalement aboutir la fin de

    lhistoire, dans le communisme une socit o les classes nexistent plus. Cest au terme dun

    long dveloppement historique, mis en mouvement par les actions rvolutionnaires lorsque le

    dcalage entre les forces productives et les rapports de production est trop fort, quil est possible

    au communisme de devenir ralit. Ce que revendique le proltariat dans sa lutte contre la

    bourgeoisie, cest la possession des moyens de production, la possibilit donc de travailler

    comme il le souhaite - et non contraint : en un mot, cest la libert, lmancipation quil

    revendique. Si cest bien dans leManifeste du Parti Communisteque Marx formule clairement

    la lutte des classes, comment expliquer que Honneth ne sy est pas rfr ? Cela est

    probablement d au fait que, dans cet crit, et le suivants, Marx a recours des motifs

    utilitaristes pour penser la lutte des classes. Dans cet crit, en effet, seules les classes des

    proltaires et des capitalistes saffrontent, unifis chacun par leur intrt commun. Cette

    unification par lintrt relve pour Honneth dune abstraction lie lutilitarisme et ne rendant

    pas justice la pluralit relle des diffrents camps qui sopposent. Ce quil reproche Marx

    est de penser la lutte des classes sur le modle de lantagonisme conomique, et non sur un

    mode culturel. Honneth ne se rfre donc nullement au Manifeste du Parti Communistepour

    penser la lutte des classes, mais aux crits historico-politiques de Marx, notamment le 18.

    Brumaireou encore la Guerre civile en France , dans lesquels apparat trs clairement la

    dynamique des classes, multiples et unifies non par lintrt conomique, mais par des valeurs

    et traditions culturelles. Seuls ces crits font apparatre la complexit des luttes entre les

    diffrents groupes sociaux. Cest notamment pour cette raison que la rupture pistmologique

    chez Marx ne se situe pas, selon lui, entre ses crits de jeunesse et ceux de la maturit, mais

    entre ses crits historico-politiques et conomiques. Ce refus des motifs utilitaristes prend son

    sens, comme nous allons le voir dans Conscience morale et domination de classe , si lon

    prend en compte la propre conception de la lutte des classes selon Honneth : ce ne sont passeulement des intrts matriels qui expliquent et justifient la lutte, mais galement des motifs

    immatriels, tels que la dignit, le respect ou la reconnaissance.

    Cest cette dimension conflictuelle au sein de la socit que reprend Honneth et qui constitue

    pour lui une notion dcisive. On peut distinguer une volution de la rception de ce concept

    chez Honneth laide de deux articles: le premier datant de 1981, Conscience morale et

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    domination de classe50, o il sattache repenser la thorie des classes, et le second datant de

    1987, War Marx ein Utilitarist ? Fr eine Gesellschaftstheorie jenseits des Utilitarismus51,

    o il en vient interprter directement la lutte des classes comme une lutte sociale.

    Dans Conscience morale et domination de classe , publi en 1981, Honneth tente deraffirmer lactualit de la lutte des classes ainsi que sa pertinence dans lanalyse des conflits

    contemporains : cest le concept en tant que tel qui est actuel, en ce quil permet de rendre

    compte de la ralit de la vie sociale. Comme il le souligne dans son interview52, cette intuition

    lui a permis de sopposer aux tendances harmonicistes de la thorie habermassiennequi met

    davantage laccent sur lentente entreles individusen raffirmant la dimension conflictuelle.

    En rduisant la lutte des classes son cur conceptuel, Honneth fait valoir lintuition marxienne

    du conflit social contre de telles thories. Dans son article de 1981, il part dun constat : lathorie de la lutte des classes est orpheline, les luttes conomiques ayant disparu du fait de

    lintgration du proltariat au systme capitaliste.Ce constat se vrifie, si lon considre les

    luttes des classes du strict point de vue conomique. La misre qua connue le proltariat au

    XIXe sicle nest en effet en rien comparable la situation des salaris de la fin du XXe sicle.

    La lutte des classes semble donc, de ce point de vue, avoir perdu en validit et en pertinence.

    Mais cela nest vrai, selon lui, que si lon prend en compte la dimension conomique de la

    thorie des classes : lorganisation en classes de la socit ne se rduit nullement une simpleingalit conomique, elle contient galement des lments moraux. Cest donc une extension

    morale de la thorie des classes quil va essayer de fonder dans cet article.Mais quelle est

    prcisment cet aspect moral quil faut prendre en compte et comment se manifeste-t-il ? Cest,

    la suite de Barrington Moore, dans le sentiment dinjustice des classes opprimes quil situe

    cette dimension morale. La diffrence fondamentale qui oppose de ce point de vue les classes

    dominantes aux classes domines consiste prcisment dans le rapport la morale, du point de

    vue de la langue. Tandis que les premires formulent clairement et consciemment leurs

    principes moraux et les intgrent dans un systme cohrent de reprsentation du monde, les

    secondes font, selon Honneth, lexact oppos et, ce titre, cest davantage une moralit de la

    50 Honneth, Axel, Conscience morale et domination de classe. De quelques difficults dans lanalyse despotentiels normatifs daction, inLa socit du mpris. Vers une nouvelle Thorie critique, Paris, La Dcouverte,2008, p.203-223. Pour la version allemande : Moralbewutsein und soziale Klassenherrschaft. EinigeSchwierigkeiten in der Analyse normativer Handlungspotentiale , inDas Andere der Gerechtigkeit, Frankfurt amMain, Suhrkamp, 2000, p.110-129.51Honneth, Axel, Joas, Hans, War Marx ein Utilitarist ? Fr eine Gesellschaftstheorie jenseits des Utilitarismus ,

    in Soziologie und Sozialpolitik. Erstes internationales Kolloquium zur Theorie und Geschichte der Soziologie ,Berlin, Akademie der Wissenschaften der DDR, 1987, p.148-161.52Honneth, Axel, Marxisme, philosophie sociale et thorie critique , op.cit.

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    raction quelles possdent : cest seulement lorsquune loi implicite est transgresse

    quagissent que ragissent les individus de ces classes, par la protestation et la

    condamnation. Ainsi, linverse des classes dominantes, la moralit des classes domines

    sexprime ngativement et de manire non-verbale. On ne peut donc pas ici dire quil existe

    chez celles-ci une conscience morale. Cette moralit ntant en effet formule ni positivement

    ni logiquement, elle naccde que difficilement lespace public et donc lattention.

    Pourtant, cest cette moralit cache de la classe opprime quil sagit pour Honneth de

    dbusquer. Cette moralit cache, non formule positivement, est pour lui la consquence

    directe de mcanismes de domination. Ceux-ci visent contrler le sentiment dinjustice de

    deux manires selon lui : dun ct par un processus qui vise priver de langage les

    domins ; de lautre en visant individualiser le sentiment dinjustice quils [les individus

    des classes opprims] partagent en tant que classe 53. La forme que revt cette moralit est

    donc selon lui dtermine par la structure ingalitaire de la socit elle-mme : Si ces

    rflexions devaient tre pertinentes, cela signifierait quun potentiel dexigences de justice, de

    besoins et dides du bonheur se trouve inscrit en creux dans un sentiment dinjustice qui pour

    des raisons socio-structurelles ne se cristallise certes pas dans des projets dune socit juste,

    mais qui peut nanmoins indiquer les voies inexplores dun progrs moral54. A travers ces

    mcanismes de contrle du sentiment dinjustice, cest la sourcemme des conflits potentiels

    que les classes dominantes cherchent grer, canaliser. Cest donc ce sentiment qui tmoigne

    pour Honneth de lexistence dun champ de conflits qui nest pas pris en compte dans les

    thories modernes et qui peut tre utile pour renforcer moralement la lutte des classes. En

    intgrant le sentiment dinjustice dans une thorie des classes, il est possible de mettre jour

    un nouveau domaine dingalits et donc de conflits. En effet, les ingalits causes par le

    systme capitaliste dpassent laspect purement conomique: une thorie des classes ajuste

    la socit capitaliste ne peut se borner lingale rpartition des biens matriels mais doit

    aussi prendre en compte la rpartition asymtrique des chances sur les plan culturel et

    psychique. Je vise par l lingalit difficilement mesurable, mais parfaitement atteste, entre

    les diffrentes classes dans laccs la culture, la reconnaissance sociale et un travail

    personnalis 55. En incorporant le sentiment dinjustice au sein de la thorie des classes,

    Honneth peut ainsi repenser la structure de classes du capitalisme dans sa dimension

    immatrielle : lingalit entre les classes ne porte pas seulement sur des biens quantifiables,

    53Honneth, Axel, Conscience morale et domination de classe , op.cit., p. 215.54Ibid., p. 212.55Ibid., p. 220. Nous soulignons.

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    mais galement sur laccs des biens immatriels, tels ceux que Honneth liste ici. Cet

    largissement lui permet galement de rinterprter les motivations qui sont lorigine des

    conflits : dans le capitalisme, ce sont moins des raisons conomiques que des raisons morales

    qui poussent les individus agir. De ce fait, les revendications des classes opprimes changent

    galement de nature : il ne sagit pas uniquement dune rpartition plus juste des biens matriels,

    des richesses, mais surtout dun meilleur accs des biens immatriels. Cest donc bien un

    ordre social plus juste que rclament les classes opprimes56. Ainsi pour Honneth, seule une

    conception rductrice de la thorie des classes permet de conclure la fin de la lutte des classes.

    En repensant et en largissant la premire, il lui est alors possible de raffirmer lactualit de

    la lutte des classes comme catgorie empiriquement oprante, pertinente. Ce premier moment

    de lactualisation de la lutte des classes permet Honneth, dans un second temps, de penser

    cette dernire comme une lutte sociale dans son article War Marx ein Utilitarist ? .

    Dans cet article de 1987, co-crit avec Hans Joas, Honneth dfend une lecture non-utilitariste

    des concepts de lutte des classes et de travail chez Marx. Il prend position dans le dbat entre

    les tenants dune lecture utilitariste des concepts de Marx et ceux dune lecture normativiste,

    en affirmant que lon ne peut ni ne doit se limiter la premire position. Selon lui, les

    tenants de la premire position se fondent sur un modle utilitariste daction nullement absent

    chez Marx mais ignorent les autres modles alternatifs que Marx a dvelopps danslensemble de son uvre, plus mme de rendre compte de la ralit de la vie sociale, etquil

    considre comme lhritage pratico-philosophique de la thorie marxienne 57. A ct du

    modle utilitaire, il distingueavec le travail comme modle expressifle concept de lutte des

    classes, utilis par Marx dans ses crits historiques, et non celui du Manifeste du Parti

    Communiste. Cest laide de ses concepts quil va tenter de dfendre une lecture non-

    utilitariste de Marx qui soit fructueuse pour laborer une thorie de la socit et de laction. Ce

    que Honneth semble reprocher lutilitarisme est la fois de prsupposer un individu

    strictement rationnel et donc de se mprendre sur les motivations relles des individus.

    Lutilitarisme prsuppose en effet un individu guid par sa seule raison et mme de dterminer

    ce quilest pour lui utile de faire, ce qui est dans son intrt . Or cela vhicule lide dun

    individu et dune vie sociale mcanique. Chez les individus, il y a dautres facteurs qui entrent

    56 Cela ne signifie cependant pas que la dimension conomique na plus aucune signification pour la classeopprime et que le partage des richesses leur importe peu. Honneth tente ici dclairer la dimension morale sans

    ngliger laspect purement conomique. Voir plus loin.57Honneth, Axel, Joas, Hans, War Marx ein Utilitarist ?, op. cit., p.152: das praxis-philosophische Erbe derMarxschen Theorie .

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    en jeu dans le choix de leurs actions. Lintrt seul ne peut expliquer leur comportement, au

    risque de se mprendre sur la motivation relle de ceux-ci : celle-ci ne doit nullement tre

    exprime en termes dintrts mais en termes de convictions morales, de valeurs. Ainsi

    lutilitarisme fait abstraction des convictions et des valeurs entrant en jeu dans les motivations

    de la lutte et dterminant leurs revendications. Cest ce quil entend au dbut de larticle,

    lorsquil mentionne le consensus normatif, qui prcde tout calcul de lintrt subjectif, qui

    dtermine mme toujours toute dfinition de lintrt subjectif58. En effet, lintrt lui-mme

    est dtermin par des valeurs selon Honneth : lintrt en soi nexiste pas, en toute objectivit,

    et cest seulement la lumire de valeurs quil est identifiable et dfinissable. Il faut ainsi

    davantage sintresser aux valeurs qu lintrt. Honneth utilise Marx afin de critiquer

    lutilitarisme et fait sienne la conception de lhomme comme tre de besoins, parce quil se

    focalise sur les conditions ncessaires de la participation libre des individus la vie

    publique, comme cela apparat clairement dans son article Diskursethik und implizites

    Gerechtigkeitskonzeption 59. Les individus ne peuvent pleinement participer au dbat publique

    que sils possdent certaines capacits, que sils deviennent des personnes , et ce afin de

    pouvoir participer la vie politique et donc exercer leur rle de citoyens.

    Cest pour cette raison que Honneth sintresse au modle daction de la lutte des classes

    dvelopp par Marx dans ses crits historico-politiques, o ce dernier analyse les actionspolitiques et les comportements des quelques fractions de classe non plus [] selon le modle

    de laction intresse (Interessenhandeln) guid par lutilit mais selon le modle dune action

    collective culturellement dtermine 60. Marx est intressant pour Honneth, dans la mesure o,

    dans ses crits historico-politiques, il tient compte de ce qui motive rellement, pratiquement

    les individus. Ainsi, selon Honneth, les luttes des classes chez Marx se prsentent comme des

    confrontations sociales, o les classes sociales ne luttent pas pour imposer leurs intrts

    conomiquement dtermins, mais pour la reconnaissance (Anerkennung) de leurs convictions

    58Ibid., p.148. Passage en allemand: Auf diesem Hintergrund widmen sie [die normativistischen Positionen] ihreAufmerksamkeit dem Begriff und den Erscheinungsweisen des normativen Konsensus, der allem subjektivenInteressenkalkl vorgeordnet ist, ja selbst die subjektive Interessendefinition immer schon bestimmt .59Honneth, Axel, Diskursethik und implizites Gerechtigkeitskonzept in Angehrn, Emil, Lohmann, Georg,

    Ethik und Marx. Moralkritik und moralische Grundlagen der Marxschen Kritik, Knigstein/Ts, Hain Verlag beiAthenum, 1986, p.268-273. En particulier p.272-273.60Honneth, Axel, Joas, Hans, War Marx ein Utilitarist ? , op.cit., p.154. Passage en allemand : hier analysiert

    er die politischen Aktionen und Verhaltensweisen der einzelnen Klassenfraktionen nicht mehr, wie sonst an vielenStellen, nach dem Muster nutzenorientierten Interessenhandelns, sondern nach dem Muster kulturell bestimmten,kreativen Kollektivhandelns .

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    morales 61. En jetant un clairage diffrent sur les motivations des individus, les revendications

    de ces derniers sen trouvent galement modifies. Ce ne sont pas des motifs rationnels,

    objectifs mais des convictions morales qui guident les actions des individus. Cest donc en

    partant de ce que sont les individus, non en thorie mais en pratique, rellement, que Honneth

    en vient reformuler la lutte des classes en lutte morale : La lutte des classes apparat ainsi

    finalement comme un grand vnement dramatique dans lequel les classes sociales se laissent

    guider par leurs passions morales et luttent pour imposer leurs convictions normatives. Le

    modle thorique avec lequel Marx procde dans ses tudes historiques est celui de la lutte des

    classes comme confrontation morale 62. Cest donc le modle de la lutte des classes quutilise

    Marx dans ses crits historiques qui constitue pour Honneth une intuition fondamentale de ce

    qui est en jeu dans les luttes : car ainsi, ces dernires touchent directement les convictions des

    individus, et donc les engage en ce quils sont, dans leur identit ici en tant que classe.

    Honneth cherche ainsi un niveau plus fondamental de lutte : les individus regroups en classes

    saffrontent non pour ce quils ont ou aimeraient possder, mais premirement pour ce quils

    sont, dans leur identit en tant que classe, le second aspect dterminant le premier. Si le but

    semble tre conomique, ce qui se cache en ralit derrire ces affrontements relve davantage

    dun problme moral.

    Ainsi, Honneth donne une dfinition plus systmatique de la lutte des classes comme luttemorale dans cet article que dans Conscience morale et domination de classe . Il insiste ici

    davantage sur les motivations des luttes et les enjeux qui y sont associs, en sopposant

    lutilitarisme: cest pour arriver une juste comprhension des conflits sociaux quil faut viter

    une telle lecture, dans la mesure o la notion dintrt empche lidentification vritable des

    motivations et revendication en jeupour les acteurs principalement. Aprs avoir redfini la

    thorie des classes en y introduisant un type dingalit et donc des souffrances non

    conomiques il poursuit ici lactualisation de la lutte des classes en explicitant les motivations

    des individus, ce qui les pousse la lutte et dtermine leurs revendications. Cet accent mis sur

    la dimension du conflit se retrouve dveloppe dans un de ses premiers ouvrages, Kritik der

    61 Ibid. p.154. Passage en allemand : Dadurch stellen sich die untersuchten Klassenkmpfe als sozialeAuseinandersetzungen dar, in denen die soziales Klassen nicht um die Durchsetzung ihrer konomisch bestimmtenInteressen kmpfen, sondern um die Anerkennung ihrer moralischen berzeugungen ringen 62Ibid., p.155. Passage en allemand : So erscheint der Klassenkampf schlielich als ein groes dramatischesGeschehen, in dem die sozialen Klassen sich von ihren moralischen Leidenschaften leiten lassen, um fr die

    Durchsetzung ihrer normativen berzeugungen zu kmpfen. Der Klassenkampf als eine moralischeAuseinandersetzung gibt das theoretische Modell ab, nach dem Marx in seinen historischen Untersuchungenverfhrt .

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    Macht63,o il soppose la vision harmoniciste de la vie sociale chez Habermas.Dans ce livre,

    Honneth rflchit au cadre thorique et lappareil catgoriel qui doit tre utilis pour rendre

    compte au mieux de la ralit de la vie sociale. Cest donc en vue dlaborer une thorie de la

    socit que Honneth mobilise son intuition du conflit, de la lutte, quil fait jouer contre la

    tendance harmoniciste de la conception habermassienne des rapports sociaux. Cest donc lautre

    versant de ces derniers que Honneth souhaite mettre en lumire : contre la simple entente

    langagire, sans accros, il insiste sur le rle majeur que joue le conflit, la lutte : les sujets,

    diviss en classes, ne peuvent stre mis daccord sur les normes sociales qui rglent les

    relations sociales de manire asymtrique sous la forme dun processus dentente pacifique;

    bien plus lagir communicationnel, aussi longtemps que les sujets sociaux profitent ingalement

    des normes institutionnalises, doit se drouler de part en part en une opposition pratique des

    classes sociales 64. Honneth insiste ici sur la division en classes de la socit, ce qui lui permet

    disoler des groupes sociaux distincts et de penser leur relation sur le mode duconflitdonc

    selon le modle de la lutte des classes. Or, comme on peut le voir ici, cest lingalit qui

    constitue le point de dpart, la cause de laffrontement, comme lillustrent les mots

    asymtrique et ingalement : cest lingalit qui est la cause de la lutte, la lutte qui est

    le prolongement du sentiment dinjustice. Honneth tablit donc ici entre les deux, entre lutte et

    injustice, un lien, et prolonge ainsi la rflexion labore dans Conscience morale et

    domination de classe : si le sentiment dinjustice tmoigne bien de lexistence dun niveau de

    conflits latents, ce sentiment ne reste pas systmatiquement muet mais tend sexprimer de

    manire conflictuelle par les grves, les manifestationsIl peut donc tre considr comme le

    point de dpart des luttes, mais seulement de manire indirecte : le vritable point de dpart, la

    cause, est toujours une norme institutionnalise, de telle sorte que la lutte se droule comme

    un affrontement pratique concernant la lgitimit des normes en vigueur et lintroduction de

    nouvelles normes sociales 65. Honneth confirme ici quil reprend le modle de la lutte des

    classes en un sens non-conomique, puisque ce sont les normes en vigueur, les valeurs etconvictions morales qui sont en jeu dans cette dernire et non des impratifs de redistribution

    conomique ou la dfense des intrts conomiques de la classe ouvrire. Ainsi, ce que

    63Honneth, Axel,Kritik der Macht, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1989, 407 pages.64Ibid., p.298: Auf gesellschaftliche Normen, die den sozialen Verkehr in dieser Weise asymmetrisch regeln,knnen sich die in Klassen gespaltenen Subjekte dann jedoch nicht in der Form eines friedlichenVerstndigungsprozesses geeinigt haben; vielmehr mu sich das kommunikative Handeln, solange diegesellschaftlichen Subjekte von den institutionalisierten Normen ungleich profitieren, durch eine praktischeEntgegensetzung der sozialen Klassen hindurch vollziehen .

    65 Ibid., p.298: der Gegenstand, um dessentwillen der Streit in Gang kommt, ist stets eine institutionalisierteNorm, so da der Kampf als eine praktische Auseinandersetzung um die Legitimitt geltender und die Einfhrungneuer sozialer Normen stattfindet.

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    contestent les classes opprimes dans leur lutte, cest linjustice, lingalit institutionnalise

    dont ils sont victimes, donc linjustice de lordre social ntant pas uniquement de nature

    matrielle. Cest ainsi quHonneth en conclut que tant que le systme institutionnel chaque

    fois rengoci [par les luttes] fixe[ra] de nouveau normativement une rpartition ingale des

    charges et des privilges, la lutte des classes pour la reconnaissance socialesengagera toujours

    de nouveau 66. Cest donc bien linjustice inhrente lordre social qui dclenche la lutte du

    ct des acteurs selon Honneth. On peut voir transparatre dans la formulation la lutte des

    classes pour la reconnaissance sociale lorigine marxienne du concept de lutte, qui dans son

    livre majeur deviendra simplement La lutte pour la reconnaissance . Cette formulation

    confirme donc la gnalogie de lide de lutte, au cur de la thorie de Honneth67. On peut

    galement voir, dans ces diffrentes citations le rle dacteur quHonneth accorde aux individus

    organiss en classes et quil va galement faire jouer contre Habermas. Selon lui, si Habermas

    avait tenu compte des groupes sociauxet de laction collective implique par ces derniers

    au lieu de se focaliser sur un macrosujet, un sujet unique, il lui aurait alors t possible

    dinterprter le procs de rationalisation sociale comme un processus o les groupes sociaux dbattent

    de la faon dont doivent se dvelopper les institutions sociales ainsi que de la forme quelles doivent

    prendre ; en mme temps, un rle dcisif aurait t attribu aux actions [Handlungsorientierungen] et

    aux reprsentations de valeur spcifiques aux groupes dans le processus de reproduction des socits.

    Mais Habermas exclut toute action des groupes dans lapproche thorique de sa thorie de la socit

    (); il passe immdiatement du niveau des sujets agissants de manire communicative au niveau des

    systmes sociaux organiss sans tenir compte du niveau moyen dune pratique des groupes socialement

    intgrs 68.

    Honneth claire ainsi une nouvelle voie permettant aux individus de participer la vie

    politique : non pas seulement par lentente langagire, mais bien par le conflit, la lutte, mettant

    en cause la lgitimit des normes sociales. Dans la mesure o les membres de la socit ne sont

    pas gaux quant au langagenotamment les classes dfavorises, comme Honneth la bien mis

    en vidence dans Conscience morale et domination de classe le seul moyen pour les classes

    66Ibid., p.300, nous soulignons.67Reste savoir si le modle de lutte reste le mme dansLa lutte pour la reconnaissance. Nous y reviendrons.68Honneth, Axel,Kritik der Macht, op.cit., p.314. Passage en allemand : Dieser theoretische Ansatz htte dieMglichkeit erffnet, den gesellschaftlichen Rationaisierungsproze als einen Vorgang zu interpretieren, in demsoziale Gruppen um die Art und Weise der Fortentwicklung und Gestaltung gesellschaftlicher Institutionenstreiten ; zugleich wre damit den gruppenspezifischen Handlungsorientierungen und Wertvorstellungen eine

    praktisch entscheidende Rolle im Reproduktionsproze von Gesellschaften zugewiesen worden. Habermas aber

    lt handelnde Grupen im kategorialen Ansatz seiner Gesellschaftstheorie nicht zu ; () von der Stufekommunikativ handelnder Subjekte geht er unmittelbar zur Stufe organisierter Sozialsysteme ber, ohne diemittlere Stufe einer Praxis sozial integrierter Gruppen zu bercksichtigen .

  • 7/17/2019 O Marx do Honneth

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    opprimes de participer lorganisation de la socit, dexprimer leurs revendications et de

    dnoncer les injustices dont ils sont victimes est donc de lutter, de se battre pour que leur voix

    soit entendue, pour quelle accde la visibilit dans lespace public. Ce qui est donc essentiel

    pour permettre aux individus dtre entendus est de sorganiser et de constituer une classe avec

    des valeurs communes. Une thorie de la socit ne peut alors se contenter, comme le fait

    Habermas, de ne tenir compte que de laction individuelle dun sujet ou de laction

    impersonnelle dun systme: il faut galement pouvoir prendre en compte le phnomne du

    groupe, cest--dire laction collective dindividus runis par des valeurs communes.Ce niveau

    intermdiaire entre lindividuet le systme quest le groupe, la classe, est fondamental pour

    comprendre la dynamique des luttes et la force quil possde pour influer sur la vie sociale et la

    formation de la socit. Des individus isols en lutte pour tel ou tel principe nont que peu de

    chance de mobiliser lattention et de susciter des changements, ce qui nest pas le cas

    dindividus organiss en groupes ou en classes. Cest seulement en tenant compte de ces

    derniers dans une thorie de la socit quil est possible de reconnatre aux individus la

    possibilit dagir sur le monde extrieur, et plus prcisment sur lorganisation de la socit.

    Avec Marx, cest donc ce niveauintermdiaire de classe, de groupe quHonneth souhaite mettre

    en vidence.

    Les diffrentes rflexions concernant lactualisation de la lutte des classes trouvent donc leurapplication dans llaboration dune thorie de la socit cherchant rendre compte de la

    dimension conflictuelle de la vie sociale. Honneth a tent ici, en sopposant Habermas, de

    rendre compte la fois des relations entre les diffrents groupes sociaux mais galement au sein

    de ceux-ci : tandis que les premires sont des relations essentiellement conflictuelles, les

    secondes sont plus pacifiques, reposant davantage sur la communication et la conscience de

    partager des valeurs communes : mme les groupes organiss ou non-organiss peuvent

    entretenir des relations communicatives dont les membres parta