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HAL Id: hal-01309041https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01309041
Submitted on 28 Apr 2016
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Machiavel, penseur de lâaction politiqueMarie Gaille
To cite this version:
Marie Gaille. Machiavel, penseur de lâaction politique . Machiavel, Lectures de .., 2006. ïżœhal-01309041ïżœ
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Pour citer ce chapitre : M. Gaille, "Machiavel, penseur de lâaction politique", pp. 259-292 , dans M. Gaille et T. MĂ©nissier (co-dir.), Machiavel, Lectures de ..., Paris, Ellipses, 2006.
MACHIAVEL, PENSEUR DE LâACTION POLITIQUE
On peut voir en Machiavel lâun des penseurs par excellence de lâaction politique. La prĂ©dominance de cette question au sein de sa rĂ©flexion est perceptible jusque dans son Ă©criture, qui accorde la part belle au verbe, plus quâau substantif, et en particulier au verbe de mouvement. Les actions qui forment la trame de son questionnement sont en particulier celle de la conquĂȘte et de la perte du pouvoir, de maintien au pouvoir, de son extension ou de son accroissement et des activitĂ©s relatives Ă son exercice : on sâaffronte, on combat, on attaque, on assiĂšge lâautre, on sâempare de ses biens ou de son pouvoir, on dĂ©truit, on anĂ©antit ou lâon est soi-mĂȘme conduit Ă la ruine, on fortifie, on se dĂ©fend, on cĂšde, on fuit, on se retire, on rĂ©siste, on persĂ©vĂšre ; on fonde, on Ă©difie, on administre, on commande, on gouverne, on obĂ©it, on se fait obĂ©ir, on pourvoit, on innove, on rĂ©forme, on prĂ©voit, on remĂ©die, on manĆuvre, on temporise, on nĂ©gocie, on sâinforme ; on couvre de bienfaits ou lâon assassine, etc.
PlacĂ© face Ă cette action multiforme, il convient de dĂ©terminer tout dâabord lâobjet pensĂ© par Machiavel. Ce qui paraĂźt tout dâabord remarquable pour un philosophe rompu Ă lâexercice de la conceptualisation est que Machiavel ne cherche pas, semble-t-il, Ă proposer une dĂ©finition de lâaction politique. Sa rĂ©flexion consiste plutĂŽt en lâanalyse de ses conditions de possibilitĂ©. Ă cet Ă©gard, il dĂ©fend une thĂšse : lâaction humaine nâest pas dĂ©terminĂ©e a priori (par la providence, par les astres, etc.) ; il ne faut pas sombrer dans le fatalisme. Câest Ă la lumiĂšre de cette thĂšse que lâon peut comprendre ce propos de Gramsci Ă propos de Machiavel : il « a exprimĂ© une conception du monde originale, que lâon pourrait appeler, elle aussi, une âphilosophie de la praxisâ, ou un ânĂ©o-humanismeâ dans la mesure oĂč elle ne reconnaĂźt pas dâĂ©lĂ©ments transcendentaux ou immanents (dans le sens mĂ©taphysique) mais se fonde entiĂšrement sur lâaction concrĂšte de lâhomme qui, pour ses nĂ©cessitĂ©s historiques, agit sur la rĂ©alitĂ© et la transforme ».1 La thĂšse de Machiavel est cependant plus complexe quâil nây paraĂźt.
Sa comprĂ©hension exige que lâon examine le statut accordĂ© Ă Dieu, aux astres et Ă la fortune dans lâhistoire des hommes, des citĂ©s, des royaumes et des empires, telle que la conçoit Machiavel. Lâhistoire quâil relate ne relĂšve pas dâun point de vue chrĂ©tien. Cette caractĂ©ristique est dâautant plus frappante si lâon se souvient du contexte dans lequel il Ă©labore sa pensĂ©e, marquĂ© Ă Florence par la mĂ©moire vive du projet de rĂ©forme savonarolien, au sein duquel Florence apparaĂźt comme la citĂ© Ă©lue de Dieu, destinĂ©e Ă devenir ici-bas une citĂ© vivant selon les normes morales et politiques dâun christianisme rĂ©novĂ©. De son cĂŽtĂ©, Machiavel interprĂšte dâun point de vue « temporel » des Ă©vĂ©nements ou des phĂ©nomĂšnes qui relĂšvent initialement de lâhistoire biblique. Le traitement accordĂ© aux principats ecclĂ©siastiques est de ce point de vue exemplaire. Dans le chapitre 11, qui clĂŽt lâĂ©vocation des diffĂ©rents types de principats, Machiavel semble tout dâabord concĂ©der un statut particulier aux principats ecclĂ©siastiques. Il sâĂŽte le droit dâexaminer leur histoire en raison du soutien divin qui garantit leur maintien.2 Cependant, ce principe dâanalyse est rapidement 1 A. Gramsci, Cahiers de prison 1-5, 5 (IX), 1930-1932, 127, tr. de M. Aymard et Fr. Bouillot, NRF Gallimard/ BibliothĂšque de philosophie, 1996, p. 493. 2 Machiavel, Le Prince, 11, tr. de M. Gaille-Nikodimov, Paris, Le Livre de Poche, Les Classiques de la philosophie, 2000, p. 101 (toutes les citations du Prince en français sont extraites de cette traduction).
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remis en cause : Machiavel affirme ensuite sâintĂ©resser Ă lâacquisition rĂ©cente et spectaculaire du pouvoir par la papautĂ© « dans le temporel ». Or, lâexplication quâil en donne est semblable Ă celle quâil a fournie Ă propos dâautres principats, rĂ©publiques ou empires, dans les chapitres prĂ©cĂ©dents de lâouvrage. Elle est fondĂ©e sur la considĂ©ration des rapports de puissance entre les citĂ©s, de leurs forces matĂ©rielles respectives, de leurs appuis diplomatiques et de la vertu des papes. Contrairement Ă lâaffirmation liminaire, Machiavel applique donc finalement les mĂȘmes critĂšres dâĂ©valuation aux principats ecclĂ©siastiques quâaux autres : pour rendre compte de leur situation « dans le temporel », il nâest nul besoin de faire appel Ă la puissance divine. Câest encore un tel point de vue quâil adopte dans LâHistoire de Florence, I, Ă propos de lâhistoire de la papautĂ© « depuis le dĂ©clin de lâempire romain jusquâĂ 1434 ». Lâhistoire de Florence est insĂ©rĂ©e dans lâhistoire de lâItalie et interprĂ©tĂ©e Ă la lumiĂšre de celle-ci ; au sein de cette derniĂšre, le rĂŽle gĂ©opolitique de la papautĂ© est mĂȘme prĂ©sentĂ© comme un facteur explicatif de premier ordre. Le chapitre consacrĂ© Ă Machiavel et la religion par Emanuele Cutinelli-Rendina dans cet ouvrage permet dâĂ©clairer plus amplement cette analyse.
De la mĂȘme maniĂšre, il dĂ©veloppe dans Le Prince, 6, une argumentation en deux Ă©tapes qui fait de MoĂŻse un fondateur comme les autres. Machiavel lâexclut tout dâabord de ses considĂ©rations : on ne doit pas raisonner sur lui car ses actions ont Ă©tĂ© ordonnĂ©es par Dieu.3 Puis il formule un point de vue Ă partir duquel il devient possible dâexaminer Ă Ă©galitĂ© lâaction de MoĂŻse et celle des autres fondateurs. Il gomme donc, dans le second temps de son analyse, les effets possibles de sa relation singuliĂšre Ă Dieu.4 Les Discours portent le mĂȘme regard sur les actions de MoĂŻse : sa relation Ă Dieu nâest pas Ă©voquĂ©e, que ce soit dans les chapitres qui ont pu ĂȘtre rĂ©digĂ©s avant Le Prince ou ceux qui lui font suite. Son action et les difficultĂ©s quâil rencontre ne lui sont pas spĂ©cifiques ; elles sont semblables Ă celles des autres fondateurs.5
La papautĂ©, MoĂŻse, et enfin la religion. Tous sont soumis au mĂȘme traitement. Les Discours, II, 5, prĂ©sentent en effet les religions comme des phĂ©nomĂšnes historiques qui apparaissent et disparaissent dans le temps â description Ă laquelle fait Ă©cho celle du chapitre III, 1, oĂč les religions sont qualifiĂ©es comme « corps mixtes », câest-Ă -dire des organismes mortels.6 La vision de lâhistoire du monde Ă laquelle souscrit Machiavel nâest donc pas celle que la religion chrĂ©tienne propose. Elle est mĂȘme ouvertement polĂ©mique Ă son Ă©gard.
Cependant, lâexistence et le rĂŽle de Dieu dans lâhistoire des hommes ne sont pas niĂ©s
par Machiavel. Le chapitre 26 du Prince fait un usage rĂ©current du terme « rĂ©demption » Ă propos du sort de lâItalie quâil faut libĂ©rer des armĂ©es Ă©trangĂšres.7 Dans ce chapitre, Machiavel utilise aussi le texte biblique Ă titre argumentatif. Il dĂ©clare ainsi : « ici, il y a une disposition trĂšs grande ; il ne peut y avoir, lĂ oĂč il y a une grande disposition, de grandes difficultĂ©s, pourvu que celle-ci prenne les ordres de ceux que jâai proposĂ©s en point de mire. Outre cela, on voit ici des faits extraordinaires, sans exemple, conduits par Dieu : la mer sâest ouverte, un nuage Vous a escortĂ© sur le chemin, la pierre a versĂ© de lâeau, ici il a plu la manne. Chaque chose a concouru Ă votre grandeur. Le restant, vous devez le faire ; Dieu ne veut pas faire chaque chose, pour ne pas nous ĂŽter le libre-arbitre et la part de cette gloire qui nous revient ».8
3 Machiavel, Le Prince, 6, p. 77. 4 Machiavel, Le Prince, 6, pp. 77-78. 5 Machiavel, Discours, I, 1 et 9, II, 8, III, 30, in : Ćuvres complĂštes, tr. de Ch. Bec, Paris, Laffont, 1997. 6 Machiavel, Discours, II, 5, p. 306. Nous retrouvons dans LâHistoire de Florence, I, 5, un dĂ©veloppement similaire, in : Ćuvres complĂštes, op. cit, p. 665. 7 Machiavel, Le Prince, 26, pp. 163-166. 8 Machiavel, Le Prince, 26, p. 164.
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De prime abord, nous pourrions ĂȘtre tentĂ©s dâinterprĂ©ter ces propos comme la marque dâune certaine irrĂ©vĂ©rence religieuse : Machiavel utiliserait, au sein de sa rĂ©flexion sur les conditions de la libĂ©ration de lâItalie, un vocabulaire religieux. Au mĂ©pris de celui-ci, il lui donnerait une signification sans rapport avec le christianisme. Mais cette interprĂ©tation demeure superficielle. Ce chapitre a une forte charge Ă©motionnelle â les commentateurs soulignent unanimement la rupture de ton avec ceux qui le prĂ©cĂšdent. De ce point de vue, il est probable que Machiavel ait cherchĂ© Ă tirer profit de lâinfluence du discours prophĂ©tique Ă Florence, essentielle Ă lâhistoire politique de la citĂ© entre 1470 et 1525.9 Au-delĂ de cette dimension rhĂ©torique, il faut souligner que lâusage machiavĂ©lien des Ă©pisodes bibliques met en avant une modalitĂ© non dĂ©terministe de lâintervention divine. Dieu est prĂ©sent, mais ne rĂ©git pas les actions humaines. Aussi ne pouvons-nous nous contenter, pour comprendre ce chapitre, de lâopposition, aujourdâhui coutumiĂšre, entre une vision laĂŻque et une vision religieuse de lâhistoire. Lâusage par Machiavel de la notion de libre arbitre au chapitre 25 du Prince,10 notion quâa diffusĂ© la pensĂ©e scolastique, en constitue un indice. Comme le rappelle la Divine comĂ©die de Dante, puis le Dialogue sur le libre arbitre de Lorenzo Valla, la pensĂ©e chrĂ©tienne fait place au libre-arbitre : il est possible dâaffirmer de maniĂšre tout Ă fait cohĂ©rente Ă la fois lâexistence de Dieu et le libre-arbitre des hommes, comme le fait ici Machiavel.11 Cependant, il cantonne Dieu dans un champ dâaction sans incidence sur lâaction politique des hommes. Ainsi, dans le chapitre 26 du Prince, les miracles accomplis sont relatifs Ă la nature. Au chapitre VI, 34, de LâHistoire de Florence, il met Ă©galement en scĂšne la toute-puissance divine, mais Ă propos dâun phĂ©nomĂšne naturel â une tornade dĂ©vastatrice.12 Machiavel ne nie donc pas lâexistence de Dieu mais les occurrences de ce dernier se situent en dehors de la sphĂšre de lâaction politique.
Lâon pourrait penser que le dĂ©terminisme divin est remplacĂ©, chez Machiavel, par
celui des astres. Plusieurs termes relevant du vocabulaire astrologique ou Ă©voquant un tel dĂ©terminisme sont en effet prĂ©sents dans son Ćuvre (lâexpression « il cielo », au pluriel « i cieli », lâĂ©vocation des « signes cĂ©lestes »).13 Lâastrologie, au Moyen Ăge comme Ă la Renaissance, comprend deux opĂ©rations distinctes : dâune part, lâĂ©tude des mouvements et des apparitions des astres, notamment du soleil et de la lune, de leurs relations rĂ©ciproques et de leur rapport Ă la terre (appelĂ©e astronomie ou astrologie thĂ©orique) et dâautre part, la prĂ©vision des Ă©vĂ©nements sublunaires en fonction des rĂ©sultats de cette Ă©tude (dite astrologie judiciaire ou divinatoire, ou encore pratique). La rĂ©ception par lâOccident chrĂ©tien de lâastronomie grĂ©co-arabe, qui entretenait des relations Ă©troites avec lâastrologie, marque le point de dĂ©part de la diffusion de cette derniĂšre en Europe. 14 Afin de comprendre lâinfluence de la reprĂ©sentation astrologique du monde, il faut aussi tenir compte de la traduction et la diffusion des traitĂ©s aristotĂ©liciens au XIIIe siĂšcle, notamment La Physique, Du ciel, De la gĂ©nĂ©ration et de la corruption et les MĂ©tĂ©orologiques. De pair avec celles des traitĂ©s apocryphes et des
9 Cf. Ă ce propos : D. Weinstein, Savonarole et Florence, prophĂ©tie et patriotisme Ă la Renaissance, tr. De M-F. de Palomera, Calmann-LĂ©vy, 1973, ainsi que L. Polizzotto, The Elect nation â the Savonarolan Movement in Florence 1494-1545, Clarendon Press, Oxford, Oxford-Warburg studies, 1994. 10 Machiavel, Le Prince, 25, pp. 158-159. 11 L. Valla, Dialogue sur le libre arbitre, Ă©d. de J. Chomarat, Vrin, 1983, p. 28. Le discours de Marco Lombardo, dans la Divine comĂ©die, constitue aussi une forte Ă©vocation du libre-arbitre humain, La Divine comĂ©die, Purgatoire, XVI, vv. 67-83. 12 Machiavel, Histoire de Florence, VI, 34, pp. 911-912. 13 Machiavel, Discours, I, 11, p. 213 et I, 56, pp. 282-283 et Histoire de Florence, VIII, 36, p. 1000. 14 En particulier Ă travers lâIntroductiorium maius dâAlbumasar, traduit par Jean de SĂ©ville en 1133, le Quatripartum (ou Tetrabiblos) de PtolomĂ©e, dont Platon de Tivoli offre en 1138 une version en latin, ainsi que divers opuscules et compendi (al-Kindi, alBattani, Alfargani, Mashallah). Cf. Ă ce propos L. Bianchi, in : La filosofia nelle universitĂ â secoli XIII-XIV, La Nuova Italie Editrice, 1997, p. 10.
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commentaires grecs et arabes, ils sont le substrat dâune « image du monde » proche de la conception astrologique. Cette image reprĂ©sente un grand systĂšme de sphĂšres, au centre duquel se trouve, immobile, le globe terrestre ; la sphĂšre lunaire se divise en deux rĂ©gions, qualitativement distinctes et ordonnĂ©es hiĂ©rarchiquement ; la rĂ©gion sublunaire est composĂ©e de terre et dâeau â Ă©lĂ©ments pesants â et dâair et de feu â Ă©lĂ©ments lĂ©gers ; dans la sphĂšre supralunaire, le soleil, parmi dâautres astres, produit, en raison de sa rotation annuelle ecliptique, des transformations pĂ©riodiques chez les Ă©lĂ©ments, qui sortent de leur lieu naturel ; les corps mixtes sont des composĂ©s instables, sujets aux quatre genres de mouvement (selon la substance, la qualitĂ©, la quantitĂ© et le lieu).15 Une telle vision des choses occupe, encore Ă lâĂ©poque de Machiavel, une place prĂ©pondĂ©rante dans les reprĂ©sentations collectives, populaires ou savantes.
Lâastrologie est toutefois loin de faire lâobjet dâun consensus au dĂ©but du XVIe siĂšcle. Elle suscite deux dĂ©bats diffĂ©rents. Lâun porte sur sa validitĂ© mĂȘme, lâautre sur la nature plus ou moins affirmĂ©e du dĂ©terminisme quâelle engendre. Lâastrologie divinatrice ou judiciaire prĂ©tend prĂ©voir et rendre compte des actions humaines, mais aussi du devenir des citĂ©s, des religions, des civilisations et des peuples en fonction de la nature, du mouvement des entitĂ©s supralunaires. Elle est critiquĂ©e selon des argumentations trĂšs diverses qui, cependant, ont en gĂ©nĂ©ral la mĂȘme finalitĂ© - garantir le libre arbitre humain. Machiavel sâinscrit plutĂŽt dans le second dĂ©bat, qui porte sur la nature plus ou moins affirmĂ©e du dĂ©terminisme astrologique. Sây opposent ceux qui affirment un dĂ©terminisme astral radical (astrologie judiciaire) et ceux qui, tout en reconnaissant lâinfluence des planĂštes et des Ă©toiles sur le cours des choses humaines, considĂšrent que celle-ci ne contraint pas le libre arbitre des hommes.
Câest dans les Discours que lâon rencontre quelques occurrences des termes astrologiques. Ils permettent de faire lâhypothĂšse que Machiavel se range du cĂŽtĂ© de ces derniers qui concĂšdent lâexistence de signes cĂ©lestes annonçant les Ă©vĂ©nements terrestres, mais refusent de voir leur cause dans le mouvement des astres. Ainsi dit-il que les « cieux » ont inspirĂ© au sĂ©nat romain lâĂ©lection du Numa Pompulius qui a poursuivi et complĂ©tĂ© Ă Rome lâaction fondatrice de Romulus, et non quâils sont cause de sa politique civilisatrice. 16 Mais il affirme aussi dans un autre passage des Discours quâil nâa pas la compĂ©tence nĂ©cessaire pour distinguer les choses naturelles des choses surnaturelles. De ce fait, il exclut de son champ dâanalyse la question de la causalitĂ© supralunaire.17 Cette pirouette rend difficile lâĂ©valuation exacte du statut de lâastrologie dans sa pensĂ©e de lâaction. Toutefois, elle a aussi pour effet de mettre de cĂŽtĂ© toute vision dĂ©terministe de lâaction humaine, puisque des astres et de leur influence, il nâest plus question par la suite dans les Discours.
Lâaction humaine nâest donc pas sujette au dĂ©terminisme divin ou astral. Elle a du sens et se trouve susceptible de rencontrer lâĂ©chec, mais aussi le succĂšs. Câest pourquoi les hommes ont intĂ©rĂȘt Ă ne pas se laisser aller Ă la fatalitĂ© ni Ă juger quâil « nây a pas Ă sâĂ©chiner beaucoup sur les choses ».18 Cependant, Machiavel ne se contente pas dâaffirmer une telle thĂšse. Il cherche aussi Ă envisager ses limites. Deux notions permettent, dans son Ćuvre, de les mettre en Ă©vidence : lâidĂ©e de fortune [fortuna], notamment dans son rapport Ă la nature de chaque homme, et celle de la corruption [corruzione] des gouvernements.
La notion de fortune nâest nullement propre Ă Machiavel. Elle est dans lâesprit de ses contemporains, au sein de la pensĂ©e politique comme dans les reprĂ©sentations communes des navires transportant des marchandises sur des mers en tempĂȘte. Lâacteur politique partage son lot avec le navigateur : il doit sâattendre Ă lâimprĂ©visible, bon ou mauvais, et au changement 15 L. Bianchi, Ibid., p. 271. 16 Machiavel, Discours, I, 11, p. 214. 17 Machiavel, Discours, I, 56, p. 283. 18 Machiavel, Le Prince, 25, p. 159.
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constant des conditions de son action. Elle a une existence ancienne. J. G. A. Pocock la repĂšre dans lâĆuvre de BoĂšce. La Consolation de la philosophie, au dĂ©but du 6Ăšme siĂšcle, en avait dĂ©jĂ fait le nom de lâinstabilitĂ© incontrĂŽlable dans le champ de lâaction humaine. Dans une Rome dĂ©jĂ christianisĂ©e, lâidĂ©e de la fortune, hĂ©ritiĂšre de la notion grecque de tyche, est dĂ©jĂ formulĂ©e : « agir en politique revient Ă sâexposer aux insĂ©curitĂ©s des systĂšmes humains de pouvoir, pour pĂ©nĂ©trer dans un monde de mutabilitĂ© et de peripeteia, oĂč lâhistoire est la dimension de lâinsĂ©curitĂ© politique ».19
Que la notion de fortune ait dĂ©jĂ une longue existence lorsque Machiavel la reprend Ă son compte nâĂŽte pas dâimportance Ă lâusage quâil en fait et Ă la diffusion quâelle connaĂźt Ă travers son Ćuvre. Elle y apparaĂźt avant tout comme une notion polysĂ©mique. Ses multiples caractĂ©risations ne sont jamais unifiĂ©es et de ce fait, lâidĂ©e de fortune reste toujours mystĂ©rieuse : elle ne peut ĂȘtre vĂ©ritablement saisie et maĂźtrisĂ©e, ni en pratique ni en thĂ©orie.20 La fortune connaĂźt une thĂ©matisation prĂ©coce dans la pensĂ©e de Machiavel. Les incessants renversements dâalliance et les bouleversements nombreux et inattendus en Italie ont conduit Machiavel Ă concevoir, Ă travers elle, les limites de lâaction humaine dĂšs ses annĂ©es de chancellerie. En 1506, sans doute marquĂ© par les « graves Ă©vĂ©nements » et les « furieuses actions » quâil a observĂ©s,21 il adresse au neveu du gonfalonier Piero Soderini des Ghiribizzi [caprices]. Son sort, indique-t-il, lui a montrĂ© de choses si variĂ©es quâil ne peut plus guĂšre sâĂ©tonner. Ă ce constat, il associe une observation : on a vu un gouvernement ou un homme arriver au mĂȘme rĂ©sultat par des moyens variĂ©s ou avec le mĂȘme moyen, parvenir Ă des fins diffĂ©rentes. LâidĂ©e selon laquelle il faut considĂ©rer la fin et non le moyen â « dâoĂč je crois (âŠ) que lâon doit, dans les choses, voir la fin et non le moyen »22 - prend dâabord sens dans cette perspective, et non dans celle dâun amoralisme politique. Machiavel en tire deux consĂ©quences importantes : la fortune sourit Ă celui dont la personnalitĂ© sâaccorde avec la nature du temps ; la fortune sourirait toujours Ă quiconque saurait adapter sa maniĂšre de faire avec la nature changeante du temps.
Le Chapitre sur la fortune, adressĂ© peu aprĂšs au mĂȘme destinataire, dĂ©veloppe sur un autre mode une perspective complĂ©mentaire Ă celle-ci. Si Machiavel y Ă©voque la nĂ©cessaire adaptation des maniĂšres dâagir de chacun aux variations de la fortune, il sâattache avant tout Ă la dĂ©peindre dans sa violence, son apparente irrationalitĂ© et Ă souligner les ravages quâelle provoque : elle bouleverse le monde entier, met fin aux empires les plus puissants, sâamuse Ă promouvoir un homme et Ă faire dĂ©choir un autre. « Enfant naĂŻve et Ă©chevelĂ©e », « torrent rapide, plein dâorgueil », « roue » au rythme effrĂ©nĂ© : Machiavel multiplie dans ce poĂšme les mĂ©taphores afin dâapprĂ©hender, au moins par le verbe, cette incontrĂŽlable fortune.
Dans Le Prince, Machiavel reprend les idĂ©es exprimĂ©es dans lâĂ©change avec Giovan Battista Soderini. Mais le propos a pris un tour thĂ©orique, et les idĂ©es se sont distribuĂ©es en diffĂ©rents chapitres, acquĂ©rant ainsi une clartĂ© et une force plus grande. La saisie de lâoccasion, au moment unique oĂč elle se prĂ©sente, Ă lâinstar du kairos des Grecs, fait lâobjet dâun dĂ©veloppement propre au chapitre 6. Sans vertu, pas de succĂšs dans lâaction ; mais sans occasion, pas dâexercice possible de la vertu. Commentant les actions des fondateurs de citĂ© ou de conquĂ©rants, MoĂŻse, Cyrus, ThĂ©sĂ©e et Romulus, Machiavel dĂ©clare en ce sens quâ« en examinant leurs actions et leur vie, on ne voit pas quâils eurent de la fortune autre chose que lâoccasion, qui leur donna la matiĂšre pour pouvoir y introduire cette forme qui leur parut
19 J. G. A. Pocock, Le Moment machiavelien, la pensĂ©e politique florentine et la tradition rĂ©publicaine atlantique, tr. de L. Borot, Paris, PUF, LĂ©viathan, 1997, p. 41. 20 F. Chabod, Scritti su Machiavelli, Einaudi, 1964, pp. 252 sqq. 21 Machiavel, DeuxiĂšme dĂ©cennale, in : Ćuvres complĂštes, op. cit., p. 1026. 22 Machiavel, Caprices Ă Soderini. Lettre de Machiavel Ă [Giovan Battista] Soderini, in : Le Prince, tr. de J-L. Fournel et J-Cl. Zancarini, Paris, Puf, 2000, p. 511.
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bonne et sans cette occasion, la vertu de leur esprit se serait Ă©teinte, et sans cette vertu, lâoccasion serait venue en vain ».23
En faisant fonds sur les idĂ©es formulĂ©es en 1506, le chapitre 25 du Prince expose de maniĂšre trĂšs condensĂ©e une part essentielle de la pensĂ©e machiavĂ©lienne des conditions de lâaction. La fortune, tantĂŽt humanisĂ©e sous les traits dâune femme quâil faut affronter, battre et soumettre, voire culbuter au sens sexuel du terme, tantĂŽt rĂ©ifiĂ©e sous lâaspect dâun torrent tumultueux et dĂ©vastateur,24 sây prĂ©sente dans tous les cas comme ce qui survient de maniĂšre imprĂ©vue. Parfois synonyme de mauvais sort, elle renvoie Ă©ventuellement Ă un Ă©vĂ©nement contre lequel les hommes ne peuvent rien â ainsi, la maladie et la mort pour CĂ©sar Borgia.
Cependant, elle ne se manifeste pas toujours comme une force mauvaise et toute-puissante. Dans la mesure oĂč Machiavel sâintĂ©resse Ă la vertu et Ă la capacitĂ© de chacun Ă changer de nature, deux aptitudes qui permettent de sâaccorder Ă la qualitĂ© changeante des temps, il Ă©voque de nombreuses situations oĂč les hommes sont susceptibles dâintervenir et des conjonctures dont ils pourraient, prĂ©parĂ©s, sortir victorieux ou du moins sans dommage. Ainsi les princes dâItalie sont-ils blĂąmables pour leur indolence et leur imprĂ©voyance (Le Prince, 24). De maniĂšre gĂ©nĂ©rale, il sâagit dâĂ©riger digue, canal et barriĂšre en prĂ©vision de lâadversitĂ© Ă venir, car la fortune « tourne ses assauts lĂ oĂč elle sait quâon nâa pas fait de digues et dâabris pour la tenir ».25
La thĂ©matique de la variĂ©tĂ© des temps est de nouveau associĂ©e, dans ce chapitre, Ă la nĂ©cessitĂ© dâadapter sa personnalitĂ© au cours des choses : « je crois aussi quâil est heureux, celui dont la maniĂšre de procĂ©der rencontre la qualitĂ© des temps et de maniĂšre semblable, quâest malheureux celui dont le procĂ©dĂ© est en dĂ©saccord avec les temps ».26 De maniĂšre significative, lâexemple choisi pour illustrer cette heureuse conjonction entre la qualitĂ© des temps et la personnalitĂ© dâun homme est empruntĂ© aux observations des annĂ©es de chancellerie : le pape Jules II dont le caractĂšre impĂ©tueux a bien servi ses ambitions dans le contexte militaire et gĂ©opolitique troublĂ© de lâItalie. Reste quâaux yeux de Machiavel, il sâavĂšre difficile dâadapter en permanence une nature humaine aux circonstances toujours changeantes : « de cela aussi dĂ©pend la variation du bien, parce que pour un homme qui se gouverne avec circonspection et patience, si les temps et les choses tournent de maniĂšre que son gouvernement soit bon, il en vient Ă ĂȘtre heureux, mais si les temps et les choses changent, il va Ă sa ruine, parce quâil ne change pas sa maniĂšre de procĂ©der. On ne trouve pas dâhomme si prudent quâil sache sâaccommoder Ă cela, soit parce quâil ne peut dĂ©vier de ce Ă quoi la nature lâincline, soit encore parce quâayant toujours prospĂ©rĂ© en cheminant sur une voie, il ne peut se persuader quâil serait bon de quitter celle-ci ».27 Câest lĂ peut-ĂȘtre, pour Machiavel, la limite la plus forte Ă lâefficacitĂ© et Ă la rĂ©ussite de lâaction humaine. Elle nâa dâautre origine que la nature des hommes elle-mĂȘme, qui rĂ©siste Ă ses yeux au changement et Ă la transformation.
LâĂ©tude de la notion de fortune permet dâaffiner la comprĂ©hension des conditions de
possibilitĂ© de lâaction politique chez Machiavel. Elle doit ĂȘtre complĂ©tĂ©e par celle de la corruption des rĂ©gimes, qui nâen est pas synonyme, mĂȘme si on retrouve Ă son propos la mĂȘme perspective : lâaction humaine est possible, potentiellement efficace, mais elle rencontre dans le temps long une limite insurmontable. La corruption est un phĂ©nomĂšne qui fait du temps le problĂšme par excellence de lâaction politique. Câest dans cette perspective que J. G. A. Pocock a pu dĂ©finir le « moment machiavĂ©lien » comme celui oĂč la rĂ©publique
23 Machiavel, Le Prince, 6, Op. cit., p. 77. 24 Machiavel, Le Prince, 25, p. 162 et p. 159. 25 Machiavel, Le Prince, 25, p. 159. 26 Machiavel, Le Prince, 25, Op. cit., p. 160. 27 Ibid., pp. 160-161.
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est confrontĂ©e Ă sa propre finitude temporelle, et Ă la recherche dâune stabilitĂ© dans un flot dâĂ©vĂ©nements perçus comme irrationnels.28 Trois explications de la corruption sont proposĂ©es par Machiavel dans les Discours : la premiĂšre met en avant lâoubli de lâutilitĂ© commune, la seconde repose sur lâidĂ©e que les citĂ©s sont des corps mortels, et la troisiĂšme renvoie au dĂ©placement de la vertu dans le monde.
La premiĂšre explication peut dâabord ĂȘtre repĂ©rĂ©e dans le chapitre I, 2, Ă travers la reprise de la thĂ©orie polybienne de lâanacyclosis.29 La corruption y est expliquĂ©e par lâoubli des circonstances et des conditions dâĂ©mergence. Cet oubli est progressif et sâinscrit dans la durĂ©e - dâune gĂ©nĂ©ration Ă lâautre, le souvenir de ces circonstances et de ces conditions sâestompe, au point de disparaĂźtre. Cette amnĂ©sie progressive est celle des gouvernants qui finissent par nĂ©gliger la « commune utilità » (ou encore la « publica utilità », le « bene comune »), au profit de leur propre utilitĂ©. Au chapitre I, 2, des Discours, le processus de corruption est donc dĂ©crit Ă partir de lâopposition entre lâutilitĂ© commune et le propre, ou encore le personnel et le privĂ©. Quel que soit le rĂ©gime, il consiste en un renversement progressif de la hiĂ©rarchie entre lâutilitĂ© commune et les dĂ©sirs propres. Les hĂ©ritiers des premiers monarques se mettent peu Ă peu à « dĂ©gĂ©nĂ©rer par rapport Ă leurs ancĂȘtres et Ă penser quâun prince nâavait rien dâautre Ă faire quâĂ surpasser les autres par le luxe, la lascivitĂ© et toutes sortes de licence ».30 Ils provoquent ce faisant le passage Ă lâaristocratie. Les enfants des gouvernants aristocrates, « nâĂ©tant pas au fait des changements de la fortune, nâayant jamais eu de malheurs et ne se satisfaisant pas de lâĂ©galitĂ© entre citoyens » sâadonnent eux-mĂȘmes Ă lâavarice, Ă lâambition et au rapt de femmes, sans respect aucun du « vivere civile ».31 Enfin, la multitude qui leur succĂšde au pouvoir tombe rapidement dans une licence telle que chacun vit Ă sa maniĂšre, sans craindre autrui et en commettant chaque jour mille violences.32
Ă cette explication de la corruption en termes dâoubli de la part des hommes sâajoute une seconde maniĂšre dâaborder ce phĂ©nomĂšne, fondĂ©e sur lâidĂ©e de la mortalitĂ© des corps mixtes. Les citĂ©s sont des corps mixtes. Elles ont une durĂ©e de vie dĂ©terminĂ©e et progressent inĂ©luctablement, bien ou mal gouvernĂ©es, vers leur propre fin. Cette vision apparaĂźt dans les Discours de maniĂšre Ă©parse, sans ĂȘtre vĂ©ritablement thĂ©matisĂ©e. Mais elle nâen constitue pas moins un nouveau cadre de description et dâexplication de la corruption, notamment dans le chapitre III, 1. Le sujet de la corruption nâest plus, comme prĂ©cĂ©demment, le gouvernant oublieux, mais la citĂ©. Observons quâici, Ă la diffĂ©rence de Polybe, Machiavel considĂšre la mort des citĂ©s comme un Ă©vĂ©nement absolu, et non pas comme le moment du passage Ă un autre rĂ©gime politique : dans la pensĂ©e machiavĂ©lienne, il nây a pas de retour en arriĂšre, « mais une immersion sans retour dans lâabĂźme du non-ĂȘtre politique ».33
28 J. G. A. Pocock, Le Moment machiavĂ©lien, Opus cit., p. XLVIII. 29 La redĂ©couverte des Histoires de Polybe, et en particulier de leur volume VI, dont Machiavel a pu avoir une connaissance au moins oral, a pu contribuer Ă faire de la corruption un Ă©lĂ©ment essentiel de la perception du temps dans la pensĂ©e politique florentine au dĂ©but du XVIe siĂšcle. Son Ćuvre prĂ©sente une conception du cycle naturel parcouru par les rĂ©gimes politiques. Selon lui, la corruption rĂ©sulte de lâexcĂšs ou de la domination dâun principe simple ; un rĂ©gime mĂ©langĂ© demeure mortel, mais Ă©chappe en revanche durablement Ă ce cycle. Cet hĂ©ritage polybien est prĂ©sent chez Machiavel. Il faut sans doute lui ajouter dâautres sources qui contribuent Ă nourrir chez lui une pensĂ©e cyclique et naturaliste : Avicenne, LucrĂšce, et le platonisme, voire Platon lui-mĂȘme puisque Ă©tait alors disponible une traduction ficinienne de La Politique (le De regno, Libro civile), dialogue oĂč lâart politique est dĂ©fini Ă partir dâune conception de lâunivers abandonnĂ© par le dĂ©miurge. 30 Machiavel, Discours, I, 2, pp. 192-193. 31 Machiavel, Discours, I, 2, p. 193. 32 Machiavel, Discours, I, 2, p. 193. 33 D. Taranto, âSur la corruption chez Machiavel. TemporalitĂ© et espace privĂ©â, in : LâEnjeu Machiavel, G. Sfez et M. Senellart (dir.), Paris, PUF/ Le CollĂšge international de philosophie, 2001, p. 43.
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Enfin, le prĂ©ambule des Discours, II, tĂ©moigne dâune troisiĂšme façon dâenvisager la corruption. Il insiste sur la variation du cours des choses humaines et invite ce faisant Ă concevoir une sorte de mouvement perpĂ©tuel et incessant de la vertu dâun peuple Ă un autre, dâune citĂ© Ă une autre.34 Sâil nâest pas explicitement question de corruption dans ce texte, celle-ci nâen est pas moins en jeu dans les dĂ©placements de la vertu. Machiavel se situe ici dans un nouvel espace, celui du « monde ». La vertu qui se trouve dans une citĂ© Ă un moment donnĂ© se dĂ©place dans une autre, selon une modalitĂ© qui demeure inexpliquĂ©e, mais nâen est pas moins inĂ©luctable. Ce point de vue diffĂšre des prĂ©cĂ©dents non seulement par lâespace dans lequel il nous situe â le « monde » et non la citĂ© â, mais aussi par le sujet considĂ©rĂ© â la vertu et non les hommes ou la citĂ© en tant que corps vivant. Mais il confirme leur implication : la corruption est inĂ©vitable et la lutte contre elle est vouĂ©e Ă lâĂ©chec.
Ces trois regards sur la corruption nâont pas le mĂȘme statut dans la rĂ©flexion sur la corruption du « vivere libero ». Lâexplication en termes dâoubli de lâutilitĂ© commune dâavĂšre primordiale pour Machiavel, qui sâintĂ©resse avant tout aux hommes, Ă lâĂ©volution de leurs dĂ©sirs et Ă ses effets politiques. Les deux autres explications demeurent toutefois importantes car, chacune Ă leur maniĂšre, elles posent une limite Ă lâaction contre la corruption : la vertu voyage dans le monde ; la citĂ© est un corps mortel. Il est donc possible dâagir, mais cette action finit par rencontrer une limite indĂ©passable.
Lâanalyse du rĂŽle assignĂ© par Machiavel Ă la fortune et celle de sa conception de la
corruption des citĂ©s permet donc de comprendre combien est nuancĂ©e sa pensĂ©e des conditions de lâaction humaine : elle nâest ni impossible ni dĂ©nuĂ©e de sens, car surdĂ©terminĂ©e par une puissance divine ou astrale ; elle nâest pas efficace Ă tous coups, mais doit ĂȘtre tentĂ©e, sans dĂ©couragement a priori ni illusion sur sa possible issue, qui est fonction des circonstances et du caractĂšre plus ou moins propice de lâoccasion. Ce qui, jusquâĂ un certain point, permet de dĂ©cider du cours de lâaction et de parvenir Ă sa fin, et dĂ©pit de, et parfois contre, la fortune ou la corruption, nâest autre que la cĂ©lĂšbre « vertu » [virtĂč]. Formant un couple avec la notion de fortune, prĂ©sente dans lâanalyse de la corruption des gouvernements, lâidĂ©e de vertu est, chez Machiavel, vidĂ©e de son sens Ă©thique ou chrĂ©tien. Sâil paraĂźt impossible dâapprĂ©hender la fortune Ă travers une seule et mĂȘme dĂ©finition, la vertu, quand Ă elle, semble renvoyer Ă une rĂ©alitĂ© plurivoque. Câest pourquoi lâun des traducteurs du Prince en français, Y. LĂ©vy, a pu choisir de traduire ce termes « par divers Ă©quivalents français » : « VirtĂč est moins aisĂ© Ă rendre en français, parce que Machiavel lui donne des sens trĂšs divers. TantĂŽt le mot dĂ©signe surtout des qualitĂ©s morales : la valeur, le courage ; tantĂŽt des qualitĂ©s plutĂŽt intellectuelles : le talent, le mĂ©rite, le gĂ©nie (non dans le sens oĂč lâon dit : un homme de gĂ©nie, mais dans le sens oĂč lâon parle du gĂ©nie dâune nation). VirtĂč peut signifier vertu, dans le sens oĂč lâon parle de la vertu des plantes mĂ©dicinales, mais aussi parfois, au sens le plus banal du mot (âŠ) Au commencement du chapitre VI, Machiavel parle de la virtĂč dâun arc, câest-Ă -dire de sa puissance. AnimĂ©e ou inanimĂ©e, toute force agissante est douĂ©e de virtĂč ».35
La vertu machiavĂ©lienne nâest pas sans ressemblance avec la forme dâintelligence que les Grecs ont baptisĂ©e « mĂ©tis ». Cette derniĂšre sâapplique Ă de vastes secteurs - politique, art militaire, mĂ©decine, savoirs-faire artisanaux. Elle dĂ©signe aussi diverses qualitĂ©s : lâeustochia (sĂ»retĂ© du coup dâoeil), lâeuchĂ©ria (la dextĂ©ritĂ©) et lâagchinoia (la pĂ©nĂ©tration dâesprit).36 Le 34 Machiavel, Discours, I, PrĂ©ambule, pp. 291-292. 35 Il sâagit de la traduction publiĂ©e par GF Flammarion, 1992 [1Ăšre Ă©d. : 1980]. Ce choix prĂ©sente des avantages et des inconvĂ©nients dont le traducteur a toute conscience : « dans le cas de virtĂč, le sens varie, et la traduction Ă©galement. Cela dit, il est certain quâen rendant les acceptions spĂ©cifiques du mot, on ne peut en mĂȘme temps en rendre la signification gĂ©nĂ©rique », p. 63. et pour la citation, p. 182, note 2. 36 DĂ©tienne M. et Vernant J.-P., Les ruses de lâintelligence et la mĂštis des Grecs, Paris, Champs Flammarion, 1974.
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prince douĂ© de vertu est comme le guerrier grec douĂ© de « mĂ©tis » : tous deux savent saisir lâinstant dĂ©terminant, le kairos, et le tourner Ă leur profit. La vertu est aussi chez Machiavel la qualitĂ© dâun homme qui sait adapter sa maniĂšre dâagir Ă la qualitĂ© des temps : elle est lâart de changer de nature avec le temps. Elle caractĂ©rise enfin au plus haut point lâaction des fondateurs de citĂ©, des lĂ©gislateurs et des rĂ©formateurs : elle a en ce sens une dimension innovatrice. Le rapport de la vertu Ă la fortune est complexe : il est en partie seulement un rapport dâopposition. Câest ce que met en valeur le dernier paragraphe du chapitre 25, Ă travers une image de domination sexuelle et une Ă©vocation de lâaudace de la jeunesse : « il est meilleur dâĂȘtre impĂ©tueux que circonspect, parce que la fortune est femme et il est nĂ©cessaire de la battre et de lâaffronter, quand on veut la soumettre. Et on voit quâelle se laisse vaincre davantage par ceux-lĂ que par ceux qui procĂšdent froidement. Et câest pourquoi, comme femme, elle est toujours amie des jeunes, parce quâils sont moins circonspects, sont plus fĂ©roces et la commandement avec plus dâaudace ».37 Un homme de vertu va donc contre la fortune et peut la vaincre. Toutefois, de maniĂšre diffĂ©rente, la vertu peut aussi permettre de tirer partie de la fortune. Dans ce cas, il ne sâagit pas de lutter contre elle, mais de la tourner Ă son profit, de faire son miel des circonstances dĂ©terminĂ©es par elle, comme le suggĂšre Machiavel au chapitre 6 du Prince lorsquâil Ă©voque MoĂŻse, Cyrus, Romulus, ThĂ©sĂ©e qui, grĂące Ă leur vertu, ont su saisir lâoccasion qui se prĂ©sentait Ă eux pour conquĂ©rir, fonder ou rĂ©former.38 On comprend quâune telle analyse, riche et subtile, des conditions de lâaction politique, ait pu inspirer M. Merleau-Ponty lorsquâau lendemain de la seconde guerre mondiale, celui-ci a chercher Ă dĂ©finir une conception de lâhistoire qui donne sens Ă lâaction humaine dans le champ politique : « ce qui fait quâon ne comprend pas Machiavel, câest quâil unit le sentiment le plus aigu de la contingence ou de lâirrationnel dans le monde avec le goĂ»t de la conscience ou de la libertĂ© dans lâhomme. ConsidĂ©rant cette histoire oĂč il y a tant de dĂ©sordres, tant dâoppressions, tant dâinattendu et de retournements, il ne voit rien qui la prĂ©destine Ă une consonance finale. Il Ă©voque lâidĂ©e dâun hasard fondamental, dâune adversitĂ© qui la dĂ©roberait aux prises des plus intelligents et des plus forts. Et sâil exorcise finalement ce malin gĂ©nie, ce nâest par aucun principe transcendant, mais par un simple recours aux donnĂ©es de notre condition. Il Ă©carte du mĂȘme geste lâespoir et le dĂ©sespoir. Sâil y a une adversitĂ©, elle est sans nom, sans intentions, nous ne pouvons trouver nulle part dâobstacle que nous nâayons contribuĂ© Ă faire par nos erreurs ou nos fautes, nous ne pouvons limiter nulle part notre pouvoir ».39 Chez Machiavel, M. Merleau-Ponty trouve une pensĂ©e qui reconnaĂźt et admet le caractĂšre contingent des circonstances et des situations, sans renoncer pour autant Ă lâaction et au dĂ©sir de donner forme, dâordonner le rĂ©el.
*** La pensĂ©e de lâaction politique ne se rĂ©duit pas, chez Machiavel, Ă une analyse de ses
conditions. Tout lâintĂ©rĂȘt de son Ćuvre pour le lecteur est que celle-ci prĂ©sente aussi une conception de lâaction politique, bien quâelle nâapparaisse pas sous une forme thĂ©orisĂ©e et explicite. Ă la lumiĂšre des verbes les plus rĂ©currents, on peut commencer Ă en cerner les contours. On remarque dâabord que la finalitĂ© de lâaction envisagĂ©e par Machiavel est immanente. Cet aspect, qui peut paraĂźtre aller de soi aujourdâhui aux yeux de nombreux lecteurs, nâest pas si Ă©vident sous la plume dâun homme qui Ă©crit dans le premier quart du 37 Machiavel, Le Prince, 25, p. 162. 38 Machiavel, Le Prince, 6, p. 77. 39 M. Merleau-Ponty, Note sur Machiavel, in : Signes, NRF Gallimard, 1960, p. 354.
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16Ăšme siĂšcle. Certes, la redĂ©couverte des Ă©crits politiques et moraux dâAristote (au milieu du 13Ăšme siĂšcle, dans lâOccident chrĂ©tien) a fondĂ© lâidĂ©e dâune science politique distincte de lâenseignement chrĂ©tien, dont le champ dâapplication est lâordre du contingent. Elle a permis la conception dâune citĂ© dont les origines et la finalitĂ© seraient Ă rechercher, au moins pour partie, non dans la crĂ©ation divine, mais dans le besoin et la nature des hommes. La premiĂšre idĂ©e est assez bien acceptĂ©e Ă partir des Ă©crits de Thomas dâAquin et sâimpose comme celle de la tradition philosophique en cours de constitution, par diffĂ©rence avec la thĂ©ologie. En revanche, la seconde fait lâobjet de polĂ©miques fortes et sans issue, au moyen Ăąge et jusquâĂ la Renaissance. Si lâhistoire politique italienne, en particulier lâexpĂ©rience des communes du centre et du nord du territoire, a pu constituer un terreau favorable pour le dĂ©veloppement dâune conception strictement laĂŻque de lâavĂšnement et du devenir des citĂ©s, il reste quâune telle conception de lâaction politique humaine ne va pas de soi. Le discours savonarolien, qui prĂ©cĂšde dâune gĂ©nĂ©ration la pensĂ©e de Machiavel Ă Florence, est lĂ pour le rappeler. On ne saurait donc trop rĂ©affirmer lâimportance de cette caractĂ©ristique de la pensĂ©e machiavĂ©lienne de lâaction politique.
Le lecteur contemporain, accoutumé à nouer ensemble économie et politique, ne peut
dâautre part quâĂȘtre frappĂ© par le caractĂšre bref et Ă©pars des dĂ©veloppements sur la dimension Ă©conomique du gouvernement dans lâĆuvre de Machiavel. Certes, on ne peut dire que Machiavel ignore celle-ci. On relĂšve le conseil dĂ©livrĂ© au chapitre 21 du Prince indique que le prince doit encourager lâactivitĂ© Ă©conomique du pays : il « doit convaincre ses citoyens quâils peuvent tranquillement exercer leurs mĂ©tiers et dans le commerce, et dans lâagriculture et dans tout autre mĂ©tier des hommes ; et que celui-ci ne craigne pas dâorner sa possession, par crainte quâelle ne lui soit ĂŽtĂ©e et cet autre dâouvrir un commerce, par peur des rançons. Mais il doit offrir des prix Ă qui veut faire ces choses et Ă quiconque pense, de quelque maniĂšre, Ă agrandir ou sa citĂ© ou son Ă©tat ».40 Toutefois, Machiavel exprime lĂ moins un souci de la prospĂ©ritĂ© de la citĂ© quâun avis sur les raisons qui font estimer un prince par ses sujets.
En revanche, les Discours sur la premiĂšre dĂ©cade de Tite-Live tĂ©moignent de maniĂšre plus explicite dâun intĂ©rĂȘt pour lâĂ©conomie, centrĂ© sur le mode de distribution des richesses et ses effets politiques. Ainsi, il loue la pauvretĂ© des Romains, leur style de vie frugal, qui les Ă©loigne de la corruption, et leurs besoins modestes, qui permet dâenrichir la collectivitĂ©. Ainsi, lorsque lâarmĂ©e romaine remporte une victoire, le butin nâest pas partagĂ© entre les soldats. Il revient au gouvernement : « cette pauvretĂ© dura jusquâĂ lâĂ©poque de Paul-Ămile, qui fut le dernier temps de bonheur de la RĂ©publique, lĂ oĂč un citoyen enrichissait Rome par son triomphe et demeurant cependant pauvre ».41 Câest en Ă©cho Ă cet Ă©tat de fait quâil blĂąme le gouvernement florentin : les citoyens florentins sont en effet riches, alors que le trĂ©sor public de la citĂ© est pauvre.42
Le chapitre I, 55 des Discours propose une analyse des conditions de la libertĂ© qui repose sur une association entre structure politique et mode de distribution des richesses. Le raisonnement de Machiavel nâest pas tout Ă fait le mĂȘme que prĂ©cĂ©demment : il ne sâagit pas dâenvisager les effets politiques de telle ou telle maniĂšre de distribuer les richesses, mais de dĂ©signer une relation de solidaritĂ© entre une structure politique et un mode de vie Ă©conomique. Ainsi, la libertĂ© politique lui apparaĂźt impossible lĂ oĂč se trouvent des « nobles » en grand nombre, câest-Ă -dire des « hommes qui vivent largement, sans rien faire, des revenus de leurs propriĂ©tĂ©s, sans avoir besoin de cultiver la terre ou dâavoir un autre mĂ©tier ».43 Cela tient Ă lâinĂ©galitĂ© des richesses, mais surtout au fait que les « nobles » ont « juridiction sur des 40 Machiavel, Le Prince, 21, pp. 151-152. 41 Machiavel, Discours, III, 25, p. 427. 42 Cf. Ă ce propos les Discours, I, 37, III, 16 et III, 25. 43 Machiavel, Discours, I, 55, p. 281.
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sujets ». Celui qui veut crĂ©er un royaume lĂ oĂč rĂšgne entre les hommes « une trĂšs grande Ă©galitĂ© » devra avant tout transformer une partie dâentre eux en nobles, en les dotant des chĂąteaux, de propriĂ©tĂ©s, de sujets et de richesses. Ă lâinverse, qui veut crĂ©er une rĂ©publique ou sâassurer quâune rĂ©publique est viable doit dĂ©truire la noblesse. La rĂ©publique nâest pas pour autant synonyme de revenus Ă©gaux pour tous : Machiavel envisage le cas de Venise qui est une rĂ©publique. La richesse de certains y est compatible avec le rĂ©gime de la libertĂ© parce que câest une richesse fondĂ©e sur le commerce et les biens meubles, et non sur la propriĂ©tĂ© de grands domaines terriens, dont les habitants travaillent au profit du noble, mais lui sont aussi soumis juridiquement.
La dimension Ă©conomique du gouvernement nâest donc pas nĂ©gligĂ©e par Machiavel.
Mais elle fait lâobjet dâun traitement dispersĂ© et relativement elliptique et nâoccupe certainement pas le centre de sa rĂ©flexion. Ce qui, Ă ses yeux, doit ĂȘtre pensĂ© est dâun autre ordre. Lâurgence est ailleurs. Machiavel sâintĂ©resse beaucoup plus lâaction dâordre lĂ©gislatif et institutionnel : fonder un royaume, crĂ©er les lois, les rĂ©former, les transformer sont pour ainsi dire le pain quotidien des acteurs politiques dĂ©crits par Machiavel. Plus encore, il rĂ©flĂ©chit aux modalitĂ©s de la conquĂȘte et de maintien du pouvoir, dans le cadre dâun principat comme dans celui dâune rĂ©publique. Dans cette perspective, lâactivitĂ© diplomatique, au double sens dâun travail dâinformation et de nĂ©gociation, et guerriĂšre, interviennent aussi de maniĂšre essentielle dans cette rĂ©flexion. Par commoditĂ©, nous parlons ici dâaction politique lĂ oĂč il faut entendre un ensemble de pratiques, allant de la fondation dâun ordre politique Ă sa rĂ©forme, de la nĂ©gociation Ă la guerre.
Un rĂ©seau de mĂ©taphores rĂ©currentes permet dâapprĂ©hender de maniĂšre plus unifiĂ©e : celle de lâarchitecture, qui renvoie Ă lâaction de bĂątir et dâĂ©difier, celle de la forme et de la matiĂšre, et enfin celle, polysĂ©mique, de lâart mĂ©dical. Le prince est tout dâabord un bĂątisseur.44 Le passage de lâune Ă lâautre figure se fait sans difficultĂ©s : on fonde une citĂ© comme un jette les fondements dâune maison. Les fondements dâune citĂ© doivent ĂȘtre aussi solides que les fondations dâune maison. La mĂ©taphore de lâarchitecte, qui conçoit de telles fondations, est explicite Ă propos de Cesare Borgia : « comme il est dit ci-dessus, qui ne bĂątit pas des fondements avant, pourrait, avec une grande vertu, les bĂątir aprĂšs, encore quâon les bĂątisse non sans dĂ©sagrĂ©ment pour lâarchitecte ni sans pĂ©ril pour lâĂ©difice. Si lâon considĂšre donc tous les succĂšs du duc, on verra quâil a bĂąti de grands fondements pour sa puissance future et de ceux-ci, je ne juge pas superflu de discourir, parce que, pour ma part, je ne saurais quels meilleurs prĂ©ceptes donner Ă un prince nouveau que lâexemple de ces actions ».45 Elle est Ă©galement prĂ©sente dans lâanalyse des moyens de vaincre la fortune ou dâĂ©viter ses pires consĂ©quences : Machiavel recommande en effet, nous lâavons vu, dâĂ©difier digues, canaux et abris, afin de canaliser les fleuves dĂ©vastateurs.
En Ă©cho Ă cette mĂ©taphore de lâarchitecte, se trouve celle de la forme et de la matiĂšre. Lâaction politique donne forme Ă une matiĂšre plus ou moins mallĂ©able. Ainsi, la mĂ©taphore de la forme et de la matiĂšre prend le relais, au chapitre 6 du Prince, du couple de la fortune et de la vertu, dans la description des fondateurs et des sauveurs de citĂ©s et de royaumes : et en examinant leurs actions et leur vie, on ne voit pas quâils eurent de la fortune autre chose que lâoccasion, qui leur donna la matiĂšre pour pouvoir y introduire cette forme qui leur parut bonne ⊠».46 Câest Ă propos du changement de rĂ©gime dĂ©signĂ© par le terme de mutation [mutazione] que cette mĂ©taphore prend pleinement sens : « la forme ne peut ĂȘtre tout Ă fait la
44 Cet aspect a Ă©tĂ© bien mis en Ă©vidence par J-L. Fournel et J-Cl. Zancarini, dans leur postface âSur la langue du Prince : des mots pour comprendre et agirâ, in : Le Prince, tr. de J-L. Fournel et J-Cl. Zancarini, Paris, PUF, Fondements de la politique, 2000, pp. 582-587. 45 Machiavel, Le Prince, 7, p. 82. 46 Machiavel, Le Prince, 6, p. 77.
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mĂȘme lorsque la matiĂšre est tout Ă fait Ă lâopposĂ© ».47 Dans les Discours par exemple, cette mĂ©taphore permet de dĂ©crire le processus de rĂ©forme de lâordre institutionnel, rendu nĂ©cessaire par lâĂ©volution de lâethos des citoyens romains. Ceux-ci Ă©tant devenus mĂ©chants [cattivi], lâordre institutionnel doit ĂȘtre revu : la citĂ©, parvenue Ă un degrĂ© extrĂȘme de corruption, ne peut se contenter de la « rinnovazione » ; lâ« innovazione » est devenue nĂ©cessaire.48 Lâusage de cette mĂ©taphore a une portĂ©e polĂ©mique qui, comme câest souvent le cas avec les mĂ©taphores machiavĂ©liennes, peut passer inaperçue Ă un esprit contemporain. Il mĂ©rite cependant dâĂȘtre Ă©clairĂ©e. En affirmant que la forme doit ĂȘtre adaptĂ©e Ă la matiĂšre, Machiavel remet en effet en cause la thĂšse du primat absolu de la forme sur la matiĂšre, formulĂ©e et transmise par les commentaires mĂ©diĂ©vaux dâAristote. Les implications dâune telle critique sont fortes pour la pensĂ©e politique, eu Ă©gard aux dĂ©marches quâelle adopte et Ă la finalitĂ© quâelle se donne : si lâon accepte cette perspective, il est peu probable que la recherche du meilleur rĂ©gime dans lâabsolu conserve une pertinence ; lâobjet de la rĂ©flexion politique est plutĂŽt de trouver lâordre institutionnel adaptĂ© Ă chaque citĂ©, Ă son histoire et Ă son Ă©volution, et les Ă©ventuelles variations de cet ordre, en fonction des transformations de la « matiĂšre » quâest la citĂ©, ses habitants et leurs moeurs.
Le prince apparaĂźt enfin sous les traits du mĂ©decin. La mĂ©taphore elle-mĂȘme nâa rien dâoriginal. Elle apparaĂźt de maniĂšre rĂ©currente dans la pensĂ©e politique dĂšs Platon. Ainsi, celui-ci voit dans la figure du mĂ©decine lâune des « images » qui sâimpose, avec celle du pilote, « chaque fois que nous voulons portraire des chefs faits pour la royautĂ© ».49 Les Lois comparent le lĂ©gislateur au mĂ©decin Ă plusieurs reprises et reprend lâanalogie de lâhomme politique et du mĂ©decin.50 Enfin, Socrate parle de la « santĂ© » ou de la « fiĂšvre » de la citĂ©.51 Ce ne sont lĂ que quelques exemples dâun rapprochement assez constant entre action politique et mĂ©decine. Chez Machiavel, de nombreuses considĂ©rations font Ă©cho au savoir mĂ©dical de son temps. Tout comme le mĂ©decin de la collection hippocratique, lâacteur politique de Machiavel ne doit pas seulement intervenir une fois la maladie dĂ©clarĂ©e, mais aussi tenter de prĂ©venir les maux, ou de retarder leur apparition, en dĂ©terminant un « rĂ©gime », une « constitution » - les termes ayant ici un double sens, Ă la fois politique et mĂ©dical â adaptĂ© Ă chaque citĂ©. Comme dans le corpus hippocratique, on retrouve de ce point de vue chez Machiavel le souci de la diversitĂ© du rĂ©el et du diagnostic adaptĂ© Ă chaque cas. Une double mission sâimpose en ce sens au penseur et Ă lâacteur politique : caractĂ©riser les Ă©lĂ©ments constituants de toute citĂ©, puis identifier de maniĂšre spĂ©cifique leurs multiples combinaisons particuliĂšres, afin dâordonner ce rĂ©el tout en proposant un traitement adaptĂ© Ă chaque citĂ©.
Il sâagit aussi de dĂ©celer la maladie. Câest un art difficile, puisquâil nĂ©cessite de dĂ©celer les signes avant-coureurs de la maladie, mĂȘme lorsque ceux-ci sont invisibles : « il advient de celle-ci [la maladie], comme disent les mĂ©decine Ă propos du phtisique, quâau dĂ©but son mal est facile Ă soigner et difficile Ă reconnaĂźtre, mais avec le temps qui passe, dĂšs lors quâau dĂ©but il nâa Ă©tĂ© ni reconnu ni soignĂ©, il devient facile Ă reconnaĂźtre et difficile Ă soigner. Ainsi advient-il dans les choses de lâĂ©tat, parce quâen reconnaissant de loin â ce qui nâest donnĂ© quâĂ un homme prudent â les maux qui naissent dans celui-ci, on les guĂ©rit vite, mais quand, pour ne les avoir pas reconnus, on les laisse croĂźtre de telle sorte que chacun les reconnaissance, il nây a plus de remĂšde ».52 Enfin, lorsque la maladie est survenue, il sâagit de soigner la citĂ©, de trouver le remĂšde efficace. La mĂ©taphore mĂ©dicale est ainsi employĂ©e dans le chapitre final du Prince, dans lequel Machiavel appelle de ses vĆux un homme capable de
47 Machiavel, Discours, I, 18, pp. 228-229. 48 Machiavel, Discours, I, 18, pp. 228-229. 49 Platon, Le Politique, 297 e, tr. de E. Chambry, GF flammarion, 1969. 50 Platon, Lois, tr. de E. des Places, Les Belles Lettres, 1992, IV, 722 a ; IX, 857 b-e ; X, 802 d-e. 51 Platon, La RĂ©publique, tr. de P. Pachet, Gallimard, Folio Essais, 1993, 372 e, p. 121. 52 Machiavel, Le Prince, 3, p. 66.
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libĂ©rer lâItalie des barbares et dây fonder un ordre politique : « demeurĂ©e presque sans vie, elle est en attente de celui qui pourrait soigner ses blessures et mettre fin aux sacs de la Lombardie, aux rançons du Royaume et de Toscane et la guĂ©risse de ses plaies devenues depuis longtemps fistuleuses ».53
Ces trois mĂ©taphores â architecture, mise en forme, art mĂ©dical â montrent que lâaction politique chez Machiavel est orientĂ©e avant toute chose vers lâĂ©tablissement dâun ordre, son maintien, sa rĂ©forme ou sa transformation, sa sauvegarde. De fait, lâun des termes les plus rĂ©currents, jusquâĂ lâobsession, de lâĂ©criture machiavĂ©lienne, nâest autre que celui dâordre [ordine] (ou ses dĂ©rivĂ©s comme le verbe « ordinare »). Militaire, institutionnel ou mĂȘme civil, comme câest le cas pour la Romagne en dĂ©sordre conquise par Borgia, lâordre doit ĂȘtre Ă tous prix instaurĂ©, rĂ©tabli ou sauvĂ©. Chacun des aspects de cette mise en ordre, de cet ordonnancement, de la fondation ou de la refondation dâun ordre est traitĂ© pour lui-mĂȘme dans des chapitres distincts de cet ouvrage (âConquĂ©rir, fonder, se maintenirâ, de Cristina Ion et âLâart de la guerre et la question des armes propresâ de HervĂ© Guineret). Nous ne les aborderons donc pas ici en tant que tels, afin de nous concentrer sur la nature de la pensĂ©e politique machiavĂ©lienne.
*** Dans Le Prince, Machiavel ambitionne de se montrer utile Ă son lecteur. Il lâindique
explicitement Ă deux reprises : dans la dĂ©dicace tout dâabord, oĂč il affirme quâil nâa rien trouvĂ© qui lui soit plus cher ou quâil estime plus que « la connaissance des actions des grands hommes, apprise par moi dâune longue expĂ©rience des choses modernes et dâune continuelle leçon des anciennes »54 ; puis au chapitre 15, oĂč il prĂ©sente son intention « dâĂ©crire chose utile Ă qui la comprend » en matiĂšre de maintien au pouvoir.55 Comment se traduit ce dĂ©sir dâutilitĂ© ? Comment Machiavel entend-t-il aider son lecteur Ă concevoir une action qui rencontre le succĂšs ?
Machiavel ne prĂ©tend pas dĂ©livrer un savoir exhaustif, ni donner Ă son lecteur les clefs du succĂšs. Dans son commentaire du Prince, Cl. Lefort a dĂ©fini en ce sens le rapport de Machiavel Ă la vĂ©ritĂ© de la politique : « Machiavel nâenseigne pas la vĂ©ritĂ© de la politique, il institue un rapport avec la vĂ©ritĂ©. Quant Ă la vĂ©ritĂ© elle-mĂȘme, il est de son essence quâelle advienne dans le hic et nunc de lâaction et donc quâelle se dĂ©robe toujours, pour une part, Ă la reprĂ©sentation ».56 Sâil existait des clefs du succĂšs, on ne comprendrait pas que Machiavel affirme dâun prince quâil nâa de bons conseillers et ministres que sâil est lui-mĂȘme prudent et a du jugement. Machiavel invite plutĂŽt son lecteur Ă rechercher lui-mĂȘme les conditions du succĂšs de son action, dans les conditions qui sont les siennes. Chacun doit donc, tout comme NathanaĂ«l Ă la fin des Nourritures terrestres, abandonner le livre, cogiter et agir par lui-mĂȘme.
Dans cette perspective, le chapitre 14 du Prince est central. En effet, il donne Ă voir la maniĂšre de continuer, par delĂ la lecture, cette recherche. Philipoemen, prince des AchĂ©ens, est Ă©voquĂ© dans ce chapitre qui porte sur lâart de la guerre. Celui-ci, lit-on, sâapprend et se travaille par lâaction et la lecture. Or, Philipoemen met lui lui-mĂȘme en scĂšne des situations fictives de combat, lors de ses parties de chasse. Autrement dit, il joue Ă la guerre afin de pouvoir ĂȘtre en position de force sur les vĂ©ritables thĂ©Ăątres de guerre : « Philipoemen, prince des AchĂ©ens, parmi les autres louanges qui lui sont donnĂ©es par les Ă©crivains, figure celle quâil ne pensait jamais Ă rien dâautre quâaux maniĂšres de la guerre en temps de paix. Et quand 53 Machiavel, Le Prince, 26, p. 163. 54 Machiavel, Le Prince, DĂ©dicace, p. 55. 55 Machiavel, Le Prince, 15, p. 119. 56 Cl. Lefort, Le Travail de lâĆuvre Machiavel, Paris, Gallimard, Tel, p. 438.
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il Ă©tait Ă la campagne avec les amis, souvent il sâarrĂȘtait et raisonnait avec eux : âsi les ennemis Ă©taient sur ce col et que nous nous trouvions ici avec notre arme, qui de nous aurait lâavantage ? Comment pourrait-on, en gardant lâordre, aller les trouver ? Si nous voulions nous retirer, comment devrions-nous les suivre ?â Et il leur proposait, en avançant, tous les cas qui peuvent se prĂ©senter Ă une armĂ©e, il Ă©coutait leur opinion, disait la sienne, la confortait par des raisons, si bien que, grĂące Ă ses continuelles cogitations, il ne pouvait jamais, lorsquâil guidait les armĂ©es, naĂźtre aucun accident dont il nâavait pas le remĂšde ».57 Ainsi, Ă la lumiĂšre de cette recherche fictive, lâon comprend que Machiavel entend dĂ©livrer un savoir qui est essentiellement inachevĂ©, « comme un fil Ă dĂ©vider encore » selon lâexpression de Bacon.58
Si chacun doit crĂ©er les conditions de succĂšs de son action, Machiavel pose nĂ©anmoins quelques jalons Ă leur sujet. Son Ă©criture se caractĂ©rise par lâimportance argumentative de certaines figures ou Ă©pisodes historiques. Câest Ă travers ses derniers que ces jalons sont Ă©tablis. Les diffĂ©rentes pratiques que lâaction politique subsume sont le plus souvent envisagĂ©es Ă travers diffĂ©rents exemples, cas et comparaisons de cas. Ă travers eux, Machiavel procĂšde Ă une opĂ©ration quâil dĂ©signe Ă travers lâexpression de « ridurre a memoria » : câest-Ă -dire quâil crĂ©e, Ă partir de la rĂ©alitĂ© observĂ©e ou relatĂ©e, un objet facilement mĂ©morisable. Ses portraits et les rĂ©cits quâil fait de tel ou tel Ă©vĂ©nement historique sont comme autant de vignettes que le lecteur doit pouvoir assimiler et retenir. Câest un mode dâexposition qui nâest pas sans ressemblance avec ce que Bacon a conçu, un siĂšcle plus tard, sous le nom de « poĂ©sie parabolique », câest-Ă -dire avec « un type de rĂ©cit [historia] par lequel les choses de lâintellect sont portĂ©es jusquâaux sens ».59 La poĂ©sie parabolique relĂšve dâune sagesse qui forge des images pour exposer des idĂ©es sous une forme sensible. De la mĂȘme façon, lâĂ©criture machiavĂ©lienne expose les conditions de succĂšs de lâaction politique Ă travers des figures et des Ă©pisodes historiques.
Le rapprochement entre lâĂ©criture machiavĂ©lienne et la « poĂ©sie parabolique » dĂ©finie par Bacon se justifie aussi par le fait quâil y a bien, de la part de Machiavel, la crĂ©ation dâune fiction : il emprunte Ă lâhistoire passĂ©e et prĂ©sente ses exemples, mais cette histoire est elle-mĂȘme retravaillĂ©e en fonction de ses besoins argumentatifs. On ne peut le critiquer avec pertinence Machiavel Ă partir des critĂšres dâexactitude des faits et dâusage scientifique des sources, car il utilise volontairement lâexemple de maniĂšre libre. Ainsi apparaĂźt aux chapitres 3 et 24 Philippe de MacĂ©doine : dans le premier, il incarne face aux Romains une figure de lâĂ©chec. Jamais il nâest parvenu Ă ĂȘtre leur ami sans quâils lâabaissent ; dans le second, il est louĂ© par Machiavel pour avoir su, malgrĂ© la petitesse de son territoire, faire front durablement aux Romains et comme tel, il est montrĂ© en exemple aux princes dâItalie, dĂ©faits par les armĂ©es Ă©trangĂšres. Selon lâargument en cours, un mĂȘme Ă©vĂ©nement ou personnage peut donc ĂȘtre Ă©voquĂ© sous des couleurs diverses.
On peut constater Ă©galement une telle libertĂ© lorsque Machiavel sâappuie sur lâhistoire comme rĂ©cit, Ă travers lâexemple de son usage de lâHistoire des empereurs romains de Marc-AurĂšle Ă Gordien III de HĂ©rodien. Celle-ci est la source de sa description des empereurs romains au chapitre 19 du Prince. Machiavel inflĂ©chit en effet de maniĂšre notable le propos de cette source : il ne reprend pas lâopposition entre empereurs amollis par lâOrient et empereurs barbares et tyranniques mais insiste plutĂŽt sur le problĂšme auxquels tous ont dĂ» faire face : le rĂŽle essentiel des soldats pour leur pouvoir et la nĂ©cessitĂ© de se les concilier. Afin dâĂ©tayer lâidĂ©e quâun prince doit avant tout se prĂ©occuper de nâĂȘtre pas haĂŻ du peuple, Machiavel fait fi de lâordre chronologique adoptĂ© par HĂ©rodien pour distribuer les empereurs 57 Machiavel, Le Prince, 14, pp. 117-118. 58 F. Bacon, Du progrĂšs et de la promotion des savoirs, avant-propos, tr. et notest par M. Le Doeuff, Paris, Tel Gallimard, 1991, p. 185 59 F. Bacon, De dignitate et augmentis scientiarum, II, 13, 1, 518.
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en diffĂ©rents groupes afin dâĂ©valuer les causes du succĂšs ou de lâĂ©chec. Il sâinspire alors de son Ćuvre, en lâadaptant, par rajouts et omissions, Ă son propos. Il reprend ainsi son discours sur les causes de la haine dont Pertinax fait lâobjet, la complĂšte dâune cause de mĂ©pris â la vieillesse â et met de cĂŽtĂ© lâĂ©vocation des discours de Pertinax au SĂ©nat, susceptibles pour leur part de servir lâanalyse de la libĂ©ralitĂ©. On peut frĂ©quemment relever dans Le Prince ce remodelage de la source textuelle ou factuelle : la matiĂšre historique est retravaillĂ©e, voire grimĂ©e ; lue ou vĂ©cue, elle sâapparente en ce sens Ă un texte palimpseste.
Avant dâexaminer les crĂ©ations principales de cette sagesse poĂ©tique, il faut dire
dâemblĂ©e dire quâelles sont tout autant nĂ©gatives que positives que nĂ©gatives. Il ne sâagit pas pour Machiavel dâĂ©tablir un panthĂ©on des figures glorieuses de lâaction politique, mais de cerner, Ă travers des Ă©checs et des succĂšs, les conditions de son effectivitĂ©. Si lâon peut voir de prime abord en Machiavel un hĂ©ritier de lâhumanisme renaissant, qui a fait des exemples un usage massif, il nâen reste pas moins quâen analysant Ă travers eux les failles et les dĂ©routes autant que les rĂ©ussites, il se montre original.60
Lâaction politique est pour une grande part, aux yeux de Machiavel, une action de fondation des citĂ©s et des gouvernements. Il nâest donc pas Ă©tonnant que la figure du fondateur acquiert sous sa plume une importance particuliĂšre. Sâil Ă©voque Solon et Lycurgue Ă plusieurs reprises, il accorde une place plus grande Ă lâaction de Romulus et Numa. Son intĂ©rĂȘt pour le premier a une dimension polĂ©mique : Romulus a tuĂ© son frĂšre et ne saurait donc, semble-t-il, ĂȘtre louĂ©. Machiavel prend le parti opposĂ©, soutenant que lâacte de la fondation requiert, pour ĂȘtre menĂ© Ă bonne fin, la solitude : « on doit prendre ceci pour rĂšgle gĂ©nĂ©rale : il nâarrive jamais, ou rarement quâune rĂ©publique ou un royaume soient bien organisĂ©s dĂšs lâorigine, ou totalement rĂ©formĂ©s, sinon par un homme seul. Bien plus, il faut quâil nây ait quâun homme qui indique la voie et dont dĂ©pende cette organisation. Aussi un sage lĂ©gislateur, dĂ©sireux dâĂȘtre utile non Ă soi mais au bien commun, non Ă ses successeurs mais Ă la patrie de tous, doit sâefforcer dâexercer seul lâautoritĂ©. Jamais un esprit sage ne reprochera Ă quelquâun dâavoir accompli une action extraordinaire pour organiser un royaume ou crĂ©er une rĂ©publique ».61 Câest pourquoi Romulus ne peut ĂȘtre blĂąmĂ© pour lâassassinat de son frĂšre : « si les faits lâaccusent, les effets lâexcusent ».62 Machiavel prĂȘte Ă Romulus une conscience de cette nĂ©cessitĂ© propre Ă lâacte de fondation : par la suite, son action montrerait quâil a agi depuis le dĂ©but pour le bien commun et non dans son intĂ©rĂȘt propre ; en effet, il ne sâest pas accaparĂ© le pouvoir aprĂšs la mort de son frĂšre, il a crĂ©Ă© le SĂ©nat.
Numa, successeur de Romulus, est prĂ©sentĂ© comme le second fondateur de Rome. Il a en effet accompli ce que nâavait pas fait Romulus et qui manquait pourtant dans la fondation de la citĂ©. Il a introduit lâĂ©lĂ©ment nĂ©cessaire Ă lâĂ©mergence dâune « civiltà » : « ce dernier, trouvant un peuple encore indomptĂ©, dĂ©sireux de le rĂ©duire Ă lâobĂ©issance par la paix, se tourna vers la religion comme absolument nĂ©cessaire au maintien dâune sociĂ©tĂ© civile. Il lâĂ©difia de façon telle que pendant plusieurs siĂšcles il nây eut, en aucun lieu, autant de crainte de Dieu que dans cette rĂ©publique : ce qui facilita toutes les entreprises que le sĂ©nat et dâautres grands hommes projetĂšrent Ă Rome ».63 Numa est donc prĂ©sentĂ© comme un modĂšle dans lâacte de fondation des citĂ©s pour de toutes autres raisons que Romulus. Son action a Ă©tĂ©, de maniĂšre solidaire, civilisatrice, religieuse et politique, la religion Ă©tant Ă Rome. Elle tĂ©moigne dâune dimension essentielle de la vie en citĂ©.
60 Sur lâusage de lâexemple Ă lâĂ©poque humaniste, on pourra lire : J. D. Lyons, Exemplum â The Rhetoric of Example in Early Modern France and Italy, Princeton University Press, 1989. 61 Machiavel, Discours, I, 10, p. 209. 62 Ibid. 63 Machiavel, Discours, I, 11, p. 213.
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Si les fondateurs intĂ©ressent Machiavel, le contexte historique, marquĂ© par la crise politique, institutionnelle et militaire Ă Florence et lâinvasion du territoire italien par les « barbares » (les puissances française, espagnole et allemande), lâinvitent cependant Ă introduire dâautres figures : celle des « rĂ©formateurs », celle des condottieri, et celle des capitaines de guerre. Les premiers ne bĂątissent pas Ă partir de rien, Ă la diffĂ©rence des fondateurs de citĂ©. Au contraire, ils ont une matiĂšre Ă travailler : une citĂ© qui a dĂ©jĂ un certain passĂ©, des institutions et des mĆurs qui ne sont pas Ă façonner de toutes piĂšces, mais Ă remodeler. Les rĂ©formateurs nâont pas une tĂąche plus aisĂ©e que les fondateurs car ils interviennent, pour les changer, sur des formes de vie politique dĂ©jĂ constituĂ©es. Celle-ci, par leur nature mĂȘme, offrent une certaine rĂ©sistance Ă leur activitĂ© de transformation. Câest sans doute en vertu de cette difficultĂ© spĂ©cifique quâil affirme quâ« aucun homme nâest autant cĂ©lĂ©brĂ©, quoi quâil fasse, que ceux qui ont rĂ©formĂ© par des lois et des institutions les rĂ©publiques et les royaumes ».64
Parmi ces rĂ©formateurs, Savonarole incarne le modĂšle du « prophĂšte dĂ©sarmĂ© », câest-Ă -dire de celui qui a eu le talent ou le charisme nĂ©cessaires pour convaincre le peuple du bien-fondĂ© de ses idĂ©es, mais Ă qui fait dĂ©faut la force, nĂ©cessaire dans certaines conjonctures : « il est par consĂ©quent nĂ©cessaire (âŠ) si les innovateurs se tiennent par eux-mĂȘmes ou sâils dĂ©pendent dâautrui â câest-Ă -dire, si, pour mener Ă bien leur Ćuvre, il leur faut prier, ou sâils peuvent vraiment forcer les choses. Dans le premier cas, il leur Ă©choit toujours une mauvaise fin et ils ne mĂšnent rien Ă bien (âŠ) comme il advint dans notre temps Ă frĂšre JĂ©rĂŽme Savonarole, qui alla Ă sa ruine avec ses ordres nouveaux, lorsque la multitude commença Ă ne pas le croire et quâil nâavait aucune maniĂšre pour tenir fermes ceux qui avaient cru, ni pour faire croire ceux qui ne croyaient pas ».65 Par contraste, CĂ©sar Borgia est celui qui a eu le souci de fonder un royaume avec des armes, et mieux encore, ses armes propres, et non celles dâautrui. Le conquĂ©rant de la Romagne et du duchĂ© dâUrbino, lâhomme qui fit trembler le gouvernement de Florence, concentre les qualitĂ©s nĂ©cessaires au succĂšs. Quâil ait perdu ses conquĂȘtes par un retournement de fortune ne doit pas empĂȘcher, selon Machiavel, de reconnaĂźtre en lui la prudence, la vertu, le courage, lâaudace et lâĂ -propos et surtout lâeffort pour Ă©difier un pouvoir reposant sur une assiste solide et indĂ©pendante de toute alliance : aprĂšs avoir conquis la Romagne, craignant une trahison de ses alliĂ©s, il met tout en Ćuvre pour « anĂ©antir » ses ennemis, avĂ©rĂ©s ou potentiels, et ne reposer que sur sa puissance propre.
Dâautre part, Piero Soderini, gonfalonier Ă vie de Florence (1502-1512), sous lâautoritĂ© duquel agissait Machiavel Ă la seconde chancellerie, apparaĂźt comme une figure nĂ©gative. Il a en effet pour dĂ©faut dâĂȘtre un homme bon et de croire que sa bontĂ© suffira Ă Ă©teindre la mĂ©chancetĂ© de ses ennemis. Sage, honnĂȘte, bon, patient, lĂ©galiste mĂȘme, il ne sait faire face Ă lâopposition qui se dĂ©veloppe contre lui : « il croyait pouvoir, par sa patience et sa bontĂ©, Ă©teindre les mauvaises intentions et apaiser par des bienfaits quelques inimitiĂ©s contre lui, il estimait (et il en fit souvent confidence Ă ses amis), que, pour contrer fortement les oppositions et vaincre ses adversaires, il lui aurait fallu prendre un pouvoir extraordinaire et dĂ©truire par la loi lâĂ©galitĂ© entre les citoyens (âŠ) il fut trompĂ© par cette erreur initiale de ne pas sâapercevoir que la mĂ©chancetĂ© nâest pas domptĂ©e par le temps ni apaisĂ©e par des bienfaits ».66 Aux yeux de Machiavel, pour des raisons diffĂ©rentes, tant Savonarole que Soderini ont Ă©chouĂ© parce quâ« ils nâont pas su vaincre lâenvie » : lâun nâen avait pas les moyens, lâautre Ă©tait aveugle Ă sa puissance.67 De nouveau, CĂ©sar Borgia apparaĂźt par
64 Machiavel, Discours sur les choses de Florence aprĂšs la mort de Laurent de MĂ©dicis le jeune, in : Ćuvres complĂštes, tr. de Ch. Bec, p. 89. 65 Machiavel, Le Prince, 6, pp. 78-79. 66 Machiavel, Discours sur la premiĂšre dĂ©cade de Tite-Live, III, 3, pp. 375-376. 67 Machiavel, Ibid., III, 30, p. 434.
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contraste comme une figure positive. En effet, il a su « entrer dans le mal »68 lorsque cela Ă©tait nĂ©cessaire pour affermir son pouvoir. Comme on lâa vu, il a fait assassiner Remirro dâOrca, le ministre quâil avait lui-mĂȘme nommĂ© et dotĂ© des pleins-pouvoirs en Romagne pour y rĂ©tablir lâordre. Qui plus est, il a fait exposer son corps sur la place publique Ă CĂ©sĂšne, afin de rendre manifeste au peuple de Romagne quâil blĂąmait les exactions commises par son ministre et de mettre en Ă©vidence lâampleur et la radicalitĂ© de son pouvoir.
La Vie de Castruccio Castracani de Lucques, brĂšve biographie romancĂ©e, contemporaine au dialogue LâArt de la guerre composĂ© en 1520, sâinscrit dâune certaine maniĂšre dans la continuitĂ© de ces portraits-jalons qui ponctuent la conception machiavĂ©lienne de lâaction politique. De maniĂšre hyperbolique, Castruccio Castracani incarne sous la plume de Machiavel lâhomme de vertu : « il Ă©tait bon pour ses amis, terrible pour ses ennemis, juste avec ses sujets, de peu de foi avec les Ă©trangers. Pouvant vaincre par la ruse, il ne cherchait pas Ă le faire par la force. Car il disait que câĂ©tait la victoire qui apportait la gloire, et non la maniĂšre de lâemporter. Personne ne fut plus audacieux que lui dans les risques et plus prudent pour sâen dĂ©gager. Il avait coutume de dire que les hommes devaient tout tenter et ne sâeffrayer de rien, et que Dieu aimait les hommes courageux, car il faisait toujours chĂątier les faibles par les puissants ».69 Il importe Ă Machiavel, dans ce rĂ©cit, de souligner que Castruccio est un homme dâhumble condition. Si la fortune lâavait prĂ©alablement dotĂ© dâune famille riche et puissante, sa vertu aurait eu moins dâĂ©clat. Il appartient donc Ă la longue cohorte de « ceux qui ont fait de grandes choses en ce monde et ont brillĂ© parmi leurs contemporains » et « ont eu une naissance et des dĂ©buts bas et obscurs ».70 Cette naissance nâempĂȘche pas Castrucio, dĂšs son plus jeune Ăąge, de se distinguer par sa prudence, sa sagesse, sa vaillance, son endurance et sa modestie, toutes qualitĂ©s qui vont en faire, Ă lâĂąge adulte, un homme Ă la vertu exceptionnelle. Non sans ironie, Machiavel dĂ©peint son ennui Ă la perspective de la carriĂšre religieuse Ă laquelle le destine sa famille, sa joie Ă Ă©couter les rĂ©cits de guerre ou dâaction accomplies par les « grands hommes » et Ă embrasser finalement la carriĂšre de condottiere.
Dans sa pensĂ©e de lâaction, Machiavel ne dĂ©peint pas seulement des figures Ă imiter ou Ă fuir, il trace aussi des portraits dâhommes sur lesquels il porte un jugement ambivalent : ceux-ci ont satisfait leurs ambitions de pouvoir selon des modalitĂ©s qui, dans une certaine mesure, demeurent problĂ©matiques. Câest le cas dâAgathocle de Sicile, longuement Ă©voquĂ© au chapitre 8, « de ceux qui parviennent au principat par scĂ©lĂ©ratesse ». Ce chapitre sâinscrit dans une sĂ©rie oĂč Machiavel examine quels sont les modes observables dans lâhistoire des citĂ©s et des royaumes par lesquels un homme est parvenu au pouvoir : fortune, vertu, armes dâautrui, armes propres, scĂ©lĂ©ratesse, faveur du peuple ou des grands. Agathocle de Sicile. Dâun pĂšre potier, dâextraction sociale basse, ce dernier gravit peu Ă peu les Ă©chelons de la vie publique jusquâau pouvoir suprĂȘme, oĂč il sâĂ©tablit et demeure « sans aucune controverse civile ». Pour parvenir Ă cette position, Agathocle a fait preuve de courage, dâendurance, dâaudace, en bref « de vertu dâesprit et de corps », mais il a aussi tuĂ©, et trahi ses amis. Il a donc, nous dit Machiavel acquis le pouvoir, mais pas la gloire : « parce que, si on considĂ©rait la vertu dâAgathocle, lorsquâil affronte et Ă©carte les pĂ©rils, et la grandeur de son esprit lorsquâil supporte et triomphe des adversitĂ©s, on ne voit pas pourquoi il devrait ĂȘtre jugĂ© infĂ©rieur Ă nâimporte quel capitaine trĂšs excellent ; nĂ©anmoins, sa cruautĂ© atroce et son inhumanitĂ©, ainsi que les infinies scĂ©lĂ©ratesses, ne consentent pas Ă ce quâil soit cĂ©lĂ©brĂ© parmi les hommes trĂšs excellents ».71
68 Machiavel, Le Prince, 18, p. 130. 69 Ibid., p. 647. 70 Machiavel, La Vie de Castrucio Castracani de Lucques, p. 631. 71 Machiavel, Le Prince, 8, pp. 90-91.
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Les figures que Machiavel met en avant constitue les jalons dâune rĂ©flexion sur les modalitĂ©s de lâaction politiques. Certaines, nous lâavons vu, jouent le rĂŽle de repoussoirs ; dâautres sâapparentent Ă des modĂšles. Mais ce statut mĂȘme de modĂšle, pour lâaction, pose problĂšme. En effet, nous avons vu que Machiavel nâentend pas dĂ©livrer les clefs du succĂšs, des recettes pour une action rĂ©ussie. Dâautre part, il invite chacun Ă recrĂ©er, dans les circonstances qui sont les siennes, les conditions de succĂšs de son action ; il insiste constamment sur la variation de la qualitĂ© des temps et sur la nĂ©cessaire adaptation de la personnalitĂ© de lâacteur et des moyens quâil met en Ćuvre Ă cette derniĂšre. Ces deux aspects suggĂšrent-ils quâaux yeux de Machiavel, des circonstances semblables se reproduisent dans le temps, rendant possible lâimitation du modĂšle de lâaction ? Câest lâune des difficultĂ©s interprĂ©tatives les plus Ă©pineuses de lâexĂ©gĂšse machiavĂ©lienne.
Selon nous, la difficultĂ© rĂ©side dans le fait de savoir si Machiavel comprend lâimitation comme reproduction Ă lâidentique. Dans lâAvant-propos des Discours, I, il affirme la possibilitĂ© de lâimitation, dans la mesure oĂč « le ciel, le soleil, les Ă©lĂ©ments, les hommes » nâont pas changĂ© « de mouvement, dâordre et de puissance par rapport Ă ce quâils Ă©taient autrefois ».72 De ce propos, on pourrait dĂ©duire lâidĂ©e dâune uniformitĂ© du temps de lâhistoire. Diverses affirmations la mettent toutefois en cause au fil des Discours.73 Il y aurait donc, dans cette oeuvre, deux motifs antithĂ©tiques â la possibilitĂ© de lâimitation fondĂ©e sur lâidentitĂ© du temps, la relativisation de cette identitĂ©.
Cependant, il nâest pas certain que lâon puisse faire de lâAvant-propos des Discours, I, le fondement dâune thĂ©orie de lâimitation.74 Le Prince, 6, et surtout dâautres chapitres des Discours semblent plus Ă mĂȘme de remplir cette fonction. LâAvant-propos du livre II, affirme le devenir historique niĂ© dans lâAvant-propos du livre I, et les chapitres I, 39 et III, 43, nuancent lâaffirmation de lâidentitĂ© entre le passĂ© et le prĂ©sent et sâorientent plutĂŽt vers lâidĂ©e dâune ressemblance entre les temps, permettant dâĂ©tablir des analogies. Lâimitation est alors possible au sens oĂč le passĂ© devient un rĂ©servoir dâexemples, bons ou mauvais, et partant, plus quâun modĂšle, un espace de rĂ©flexion en vue du prĂ©sent.75 Lâappel Ă lâimitation lancĂ© par Machiavel doit dĂšs lors sâentendre autrement que comme une invitation Ă reproduire Ă lâidentique une action passĂ©e. Le Prince, 6 nous Ă©claire Ă ce sujet : « que personne ne sâĂ©tonne si, lorsque je parlerai des principats entiĂšrement nouveaux, et quant au prince et quant Ă lâĂ©tat, jâallĂšguerai de trĂšs grands exemples. Parce que les hommes cheminant toujours sur les voies battues par dâautres et procĂ©dant dans leurs actions par imitation, comme on ne peut suivre entiĂšrement les voies des autres, ni atteindre la vertu de ceux que tu imites, un homme prudent doit toujours sâengager sur des voies battues par de grands hommes et imiter ceux qui ont Ă©tĂ© trĂšs excellents â afin que, si sa vertu nây arrive pas, au moins en rende-t-elle quelque odeur â et faire comme les archers prudents qui, le lieu quâils ont le dessein de toucher leur paraissant trop loin, et connaissant jusquâoĂč va la vertu de leur arc, placent le point de mire beaucoup plus haut que le lieu destinĂ©, non pour atteindre une telle hauteur avec leur flĂšche, mais pour pouvoir Ă lâaide dâun si haut point de mire parvenir Ă leur dessein ».76
Ce propos ouvre le chapitre consacrĂ© Ă lâacquisition des principats « avec les armes propres et la vertu », dans lequel Machiavel Ă©voque des fondateurs et des conquĂ©rants dâune vertu exceptionnelle â MoĂŻse, Cyrus, Romulus, ThĂ©sĂ©e « et semblables ». Machiavel y fait le constat de lâimitation et insiste aussi sur son essentielle imperfection : lâimitateur doit viser plus haut que sa cible parce quâil sait par avance quâil ne produira quâune imitation imparfaite
72 Machiavel, Discours, I, Avant-propos, p. 188. 73 Machiavel, Discours, I, 39, p. 237, II, Avant-propos, p. 292, et III, 43, p.455. 74 cf. Ă ce propos : P. Larivaille, La PensĂ©e politique de Machiavel - Les âDiscours sur la premiĂšre dĂ©cade de Tite-Liveâ, Presses Universitaires de Nancy, 1982, p. 26. 75 P. Larivaille, Ibid., p. 31. 76 Machiavel, Le Prince, 6, p. 76.
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de son modĂšle. Surtout, il indique que lâobjet mĂȘme de lâimitation nâest autre que la vertu : « et en examinant leurs actions et leur vie, on ne voit pas quâils eurent de la fortune autre chose que lâoccasion, qui leur donna la matiĂšre pour pouvoir y introduire cette forme qui leur parut bonne et sans cette occasion, la vertu de leur esprit se serait Ă©teinte, et sans cette vertu, lâoccasion serait venue en vain ».77 Or, la vertu est par nature inimitable, elle ne peut ĂȘtre reproduite Ă partir dâun modĂšle. Ă travers le terme dâimitation, Machiavel dĂ©signe ainsi une recrĂ©ation de la vertu : nous imitons les « trĂšs grands exemples » en Ă©tant nous-mĂȘmes vertueux. Les contextes passĂ© et prĂ©sent diffĂšrent, leur point commun Ă©tant cependant lâindispensable « occasion » ; Ă partir dâelle, deux actions vertueuses peuvent se dĂ©ployer et lâune imite lâautre en ce quâelles manifestent la mĂȘme qualitĂ© de vertu et non parce quâelle reproduit un geste Ă lâidentique.
Lâimitation dont il est question ici ne peut donc ĂȘtre que de lâordre dâune (re)crĂ©ation, et non de la reproduction : il sâagit dâĂȘtre tout aussi vertueux que les fondateurs, les lĂ©gislateurs, les conquĂ©rants et les capitaines du passĂ©. Câest dans cette perspective que nous pouvons comprendre lâappel Ă lâimitation pour gouverner un royaume, organiser une armĂ©e, diriger une armĂ©e, etc., Ă©noncĂ© dans lâAvant-propos des Discours, I.78 Machiavel retrouve, Ă propos de lâimitation, les accents dâun PĂ©trarque, lorsque celui-ci affirme quâil se complaĂźt dans lâapprochant, mais non dans lâidentique, quâil entend suivre ses devanciers de maniĂšre originale et non servile.79 Pour lâun comme pour lâautre, lâimitatio est aemulatio. DĂšs lors, plutĂŽt quâĂ la notion de reproduction, il paraĂźt pertinent de faire appel Ă celle de crĂ©ation pour dĂ©finir lâimitation machiavĂ©lienne au sens oĂč lâimitation quâil appelle de ses vĆux tĂ©moigne de la vertu dĂ©jĂ observĂ©e dans des actions passĂ©es.
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Si lâon sâattache maintenant Ă formuler, Ă partir de cette galerie de portraits, tour Ă tour
Ă©logieux, critiques ou problĂ©matiques, la ligne directrice de la rĂ©flexion machiavĂ©lienne sur lâaction politique, on voit apparaĂźtre le thĂšme de la vĂ©ritĂ© effective. Celui-ci est explicitĂ© dans le chapitre 15 du Prince Ă travers la formule : « il mâa paru plus convenable dâaller droit Ă la vĂ©ritĂ© effective de la chose quâĂ lâimagination de celle-ci ».80 Cette formule est lâun des passages les plus ouvertement polĂ©miques du Prince. Machiavel nous en prĂ©vient : il craint, dit-il, dâĂȘtre tenu pour prĂ©somptueux, puisque sa rĂ©flexion emprunte un chemin peu parcouru.
Ce propos ne constitue pas une critique de lâimagination comme facultĂ©, rĂ©currente dans la tradition philosophique. Au demeurant, lâimagination nâest pas, Ă la Renaissance, considĂ©rĂ©e comme maĂźtresse dâerreur et de faussetĂ©, selon lâexpression pascalinenne, maus au contraire comme une facultĂ© de connaissance Ă part entiĂšre. Machiavel critique ici plutĂŽt une certaine maniĂšre de penser dans le domaine politique. Lâimagination renvoie dans ce chapitre au discours normatif peu soucieux de lâambition de conquĂȘte et de maintien au pouvoir du prince. Lâopposition entre vĂ©ritĂ© effective et imagination se traduit dans lâĂ©cart entre « la maniĂšre dont on vit » et « celle dont on devrait vivre », entre « ce qui se fait », et « ce qui devrait se faire ». En quoi consiste ici la vĂ©ritĂ© effective de la chose ? Sâagit-il, Ă travers elle, de faire connaĂźtre ce qui est, tel quâil est ? Sans doute, mais encore faut-il accorder Ă cette expression un double sens : dâune part, prendre le monde tel quâil est, nous dit Machiavel dans son Capitolo de lâambition, et dâautre part examiner les actions Ă la lumiĂšre de leurs effets, et non de leurs motifs. Pour le commentateur de lâhistoire quâest Machiavel dans les 77 Machiavel, Ibid., p. 77. 78 Machiavel, Discours, I, Avant-propos, p. 188. 79 F. PĂ©trarque, Le Familiari, XXII, 2, 20, Ă©d. V. Rossi et U. Bosco, Vol. IV, 1942, p. 108. 80 Machiavel, Le Prince, 15, p. 119.
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Discours sur la premiĂšre dĂ©cade de Tite-Live, cet aspect est dĂ©terminant dans lâĂ©valuation des Ă©vĂ©nements historiques, comme lâatteste son jugement sur le fratricide de Romulus.
La singularitĂ© de lâidĂ©e machiavĂ©lienne de vĂ©ritĂ© effective ne rĂ©side pas seulement
dans la revendication de rĂ©alisme politique, mais aussi dans le choix de son crĂ©ateur de servir lâambition de conquĂȘte et de maintien du pouvoir, au dĂ©triment de toute autre finalitĂ©. La critique machiavĂ©lienne de « lâimagination » nâest pas, de ce fait, formulĂ©e dans lâabsolu : elle est Ă©noncĂ©e du point de vue de celui qui veut servir utilement lâambition du prince, et non juger ou orienter son action dans le sens dâune politique morale. Au regard de cette ambition, conquĂ©rir le pouvoir, puis sây maintenir, le discours du devoir ĂȘtre est non seulement une perte de temps mais aussi, pour Machiavel, une source de risques : un prince qui veut ĂȘtre bon court Ă sa perte au milieu de tant dâhommes mĂ©chants. Lâexemple de Piero Soderini lâa amplement dĂ©montrĂ© aux yeux de Machiavel.
Jouer la vĂ©ritĂ© effective contre lâimagination, câest donc refuser de plier lâaction du prince Ă une norme Ă©thique ; câest privilĂ©gier un discours qui analyse dâabord et avant tout les conditions de son maintien au pouvoir ; câest proposer une pensĂ©e de lâaction politique en rupture avec le genre des « miroir des princes », textes qui ont circulĂ© par milliers dans les cours europĂ©ennes entre le 9Ăšme et le 18Ăšme siĂšcles.81 Ces textes exposent le reflet que le prince doit incarner dans sa fonction et jusque dans sa vie domestique. LâInstitution du prince chrĂ©tien dâĂrasme, texte contemporain du Prince (il est dĂ©diĂ© en 1516 au futur Charles Quint) tĂ©moigne dâune telle perspective : il incite le prince Ă lire la Bible afin dâapprendre Ă aimer la vertu, ainsi que les auteurs antiques pour acquĂ©rir la sagesse. Le portrait du prince nâest pas toujours restĂ© le mĂȘme dans ces miroirs. Il a connu quelques modifications, notamment Ă partir de la redĂ©couverte de La Politique dâAristote qui a conduit Ă inclure de nouvelles dimensions, et notamment une rĂ©flexion institutionnelle, notamment dâordre militaire et judiciaire. Puis, Ă lâĂ©poque humaniste, les miroirs nâinsistent plus autant quâauparavant sur la dimension religieuse de la fonction royale. Ils intĂšgrent des vertus mondaines au catalogues des vertus du prince. Ils cherchent, de maniĂšre nouvelle, Ă savoir si les vertus du prince lui sont spĂ©cifiques ou si elles sont aussi celles du citoyen ordinaire. Avant Machiavel, les humanistes se sont intĂ©ressĂ©s Ă la personnalitĂ© du prince et lâont perçu comme lâĂ©lĂ©ment dĂ©terminant de lâaction politique. Cependant, « en dĂ©pit de ces dimensions, qui tĂ©moignent de lâempreinte de la politique contemporaine sur les Ă©crits humanistes, la conception idĂ©aliste demeura, comme nous lâavons dit, globalement inchangĂ©e ».82
Plus radicalement, dans Le Prince de Machiavel, les thĂšmes abordĂ©es dans les miroirs des princes sont dĂ©tournĂ©s au profit dâune nouvelle conception de lâaction politique. Ainsi, Machiavel Ă©carte lâobjet lĂ©gitime de la vigilance princiĂšre, la dĂ©fense du corps politique, pour privilĂ©gier le souci de conservation personnelle. Ă lâautorisation â licet â figurant dans les miroirs, dâenfreindre la loi dans des circonstances extraordinaires et au nom du bien public, Machiavel substitue la nĂ©cessitĂ©, toujours contraignante pour le prince. Le terme de nĂ©cessitĂ© dĂ©signe chez lui une contrainte indĂ©passable de lâaction politique. Elle ne correspond pas Ă la nĂ©cessitĂ© conçue au moyen Ăąge par les juristes et les thĂ©ologiens, câest-Ă -dire une situation dâexception oĂč lâaction est affranchie des conditions de la juste cause, mais Ă un vĂ©ritable
81 Cf. A. H. Gilbert, Machiavelliâs Prince and its Forerunners, The Prince as a typical book âDe regimine principumâ, Durham, 1938. On consultera aussi, de M. Senellart, Les Arts de gouverner â Du regimen mĂ©diĂ©val au concept de gouvernement, Paris, Le Seuil, Des travaux, 1995, ainsi que âLe concept humaniste du prince et Le Prince de Machiavelâ par F. Gilbert, tr. de M. Gaille-Nikodimov, in : Cahiers philosophiques, N° 97, Avril 2004, pp. 87-117, dans le dossier « Machiavel » coordonnĂ© par M. Senellart. 82 F. Gilbert, âLe concept humaniste du prince et Le Prince de Machiavelâ, in : Cahiers philosophiques, Op. cit., p. 103.
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principe dâaction : « cette nĂ©cessitĂ© se manifeste sous la forme dâun pĂ©ril soudain auquel on est contraint de faire face pour sauver sa vie. Elle est donc, en mĂȘme temps, ponctuelle et totale. Mais Machiavel prĂ©cise quâelle dicte elle-mĂȘme aux hommes la conduite Ă tenir, les dispensant alors de toute rĂ©flexion ».83 La notion de nĂ©cessitĂ© ne renvoie pas seulement chez Machiavel Ă un Ă©lĂ©ment auquel on ne peut se dĂ©rober mais qui survient seulement de temps Ă autres. Elle dĂ©signe une structure des rapports de forces â qui nâattaque pas est attaquĂ© â et cette structure oblige lâacteur politique Ă toujours dĂ©terminer ses choix en fonction dâelle. Certes, elle ne sâimpose pas Ă tous moments dans les faits, mais ce qui est dĂ©cisif ici est quâelle finira toujours par sâimposer. Lâacteur politique machiavĂ©lien est face Ă la nĂ©cessitĂ© comme lâhomme de lâĂ©tat de nature hobbĂ©sien face Ă la guerre : la guerre, dit lâauteur du LĂ©viathan, « ne consiste pas seulement dans la bataille et dans des combats effectifs ; mais dans un espace de temps oĂč la volontĂ© de sâaffronter en des batailles est suffisamment avĂ©rĂ©e »84 ; de la mĂȘme façon, lâacteur machiavĂ©lien nâaffronte pas toujours la nĂ©cessitĂ©, mais doit toujours agir comme sâil sâapprĂȘtait Ă sây confronter.
Comme penseur de lâaction politique, Machiavel rompt donc avec la perspective dâune
norme Ă©thique qui viendrait rĂ©guler le gouvernement des hommes. Pour lâacteur lui-mĂȘme, le motif de la vĂ©ritĂ© effective de la chose implique en effet que lâaction politique nâest plus pensĂ©e en fonction dâune norme du bien, mais quâelle est en outre considĂ©rĂ©e Ă partir de la nĂ©cessitĂ© du mal. FidĂšle Ă sa volontĂ© dâanticiper et de prĂ©voir les contraintes qui sâimposent Ă lâaction politique, Machiavel met ainsi son prince-lecteur face Ă lâhypothĂšse dâune circonstance qui lâoblige Ă mal agir en vue de conserver son pouvoir : « et il faut comprendre cela, quâun prince, et surtout un prince nouveau, ne peut observer toutes les choses pour lesquelles les hommes sont appelĂ©s bons (âŠ) et câest pourquoi il faut quâil ait un esprit disposĂ© Ă se tourner selon ce que les vents de la fortune et les variations des choses lui commandent, et (âŠ) savoir entrer dans le mal, quand cela lui est nĂ©cessaire ».85 De maniĂšre gĂ©nĂ©rale, cette rupture avec lâidĂ©e dâune norme Ă©thique de lâaction politique exige que lâacteur ne juge plus des vertus et des vices que relativement Ă leurs effets du point de vue de la conquĂȘte et du maintien au pouvoir. Ce nâest pas sans esprit de polĂ©mique que Machiavel aborde, parmi diffĂ©rents exemples, la question de la libĂ©ralitĂ© du prince et sâinterroge sâ« il est mieux dâĂȘtre aimĂ© que craint, ou le contraire ».86
La question du rapport entre politique et morale chez Machiavel Ă©tant abordĂ© en tant que telle dans le chapitre âMorales de la fondationâ de Thomas Berns, nous nous contenterons ici de deux exemples. La libĂ©ralitĂ© fait partie de ces vertus mondaines importĂ©es par les humanistes dans les catalogues de vertu des miroirs des princes, sous lâinfluence de textes antiques comme LâĂthique Ă Nicomaque dâAristote ou Des Devoirs de CicĂ©ron. Machiavel emboĂźte le pas des humanistes qui se sont interrogĂ©s sur les effets positifs et nĂ©gatifs de vertus et pousse leur logique jusquâĂ lâextrĂȘme, en faisant de la libĂ©ralitĂ© un vice pour celui qui entend se maintenir au pouvoir. En effet, elle lui apparaĂźt, Ă long terme, comme une cause de ruine pour le prince : « je dis quâil serait bon dâĂȘtre tenu pour libĂ©ral. NĂ©anmoins, la libĂ©ralitĂ©, usĂ©e de maniĂšre Ă ce que tu sois tenu pour tel, tâoffense, parce que si on en use vertueusement et comme on doit en user, elle ne se connaĂźtra pas et ne te dĂ©barrassera pas du mauvais renom de son contraire ; et câest pourquoi, Ă vouloir, parmi les hommes, se maintenir le nom de libĂ©ral, il est nĂ©cessaire de ne renoncer Ă aucune sorte de somptuositĂ©, si bien quâun prince ainsi fait consumera dans de semblables Ćuvres toutes ses facultĂ©s ».87
83 M. Senellart, MachiavĂ©lisme et raison dâĂtat, Paris, PUF, 1989, p. 39. 84 Hobbes, LĂ©viathan, 13, tr. de F. Tricaud, Paris, Sirey, 1971, p. 125. 85 Machiavel, Le Prince, 18, pp. 129-130. 86 Machiavel, Le Prince, 17, p. 123. 87 Machiavel, Le Prince, 17, p. 127.
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De la mĂȘme maniĂšre, Machiavel indique quâidĂ©alement, il faudrait ĂȘtre Ă la fois craint et aimĂ©. Cependant, la combinaison des deux passions est difficile Ă rĂ©aliser. Aussi le prince doit-il sans hĂ©sitation privilĂ©gier la crainte, car lâamour est inconstant et il constitue une assise fragile du pouvoir, Ă la diffĂ©rence de la crainte : « je conclus donc que, concernant le fait dâĂȘtre craint et aimĂ©, les hommes aimant Ă leur guise et craignant Ă la guise du prince, un prince sage doit se fonder sur ce qui est sien, non sur ce qui est Ă autrui ; il doit seulement sâingĂ©nier Ă fuir la haine ».88 Ainsi, des chapitres 15 Ă 19 du Prince, Machiavel opĂšre une rĂ©vision fondamentale du catalogue des vertus princiĂšres. Il redistribue vices et vertus selon une nouvelle ligne de partage (le critĂšre du maintien durable au pouvoir).
LâidĂ©e de la vĂ©ritĂ© effective de la chose est essentielle. Toutefois, elle ne fonde pas Ă elle seul le mot dâordre de lâaction politique. Le chapitre 18 du Prince complĂšte de maniĂšre dĂ©terminante la perspective ouverte au chapitre 15. En effet, lâidĂ©e de vĂ©ritĂ© effective y apparaĂźt, combinĂ©e avec celle dâune nĂ©cessaire thĂ©Ăątralisation du pouvoir. Machiavel y dĂ©veloppe lâidĂ©e que le prince doit jouer, incarner certaines qualitĂ©s qui sont gĂ©nĂ©ralement estimĂ©es du peuple et qui lui attireront son affection. Ce jeu contribue Ă son maintien au pouvoir. Il sâagit bien de jouer ses qualitĂ©s, comme au thĂ©Ăątre, et non dâĂȘtre tel ou tel en rĂ©alitĂ©. Ă cela, au moins trois raisons : les temps changent, nous lâavons vu, et il faut en consĂ©quence ĂȘtre capable de dĂ©ployer des qualitĂ©s diffĂ©rentes, voire contradictoires, en fonction de la qualitĂ© des temps ; en outre, les qualitĂ©s estimĂ©es du peuple, qui relĂšvent de lâhumanitĂ©, ou encore de la charitĂ©, ne sont pas nĂ©cessairement propices Ă tous Ă©gards Ă la conservation du pouvoir ; enfin, lâon ne saurait trop se reposer sur lâaffection quâelles suscitent chez des ĂȘtres qui, eux-mĂȘmes, ne sont pas bons et sont susceptibles de varier dans leurs affections. « Il nâest donc pas nĂ©cessaire Ă un prince », affirme Machiavel, « dâavoir en fait toutes les qualitĂ©s susdites, mais il est bien nĂ©cessaire de paraĂźtre les avoir. Je mâenhardirai mĂȘme Ă dire cela, quâelles sont dommageables, si on les a et les observe toujours et sont utiles, si on paraĂźt les avoir : ainsi paraĂźtre pitoyable, fidĂšle, humain, entier, religieux, et lâĂȘtre, mais avoir lâesprit Ă©difiĂ©, de maniĂšre que tu puisses et saches devenir le contraire lorsquâil ne faut pas lâĂȘtre ».89 La vĂ©ritĂ© effective de la chose, ici, tient dans lâidĂ©e que le prince gagne Ă se placer dans la sphĂšre de lâapparaĂźtre, Ă agir comme sâil Ă©tait sur une scĂšne de thĂ©Ăątre.
LâĂ©lĂ©ment le plus cĂ©lĂšbre et le plus Ă©vident de cette thĂ©Ăątralisation de lâaction politique est la tromperie. Simuler, tromper est une nĂ©cessitĂ© pour qui veut se maintenir Ă la tĂȘte de son Ă©tat. Le chapitre 18 rappelle en ce sens que les princes, et en particulier les princes nouveaux, sont souvent contraints « dâĆuvrer contre la foi, contre la charitĂ©, contre lâhumanitĂ©, contre la religion », alors que les hommes veulent des princes intĂšgres, clĂ©ments, religieux et humains. Il faut donc paraĂźtre avoir de telles qualitĂ©s.90 Bien entendu, la libertĂ© rĂ©publicaine peut constituer, autant que le maintien du pouvoir princier, la fin de la tromperie. Les Discours, III, 2, « Quâil est trĂšs sage de simuler un temps la folie », dĂ©veloppe ainsi lâexemple dâun homme, Lucius Junius Brutus, qui simule la folie afin dâĂȘtre moins surveillĂ© et de « pouvoir ainsi attaquer plus aisĂ©ment les rois et libĂ©rer sa patrie, dĂšs que lâoccasion se prĂ©senterait ».91
La possibilitĂ© et la nĂ©cessitĂ© de la tromperie mettent en Ă©vidence lâimportance du point de vue des sujets pour le maintien au pouvoir. De fait, en invitant le prince Ă se placer dans la dimension de lâapparaĂźtre, Machiavel implique que les effets de son action ne sont pas seulement, ni mĂȘme dâabord dĂ©cidĂ©s par lui, mais plutĂŽt dĂ©terminĂ©s par les sujets-spectateurs. 88 Machiavel, Le Prince, 16, p. 121. 89 Machiavel, Le Prince, 18, p. 129. 90 Machiavel, Le Prince, 18, p. 130. 91 Machiavel, Discours, III, 2, p. 374.
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Ceci nâest pas une consĂ©quence secondaire ou imprĂ©vue de lâinvitation Ă se placer dans la sphĂšre de lâapparaĂźtre : le prince ne peut en effet se maintenir durablement sâil ne parvient pas Ă Ă©tablir une relation avec ses sujets telle que ceux-ci ne souhaitent pas le changement. De ce point de vue, la mise en scĂšne nâest pas seulement un instrument du pouvoir parmi dâautres. Elle lui est plutĂŽt consubstantielle dans la mesure oĂč, pour Machiavel, elle a le pouvoir dâengendrer ou dâaltĂ©rer les passions qui dĂ©finissent la relation des sujets Ă leur prince et au-delĂ toute relation de domination. Lorsque CĂ©sar Borgia fait assassiner le ministre, nous avons vu quâil en exposait le corps publiquement, afin dâimpressionner le peuple.92 De la mĂȘme maniĂšre, le frĂšre du gonfalonier Piero Soderini, Francesco, revĂȘt ses habits et son rocher Ă©piscopal pour calmer une foule en colĂšre.93
Si la mise en scĂšne du pouvoir est effective, câest que les hommes entretiennent un rapport spĂ©cifique au prĂ©sent, « parce que les hommes sont beaucoup plus pris par les choses prĂ©sentes que par les passĂ©es, et quand ils trouvent le bien dans les prĂ©sentes, ils en jouissent et ne cherchent rien dâautre ». 94 En outre, lorsquâon se place dans la dimension de lâapparaĂźtre, câest lâopinion du grand nombre qui prĂ©vaut. Or, le grand nombre manque de discernement, il se laisse aisĂ©ment tromper. Certes, comme en tĂ©moigne le discours anonyme de lâun des Ciompi, la plĂšbe peut avoir une conscience occasionnelle des effets de lâapparence dans la relation de domination.95 Cependant, le peuple est aisĂ©ment trompĂ© dans la majoritĂ© des cas, tandis que le petit nombre nâest pas en mesure de faire entendre sa voix. Telle est la vĂ©ritĂ© effective des choses et encore une fois, elle seule compte pour dĂ©finir les conditions de maintien au pouvoir : « et les hommes jugent gĂ©nĂ©ralement plus avec les yeux quâavec les mains, parce quâil Ă©choit Ă chacun de voir, Ă peu de sentir ; chacun voit ce que tu es, peu sentent ce que tu es et ce petit nombre ne sâenhardit pas Ă sâopposer Ă lâopinion de beaucoup, qui ont la majestĂ© de lâĂ©tat pour les dĂ©fendre (âŠ) dans le monde, il nây a que le vulgaire et le petit nombre nâa pas de place, quand le grand nombre a sur quoi sâappuyer ».96 M. Merleau-Ponty et H. Arendt se sont montrĂ©s attentifs Ă cette analyse du jeu que doit dĂ©ployer le prince. Tous deux ont insistĂ©, en le revendiquant comme un hĂ©ritage machiavĂ©lien, la dimension de lâapparaĂźtre propre Ă lâaction politique. Câest ainsi, pour le premier, « une condition fondamentale de la politique de se dĂ©rouler dans lâapparence ».97 Cependant, nous lâavons vu, Machiavel insiste sur la difficultĂ© pour lâhomme Ă changer de nature ou de dispositions dâesprit. Lâaccoutumance Ă telle ou telle façon de faire et dâĂȘtre rend malaisĂ© une telle transformation. Or, comme le suggĂšre le dĂ©veloppement prĂ©cĂ©dent, lâune des conditions majeures du succĂšs de lâaction politique ne rĂ©side pas tant dans la dissociation de lâĂȘtre et de lâapparence que dans la capacitĂ© Ă nâavoir aucune qualitĂ© propre. Le prince doit de ce point de vue acquĂ©rir une forme de contrĂŽle de soi bien diffĂ©rente de celle Ă laquelle appelleront les auteurs nĂ©o-stoĂŻciens du 16Ăšme siĂšcle, qui consiste avant tout dans la discipline de la violence et des instincts primitifs de lâenfant-roi : le souci de Machiavel nâest pas, comme celui de ces auteurs, que le prince devienne un tyran, mais quâil acquiert une personnalitĂ© incapable de sâadapter et de « varier ». Il ne sâagit pas seulement pour le prince de dissimuler ce quâil est, mais plus radicalement de faire en sorte que sa personnalitĂ© ne se cristallise sur aucune qualitĂ© spĂ©cifique. Cette absence de qualitĂ©, et elle seule, permet en effet les variations de choix quâimpose Ă lâaction politique la « qualitĂ© des temps », Ă©minemment variable : un jour cruel, un autre clĂ©ment, un jour lion, un autre renard, etc.
92 Machiavel, Le Prince, 7, p. 85. 93 Machiavel, Discours, I, 54, p. 279. 94 Machiavel, Le Prince, 24, pp. 156-157. 95 Machiavel, Histoire de Florence, III, 13, p. 768. 96 Machiavel, Le Prince, 18, p. 130. 97 M. Merleau-Ponty, âNote sur Machiavelâ, in : Signes, op. cit., p. 275.
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De cette analyse machiavĂ©lienne de la nĂ©cessaire absence de qualitĂ© propre au prince, H. Arendt a tirĂ© une conception plus radicale de la politique que celle de M. Merleau-Ponty : « Arendt reconnaĂźt que si lâordre de lâapparaĂźtre est le lieu propre de lâaction politique, la division laisse dâĂȘtre dans lâirrĂ©alitĂ© noumĂ©nale de ce qui nâest jamais invitĂ© Ă sâinsister en monde commun. Pour le dire plus sĂšchement, la politique nâa strictement rien Ă vous avec un ordre supposĂ© cachĂ© et plus dĂ©terminant du rĂ©el â mais aussi nâa-t-elle rien Ă voir non plus avec un quelconque malĂ©fice. Supposer quâen une strate inapparente se trame lâintrigue rĂ©elle dont la scĂšne ne livrerait quâune mise en scĂšne apprĂȘtĂ©e, câest encore ĂȘtre le jouet dâune illusion transcendantale. Lâordre politique du paraĂźtre nâest pas une transfiguration de la ârĂ©alitĂ©â : il est la rĂ©alitĂ© mondaine du politique â qui nâen a pas dâautre ».98 La conception arendtienne de lâespace dâapparition comme espace propre de la politique nâest pas dĂ©calquĂ©e de lâanalyse machiavĂ©lienne des qualitĂ©s princiĂšres, mais elle dit mieux la pensĂ©e de Machiavel que le commentaire merleau-pontien, en ce quâelle renonce Ă la dualitĂ© ĂȘtre/apparence, pour ne conserver que la dimension de lâapparaĂźtre comme seule et unique lieu de lâaction politique.
Câest aussi Ă la lumiĂšre des chapitres consacrĂ©s par Machiavel Ă la thĂ©Ăątralisation du
pouvoir du prince que G. Sfez a parlĂ© du « prince sans qualitĂ©s ». Selon lui, le prince conçu dans lâouvrage Ă©ponyme est un « prince impossible », parce quâil doit dĂ©ployer « la plasticitĂ© maximale de son apparaĂźtre tout en donnant le change dâune constance » : « câest cette intime dissociations de qualitĂ©s contraires et de rĂŽles opposĂ©s qui fait de lui le lieu dâun vide et qui se dĂ©robe Ă toute synthĂšse ».99 Cette figure contradictoire indique que la pensĂ©e de lâaction politique chez Machiavel est comme Janus Ă deux tĂȘtes : la possibilitĂ© et le sens de lâaction humaine dans le champ politique sont affirmĂ©s ; mais sont tout autant dĂ©terminĂ©es ses limites et ses difficultĂ©s Ă travers cette crĂ©ature imaginaire quâest le prince sans qualitĂ©s. Si lâon met frĂ©quemment en avant le rĂŽle de la fortune capricieuse, un examen attentif de lâĆuvre et en particulier de lâargumentaire du Prince, montre que lâacteur politique est Ă©galement sinon plus confrontĂ© Ă sa propre nature, Ă ses pesanteurs et Ă son inertie.
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On aurait tort de sâarrĂȘter Ă la lecture du Prince lorsquâon veut comprendre la conception machiavĂ©lienne de lâaction politique. De maniĂšre gĂ©nĂ©rale, son interrogation concerne tout autant lâindividu privĂ© dĂ©sireux de devenir prince quâun groupe souhaitant sâemparer, au dĂ©triment dâun autre, de tout ou partie des magistratures, ou mĂȘme le gouvernement de la citĂ©, dĂ©sireux de conquĂ©rir ses voisines. Ce qui vaut pour le prince vaut bien souvent pour le gouvernement rĂ©publicain ou la partie de la citĂ© dĂ©sireuse de conquĂ©rir le pouvoir. LĂ encore, tromperie, ruse, dissimulation, sĂ©vĂ©ritĂ© et parfois cruautĂ© sont de rigueur ; lĂ encore, il est question de vertu dominant la fortune, de vaillance, de courage, dâinnovation ; lĂ encore, il faut savoir dĂ©celer la maux Ă lâavance, prĂ©voir et protĂ©ger, sâadapter Ă la variation de la qualitĂ© des temps et saisir lâoccasion. Surtout, dans les Discours et LâHistoire de Florence, un nouvel acteur fait son entrĂ©e en politique avec Machiavel : le peuple. Dans Le
98 Ă. Tassin, Le TrĂ©sor perdu. Hannah Arendt, lâintelligence de lâaction politique, Paris, Payot, 1999, pp. 275-276. Pour la thĂ©matisation de la scĂšne dâapparence de la politique, cf., passim, H. Arendt, La vie de lâesprit, I, La pensĂ©e ; Essai sur la rĂ©volution ; La Crise de la culture. 99 G. Sfez, Le Prince sans qualitĂ©s, KimĂ©, 1998, pp. 344-345.
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Prince, il a un rĂŽle passif : tour Ă tour opprimĂ© ou protĂ©gĂ©, il permet tout au plus Ă un citoyen privĂ©, par la faveur quâil lui accorde, dâaccĂ©der au rang de prince.100
Les Discours font surgir un motif ignorĂ© dans Le Prince. Machiavel sây intĂ©resse aux mouvements et aux luttes qui dĂ©bouchent sur lâacquisition dâun statut institutionnel, câest-Ă -dire dâun droit de participer au processus de dĂ©libĂ©ration et de dĂ©cision Ă Rome. Lâexemple majeur est celui des tribuns de la plĂšbe (- 479 av. J-C.).101 Machiavel nous fait part de la mĂ©tamorphose progressive de la « plĂšbe » romaine : de multitude ou masse anonyme, dĂ©nuĂ©e dâorganisation, elle est devenue une force politique Ă part entiĂšre, conquĂ©rant dans un premier temps une visibilitĂ©, puis un statut institutionnel. Or, elle doit ses conquĂȘtes Ă des procĂ©dĂ©s qui sont loin dâĂȘtre reconnus comme des formes de lâaction politique. La perception commune dit ceci : « ces procĂ©dĂ©s Ă©taient extraordinaires et presque sauvages, consistant Ă entendre sans cesse les cris du peuple contre le sĂ©nat, Ă voir toute la plĂšbe romaine en tumulte courir par les rues, fermer ses boutiques et mĂȘme sortir de Rome en masse, toutes choses qui effrayent rien quâĂ les lire ».102 Machiavel donne un sens Ă ces comportements qui suscitent lâeffroi et sont perçus comme lâirruption de lâirrationalitĂ© dans le champ de lâaction politique : le peuple a Ă©changĂ© sa participation Ă la guerre et Ă la conquĂȘte dâun empire contre un statut politique et des lois le protĂ©geant de lâambition et de lâinsolence des grands. Ce faisant, il invite Ă inclure dans lâaction politique les formes extra-institutionnelles dâintervention dans lâespace de la citĂ© : parce que la libertĂ© ne fait pas lâobjet dâun don et doit ĂȘtre conquise, lâeffraction de lâordre institutionnel Ă©tabli est Ă part entiĂšre une action politique. La narration de lâĂ©pisode du tumulte des Ciompi, dans LâHistoire de Florence, invite Ă formuler la mĂȘme conclusion.
Si le prince apparaĂźt ĂȘtre la figure tutĂ©laire Ă partir de laquelle, dans son Ćuvre, lâaction politique est dĂ©crite et analysĂ©e, une telle figure cĂŽtoie en rĂ©alitĂ© dâautres entitĂ©s. Une interprĂ©tation de la pensĂ©e machiavĂ©lienne de lâaction politique qui privilĂ©gierait exclusivement cette figure du prince serait une lecture partisane et fausse. Dans la citĂ©, tous visent pareillement le pouvoir, qui pour dominer, qui pour ne pas lâĂȘtre. En ce sens, lâĆuvre de Machiavel interdit dâenvisager lâaction Ă partir de la seule figure du prince rĂ©gnant ; elle rompt de ce point de vue avec toute une littĂ©rature princiĂšre qui la prĂ©cĂšde et, dans une certaine mesure, la suit. Elle peut ĂȘtre Ă ce sujet tout autant le brĂ©viaire des rois, des « grands » ou du « peuple ».
Marie Gaille-Nikodimov CNRS/ UMR 5037 Histoire de la pensée classique
100 Machiavel, Le Prince, 9. 101 Machiavel, Ibid., I, 2, pp. 194-195. 102 Machiavel,, Discours, I, 4, p. 197.