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Lucien Descaves

LA COLONNE

(partie 1)

RÉCIT DU TEMPS DE LACOMMUNE

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Illustrations : Hermann-Paul

1901

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I

AUX INVALIDES

Le 13 avril 1871, au roulement de tambourannonçant le deuxième service de neuf heurestrois quarts, les invalides envahirent le réfec-toire n° 2, une vaste galerie que font paraîtreplus haute et plus froide les sévères allégoriesqui la décorent.

Ils se répartissaient entre les tables rondes,peu espacées, de douze couverts chacune, etles premiers arrivés, pesant et goûtant de l’œille pain fraîchement distribué, s’attribuaient, à

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l’accoutumée, avec une prestesse de singes, laration estimée la plus avantageuse.

Leur regard trahit la même défiance jalouselorsque les servants apportèrent le bouilli auxpommes dans des plats d’étain. D’incessantescontestations s’élevaient, malgré la précautionqu’avaient les invalides de faire tourner le plat,comme une roue chargée de lots, et d’acceptercelui que le hasard amenait devant leur as-siette.

Là, sous l’uniforme gros bleu de la maisonde retraite et du pensionnat, ces grands en-fants, ces vieillards avariés, présentaient deséchantillons de toutes les mutilations et detoutes les puérilités. Certains, mal raccommo-dés, semblaient avoir sur le visage un masque,des moustaches postiches ; d’autres, anguleuxet ridés se montraient, au contraire, inachevés,ébauchés au couteau par un apprenti ; et desprofils nettement découpés recevaient del’éclairage et des temps, la patine d’anciennesmédailles, d’une monnaie de gloire abolie,

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échue au musée. Leurs gestes étonnaient aussi,frileux ou cassés comme des gestes de marion-nettes. Enfin, consommant l’illusion, quelquesvoix de crécelle sortaient de ces hommes debois qu’un ingénieux et secret mécanisme, oneût dit, animait.

Le repas, ce matin-là, excitait encore les ra-bâchages des grincheux mâchant à la fois lanourriture et les récriminations. Un invalide securait les dents avec une aiguille à tricoter ;des mains de fossoyeur, brunes, décharnéeset poilues, enterraient dans le pain, pour laconserver, une portion de viande ; une odeurde vieillesse et de mets refroidis emplissait lasalle. Et l’éternel sujet de mécontentement s’ytraîna de table en table.

— Les portions diminuent tous les jours…

— Sale bidoche !… On n’aura bientôt plusque des os à ronger.

— Parbleu ! Faut bien empâter les empoyésde l’Hôtel… et leur famille… On leur tolère ici

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la femme et les enfants… des quatre ou cinqpar ménage…

— C’est sur notre dû qu’on prélève leur sub-sistance, quoi ! Pour eux le bouillon, à nousl’eau chaude.

— On est pire que des conscrits…

— Et ce vin !… Un poison…

De plus facile composition, un gros père,vermeil et farceur, renouvelait simplement uneplaisanterie quotidienne qui consistait, son ca-rafon vidé, à en traire avec affectation le gou-lot, pour souligner la dérision des quarantecentilitres réglementaires.

Au fond, deux invalides entre qui une placerestait inoccupée, s’interrogèrent :

— C’est-y que le Prophète déjeune en ville ?

— Prophète ?… Pense pas. Il aurait préve-nu. Il a dit seulement : « Je vas chercher les ga-zettes. »

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Et ils continuaient de pignocher, ombra-geux, aux pieds du Roi Soleil qu’entouraientla Tempérance, la Justice, la Force, quand uninvalide d’une cinquantaine d’années, maigre,sans barbe et d’aplomb, fit son apparition dansle réfectoire et gagnant la table la plus reculée,interpella l’un des pensionnaires tout à l’heureinquiets de son absence :

— Tiens, Lacouture, avale ça… et net’étrangle pas.

Mais Lacouture, qui portait sur sesmanches les galons de sergent, devant le jour-nal chiffonné devant lui, balbutiait, tâtait sespoches :

— J’ai laissé mes lunettes là-haut.

L’autre, alors, reprit la feuille qu’il agita uninstant au bout du crochet de fer adapté à sonavant-bras droit :

— Au fait, ça intéresse tout le monde ici,j’imagine… Ouvrez les oreilles…

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Et debout, dans le silence, l’invalide qu’onappelait Prophète, lut d’une voix tremblante decolère :

« La Commune de Paris.

« Considérant que la colonne impériale dela place Vendôme est un monument de barba-rie… un symbole de la force brute et de faussegloire…, (autant de mots, autant d’arêtes, quilui écorchaient le gosier) une affirmation dumilitarisme…, une négation du droit interna-tional, une insulte permanente des vainqueursaux vaincus…, (il crut que celle-là ne passeraitjamais), un attentat perpétuel à l’un des troisgrands principes de la République française : laFraternité :

« Décrète :

« Article unique : La Colonne de la placeVendôme sera démolie. »

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C’était évidemment la plus grosse ; il but unverre d’eau pour la faire couler et dominant lesmurmures que sa communication suscitait :

— La nouvelle est dans toutes les gazettes,mais j’ai voulu me procurer leur Officiel, qui laconfirme et c’est pour cela que je suis en re-tard. Eh bien ! une pareille décision de la Com-mune n’a pas encore la publicité qu’elle mé-rite… J’en propose l’affichage… ici…, où dé-filent, deux fois par jour, les pensionnaires desdivisions actives…

Et, venant sans délai de la parole au fait, ilappliqua sur le mur la feuille simple de l’Offi-ciel, aux quatre coins de laquelle il écrasa, pourla fixer provisoirement, des boulettes de miede pain.

Aussitôt, les invalides des tables voisiness’approchèrent, relurent le document, et der-rière eux, l’émotion grandissait, grognait etchevrotait. « Allons donc !… Une frime !...N’oseraient pas. »

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C’était l’opinion des plus jeunes, qui nes’échauffaient guère, tandis que l’irritation,croissant avec l’âge, galvanisait des vieux, re-dressait leur masure, injectait leurs yeux et ral-longeait de l’ombre d’une menace leurs demi-bras et leurs tronçons de jambes.

L’un de ces anciens, nommé Lapuchet, quiavait soixante-dix-sept ans et, borgne, bra-quait, dans l’écartement des lèvres, deux dentsdémesurées, s’écria : « S’ils y touchaient, onserait là ! »

— Oui, on serait là, répétèrent ceux de sontemps – une poignée – que les souvenirs soli-darisaient.

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Réunis presque inconsciemment, ils ser-raient les rangs, par habitude, et c’était miraclequ’un rempart fût encore possible avec ces dé-molitions du premier Empire, ces gravats ra-massés sur les champs de bataille d’Espagne,de Russie, d’Allemagne et de France, ces char-pentes vermoulues, prêtes à tomber en pous-sière.

Prophète les vit, de loin, s’étayer l’unl’autre, absorber quelques défaillances indivi-duelles dans la martialité de l’ensemble ; il en-tendit le défi qui partait de ces ruines et, sen-tant autour de lui les vieilles panades s’affer-mir, utilisant un levain d’émeute providentiel,

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il se flatta de travailler la population de l’Hôteltout entière.

— Bien dit !… Je ne suis donc pas seul demon avis… Vous êtes tous convaincus, n’est-cepas, que cette abomination est dirigée contrenous ? Allez-vous supporter qu’elle s’accom-plisse et que tout Paris, après ces misérables,se foute de nous ? Est-ce tolérable, oui ounon ?

— Non ! Non ! Le Prophète a raison…, pro-testaient, plus nombreux déjà, des invalidessensibles à l’injure personnelle habilement in-voquée.

— Prenez-y garde ! Si nous les laissonsfaire, ils ne s’en tiendront pas là. Peut-être neveulent-ils, après tout, qu’éprouver notre pa-tience. La colonne renversée, c’est au tombeaude l’Empereur qu’ils s’attaqueront. Leur rêveest de jeter ses cendres dans la Seine…, ils nes’en cachent pas.

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Les exclamations redoublèrent, et pourtantdes bouches ouvertes, çà et là, exprimaientla lenteur à concevoir ou à s’indigner, dequelques intelligences affaiblies. Des mainsroulées en cornet secouraient des oreilles tropdures et des têtes branlaient pour demanderencore : « Qu’est-ce qu’il raconte ? »

Prophète frappa le coup décisif : — Ce n’estpas tout. Un de ces quatre matins, sous pré-texte que l’Hôtel est un foyer de réaction…, onnous en chassera comme des tambours !

Cette fois tous comprirent. Le tapage desintérêts alarmés, des retraites en péril, renché-rit sur le bruit des sentiments humiliés. Des in-valides brandirent leur pain, comme pour té-moigner qu’ils sauraient le défendre ; des cou-teaux étincelèrent parmi des poings tendus ;un reliquat d’héroïsme s’inscrivit sur des bi-nettes parcheminées, et les moins détériorésà l’instant s’élancèrent, tandis que les anciens,derrière eux, se haussaient pour qu’on les aper-

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çut et réclamaient leur part d’affront pour en ti-rer vengeance.

Dans ce désordre, le boute-feu poursuivit :— Le moyen de déjouer ces projets ? Il n’y ena qu’un : c’est de former le carré autour de laColonne et d’empêcher que la canaille n’en ap-proche, quand elle arrivera pour la jeter parterre. Ce jour-là il faut qu’elle ait affaire à tousceux d’entre nous qui sont en état de tenir unsabre, une pique, n’importe quoi… Honte auxlâches ! Honte aux déserteurs !

Une acclamation répondit à cet appel auxarmes et fut suivie de pétarades.

— Oui… tous… À bas les rouges !

— Vive l’Empereur !

— Prussiens !

— Ils trouveront à qui parler !

— De plus terribles qu’eux ne nous ont pasfait peur !

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— On leur apprendra la politesse et le sa-lut !

— En avant ! Place Vendôme !

De leur beau zèle, à ce moment, on eût toutobtenu. La griserie était complète. Quelquesgrognards en titubaient, s’épanchaient en mo-nologues, à l’écart ; des figures blêmes oucongestionnées, au poil en colère, aux yeux re-vernis, sollicitaient l’orateur, attendaient de luiune inspiration… ; et l’on eût dit que les dentsde Lapuchet, en train de viser, allaient au com-mandement décharger leurs deux coups.

Débordé, envisageant trop tard l’impru-dence d’un mouvement sans issue, Prophètemarqua le pas : « Ai-je bien fait d’afficher cedécret ici ? »

— Oui ! Oui !

— Les auriez-vous supposés capables d’unetelle audace, si je ne l’étalais pas devant vous ?

— Non ! Non !

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Une voix observa : — C’est vrai, jamais lesautres ne voudront nous croire.

L’allusion fut, sur-le-champ, saisie. Lesautres, c’étaient les moines lais de la quatrièmeDivision, les rares survivants des grandesguerres du premier Empire, les locataires durez-de-chaussée, qu’on servait dans leurchambre, la population contemplative de l’Hô-tel. Il semblait naturel de les consulter, de me-surer l’offense aux octogénaires qu’elle attei-gnait. Et ce cri éclata :

— Dans les chambrées !

Alors ce fut une levée de moignons mémo-rable, fantastique. Prophète, à son tour entraî-né, reprit le journal, le déploya, percé du cro-chet qui le surmontait, comme un bec d’aigle ;et derrière ce drapeau, les invalides se ruèrent,vidèrent le réfectoire en bousculant les ser-vants stupéfaits. Il y en avait qui hurlaient, leurbéquille sur l’épaule, ainsi qu’un fusil : « Nousles reconduirons à coups de bottes ! » Et tous

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ces maigres bras balancés faisaient songer à laramure desséchée, aux dernières branches del’arbre sacré qu’était la Colonne, tronc creuxminé par les fourmis.

La petite troupe se dirigea d’abord vers lelogement des hommes impropres au serviceactif. Mais elle se débandait vite, s’allongeait,laissait en route, dans les escaliers et sous lesgaleries latérales, les invalides dont l’âge etles infirmités modéraient l’ardeur. Au milieude la cour d’honneur, elle rencontra les jeunesélèves-tambours qu’un invalide menait àl’école et qui, ne voulant pas demeurer en restede dissipation, se mirent à faire des gambades.

Cependant les mutins visitaient, au rez-de-chaussée, les salles Wagram, Condé, Moncey,Bordeaux, auxquelles reprochaient la lumièreles cours maussades qui la leur dispensaient.Dans l’une de ces chambrées, ils tombèrent,d’abord, sur un pensionnaire de haute taille,manchot des deux bras, qui se faisait attacher

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sur la poitrine, par un servant, une rangée demédailles.

— Écoutez-ça, Cassavoix…, dit Prophète.

Ceux de sa suite répétaient : « Écoutez…Écoutez… »

Il lut le décret.

— C’est tout de même un malheur de nepas avoir ses deux bras en activité de service !s’écria Cassavoix, qui se joignit, néanmoins,aux perturbateurs.

Partout l’emportement succédait à la confu-sion. Un vent de folie entrait avec eux, pro-pageait l’ivresse, soulageait les rhumatisants,rendait la respiration aux asthmatiques et gué-rissait le plus grand nombre de la torpeur sé-nile. Des vieillards cuirassés d’égoïsme, de pa-cifiques escargots que le siège, le bombarde-ment et la capitulation n’avaient pas tirés despetites voitures qu’ils manœuvraient eux-mêmes, se soulevaient, montraient les cornes

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et bavaient de colère, en se glissant dehors, lelong des murs, pour ébruiter la nouvelle.

Une douzaine d’aveugles, rassemblés dansla salle Moncey, entendirent debout, au pied deleur lit, la lecture du journal, comme autrefoiscelle du rapport et des ordres.

— Faudrait voir ça ! dit, à la fin, courroucé,l’un de ces condamnés à ne plus rien voir.

Un autre, cassé en deux par une balle dansles reins et qui paraissait chercher ses yeuxà terre, eut l’air tout à coup de les avoir re-trouvés et hennit d’impatience. Et leur doyen àtous, le chef de chambrée Archin, du fond despoils qui avaient envahi les décombres de sa fi-gure, jeta : — « Comptez sur nous ! »

Cet accueil de leur part n’était point surpre-nant. Les aveugles perpétuaient, aux Invalides,une tradition de susceptibilité et d’insubordi-nation. C’étaient eux les meneurs de la sédi-tion du 23 mars 1848, à laquelle Archin avaitparticipé et dont il se souvenait comme d’une

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clarté dans sa nuit. Ce jour-là, une centainede factieux s’étaient, en désordre, échappés del’Hôtel, avaient enlevé leur gouverneur, le gé-néral Petit, et porté au gouvernement provi-soire, avec leur adhésion, leurs griefs relatifs àun legs de 6,000 francs, fait aux aveugles parun anonyme et qui n’avait pas reçu l’affectationstipulée par le donateur.

Et il ne venait pas à l’idée du vieux Archinqu’il existait peut-être, parmi ces rouges contrelesquels on l’excitait aujourd’hui, quelques-unsde ces ouvriers du Champ de Mars, futurs in-surgés de Juin, qui avaient spontanément, en1848, prêté assistance aux invalides.

En sortant de la salle Moncey, les croisés,ayant toujours Prophète à leur tête, montèrentà l’infirmerie, se répandirent dans les quatre« manches » partant de la rotonde où l’autelest dressé. Mais les sœurs accourues par-vinrent, avec le concours des servants, à refou-ler ces enragés.

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La défense fut moins heureuse à côté et nepréserva pas de leur irruption la salle de la Sa-gesse occupée par les invalides au régime, lesgâteux.

Il est vrai que ceux-ci se gardaient toutseuls. Les mots Commune… Colonne… démo-lition…, n’avaient plus de sens pour eux. Ilss’imaginèrent, comme toujours, qu’on en vou-lait à leur personne ou bien aux quatre nippes,aux menus objets enfermés dans leur armoireou dans leur malle. Les vieux colimaçons d’enbas avaient des frères là, dépouillés de leur en-veloppe et dardant les deux pointes du fou-lard qui les coiffait. Presque tous avaient, àla portée de la main, une canne qu’ils empoi-gnèrent pour se protéger. Certains, farouches,ne quittaient plus le lit, essayaient de s’arra-cher à leurs alèzes ou bien se suspendaient aupetit bâton dont s’aident les malades pour selever, dans les hôpitaux ; et un vieil invalide dequatre-vingts ans passés, le père Sacre, ancientambour, sur ses couvertures battait la charge

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en marmottant : « ran… plan, ran, plan, plan »d’une langue retournée en enfance – commelui-même.

Ils restèrent béants, les yeux écarquillés surl’apparition évanouie, quand les autres sefurent éloignés…

Une minute, la promenade à travers l’Hôteln’eut plus d’objet, hésita et languit. Puis quel-qu’un pensa soudain aux invalides des divi-sions actives, qui avaient déjeuné au premierservice, et la petite compagnie, encore réduite,se précipita dans l’escalier qui conduisait audeuxième étage et acheva de s’y éparpillerdans les grandes salles Louvois et d’Hautpoulet les cent petites chambres à deux, trois ouquatre lits, situées dans les corridors de Tu-renne, de Grenoble, de Besançon et de Cam-brai.

Auprès des surveillants, au nombre d’unedizaine, qui portaient, au collet de leur habit,un galon d’argent et ne se souciaient pas de le

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compromettre dans une échauffourée, les agi-tateurs eurent peu de succès. Ils furent mieuxreçus dans les deux dortoirs principaux, d’unecinquantaine de lits chacun, où la nouvelleétait déjà connue et discutée avec animation.

Deux Alsaciens, Klauss et Muller, avaientsemé l’inquiétude parmi leurs compatriotes ;un invalide extraordinaire, du nom deFeuillette, se martelait le crâne avec une carafepour attester la solidité de sa boîte osseuse ; etplus loin, d’autres compères, Bibroque et Cha-pelard, qui avaient de beaux restes de vigueur,tombaient en garde, par anticipation, et se pro-voquaient, faute de mieux.

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— À toi, vieille lame !

— Touché, mon cadet !

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Ainsi l’explosion de révolte légitimée parle froissement d’une croyance, tournait enprouesses musculaires, en témoignages de vi-rilité, et pour ces prêtres d’une religion, l’exer-cice du culte n’était plus qu’un exercice phy-sique et le symbole qu’un dynamomètre !

C’est à ce moment qu’arrivèrent, avertis parl’adjudant de semaine, les adjudants-majors etles chefs de division.

Ils virent immédiatement de quelle effer-vescence il s’agissait, et l’apaiser leur semblafacile, sans reproches ni menaces.

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Comme Prophète allant au-devant d’uneexplication, tendait au bout de son crochet saloque de journal, le capitaine de service l’arrêtadoucement, d’un geste :

« Inutile, mon garçon, je sais… je savaisavant vous… et vous ne me faites pas l’injure,hein ? de me croire, sur ce chapitre, moins cha-touilleux que vous. Cependant, je vous invitetous au calme. Une manifestation intempestiven’aurait pour effet que de hâter l’exécution d’unprojet autrement fort aléatoire. Rappelez-vousl’affaire de la place Vendôme… Déjà le sang ya coulé, comme pour montrer que ces gens-làne reculent devant rien et pour nous détournerdes sacrifices inutiles…

— Pourtant mon capitaine…

— Laissez-moi finir… Évitons toute vio-lence qui ne servirait qu’à attirer l’attention surnous… et non seulement sur nous, mais encoresur le tombeau de l’Empereur, auquel peut-êtrela Commune ferait payer notre imprudence.

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Du fond de la salle, où les indécis s’étaientretirés, une légère approbation souffla, encou-rageant l’officier à poursuivre :

— En 1814, vos aînés alarmés, comme vousl’êtes, par le danger que courait le dépôt confiéà leur garde, se mirent à la disposition du ma-réchal Sérurier pour protéger nos trophéescontre les alliés. Mais le gouverneur déclinacette offre généreuse et dit que défendre deprécieuses reliques, ce n’était pas les sauver. Ilavait raison. Conservez-vous donc. Qui sait sice n’est pas simplement une bravade de la partdes fédérés ? Vos chefs observeront, se rensei-gneront… Fiez-vous à eux et rentrez dans voschambres. Nous devons, mes enfants, donnerl’exemple du sang-froid.

Persuadés, la plupart des invalides com-mençaient déjà un mouvement de retraite.Mais Prophète, Lacouture, Lapuchet et vingtautres formaient encore un groupe de récalci-trants.

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— Alors, mon capitaine, si ces brigandstiennent leur promesse, il faudra que nous as-sistions, les bras croisés, au renversement dela Colonne ?

L’officier temporisa : — Ai-je dit cela ? Jerépète que nous n’en sommes pas à cette ex-trémité. Mon sentiment est même que nousn’avons pas à la redouter. La Commune sera-t-elle encore, dans huit jours, maîtresse de Pa-ris ? L’armée de Versailles s’avance ; vous avez,comme moi, entendu le canon toute la nuit

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dernière. La délivrance est plus proche peut-être qu’on ne pense.

Quelques-uns en doutaient ; le capitaine in-sista : — Voyons, mes amis, réfléchissez… Onne va pas, comme cela, démolir la Colonned’un coup d’épaule. Une telle entreprise néces-site des travaux préparatoires. D’ici à ce qu’ilssoient terminés, croyez-moi, il y aura du nou-veau…

Il s’était fait familier, paternel, et, tout enles sermonnant, il poussait les invalides versles issues, reconduisait les plus exaltés avecdes petites tapes et des poignées de main. Ettous, un à un, s’écoulaient, convaincus autantpar ses arguments que par de vieilles habitudesde discipline et de tranquillité. Il descendit surleurs talons, s’assura qu’ils réintégraient leurschambrées respectives, continua sa ronde dansl’Hôtel dont un béquillage lointain réveillait leséchos.

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Comme il traversait les bâtiments de l’infir-merie, une sœur l’arrêta.

« Il y en a deux dans la salle de la Sagesse,dont nous ne pouvons venir à bout. Jamais lepère Sacre n’a été plus difficile. Il vous écoute-ra peut-être, vous… »

— Bon, je vais voir.

Il suivit la religieuse chez les invalides aurégime. Assis dans son lit, les couvertures reje-tées, découvrant une nudité que la tombe ap-pelait, Sacre, les yeux jaillissant comme d’uneboutonnière rouge ouverte par les ciseaux, bat-tait infatigablement d’un tambour imaginaireen criant : ran, plan… ran, plan…

Le capitaine lui parla, mais il n’entendaitrien et battait la charge de plus belle, tête bais-sée. Alors, l’officier eut une idée : il mit les ga-lons de sa manche sous les yeux du vieillard.Le père Sacre hésita une seconde… Un travailsemblait se faire dans son esprit… ; puis, ses

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doigts crispés se détendirent et il se laissa re-coucher comme un enfant.

Il fallut ensuite s’occuper du second. Celui-là, cloué au fauteuil par la paralysie desmembres inférieurs, avait compris subitement,dix minutes après le passage des autres, la rai-son de leur turbulence ; et il demandait, toutbouillant à son tour, qu’on le transportât placeVendôme. Mais il s’imaginait avoir affaire auxPrussiens, entrés dans Paris… et nul n’avaitréussi à le détromper.

Le capitaine s’approcha de lui et, plusadroit, abonda dans son sens, calma sa colèreen la flattant : « Oui, mon vieux, c’est conve-nu !… tu seras de l’expédition. Nous n’atten-dons plus que l’ordre du général pour marcherà l’ennemi. Ta pique ? Tu l’auras…, je te disque tu l’auras… Mais sois raisonnable, hein ? »

— Vive l’Empereur ! cria l’impotent, dansune quinte.

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— Oui, vive l’Empereur ! C’est un poids quetu avais sur la poitrine. Te voilà soulagé. Pas-sez-moi le bol de tisane que vous tenez, masœur…

La cornette et le képi se penchèrent sur l’in-firme, le firent boire et le reboutonnèrent… ;puis l’officier s’en alla paisiblement, comme unmédecin-major, sa visite finie.

Il n’y avait plus personne dans les corridors.Il y erra un moment, songeur, levant les yeux,parfois, sur les plaques indicatrices où desnoms de grands capitaines et de villes célèbrespar une belle défense, étaient comme les der-niers rayons d’un soleil d’arrière-saison, quiéclaire encore, mais ne réchauffe plus.

Au rez-de-chaussée, au bas de l’escalier, ilse butta contre quelque chose et vit que c’étaitquelqu’un, dans un fauteuil roulant, un tronchumain en faction, le nez en l’air, dans la pos-ture d’une grenouille coassant à la lune.

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— Ah ! çà, qu’est-ce que tu attends là, Clav-quin ?

Et l’invalide répondit : — Que les autresdescendent…

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II

CONCILIABULE

En 1871 déjà, l’Hôtel des Invalides avait ce-ci de commun avec un certain nombre de sespensionnaires, qu’il était hémiplégique. La par-tie qui regarde le levant, à peu près seule ha-bitée, contrastait avec le côté de l’occident, in-animé par suite d’une dépopulation favorableaux progrès de la paralysie. Les corridorsétaient déserts, on avait condamné la portedes deux anciens réfectoires du rez-de-chaus-sée et partout, aux étages supérieurs, les esca-liers inutiles aboutissaient aux mêmes visages

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de bois, que des noms pompeux ne consolaientpas de leur disgrâce.

À l’opposite, la physionomie de l’Hôteln’avait pas changé ; mais nulle part elle n’étaitplus expressive qu’au deuxième étage, occupépar les invalides encore capables de service ac-tif.

Parallèles à la galerie de l’orient, qui règnesur la cour d’honneur et séparées l’une del’autre par le corridor de Grenoble, les sallesd’Hautpoul et Louvois contenaient chacunecinquante hommes appartenant à la premièredivision ; et ces dortoirs, évoquant l’hôpitalplutôt que la caserne, sentaient la vieillesse,l’indigence et l’ennui. La chambrée ne vivaitplus que d’échos et de réminiscences. Dansce décor militaire défiguré, des galons surquelques manches prolongeaient le respect dela hiérarchie et quatre appels par jour sem-blaient les derniers soupirs d’une disciplineépuisée.

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Sauf ces vestiges de l’appareil guerrier, toutsuggérait la maison de retraite et l’on cher-chait, à l’entrée, au lieu du râtelier d’armes,le porte-parapluies. Sans doute, les couchettesétaient celles de l’armée et l’aspect général,celui de la caserne ; mais des armoires, voiremême des chaises entre les lits, et des mallesdessous, conciliaient l’application des règle-ments avec les exigences de l’âge et de l’infir-mité. Cette tolérance s’étendait à un tour ins-tallé devant une fenêtre, à une trousse de ser-rurier, à des échantillons de travaux d’ama-teurs, à maintes images épinglées au mur, auxabat-jour grossiers enfin garnissant les lan-ternes suspendues dont la lumière offusquaitles vues sensibles. Des poêles de faïence ache-vaient de meubler ces grands dortoirs quiavaient l’air d’anciennes chambrées de troupeexhalant à travers les vicissitudes le regretd’une destination contrariée.

Un détail, entre tous, était, à cet égard, si-gnificatif et indiquait la déchéance irrémé-

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diable. Le sac, cette maison portative du sol-dat, légère et toujours prête, était remplacé,au chevet du lit, par une petite armoire qui nerappelait le sac du fantassin en campagne quepar son extraordinaire capacité. Tout y tenait :linge, vêtements, chaussures, outils, ustensilesde cuisine, provisions de bouche, souvenirs detoute sorte, l’utile et le superflu, ce qui ne sertpas, mais qui peut éventuellement servir, dansles circonstances difficiles ; un ménage com-plet enfin. Mais le fantassin, autrefois alerte, nebougeait plus guère ; Azor restait immobile etperclus, auprès de son propriétaire et la pré-voyance de celui-ci dégénérait en manies devieille fille soupçonneuse ou de veuve séden-taire, en proie aux reliques.

Il est vrai que des malles, sous les lits, en-tretenaient encore chez quelques-uns l’illusionde l’indépendance et la velléité du départ. Àchaque instant, pour un oui, pour un non, ilssignifiaient l’intention de déloger et prenaientà témoin leur malle de ce dessein bien arrêté.

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Mais l’exécution en étant subordonnée à unepension de retraite suffisante pour vivre autrepart, une feinte résignation finissait toujourspar déguiser le désir qu’ils avaient, au fond, dene point quitter l’établissement. Et la malle, ti-rée par la poignée qui grinçait, rentrait, en ra-clant le parquet, sous le lit. Car toutes n’étaientpoint pourvues de roulettes. Plusieurs, en re-vanche, auraient pu passer pour des curiositésde l’Hôtel, au même titre que les pensionnairesà qui elles appartenaient. Anciennes, démolieset rafistolées comme eux, elles s’illustraient depièces rapportées, se galonnaient de bandes decuir sur le couvercle ; et l’on en voyait de trèsvénérables auxquelles poussait de la barbe, unpoil gris et rogneux semé, par touffes, sur deslanières taillées dans des peaux de chèvre.D’autres ferrées aux angles et qui avaient beau-coup voyagé, cachaient leurs balafres rou-vertes sous des emplâtres de tôle ; et presquetoutes, affaissées par un long usage, sem-blaient se rapetisser moins aux dimensions deleur réduit, qu’à la taille des pensionnaires

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courbés par l’âge et diminués par les amputa-tions.

L’armoire et la malle étaient les dernièresconfidentes des vieillards épineux quin’avaient plus d’autre attachement.

Le soir du 14 avril, une centaine d’invalidesdes deux divisions actives, rassemblés avantl’appel dans la salle d’Hautpoul, y délibéraientsur la suite à donner au soulèvement de laveille.

Le sergent Lacouture avait proposé cet en-droit autant à cause des facilités que ses fonc-tions de chef de chambrée apporteraient auxréunions, que pour mieux entrer dans le com-plot dont son ami Prophète était l’instigateur.Car une divergence d’opinion sur ce point leseût partagés pour la première fois depuis dix-sept ans. Ils avaient fait tous les deux au 20e lé-ger, 3e division de l’armée d’Orient, l’expédi-tion de la Dabrutscha et s’y étaient, à les en-tendre, sauvé la vie réciproquement. Plus tard,

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devant Sébastopol, à quelques jours d’inter-valle, Philibert Lacouture, promu sergent aunouveau 95e de ligne, avait reçu à l’épauledroite une blessure grave et Thimothée Pro-phète, arrosant de son sang les galons de ca-poral, avait eu la main droite emportée par unboulet. Ils s’étaient retrouvés à l’hôpital de Pé-ra ; un paquebot à vapeur des Messageries im-périales retournant en France les rapatriait decompagnie ; enfin, ils avaient obtenu la mêmeannée – en 1857 – leur admission aux Inva-lides.

Un crochet de fer s’emmanchait au moi-gnon de Prophète et la résection de l’humérusgênant jusqu’au coude les mouvements de La-couture : « Comment nous passerions-nousl’un de l’autre ? disait celui-ci en riant : nousavons à nous deux seulement un bras droitcomplet ! »

Mais l’analogie physique s’arrêtait aumembre endommagé. De quelques années plusâgé que son camarade qui atteignait la cin-

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quantaine, Lacouture était petit, gros etcongestionné. Ses paupières bombaient surdes yeux bleus en boules. Une moustachecourte, ainsi qu’une soie de brosse usée, végé-tait sur sa figure pleine et luisante et s’épais-sissait, par places, de grains de tabac perdus.Il portait des lunettes et ne quittait jamais sacanne, dont un lacet de cuir traversait la poi-gnée de corne.

Thimothée Prophète, au contraire, grand,sec et noueux, avait un long visage en casse-noisette, une peau mate et fauchée que les pi-

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quants de la barbe rendaient semblable auxchamps après la moisson. Son crâne était éga-lement rasé, si bien que, mis en valeur parde tels sacrifices, les sourcils épargnés parais-saient plus broussailleux encore, sans parvenirtoutefois à donner le change sur la bonté fon-cière que le regard décelait.

Lacouture et Prophète avaient la croix. La-couture avait aussi la médaille militaire.

Après le repas du soir, Prophète et une de-mi-douzaine d’auxiliaires dévoués avaient par-couru les corridors et les chambrées pour ame-ner au rendez-vous les invalides qui se mon-traient le moins pressés d’y venir. Ceux-là pre-naient leur temps, répondaient en bougon-nant : « On y va, on y va… Le feu n’est pas àl’Hôtel… » et s’attardaient exprès à des range-ments minutieux. D’autres respiraient le frais« aux trapèzes » et « aux canons » où il fallaitaller les chercher. L’élan n’y était plus et lasalle d’Hautpoul se remplissait lentement.Quelques couche-tôt s’étaient mis au lit mais

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ouvraient l’œil tout de même, heureux, sansl’avouer, d’une occasion d’abréger la nuit tou-jours trop longue aux vieillards. Il y avait lesméfiants qui montaient la garde devant leurarmoire, et trois ou quatre indifférents à ca-lifourchon sur leur lit, absorbés par le ravau-dage des nippes et à cent lieues de tout. Quan-tité d’ailleurs considéraient la réunion commeune distraction n’engageant à rien, à telles en-seignes qu’aux invalides des divisions activesse mêlaient des moines lais, des débris indis-ponibles, d’incurables avaries, un aveugle no-tamment, qui se dirigeait sans guide et dont lespaupières saignaient sous un front recousu, etun malheureux agité de tremblements convul-sifs qui le faisaient involontairement et avecvéhémence, participer à la discussion.

Tous n’arrivaient pas par le corridor de Gre-noble, la salle d’Hautpoul ayant sur le corridorde Tarascon une seconde issue près de laquelleLacouture, en qualité de chef de chambréeavait sa place. Au-dessus de son lit, la liste

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d’appel était accrochée, à côté d’un portrait dumaréchal de Mac-Mahon, détaché d’un journalillustré. D’autres images, inspirées de la der-nière guerre, répandait sur les murs des lueursd’héroïsme encore distinctes dans le jour tom-bant et la fumée incessante des pipes servies,ainsi que des canons, par cinquante artilleurs àl’épreuve.

Des souvenirs et de l’ombre qui envelop-paient l’assemblée, la voix de Prophète s’éle-va : — J’espère, mes amis, que personne n’achangé d’avis depuis hier. Le moment seraitmal choisi. Vous savez les dernières nouvelles.Ce matin, les communeux ont envahi et pillél’hôtel de M. Thiers, voilà l’affaire. Ces gens-làsont capables de tout. Nous aurions donc tortde ne pas prendre tout de suite les dispositionsnécessaires pour les empêcher de mettre leursmenaces à exécution. Toucher à la Colonne,c’est nous manquer de respect. Voilà l’affaire. Iln’y a pas à sortir de là.

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Une petite brise d’approbation dissipa uninstant le nuage de tabac et des défis sifflèrentdans les tuyaux de pipes. Lacouture appuyal’exorde de son camarade :

— On nous dit bien : c’est une bravade ;mais, d’abord, Prophète, moi et bien d’autres,nous n’en sommes pas convaincus. Et puis,même si c’était une bravade, lâche qui la sup-porterait !

— Voilà l’affaire ! ponctua Prophète de sonexclamation familière.

Lacouture reprit : — Vous avez entendu lecapitaine Colin raconter qu’un gouverneur desInvalides avait, autrefois, calmé nos aînés enleur disant que mourir pour la défense de nostrophées, ce n’était pas les sauver. Moi, je neconnaissais pas cette histoire. Mais au-jourd’hui, je me suis renseigné, et je vais vousdire la suite que l’on vous a passée sous si-lence. Savez-vous comment ce gouverneur, quiétait le maréchal Sérurier, les a sauvés, lui,

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les quinze cents drapeaux conquis par nos an-ciens et laissés à leurs soins ? Il les a sauvésen les faisant brûler dans la cour d’honneur,la veille de l’entrée des alliés dans Paris ! Etles routes du côté de la Loire étaient encorelibres… Suffit. Après, on jeta les cendres dansla Seine… C’est comme cela qu’on les a sau-vés, les drapeaux… Que les vieux soldats aientassisté sans protester à leur destruction, moi,ça me la coupe !…

— C’est la vérité ! Quand tu es arrivé àl’Hôtel, en 1830, il s’y trouvait encore des inva-lides témoins du fait. Çui qui n’a pas vu ça, n’arien vu » qu’ils te disaient.

Lacouture et Prophète se retournèrent poursavoir d’où leur venait ce renfort chevrotant etlointain, et ils furent surpris d’apercevoir toutprès d’eux le vieux Lapuchet, dont les deuxdernières dents jaunes et branlantes, qu’il rat-trapait en parlant, étaient pareilles à deux ha-ricots s’échappant de leur cosse sèche entr’ou-verte. Il dominait encore ses voisins de toute

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la tête. Une de ses orbites, vidée par un coupde lance, sapait son front chauve à la base etson corps, d’une maigreur extraordinaire, de-vait user par le frottement l’envers de sa ca-pote. Tout en profil, ce Lapuchet avait l’air d’unvieil aigle borgne perché sur la hampe d’undrapeau mal roulé. Pensionné de Sainte-Hé-lène, il avait fait les campagnes d’Espagne, deRussie et de France ; mais le souvenir s’en étaitdepuis longtemps effacé de sa mémoire et unephrase suffisait ordinairement à son peu d’ex-pansion : « J’y étais. Çui qui n’a pas vu ça, n’arien vu. » Ou bien il monologuait, même lors-qu’on lui adressait des questions auxquelles ilrépondait comme si lui-même se les était po-sées.

— Il est vrai continua Lacouture, fort d’uneattestation aussi autorisée, il est vrai qu’il n’yavait à l’Hôtel, ce jour-là, que les impotents ;les autres, tous ceux qui étaient en état de por-ter un fusil, faisaient leur devoir à la barrière deClichy, avec le maréchal Moncey. Avons-nous

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moins de courage qu’eux, nous qui ne sommespas encore au régime, Dieu merci ! ni prêts àpasser l’arme à gauche ?

Cette étincelle enflamma presque tous lesvieux amadous et ceux-là mêmes qui n’étaientpas en division, comme l’aveugle aux pau-pières ardentes et l’invalide que ses tics ren-daient éminemment combustible. Malheureu-sement, l’incident le plus mince arrosa cetteexaltation. Un asthmatique, incommodé par lemanque d’air, la fumée, graillonna longuement,puis défaillit. Deux de ses camarades, le pre-nant sous le bras, durent l’aider à sortir.

— Vous comprenez maintenant, dit-il,pourquoi nous voulons agir à l’insu de noschefs. Si c’est leur rôle d’être prudents et deparlementer, c’est le nôtre, à nous, de ne pasattendre pour nous montrer que la Colonnesoit à terre. Nous ne les consultons pas pour nepas avoir à leur désobéir, voilà l’affaire. La per-mission qu’ils nous refuseraient, on s’en passe-ra.

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— On la prendra à la semelle de ses sou-liers, s’écria l’invalide Cassavoix, qui n’avaitplus de bras, mais dont la poitrine était cou-verte de médailles.

— Il y a, pour l’heure, à l’Hôtel, sept centshommes. Mais comptons seulement les dispo-nibles, environ la moitié. Supposons mêmeque, parmi ces disponibles, cent à cent cin-quante ne nous suivent pas… Est-ce que deuxcents invalides déterminés ne seraient plus ca-pables de mettre à la raison une bande de co-quins ?

Les brandons se ranimèrent, toujours envi-ronnés de fumée de tabac ; et, au premier rang,l’éclair d’un menton d’argent perçait le nuage.

— Moi, poursuivit rondement Prophète,sauf meilleur avis, je partagerais les hommesde bonne volonté en petits détachements quis’en iraient, tous les jours à tour de rôle, enpromenade militaire à la Colonne.

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Les surveillants avaient envoyé au concilia-bule un invalide en gelée de coing, Lesourdeur,hépatique et rébarbatif, dont la mine était lefait du contact avec le public, autant que de lamaladie.

Il objecta aussitôt : — Le plan n’est pas fa-meux. Qu’arrivera-t-il ? C’est que les commu-neux pourront mal prendre notre démonstra-tion, qu’ils en rendront notre gouverneur res-ponsable et que le général de Martimprey severra obligé de nous consigner. Mauvaisesconditions pour être bien renseigné sur ce quise passera là-bas…

Lacouture et Prophète se regardèrent,confirmés par cette remarque dans leur opi-nion sur l’attitude des surveillants auxquels unsupplément de solde de vingt-cinq francs parmois, conseillait la plus grande circonspection.

À la perspective de garder les arrêts,d’ailleurs, beaucoup d’invalides regimbaient

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déjà ; et c’étaient surtout ceux qui sortaient ra-rement.

— Peut-être avez-vous raison, dit Lacou-ture, pour effacer cette fâcheuse impression.Aussi proposerais-je plutôt d’organiser en se-cret un service de reconnaissance chargé denous tenir au courant des opérations de laCommune. On ne va pas renverser la Colonneen soufflant dessus, c’est clair. On entrepren-dra des travaux et comme il n’y aura pasmoyen de nous les cacher, nous serons natu-rellement avertis.

— Parfaitement, déclara Prophète. L’incon-vénient que signalait Lacouture n’existe plus.Les communeux ne se jugeront pas provoquésparce que deux d’entre nous iront, chaque jour,en éclaireurs, en enfants perdus, comme nousdisions en Crimée, faire un petit tour du côtéde la place Vendôme. Ils nous rapporteront, lesoir, ce qu’ils auront observé et nous agironsen conséquence, voilà l’affaire.

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Cette mesure dilatoire eut l’assentiment dela majorité. « Le Prophète a bien parlé. C’estpas une bête… » estimaient les uns ; tandis qued’autres, longtemps attentifs, tétaient à petitscoups précipités le tuyau de leur pipe, pour enranimer les cendres.

Mais le surveillant au teint jaune éleva en-core une difficulté :

— Soyez bien certains que le généraldésapprouvera ces promenades.

Lacouture répliqua avec vivacité : — S’iln’en a pas connaissance, comment y trouve-rait-il à redire ?

Et Prophète ajouta : Avez-vous… quelqu’una-t-il une-autre idée à mettre en avant ? Nousne demandons pas mieux que d’y toper, si elleest plus praticable que la nôtre.

Mais nul ne s’exécuta. Un fond de disciplineinvétéré empêchait ces vieillards de prendreune initiative quelconque. Ils semblaient tou-jours dormir et ne marcher qu’au commande-

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ment qui les réveillait en sursaut, commed’autres ne tirent le cordon qu’au coup de son-nette. Aussi n’était-ce pas en vain que le ser-gent Lacouture prêtait l’autorité de son gradeet de ses fonctions à la tentative de son cama-rade, lequel, sans cela, n’eût sans doute entraî-né personne.

— Puisque la motion est adoptée, dit le chefde chambrée, il ne reste plus qu’à établir unroulement entre nous. Si donc vous le voulezbien, on se réunira ici tous les soirs avant l’ap-pel, afin de désigner les deux…

Il fut interrompu par un grand bruit. Laporte s’ouvrit, comme enfoncée, et deux inva-lides, qui en étayaient un troisième, complète-ment ivre, firent irruption dans la salle d’Haut-poul. Le pochard chantait :

Sapristi ! qu’est-ce qui paiera,La goutte à la pa, à la papa,Sapristi ! qu’est-ce qui paiera,La goutte à la pa – trouille !

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— Voilà encore ton Feuillette dans lesvignes, dit Lacouture à Prophète.

C’était, en effet, Feuillette dit Prêt-à-boire,que ses camarades Chapelard, le manchot, etBibroque, la jambe de bois, avaient rencontrébattant les murs et qu’ils ramenaient entre eux,complaisamment, pour lui éviter le bloc ou toutau moins la privation de vin, à laquelle il étaitencore plus sensible qu’à la prison.

L’intermède amusa quelques invalides.

— Eh bien ! Prêt-à-boire, on avait donc be-soin d’être réchauffé, ce soir ?

La plaisanterie était courante à l’égard deFeuillette, qui l’avait mise à la mode. Unecongélation des doigts de pieds, contractéedans la tranchée, sous Sébastopol, avait renduleur amputation nécessaire, et, depuis, il neparvenait pas à se réchauffer, disait-il, sinonen buvant la goutte. Il boitait légèrement etprenait gaiement son infirmité. Ancien clairon

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des chasseurs à pied, il remplaçait à son becle joujou par une petite pipe de terre, courteet fidèle, dont le fourneau paraissait n’être làque pour embraser un gros nez pustuleux, au-dessus duquel mijotaient deux yeux étuvés delarmes, pareils à des haricots rouges.

Il partageait à l’Hôtel la chambre de Pro-phète, étant chargé conjointement avec celui-ci, de l’entretien des armes, piques et sabres,que l’on distribuait aux invalides seulement àl’occasion des grandes cérémonies, ou pour lesservices commandés, gardes, obsèques, etc…

Comme il reprenait le refrain de sa chansonfavorite :

Sapristi ! qu’est-ce qui paiera,La goutte à la pa, à la papa,

— Reconduis-le dans sa chambre, Chape-lard, dit Lacouture.

— Il ne veut pas, dit celui-là en riant.

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— Alors qu’il se taise.

— Allons, tiens-toi tranquille, vieux…

Et Chapelard, aidé de Bibroque, ne trouvarien de mieux pour réduire Feuillette au si-lence, que de lui revisser sa pipe au bec, ce quine l’empêchait pas, d’ailleurs, de murmurer engrelottant : « Est-ce bête… Moi qui commen-çais à me réchauffer… C’est-y pas un malheur,hein, les petits agneaux ? »

Mais il avait détourné l’attention ; Lacou-ture dut la regagner.

— Je disais donc que l’on désignerait tousles soirs les deux hommes chargés de sur-veiller la place Vendôme. J’espère que les vo-lontaires ne manqueront pas et que l’on n’auraque l’embarras du choix. Pour cette mission, leconcours des Alsaciens-Lorrains nous sera trèsutile. En qualité de vieux soldats et d’annexés,ils inspireront doublement confiance et pour-ront causer, circuler, s’informer, sans être sus-pects.

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— C’est à vous, je crois bien, camarades,que ce discours s’adresse, fit Chapelard auxoreilles de deux invalides qui tricotaient au-près l’un de l’autre, la tête basse, au pied d’unlit.

— Sans doute, dit Prophète, Klauss et Mul-ler peuvent nous rendre des services.

Avec leurs figures placides, leurs pattes delapin coupées à la même hauteur, leurs lu-nettes et leurs bas qu’ils tricotaient partout,au réfectoire, dans la chambrée, les jardins etles corridors, les deux Alsaciens se ressem-blaient au point qu’on prenait souvent Klausspour Muller, et réciproquement. Ils étaient in-séparables et transformaient l’Hôtel en Petits-Ménages. Leur vie se passait à échanger dumatin au soir des jérémiades, toujours lesmêmes, ou bien à faire, en tête à tête, sans pen-ser à rien, d’interminables et silencieuses par-ties de bouffardes. Quelquefois pourtant, en-freignant les règlements, ils trouvaient à exer-cer au dehors les métiers de jardinier et de ton-

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nelier ; et ils enfermaient leur salaire économi-sé dans le crapaud, un petit sac de cuir qu’ilsportaient sur la poitrine, ainsi qu’un scapulaire.Ils n’avaient point de blessures, ils n’avaientque des rhumatismes. Il ne leur était jamaisrien arrivé ; l’unique souvenir de leur passé mi-litaire tenait dans une allusion mystérieuse surlaquelle ils serraient les lèvres, comme les cor-dons d’une bourse. « De rabelles-du, Klauss »ou : « de rabelles-du, Muller, le chour où lasoube elle s’est saufée ? » Les campagnes men-tionnées sur leurs états de services, on eût ditqu’ils les avaient faites dans un fourgon à ba-gages. Leur mémoire était stérile comme unchamp de Mars, et l’aiguille à tricoter restrei-gnait à leurs besoins et à leur vaillance, lesdimensions de la pique, trop longue et troplourde pour eux. Cependant, ils se plaignaientnotamment de n’être pas décorés.

L’interpellation de Chapelard les dérangea,les troubla. Ils ne répondaient ni oui, ni non et

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regardaient autour d’eux avec inquiétude, par-dessus leurs lunettes.

Mais adroitement, Prophète intervint :— Qui donc plus que les Alsaciens-Lorrains estintéressé au respect des monuments de notregloire ? Ils comprennent bien que la Com-mune, encouragée par leur tolérance, ne tarde-rait pas à en profiter pour les chasser de l’Hô-tel. Et alors où iraient-ils, eux dont le pays n’estplus Français ?

L’argument porta d’autant plus que Klausset Muller faisaient depuis un mois leur deuild’un important sujet de rabâchages : l’amélio-ration des pensions de retraite, améliorationgrâce à laquelle ils se flattaient naguère de re-tourner un jour dans leur village, pour y finir.

— Ce sont vraiment, aujourd’hui, leursfoyers qu’ils défendent, reprit Prophète.

Les deux Alsaciens le pensèrent aussi.

— Nous ne revusons bas te marger à nodredour, dit l’un.

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— Pien sûr que nous ne revusons bas, ditl’autre.

Lacouture insista : — Ce n’est pas tout. Ilsera bon aussi que ceux d’entre nous qui ontdes relations dans Paris, les utilisent pour tâ-cher de savoir exactement ce que nous avonsà craindre et à espérer. Nous allons, Prophèteet moi, nous ménager des intelligences dans laplace. Que chacun essaie d’en faire autant.

— Ça, c’est facile, s’écria Chapelard.

— On peut compter sur nous, ajouta Bi-broque, lequel avait également à cœur de ra-cheter son retard.

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Mais tant de zèle de cette part excita, parmiles invalides, moins d’admiration que de gaie-té, car les deux drilles ne passaient pas pourengendrer la mélancolie. Sortis, l’un de ces zé-phirs et l’autre de ces chasseurs d’Afrique, par-mi lesquels s’étaient recrutés les trois premiersbataillons de zouaves, demeurés débrouillards,chapardeurs et débauchés en dépit du déchetde leurs moyens physiques, ils avaient dansleur sac plus d’un tour appris en Afrique. Lamanche gauche repliée et épinglée sous l’ais-selle, manche vide du membre qu’il avait perduà Solférino, Chapelard disait de son bras droitqu’il en valait deux, étant averti. On le sur-nommait Fou d’amour, parce qu’il se posait enbourreau du beau sexe représenté par toutesles gotons un peu mûres de Grenelle et duGros-Caillou. Il en avait nourri plusieurs pen-dant le siège, avec le produit des razzias qu’ilopérait inconcevablement, tant à l’Hôtel quedans les environs. Il ne manquait jamais derien et soutenait une réputation de casse-cou

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et d’homme avantageux. Son grand nez épaisreniflait toutes les bonnes fortunes.

Bibroque, qui avait laissé une jambe en Ita-lie aussi, à Magenta, n’était pas moins ingé-nieux que son camarade et conservait, commelui, une agilité remarquable. Sa jambe de boisrésonnait dans les corridors comme un pas re-doublé. On la discernait aisément d’avec lesautres. Mais ses succès étaient d’un ordre dif-férent. Il cultivait exclusivement l’affectiond’une vieille brocanteuse de l’avenue de LaMotte-Piquet. Entre cette femme, qu’on appe-lait la Canapé, et les invalides, Bibroque ser-vait d’intermédiaire pour maints petits trafics

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dont le moindre était, au mépris des règle-ments, la sortie et la vente du pain de munitionépargné.

Chapelard et Bibroque, décorés tous lesdeux de la médaille militaire, portaient lamoustache et l’impériale. Mais celles de Cha-pelard, fournies et cirées en pointe, se propo-saient un auguste modèle, tandis que Bibroquen’avait au menton qu’un petit balai éclairci etfaisait ses choux gras d’une moustache de can-tinier, qui lui tombait dans la bouche.

Klauss et Muller, tout à l’heure, pris à partiepar Chapelard, crurent tenir leur revanche.

— C’est-y que la Ganabé est maintenantchénérale de gommunards ? dit le premier,avec une légèreté toute alsacienne.

Et l’autre, insidieusement : — Jabelard a té-cha gommencé ses drafaux t’abbroge : bas blusdard qu’hier, il lui abbrenait à vaire l’ézercice.

Mais les deux gaillards avaient rendu tropde petits services à tout le monde pour ne pas

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mettre les rieurs de leur côté. Ils y furent dèsque Chapelard eut riposté :

— Muller avait l’œil où les poules ont l’œuf.La Canapé n’a plus rien à apprendre. Pas vraiqu’elle déchire la cartouche comme unhomme, hé ! Bibroque ? C’est à son fils Né-nesse que je faisais faire l’exercice, hier, avecun vieux fusil à aiguille, et le moucheron n’estpas empoté comme des paroissiens de maconnaissance.

— Touche ! cria Bibroque.

Et d’autres encore annoncèrent le coupdans leurs pipes, qui jutèrent et fumèrent da-vantage.

— Suvit ! On sait ce qu’on sait…, répliquaKlauss.

— Et c’est douchours bas un brobre médier,répliqua Muller.

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— À chacun le sien : aux vieux soldats, lefusil à aiguille ; aux vieilles femmes, l’aiguilleseulement.

Incapables d’avoir le dernier avec des com-pères comme Chapelard et Bibroque, les deuxAlsaciens se turent. Mais ce fut alors Feuillettequi les apostropha.

— Dites donc, les deux jumeaux, c’est pourmettre vos sous que vous tricotez des tire-lires ? Vous feriez bien mieux de payer lagoutte.

Et Feuillette ayant retiré de sa bouche lecourt tuyau de pipe qui s’y enfonçait commeun fausset dans un fût, le filet de chansons’échappa aussitôt :

Sapristi ! qu’est-ce qui paiera,La goutte à la pa, à la papa…

Lacouture et Prophète comprirent l’inutilitéde pousser plus loin les choses, ce jour-là. Dé-

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jà, l’heure de l’appel approchant, des invalidesregagnaient leur chambrée, quoique l’on n’eûtpris encore aucune ferme résolution. Aussi laconvocation de Prophète les atteignit-elle,pour la plupart, dans le dos, comme ils sor-taient.

— On se retrouvera ici lundi soir, pour éta-blir le roulement de la semaine. Mais d’ici là,ouvrons l’œil tout de même.

Deux invalides couchés tournèrent l’unvers l’autre les cornes de leurs madras et secommuniquèrent des pensées sans chaleur.

— Il a fixé à lundi la prochaine réunion ?C’est heureux ! Faudrait pas qu’ils prennentl’habitude de venir bavarder ici.

— Est-ce qu’on ne va plus pouvoir dormirtranquillement ? Si le Prophète a peur qu’on nevole la Colonne, qu’il aille faire sa faction de-vant.

D’autres s’impatientaient, attendant que lesétrangers eussent évacué la salle pour far-

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fouiller dans leur armoire et dans leur mallefermée à clef, qu’ils surveillaient, néanmoins,obliquement. Et seuls restaient impassibles lesquatre ou cinq invalides qui raccommodaientleurs vêtements et leur linge. L’un d’eux avaitplanté une chandelle dans le trou d’un os àmoelle et se disposait à finir de rapiécer unpantalon ; il ne leva même pas les yeux pourregarder s’écouler, derrière Feuillette soutenupar ses deux anges gardiens, Chapelard et Bi-broque, un dernier groupe emmenant le dra-peau surmonté d’une aigle déplumée : Lapu-chet. Celui-ci semblait, d’ailleurs, abstrait com-plètement de son entourage et se disait à demi-voix : « Si les rouges veulent de la besogne, tuleur en tailleras. Çui qui ne verra pas ça, n’aurarien vu ! »

Lacouture, cependant, reconduisait son amijusqu’à la porte de sa chambre, qui était aubout du corridor de Besançon.

— J’irai après-demain dimanche à Belle-ville, chez ma nièce Céline, dit Prophète. Je

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pense bien apprendre là des choses intéres-santes.

— Moi, dit Lacouture, je ferai une visite àmon neveu Géran, qui est bien placé aussi pouravoir le mot, mais…

Il se retourna vers les dortoirs déjà recon-quis par la vieillesse, l’égoïsme et les cacades,secoua la tête et soupira :

— Mais je crains bien que nous n’ayons dela peine à remuer tous ces clampins-là.

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III

ÉLECTIONS AU FAUBOURG

Il n’y a décidément rien à faire avec eux, sedisait Prophète en s’acheminant le dimanche16 avril, après déjeuner, vers les hauteurs deBelleville.

Il songeait à ses chefs.

Les gardes nationaux avaient, la veille, pra-tiqué une perquisition minutieuse aux Inva-lides, dans le but de découvrir le reliquairede l’empereur, heureusement mis en lieu sûr,et les fusils qu’ils croyaient cachés dans lescaves. Leurs recherches ayant été infruc-

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tueuses, ils s’étaient retirés en emportant sim-plement une petite quantité de cartouches eten exigeant du gouverneur la déclaration écriteque l’Hôtel ne recélait point d’armes.

Et le général de Martimprey avait obtempé-ré !

« Est-ce qu’il n’eût pas dû, au lieu de donnercette preuve de faiblesse, nous rassembler sur-le-champ et répondre à l’insolence par le défi ?Au contraire, il nous a laissé ignorer cette per-quisition… ; je l’ai sue par hasard… Il n’y aplus à compter que sur nous-mêmes ! »

Et Prophète prenait le deuil d’une illusion,comme d’un camarade enterré le matin.

Autre chose encore ôtait à sa promenadeles charmes qu’elle avait pour lui d’habitude.Il pleuvait. L’orage ne s’accompagnait pas,comme la veille, de tonnerre et de canonnade ;mais ce n’était qu’une trêve au ciel et auxavant-postes, qui restaient menaçants de dé-charges nouvelles. Paris lui paraissait hostile ;

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il s’y aventurait comme en pays suspect et dé-vorait tristement l’affront de n’être plus salué.L’année dernière encore, aux derniers mois del’Empire, il aimait à passer devant la casernedu Prince-Eugène, la caserne de la Courtilleet la mairie de Belleville, à cause des faction-naires qui portaient les armes à sa croix. Lespassants se retournaient ; une petite brise derespect caressait sa gloire ambulante ; et toutcela déterminait son goût pour cet itinéraire.Il n’y était plus fidèle que machinalement au-jourd’hui. Les fédérés négligeaient de luirendre les honneurs et leur indifférence gagnaitla foule. Il avait beau se répéter que de pareilssoldats n’étaient, en somme, que des pékinsdéguisés, sa haine pour la Commune s’alimen-tait de ces vétilles. Il avait l’air d’un explora-teur revenant parmi les sauvages et s’étonnantd’en être pour ses frais.

Il ne reconnaissait plus surtout, depuis lesiège, le faubourg du Temple et la rue de Paris.Il posait le pied avec hésitation sur ces deux

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échelles bout à bout, appuyées contre Belle-ville, comme s’il eût douté de leur solidité.Elles branlaient au point qu’il en avait parfoisle vertige et s’attendait à perdre l’équilibre.Mais la secousse ne se faisait plus sentir seule-ment, comme autrefois, à certaines heures dela journée ; c’était une insécurité permanente.On eût dit que tout le monde vivait dehors,hommes, femmes, enfants, pêle-mêle, et que lefaubourg persévérait dans l’oisiveté à laquellela guerre l’avait accoutumé. Réchappé d’unegrave maladie, le peuple ressemblait à cesconvalescents que les imprudences exposent àune rechute. Il ne tenait pas en place, cherchaitle soleil et se retrempait dans les effusions d’unprintemps propice. On avait envie de lui crier :gare l’insolation !

Aussi bien, déjà, des citoyens qui sortaientde chez le marchand de vins, la figure enflam-mée, divaguaient. Presque tous étalaient ununiforme improvisé ; quelques-uns étaient ar-més, équipés, le pantalon à bande rouge dans

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les guêtres, la capote relevée en triangle, lacouverture en bandoulière ; et des gradés çà etlà, un revolver passé à la ceinture, semblaientplutôt prêts à se faire photographier qu’à par-tir.

Cette aliénation, d’ailleurs, était conta-gieuse. Elle vissait un képi sur les têtes lesmoins martiales ou bien incitait des commer-çants à ne point quitter le harnais pour servirla pratique. On eût dit que la population avaitpillé à la fois, la veille, des fripiers militaires etun magasin d’accessoires de théâtre. Et la folieétait douce, cordiale et gaie.

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Le long du canal Saint-Martin, profitantd’une éclaircie, des gardes nationaux jouaientau bouchon, dans la boue. Au coin de la rueFontaine-au-Roi, une pauvresse à mentonnièrechantait, en s’accompagnant sur la guitare :

Que m’importe s’ils m’ont tout pris…Ma chaumière est encor française !…

Et plus loin, une bande de gamins escortaitun ivrogne dont la femme, excitée, portait lefusil et s’empêtrait de mioches.

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En traversant la rue Saint-Maur, Prophètefaillit être écrasé par un cavalier novice qui neparvenait pas à maîtriser sa monture. Il étaitaffublé d’un costume amplement passementé,mi-parti de mobile et de général de l’an III. Desloustics, par surcroît, le chamarrèrent de ridi-cule en l’interpellant au milieu des rires :

— Halte-là, l’intrépide ! On n’achève pas lesblessés !

Mais Prophète, qui n’était orgueilleux deson infirmité que selon les circonstances, en-tendit mal, cette fois, la plaisanterie et tournales talons en murmurant : « C’est un camp debarbares !… », tandis que la moquerie s’achar-nait sur l’écuyer d’occasion : « Cramponne-toi,Gugusse ! T’as donc pas lu le nouveau règle-ment ? Défense aux estafettes de galoper dansles rues… Conduis-le par la bride, va, c’est plussûr… »

Aux anciens boulevards extérieurs, l’anima-tion plus grande encore amalgamait ensemble

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des impressions de 15 août, de grève et d’in-vestissement prolongé. Des ménages reve-naient, en flânant, d’une distribution devivres ; des détachements descendaient degarde avec des miches entamées au bout desbaïonnettes, et le pas redoublé d’un bataillonalternait avec les roulements de tambour d’unsaltimbanque invitant le populaire à imiter lespersonnages officiels et la crinoline élégantequi, sur une toile peinte, s’ébahissaient devantle mollet vaniteux d’une femme à barbe. À cô-té, un orgue de barbarie sur lequel s’épuçait unsinge, préludait aux exercices d’une danseusede corde ; une roue de loterie crissait, par in-tervalles, puis une voix proclamait des numé-ros gagnants ; et l’odeur éparse de quelques fri-tures en plein vent ajoutait aux symptômes fal-lacieux d’un retour d’abondance et de joies.

Rue de Paris, rien n’indiquait encore quel’on fût sur la lisière de ce Belleville, réputé siterrible et qui se montrait plutôt débonnaire,sous des dehors débraillés et tumultueux. De-

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vant les Folies-Dénoyez, converties en ambu-lance, deux citoyennes, coiffées de bonnetsrouges, quêtaient, l’une pour les blessés,l’autre pour les familles des défenseurs de laCommune tombés le 6 avril à Neuilly. En face,la salle Favié était fermée, mais des genséchauffés discutaient à la porte.

Alors, en entendant les noms, dont leursbouches étaient pleines, Prophète se rappelatout à coup que la Commune avait ajourné au16 avril les élections complémentaires d’abordfixées au 10, et il fut tenté de rebrousser che-min. Puis, il se ravisa, compta sur l’événementpour délier les langues et se remit en route. Ilavait dépassé la rue de Puébla, il était presquearrivé, lorsqu’il reçut à bout portant le bonjourd’un homme en bras de chemise sur le seuil desa boutique. C’était le coiffeur Lépouzé, qu’onappelait aussi, familièrement, Canrobert oumaréchal Ran, à cause d’une ressemblancequ’on lui trouvait avec ce guerrier. Mais depuisque celui-ci s’était enversaillé, Lépouzé, lieute-

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nant de la garde nationale, répudiant son mo-dèle, avait laissé pousser sa barbe, épointé sesmoustaches et sacrifié les boucles de ses che-veux, avec une abnégation excluant toute idéede palinodie et prêtant, au contraire, à cettemétamorphose, le caractère élevé d’une rup-ture évidente et définitive. Néanmoins, il res-pectait, chez quelques vieux clients qui luiconservaient son sobriquet, la fidélité au ré-gime déchu ; et tout le monde ainsi était satis-fait.

De ce que Prophète ne l’avait pas tout desuite reconnu, le coiffeur se félicita, mais in-

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térieurement, afin de ne pas désobliger un an-cien soldat. Après lui avoir serré la main, ildit seulement : « Vous allez chez Ferdinand ?Ils vont être bien contents de votre visite. Ma-dame Lhomme, votre nièce, se plaignait juste-ment hier que vous deveniez rare. »

— Ce que l’on voit dehors n’encourageguère à se promener, répondit amèrement l’in-valide.

Lépouzé prit pour une allusion à son chan-gement de physionomie cette remarque indé-cise et détourna la conversation.

— Monsieur Rabouille sort d’ici. Vous le re-trouverez sans doute chez Ferdinand.

Diversion maladroite, car ce Rabouille étaitla bête rouge de Prophète qui, pour la secondefois, eut une velléité de se replier. Mais quelledéfaite plausible invoquer ? Déjà Lépouzé, leretenant, s’écriait :

— Ma foi, je vais avec vous jusqu’à la mai-rie. Donne-moi ma vareuse, Adélaïde…

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— Tu la mets pour aller voter ? demandainnocemment, du fond de la boutique, une pe-tite femme de visage plat et tout ébouriffée,à laquelle il manquait des dents comme à unpeigne.

— Dame ! à moins que je ne la garde pourtravailler au salon ! fit-il, piqué.

Et il endossa l’uniforme aux manches ga-lonnées d’argent, ravi de se pavaner dedans,pour le moins une fois auprès d’un quasi com-pagnon d’armes dont le prestige déteignait surlui.

Ils montèrent donc ensemble jusqu’à lamairie du vingtième, distante de deux centspas à peine.

Installée depuis vingt-cinq ans dans les bâ-timents de l’ancien restaurant de l’Île d’Amour,la mairie, resserrée, chétive et noiraude, avaitperdu, elle aussi, son aspect suburbain et satranquillité. On eût dit une concierge qui ra-conte sa jeunesse galante. La cour, close d’une

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grille, où somnolaient avant la-guerre, sur unbanc, au soleil, quelques hommes de garde re-levés chaque jour, cette cour s’emplissait,maintenant, de fédérés qui s’émancipaient dela contrainte du siège et avec lesquels la mai-son commune était d’intelligence. Leurs vicis-situdes, leurs passions, leurs espérances, elleles reflétait. Tour à tour possédée par la gardenationale, les tirailleurs de Flourens, les doua-niers, et le matin du 18 mars, par les troupesdu général Faron, elle avait vu – souvenir in-oubliable ! – celles-ci refuser de mettre les mi-trailleuses en batterie, lever la crosse en l’air etfraterniser avec le peuple... Et d’avoir assisté àune scène pareille, les pierres s’étonnaient en-core ! La façade rajeunie était comme le visagefiévreux et crispé du faubourg. Elle respirait labataille et soufflait le feu. Quand se propageait,la nuit, l’anxiété du rappel, c’était de son cô-té, d’abord, que se tournait Paris accoutumé auson de cette voix d’en haut.

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Belleville était le croquemitaine de la bour-geoisie. Quand on lui disait : « Bellevilles’agite, Belleville va descendre… », elle se ré-fugiait en tremblant dans les bras de sa bonne.Celle qui était à son service le 18 mars avaittrahi sa confiance en l’abandonnant et cher-chait à présent à revenir en grâce.

Mais ce n’était pas au physique seulementque la Mairie ressemblait à ses administrés.Elle avait un cerveau où se succédaient, augré des commissions fugitives, les pensées in-cohérentes, les projets mal nourris, les foliesgénéreuses, toutes les audaces et toutes lesétourderies. Elle tenait vraiment à Bellevillecomme la tête tient au corps. Et cette petitetête mobile, farouche, engoncée, regardait Pa-ris de travers et s’en méfiait.

Elle narguait aussi sa voisine l’église, le vieilet redoutable adversaire auquel les fidèles neportaient plus guère leurs prières, tandis queles électeurs s’empressaient autour de la sec-tion de vote. C’était la revanche des comman-

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dements du peuple sur les commandementsde Dieu, et cet avantage, la mairie déchaînéele célébrait en aboyant sans relâche contrel’église, à qui les deux cornes jumelles de sondouble clocher faisaient un front de taureau.

— Je vous laisse, dit le coiffeur à Prophète ;je vous rejoindrai chez Ferdinand tout àl’heure, quand j’aurai rempli mes devoirs de ci-toyen.

Citoyen !… C’était le mot avec lequel lesgens s’abordaient partout maintenant, maisnulle part autant que devant le comptoir de sonneveu. Aussi l’invalide, qui était sobre, trou-vait-il à ce vocable, quand il le recevait dans lafigure, une odeur de vin et de mauvais alcool.

Sa répugnance allait être mise à une rudeépreuve, il put s’en convaincre en voyant laclientèle nombreuse qu’avaient ce jour-là lesdébits environnants… Celui de Ferdinand tiraitl’œil entre tous. Il occupait le rez-de-chausséed’une petite maison à deux étages située au

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milieu de la rue Lassus qui longe l’église etvégète dans son ombre ; mais la maison toutentière, du haut en bas, était badigeonnée desang de bœuf sur lequel se détachait l’en-seigne, en épaisses lettres blanches :

À LA DESCENTE DE ROMAINVILLE

FERDINAND LHOMME. – COMMERCE DE VINS-TRAITEUR

Depuis qu’une station de fiacres animait unrien cette rue brève et retirée, l’établissementde Ferdinand était devenu aussi le rendez-vousdes cochers. Dans la belle saison, ils prenaientleurs repas dehors, devant la porte, la maison,qui se dérobait un peu à l’alignement, ayantpermis, autrefois, d’appuyer contre la boutiqueun engageant berceau. Mais il y avait long-temps que nulles plantes, nul feuillage n’ygrimpaient plus ; ce qui n’empêchait pas les

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consommateurs de continuer à se plaire sousl’illusoire abri d’un treillage peint en vert.

Ils y abondaient à cette heure et le comptoirne chômait pas davantage. Ici et là, les élec-teurs péroraient et gesticulaient, s’empruntantdu renfort lorsque la discussion dégénérait enquerelle. Le garçon, Alexandre, blême et furon-culeux, le cou dans un bandage, ne savait au-quel entendre, allait d’un groupe à l’autre, sor-tait et rentrait, ahuri, des pots à la-main, desbouteilles sous le bras, et le vin versé par luicoulait généreusement, de haut, entre les têtesrapprochées, comme un drapeau rouge, tailléen morceaux, qu’il distribuait aux combattantspour les fanatiser.

Parmi les clients de la « tonnelle », Pro-phète distingua tout de suite son ennemi,Jacques Rabouille, un homme d’une quaran-taine d’années, solide et de haute stature, dontla barbe longue, légère et noire, contrastaitavec les cheveux courts, drus et tout gris. Ilavait l’air triste et résolu. Son costume d’ou-

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vrier mécanicien, cotte et veste bleues, tran-chait sur les uniformes prodigués autour de luiet marquait une sorte de dédain pour le traves-tissement militaire, d’autant plus que, nu-tête,il proscrivait même le képi dont se paraientFerdinand et jusqu’au fils de celui-ci, le petitAdrien, un gamin de huit ans que Rabouille jus-tement faisait sauter sur ses genoux.

Prophète venait avec des intentions conci-liantes, estimant qu’on ne prend pas lesmouches avec du vinaigre ; mais quand il vitson neveu jouer avec l’autre, le rouge, le dé-

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moc-soc, toute sa colère contre lui se réveillacomme d’habitude.

Car les deux hommes se détestaient delongue date et leurs opinions divergentesn’étaient pas la seule ni la principale cause decette antipathie réciproque et profonde. Unesourde jalousie l’envenimait et la rendait incu-rable. Le petit Adrien, à mesure qu’il grandis-sait, élevait entre son oncle Prophète et sonami Rabouille, une barrière plus haute, par-dessus laquelle ils se provoquaient. Au lieud’un trait d’union, l’enfant demeurait un objetde litige pour leur affectation exclusive, et ilsse disputaient ses préférences avec une ardeurconquérante que ne rebutaient ni les capricesni l’ingratitude.

Depuis un an, cependant, l’étoile de Ra-bouille pâlissait. Il ne s’agissait plus pour lui degagner du terrain, mais de n’en point perdre.Chaque jour, Adrien lui échappait davantageet se dispersait, sous l’influence des circons-tances, du milieu et de l’âge. Naguère encore,

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pour captiver cette intelligence commençant àpoindre, il ne craignait point de rival. Il avaitsur l’oncle Prophète l’avantage d’une présenceconstante, étant à la fois le pensionnaire et lelocataire des Lhomme auxquels il louait unechambre dans la maison. Tous les soirs, il en-treprenait l’enfant, savait l’amuser avec deshistoires naïves, des contes et des fables choi-sis avec discernement et qui entr’ouvraient sonesprit aux clartés de la vie. Enfin, le mécani-cien n’était pas embarrassé pour retenir l’atten-tion du petit lorsqu’elle faiblissait. De la miede pain, des bouts d’allumettes, un morceau debois, n’importe quelle menuaille rapportée del’atelier, mêlaient entre ses mains, la récréationà la leçon de choses. L’ingéniosité de l’artisanfortifiait les liens que l’inclination avait forméset le célibataire comblait en même temps lesvides de son existence et de son cœur. Puisle dimanche, c’était des promenades à traversParis, les musées, et de temps en temps, lecirque…

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À cette époque heureuse, Prophète ne luidonnait point d’ombrage. Ses visites s’espa-çaient, plutôt désagréables à l’enfant, qui n’ai-mait pas à frotter sa figure contre un menton etdes joues semés de gravier.

Mais la guerre, le siège, avaient renversé lesrôles et tourné les pensées du mioche vers levieux soldat, dont le type mieux approprié auxévénements, leur servait, en quelque sorte, deréflecteur. Le petit Adrien en fut ébloui et té-moigna pour son oncle un enthousiasme queRabouille n’excitait plus. La lutte entre les deuxhommes devint bientôt inégale. La rue, les dé-filés, les conversations, les images, l’appareil

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de la défense au faubourg, à la limite du vastecamp retranché qu’était Paris depuis six mois,tout favorisait l’invalide au détriment de l’ou-vrier qui avait, d’ailleurs, achevé de démériterauprès de son jeune ami en n’endossant pashors de propos un uniforme à peine utile pourse battre, disait-il, et en refusant un grade danssa compagnie. Quelle différence avec l’oncleProphète, dont la tenue, la croix et la mutila-tion, attestaient à perpétuité les prouesses ! Iln’avait eu qu’à paraître pour frapper une imagi-nation préparée ; il n’avait qu’à parler pour êtrela voix autorisée de cette multitude en armesau milieu de laquelle l’enfant vivait et qui sor-tait pour lui de la mairie voisine, comme d’uneboîte de soldats répandant son contenu sur letrottoir.

Aussi, Adrien attendait-il son oncle avecimpatience et l’accueillait-il avec des trans-ports de joie et de curiosité qui réchauffaient levétéran invité à ranimer les souvenirs couvantsous la cendre, dans sa mémoire négligée.

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Pendant le siège, il montait à Belleville aumoins une fois par semaine, et c’étaient pour leneveu des journées trop courtes. Il avait eu unjoli mot exprimant bien les vertus qu’il trouvaitaux récits du bonhomme. Un jour, des fédérés,revenant d’enterrer un des leurs, avaient ou-blié dans le débit un bouquet d’immortelles ; etl’enfant, ennuyé de respirer ces fleurs sans par-fum, avait dit à l’invalide : « Raconte-moi unehistoire… pour qu’elles sentent quelque chose ! »

Quel autre que Prophète eût pu être ainsi,auprès d’Adrien, en odeur d’héroïsme ?

Le progrès qu’il faisait dans la confiancedu gamin, empiétait sur l’empire de Rabouille,et celui-ci n’en prenait point son parti. Quel-quefois encore, il parvenait à ressaisir un lam-beau de crédit, le temps d’une chanson, d’unedescente de garde ou d’un tour aux remparts ;mais c’était une victoire sans lendemain ; unsigne – et la recrue passait à l’ennemi !

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Cette trahison aigrissait l’ouvrier mécani-cien incapable de dissimuler et qui souffraitautant de son ambition que du pli donné àl’esprit de l’élève par son nouvel éducateur.La rencontre des deux hommes était pleined’orages ; il y avait entre eux cette mésintel-ligence qui résulte autant d’un conflit de sen-timents que d’une incompatibilité d’idéal. Lesrévolutionnaires aiment dans l’enfant leur rêvequi marche et qui balbutie : c’était l’avenir queRabouille défendait contre les retours offensifsdu passé. Et il avait beau compter sur des joursmeilleurs, il ne se résignait pas à sa défaite,même momentanée.

Cependant, les consolations ne lui man-quaient pas. Il n’avait qu’à se pencher pour endécouvrir de charmantes. La petite Sophie, lasœur d’Adrien, de trois ans plus âgée que sonfrère, voyait celui-ci se détacher peu à peu deRabouille et s’ingéniait pour qu’il agréât, fautede mieux, ses prévenances et son assiduité. Lagentille fillette avec ses cheveux d’un blond ar-

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dent, sa peau parsemée de son, ses lèvres unpeu fortes et son regard franc, n’était pas seule-ment le portrait vivant de son père ; elle tenaitde lui encore un caractère aimable et doux.Elle s’exerçait à la compassion sur les chagrinsqu’elle devinait, comme à l’amour maternel surses poupées.

Elle avait surtout, avec une intuition fémi-nine très vive, le sens délicat des compensa-tions, qui rendent tous les maux supportables.Il avait suffi que son frère s’éloignât de Ra-bouille, pour qu’elle redoublât de petits soinsauprès de lui. Quand il était seul et absorbéà une table, le soir, elle quittait ses devoirs etvenait lui demander la solution d’un problèmedifficile, pour distraire sa pensée. Il n’était pasrare aussi qu’il terminât pour la sœur une leçoncommencée avec le frère. Mais il s’occupaitd’elle sans entrain, insensible à son empresse-ment comme à d’autres avances étrangères, etses yeux qui ne suivaient pas la longue natte enpeine au dos de la fillette, s’enquéraient plutôt

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d’Adrien retourné à ses jeux bruyants et mili-taires.

Mais ce souci, aujourd’hui, lui était épargnéet il n’avait point à faire d’effort pour retenirentre ses genoux le petit garçon heureux d’êtreconfondu dans l’assemblage en fermentationsous la tonnelle dépouillée.

Soudain, Adrien aperçut son oncle dans larue de Paris et s’élança au-devant de lui.

Ce fut à une arrivée triomphale qu’assistaRabouille ulcéré. Les deux hommes n’échan-gèrent qu’un mauvais regard et point de salut.Prophète se fit jour tout de suite dans le débitet ne s’y arrêta même pas. À travers le comp-toir et la salle encombrée de clients : « Je suisdans mon coup de feu ; à tout à l’heure ! », luicria Ferdinand, son gilet à manches retrousséjusqu’aux coudes et la figure épanouie sous unképi trop large.

Une cloison en bois, mince et peu élevée,percée, dans sa partie supérieure, de trèfles

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et d’arabesques, séparait cette première salled’un cabinet plus étroit réservé à la clientèledu restaurant. La cuisine était au fond. Pro-phète y trouva Madame Lhomme, la petite So-phie et une vieille femme qui épluchait des lé-gumes.

Céline, fille d’une sœur de Prophète quiétait morte, avait trente-trois ans. Elle s’étaitun peu épaissie et fanée devant les fourneaux,et des attraits de sa jeunesse, elle ne présentaitplus, pour témoignages, que de grands yeuxbruns, une bouche saine et tendre, de lourdscheveux châtains et deux fossettes que la pâtemoins ferme des joues n’avait pas comblées.Son visage laissait voir à la fois des restes debeauté et des restes de bonté végétant dans lesconditions les moins propres à leur conserva-tion respective. En effet, le manque d’énergiede Ferdinand Lhomme les ayant, autrefois, misà deux doigts de la faillite, Chaussée de Ménil-montant, où ils avaient débuté, Céline en ve-nant s’établir rue Lassus, s’était bien promis de

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n’y point courir les mêmes risques. Robuste,économe et laborieuse, non contente de régnersur la cuisine, elle avait étendu son influenceau domaine de son mari, limité le crédit qu’ilaccordait trop bénévolement, contraint lesmauvaises payes et ramené la prospérité dansla maison. Cette attitude lui avait acquis, vis-à-vis de la clientèle, une réputation de supé-riorité qui lui conciliait l’estime des uns et enimposait aux autres. On redoutait son immix-tion dans les débats du comptoir, mais on nelui en gardait pas rancune, car elle rachetait sarigueur par un louable empressement à soula-ger, le cas échéant, des misères certaines. Elleétait ordinairement sans indulgence pour la pa-resse, l’abus de confiance et l’ivrognerie insol-vable. Mais les épreuves des derniers mois, fu-nestes au commerce, l’avaient rendue moinscoulante aussi bien en affaires que sur desquestions du temps auxquelles, jusque-là, elleparaissait indifférente. Elle quittait la pente deson cœur pour suivre celle de ses intérêts alar-més. D’une intelligence moyenne ouverte aux

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vérités pratiques, elle ne pesait pas les raisonsqu’avaient de se heurter la Commune et Ver-sailles : elle était foncièrement du parti del’ordre et de l’épargne.

Prophète se dégageant de l’étreinted’Adrien, embrassa ses deux nièces, la grandeet la petite, puis, reconnaissant la bonnefemme assise à côté d’elles :

— Hé ! bonjour, maman Mazoudier, dit-il,en lui tendant la main.

Un sourire grava des rides nouvelles dans labinette ratatinée, grosse comme le poing, sousun bonnet blanc bien propre, et la vieille ré-pondit :

— Bonjour, monsieur Prophète.

— Comment va votre mari, maman Mazou-dier ?

— Il est de garde là-bas… aux remparts, jecrois… Il ne rentrera que demain matin. Il re-

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grettera bien de ne pas vous avoir vu, mon-sieur Prophète.

— Il me semble que c’est souvent son tour,observa l’invalide.

Mais elle reprit sérieuse :

— Les vieux doivent donner l’exemple…,les vieux de 48 comme lui, surtout. Car ce n’estpas la première fois qu’il défend la Républiquemenacée… Même que ça me rajeunit de le voirpartir comme dans le temps et de l’entendre ré-péter ce qu’il disait il y a vingt-trois ans : « Moivivant, ils ne toucheront pas à la République !Les rois et les empereurs nous ont fait assez demal, pour que nous nous opposions par la forceà ce qu’on en ramène un sur le trône. »

— C’est beau les illusions ! plaisantal’oncle.

— Oui, à l’âge de Mazoudier, soixante-cinqans sonnés, c’est beau ! continua la vieille, enrâclant paisiblement ses légumes. Si lespauvres gens comme nous n’avaient plus d’illu-

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sions, monsieur Prophète, qu’est-ce qu’ils met-traient sur leur pain ?

— Enfin, vous, n’avez pas peur qu’il lui ar-rive malheur, un de ces jours ?

— Oh ! notre séparation ne serait pluslongue maintenant ! Et puis, comme dit encoreMazoudier : « Si l’on ne pensait qu’à sauver sapeau, ils auraient vite fait d’escamoter la Répu-blique. »

Rien n’était touchant comme un pareil culteaveugle dans la bouche de cette vieille femmequ’employait madame Lhomme, presque parcharité. Car Mazoudier, ouvrier relieur etsimple trente sous, comme Rabouille, au63e bataillon fédéré, n’avait plus d’ouvrage de-puis longtemps et se consolait de ses priva-tions en les offrant à la République, pour gagede dévouement. « Les pauvres ne peuvent don-ner que ce qu’ils ont », déclarait-il.

— Tu restes à dîner avec nous, j’espère ? ditCéline à son oncle.

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Mais Adrien qui s’était emparé du bon-homme, avait beau insister, celui-ci se faisaitprier, lorsque Ferdinand, profitant d’un mo-ment de liberté, survint :

— Parbleu ! s’écria-t-il, je crois bien qu’ildîne avec nous ! Qu’est-ce que vous prenez,mon oncle, en attendant ?

Ferdinand Lhomme était un garçon detrente-sept ans, réjoui, rondelet et rougeaud,rougeaud de teint, de moustaches et d’opi-nions, c’est-à-dire qu’il savait concilier les exi-gences de sa profession et les précautionscommandées par les événements, à l’exemplede son voisin Lépouzé. Mais tandis que le coif-

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feur de la rue de Paris pouvait, sans trop d’in-convénients, conserver son grade dans lagarde nationale, Ferdinand, par sa clientèle,naguère également galonné, s’était bientôt ren-du compte de l’imprudence qu’il avait com-mise en ne déclinant pas cette faveur. Il lapayait cher. Les ardoises s’allongeaient ; c’étaitune bienvenue perpétuelle que certains de sesélecteurs attendaient de lui. Il avait donc, àl’instigation de sa femme, arrêté les frais enrentrant modestement dans le rang ou tout aumoins en faisant mine d’y rentrer, car il ne por-tait guère le képi qu’au comptoir et il en étaitquitte pour quelques : tournées aux chefs com-plaisants qui l’exemptaient de service. Il es-timait ce tribut suffisant, mais sa manière devoir n’était pas celle des camarades qu’il ne ré-galait plus et qui le jalousaient, en dépit de sesprotestations de fidélité à la Commune. Il n’enétait point avare. Nul ne stigmatisait d’un ac-cent plus convaincu les suppôts de la monar-chie ou Badinguet, qu’il appelait d’ailleurs res-pectueusement l’Empereur, en causant avec

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Prophète. Mais souvent sa langue, exercée aunouveau vocabulaire, fourchait, et il s’en excu-sait en riant :

— Que voulez-vous, mon oncle…, l’habi-tude ! Ne prenez pas la chose en mauvaisepart. Qu’est-ce que je désire avant tout,moi ?… Ne contrarier personne. Le métier neserait plus possible sans cela et je n’aurais qu’àfermer boutique.

— Oui, mon neveu, répondait l’invalide,hurle avec tes loups, pour n’être pas dévoré pareux.

— Oh ! reprenait le marchand de vins, ilsont heureusement plus soif que faim. Vous lesjugez mal. Ce sont de bons bougres au fond,comme dit le marchand de fourneaux.

Mais l’oncle n’en convenait pas et le laissaparaître, une fois de plus, quand Ferdinand l’in-vita à aller s’asseoir dehors, sous la tonnelle.

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— Vous y serez mieux que dans la cuisine.Il y a là justement Rabouille que vous connais-sez…

— Merci, dit Prophète, je préfère rester àcôté, dans le cabinet ; Adrien me tiendra com-pagnie.

— Comme vous voudrez.

Et, réclamé au comptoir par d’impatientsgosiers, il retourna dans le débit en deman-dant, avec le sans-façon accoutumé : « Qu’est-ce qu’il faut vous servir, la coterie ? »

Aussi bien, tel était le diapason des voixque Prophète, de sa place, pouvait aisémententendre discourir les consommateurs. Maisles noms : Bergeret, Ranvier, Viard, Trinquet,Lullier…, qu’ils se renvoyaient, comme des vo-lants, n’étaient familiers qu’aux joueurs, etl’oncle d’Adrien était plutôt distrait par leur mi-mique ardente, qu’il apercevait grâce aux jourspratiqués par les découpures dans la sépara-tion.

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Entre les plus exaltés, les plus verbeux, sefaisait remarquer le cordonnier Schramm, sur-nommé le Bombé, parce qu’il avait une épaulesensiblement plus haute que l’autre. Était-ilbossu ? Ne l’était-il pas ? On tombait gaiementd’accord que c’était un bossu mal opéré, aban-donné par les chirurgiens qui n’avaient pas toutenlevé. Il penchait la tête, en parlant, vers cequi restait et semblait en recevoir des mauvaisconseils et des confidences empoisonnées.

Une barbe grise, fournie et négligée, cou-vrait sa forte mâchoire, couvrait même toutesa figure, où l’on distinguait seulement deux

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yeux petits et perçants et un nez écrasé, quiavait l’air d’un pouce sans ongle et retourné.

Rabouille, à qui l’on demandait un jour,pourquoi il ne fréquentait plus les réunions pu-bliques, avait répondu : « C’est bien assez queSchramm me donne l’illusion d’y être ».

L’homme vérifiait cette boutade. Il sentaitla sueur, le quinquet et la poix. Table, comp-toir, dossier de chaise, tout était tribune à sesmains cherchant un point d’appui, à son corpsprojeté, dès qu’il ouvrait la bouche, pour ergo-ter, interrompre ou convaincre. Le Vaux-Hall,le Pré-aux-Clercs, la Redoute, le Vieux-Chène,les Folies-Belleville, les Barreaux-Verts, Favié,Ragache et Budaille, toutes les salles où l’op-position grondait à la fin de l’Empire, avaientretenti de ses déclamations subversives. Il entenait registre et rappelait fréquemment lescondamnations qu’elles avaient attirées sur lui.Il portait constamment l’uniforme de garde na-tional, comme la rançon de sa protubérance ;et personne n’en souriait, car on savait le vieux

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pilier de club aussi susceptible et vindicatif,que désintéressé : « Chacun est droit à sa ma-nière », disaient en plaisantant, ceux qui ren-daient justice à la probité du cordonniercontrefait. On ne l’aimait guère, mais on l’esti-mait et il ne manquait pas, à Belleville, de pe-tits rentiers qui eussent confié sans crainte lasurveillance de leur immeuble à cet ennemi dela propriété, sobre et spéculatif.

Il avait d’ailleurs, justifié cette réputation.Concierge jusqu’en 1868, et concierge à touségards scrupuleux, il n’avait quitté la logequ’afin de suivre plus assidûment les réunionspubliques et les enterrements. Il n’était plusque cordonnier et demeurait rue de la Mare,dans un boyau qui lui tenait lieu de boutique,d’atelier, de chambre, de cuisine, de tout. Ilcouchait habillé sur des collections et entre desliasses empilées de vieux journaux, qui confon-daient leur moisissure avec celle des cuirs fa-tigués. De sorte que nul n’était plus imprégnéque lui de la sueur du peuple et de ses tribuns.

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Son enseigne, une botte rouge sur fondnoir, était mieux appropriée encore aux opi-nions politiques du cordonnier, par le farceurqui avait tracé à la craie, au-dessous :

FAIT LE MIEUX ET LE NEUF

Et de ce que Schramm n’avait pas effacé cejeu de mots, on pouvait inférer qu’il en accep-tait l’augure.

Il paraissait, ce dimanche, particulièrementexcité.

À cette remarque d’un ouvrier qui sortait dela section de vote : « Il leur faudra moins detemps que le 26 mars pour dépouiller le scru-tin », Schramm objecta vivement :

— Allons donc ! dans les quartiers riches,je ne dis pas… Tant d’aristos en gants jaunesont aujourd’hui gagné Versailles, qu’on n’auraitpas dû laisser partir ! Mais dans le vingtième,

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je suis bien sûr, moi, qu’il y aura peu d’absten-tions.

— Ou bien Belleville ne serait plus le cra-tère de la Révolution ! s’écria Ferdinand, quidébitait, avec ses spiritueux, la ripopée desmétaphores du broc.

— On a tout de même eu tort de rouvrir, cematin, la porte de Romainville, fermée depuisle 30 mars. Le jour est mal choisi.

Cette critique émanait d’un long et maigrediable chez lequel tout était de travers, lesjambes, le corps, la bouche, le nez et jusqu’auxsourcils qui surmontaient, en accents circon-flexes, des yeux mobiles et bridés. Acteur au

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théâtre de Belleville, où il jouait les secondscomiques, Adolphe, hors du théâtre, fuyait sadestinée. Il était taciturne, transi et méconnu.La Commune, résultat imprévu ! attisait en luiun feu d’ambition dévorant et il comptait surelle pour sortir d’un emploi, qu’il jugeait au-dessous de ses moyens. Il avait transportédans l’art dramatique la folie de galon etd’avancement rapide qui sévissait alors, et,honteux de faire rire, il prétendait, à la faveurdes circonstances, révéler ses aptitudes à fairepleurer. Il muait du canard à l’aigle.

Quoiqu’il ne fût plus jeune et n’eût rien d’unmiroir à femmes, il vivait en garni avec une pe-tite brunisseuse de dix-sept ans, férue de luiet qui proposait à résoudre le problème de sa-voir si elle était séduite par ses grimaces et sescontorsions ou bien par le regret sincère qu’ilen avait après.

Le cordonnier méprisait Adolphe ; il le toisapar dessus l’épaule et dit :

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— Vous calomniez Belleville, citoyen… Lepeuple y fera son devoir, qui est d’affirmer parun vote unanime, sa vie communale, sa foidans l’avenir et sa capacité politique. Commej’ai dit une fois chez Budaille : « Fils de 93,lève-toi ! Si tu es vaincu, c’est la fusillade, ladéportation, un nouveau bail de tyrannie… Situ es vainqueur, c’est la transformation com-plète de l’état de choses existant, c’est la liber-té, c’est le bonheur ! »

— Il n’y a pas à hésiter ! dit un naïf.

Et les raquettes continuèrent l’échange dequelques noms : Viard, Trinquet, Gaillard, Lul-lier, Tavernier, Dumont, Mallet…, dont on dis-cutait brièvement les chances de succès.

Au sujet des deux derniers, la recommanda-tion du Père Duchêne n’était pas décisive. Maiscomme quelqu’un attribuait l’échec probablede ses candidats à leur obscurité, un contra-dicteur assis sous l’œil-de-bœuf, à une petitetable, et qui suçait des moustaches humides,

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jaunies par l’abus du tabac, combattit cetteopinion.

— Obscurs…, obscurs…, qu’est-ce que çasignifie ? C’est le reproche qu’on adressait déjàle lendemain du 18 mars, aux membres du Co-mité central, qui ramassaient, pour vous eninvestir, un pouvoir abandonné. Quel besoinavons-nous de savoir d’où ils viennent ?Étaient-ils connus davantage, les hommes de92 qui mûrissaient l’insurrection du 10 Août,et ceux qui faisaient ensuite de la Commune,génératrice de la Convention, un corps exé-cutif auquel l’Assemblée nationale, tremblante,

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obéissait ? Ce n’est pas quand le rebouteur aréduit convenablement une fracture, que je luidemande s’il est docteur en médecine. Félici-tez-vous plutôt qu’il ne le soit pas : il vous fe-rait payer ses soins plus cher et serait sansdoute moins adroit. À une ère nouvelle, il fautdes hommes nouveaux. Pour représenter leprolétariat, vivent ses enfants légitimes !

Et s’essuyant les moustaches, la barbe, àpleine main, il se remit à tirer sur son cigared’un sou, qui s’était éteint.

Le personnage était mystérieux, solitaire etbizarre. Il se faisait appeler Monsieur Martin,mais on lui donnait plutôt, hors de sa présence,le surnom de l’Émigrant, à cause d’une cas-quette de voyage à visière en auvent, nonmoins cocasse que le paletot à pèlerine et àboulons de corne autrefois baptisé raglan etdont l’ampleur convenait au relâchement per-manent d’une brayette désajustée et d’unechemise sans col ni cravate. Son apparitionà Belleville remontait au mois de mai 1870.

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C’était alors en prévision, disait-il, d’un pro-chain départ pour l’Amérique du Nord, qu’ilavait acheté l’étonnante casquette de musicienaveugle sous laquelle il semblait vouloir passerinaperçu. À cet objet, s’étaient bornées,d’ailleurs, ses emplettes de voyage. Peu detemps après, la guerre éclatant : « Je reste pourvoir ça » déclarait-il. Comme il était à moitiépodagre et traînait, la plupart du temps, sespieds de plomb dans des chaussons, la gardenationale, même sédentaire, n’avait pu, pen-dant le siège, attendre aucun service de sesquarante-cinq ans approchant. C’était de saplace habituelle, dans un coin du débit, sousl’œil-de-bœuf, qu’il avait assisté aux convul-sions de la défense nationale. L’armistice et lapaix conclus, il s’était rappelé, un moment, sesprojets d’émigration ; mais le 18 mars les avaitde nouveau contrariés : il était resté « pourvoir encore ça ». Et cet ajournement indéfinin’intriguait plus personne. On avait pris suc-cessivement ce Monsieur Martin pour un no-taire en fuite, un commerçant failli, un espion

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allemand et un agent de la police impériale…Puis, les suppositions, transparentes ou bru-tales, glissant sur sa placidité, on ne s’était plusoccupé de lui.

Il habitait une chambre meublée, derrière laMairie, rue des Rigoles et ne faisait, chez Fer-dinand, qu’un modeste repas par jour, à mi-di. Il revenait à six heures et dînait invariable-ment d’un gloria dans lequel il trempait desmouillettes. Il lisait beaucoup, parlait peu, po-sément, et avait toujours à la bouche un mau-vais cigare qu’il fumait pendant cinq minuteset mâchonnait ensuite pendant deux heures.

Le cordonnier Schramm, favorable auxgens dont l’oreille était ordinairement pluscomplaisante que la langue, approuva Mon-sieur Martin :

— Le citoyen a raison. Assez d’avocats, demédecins, de journalistes et de propriétairesdans nos Conseils ! Que le peuple cesse enfinde couver des œufs qu’il n’a pas pondus ! N’ou-

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blions pas ce que les aigles ont coûté à laFrance… Je l’ai dit, en 69, à la salle Robert :« Les aigles sont des oiseaux pillards, cruels etgloutons. Je ne comprendrai jamais qu’un ré-gime qui préconise le travail et veut le bien-être de tous, adopte l’aigle pour emblème ». Etcela m’a valu trois mois de prison et cent cin-quante francs d’amende. C’est la condamna-tion dont je suis le plus fier.

Un terrassier piémontais au profil mince,agressif, et qui portait à la joue une cicatricepareille à une marque de fabrique sur la lamed’un couteau, jeta dans le bruit :

— Des orateurs, c’est pas l’embarras !…Mais des hommes d’action comme Blanqui etFlourens, on ne les remplace pas facilement.

Un autre dit : — Si la mort de Flourensn’était pas vraie ?

— Allons donc ! Demandez plutôt au ci-toyen Rabouille, insinua le concierge du 119de la rue de Paris, un vieil homme livide et

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calamiteux, avec des filets de sang dans sesprunelles mouillées. Il régnait en tyran sur lamaison abdiquée par une loque de propriétaireet rendait l’existence insupportable aux loca-taires qui cherchaient à s’affranchir de sonjoug. On le savait capable de tout pour as-souvir sa rancune ou simplement son antipa-thie. Il était suspendu à son cordon comme unearaignée à son fil, et tous les secrets du voisi-nage tombaient dans sa toile. On le redoutait.On établissait tout bas sa participation à desdrames de famille, de ménage, dénoués dans lahonte et dans le sang. Il avait pu s’en laver lesmains, il ne s’en était pas lavé les yeux. Il suaitl’hypocrisie et la délation.

Appelé en témoignage par cet individu, Ra-bouille rentra et dit :

— Le doute, malheureusement n’est paspossible. Flourens est bien mort. Défiguré, latête fendue par un terrible coup de sabre, samère l’a tout de même reconnu, à Versailles…Elle a obtenu de Thiers l’autorisation de trans-

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porter le corps au Père-Lachaise, où l’inhuma-tion a eu lieu, le 7, dès le matin. La mère et lesfrères de Flourens y assistaient seuls avec moi,qui avais été prévenu… et une autre personne.

— Un corbeau, fit Schramm.

— Un prêtre amené par la famille, oui…C’était son droit.

Des grognements protestèrent et Schrammauquel on avait ravi l’occasion de se soulagersur une tombe, s’écria : « C’est à débattre. Entous cas, ils n’avaient pas le droit de l’enterrerfurtivement. Sa famille, c’était nous, c’était lepeuple, qui lui aurait fait de magnifiques funé-railles. »

— Justement ce que Foutriquet Ier n’a pasvoulu, parbleu observa Ferdinand. Il a eu peurde voir tout Paris suivre le convoi.

— D’abord… et puis marcher sur Versailles.

— Il ne perdra rien pour attendre.

— Flourens sera vengé !

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— Duval aussi.

— Et tous les prisonniers que les roussinsnous tuent après leur avoir promis la vie sauve.

— Œil pour œil, dent pour dent ! On a desotages. C’est pas pour des prunes.

— C’est pour des pruneaux…, des pru-neaux de six livres, comme dit le Père Duchêne.

Tout le monde parlait à la fois et piaffaitd’impatience.

— Alors c’est vrai qu’on a attiré Flourensdans un guet-apens et que des gendarmes l’ontassassiné ? questionna le concierge du 119.

— Oui, je crois…, répondit Rabouille.Pauvre vieux ! Il y aura demain quinze joursque je l’ai vu pour la dernière fois. C’est un peunotre faute s’il a été pris. Quelques uns d’entrenous n’ont pas été justes pour lui. Quand lesobus du Mont-Valérien mettaient le désordredans nos rangs, ils l’accusaient de nous avoir

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trahis et l’injuriaient. Tu étais là… tu t’en sou-viens, Quélier ?

L’homme qu’interpellait Rabouille, inten-tionnellement, était un ouvrier gaînier d’envi-ron vingt-huit ans, frisé, flambant et enclin auxconquêtes. Ancien sous-officier, il réalisait, àla 20e légion, une espérance que l’armée ré-gulière avait trompée et, capitaine de fédérés,paradait dans le costume le plus propre à ladouble ambition de commander et de plaire.Mais il se signalait encore aux femmes par unetaille élancée et surtout par une incomparablemoustache blonde, soyeuse et si longue, qu’ennouer les pointes était pour lui un jeu auquel ilaimait qu’on le provoquât.

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C’était, comme Rabouille, le locataire deFerdinand. Il avait profité, naturellement, de laremise des loyers décrétée par la Commune le29 mars ; mais cet avantage lui semblait sansdoute insuffisant, car Lhomme, qui le ména-

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geait, s’était résigné à lui ouvrir en outre uncompte démesuré.

Quélier avait été, le 3 avril, à Chatou, parmiles plus hostiles à Flourens ; il évita le regardde Rabouille et répondit : — Les mécontentsétaient excusables. Bergeret et Flourens au-raient dû prévoir la canonnade du fort et nepas amener leurs bataillons sous son feu.

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— Parfaitement ! dirent quelques gardesnationaux dont il plaidait la cause.

— Imprudence n’est pas trahison. Allons-nous retomber dans les paniques du siège ? Sile soupçon planait sur Flourens, si l’on traite àprésent Dombrowsky de Prussien, à qui nousfierons-nous ? Enfin, le coup était porté…Comment ne l’ai-je pas compris quand il a ren-voyé son cheval et s’est éloigné de nous ? As-sez souvent, il répétait : « Bien mourir, commeBaudin, est le suprême honneur pour un répu-blicain ! » Pour moi, il a été au-devant de sesmeurtriers, et s’il a vendu cher quelque chose,c’est sa vie.

— Pour sûr ! déclarèrent les mêmes gardesnationaux, retournés par Rabouille.

Il continua : — Je ne me pardonnerai ja-mais de l’avoir laissé s’en aller tout seul.Dame ! on ne s’était guère quitté depuis l’enter-rement de Victor Noir. Vous le rappelez-vous,ce jour-là, quand il voulait nous entraîner vers

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Paris ? Et la veille, son appel aux armes, à laréunion de Belleville ?

Le Piémontais au profil acéré dont lesarêtes luisaient, dit :

— Celui-là passait de la parole à l’action !Je le revois rue de Flandre, à la salle de laMarseillaise, lorsqu’on lui apprit l’arrestationde Rochefort. Il se dressa le revolver d’unemain, l’épée de l’autre et cria : « Je prononce ladéchéance du gouvernement et je proclame laRévolution en permanence ! »

Rabouille reprit :

— J’étais auprès de lui quand il arrêta lecommissaire de police et lui ordonna de sortiravec nous. L’oiseau n’en menait pas large et,croyant sa dernière heure venue, réclamait safemme, ses enfants…, Flourens lui dit : « Vousles reverrez à la condition d’écarter vos agents.Les républicains n’assassinent pas ! » Et il em-mena son prisonnier, qui agitait une écharpe

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pour empêcher les sergents de ville de se jetersur nous.

— La barricade de la rue de Puebla, c’estmoi qui l’ai commencée, dit le Piémontais.

Alors Rabouille s’échauffant :

— Et celle de la rue Saint-Maur, nous a-t-elle donné assez de mal ! Les premières barri-cades depuis 51 !… Dix-neuf ans !… On ne sa-vait plus s’y prendre… Les pavés résistaient ;on aurait dit qu’ils boudaient. Mais ensuite,comme ils se laissèrent arracher, comme ilsencourageaient nos efforts ! Ils montaientd’eux-mêmes les uns sur les autres. La rue se

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soulevait toute seule. La grande barricade ducanal a été faite ainsi, sur un signe de Flourens.Ah ! nous avions raison de l’appeler le Vieux…,comme Blanqui. Tous les deux parlaient auxpavés du faubourg, comme on ne leur parleraplus ! Ils reconnaissaient le langage, la voix deces hommes-là, qui n’avaient qu’à frapper lesol du pied, pour en faire sortir le décor del’émeute ! Avec eux, avec nous, qui sommesleurs humbles élèves, disparaîtront, sansdoute, les derniers barricadiers !

Schramm, qu’on oubliait, revendiqua sapart de gloire :

— J’ai défié le premier les sicaires de Piétri.C’était en 68, au cimetière Montmartre, le jourdes Morts… Quand la tombe de Baudin fut dé-couverte, je dis au citoyen Delescluze : « Avecle montant des souscriptions que votre journalva recueillir, si l’on érige un monument com-mémoratif à Baudin, que ce soit une barri-cade ! »

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Là-dessus, chacun dit son mot.

Adolphe : – C’est à moi que Flourens a de-mandé s’il trouverait des armes dans les cou-lisses et le magasin d’accessoires du théâtre deBelleville, où il fit une perquisition.

Quélier : – Il était un peu naïf, le citoyenFlourens… N’espérait-il pas, ce même soir, queles sous-officiers du Prince-Eugène et de laCourtille, électrisés, allaient se joindre à nous ?

L’Émigrant : – Pourquoi pas ? Au plébiscitedu 8 mai, le scrutin, à la caserne du Prince-Eugène, donna presque autant de non que deoui, et, par les fenêtres, les soldats communi-quaient ce résultat à la foule.

Un autre : – Parfaitement ! Si nous avionseu, le 7 février, les armes que nous possédonsmaintenant, nous proclamions la République,et la guerre était évitée. Fameuse économied’hommes et de milliards !

Et Rabouille, à son tour, ressaisissant le filde ses souvenirs :

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— Depuis le jour où je me suis fait inscrireau 63e, qui élut Flourens commandant, je peuxdire que je l’ai suivi partout. C’est ensemblequ’on descendit à l’Hôtel de Ville le 29 sep-tembre, puis le 5 octobre, pour réclamer, aprèsles élections municipales, la levée en masse, lasortie…

— La sortie torrentielle, interrompit Ferdi-nand.

— … le rationnement et l’échange de nosvieux fusils à piston contre des chassepots.Lorsqu’il constitua son bataillon de tirailleurs,j’y entrai, et c’est encore au milieu de nousqu’il passa la soirée du 31 octobre…

— Quand c’est qu’on se chamailla avec le106e…

— Le bataillon des Marguilliers…

— Et le 17e… le bataillon des Sacristains.

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— C’est la nuit suivante qu’on a bouffé le dî-ner des moblots à Saint-Trochu, dit en riant ungarde national bouffi.

Et son voisin, dont les impressions ve-naient, aussi du ventre, ajouta :

— C’est pas, comme le 21 janvier, quandnous avons tiré Flourens de Mazas et qu’on l’aramené en face, à la Mairie… À une heure dumatin on n’avait rien dans le battant. C’est àmoi que Flourens a donné vingt francs pouracheter de quoi béquiller. Mais tout était fer-mé. Même qu’on a réveillé Ferdinand…, pasvrai, Rouquin ?

Le marchand de vins répondit :

— Oui, c’est la nuit que Rabouille tapait auxvolets en m’appelant. Je me suis levé : jecroyais qu’on rassemblait le bataillon. MaisJacques m’a dit : « Nous venons de délivrer leVieux ; il est à la Mairie, en train de compo-ser le programme pour demain. En attendant,nous, mourons de faim… As-tu quelque chose

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à manger, n’importe quoi ? » Le lendemain, laMairie était reprise.

— Et l’on accusait Flourens d’avoir détour-né à notre profit deux mille rations de pain,alors qu’il en avait été consommé tout au plusune centaine… Mais l’occasion était bonnepour exciter Belleville contre Flourens… etFerry en a profité pour supprimer une distribu-tion de pain chez les boulangers, dit Rabouille.

Les commentaires aussitôt pétillèrent deplus belle.

— Ferry ?… Eh ! ben, s’il n’avait jamais ré-galé son cochon plus que nous cette nuit-là, ilserait, moins gras !

— Il ne faisait pas tant d’esbrouffe la der-nière fois qu’il est monté à Belleville pour nousremettre un drapeau que nous n’avions pas de-mandé. Il a pu voir, ce jour-là, ce que nouspensions de lui, de son grelot et de son présent.

— Il nous envoyait aux avancées pour sedébarrasser de nous.

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— C’était un drapeau commandé spéciale-ment pour désigner les républicains de Belle-ville aux coups des Prussiens. On me l’a dit :c’est la vérité.

— Si l’on voulait éprouver notre patrio-tisme et celui du Vieux, il ne fallait pas, commea fait Clément Thomas, choisir, pour arrêterFlourens et dissoudre son bataillon de ti-railleurs, le moment où il venait nous rejoindreà Maisons-Alfort et combattre avec nous.

— Clément Thomas…, encore un qui n’a euque ce qu’il méritait !

Rabouille était allé s’asseoir auprès de Mon-sieur Martin ; il poursuivit :

— Ces gens-là devaient forcément haïrl’homme dont la popularité se fondait sur desvertus qu’ils ne pratiquent pas. Brave, intègreet généreux, il était la coquetterie et l’honneurde la Révolution. Sans besoins personnels, mé-prisant l’argent et le luxe, il venait en aideaux malheureux, il leur portait des secours à

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domicile, il les aimait dans leur misère, dansleur souffrance et dans leur révolte. Il avaitpour eux du pain, des fusils et des cartouches.C’est à ses frais que beaucoup d’entre nousfurent armés de chassepots. Pendant le siège,lorsqu’on a formé le 63e, grâce à qui avons-nous été rapidement habillés, équipés, prêts àentrer en ligne ? Grâce à lui, aux ateliers decouture improvisés où les femmes gagnaientleur vie en travaillant pour nous. Quant à sondésintéressement, a-t-il jamais touché un soudes traitements auxquels il avait droit commechef de bataillon de marche ou major des rem-parts, maire-adjoint du vingtième ou membrede la Commission des barricades ? Il payaitde sa poche, au contraire, la seule ambitionqu’il eût : celle de servir le peuple et de l’af-franchir. L’indépendance de la Crète pour la-quelle il avait lutté, lui était aussi chère que lanôtre. Il mourait et ressuscitait pour toutes lesbonnes causes. Il conformait, sa-conduite à labelle parole de… je ne sais plus qui : « Tous

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les hommes sont mes frères, mais ceux quisouffrent sont mes enfants ! »

— Lamennais…, précisa Monsieur Martin.Lamennais : vulnéraire dans un bénitier.

— Un jour que je demandais à Flourens, ausortir d’une réunion publique pourquoi il y ve-nait en habit noir et cravate blanche, et gan-té comme Blanqui : « Des vêtements d’ouvrierindiqueraient de ma part autant d’hypocrisieque de servilité, me répondit-il. Je ne suis pasun courtisan. Au lieu d’oublier ma conditionsociale en allant dans le peuple, j’aime mieuxlui en faire hommage ». Il appelait Belleville lecœur de Paris… Il était, lui, le cœur de Belle-ville. Blanqui, toujours prisonnier, comme unarbre de la liberté enclos et sans feuillage, re-verdissait en Flourens. Flourens était la jeu-nesse du vieux, et nous exprimions cela dans leterme familier qui les identifiait. Nos ennemiseux-mêmes ne les séparaient plus, les condam-naient à mort ensemble, le mois dernier. Laprotestation de Flourens, que nous affichâmes

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alors dans Paris, relisez-la. « J’ai appris par unelongue expérience des choses humaines, quela Liberté se fortifiait par le sang des martyrs.Si le mien peut servir à laver la France de sessouillures et à cimenter l’union de la Patrie etde la Liberté, je l’offre volontiers aux assassinsde mon pays et aux massacreurs de janvier ! »C’était sa fin qu’il annonçait…, la fin qu’il asans doute anticipée. Les plus purs s’en vontles premiers !

Rabouille avait prononcé cette oraison fu-nèbre sans emphase, en confidence presque,écouté seulement par Monsieur Martin et parle coiffeur Lépouzé, dit Canrobert, qui les avaitjoints. Autour d’eux des voix discordantes s’es-crimaient dans la fumée, les odeurs de cuisine,de vin et de tabac, les allées et venues, les tour-nées offertes, acceptées, rendues et les expec-torations diverses provoquées par un tempspluvieux et un jour d’élections, chez des gensdévorés de phtisie et de politique.

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Et Lépouzé dit avec émotion : — PauvreFlourens ! C’est chez moi qu’il s’est fait couperla barbe, quelque temps avant le 18 mars…

— C’était peut-être pour que vous la portiezen souvenir de lui, insinua Schramm, qui avaitremarqué que le coiffeur laissait pousser lasienne.

Schramm, l’oreille embusquée derrière sabutte, n’avait pas perdu un mot du panégyriquede Flourens par son ami ; il l’entama de sa fortemâchoire.

— Si Flourens s’est fait tuer exprès, il a eutort.

— Pourquoi ? dit Rabouille. Quand on perdla croyance qui aidait à vivre, quel prix l’exis-tence a-t-elle ? Est-ce bien à nous de lui repro-cher sa lassitude et son découragement ? Si samort atteste une infidélité, c’est la nôtre.

Le capitaine Quélier, qui avait sur le cœurl’allusion de Rabouille au désordre de Chatou,se rapprocha, gouailleur :

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— Moi, je conserve une espérance… Quisait s’il ne suffirait pas d’offrir nos excuses àFlourens – en le renommant, pour le voir repa-raître ? On peut essayer…

— C’est, bien inutile, répliqua Rabouille.Son souvenir est assez entraînant pour qu’onle préfère encore à la présence réelle des bla-gueurs et des poltrons.

Quelques bonnes pièces comptaient déjàque la querelle allait s’envenimer ; mais Qué-lier souriait toujours en enroulant sa mous-tache autour d’un de ses doigts orné de baguesen toc…

L’attention, d’ailleurs, fut distraite de lui parun intermède comique. Un client falot, dontl’opinion ne s’était traduite jusque-là que parde petits cris approbatifs, la manifesta en faus-set :

— Vrai de vrai ! Avec Flourens, on était sûrde la trouée…, il l’avait promise… Les candi-dats d’aujourd’hui n’en parlent pas…

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Celui-là, un ancien vétérinaire, abêti parl’absinthe, vivait, depuis le siège, dans un rêveperpétuel. Le cerveau facilement dérangé parune succession d’événements considérables, ilne doutait pas qu’on ne prolongeât la guerreet la résistance. Il en était resté à la résolutionprise au Vaux-Hall, le 24 février, de s’opposerà l’occupation allemande. Aussi, le 16 mars,avait-il marché avec les gardes nationaux deBelleville qui conjuraient la première tentatived’enlèvement des canons parqués place desVosges et d’autant plus utiles que les Prussiens,à ses yeux, menaçaient toujours Paris. Mainte-nant encore, sa crédulité allait jusqu’à considé-rer chaque sortie des Légions comme une su-prême entreprise contre les lignes d’investis-sement ; et tout l’entretenait dans cette erreur,outre le plaisir que les mystificateurs avaientà la faire durer : la canonnade incessante, lagarde nationale sur le qui-vive et la solde enfinque la Commune continuait à ses bataillons.

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— Voilà sa fièvre obsidionale qui le re-prend, dit Ferdinand, sur qui certains motsexerçaient la même fascination qu’un grelotsur des enfants en bas âge.

Mais le bonhomme insista :

— Vrai de vrai ! On ne veut jamais m’écou-ter. J’ai écrit au citoyen Flourens ce que je sa-vais : « Les Prussiens sont à Versailles, gare àvous ! S’ils vous font prisonnier, ils vous pen-dront ». À présent, ce qui va se passer, je peuxvous le dire. Les Prussiens entreront une nuitdans Paris. Ils se porteront en masse sur unpoint faible des fortifications, où ils seront re-çus par d’anciens sergents de ville munis de sif-flets et de fusées pour se rallier.

Quélier feignit d’abonder dans le sens du to-qué :

— Diable ! Nous n’avons qu’à nous bien te-nir… Ah ! ça, citoyen, pourquoi n’avez-vouspas posé votre candidature ? Nous aurionstous voté pour vous, n’est-ce pas camarades ?

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— Oui, oui… À bas les capitulards ! Vive lecitoyen la Trouée !

À partir de ce moment, ce fut un jeu d’élire,par acclamation, tous ceux qui entraient etdont la surprise, les attitudes variées, assaison-naient une plaisanterie sans cela bientôt fade.Mais nul n’obtint plus de succès qu’un boutd’homme décontenancé, à l’apparition de quiles cris redoublèrent.

Quélier en avait donné le signal :

— Moi, voilà celui qui me botte !…

— Bravo ! Nommons le petit père Bagarre !

Les clients de Ferdinand connaissaient tousle père Bagarre, le garçon de place de la stationde fiacres voisine. Âgé d’une soixantaine d’an-nées, il donnait un peu l’impression d’une ma-rionnette menue et ratatinée, dans les vête-ments de mise-bas qui ne s’ajustaient pas plusà sa taille, que ne convenait à sa besogne lebonnet de police qu’il portait sur l’oreille. Legland de ce bonnet de police, dédoublé, sem-

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blait avoir fourni au menton la barbichette quis’y attachait ; et rien n’était risible comme l’in-cessant époussetage de la figure par ces deuxpetits balais.

Officiellement chargé de diriger sur l’éta-blissement de Ferdinand les cochers qui l’em-ployaient, le père Bagarre était, en retour, gra-tuitement nourri par le marchand de vins, bé-néfice d’autant plus appréciable que la station,de médiocre importance, ne procurait pas augarçon de place de forts pourboires, sinon ennature. Aussi était-il, vers le soir ; assez sou-vent plein.

L’ovation qui l’accueillait augmenta son ef-farement ordinaire :

— Voyons, citoyens, vous savez bien que jen’ai pas de titres…

Quélier protesta :

— Pas de titres ? Fonctionnaire, est-ce quevous ne pouviez pas, comme les autres, voustirer les pieds à Versailles ?

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— Oh ! fit le vieux, en songeant à sa pau-vreté qui rendait cette latitude illusoire.

— Mais oui… Et pourtant vous êtes restéau service de la Commune. Ça mérite une ré-compense.

— Sont-ils drôles !… chevrota le pitoyablebardot. Je ne suis pas un orateur, moi, ci-toyens.

— Raison de plus ! Des perroquets commeFavre, Trochu et tous les Jules de la Démencenationale, n’en faut plus !

— Enfin, père Bagarre, la Commune estcontente de vous. Et vous, êtes-vous satisfaitde la Commune ?

— Oh ! oui, citoyens, répondit le garçon deplace, confus qu’on daignât le consulter. Elle adécidé que je ne paierais pas mes trois dernierstermes…, c’est ben honnête de sa part. J’ai luaussi qu’elle avait suspendu la vente des objetsdéposés au Mont-de-Piété, et c’est encore bien,

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ça, parce que je pourrai peut-être retirer plustard les objets que j’y ai mis…

— Vous n’aurez que la peine de les récla-mer. On doit prochainement proposer le déga-gement gratuit du linge, des vêtements, de laliterie et des instruments de-travail.

— Ah ! tant mieux… Nos matelas sont auclou depuis 69, à la mort de ma femme, et ily a la petite aussi qui voudrait ravoir sa ma-chine à coudre… C’est un gouvernement benhonnête !…

— Acceptez d’en faire partie.

— Ne vous moquez donc pas d’un pauvrebonhomme, Monsieur Quélier…

— En tous cas, vous trinquerez bien avecnous… C’est moi qui régale… Une tournée desirop… à mon compte, Ferdinand, en l’hon-neur du petit père Bagarre.

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Et le capitaine jouit d’une invitation qui,dans son esprit tourné à la malice, n’était passeulement désagréable au débitant impayé.

Du fond de la cuisine, madame Lhommeavait éventé l’intention ; elle vint dans le cadrede la porte de communication et dit :

— Vous n’êtes pas raisonnable, monsieurQuélier… Vous serez cause qu’il y aura encoredes histoires avec Ninie.

Mais le fringant officier repartit :

— Bah ! un jour d’élections… Elle ne nousmangera pas. À la vôtre, père Bagarre ! À lasociale ! Encore un canon que Thiers n’aurapas !…

Et le vieux ayant bu lâcha le ressort de sabarbiche, qui remonta du menton sous le nez.

Céline haussa les épaules, et, s’adressant àson oncle :

— Ils vont le mettre dans un bel état. Ondirait vraiment que Quélier s’amuse à émécher

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le père pour faire endêver sa fille. Qu’elle ar-rive… et tu verras la scène. J’aime mieux nepas être là. Je monte me changer. Crois-tu queje n’en ai pas encore eu le temps depuis ce ma-tin ? À tout à l’heure…

Le petit Adrien, qui s’était emparé de lacanne de l’invalide, après l’avoir attentivementexaminée, tirait sur la poignée.

— Qu’est-ce que tu cherches ?

— L’épée, répondit l’enfant. C’est donc pasune canne à épée ? Moi, je croyais que toutesles cannes d’anciens soldats étaient à épée…

Et sous le coup de ce désappointement, ilnégligea son oncle pour aller se frotter, dans ledébit, contre des uniformes.

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IV

ÉLECTIONS AU FAUBOURG(Suite)

Prophète, alors, passa dans la cuisine. Lapetite Sophie y lisait un livre de prix à cou-verture rouge rehaussée d’or, et la mère Ma-zoudier lavait, dans une grande terrine, les lé-gumes épluchés pour le dîner. Elle avait untic : la contraction de bouche continuelle deslapins, si bien que les gens inavertis prêtaientl’oreille à des paroles qui ne sortaient pas.

Prophète dit à la bonne femme :

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— Je vous plains, maman Mazoudier, devivre au milieu de ces voyous et d’entendretoutes les sottises qu’ils débitent.

— Oh ! répondit la vieille, vous les connais-sez mal… Belleville ne mérite pas sa mauvaiseréputation. Il y a du bon monde là commeailleurs.

— Votre mari, oui… Mais pour un hommesincère, honnête, combien de farceurs et descélérats ?

— Pas tant que ça, monsieur Prophète.Vous les voyez surexcités, bavards, pas d’ac-cord…, mais c’est la faute du siège et desgrands chefs qui les ont trompés et leur ontdonné l’exemple des discours inutiles. Vousleur reprochez leur désœuvrement ; maisbeaucoup d’ateliers sont fermés, comme celuioù travaillait Mazoudier, et les autres n’ont pasd’ouvrage pour tout le monde.

— En tout cas, l’argent ne leur manque paspour boire.

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— Oh ! réfléchissez, monsieur Prophète ;c’est pas avec trente sous par jour qu’ilspeuvent faire des noces à tout casser.

— Ils prennent à crédit ; ils vont s’endetter,et ils accuseront le gouvernement de leur mi-sère.

— C’est d’abord la guerre et le siège quinous ont mis dans l’embarras. Nous avonsmoins à souffrir des gens qui ont proclaméla Commune pour sauver la République, allez,que des gens qui voulaient la rendre impos-sible en déclarant la guerre. Faut être juste.

— Qu’un républicain convaincu commevotre mari parle ainsi ; je le comprends. Maisla canaille avec laquelle il se compromet n’estpas guidée par une idée sociale, ni même po-litique. Elle n’écoute que ses mauvais instinctset ses appétits. Croyez-moi : elle n’en a paspour un mois…

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— Tant pis, monsieur Prophète, car elle ajeûné beaucoup plus longtemps que ça et unpetit dédommagement lui était bien dû.

— Est-ce que vous seriez une partageuse,maman Mazoudier ?

— Je ne sais pas. Je suis du parti des bonscœurs, comme monsieur Rabouille et cepauvre monsieur Flourens, qui était si sympa-thique !… Et pas fier malgré son instruction…Il est venu plusieurs fois chez nous. C’était unhomme dans le genre de monsieur Rabouille,toujours disposé à rendre service et le nez dansles livres, quand il ne faisait pas de barricades.Mais monsieur Flourens lisait par plaisir, tan-dis que monsieur Rabouille, qui n’est qu’un ou-vrier, lit pour apprendre : voilà la différence.N’empêche qu’ils s’entendaient bien et que lamort de monsieur Flourens a été un vrai cha-grin pour son ami.

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— Oh ! oui alors ! dit la petite Sophie, lais-sant de côté l’histoire de Jeanne d’Arc.

— Vous le connaissez depuis longtemps, ceRabouille ? demanda Prophète.

— Oh ! je crois bien… près de dix ans, ré-pondit la vieille. Nous habitions chaussée deMénilmontant ; où monsieur Lhomme a tenuson premier débit de vins, quand monsieur Ra-bouille est venu demeurer dans notre maison.C’était en 61.

— J’avais deux ans, dit Sophie.

— Oui, et ton frère n’était pas encore aumonde, continua la mère Mazoudier. À la fin

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de l’hiver, monsieur Rabouille tomba grave-ment malade… une fluxion de poitrine, et,comme il n’avait pas de famille, monsieur etmadame Lhomme, chez qui il était en pension,le soignèrent avec beaucoup de dévouement.Madame Lhomme ne regardait pas à monterplusieurs fois par jour dans sa chambre ausixième, pour lui porter ses potions. Mais vousdevez vous en souvenir, monsieur Prophète ?

— Ma foi, non. Je venais, en ce temps là,beaucoup moins souvent qu’aujourd’hui chezma nièce. Je ne pouvais pas remarquer…

— C’est vrai. Un peu plus tard, monsieurRabouille, qui s’était remis, alla travailler enprovince. Il ne revint à Paris qu’en 67, au mo-ment de l’Exposition. Dans cet intervalle, mon-sieur Lhomme avait vendu son fonds de lachaussée de Ménilmontant pour s’établir ici où,naturellement, monsieur Rabouille fut encorele pensionnaire de ses amis. Ils n’ont pas obligéun ingrat. Il se jetterait au feu pour eux, pourles enfants, qu’il a vus tout petits…

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— Il est si bon ! s’écria Sophie. Nous l’ai-mons bien aussi. Mais pourquoi qu’il a toujoursété triste ? Le savez-vous, maman Mazoudier ?

Celle-ci reprit :

— Non. Il gagnait bien sa vie dans une fa-brique de machines-outils, à Ménilmontant. Ila tort de ne pas se marier. Il s’ennuie, céliba-taire… J’en connais une au moins pourtant quine se ferait pas prier pour entrer en ménageavec lui.

— Qui ? interrogea vivement la gamine.

— Ninie…, la cravatière, la fille au père Ba-garre…

— Ah ! ben, merci ! dit Sophie, sans expli-cations.

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— C’est pas difficile à deviner ; elle estconstamment sur ses talons. Il n’y a que luiqui ne s’aperçoive de rien. Il a l’esprit ailleurs.Il était moins indifférent aux avances, dans letemps… Un si beau gars, et si doux, si inca-pable de faire de la peine à quelqu’un ! C’est

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après son retour seulement, en 68, qu’il a com-mencé à s’occuper de politique. Il accompa-gnait souvent Mazoudier dans les clubs, à lafin de l’Empire. Ils ont connu là, tout le per-sonnel à peu près de la Commune. Il ne tien-drait qu’à eux d’avoir un grade, de remplir desfonctions… Mais chacun sert la République àsa manière, n’est-ce pas ? et il y a des manièrespour tous les goûts. Lorsque monsieur Ra-

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bouille fréquentait les réunions publiques,avant la guerre, je me rappelle que Mazoudierdisait : « C’est pour lui comme un moyen des’étourdir… » Mais il a changé d’avis, quand ila vu monsieur Rabouille agir pendant que lesautres parlaient. Je vous le répète, monsieurProphète, il n’y a pas d’homme plus estimableque lui, cachant davantage le bien qu’il fait.Il déprécie l’argent en montrant qu’on n’en apas besoin pour être charitable. Ah ! si tout lemonde était partageux à sa façon, il y auraitmoins de malheureux, pour sûr !

Ces éloges finissaient par agacer l’invalide,qui saisit l’occasion d’y couper court en ré-pondant à une question du petit Adrien rentrédans la cuisine et regardant la mère Mazoudiermettre le pot-au-feu.

— N’est-ce pas m’n’oncle, qu’il y a chez toiune marmite où tiendrait un bœuf tout entieret un gril à roulettes pour des masses de côte-lettes ?

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— Il y a belle lurette qu’on ne les utiliseplus.

— Pourquoi ?

— Parce que nos cuisiniers n’ont plus,comme autrefois, deux mille bouches à nourrir.

— Combien vous êtes à présent ?

— Environ sept cents.

Le gamin réfléchit un instant et dit :

— Alors, c’est assez d’une marmite pour unveau.

À ce moment, une grosse femme qui portaitune boîte à lait, entra dans la cuisine et deman-da trois sous de bouillon.

— C’est tout ce qu’il vous faut, m’ame Bour-din ? dit la mère Mazoudier, après avoir servila nouvelle venue.

— Oui, fit celle-ci. Il n’y a pas moyen de dé-cider mon homme à se lever, même pour aller

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voter. Qui dort dîne. Il n’a pas quitté le lit de-puis deux jours.

— Il est malade ?

La grosse femme bougonna :

— Malade comme vous et moi… Il a ceque les autres appellent la flemme morbus. Çale prend tous les mois. On ne peut plus l’ar-racher du lit. C’est pas possible de trouver unhomme qui dorme comme celui-là des qua-rante-huit heures d’enfilée, et qui ne se réveilleque pour se rendormir. Rien n’y fait. On a beaule bourrer de coups de poing, le pincer, luiflanquer des potées d’eau dans la figure, il nebouge pas plus qu’une souche. Tant qu’il n’apas son compte de sommeil, des navets ! Etson compte, il ne l’a qu’au bout de trois jours.Ah ! l’animal !… C’est pas à dire qu’il soit mé-chant, mais quel tas !

Et elle s’en alla.

À la question de Prophète : — Qui est-ce ?

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— M’ame Bourdin, la matelassière qui vitavec Jéricho… l’emballeur… Vous savez bien ?répondit la mère Mazoudier.

— Non, je ne sais pas.

— C’est étonnant. Tout le monde dans lequartier connaît Jéricho… Jéricho, c’est unsurnom qu’on lui a donné parce qu’il est gueu-lard. Quand, il se réveillera, on l’entendra d’ici.On croirait qu’il va tout avaler… mais il n’avalerien ; il est plutôt taffeur. La matelassière et luisont ensemble depuis cinq ans. Ils demeurenten face, rue du Jourdain. C’est la misère endeux volumes. Quoique ça, ils ont été encoreplus malheureux. Pendant le siège, comme ilsne sont pas mariés, ils n’avaient guère pourvivre que les trente sous de Jéricho. La Com-mune est moins sévère : elle ne reconnaît pasqu’aux femmes légitimes le droit d’avoir faim.

— Parbleu ! son rôle est d’encourager la dé-bauche, après la fainéantise.

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Mais la mère Mazoudier, toujours indul-gente :

— La paresse de Jéricho ne fait de tort qu’àlui-même ; tandis qu’elle serait nuisible auxautres, si les parents de Jéricho lui avaient lais-sé des rentes et s’il dormait dessus. Dans cecas-là, pourtant, personne ne lui adresserait dereproches et il jouirait de l’estime générale.

Quelqu’un frappa sur l’épaule de Prophète,qui tournait le dos à la porte.

— Ah ! ça, vous vous cachez donc ? Je vouscherchais partout, dit le coiffeur Lépouzé. Iln’y a pas foule à la section de vote… L’élann’y est plus et je doute qu’on organise, ce soir,une retraite aux lampions, comme le 26 mars.Faut dire que le temps ne s’y prête guère. Jesuis tout trempé pour avoir traversé la rue. Ve-nez donc avec moi réchauffer le four, monsieurProphète. Il n’y a là que des amis.

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Chassés de la tonnelle par la pluie, lesclients étaient plus nombreux au comptoir, sibien qu’on ne voyait plus du petit père Bagarre,délaissé, que le bonnet de police secoué par lahoule et quelquefois chavirant… À chaque ins-tant, l’éclair d’un litre, au bout des bras de Fer-dinand ou d’Alexandre, fendait le nuage amon-celé sur les consommateurs, et la foudre tom-bait du haut de Schramm : « Comme j’ai dit en69 à Ménilmontant : le modérantisme, c’est lamort !… Comme j’ai dit aux jésuites apostésqui m’interrompaient, un soir, à la Belle Mois-sonneuse : Appelez-moi citoyen !… »

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Prophète et Lépouzé allèrent s’asseoir aufond de la salle, non loin de la table où cau-saient Rabouille et l’Émigrant ; mais à peine yétaient-ils installés que le concierge du 119 sedirigeant vers eux, dit :

— Monsieur Prophète doit savoir ça, lui…N’est-ce pas qu’on a trouvé dans le tombeau deNapoléon aux Invalides, des matières faciles àmonnayer ?

— Je n’en ai pas entendu parler, répondit,un peu sèchement, l’ancien soldat.

L’acteur Adolphe répéta :

— Ce qu’on a pris pour la faire fondre, c’estl’argenterie des ministères.

D’autres grains de sel relevèrent le thème :

— Que l’on commence donc par déboulon-ner la Colonne et par en remettre le bronzedans la circulation…

— Sous forme de canons…

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— Ou de gros sous à l’effigie de la Com-mune.

— Pour payer leur solde aux gardes natio-naux.

Rabouille sourit et ne put s’empêcher dedire :

— Si vous ne comptez que là-dessus !…Est-ce que vous vous imaginez, par hasard,que la Colonne tout entière est en bronze ? Labonne blague !

— C’est un monobronze, déclara Ferdi-nand, qui eût été, d’ailleurs, embarrassé dedonner au mot une signification précise.

Rabouille reprit :

— Le fût est en pierre de taille et il n’y aque les plaques de revêtement qui soient enbronze.

Les corneilles de cabaret qui l’écoutaients’entre-regardèrent avec une surprise mêléed’incrédulité, et Prophète lui-même, ignorant

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comme eux, soupçonnait Rabouille de mystifi-cation.

Un ouvrier trancha :

— Bronze ou maçonnerie, qu’on la renversed’abord, on verra après.

— Ce n’est pas tout ! s’écria Schramm. Enattendant qu’elle entraîne dans sa chute le chefd’une race de loups et de bandits, je demandequ’on mette à Bonaparte une chemise rougesur le corps et un voile noir sur la tête, commeaux assassins et aux parricides qui marchent àl’échafaud !

Quélier haussa les épaules :

— La Colonne… qu’on la vende tout sim-plement à un entrepreneur de démolitions.

Mais deux blouses protestèrent :

— Merci ! Pour qu’on en promène les dé-bris, plus tard, comme des reliques…

— Ou pour qu’on en retrouve le bronze auclocher des églises…

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Rabouille, qu’ennuyaient les paroles in-utiles, demeurait étranger au débat et Prophèten’y prêtait attention que dans l’espoir d’êtreédifié sur les projets de la Commune. Maisle petit Adrien choisit justement cette minutepour accabler son oncle de démonstrationsd’amitié ; et l’ouvrier mécanicien, à qui ce ta-bleau était insupportable, dit, tout à coup, desa place :

— Vous attachez beaucoup trop d’impor-tance aux avantages matériels de cette des-truction et vous n’en considérez pas assez l’ef-fet moral, qui est seul intéressant. Que la Co-lonne soit un monument dénué de valeur ar-tistique ou bien que la Commune retire un bé-néfice plus ou moins grand de la conversiondu bronze en monnaie, la question n’est paslà. Il s’agit, avant tout, de mettre d’accord nosprincipes et nos actes, en faisant disparaître unodieux symbole incompatible avec nos idéesde fraternité universelle et avec la haine quenous inspirent tous les malfaiteurs de l’huma-

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nité. Il ne suffit pas de jeter à bas la statuedu berger : le troupeau et les chiens dont on aprétendu perpétuer la mémoire, sont aussi mé-prisables. Pas d’équivoque. Nous commettonssciemment un attentat à la gloire avilie. Nousrappelons la France à la raison. Nous n’esti-mons pas le souvenir de ses égarements res-pectable. Nous nous refusons à immortaliserl’aveugle soumission d’un pays qui s’est lais-sé confisquer son énergie par un aventurier.Nous brisons ensemble l’idole et ceux qui l’ontadorée ou soufferte. La gloire d’un peuple c’esttout ce qui l’améliore ou le fortifie. Cet idéalcorrespond-il à la définition du conquérant : unhomme qui, généralement, à sa chute ou à samort, laisse son pays affaibli et diminué ?

Prophète faisait la sourde oreille et affectaitde jouer avec le petit Adrien.

Rabouille redoubla :

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— Voilà le résultat cependant que la Co-lonne propose à notre admiration, pas autrechose.

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Monsieur Martin, dont l’approbation cher-chait une formule, essaya discrètement celle-ci :

— La Colonne… seringue nationale pourinjections d’héroïsme et de servitude.

Rabouille continuait :

— Le magnifique réveil de 92, la Francese levant à l’appel de la Convention pour dé-fendre contre l’Europe coalisée, l’intégrité deson territoire, est-ce gravé dans le bronze dela Colonne ? Ce bronze lui-même provient-il

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de canons pris sur l’envahisseur à Valmy, Jem-mapes, Hondschoote, Wattignies, Fleurus ?…Pas du tout. Dédié par Napoléon à la GrandeArmée, comme on abandonne à des complicesune part de butin, ce monument éternise unelégende militaire de meurtre, de pillage et derigolade. Oui, de rigolade… Les campagnes dupremier Empire font songer à des promenadesd’orphéons allant, bannières déployées, gagnerde nouvelles médailles en des concours inter-nationaux. Napoléon ne fut qu’un chef de fan-fare habile à procurer des distractions et desrécompenses à une troupe de vieux drilles !

— Proudhon a défini Napoléon : un entre-preneur de roulage, nota l’Émigrant.

— Et quelles récompenses ? Celle que laConvention avait promise par décret aux dé-fenseurs de la Patrie, c’est-à-dire un milliardde biens nationaux à partager entre eux ? Celleque Bonaparte faisait encore briller aux yeuxdes soldats de l’an II, à la veille de l’expéditiond’Italie ? Quelle plaisanterie ! La vérité, c’est

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qu’il lâchait justement les sans-culottes dansles plaines de la Lombardie ou qu’il les em-barquait pour l’Égypte, afin de débarrasser laFrance, les nobles et la haute bourgeoisie, deces créanciers menaçants ; la vérité, c’estqu’aux prolétaires baladés, rien ne fut distribuédes biens d’église acquis par l’escroquerie etla mendicité, des biens nationaux, ni de la ré-serve territoriale que devait fournir la Bel-gique. Tout alla aux tripoteurs, fournisseurs,accapareurs, banquiers et capitalistes. Les sol-dats ne trouvèrent, à la fin, pour amuser leurvieillesse, que ces hochets de l’enfance : descroix ; et les plus abîmés, en fait de prétentionà la terre, n’eurent droit qu’à un jardin aux In-valides ! Il n’y a pas là de quoi les glorifier.Dupés, ils chérissaient encore le spoliateur ;aveugles, ils se félicitaient d’avoir fondé la for-tune des voleurs et assuré à la Propriété unsiècle d’accroissement et de respect ; ruinés,bons à rien, ils étaient fiers d’être Français,parce que leur image dégouline de la Colonne,

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comme du suif refroidi le long d’une bougieéteinte !

À demi-voix, en parenthèse, monsieur Mar-tin rappela l’épigraphe de Proudhon : Deleboeum de memoria hominum, qu’un garde nationalprit sans doute pour du latin d’église, car il sepencha vers son voisin et grasseya :

— Qu’est-ce qu’y dit l’autre : la messe ?

Prophète jouait toujours avec Adrien ; Ra-bouille, échauffé, poursuivit :

— Quant à la moralité de leurs chefs, lamoralité des Murat, Bernadotte, Masséna,Lannes, Macdonald, Marmont, Soult, Berliner,pour ne citer que les plus fameux, ah ! parlons-en… Ou plutôt, écoutons Thiers en parler, oui,le même Thiers qui s’entoure aujourd’hui degénéraux bonapartistes… Que dit-il dans sonHistoire du Consulat et de l’Empire ? « Toutes lesdilapidations, ce sont les généraux qui les ontcommises et en ont bénéficié ; ils ont pillé lespays conquis, fait le profit sur la solde et par-

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tagé avec les compagnies de fournisseurs leproduit de leurs vols. » Ne sait-on pas, en ef-fet, qu’un désastre dont les suites furent épou-vantables : la capitulation de Baylen, est dûà la cupidité des chefs et que la division Du-pont se rendit parce qu’elle traînait dans sesbagages encombrants toutes les dépouilles deCordoue ? Les soldats n’avaient qu’à prendreexemple sur leurs officiers et n’y manquaientpas. La retraite de Russie fut retardée, au dé-but, par le désir qu’avaient nos vieux guerriersde rapporter des souvenirs de leur passage àMoscou… À cet égard, l’armée du second Em-pire est restée fidèle à la tradition et le sac duPalais d’Été est là pour témoigner que Pékin areçu sa visite. C’est décidément le métier quiveut ça ! Pourquoi donc la Colonne n’est-ellequ’en bronze ? Un autre alliage conviendraitmieux à ce trophée.

Schramm, qui trouvait longs les discoursqu’il ne prononçait pas, interrompit :

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— Il est temps que Paris se purifie de cettegrotesque parodie du trophée romain et ren-voie à Sainte-Hélène la charogne du premierBonaparte, pour mettre à sa place, dans letombeau des Invalides, les restes du généralMalet.

Mais l’Émigrant observa doucement, sousla visière de sa casquette :

— Quelqu’un a dit cela avant vous, monami, le fondateur du Positivisme, cet AugusteComte…

Le Piémontais s’écria : — À bas la no-blesse ! Il n’y a d’auguste que le peuple souve-rain !

Et monsieur Martin, souriant, rentra sous sacasquette et dans son raglan vert, tandis queRabouille reprenait :

— Thiers et ses épaves d’empire, sont vrai-ment en bonne posture de reprocher à la Com-mune ses excès, au bout d’un mois à peinede pouvoir et de difficultés ! Ils affirment que

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nous ne sommes que des aventuriers recher-chant avant tout les émotions de la lutte et lasatisfaction des plus basses convoitises. N’est-ce pas plutôt ce qu’on peut dire de cette grandearmée dont la Colonne symbolise les rapines etles bombances ? On nous objecte que les gro-gnards d’autrefois achetaient au prix de leurvie ou tout au moins au prix de fatigues etde privations inouïes, quelques heures dedésordre et de plaisir… Leur excuse, alors, se-rait la vôtre, prolétaires las et meurtris, quiêtes prêts à payer de votre sang aussi une joiemême passagère ! Mais cette excuse vousn’avez pas à l’invoquer. Vous êtes les soldatsd’une cause juste et non plus des prétoriens ;c’est afin que vos fils soient libres que vousconsentez à mourir, et non plus au contraire,par amour pour le fouet et la chaîne : et com-ment vos fautes mêmes ne mériteraient-ellespas l’indulgence, quand on les compare avec lalongue suite de scandales et de crimes enrou-lés, comme des images de piété, autour du mir-liton de la place Vendôme ?

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— Rabelais disait : « Ce que les Sarrazinset Barbares jadis appelaient prouesses, main-tenant, appelons briganderies et mes-chance-tez », murmura monsieur Martin.

Rabouille avait quitté sa place ; il conclut,debout, au milieu de la salle :

— Pour moi, je ne regrette qu’une chose :c’est de ne pas montrer un plus profond déta-chement des préjugés qui nous oppriment, enleur sacrifiant, moi aussi, jusqu’à des souvenirsde famille ordinairement vénérés. Au bas dudécret de la Commune, nulle signature ne vautcelle du vieux Delescluze, dont le père, anciensergent de la Grande Armée, est mort aux In-valides.

Depuis cinq minutes, Ferdinand adressait àson ami des signaux de détresse auxquels Ra-bouille, emballé, hors de lui-même, ne prenaitpoint garde. La voix du marchand de vins ap-puya ses instances télégraphiques inutiles.

— Jacques !

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Mais Prophète, qui se contenait encore, le-va les yeux et coupa la communication :

— Laisse donc monsieur s’amuser ; ça n’estpas son turlututu qui usera le « mirliton »,comme il dit.

— En effet. Aussi, ne s’agit-il pas de l’user,mais de le mettre au rebut tout de suite.

— Eh bien ! tonnerre de Dieu ! je serais cu-rieux de voir ça !

Prophète, écartant Adrien, s’était dressé àbout de patience. Les deux hommes, en facel’un de l’autre, tremblaient de colère et de défi.

Ferdinand se précipita : — Allons, c’estpour rire, mon oncle… Vous interprétez malles paroles de Jacques. Il s’élève au-dessus despersonnalités.

— C’est donc à moi d’en faire et de lui direqu’il vient de tenir le langage d’un…

Le mot ne fut pas prononcé ou se perditdans le tumulte. Au moment où Prophète ac-

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compagnait son invective d’un geste de me-nace, quelqu’un se glissa entre les deux adver-saires, une femme dont l’épais chignon se pritau crochet qui terminait le bras de l’invalide.Elle se dégagea et dit, comme si son interven-tion était accidentelle :

— Après qui donc en a-t-il ce vieux-là ?

D’autres qu’elle, d’ailleurs, s’interposaient ;Ferdinand répétait : « C’est un malenten-du… », la petite Sophie, toute émue, couraitchercher sa mère, tandis qu’Adrien avait lecontentement dans les yeux et que l’insidieuxQuélier, auquel la scène était, par certain côté,désagréable, goguenardait : « Heureusementque Ninie est arrivée… Un peu plus, on lui chif-fonnait son béguin. »

Mais celle-ci se retournant brusquement :— Vous, mêlez-vous de vos affaires, n’est-cepas ? Je ne vous demande pas l’heure qu’ilest… Ah ! c’est toi…

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Arrêté au passage, son père, qui cherchaità gagner subrepticement la porte, cacha saconfusion sous le bonnet de police dont legland désolé pendait…

— J’étais bien sûre de te rencontrer ici. Ont’a encore fait boire. C’est du propre !…

Justement, Céline entrait, s’informait. Niniela rembarra à son tour : — Ce qu’il y a ? Il y aque les pochards finissent toujours par se co-gner, parbleu ! Mais c’est bien égal à l’empoi-sonneur, pourvu qu’il y trouve son compte. Al-lons, viens, papa. Assez godailler…

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Et la grande fille, brune, plate, aux jolisyeux gris et aux lèvres rouges, dans un visagelong et pâle, emmena le vieux garçon de placequi plaidait mollement les circonstances atté-nuantes : la pluie, les élections, la politesse descitoyens qui l’avaient invité…

— Le torchon brûle, dit Quélier. En voilà duchabanais pour un petit grain !

— Elle t’a tout de même envoyé dinguer, fitun camarade narquois.

— Oh ! il ne faut pas juger sur les appa-rences, insinua le beau capitaine, dont la fatui-té se ménageait les bénéfices du doute.

Cependant, Ferdinand, Céline, Lépouzé etquelques clients s’entremettaient pour réconci-lier Rabouille et Prophète.

Le marchand de vins disait à son ami :— Ah ! ça, qu’est-ce qui t’a pris ? Je ne t’aijamais vu comme ça… C’est pas sérieux…Laisse-moi arranger les choses. L’oncle est unbrave homme au fond. Mais tu l’as provoqué…

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C’est un vieux soldat ; il a la tête près du bon-net, quand on touche à ses reliques.

Rabouille répondit : — Si j’ai eu tort, soistranquille… ; pareille altercation ne se renou-vellera pas. Je cède la place à ton oncle.

Mais calmé, étonné de lui-même de son al-garade, il était triste dans son cœur, où se rou-vrait une blessure ancienne faite par l’absence.

Céline, mise au courant de la querelle, s’ef-forçait également d’en atténuer les consé-quences et d’apaiser son oncle qu’elle avait en-traîné dans la cuisine.

— Nous connaissons Rabouille. Bien sûr, iln’a pas eu l’intention de t’offenser. Il regrettedéjà son emportement. Il faut qu’on l’ait exci-té…, car il ne boit pas, il ne boit jamais, et rienque la crainte de nous désobliger l’aurait bri-dé…

Prophète bougonna : — Peu importe. Je nelui disputerai pas le terrain, voilà l’affaire. Sivous voulez me voir, vous viendrez à l’Hôtel.

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Mais la résolution coûtait à son âge, à sesaffections, à ses habitudes ; il songeait aussique ses débuts dans le rôle d’investigateurn’étaient pas heureux et qu’il avait tari lasource de renseignements à laquelle il espéraitpuiser. Et sa résistance en arrivait à s’irriter dece qu’on ne trouvait pas d’arguments pour lavaincre.

Ferdinand accrut encore ce dépit en présen-tant maladroitement la défense de Rabouillequ’il n’avait pu, dit-il, retenir.

— C’est préférable, du reste, car vousn’êtes, ni l’un ni l’autre, des gaillards qu’on faitchanger d’idée, hein ? Mais la première foisque vous vous rencontrerez, tout sera oubliéet vous en serez quittes pour éviter certainssujets de conversation. Je ne comprends rienà l’exaltation de Rabouille aujourd’hui… C’estl’atmosphère, l’entourage, qui lui ont tapé surla coloquinte. J’ai déjà observé ce phénomène.Depuis la mort de Flourens, d’ailleurs, Jacquesest très agité et tout ce qui lui rappelle son ami

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le rend agressif. Faut pas lui en vouloir, mononcle. On vous rabibochera.

— Je ne m’en soucie pas, dit Prophète.

Et Céline, les enfants eux-mêmes insis-tèrent vainement pour qu’il ne s’en allâtqu’après dîner. Toutefois, il finit par promettrede revenir, et sur l’assurance qu’il ne tarderaitpas, sa nièce et son neveu le laissèrent enfinpartir.

Alors, autour du comptoir, les commen-taires que sa présence étouffait, crépitèrent.

— As-tu vu comme il s’est rebiffé l’ancien ?Il a du poil au cœur.

— Sans la fille au père Bagarre, il te harpon-nait mon Rabouille !

— Un fameux outil, son crochet.

— Ça vaut mieux qu’un nez d’argent !

— Aussi Rabouille a-t-il prudemment levél’ancre, dit Quélier.

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— Le vieux bras de fer aussi.

— Oui, mais après…

— Il n’avait pas de permission, expliquaFerdinand. Et vous savez le tarif, pour les man-quants à l’appel du soir : huit jours de salle depolice avec privation de vin.

— C’est dur, pour des hommes de cet âge-là de coucher encore à la boîte et d’être traitéscomme des conscrits !

— L’Hôtel des Invalides tout entier n’estpas autre chose qu’une vaste prison. C’est Du-bois de Crancé qui le disait en 1791, murmural’Émigrant, dans son coin.

— Ils seraient mieux chez eux qu’à l’Hôtel.

— C’est pourquoi on leur a doré la pilule.

Cette allusion au Dôme des Invalides égayales buveurs jusqu’à ce que le cordonnierSchramm s’écriât : — Le fait, pour un invalide,de monter la garde, est moins pénible que ri-dicule. Depuis quand est-il nécessaire de dé-

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guiser en soldats les portiers des musées etles pensionnaires d’hospices ? Les fédérés encheveux blancs qui quittent une femme et desenfants pour se rendre aux remparts, sontd’autres modèles de dévouement et d’abnéga-tion.

Lépouzé saisit l’occasion de faire oublierqu’il avait été Canrobert.

— Le service intérieur, aux Invalides, com-porte une sujétion plus révoltante encore.L’oncle de Ferdinand m’a raconté qu’un piquetde pensionnaires en armes, est commandé,chaque dimanche, pour assister à la messequ’on célèbre dans la chapelle.

Des dénégations, des rires et des huées ac-cueillirent cette information. Mais Ferdinanden ayant certifié l’exactitude, Schramm fit en-core explosion :

— Vous entendez, citoyens ! Je répéteraidonc simplement ce que j’ai dit, un soir, auVieux-Chêne : « Que devient la liberté de

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conscience sous un régime qui oblige le peupleà passer de l’école, où l’on apprend, à adorerun Dieu en trois personnes, à la caserne, oùcette Trinité s’adjoint, pour la renforcer et ladéfendre, un compère couronné ? »

La nuit était venue, hâtée par le mauvaistemps, le recul de la maison et le voisinage del’église, coutumier d’ombre… Une guitare s’ac-corda, grêle et plaintive, et la chanteuse am-bulante de l’après-midi, essorant sa chansontrempée de pluie, comme ses vêtements, sonvisage et sa voix, commença :

Pourquoi gémir, cela n’avance guère.Un homme a dit : l’Empire c’est la paix !Depuis ce temps, on fit vingt fois la guerre,Il est trop tard, pour le trouver mauvais…

Alexandre, le plongeur, monta sur un ta-bouret et alluma, entre les branches de la lyresuspendue au plafond, une petite étoile trem-blante sous laquelle roulaient toujours, dans

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le vent de la porte, d’épais nuages traversésd’éclairs et de grondements que perçait, par in-tervalles, l’ironique refrain de la chanteuse àmentonnière :

Vous vous plaignez, Français, vous avez tort !

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V

FAISONS LA CHAÎNE !

Les deux semaines qui suivirent, du 17 au29 avril, virent fondre sensiblement la petitetroupe de volontaires sur laquelle Philibert La-couture et Timothée Prophète avaient cru pou-voir compter. Chaque jour leur enlevait despartisans et les événements les plus propresà entretenir leur indignation semblaient êtreceux, au contraire, qui éclaircissaient les rangsdes mécontents. Les défections, à dire vrai, nese produisaient pas franchement, mais Lacou-ture et son ami eussent peut-être préféré un

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abandon brutal et motivé à la tiédeur et au re-lâchement qu’ils constataient.

— Il y a quinze jours, gémissait Prophète,je me serais fait fort d’entraîner au moins deuxcents hommes… C’est à peine, maintenant, sinous en déciderions cent cinquante à marcheravec nous.

— Bah ! répondait Lacouture, dont les grosyeux blancs riboulaient dans une face vul-tueuse, cent cinquante hommes déterminéssuffisent pour mettre à la raison ces bandits…,d’autant plus que nous n’irons pas à eux lesmains vides et la bouche en cœur, comme lespékins qu’ils ont fusillés place Vendôme, lemois dernier.

Il avait fallu renoncer, presque tout de suiteaux réunions régulières du soir, où les inva-lides devaient apporter leur glane quotidienne.Outre la difficulté de les rassembler avant ouaprès l’appel, maints locataires grincheux dessalles d’Hautpoul et Louvois, s’étaient plaints

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qu’on les empêchât de dormir et qu’on bous-culât leurs habitudes. Des observations ana-logues, de la même part, avaient fait négliger,comme lieu de rendez-vous, le chauffoir situéau bout du corridor de Grenoble et communaux pensionnaires des deux salles.

C’était une grande pièce que garnissaientun poêle, des tables et des lavabos. Bien qu’ellene fût guère fréquentée que le matin, à l’heuredes soins de propreté et du frater qui rasaitles invalides, ceux-ci avaient vu d’un œil assezpeu favorable l’envahissement du chauffoir,pour que Prophète ne persistât pas à les yconvoquer. C’était convenu, d’ailleurs : hors lecas de force majeure, on ne tiendrait plusconseil.

— Cela vaut mieux, dit Lacouture ; nousn’userons pas leur zèle. Il serait imprudentd’imiter le berger qui criait : au loup ! pour sedistraire et qui fut mangé, faute de secours, lejour qu’il en réclama pour de bon.

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Mais Prophète n’était pas de cet avis.

— Je crois, moi, qu’ils vont se détacher denous davantage, et que nous avons tort de leslaisser se refroidir. Ils prennent déjà beaucoupmoins au sérieux les menaces des rouges…Mon idée d’envoyer, à tour de rôle, quelques-uns des nôtres en éclaireurs, place Vendôme,n’était pas si bête… Leurs rapports auraient te-nu les camarades en haleine.

— Ben, oui, vieux, mais puisque la placen’est plus approchable, c’est les déranger inuti-lement, et ils te l’ont bien dit.

— Excellent prétexte pour se défiler !

— En tout cas, nous avons pu nousconvaincre qu’ils ne nous en contaient pas.

En effet, induits en méfiance par les ren-seignements du couple alsacien Klauss-Muller,Prophète et Lacouture avaient eux-mêmes, aucommencement de la seconde quinzained’avril, poussé une reconnaissance place Ven-dôme.

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Des sentinelles en défendaient l’accès, aussibien du côté de la rue de la Paix que du côtéde la rue de Castiglione, et les deux-invalidesavaient dû se borner à jeter un coup d’œil dansl’enceinte, par-dessus les barricades ébauchéesqui la fortifiaient.

La place, entièrement dépavée, offrait l’as-pect d’un vaste camp retranché où des ba-taillons bivouaquaient. On voyait des tentesqui avaient été blanches et d’où sortaient dela paille et des pieds, quoique les gardes na-tionaux désœuvrés fussent plutôt étendus de-hors, au soleil. D’autres jouaient aux cartes, aubouchon ou bien plaisantaient avec des mar-chandes de café et des bouquetières ambu-lantes ; d’autres encore étaient attablés auprèsde cantines improvisées qui débitaient du vinen pots et de l’eau-de-vie ; et la fumée qui s’éle-vait des cuisines en plein vent installées autourde la Colonne, en noircissait le piédestal. Undrapeau rouge à franges d’or reposait sur lesfaisceaux, parmi les pains embrochés ; sur la

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barricade de la rue de Castiglione, des fédéréspittoresquement groupés par un photographe,attendaient, devant l’objectif, un surcroît deprestige de deux petits canons dont la boucheet le cou étincelaient dans les embrasures. Etles vieilles façades dessinées par Mansard, lesanciennes et nobles demeures de la place desConquêtes, regardaient et respiraient cela avecstupeur, ainsi que des personnes âgées et mo-roses, dans le salon desquelles traîneraienttout à coup leurs jouets, des enfants dissipés,insolents et malpropres.

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Aussi bien, Klauss et Muller, dont les im-pressions étaient plus ingénues, avaientconcentré toute leur attention sur un événe-ment capital : le remisage dans la cour del’État-Major de deux voitures de gala saisiespar la Commune.

— C’est les foidures de Mac-Mahon et Gan-ropert, disait Klauss.

— Non, de Ganropert et de Murat, rectifiaitMuller ; rabelle-toi pien.

Il n’y eut pas moyen d’en tirer autre chose.De la Colonne même, ils ne savaient rien : ilsne l’avaient pas vue.

Lacouture et Prophète, eux, se plurent àconstater qu’elle était toujours intacte. Onavait seulement cravaté ses aigles d’immor-telles et un double drapeau rouge flottait ausommet du monument.

— Il n’y a pas de mal à ça, dit Prophète.C’est un éventail dont l’Empereur avait besoin,au milieu de ce grouillement et de cette ordure.

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Lacouture ajouta : — Allons, ce n’est pasencore demain qu’ils l’avaleront ! L’arête esttrop grosse pour eux ; ils ont compris qu’elleles étranglerait.

Et rassurés, ils prirent en pitié les deux bar-ricades à l’état d’indication et vraiment moinsimposantes que ne le donnaient à entendre lesjournaux dévoués à la Commune.

— Une escouade les emporterait d’assaut.

L’affiche même qu’ils lurent, ce jour-là, enrentrant aux Invalides, n’ébranla pas leurconfiance. Le citoyen Gaillard, chargé deconstruire des barricades dans les 1er et 20e ar-rondissements, faisait appel aux travailleurs debonne volonté et leur allouait une solde dequatre francs par jour.

— Belleville – Louvre ! s’écria Prophète. Dumoins, voilà un malin qui ne met pas tous sespavés dans le même quartier !

Le lendemain, d’ailleurs, une nouvelle insé-rée dans le Bien public, qu’ils se repassaient,

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entretint leur gaieté ! Le citoyen délégué à laGuerre apprenant qu’on faisait des barricadessans l’avoir consulté, avertissait les ouvriersembauchés qu’ils ne toucheraient pas la hautepaye promise.

— Patatras ! dit Lacouture. Pas d’argent,pas de Suisse ! Attrape, mon Gaillard !

Cette bisbille, au fond, était de bon augure.S’ils ne trouvaient pas de bras pour construiredes barricades, raison de plus pour renoncer àleur dessein de renverser la Colonne. Ils n’al-laient pas, parbleu ! crier cela sur les toits,mais leur impuissance était évidente.

— D’ailleurs, fit Lacouture, nous seronstoujours suffisamment renseignés par mon ne-veu Géran.

Il avait expliqué à Prophète le concoursqu’on pouvait attendre de ce neveu. Lieutenantde la garde nationale pendant le siège, s’il avaitconservé son grade dans un bataillon fédéré,c’était afin de mieux nuire à la Commune. Un

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mystérieux personnage ; son supérieur, chargépar le gouvernement d’organiser la contre-ré-volution dans Paris et en communicationconstante avec Versailles, associait Géran à sesmenées.

— Grâce à une carte de circulation qu’ils’est procurée et aux relations qu’il a dans lesdeux camps, il peut nous être aussi utile qu’àses chefs, tu comprends… Par lui, nous sau-rons exactement ce qui se passe place Ven-dôme : il y va tous les jours. Entre nous, il seflatterait même de faire échouer le projet descommuneux relativement à la Colonne, dansle cas où leur menace serait suivie d’un com-mencement d’exécution. Mais là-dessus, mo-tus ! d’autant plus que mon neveu est aussid’avis qu’ils n’en viendront pas là, et que nousn’aurons pas l’occasion de leur tricoter lescôtes… Comme dit Cassavoix : c’est dom-mage ! Et pourtant, quoi qu’il arrive, le cama-rade n’en sera pas pour ses frais, lui…

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— Est-ce qu’il s’imagine, par hasard, obser-va Prophète, que le spectacle d’une infirmitécontractée au service de la patrie, agit sur cesmisérables et leur fait honte ?

— Oh ! non, répliqua Lacouture, entre deuxprises. Tu connais Cassavoix… Il serait humi-lié d’attendrir les communards, tandis qu’il sevante de les… de les fasciner. C’est un homme,tu sais, qui cherche toujours à produire de l’ef-fet.

Cassavoix, par le rôle un peu théâtral qu’ils’attribuait ordinairement, vérifiait cette cri-tique. Il avait perdu les deux bras au Mexique,et personne n’excellait comme lui à tenir l’em-ploi d’invalide sur la scène idéale qu’il trans-portait partout. Ses promenades étaient des re-présentations. Il avait l’air d’une enseigne ani-mée de la Gloire, Prophète, en le voyant partir,disait : « Il emporte le Dôme ! »

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Cassavoix avait toujours énergiquement re-fusé les bras artificiels dont on lui conseillaitl’usage. Il jugeait un pareil simulacre indigne

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de lui. Mais cette répugnance pour le ma-quillage s’arrêtait au physique, et sa vanité luifournissait les mauvaises couleurs qu’il don-nait à sa résolution.

« Avec un bras artificiel, articulé ou non,comment rendrais-je, sans être ridicule, le sa-lut que les soldats doivent à ma croix ? Et sije m’abstenais de le rendre, que penseraient-ilsde moi ? Tandis qu’ils voient tout de suite queje ne leur rends pas le salut, parce que je n’aiplus de bras.

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La vérité, c’était que, manchot, il excitaitbien davantage la curiosité des militaires etl’admiration des civils, à laquelle il se montraitencore moins insensible. Il sortait uniquementpour la provoquer et en jouir. Il portait lesmanches repliées sous ses bras, comme lesfemmes portent une toilette qui leur va bienet leur attire des compliments. Il réhabilitaitla guerre et s’acquittait envers la chirurgie. Ilréalisait le type de l’invalide professionnel : ilmendiait l’hommage.

— J’irai toutes les semaines, et plutôt troisfois qu’une, place Vendôme, avait-il dit. Il mesemble que si quelqu’un n’a rien à redouter deces gens-là, c’est moi. Ils voient à qui ils ont af-faire. Figurez-vous que j’obtiens les honneursde leurs factionnaires… Il y a une façon deles regarder. Ah ! je n’engagerais pas un de cesvoyous à me manquer de respect ! Pas besoinde bras pour le corriger… ; c’est à coups depied dans le cul qu’il faut leur z’apprendre la ci-vilité !

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Il appelait ses médailles, au nombre de six,sans compter la croix, ses « fillettes ». Il disaitau servant qui l’assistait : « Mettez-moi mesfillettes ; nous allons prendre l’air. » Il avaitpour elles des attentions de père et ne les gal-vaudait jamais dans les mauvais lieux, commes’il eût craint qu’elles n’y perdissent leurs ver-tus. Il ne manquait pas de les consigner à lachambre ; une fois par mois, quand il se débau-chait dans une des maisons du boulevard deGrenelle.

— Ah ! vieux tendeur, je vois ce que c’est !s’écriait le servant, familier. Papa soulage lanature, aujourd’hui !…

Et l’invalide répondait : — Juste, Auguste !

Aux six fillettes et à leur sœur aînée, il de-vait bien, d’ailleurs, de tels soins : elles le nour-rissaient, en somme, et des œillades qu’ellesrécoltaient dehors, la meilleure part était pourlui.

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À ces deux jours d’accalmie, le 17 et le 18,succédèrent des coups de foudre.

Le 19 avril, Lacouture et Prophète, aprèsleur petit tour quotidien sur l’Esplanade, ren-traient à l’Hôtel, lorsqu’ils virent s’éloignerdeux fiacres paraissant lourdement chargés etdont chacun des cochers avait à côté de lui, surle siège, un garde national.

Chapelard était, ce jour-là, de service auposte. Ses camarades n’eurent pas besoin del’interroger ; il les arrêta au passage, avec l’em-pressement aux confidences que montrent lesportiers vis-à-vis de leurs locataires préférés.

— Arrivez donc ! Il y en a du nouveau !…

— Quoi donc ?

— Un fonctionnaire de la Commune ac-compagné d’un commissaire de police et d’unebande d’argousins, s’est présenté tantôt avecun ordre du délégué aux Finances, lui prescri-vant d’enlever l’argenterie des Invalides et dela transporter à la Monnaie.

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— L’argenterie… quelle argenterie ? de-manda Prophète interdit.

— Pas la nôtre, parbleu ! Le couvert des of-ficiers.

— Mais c’est leur propriété ! s’écria Lacou-ture. Un présent de l’impératrice Marie-Louise.Cette argenterie n’appartient ni à l’État, ni à laVille, ni même à l’Hôtel.

— C’est sans doute ce qu’a fait observermonsieur l’officier principal, auprès de qui j’aiconduit ce monde-là. Mais, naturellement, onne l’a pas écouté. Alors, il a réclamé un ordreécrit signé du gouverneur.

— Et le général de Martimprey ne l’a pas re-fusé ?

— Faut croire, puisque, après deux heuresde pourparlers, ils viennent d’emporter l’argen-terie, pour la monnayer. Peut-être qu’ils ontdit, comme leur Père Duchêne, l’autre jour :« Est-ce que les patriotes mangent dans de l’ar-genterie ? »

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Chapelard plaisantait. La satisfaction d’édi-fier ses amis éteignait en lui toute indignationet l’on sentait, en outre, que le vieux chapar-deur d’Afrique trouvait intérieurement des ex-cuses à cette razzia audacieuse.

Mais Prophète regarda Lacouture et ditamèrement : — N’avais-je pas raison ? Noschefs doivent déjà se repentir de n’avoir pasfait cause commune avec nous. Ce sont lespremières victimes de leur faiblesse et de leurhésitation. Aujourd’hui, c’est leur argenteriequ’ils endurent qu’on fasse fondre ; demain, cesera le bronze de la Colonne. Tout s’enchaîne.Un affront en amène un autre. Il est vraimentbien heureux que le tombeau de l’Empereur nesoit pas en or, en métal précieux… ; ils l’au-raient laissé convertir aussi en espèces son-nantes destinées à prolonger la résistance deleur pire ennemi. Voilà l’affaire.

— Eh bien on se passera d’eux, fit Lacou-ture, réagissant contre le découragement au-quel son compagnon inclinait.

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Le surlendemain, dans la matinée, Prophètequi traversait pour sortir, le corridor deBayonne, entendit un grand bruit de voix exas-pérées. Dans la cour de la Valeur, sur laquelledonnent les fenêtres de la salle Moncey, unedizaine d’aveugles entouraient en gesticulantle fauteuil roulant de Clavquin, le vieilataxique, dont les jambes étaient de laine sousle tablier de cuir et les couvertures.

Depuis quinze jours, on le rencontrait àchaque instant au bas des escaliers, au boutdes corridors, à toutes les issues, dans la pos-ture où le capitaine Colin l’avait trouvé, à lapremière heure, attendant la descente des in-

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valides pour se joindre à eux. C’était devenupour lui plus qu’une distraction providentielle :une perspective de guérison. Il avait lu, autre-fois, dans un roman, qu’un paralytique avaitrecouvré l’usage de ses membres sous le coupd’une émotion violente, et il recherchait pas-sionnément celle qui le mettrait debout. Ilvoyait moins, dans le renversement de la Co-lonne, un acte de vandalisme à prévenir qu’unremède à essayer. Il se raccrochait à ce dernierespoir de n’être pas incurable. Sa santé ruinées’astreignait au régime du chauvinisme.

La fréquentation des aveugles, si excités, sivibrants, si prompts aux résolutions extrêmes,lui avait semblé tout de suite éminemment thé-rapeutique et, pour s’assurer un bain d’électri-cité quotidien, il avait proposé à son ami Ar-chin, le chef de chambrée des aveugles, de ve-nir chaque matin leur lire le journal, les tenir aucourant des événements. Leur salle, d’ailleurs,était voisine de la sienne, mais la difficulté demanœuvrer son fauteuil lui faisait préférer, par

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le beau temps, l’une des petites cours plantéesde maigres jardins, correspondant aux quatresalles occupées par les moines-lais.

— Quelle mouche les a piqués ? se deman-dait Prophète en considérant de loin le groupevéhément que formaient les aveugles et leurlecteur.

Mais celui-ci, apercevant un camaradeclairvoyant, l’appela, requit son témoignage.

— Hé ! le Prophète… Approche un peu, etdis-leur si je mens… Ils ne veulent pas mecroire.

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Clavquin avait sur les genoux un journal dé-plié ; il le tendit à Prophète.

— As-tu connaissance de ça, toi ? Lis touthaut.

L’autre obéit : « Les matériaux qui com-posent la Colonne de la place Vendôme sontmis en vente. Ils sont divisés en quatre lots.Deux lots, matériaux de construction ; deuxlots, métaux. Ils seront adjugés par lots sépa-rés, par voie de soumissions cachetées adres-sées à la direction du génie, 84, rue Saint-Do-minique-Saint-Germain. »

— Et c’est à l’Officiel, n’est-ce pas ?

— Oui, dit Prophète, mais qu’est-ce que ce-la signifie, après tout ?

Un aveugle, dont les paupières étaient desblessures toujours fraîches, s’écria :

— Comment, ce que ça signifie ! ça signifiequ’on s’est foutu de nous et que la Colonne estdémolie, puisqu’on en vend les morceaux.

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— C’est bien clair, reprit un autre aveugleexalté ! On nous cache la vérité.

— Nous sommes trahis par les nôtres, fit untroisième, qui avait sur l’œil une rondelle dedrap noir.

— Mais non, déclara Prophète. Je puis vousaffirmer, moi, après Clavquin, que les commu-neux vendent la pierre et le bronze de la Co-lonne avant de l’avoir jetée par terre. Je l’ai vuehier encore comme je vous vois. J’ajouteraismême qu’on n’a rien entrepris contre elle. Au-trement, vous en seriez avertis, non seulementpar Clavquin, mais par tous ceux d’entre nousqui ont juré de ne pas laisser s’accomplir cetteprofanation. Vous pouvez dormir tranquilles,nous veillons.

Appuyé sur son bâton, le visage perdu aufond de sa barbe blanche et ses orbites pa-reilles, sous l’arcade sourcilière buissonneuse,à des nids désertés où s’avilissaient deux petitsœufs tiquetés et vides, Archin, le vieux chef de

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chambrée qui avait participé à la sédition de48, donna son approbation à ce langage.

— Allons, suffit… C’est pas que nous ayonspeur que vous ne manquiez à votre parole… ;mais faudrait pas s’aviser de nous tenir àl’écart, parce que nous montrerions de quoinous sommes encore capables.

— Oui, qu’on le montrerait ! dirent en écholes aveugles.

Et, réintégrant Clavquin dans leurconfiance un moment alarmée, ils l’invitèrent àcontinuer sa lecture.

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Quelques jours après, d’ailleurs, le mêmejournal lui fournit une preuve de véracité dontil prit avantage. C’était le compte rendu suc-cinct de la séance de la Commune du 22 avril.Un citoyen Blanchet y reprochait à ses col-lègues de parler beaucoup et de ne pas agir as-sez. Il leur demandait âprement où en étaientle décret sur le jury d’accusation et la loi desréfractaires et pourquoi enfin la colonne Ven-dôme n’était pas encore abattue.

— Qu’est-ce qu’ils ont répondu ? interrogeale doyen des aveugles.

Clavquin lut la suite du compte rendu : iln’y était plus question de la Colonne.

— Vous voyez bien, dit l’ataxique. Ilsamusent le tapis.

— À moins qu’ils ne cachent leur jeu, fitl’aveugle qui avait un pochon de drap noir.

Mais Clavquin :

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— Il y a toujours une chose qu’il leur seraitdifficile de cacher : ce sont les échafaudages,les travaux préparatoires… Or, Cassavoix, La-couture et le Prophète, qui vont flâner par làpresque tous les jours, ne signalent rien dansce genre-là.

— Peu importe, dit Archin. Ouvrez l’œil. Unmauvais coup est bientôt fait.

— Allons, reprit Clavquin, c’est pas des es-camoteurs, que diable ! Ils ne manquent pas debonne volonté, parbleu ! Mais on ne vient pas àbout d’un monument comme d’une margoton.

Trois ou quatre aveugles que la comparai-son chatouillait, renchérirent : — La Colonnene se laissera pas coucher par terre…

— C’est pas ces pierrots-là qui la culbute-ront…

— Trop petits ! Auraient besoin d’un tabou-ret.

— Ils ne savent pas comment s’y prendre !

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— Lever la patte contre le socle, c’est bonpour ces roquets ! Dans l’après-midi, néan-moins, Clavquin, au lieu de battre les corridors,fit rouler son fauteuil vers « les canons », où,sur des bancs, le long du fossé d’enceinte, dessociétés d’invalides devisaient, en jouissantdes premiers rayons d’un soleil déjà chaud.Sous le ciel clair, l’Esplanade étrennait sa toi-lette de feuillage, encore légère, d’un verttendre et neuf. Le Dôme étincelait. Des oiseauxsautillaient, en fourriers de la belle saison,dans les allées bordées de jardinets, oùquelques pensionnaires arrosaient leurs semiset respiraient le printemps.

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Clavquin arrêta son fauteuil devant un bancautour duquel une demi-douzaine d’invalidesrassemblés, nourrissaient la conversation detrois de leurs camarades assis. Ils n’avaientplus sous les yeux, comme avant la guerre,la batterie triomphale composée de bouches àfeu sur affûts de siège, ressource des fêtes na-tionales annoncées par des salves ; ni la batte-rie trophée, dont les pièces orgueilleuses repo-saient sur chantiers, à droite et à gauche de lagrille d’entrée. Les deux batteries, envoyées àBrest en 1870, étaient maintenant remplacéespar de modiques tas de boulets, dont les fédé-rés eux-mêmes n’avaient pas voulu.

Les invalides n’en persistaient pas moinsà dire, par habitude, qu’ils allaient « aux ca-nons », pour désigner cet endroit devenu va-cant et, ce jour-là, l’expression pouvait nepoint paraître dénuée de sens, eu égard aux dé-tonations lointaines que l’on entendait à inter-valles assez courts, du côté de Malakoff et d’Is-sy.

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Clavquin en fit la remarque : — Ça chauffe,là-bas…

À tour de rôle alors, les autres eurent la pa-role.

— Oui ; les soldats de l’Assemblée se rap-prochent tous les jours. Ils occupent mainte-nant Bois-Colombes, Asnières et Bagneux. Lasemaine prochaine ils seront dans Paris.

— De notre temps, on y aurait mis moins defaçons.

— Les anciens ne sont pas encore revenusde captivité. Il n’y a que de la jeunesse à l’ar-mée. C’est pourquoi elle avance si lentement.

— J’étais voltigeur au 2e bataillon du 51e,au coup de chien de 1851. Le soir du 4 dé-cembre, on partit de la pointe Sainte-Eustachepour enlever au pas de course cinq barricades,dans la rue Montorgueil et la rue Montmartre.Fallait voir ça !… C’était un plaisir de travaillerà la baïonnette… On ramassait les fusils parbrassées.

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Un invalide s’emberlificota dans une his-toire de cheminements, de tranchées, de pa-rallèles et de gabionnades, exécutés ou utiliséspar l’armée de Versailles et qui lui rappelaientle siège de Sébastopol.

— Mac-Mahon prendra une seconde foisMalakoff, dit son voisin, qui traçait par terredes figures, du bout de sa canne.

Un autre ajouta :

— C’est pas sorcier. Il n’y a qu’à suivre leplan de l’État-major prussien et qu’à s’établirdans les ouvrages abandonnés par les Alle-mands. C’est de la besogne toute faite. Aussi lesecond siège durera-t-il moins longtemps quele premier.

— C’est pas dommage ! Revoir Paris affaméquand nous sommes dedans, merci bien ! En-fin, toi qui lis les gazettes, qu’est-ce qu’ellesdisent ?

Clavquin interpellé répondit :

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— Si l’on doutait des progrès de Versailles,il n’y aurait qu’à écouter les rouges se féliciterde leurs succès : « Attaque énergiquement re-poussée… L’ennemi s’est retiré en désordre surtoute la ligne… Pas de pertes de notre côté. »Voilà les mensonges qu’ils répandent. C’est-ybon signe, oui ou non ?

Tous convinrent que c’était bon signe ets’amusèrent, un moment, de ces rodomon-tades, sans s’apercevoir que les mêmes procla-mations avaient traduit l’impuissance des as-siégés de la veille, qui étaient les assiégeantsd’aujourd’hui, et que la Commune imitait laDéfense nationale.

— Et de la Colonne, pas de nouvelles ? de-manda ironiquement un vieux.

— Non, dit Clavquin. Ils n’y touchent pas.

— Parbleu ! s’écria un invalide revenu deson élan et ravi de l’événement qui changeaitsa tiédeur en perspicacité. C’était pas la peine

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de faire tant de bousin. Le Prophète a perduune belle occasion de se taire.

Mais Clavquin défendit l’absent :

— Hé ! hé ! Êtes-vous bien sûrs que notremanifestation de l’autre jour, rapportée auxchefs de la Commune, ne les a pas fait réflé-chir ?

— C’est vrai…, c’est vrai…, dirent les hési-tants que ralliait cette hypothèse flatteuse pourleur amour-propre.

Le combat d’artillerie, cependant, conti-nuait au loin et chaque décharge nouvelle pro-voquait les coups de tête et les bêlements desvieilles biques au piquet.

Clavquin les quitta et se dirigea vers unbanc de pierre, à droite de la grille, où Klausset Muller étaient assis côte à côte, l’un tri-cotant ses éternels bas et l’autre reprisant lessiens à l’aide d’un œuf rouge. Leur entretien,aussi invariable que leur occupation, roulait àl’accoutumée, sur les avantages et les incon-

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vénients de leur résidence à l’Hôtel. Ceux-ci,naturellement, l’emportaient, et les deux vieuxsoufflets s’épuisaient sur ces maigres tisons.

C’était presque toujours après les repasqu’ils ressassaient leurs griefs auxquels l’insuf-fisance ou la mauvaise qualité de la nourrituredonnaient ainsi plus d’ampleur.

— Grois-du que nous ne serions bas mieuxgez nous ? disait Klauss. Un beu blus te teuxvrancs, c’est ce que nous goûdons bar chour aucoufernement ; avec ça, on serait heureux aufillache.

— Oui, disait Muller, et l’Édat il verait en-core une égonomie, n’ayant blus à bayer leglerché, les religieuses, les invirmiers, les ser-fants, le serfice métigal et la baberasse de l’at-minisdrasion, tout ça qui tévore le diers tenodre putchet, quoi !

— Malheureusement, reprenait Klauss, sinous retemantions nodre bension te redraide,

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c’est bas même avec drente sous bar chourqu’il vaudrait fivre.

— Maindenant surdout qu’on ne beut blusgomder sur un subblément de la liste cifile,buisqu’elle est subbrimée.

— Benses-du un beu que leur Rébuplique, sielle ture, améliorerait nodre siduation ?

— Ah ! là, là ! Adents-foir ! C’est bas denous qu’elle s’ogube, la Rébuplique ! Elle a sesbrévérés : les gartes nationaux, la mopile et lescitoyens plessés bentant le sièche, à qui qu’ellea agorté les mêmes troits qu’à l’armée agdife,sous le rabbort des bensions et tes tégorations.Si c’est bas une bidié !

— C’en est une, là ! gémit Klauss, qui s’éle-vait contre la libre concurrence, avec l’aveu-glement du militaire professionnel !

— T’ailleurs, une noufelle loi, reprit Muller,à qui qu’elle broviderait ? Aux ambudés ? Il n’yen a chamais que bour eux, gomme si un las-gar brifé t’un pras et qui beut engore vaire

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un vacteur, s’embloyer à quelque chose envin,édait blus indéressant qu’un fieux soltat avli-ché t’une malatie inguraple gondracdée tans leserfice. C’est bas chuste ! Tout le monde n’abas la chance d’êdre plessé !

— Tout le monte ne l’a bas ! répéta Klaussqui, lui aussi, certains jours, ne pardonnait pasà la guerre de l’avoir laissé intact.

Clavquin, ayant écouté les Alsaciens, payason écot pour les amadouer.

— Parlez-moi de la Commune ! Vous savezce qu’on gagne à se dévouer pour elle ?

— Non, dirent ensemble les deux chicots decaserne.

Clavquin récita de mémoire : « Tout citoyenblessé à l’ennemi pour la défense des Droits deParis recevra, si sa blessure entraîne une inca-pacité de travail partielle ou absolue, une pen-sion annuelle et viagère dont une commissionspéciale fixera le chiffre, dans la limite de 300à 1.200 francs. »

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— C’est te goi rire ! fit un des deux ju-meaux.

— Parbleu ! il en sera de ce décret commede l’autre… relatif à la Colonne et qui ne serajamais exécuté.

— Che l’aurais barié, dit Klauss.

— Moi aussi, dit Muller.

— Mieux vaut ne bas adirer l’addention surnous et laisser basser l’orache.

— Beut-êdre même que le couferneur auraitbien vait de gonsigner la carnison… bour éfiterles imbrutences, les brofogations…

Clavquin, qui regardait la paire d’amiss’épancher dans la paire d’étuis qu’ils trico-taient et reprisaient, dit tout à coup :

— Je ne serais pas fâché d’avoir là-dessusl’avis de Prophète et de Lacouture. Les voici,nous allons les interroger.

Les deux meneurs, en effet, débouchaientdes jardins ; Clavquin leur fit signe d’appro-

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cher, tandis que Klauss et Muller, effarés,poussaient l’aiguille, dans le désordre d’unchangement de front.

— Nous parlions de vous, camarades…Klauss et Muller disaient que c’est bien heu-reux qu’il ne vienne pas au gouverneur l’idéede nous consigner, car on en serait réduit à lalecture des gazettes, ce qui n’aurait pas d’in-convénients que pour les aveugles, hein ?

— Oh ! nous avons d’autres moyens d’infor-mation, répondit Prophète, et des communica-tions avec le dehors plus sûres que celles-là.

— Sans doute, c’est bien là-dessus que nouscomptons, pas vrai ? reprit malicieusementl’ataxique, en invitant le ménage d’Alsace àchanter la palinodie.

— On fa touchours en abbrenant, dit évasi-vement Klauss.

— À chaque chour suvvit sa beine, dit Mul-ler, avec non moins d’ambiguïté.

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Et tous les deux se levèrent à la fois.

— Che n’ai blus assez de laine, dit Klauss.

— Ch’ai gassé mon aiguille, dit Muller.

Et les deux tricoteurs obliquement déguer-pirent.

— Avez-vous vu votre neveu, hier ? deman-da Clavquin à Lacouture.

Celui-ci répondit :

— Oui. Il n’y a rien à craindre pour le mo-ment. Place Vendôme, les communeux ne s’oc-cupent que de leurs barricades.

— Bon. J’étais inquiet pour lui. Les feuillesont annoncé que le désarmement des ba-taillons suspects à la Commune se poursuivait,notamment dans les 1er et 6e arrondissements.Qu’il prenne des précautions.

— Soyez tranquille, il en prend.

Quant à Prophète, il n’était point sorti laveille et n’avait reçu aucune visite. C’était

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même la raison secrète de sa mauvaise humeuret de son dépit. Il avait encore sur le cœur celong dimanche d’attente et de déception. De-puis une huitaine il boudait. Il s’était promisde ne retourner à Belleville que sur une dé-marche de Céline et de son mari ; il avait es-péré qu’ils lui enverraient au moins les enfants,et le dimanche s’était écoulé dans l’impatienceet l’isolement. « Ils ne me reverront pas de si-tôt », grommelait-il ; et la pensée qu’il était sa-crifié à Rabouille l’aigrissait davantage et leconfirmait dans ses résolutions.

Le surlendemain, qui était le 26 avril, unpeu après quatre heures, les invalides du pre-mier service achevaient leur repas et se dispo-saient à céder la place aux dîneurs de la se-conde série, lorsque Lapuchet faisant feu deson œil unique et des deux dents qui lui res-taient, entra dans le réfectoire en criant :

— Hé ! le Prophète… Lacouture… lesautres…, savez-vous qu’on arrête votre géné-ral ?

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Il y eut quelque remue-ménage autour destables. Les pensionnaires se répétaient entreeux : « Quoi ? Qu’est-ce qu’il dit ?… Quel gé-néral ? »

— Le gouverneur, oui… Les rouges l’em-mènent comme otage. J’étais là. Çui qui n’a pasvu ça n’a rien vu !

Les invalides, en qui toute initiative étaitmorte, baissèrent la tête sous le coup. Lavieillesse et la discipline leur avaient fait l’âmecalleuse. La nouvelle déchargée sur eux tandisqu’ils ruminaient, ne les atteignait pas au dé-faut de leur cuirasse d’égoïsme. Le soulève-ment excité, par surprise, le 13 avril, semblaittrop récent pour qu’on pût se flatter de le re-produire. La plupart des vieilles patraquesn’étaient plus capables d’ardeur à des inter-valles aussi rapprochés. L’âge espaçait leursdépenses d’énergie et leur héroïsme avait be-soin de longues préparations pour répandreencore quelques lueurs. Le culte même del’Empereur était pour beaucoup un aphrodi-

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siaque sans vertus et certains, sourds à l’appelde Lapuchet, continuaient déjà d’empaqueter,comme d’habitude, leur épargne de nourriture.

Mais Prophète qui savait mieux que Lapu-chet, le faible du troupeau, dit ce qu’il fallaitpour en ramener la partie indécise.

— J’espère que vous êtes fixés sur les inten-tions de la canaille. Aujourd’hui, c’est le gou-verneur qu’ils arrêtent ; demain, c’est nousqu’ils chasseront d’ici. Ensuite, tout leur serapermis. Voilà l’affaire.

Lacouture appuya :

Pourquoi n’a-t-on pas fait battre l’assem-blée ? Nous n’aurions pas laissé enlever notregénéral ; n’est-ce pas camarades ?

— Non, non, répondit une poignée d’inva-lides valeureux, soutenue par quelques autresauxquels la certitude du fait accompli donnaitdu courage.

Prophète vint au milieu d’eux :

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— Avais-je raison quand je disais que cesmisérables ne reculeraient devant aucune infa-mie ? En s’emparant du général qui était avecnous en Crimée et en Italie, d’un vieillard pa-ralysé qui a servi son pays pendant quarante-cinq ans, la racaille montre qu’elle est prêteà jeter dehors jusqu’aux malades arrachés deleur lit… Allez donc faire vos malles, il n’estque temps ; et estimez-vous encore heureux sila bande rouge consent à ce que vous les em-portiez !

— C’est pas sûr !

Tous se retournèrent vers Lapuchet quigrinçait dans le cadre de la porte. Et d’émotion,aux adroites paroles de Prophète soulignéespar l’exclamation du grand aigle borgne et che-nu, gagnait maintenant les Klauss et les Muller,jusque-là sourds. Ils songeaient à leur malle,à leur armoire, du contenu desquelles ils ris-quaient d’être dépossédés, et l’étincelle que lareligion de la gloire n’avait pu tirer de ces vieuxcailloux, le plus mince intérêt l’allumait à l’ins-

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tant. Les deux Alsaciens portèrent instinctive-ment la main aux anneaux d’or pareils qui leurperçaient les oreilles…

— Pas sûr ? C’est à voir !

— C’est tout vu, repartit Lapuchet. Les Pa-risiens occupent les deux postes.

Il ajouta pour lui-même et dans la forme àson usage : « Tu es leur prisonnier, quoi ! »

Les Parisiens… Dans la bouche démeubléedu vieillard, cette désignation avait un senstrop clair pour que l’on s’y méprît. Cinquanteans de séjour à l’Hôtel, au cœur de Paris, lais-saient entière l’aversion de l’ancien soldat pourle Parisien, fauteur de troubles traditionnel etmoqueur redoutable. Et le même sentiment in-né chez tant d’autres vieilles bonnes hors deservice, que la province envoyait à l’Hôtel poury finir leurs jours, constituait, aux Invalidesaussi, cette majorité rurale dont la jalousie etla haine avaient éclaté à Bordeaux contre les

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représentants de Paris, dès la première séancede l’Assemblée.

— Ah ! vraiment, ils sont au Grand poste,s’écria Lacouture. Eh ! bien, que ceux quiveulent venir leur causer du pays me suivent :

Et Prophète :

— Quelques hommes de bonne volontéseulement, pour f… ça dans les fossés !

Il y eut vers la porte une poussée d’inva-lides, moins pressés peut-être de réaliser ceprojet que d’aller faire un rempart de leur corpsaux armoires et aux malles menacées d’effrac-tion. Mais ils se heurtèrent à la porte, contreles pensionnaires du deuxième service, qui ar-rivaient pour dîner à leur tour. Il en résultaun moment de confusion que mirent à profitles adjudants accourus au bruit et secondéspar plusieurs surveillants. Le refroidissementde ceux-ci était complet ; Lesourdeur, l’inva-lide en cire jaune et rabat-joie, se départit

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même, ayant réfléchi, de la neutralité que songroupe gardait.

— Du calme, du calme, dit-il. L’occupationn’est pas définitive… Ne faisons pas le jeu deces gens-là, qui nous tendent peut-être unpiège.

L’adjudant de semaine eut une inspiration :

— Lesourdeur a raison. Que deux ou troisd’entre vous aillent trouver le capitaine de ser-vice. Il en sait là-dessus certainement plus longque nous.

Cette motion obtint l’assentiment presquegénéral. Seuls, Prophète et Lacouture compre-

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naient la tactique, voyaient l’effort brisé, l’oc-casion perdue encore une fois. Mais déjà surleurs noms et sur celui de Lapuchet, les élec-teurs s’accordaient, prompts à saisir le biais quiles ôtait d’embarras. Et les trois délégués, ac-cablés d’une préférence perfide, n’avaient plusqu’à remplir leur mission, tandis que le gros dela compagnie s’éclipsait.

Ils se rendirent donc incontinent chez le ca-pitaine de service dont le bureau était au rez-de-chaussée.

Averti de leur démarche, l’officier les atten-dait. Il les prit encore par la douceur, ayantéprouvé sur eux l’efficacité de ce moyen.

— Allons, mes enfants, n’augmentez pasnos difficultés. Il me paraît impossible que l’ar-restation de M. le Gouverneur soit maintenue.Il y a là sans doute un malentendu qui nousoblige à d’autant plus de précautions que votregénéral devient, pour l’insurrection, un otage

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responsable de notre conduite. Songez-y… etpatientez.

— La patience échappe, mon capitaine,quand on voit ces brigands à nos portes, décla-ra nettement Lacouture. Leur présence ici estun défi.

— Il n’y a pas qu’une façon de relever lagarde ! dit Lapuchet entre ses deux dents.

— C’était pas la peine de nous éviter, lemois dernier, la visite des Prussiens, si on nouslaisse à présent envahir par les rouges, ajoutaProphète.

L’officier répondit, toujours posément :

— Cette généreuse indignation ne m’étonnepas de vous, mes braves… La garnison del’Hôtel n’en est pas, Dieu merci, à donner desgages de dévouement ; aussi, serions-nouscoupables de l’engager inconsidérément. Laviolence et la précipitation échoueraient peut-être, où l’adresse réussira. Demain, je l’espère,la Commune reconnaîtra son erreur et retirera

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ses partisans, sans que nous ayons à négocier àla fois leur départ et la mise en liberté de M. leGouverneur.

Il ne manquerait plus que de parlementeravec cette clique ! bougonna Lacouture.

Le capitaine reprit :

— Voyons, mon ami, vous êtes chef dechambrée… ; je compte sur vous, sur votre in-fluence, pour ne pas compliquer la situation.La discipline est notre force.

— Nous aurions voulu le montrer en défen-dant notre général, qu’on est venu prendre aumilieu de nous, dit Prophète.

L’officier rompit les chiens :

— Le devoir du soldat est aussi d’obéir auxordres de ses chefs sans les discuter.

Les invalides saluèrent et sortirent lente-ment, penauds.

Mais dans le corridor, Prophète éclata :

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— Après tout, le général a bien pu signer sacapitulation : il n’a que le côté gauche de para-lysé ! Il l’a bien fait voir, l’autre jour, en don-nant par écrit aux communeux l’autorisationd’emporter l’argenterie des officiers.

— Tout de même, dit Lacouture, quand leschefs, autrefois, conservaient l’usage d’unbras, c’était pour s’en servir d’une autre ma-nière !

Et Lapuchet les suivait en marmottant :

— Tu n’as que ce que tu mérites, si, quandles voleurs s’introduisent chez toi, tu leur offresles clefs de tes armoires…

Lacouture et Prophète, en rentrant dans lasalle d’Hautpoul, trouvèrent les invalides ensentinelle au pied de leur lit. Klauss et Mulleravaient ôté leurs boucles d’oreilles. Trois ouquatre pensionnaires étaient même assis surleurs malles cadenassées. En apprenant la dé-convenue de leurs délégués, ils ne cachèrentpas leur soulagement. Quelques-uns pourtant

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firent mine de contenir la colère qui grondaiten eux.

— Si c’était pas qu’ils ont le général pourotage, on leur ferait une conduite de Grenoble.

— Moi, j’aime mieux me coucher… Je nepourrais pas passer devant ces voyous-là sansleur dire deux mots.

— Un seul suffirait.

— S’ils sont encore là demain, on verra !…

Mais il s’exhalait de ces fanfaronnades uneodeur de cellule, de baquet et de pain moisi.

Le lendemain, dans la matinée, un grandnombre d’invalides, sous couleur de narguerleurs remplaçants, contentèrent la curiositéqu’ils en avaient, ils sortaient par une porteet rentraient par l’autre en affectant, vis-à-visdes fédérés, une indifférence qui sauvegardaitleur dignité. Ils n’échangeaient leurs impres-sions qu’à distance. Mais au réfectoire, ils s’ac-cordèrent pleine licence, surtout lorsque Cha-

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pelard et Bibroque, le manchot et la jambe debois, racontèrent qu’ils venaient de voir rele-ver la garde. Ils ne tarissaient point de plaisan-teries sur l’accoutrement et la gaucherie de cessoldats improvisés.

— Ils tiennent leur fusil comme un mancheà balai, dit Chapelard.

— On a envie de leur demander le cordon,dit Bibroque.

— Ceux-là ont l’air plus bêtes que mé-chants. Le lieutenant qui les commande nous asalués. Il a même essayé de lier conversation.« Vous avez bien gagné le repos », qu’il a dit ;profitez-en ». C’est pourtant un détachementde Belleville.

— Des vengeurs de Florence, alors ?…

Prophète avait dressé l’oreille. Après déjeu-ner, l’idée lui vint d’aller flâner du côté de l’Es-planade ; et il traversait l’avant-cour, lorsqu’ilse trouva face à face avec Lépouzé, dit Canro-

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bert, en uniforme de lieutenant de la garde na-tionale.

Le coiffeur s’écria :

— Ah ! c’est une chance… Je vous cher-chais… Vous ne vous attendiez pas à me ren-contrer ici, hein ?

— Ma foi, non, répondit froidement l’autre.C’est vous, avec vos gens du faubourg, qui oc-cupez nos postes ?

— C’est moi.

Et Lépouzé, jaloux de ramener l’invalidequ’il sentait nerveux, allégua :

— Voyons, est-ce que cela ne vaut pasmieux ainsi ? Avec moi, aucun danger… Je se-rais plutôt un frein, le cas échéant… Onm’écoute dans la compagnie… Mais la Com-mune ne vous veut pas de mal. C’est une ques-tion de service de place, voilà tout. En ce quiconcerne votre Hôtel, elle révoquerait sesordres demain que je n’en serais pas autrement

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surpris. Dombrowsky succédant à Bergeret,peut avoir lui-même un successeur animé d’in-tentions différentes. En tout cas, j’ai choisi meshommes et je réponds d’eux comme de moi-même. Tout le monde sait les égards qu’onvous doit… Si je vous disais que j’ai faitexempter Ferdinand de service… à cause devous… Il m’en a été bien reconnaissant, caril vous respecte et vous aime… Quant auxautres, c’est Jéricho, c’est Adolphe, c’est Ma-zoudier, qui, j’en suis sûr, vous serreraient lamain avec plaisir…

— Merci, fit sèchement Prophète, qui re-broussa chemin pour accentuer sa répugnance.

Mais Lépouzé ne le lâchait pas :

— J’espère bien que vous ne pensez plus àla scène de l’autre jour… À Belleville, on l’a ou-bliée… On est étonné de ne plus vous voir. Ma-dame Lhomme et Ferdinand vous attendent…Ils m’ont chargé de vous le dire. Les enfantsaussi s’ennuient de vous…

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— Je ne m’en aperçois pas, déclara l’onclesusceptible.

— Ferdinand et sa femme ont un commercesi absorbant. Il ne faut pas leur en vouloir.Avez-vous une commission pour eux ?

— Non. Souhaitez-leur le bonjour.

Depuis quelques instants, le coiffeur étaitaux prises avec lui-même. Lépouzé et Canro-bert se combattaient dans son esprit. Lépouzé,lieutenant de la garde nationale, savourait lesjoies du commandement dans un décor ap-proprié… et Canrobert, honteux, lui reprochaitd’étaler cette usurpation de grade et de fonc-tions aux yeux d’un vieux soldat qui en mon-trait, avec raison, de l’humeur. Mais, par-des-sus tout, une vague appréhension des retoursde fortune et des responsabilités qui s’en-suivent, l’incitait à la condescendance. Aussifinit-il par poser le masque.

— Vous êtes fâché, monsieur Prophète ?Mon Dieu, je sais bien que ce rôle ne me

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convient guère. Mais je suis obligé de le rem-plir. Je ne suis pas indépendant, moi, j’ai uneclientèle à ménager. Si j’habitais un quartierriche, dans le centre, parbleu ! je ne consulte-rais que mon cœur, qui est avec vous… Car jedéplore tous les excès, vous ne l’ignorez pas,j’aime l’ordre, la sécurité, la force qui fait res-pecter le pouvoir… Mais quoi !… Je dois meplier aux circonstances, et, je vous le répète, sije vous semble déplacé ici, du moins, êtes-voussûr que j’y serai inoffensif… Je m’en rends biencompte, allez, le sabre est un rasoir trop longpour moi.

— Chacun son arme et son métier, dit Pro-phète radouci.

— Alors… sans rancune ?

— Sans rancune, fit l’ancien soldat, sensibleaux excuses.

Tandis qu’il s’éloignait, Lépouzé revint versla grille. Et le sabre sur les talons, jarret tendu,

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allure dégagée, il prenait déjà sa revanche etréintégrait son personnage.

Rabouille et Mazoudier, qui fumaient surun banc, devant le poste, à côté de Jérichoet d’Adolphe, échangèrent des sourires. Ilsavaient vu leur lieutenant causer avec Pro-phète ; ils demandèrent si le bonhomme pre-nait son parti de leur présence.

— Hum ! répondit le coiffeur, elle lui estplutôt dure à digérer. Mettez-vous à sa place.

— Ma foi, non, fit Mazoudier. Nous n’avonspas gardé le Capitole ensemble.

Mazoudier, le relieur, barbe blanche et re-gard loyal, restait à soixante-cinq ans bientôt,plein de vigueur et d’illusions. Combattant deJuillet, en 1830, de Février et de Juin, en 1848,de Décembre, en 1851, contraint de se réfugieren Angleterre après le coup d’État, c’étaitcontre une restauration mijotée, disait-il, parl’Assemblée nationale, qu’il avait repris lesarmes. Remboursé par le 4 septembre des

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avances de sa jeunesse et de sa maturité, ilétait d’autant plus âpre à ce gain, qu’il avaittrop vécu pour en jouir longtemps.

Il partageait l’irrévérence de Rabouille àl’endroit du déchet des guerres impériales. Lespectacle de ces invalides suant sous le har-nais, sabre au baudrier et cocarde à la cas-quette, l’indisposait comme une forme dechantage, une extorsion de consentement, unabus de gratitude. Pourquoi tant de cérémo-nies, puisqu’ils étaient retirés des batailles ?Qu’avaient-ils encore à conquérir tous ces ti-saniers belliqueux, tous ces tronçons d’épées ?L’uniforme et la discipline mêlaient à leur infir-

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mité le regret qu’elle ne fût pas plus complète.Ils avaient un pied dans la tombe et l’autredans le tombeau de l’Empereur ; enterrés jus-qu’à la ceinture, ils tournaient encore vers Luides yeux implorant la permission de dixheures. Ils étaient les enfants gâtés dont la tur-bulence prolongée fait dire aux gens paisibles :« À quelle heure les couche-t-on ? » Leur dor-toir : une salle du Muséum d’histoire naturelle.Sur l’étiquette d’identité suspendue au chevetde ces ébranchés, on eût pu, en effet, inscrire :Legs de Napoléon, et ajouter même : Rapportédans son petit chapeau, comme le cèdre du Li-ban offert au Jardin des Plantes, par M. de Jus-sieu.

— Ils jouent encore aux soldats, sansdoute, dit Rabouille, mais nous y jouons aussi.Notre déguisement militaire est même uneconcession dont ils devraient nous savoir gré,car si j’avais voix au chapitre, c’est dans nosvêtements de travail que nous monterions la

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garde et ferions le coup de feu. C’est au fusilqu’on connaît le combattant.

— Parfaitement, dit Mazoudier. Cluseret nefut jamais mieux inspiré que le jour où il blâmaen ces termes la manie du galon et des brode-ries : « Ne renions pas notre origine et surtoutn’en rougissons pas. Travailleurs nous étions ;travailleurs nous sommes ; travailleurs nousrestons. »

Mais Lépouzé, Adolphe et Jéricho ne serangeaient pas à cette opinion. Ils aimaientl’uniforme et l’endossaient par gloriole. Pour-

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tant Jéricho était plutôt ridicule dans le sien,trop petit pour sa taille, trop étroit pour sa car-rure, et craquant de partout.

Il dit néanmoins, en forçant sa voix, commepour se réveiller et en écartant le plus possiblede lourdes paupières où du sommeil s’amas-sait :

— Oh ! c’est pas au costume qu’on tient,c’est à montrer qu’on le porte aussi bien qu’unautre.

— Qu’on n’est pas une bande de paysans,dit l’acteur Adolphe.

— Et qu’on est capable de distinguer un of-ficier d’un sous-officier, dit le coiffeur, que laquestion intéressait personnellement.

Mais Jéricho incidenta : — Moi, ce que jereproche à Cluseret, c’est de ne pas avoir dé-crété que la paye serait la même pour tous, of-ficiers et gardes, puisque les uns et les autresrisquent également leur peau. Cette mesure

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démocratique aurait dégoûté des grades pasmal de citoyens.

— Oui, dit Rabouille en riant, mais elle neles aurait pas tous dégoûtés.

— Qui sait ? fit Mazoudier, dont l’opti-misme était robuste. En 48, le peuple enblouse, en haillons, occupa les Tuileries. J’yétais. Nous avions écrit sur les murs du palais :Mort aux voleurs ! et Hôtel des Invalides civils…Et nous ne prenions la consigne que de nous-mêmes.

Rabouille sourit : — Ça n’engageait à rienle gouvernement provisoire, d’ailleurs, et pasplus que les Tuileries, le château de Meudon nefut approprié à la destination qu’il reçut seule-ment dans les discours de Lamartine. Et pour-tant, il n’y a pas de fondation plus utile ni plusmorale que celle-là. Si morale que j’accepte-rais, pour un temps, la fusion des deux élé-ments de retraite, le militaire et le civil, le pre-mier régénéré par l’autre. Mieux vaut tard que

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jamais. Cet établissement a été construit poursix mille hommes ; il en abrite combien, au-jourd’hui ? sept à huit cents. Qu’on les y laisse,mais il y a place, à côté d’eux, pour les ou-vriers, les victimes des métiers meurtriers, tantd’invalides du travail dont l’incessant labeur, lalongue fatigue, l’indigence, la vieillesse et l’in-firmité, méritent bien, après tout, les honneursque l’on, rend à des hommes dont l’héroïsmeest uniquement d’avoir été blessés, par hasard.Demandez donc aux derniers locataires decette maison, par exemple, pourquoi ils se sontbattus en Crimée, en Italie, au Mexique ou enChine. Ils seraient bien embarrassés pour ré-pondre autrement qu’en tirant des mots videscomme des cartouches à blanc. Vous ne leurferez jamais comprendre qu’il y a autant dechamps d’honneur que de professions où leshommes meurent à la peine. C’est pour leur in-culquer cette vérité qu’il serait bon d’admettreici, dans leur compagnie, les mutilés de l’in-dustrie, les estropiés des mines, ceux qui ontsans trêve soufflé le verre, manipulé le phos-

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phore, le mercure, la céruse, absorbé des pous-sières dures ou molles, des poisons végétaux,suffoqué devant une fournaise, contracté dansles ateliers, les fabriques, les carrières, la phti-sie, la nécrose, l’ophtalmie, les fièvres, toutesles maladies de l’appareil respiratoire et de lacirculation ; les ouvriers sans nombre, enfin,pour lesquels dix ans d’usine et de lutte quoti-dienne contre une atmosphère malsaine et l’ac-tion pernicieuse des produits chimiques et desmatières premières, équivalent bien, je pré-sume, à trente ans de service militaire et à plu-sieurs campagnes avec leurs risques et périls.Le soldat ne meurt qu’une fois ; l’ouvrier dontl’existence est une perpétuelle agonie, meurtautant de fois qu’il travaille de jours dans l’an-née. Oui, la réunion sous le même toit, des dé-bris de la guerre et de l’industrie, serait ins-tructive et moralisatrice. Ils s’édifieraient entreeux, car ils sont faits pour s’entendre et se gué-rir mutuellement de leur aberration.

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Mazoudier entra dans la pensée de son ami.

— L’ouvrier des batailles dirait au serviteurdu Capital : « T’es-tu demandé ce que repré-sentent de cadavres les dividendes que distri-buent à leurs actionnaires les gens qui t’em-ploient et t’épuisent ? »

Rabouille. – Et l’autre répondrait : « T’es-tudemandé pareillement, toi, combien d’hommesdoivent mourir pour qu’un Napoléon distribueà sa famille, à sa Cour, à ses maréchaux, engrades, croix, titres, dotations, parts de butinde toute sorte, les dividendes des victoires quetu as remportées ? »

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Mazoudier. – L’ouvrier des batailles dirait :« Pauvre dupe ! Ne vois-tu pas que tu t’exté-nues pour qu’une noblesse nouvelle, plus op-primante et plus acharnée que l’ancienne à tonexploitation, continue de substituer au despo-tisme de la naissance et des titres, la tyranniedu parvenu et de l’argent ? »

Rabouille. – Et la victime du Capital répli-querait : « Malheureux ! c’est à toi que remontela responsabilité de cette mutation ! Tu en asété le premier et l’inconscient artisan en ré-pandant ton sang pour enrichir à la Bourse lesgrands bourgeois, tes maîtres à présent, quiréalisèrent ce miracle de changer en lingotsd’or le plomb des balles et le fer fondu des bou-lets ramassés sur les charniers de Leipzig etde Waterloo ! C’est toi qui as le plus puissam-ment aidé la féodalité industrielle et financièreà remplacer, en France, une aristocratie affai-blie et mortifiée ! »

Mazoudier. – L’ouvrier des batailles dirait :« Soit ! Mais de belles prouesses et la mort vio-

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lente qui les couronne quelquefois, ne sont-elles pas préférables à ta vie obscure, ta mé-diocrité assidue et ta fin honteuse ? Il n’est pasjusqu’aux infirmités, aux accidents vulgairesauxquels tu es réservé, qui ne nous consolentdes nôtres, environnés d’éclat et de lauriers ! »

Rabouille. – Et l’autre s’écrierait : « Allons,les misérables affections qui déciment le com-mun des mortels, ne te sont pas, hommed’armes, tant que cela épargnées. Souviens-toi.Sans parler de la retraite de Russie et de tousceux qui succombèrent à la fatigue, à la mi-sère, aux privations, à la rigueur du climat ;sans parler de ce bivouac d’Ochmania où, dansune seule nuit de décembre, six mille soldatsse couchèrent dans la neige pour ne plus serelever ; aurais-tu déjà, vétéran, oublié cetteguerre de Crimée qui a coûté près de800.000 hommes à l’Europe ? Mais comptonsnos morts seulement : 95.000. Apprends donc,puisque tu parais l’ignorer, que si20.000 hommes ont péri sur le coup ou des

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suites de leurs blessures, le reste a été la proiedes fièvres, du choléra qui frappait surtout lesjeunes, du scorbut plus funeste aux vieux, etdu typhus qui, moins exclusif, ne choisissaitpas ses victimes. Songes-y, brave à trois poils,75.000 de tes camarades sont morts de mala-die, morts sans gloire, dans la boue, l’ordure,le vomissement et l’infection ; morts sans avoirvu les Russes, ni peut-être même fait unemarche ; morts faute de soins, de médica-ments, d’eau… En Italie, la proportion fut lamême. Encore convient-il de remarquer que lacampagne ne dura que deux mois, et que l’ar-mée éprouvée en Algérie et en Crimée, y avaitsubi ce que les spécialistes appellent des épu-rations. Qu’en penses-tu vieille brisque ? »

Mazoudier. – La vieille brisque répondrait :« Ce sont les résultats qu’il faut considérer : lagrandeur de la Patrie et tout ce qui rejaillit degloire sur les survivants. Qu’as-tu amassé, aubout d’une vie de travail et de sacrifices ? Rien.Le dédain a suivi tes efforts et l’hôpital t’en ré-

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munère, l’hôpital où personne ne vient t’admi-rer ni même te voir. Tandis que j’ai connu l’en-cens des retours, les défilés sous des arcs detriomphe, l’orgueil des récompenses, et qu’onadmet les foules avides à me contempler,comme une galantine de vaillance tremblantdans sa gelée. »

Rabouille. – Et l’ouvrier, notre frère, dirait :« Je sais. Tout érige en vertus dignes d’encou-ragement, ton égoïsme et ta stérilité. Tu es lepetit rentier de l’armée ; tu te contentes desmiettes que les grands spéculateurs t’aban-donnent ; tu es l’épargne française en petitescoupures humaines de vingt francs ; tu remer-cies le tondeur qui t’a laissé, ô brave, ton bou-quet de trois poils ! »

Mazoudier. – « Le tondeur, non, protesteraitl’ouvrier des batailles, mais le tondu, le petittondu qui nous a fait entrer avec lui dans l’His-toire. »

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Rabouille. – « Mais l’Histoire aussi te din-donne ! répliquerait le contradicteur en blouse.Comment ne t’aperçois-tu pas, triple dupe,qu’il en est du fruit de tes victoires commedu produit de notre travail, qui n’est pas pournous ? C’est afin que le maître et ses associésprospèrent que tu as répandu ton sang, tonsang anonyme, comme a dit quelqu’un. Taboutade sous la pluie : « Que chacun en prennepour son grade » est devenue une vérité ap-pliquée à l’héroïsme : chacun en prend suivantson grade. La citation des historiens se mesureordinairement au nombre de galons que le chefa sur sa manche et sur son képi. C’était bien lapeine d’abolir les titres et privilèges ! Les de-grés de la hiérarchie ont remplacé les quar-tiers de noblesse ; un colonel en a dix à douze,un général davantage, et c’est là-dessus que serèglent les honneurs, les pensions, les préroga-tives, les statues, la reconnaissance nationale.À défaut de sujets d’exaltation dans les ba-tailles que les princes gagnèrent ou perdirent,l’histoire se rabat sur les actions d’éclat dont

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il partage le revenu entre les grades les plusélevés. Si bien que la gloire militaire, dans leslivres, a aussi ses capitalistes et ses accapa-reurs. » Ainsi rassemblés et confondus, les pro-létaires du camp et de l’usine s’exhorteraientutilement à la haine des patrons civils et mili-taires pour lesquels ils triment, – et crèvent ! »

Ainsi d’autre part, Rabouille et Mazoudierdialoguaient cordialement, en levant parfoisles yeux, pour se stimuler, sur le Melon mûr,symbolique et haut exposé, dont les tranchesdistinctes, frappées par le soleil, jaunissaient.

— Nous sommes dans une excellente dis-position d’esprit pour visiter le tombeau d’enface, dit en riant, le relieur.

— Ma foi, oui, répondit Rabouille. Dom-mage qu’il soit fermé.

— Voulez-vous que je vous le fasse ouvrir ?proposa avec empressement Lépouzé, dontl’autorité passagère était heureuse d’une occa-sion de s’affirmer.

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Les deux amis et l’acteur Adolphe ayant ac-quiescé, allèrent avec leur lieutenant trouver legardien du tombeau. C’était une vieille chauve-souris qui habitait, dans la petite cour duDôme, un réduit au flanc de l’église. Entre desmurs humides, près de la fenêtre qui économi-sait le jour, assis dans un fauteuil, la jambe al-longée sur une chaise, l’homme des ténèbresétait en train d’arroser, de soigner ses piedsmalades, et d’en isoler les doigts les uns desautres, au moyen de petites rondelles où s’en-châssaient des œils de perdrix.

Il avait l’air d’insérer des jetons dans desmarques de bésigue.

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Depuis les perquisitions, l’enlèvement del’argenterie et l’arrestation du gouverneur, legardien résigné, s’attendait à tout. Il se re-chaussa en bougonnant, décrocha un trous-seau de clefs et dit :

— C’est bon... Venez avec moi.

Mais Rabouille, Mazoudier et Adolphe seulsle suivirent, Lépouzé appréhendant pour sonpersonnage une confrontation qui pouvait,même aux yeux des insurgés, tourner à saconfusion.

En entrant dans l’église du Dôme, où lesmensonges temporels et divins exercentconjointement leur funeste prestige, Rabouillese sentit pourtant, d’abord, enclin à contrarier,par une dérision plus subversive que la colère,la profonde impression à laquelle concourentd’habitude les proportions de l’édifice, sa des-tination, un éclairage truqué et le faste funé-raire déployé par l’architecte, les sculpteurs etles marbriers.

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C’était moins un Panthéon militaire, ensomme, qu’une annexe de ce Père-Lachaise oùla mort même ne nivelle point les conditions etn’abaisse point l’orgueil, puisque d’altières sé-pultures et d’ambitieux mausolées continuentà porter le témoignage de la fortune et du rangsocial dont se prévalaient sur terre ceux quidorment à présent dessous.

Des allégories s’éploraient dans la solitudedes chapelles latérales et des revenants pétri-fiés, assis sur leur tombeau, écoutaient, à lalueur entretenue des lampes, l’éloge que fai-saient d’eux des bas-reliefs en bronze.Quelques-uns s’exprimaient clairement, etd’autres employaient, pour refroidir plutôt quepour frapper l’imagination, les circonlocutionsde l’attribut et le latin, du symbole. Duroc etBertrand, absents de leur socle, semblaient,comme autrefois, occupés à l’office. Turenneet Vauban, scrupuleux, demeuraient à la dis-position du public ; et les autres chapelles, va-cantes encore mais parées, en toilette d’ac-

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cueil, attendaient le Militaire, lent à venir, quiles posséderait.

Les trois hommes en firent le tour, et Ma-zoudier observa :

— C’est vraiment ici un des endroits où sevérifie le mieux la parole que Joseph Ferrariprête à ses Philosophes salariés :

« Notre puissance est dans l’armée et dansle clergé : le soldat arrête le bras ; le prêtre ar-rête l’intelligence de nos adversaires. Canoni-sons donc le soldat et le prêtre. Écrivons l’apo-logie de la propriété et de la religion : la pre-mière qui paie les soldats, la seconde qui paieles prêtres. Peu importe quelle religion, pourvuqu’elle empêche de raisonner. »

— Oui, tout ici dénonce le pacte mutuel, ditRabouille ; mais nous le verrons tout à l’heureplus formellement encore inscrit dans la pierre.

Derrière eux, Adolphe s’était arrêté, pour serecueillir un moment… Tout à coup, il releva latête, mesura trois pas et déclama :

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Charlemagne, pardon !…… Comment sépulcre sombre

Peux-tu, sans éclater, contenir si grandeombre ?

Mais le gardien s’approcha de lui, l’invita àse taire… ; et l’acteur, docile, obéit, s’excusa,entreprit d’expliquer au bonhomme qu’il s’agis-sait d’une expérience d’acoustique à laquelle ilavait cru pouvoir se livrer.

Rabouille et Mazoudier, cependant, accou-dés sur la margelle du vaste puits creusé au-dessous du Dôme, songeaient. Au souvenird’une lecture, le vieux relieur évoquait leTemple de Salomon, à Jérusalem, et, près dece Temple, le réservoir d’eau où, paraît-il, onplongeait, avant de les purifier, les animauxdestinés aux sacrifices. L’Église des Invalidesétait le Temple de Napoléon, et cette cryptebéante, la piscine probatique où les serviteursd’une religion atroce lavaient le bétail militaire

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marqué pour l’abattoir. Debout, dans leur pei-gnoir de bain, douze prêtresses du dieu at-tendaient leurs victimes pour les immerger, etl’on voyait, suspendus à des bâtons, sécherquelques linges où s’étaient essuyées la mainde justice et l’épée que portaient, sur un cous-sin, deux sacrificatrices. Enfin, les mosaïqueselles-mêmes rappelaient les traces affreusesqu’égoutte derrière lui le bétail égorgé, et l’au-tel était là, taillé, comme il convient, dans ceporphyre qu’on dirait rougi par d’ineffaçablesflaques de sang.

Rabouille tira Mazoudier de sa méditation :— Quel souffle fade s’exhale de ce puits surlequel nous sommes penchés !… Les noticesmentionnent généralement l’effort considé-rable que coûta la forme sépulcrale donnéeà ce pesant monolithe, à ce presse-cadavresinébranlable… Je crois bien ! Il a fallu pourle tailler, quatre millions et demi d’hommesmorts à la peine ; il a fallu, pour le polir,comme le flot polit le galet, la marée de sang

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dont nous respirons l’odeur nauséabonde.Quant à la croix au centre de laquelle le Tom-beau s’érige, elle est éloquente, significative. Ilmanquait à ce fléau la sanction de l’Église : ill’a.

Cette croix est ici à sa place, puisqu’elleaccompagne partout les bourreaux militaires.Derrière l’épée qui commet le crime, le prêtreporte la croix qui l’absout. L’une est commel’ombre allongée de l’autre. Il n’y a pas d’exé-cution capitale, en gros ou en détail, où laprésence tranquille du prêtre ne soit un scan-dale. On dirait qu’il fait le guet pour mériter sapart de butin. Que penser, en effet, du rôle del’homme d’Église, assistant, sans protester ja-mais, aux derniers moments du déserteur quela loi humaine assassine parce qu’il a refuséde transgresser la loi divine en ôtant la vieà son prochain ? Que penser de ce sacerdocequi condescend aux Te Deum chantés par ordrepour remercier l’armée prétorienne de sonconcours fratricide ? Que penser de ces mi-

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nistres de Dieu chargés de répandre les com-mandements réitérés de leur maître : « Tu netueras point ; homicide point ne seras… » etqui, le dimanche, disaient la messe devant Sé-bastopol, appelaient sur nos prouesses les bé-nédictions du ciel, tandis que se ruaient à laboucherie et aux honneurs, des meurtriers in-nocentés d’avance ? Est-il, en vérité, plusbasse complaisance que celle de l’acolyte ensurplis s’appliquant à concilier, au sermon, laparole chrétienne : « Les premiers seront lesderniers », et l’encouragement impie à se dis-tinguer dans les batailles : « Chaque soldat ale bâton de maréchal dans sa giberne ! » Cetteconnivence de la religion et de l’empire éclateici. Voici les deux forces jumelles, insépa-rables, qui se complètent, opèrent ensemble etconfondent leurs troupeaux de victimes cré-dules et piétinantes. Chassés du temple, dit-on,les marchands n’y sont pas revenus seuls : ils yont ramené les guerriers, qui protègent main-tenant leurs trafics et en profitent !

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— Sans doute, reprit Mazoudier, et cepen-dant au lieu de le détruire, ne vaut-il pas mieuxconserver tel quel ce monument de gloire et desuperstition, auquel de vieux soldats ébréchés,des canons de rebut et des reliques stupides,ajoutent les ornements nécessaires ? Il n’estpoint de leçon de choses meilleure que celle-là.Le peuple, comme l’enfant, comme l’aveugle, abesoin de toucher du doigt les objets pour enacquérir la notion. On ne supprime pas de labotanique, par exemple, l’étude des plantes pa-rasites, nuisibles. Il est bon de faire connaîtreleurs propriétés, au contraire, pour en inspirerla méfiance et l’horreur. L’Hôtel des Invalides,avec ses jardins pleins de fleurs humaines ris-solées sur leur tige et avec les serres magni-fiques où l’on entretient à grands frais les plusmonstrueux échantillons des plantes vampires,l’Hôtel des Invalides est l’endroit entre touspropice aux herborisations et aux pèlerinagesde haine qu’il faudrait organiser. Ici se succé-deraient les mères et leurs enfants, les profes-seurs et leurs élèves, l’industrie et ses ouvriers,

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la science et ses savants, l’art et son génie. Ilssonderaient après nous ce puits pestilentiel aufond duquel pourrit la charogne d’une bête en-ragée, et leur promenade ensuite ne serait pasmoins instructive à travers les lichens, le lierreet les mousses qui ont tout envahi et nour-rissent encore les vieux lézards endormis ausoleil et les gros rats établis dans ces ruines.

— Oui, continua Rabouille, refaire l’éduca-tion du peuple, réformer sa conception de lamorale, de la vertu et de l’héroïsme, c’est latâche à remplir. Le peuple ne persévère dansson erreur que parce qu’il est mal élevé, élevédans la religion du meurtre et de l’obéissancepassive aux forbans qui l’ordonnent et fondentdessus leur autorité. Dire que le peuple montrel’instinct de la vraie grandeur et des intérêtssupérieurs de la race en acclamant les guer-riers, les capitaines célèbres, tous ceux qui lepervertissent et le fouaillent, c’est le ravaleraux bêtes dont l’appétit n’a pas le choix entreles moyens de se satisfaire. Mais peut-être les

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conseillers de proie qui disent cela n’admirent-ils tant eux-mêmes le crochet au bout du brasde l’invalide que parce que c’est un crochetde boucher et qu’il y a de la viande après. Lebâton de maréchal n’est également qu’un tibiamaquillé. Tout respire ici l’étal du mardi gras.Les bœufs sont parés, on a lavé les dalles, es-suyé les couteaux ; un arrangement coquet in-vite à s’arrêter. Les Invalides sont au dortoir etles défroques au Musée : la viande d’un côté,les peaux de l’autre ; et il n’est pas jusqu’auxmédailles et aux cocardes, qui ne rappellentcette habitude qu’ont les bouchers d’afficherleurs récompenses dans les concours, de pi-quer des roses dans les beaux morceaux etd’enguirlander la fressure !

Mazoudier étendit le bras vers l’orgueilleuxsarcophage qui semblait avoir été entraîné parson poids même au fond de la crypte et s’écria :— Voilà le mort qu’il faut qu’on tue, la légendeà détruire, le culte à déraciner ! Voilà le puitsdont les émanations ont corrompu l’air d’un

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siècle et l’âme d’un peuple. Mais ce n’est pas laterre qui doit combler ce trou, chacun y contri-buant dans la mesure de son deuil et de sonmépris. Il s’agit beaucoup moins de disperserles cendres de cet homme que d’éteindre le feuqui couve dessous. Et il n’y a pas mille façonsd’éteindre un feu qui couve : la plus simple estencore de jeter de l’eau dessus. Soyons de bonexemple, camarade, faisons la chaîne !

Et Mazoudier cracha sur le tombeau, et Ra-bouille, après, y cracha aussi.

— Quoi donc ! dit Adolphe, qui les obser-vait, vous faites des ronds dans le bassin ?

Le gardien se précipita. Il se précipita surMazoudier, dont il pensait avoir plus facile-ment raison. Mais d’une poigne encore solide,le vieux relieur contint l’assaillant ; et les deuxhommes se parlèrent les yeux dans les yeux,la barbe de l’ouvrier touchant le menton glabrede l’ancien soldat.

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— Savez-vous qui vous insultez ? Celui quia conduit nos aînés des centaines de fois à lavictoire !

— Cent victoires remportées sur un ennemiincertain, n’en valent pas une remportée sursoi-même. Le seul ennemi à vaincre est ennous.

— Et l’ennemi qui menaçait nos frontières ?

— Ce n’est pas à vous d’en parler. Desquatre invasions qu’a subies la France depuisun siècle, une seule a été repoussée. Par qui ?Par des grognards ? Non. Par des soldats im-provisés. Au cri de : Vive l’Empereur ? Non. Aucri de : Vive la Liberté !

— Nous mettions notre gloire à obéir aveu-glément.

— Il fallait la mettre à désobéir avec clair-voyance.

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— Il y a vingt ans, dit l’invalide réduit àl’impuissance, vous ne seriez pas sorti d’ici vi-vant.

— Il y a vingt ans, répondit Mazoudier, sivous m’aviez écouté, vous ne seriez pas sortiestropié d’un second empire.

— Je vous aurais écrasé comme une bêtemalfaisante que vous êtes.

— Parbleu ! Vous l’avez prouvé lorsquecette bête malfaisante était derrière des bar-ricades pour empêcher l’aigle de fondre survous. Mais je ne vous en veux pas.

— Je vous aurais renfoncé vos blasphèmesdans la gorge.

— Pendant que j’écartais le couteau de lavôtre.

— J’ai versé mon sang pour vous.

— Moi aussi. Nous sommes quittes.

— Félicitez-vous que je sois vieux.

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— Félicitez-vous que j’aie au cœur la mêmeflamme qu’autrefois.

— D’autres que moi sauront vous corriger.

— D’autres que nous vous plaindront.

— Vous êtes des misérables !

— Vous n’êtes qu’un monomane digne depitié !

Mazoudier lâcha son agresseur, et les troishommes quittèrent tranquillement la place.

Le gardien y resta une minute encore, en-veloppant d’un regard qui se mouillait le décorprofané. Puis il fit devant le Tombeau la gé-nuflexion du prêtre devant l’autel et sortit àson tour de l’église, en refermant doucement laporte, comme sur quelqu’un de cher dont on atroublé le sommeil et qui se rendort.

Dehors, il faisait soleil. La chauve-souriséblouie se hâta de regagner son trou, de rentrerdans ses ténèbres.

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VI

LES VISITEURS DU DIMANCHE

Ce dimanche matin, dernier jour d’avril, enentendant Rabouille refermer la porte de sachambre et descendre l’escalier, madameLhomme sortit elle-même sur le carré del’étage inférieur et arrêta au passage son loca-taire.

« J’aurais un service à vous demander… ;mais voudrez-vous me le rendre ? »

Elle était en camisole, les manches relevéesjusqu’aux coudes, et de ses bras fermes etblancs s’exhalait une odeur de savon aux

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amandes et d’eau fraîche. Derrière elle, par laporte restée grande ouverte, on apercevaittrois petites pièces en enfilade et, dans celle dufond, gaminant sur son lit, en chemise, le jeuneAdrien, qui venait de se réveiller.

À la question de Céline, Rabouille répon-dit : — Pourquoi pas ? Est-ce que je ne suis pastoujours heureux de vous faire plaisir ?

— Oui, reprit-elle, vous êtes un excellentami, très obligeant, mais j’ai bien peur tout demême d’un refus. Vous avez un si drôle de ca-ractère qu’on ne peut guère attendre de vousdes concessions… On a l’air de vous demanderla vie…

— On me la demande peut-être, en effet,quelquefois, dit-il, en ramenant par un gestequi lui était familier, la pointe de sa barbe entreses lèvres.

Ils se regardèrent un long moment, commedes êtres déshabitués de la parole pour tra-

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duire leurs pensées ; et Céline baissa les yeuxla première.

— Oh ! rassurez-vous… Ce n’est pas ungrand sacrifice. L’oncle Prophète boude… J’aiappris par Lépouzé qu’il vous avait évité, jeudidernier, aux Invalides, et cela ne m’étonne pas.Il est très susceptible ; il ne reviendra que sil’on va le chercher… Alors, je voudrais lui en-voyer les enfants aujourd’hui… et que vous lesaccompagniez.

— Moi ? s’écria Rabouille. C’est sérieux ?

— Très sérieux. Vous savez bien que nousne pouvons pas nous absenter, un dimanchesurtout. Faites cela pour moi. En somme, c’estvous qui l’avez provoqué… Il ne s’agit pas delui porter des excuses. Vous lui tendrez la mainet tout sera fini. Il n’a pas de rancune, il n’a quede l’entêtement.

— Non, dit Rabouille, je ne me sens pasle moindre goût pour cette promenade. Toutnous sépare, votre oncle et moi… Il ne tient

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pas plus à ma rencontre que je ne désire lasienne.

Céline insista : — Mauvaises raisons. Vousavez assez de bon sens tous les deux pour vousinterdire les sujets de conversation irritants.

— Il n’y a pas que des idées infranchis-sables entre nous.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

Rabouille fut dispensé de répondre par lepetit Adrien qui l’avait aperçu et qui, du fondde la chambre la plus reculée, cria, deboutdans son lit : — Salut, mon capitaine ! Voilàvos étrennes !

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Une seconde fois, les regards de Céline etde Rabouille s’accordèrent, et comme Adrienpoursuivait : « Viens donc me dire bonjour »,elle s’effaça un peu pour lui livrer passage et ré-péta l’invitation de l’enfant : « Allez l’embras-ser… »

Il eut une courte hésitation, puis céda, tra-versa la chambre des Lhomme, celle où cou-chait Sophie, et atteignit le cabinet à l’exiguïtéduquel s’ajustait un lit-cage déployé. Il pritAdrien dans ses bras et l’enveloppa, desépaules aux jambes, d’une caresse silencieuse,où la main semblait jouer le rôle de l’oreilledans l’auscultation du médecin.

— Il devient robuste, dit-il, avec une sortede fierté paternelle.

— Oui, il est fort dans ce qu’il est, dit Célinederrière lui ; il a de bons muscles.

Mais la turbulence de l’enfant rompit lecharme : Tu m’emmèneras tantôt, pas ?

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— Nous verrons, dit évasivement Ra-bouille.

— Où qu’on ira ?

— Si vous êtes sages, ta sœur et toi, Ra-bouille aura l’obligeance de vous conduire auxInvalides, voir votre oncle Prophète.

La joie d’Adrien éclata : — Veine ! Je met-trai mon képi, pas, maman ? C’est lui qui saitde belles histoires, m’n’oncle Prophète ! Pif,paf, boum !

Et simulant la mort du soldat foudroyé, il selaissa tomber de toute sa hauteur sur le lit.

— Il ne rêve que plaies et bosses, dit Célineen souriant.

— Parbleu ! On lui a farci la tête de pro-diges accomplis par la violence… Il faut croirequ’il n’y a plus assez d’enfants de troupe àdépraver dans les casernes, puisqu’on vientmaintenant les racoler et les instruire à domi-cile !

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— Allons, ne recommencez pas, fit douce-ment Céline.

Elle jugeait compromise sa tentative de ré-conciliation et se reprochait presque une pré-venance inutile. Mais du renfort lui arriva desa fille, qui s’était levée sans bruit et qui s’ap-puya gentiment au bras de Rabouille en di-sant : — J’ai entendu… Je suis bien contentede sortir avec toi…

Elle resta auprès de son frère, tandis quemadame Lhomme et Rabouille s’éloignaient.Ils s’arrêtèrent dans la première chambre uninstant encore, devant le lit conjugal défait,l’intimité du ménage surprise dans ses détailsles plus significatifs. Et Céline dit : — C’estconvenu, n’est-ce pas ? Vous ne voulez pas êtrela cause d’une brouille entre nous et mononcle. Songez qu’il est toute ma famille.

— Vous n’avez pas l’embarras du choix, fitRabouille, dont l’amertume se voilait d’ironie.

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— Il n’est pas question de choisir. Vous êtesinjuste. Je ne comprends pas votre jalousie. Ilest vrai que mon oncle aime Adrien à sa façon,qui n’est pas la vôtre ; mais est-ce une raisonpour jeter feu et flamme contre lui ? Comme sije n’avais pas assez de contrariétés sans celle-là.

— Quelles contrariétés avez-vous ?

— Ce nouveau siège…, cette guerre civileet toutes les mauvaises passions qu’elle excite,pour aboutir à quoi ? à un règlement decomptes qui sera sans doute terrible… Si vousvous figurez que je vis tranquille !… Schramm,Jéricho et leurs pareils, commencent à s’éton-ner tout haut des exemptions accordées à Fer-dinand. Et vous savez à quel prix nous les obte-nons. Ils parlent de faveurs, de passe-droits…,d’autant plus que vous ne leur ôterez pas del’esprit que tous les marchands de vins sontde la police. À présent que le service dans lescompagnies de guerre est obligatoire pour tousles hommes de dix-neuf à quarante ans, ma-

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riés ou non, Ferdinand aura bien de la peine àéchapper aux gardes, aux sorties, et alors…

— Vous avez peur pour lui…

— Pour lui… et pour tous ceux que j’affec-tionne, mais pour lui surtout, naturellement.

Naturellement… Le mot passa comme unnuage rapide sur le visage de Rabouille. Célinecontinuait : — Dans ces conditions, vous com-prenez le besoin que j’ai de me sentir entouréed’amis dévoués comme vous, comme mononcle.

— Oui, c’est ce qui s’appelle ne pas mettretous ses œufs dans le même panier. Vous pen-sez que votre oncle peut devenir, le caséchéant, une sauvegarde pour la maison etc’est un peu pour cela que vous souhaitez qu’ily revienne.

Madame Lhomme éluda la question :— J’aime beaucoup mon oncle, mon seul pa-rent… Et puis, lorsque des personnes raison-

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nables telles que monsieur Lépouzé m’ap-prouvent…

— Tiens ! il espère bien vous empruntervotre cocarde… Il la portait déjà, l’autre jour,aux Invalides…

— Il a une femme… Tout le monde, monpauvre Rabouille, n’est pas indépendant niconvaincu comme vous. Il n’y a pas que desvolontaires dans l’armée de la Commune. Laplupart des commerçants du quartier…

— Sont tout prêts à renier les gens quimourront pour eux. À qui le dites-vous ?

Depuis quelques instants germait en Ra-bouille un sentiment dont la bassesse lui répu-gnait, au point qu’il n’hésitait pas à l’étouffersous des paroles brutales et agressives, commeon entasse les pierres sur une mauvaise herbeenvahissante. Un mot de Céline, une crainteexprimée, la menace de Schramm et de Quélierenfin, tombaient dans son cœur labouré, ainsiqu’une semence de convoitise et d’espoir. Il

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entrait, par une sourde impulsion, dans lesvues intéressées de ceux qui réclamaient pourFerdinand un service actif avec ses dangers. Ilenvisageait les conséquences d’un accident etl’avantage personnel qu’il pourrait en retirer.C’était vers son cerveau un afflux d’idées mi-sérables dont ses yeux durent refléter et trahirl’association, lorsqu’il considéra l’uniforme degarde national accroché au porte-manteau,puis, aussitôt après les bras nus de Céline, carcelle-ci rougit légèrement et rabattit lesmanches de sa camisole. Il n’en fallut pas da-vantage pour amener Rabouille, par résipis-cence, au bon office que madame Lhomme at-tendait de lui.

— Écoutez, dit-il, je vais demander à lamère Mazoudier si son mari est libre tantôt.Nous conduirons tous les deux les enfants auxInvalides, mais je resterai dehors le temps deleur visite au vieux. Croyez-moi, c’est préfé-rable ainsi.

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— Il faut toujours finir par faire ce que vousvoulez, dit-elle, jouant l’ordinaire comédie desfemmes au caprice desquelles on s’est plié.

En bas, Rabouille trouva Ferdinand qui pro-fitait d’une minute de répit pour prélever sonpremier repas sur un saucisson suspendu à uneficelle, entre les rayons des spiritueux.

— Casses-tu la croûte avec moi ?

Il emplit de vin blanc deux verres épais etpar-dessus le comptoir contre lequel Rabouilles’accotait de biais. Lhomme tendit à son amiun pain où le couteau avait fait une profondeentaille, si bien que le morceau en était prèsque détaché. Ensuite, il interrogea :

— Est-ce que Céline t’a dit… au sujet del’oncle ? Oh ! nous avons bien pensé que tuirais là-bas comme un chien qu’on fouette ;mais tu nous obligeras. C’est l’oncle des en-fants après tout : ils peuvent avoir besoin delui.

— Toi aussi.

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Ferdinand regarda son camarade. Il n’yavait personne dans le débit, Alexandre lavaitla devanture ; le patron se déboutonna gaie-ment : — Moi…, toi…, tous les copains, par-bleu !

— Merci, dit Rabouille, ce brassard-là n’estpas pour moi.

Mais l’autre haussa les épaules : — Tu esbien toujours le même ! Il n’y a pas de déshon-neur à être prévoyant… L’oncle est un vieuxpompon, d’accord… ; mais on serait biencontent de le trouver si les choses tournaientmal pour nous, et je suis certain qu’il ne se fe-rait pas prier pour nous sauver la mise.

— Je n’ai pas l’intention de lui donner cettepeine.

— Tu en parles à ton aise ! Si tu avais unefemme, des enfants, un fonds de commerce, turaisonnerais peut-être autrement. À la tienne,Etienne…

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Ils trinquèrent, et en voyant la bonne figurede Ferdinand, rouge et pleine sous le képi àperpétuité et suant la joie de vivre, la cordiali-té, un souci sincère de la sécurité des siens, Ra-bouille se disait : « De nous deux, si l’un vrai-ment n’a pas changé, c’est lui. Il ne se doutepas que je l’ai détesté autant que je déteste au-jourd’hui l’invalide. Cependant, ma haine pourcelui-là, j’ai réussi à l’éteindre et nous voilàtrinquant ensemble ! Mes motifs d’aversionsubsistent pourtant, mais je n’en conçois à pré-sent que de la tristesse. Ma jalousie s’est épu-rée. Pourquoi ne surmonterais-je pas égale-ment, à force de patience, d’empire sur moi-même, l’antipathie que la personne de cevieillard m’inspire ? Ce qui m’est odieux en lui,c’est l’influence dont je le crois capable sur unesprit que j’avais fait le rêve de former. Cetteinfluence, il doit suffire de la combattre sansrelâche et de vouloir fermement la vaincre. Letemps n’est plus, heureusement, où les sensparlaient en moi plus haut que la raison. L’âgeet la souffrance m’ont enseigné à voir des en-

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nemis beaucoup moins dans les individus quedans les idées dont ils propagent le mensongeet l’ivraie. La paix que j’ai conclue, en mon forintérieur, avec le mari de Céline et l’animositéque je nourris contre l’ascendant de son oncle,attestent surtout que j’ai quarante-trois ans etque je me suis amélioré en vieillissant… ce quim’autorise à essayer d’améliorer les autres. »

La voix de Ferdinand : « Tu n’en reprendspas ? » abrégeait les réflexions de Rabouille,auxquelles, par surcroît, faisait trêve l’entréede Ninie Bagarre dans le débit. Elle tenait àla main un cornet de cornichons achetés chezl’épicier, et tendit à Alexandre un litre pourqu’il allât le remplir d’une boisson trouble etglaireuse, qui n’avait du cidre que le nom. Enattendant son retour, la grande et maigre fillejeta à Rabouille :

— Bonjour, m’sieu Agricol !

— Pourquoi m’appelez-vous Agricol ?

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— T’as donc pas lu le Juif Errant, d’EugèneTranspire ? dit Ferdinand.

— Si, répondit le mécanicien ; mais je nevois pas le rapport… Je ne cultive pas la poésiesociale, comme les ouvriers de 1830 ; je visseul et je ne suis pas le fils de Dagobert, ah !non… Mon père était menuisier et avait les mi-litaires en horreur. J’ai de qui tenir.

— Vous n’êtes pas plus Agricol que je nesuis la Mayeux, bien sûr ! C’est façon de rire…

Elle arrêta son regard sur Rabouille, endi-manché de coutil et, d’humeur taquine, elleajouta : — Je devine bien que vous n’avez pasfait non plus ces frais-là pour rendre visite àmademoiselle de Cardoville… Votre Dulcinéeà vous n’est pas dans les grandeurs.

— Quelle Dulcinée ?

— Celle avec qui vous sortirez tantôt.

— Ma Dulcinée n’aime pas la promenade,dit le mécanicien en riant.

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— Alors, emmenez-moi à sa place, reprit-elle délibérément.

Il continua de plaisanter : — Non, elle neserait pas contente.

— Avouez donc que je ne suis pas assezbelle pour vous.

Elle montrait sa pauvre robe noire élimée,tachée, reprisée, aux manches trop courtes,desquelles sortaient, rouges et osseuses, deuxmains aux longs doigts exténués de couture.Sur le corsage, à l’endroit des seins, pelotesimaginaires, des épingles étaient piquées etdes aiguilles aussi, au chas encore traversé pardes fils blancs… Sa tête inclinée laissait voir,dans le désordre des cheveux tombant en chi-gnon sur la nuque, un peigne cassé, un rubansale ; mais elle releva le front et ses largesyeux bleus, sa bouche aimable et fraîche, ra-chetèrent aussitôt des dehors poudreux,comme deux fleurs et un fruit sauvages, à la

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crête d’un buisson, en font oublier la séche-resse et les ronces.

Indifférent à cette révélation, Rabouilles’excusait : — À mon âge, Ninie, on risquemoins de se faire remarquer en promenant desenfants.

— Ah !… c’est avec les gosses d’ici quevous sortez, murmura-t-elle. Ma foi, c’est vraique vous pourriez être leur père.

Mais tout de suite, au mouvement de Ra-bouille, elle regretta sa morsure et mit à l’effa-cer l’humble empressement du chien qui a unedéfaillance à se faire pardonner.

— Blague à part, c’est dommage que vousalliez vous balader. Moi qui comptais sur vouspour veiller au grain, c’est le mot ! M’sieuLhomme, lui, ne m’écoute pas, et ça se com-prend… Le commerce avant tout. Mais vous,m’sieu Rabouille, qui avez quelquefois recon-duit papa à la maison, vous savez la réjouis-sance que c’est !… Dimanche dernier encore,

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il a fallu le hisser à notre cinquième et le cou-cher… Il était resté au bas de l’escalier et c’esten l’entendant geindre que m’sieu Schramm estsorti de son échoppe et l’a aidé à monter. Lerefrain de tous les dimanches, quoi ! Il n’y aque vous qui ayez un peu d’autorité sur lui… Jevous en prie, si vous êtes là ce soir, renvoyez-le moi avant qu’il soye trop plein. Vous n’au-rez pas affaire à une ingrate ; je vous prometsun cadeau… qui ne sera pas du luxe !… Ce quevous êtes fagoté avec cette cravate-là !… Jevous en offrirai une de ma fabrication. Commeça, quand vous la porterez, vous serez forcé depenser à moi. C’est ça qui va changer vos habi-tudes, hein ?

Elle était redevenue gaie, familière, heu-reuse de voir que Rabouille ne lui gardait pasrancune de son incartade. En effet, il déclinaitbénévolement toute gratification, trouvaitmême, comme d’habitude, des mots très justeset très doux pour plaindre Ninie et l’assurerqu’il songeait à elle en évitant le plus possible

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au père Bagarre les tentations auxquelles, mal-heureusement, son métier l’exposait.

— C’est un brave homme, mais faible, sansdéfense…

— Oh ! méchant, pour sûr qu’il ne l’est pas,dit Ninie. Il ne m’a jamais battue, quand j’étaispetite. Il gagnait bien sa vie. C’est ce coup depied qu’il a reçu en arrêtant un cheval empor-té, qui est la cause de tous nos malheurs… Onl’a félicité d’avoir sauvé trois personnes, maisla maladie lui a fait perdre sa place, la misère

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— Si au lieu de sauver trois personnes, il lesavait tuées à la guerre, une pension serait, avecla croix, sa récompense, observa Rabouille.Mais nous le constations l’autre jour, Mazou-dier et moi : il n’y a pas d’invalides pour lesvieux ouvriers estropiés et les héros civils. Il enest de votre père comme des chevaux de fiacrequ’il soigne : il n’aura jamais été qu’à la peine ;il sera au repos dans la terre seulement.

Elle l’écoutait avidement, consolée, bercée,ravie par ces mélancoliques propos même, ain-si que par ces romances qui montent des coursvers les chambres d’ouvrières et les ateliers oùleur existence se dévide. Quand il se tut :

— Alors, c’est convenu ? fit-elle. Une bellecravate si papa n’est pas poivre ce soir. Com-ment les aimez-vous ?

Mais il s’obstinait à ne pas accepter le mar-ché : — Allons donc ! Vous avez des com-mandes plus pressées.

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est venue, la mère en est morte de chagrin, etlui s’est mis à boire…

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— Des commandes ? Ah ! ouiche… Vousvoulez dire des loisirs. Je n’ai pas de travail de-puis un mois ; ça m’occupera. Il me reste juste-ment des morceaux d’étoffe. Votre Commune,vous savez, n’est pas plus avantageuse pourmoi que pour papa. Il n’y a guère de fiacres de-hors, et tout le monde à présent se promène enuniforme de garde national… Rien à frire pourles cravatières !

— Elle a raison, dit Ferdinand, qui ne sebornait au képi, derrière le comptoir, que pourménager sa vareuse.

Ninie reprit, avec l’intention d’être agréableà Rabouille :

— Et l’on n’a même plus ce bon monsieurFlourens, qui nous procurait de l’ouvrage, lui !Vous vous rappelez, quand il a voulu que sonbataillon soye habillé le premier, pendant lesiège ?

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— Oui, les ateliers improvisés… une façonde venir en aide aux femmes, à la famille destrente sous. Pauvre vieux ! Si désintéressé…

— Ça, on peut le dire ! confirma Ferdinand,interprétant l’éloge dans un sens grivois. Il n’yen a pas une à Belleville, ni ailleurs sans doute,qui puisse se vanter de lui avoir tourné la tête,n’est-ce pas, Jacques ? Il est mort vierge etmartyr. Et les suppôts de la réaction osent pré-tendre que les gens de la Commune sont sansmoralité ! Ils en auraient plutôt à revendre auxpetits crevés de Versailles, hein ?

— Peut-être que monsieur Flourens était ai-mé tout de même, dit Ninie, les yeux sur Ra-bouille. C’est quelquefois pour les hommes quine font pas attention à elles que les femmes entiennent le plus.

Elle prit son litre, qu’avait rapportéAlexandre, pour s’en aller enfin ; mais elle seheurta, à la porte, contre la mère Mazoudierqui arrivait, trottinante et proprette, la figure

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encore réduite au fond d’un bonnet blanctuyauté, comme une pomme cuite dans unmoule à pâtisserie. Elle portait un grand panierà couvercle qui, plein ou vide, l’accompagnaittoujours, et elle fronçait son museau de ga-renne.

— Savez-vous si Mazoudier est libre cetteaprès-midi ? demanda Rabouille.

— Ma foi, répondit-elle, je l’ai entendu par-ler d’une cérémonie au Louvre, à laquelle ilvoudrait assister.

— Le meeting de l’Alliance républicaine desdépartements ?

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— Quelque chose dans ce genre-là, oui…Mais il vous dira ça lui-même ; il doit venir icidans la matinée.

Et, diligemment, elle gagna la cuisine,comme un lapin son terrier.

Rabouille et Mazoudier accordèrent sanspeine leurs projets respectifs.

« L’omnibus nous conduira au Louvre, déci-dèrent-ils, et de là, nous irons à pied aux Inva-lides. »

Ils partirent après déjeuner avec Adrien etSophie, et virent défiler, en descendant la ruede Paris, le 159e bataillon qui se rendait bou-levard Puebla pour y recevoir son drapeau. Latenue des hommes, en dépit de sa diversité,n’était pas mauvaise. Ils marchaient d’un pasrelevé et faisaient vraiment leur possible pouratténuer l’impression qu’ils produisaient d’unetroupe éprouvée par les privations, une longuecampagne, et condamnée à l’offensive dans lesconditions les moins propres à la prendre.

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— À l’aspect de ces bataillons, dit Ra-bouille, je songe toujours à une observationde Rossel, l’ex-capitaine du génie, aujourd’huichef d’état-major de Cluseret. C’est Jaclard,son successeur à la tête de la 17e légion, quime l’a rapportée.

— Quelle observation ? demanda Mazou-dier.

— Un jour que Rossel passait en revue sesbataillons composés en partie d’hommes dontl’uniforme faisait ressortir davantage le déla-brement physique et même la difformité :« Ces malheureux ont raison de se battre, dit-il ; ils se battent pour que leurs enfants soientmoins chétifs, moins scrofuleux, moins épuisésqu’ils ne sont eux-mêmes. »

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Le beau temps de la veille ne s’était pasmaintenu. Le ciel maussade vidait, par inter-valles, ses réservoirs. Cependant, Paris, ce di-manche-là, réagissait contre l’inquiétude, lesfâcheux présages et s’étourdissait. Au bas dufaubourg du Temple, l’omnibus s’arrêta pour

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laisser défiler encore, précédé de tambours etd’une cantinière qui portait une couronned’immortelles, un autre bataillon de gardes na-tionaux, à la boutonnière desquels la mêmefleur faisait profession de foi. Et, plus loin,Adrien, à genoux sur la banquette, signala unfiacre où s’entassaient des dignitaires de lafranc-maçonnerie bariolés d’écharpesblanches, bleues, vertes, rouges et noires, li-

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serées de soie ou frangées d’argent. Un porte-étendard était assis sur le siège, à côté du co-cher, et les passants se retournaient pour dé-chiffrer l’inscription : « Aimons-nous les unsles autres », qui s’enlevait en lettres rouges surle fond bleu de la bannière. À pied, sur les bou-levards, d’autres francs-maçons, en bourgeoisou sous l’uniforme de garde national, âgéspour la plupart, têtes de médecins, d’archi-tectes et de photographes, promenaient ensautoir – en laisse – leur pélican embléma-tique… Et tous sortaient de la salle Dourlans,où les délégués à Versailles avaient renducompte de leur échec auprès de Thiers. C’étaitle dernier écho de la manifestation de la veille.Quelques-uns, pour preuve de leur faction noc-turne auprès des étendards, montraient à leurchaussure et à leur pantalon, la boue des rem-parts ; d’autres, chenus et méditatifs, parais-saient succomber sous le poids des secrets deleur Loge ; et il en était qu’embarrassaient vi-siblement, dans la foule narquoise, les insignesd’un grade et qui se sentaient vaguement ridi-

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cules, comme les inutiles commissaires d’unefête décommandée.

Une fête locale mal organisée, c’était exac-tement l’idée que suggérait la physionomie deParis le 30 avril. Aussi bien, des commissairesdans l’exercice de leurs fonctions, un nœud derubans rouges à la boutonnière, il y en avaitdans la cour du Louvre, pour recevoir lesmembres de l’Alliance républicaine des dépar-tements, qu’un meeting réunissait sous la pré-sidence du citoyen Millière. On aurait cru plu-tôt assister à un concours d’orphéons et defanfares. Des gens endimanchés, originaires dela province, trimbalant leurs femmes et leurs

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enfants, se frayaient un passage vers les écri-teaux qu’arboraient, au bout d’un bâton ou surleur casquette, les chefs de groupes désignéspour chaque département. Certains s’abritaientsous un parapluie surmonté du signe de ral-liement ; des femmes en bonnet blanc, quiavaient suivi la garde nationale avec les can-tinières, déployaient de longues écharpes delaine rouge, ou bien, compagnes de francs-ma-çons, les brides du bonnet flottant sur le cor-sage, épinglaient à celui-ci des bouffettes deruban rouge indiquant la part qu’elles pre-naient à la manifestation. Cependant, les com-missaires affairés essayaient de procéder à unclassement alphabétique des départements au-tour de l’estrade drapée de rouge élevée au mi-lieu de la cour et destinée aux membres du bu-reau – ou du jury. Car il semblait qu’on allâtdistribuer des récompenses et que Paris pous-sât l’affabilité jusqu’à offrir à ses hôtes une fêteleur rappelant le plus possible l’animation d’unchef-lieu de canton ouvert aux sociétés musi-cales et à leurs impédiments honoraires. L’illu-

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sion eût été complète si les fédérés de la com-pagnie de service s’étaient déguisés en sa-peurs-pompiers et si les francs-maçons, avecleurs bannières et leurs médailles, avaient re-haussé la cérémonie.

— J’ai peur, si nous restons, d’arriver troptard aux Invalides, dit Rabouille que les deuxenfants tiraient par la manche.

Mazoudier reconnut un commissaire et lequestionna.

— Oh ! fit celui-ci, nous en avons pour plusd’une heure : lecture du manifeste de la Ligue,discours probables, adhésion de la Ligue ré-publicaine à la Commune, adresse aux frèresde province…, oui, ça durera au moins jusqu’àtrois heures et demie. Après quoi, nous ironsporter à l’Hôtel de Ville le résultat de la délibé-ration. Un beau cortège, si le temps le permet !

— Ma foi, dit Mazoudier, je suis de votreavis, filons. Puisque l’adhésion est prête, nous

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n’en aurions pas même la surprise. Quant audéfilé…

— Que la récréation continue !

— Le fait est que ces démonstrationsdonnent assez l’impression d’une ville en va-cances. L’habitude de vivre dehors contractéependant le siège.

— Oui, dit Rabouille, mais l’erreur, c’estd’imputer au siège également la cause occa-sionnelle de ces troubles nerveux et de cettefièvre éruptive, la fièvre galonnière, qui sontles symptômes ordinaires accompagnant unemaladie chronique bien connue en France : lemilitarisme. Les gardes nationaux de l’ordre,

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qui se moquent aujourd’hui des fédérés, ontété en proie au même délire, hérité de leurspères. Nous l’avons dans le sang. C’est le ca-deau des régimes qui ont fondé leur domina-tion sur la force brutale et ses attributs dé-coratifs. Les revues, les défilés, les rentréestriomphales et théâtrales de l’Empire, nouséblouissent encore. Il ne suffit pas aux soldats-citoyens d’avoir des fusils et des munitionspour se défendre ou appuyer leurs revendica-tions ; ils se croient tenus de ressembler entout aux militaires professionnels. Ils ont be-soin, comme les prétoriens, d’une livrée pourse battre. Ils ont l’honneur d’exercer un droit etils aiment mieux se donner les airs d’exercer leplus triste des métiers : celui des armes. Cettefolie est contagieuse. Les contorsions d’untambour-major à la tête d’un régiment, pro-voqueraient encore, dans la foule, les mêmesattaques d’enthousiasme épileptique qu’autre-fois. Si nous sommes grotesques dans nos jeux,ces jeux ne sont pas différents, en somme, deceux qu’on applaudit en France depuis

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soixante-dix ans. Delescluze s’étonnant de laprédominance de l’élément militaire sur l’élé-ment civil et des querelles de galons qui di-visent les chefs, me semble aussi naïf que Clu-seret réprimant, par décret, la manie des bro-deries et des aiguillettes, ou que la commissionexécutive supprimant, inutilement d’ailleurs, legrade de général, jugé par elle incompatibleavec l’organisation démocratique de la gardenationale. Ce qui est incompatible avec les le-vées révolutionnaires, c’est le respect des tra-ditions et de leurs formes extérieures. Les pur-gatifs bénins de Cluseret ou de la Commissionexécutive ne débarrasseront pas les Françaisdu ver intestinal qu’ils rassasient et qui lesépuise : le ténia militaire. C’est le fruit d’uneenfance nourrie de viandes impures. Vous rap-pelez-vous, Mazoudier, le retour des troupesd’Italie ?

— Je me rappelle même la proclamationdans laquelle l’homme qui avait dit à Bor-deaux : « l’Empire, c’est la paix ! » exhortait les

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soldats à garder soigneusement les habitudesde la guerre. À la hauteur du cirque Napo-léon, les artistes de l’endroit avaient construitun portique sous lequel défilèrent, conduits partrois aumôniers et précédant musiques et dra-peaux, des blessés des estropiés, des convales-cents dans leurs linges d’ambulance…

Rabouille. – Jamais je n’ai mieux comprisque devant cet étal ambulant et paré, les ra-vages que peut faire chez un peuple la char-cuterie des batailles dont on le bourre à partirdes bancs de l’école. Quelle conception veut-on qu’ait de l’héroïsme ce peuple empoison-né ? Le soin de faire avant tout table rase in-combait à la Commune. Vous voyez commentelle s’en acquitte… Le nombre des déguisés aplutôt augmenté. C’est en vain que Cluseret,Rossel, Delescluze et quelques autres donnentl’exemple du naturel. Eudes porte fièrement lesvestes fourrées de Galliffet et s’est fait fairechez Dusautoy, le tailleur de l’empereur, ununiforme de drap fin chamarré sur toutes les

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coutures. Les francs-maçons ajoutent au bur-lesque. Il faut plus que du sens commun : ducourage, pour s’abstenir de ces pitreries. Hier,un de nos camarades apercevant Vallès dansle cortège des francs-maçons, lui demanda cequ’il portait, roulé dans un journal, sous sonbras. Il répondit : » C’est mon écharpe ; je l’airetirée, j’avais l’air d’un singe. » Car parmi lesattributs maçonniques, compas, équerre et ni-veau, on s’étonne de ne pas voir aussi l’échelle,symbole de la hiérarchie !

Mazoudier. – Proudhon a prophétisé le mar-di gras révolutionnaire, et c’est Marat qui disaitque, pour une grande partie du peuple, la révo-lution n’est qu’un opéra. Mais le moyen de re-médier à ces mascarades ?

Rabouille. – Oui, le moyen ? L’expériencenous démontre une fois de plus que l’on neguérit pas la masse du ridicule par le ridicule.Nous le savions. Il serait imprudent de crier àla chienlit sur les pas d’un blanchisseur dégui-sé en mousquetaire ou en seigneur de l’ancien

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régime. Il prendrait mal la plaisanterie, car sonsouci est précisément de ne pas paraître em-prunté sous la défroque du personnage. L’es-prit des carnavals est conservateur. Le peuplea le sens de l’imitation ; il n’a pas le sens de laparodie, qui pourrait être mortelle aux objetsde son application.

Mazoudier. – N’a-t-on pas vu, en 48, les ate-liers nationaux organisés militairement, et lestravaux de terrassement surveillés par desélèves de l’École centrale portant le tricorne,l’épée et des galons sur leur habit bleu bar-beau ! C’est ce que nous appelions l’égalitéentre les hommes et la République universelle !L’ouvrier se plaint de ses contremaîtres, etquand il en change, la première chose qu’il fait,c’est de les galonner !

Rabouille. – J’ai essayé d’utiliser les élé-ments de dérision que certains spectacles four-nissent, pour entamer le prestige attaché àl’uniforme. J’ai conduit Adrien chez Corvi, oùdes singes habillés en soldats et bien dressés

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font l’exercice, avec un ensemble et une docili-té prouvant que, si nous descendons d’eux, ilsnous le rendent bien !

Adrien, qui donnait la main à Rabouille, enentendant prononcer le nom de Corvi, se jetadessus comme une mouche sur un morceau desucre.

— Mon oncle Prophète aussi m’a emmenéchez Corvi ; il m’a expliqué pourquoi on fu-sillait le déserteur : c’est parce qu’il avait aban-donné le drapeau.

— Comme quoi du même spectacle on peuttirer des enseignements différents, dit Mazou-dier en souriant.

— Oui, fit tristement Rabouille. Il est plusfacile d’abolir la conscription que de tuer lespetits sauvages avides de plumes et de verro-teries, qui sommeillent au fond des soi-disantcivilisés que nous sommes. Dans le fait, com-ment des enfants seraient-ils sensibles à la vé-rité, lorsque les hommes ne la dégagent pas

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des spectacles à leur intention et à leur por-tée ? La fusillade de la Ricamarie, pas plus quele coup d’État, ne les a éclairés sur le rôle etl’utilité des armées permanentes, qui n’ont ja-mais sauvé le pays, mais qui ont quelquefoissauvé le pouvoir et toujours protégé la proprié-té.

— Oh ! dit Mazoudier, je sais, moi, ce qu’onattend d’elles. On attend qu’elles suppléent laguillotine ou qu’elles la sertissent. En 1849, onallait exécuter Daix et Lhar, les meurtriers dugénéral Bréa. Il y avait ce matin-là, au coin desbois de justice, vingt-cinq mille soldats et ducanon… Voilà une parade éloquente ou je nem’y connais pas !

— La Commune a brûlé la guillotine, repritRabouille, mais elle n’a pas répudié la peinecapitale, et au magasin d’accessoires du cé-sarisme elle emprunte la cour martiale, qui acondamné à mort Girot, le commandant du74e.

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— Il ne sera pas exécuté, fit vivement Ma-zoudier. La Commune, qui n’assume pas plusle drame de la rue des Rosiers, qu’un auteurn’est responsable du lever de rideau qu’on joueavant sa pièce, la Commune n’a assassiné per-sonne. Il n’y a point de Galliffets chez nous.

— Aussi, n’est-ce pas notre modération queje blâme, observa Rabouille, mais le caractèrequ’elle revêt. Ces révolutions, réputées des-tructives des croyances et de la société, c’est,en réalité, de respect qu’elles meurent. Nonseulement le Journal Officiel continue de pu-blier la cote des valeurs de bourse, peut-êtredans l’espérance d’avoir à signaler une hausse,comme pendant le siège ; mais la Commune,qui allège de deux millions les caisses des che-mins de fer, n’ose pas planter le drapeau rougesur la Banque de France, où sont enfermésdes milliards. On parlemente avec le sous-gou-verneur du château-fort de la bourgeoisie ; sagarnison d’employés nous défie, et la Com-mune qui trouverait là, en espèces, de quoi as-

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surer le pain et le logement à ses défenseursd’abord, puis à deux cent mille familles indi-gentes, la Commune préfère glaner pénible-ment des ressources dans la perception desdroits postaux et des octrois ! Quand donc per-drons-nous l’habitude de ramasser les miettessous la table ?

Mais, sur ce point, Rabouille et Mazoudiern’étaient jamais d’accord. L’esprit du vieux re-lieur se fermait à la théorie formulée par Ba-beuf : « Le cynisme du vol autorise la brutalitéde la reprise, aux cris de : Justice et bonheurcommun ! »

— En 48, dit-il, De Flotte soutenait, lui aus-si, qu’il n’y aurait pas de République possibletant que le Grand Livre de la Dette publiquene serait pas brûlé. On n’écouta pas De Flotteet l’on eut raison. Gardons-nous de tout ce quipeut ternir et vénaliser une belle cause.

— C’est avec de pareils scrupules que lesrévolutions s’anémient et meurent de

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consomption ! s’écria Rabouille. Le peuple estun malade indigent ; il a besoin, lui aussi, pourse refaire, de vin de Bordeaux et de viandessaignantes. Quand il en aura sa suffisance,alors seulement vous pourrez lui demandersans ironie, de se montrer généreux et désinté-ressé.

— Soit, dit Mazoudier. Mais nous est-il per-mis, présentement, d’avoir moins de scrupulessans fournir un prétexte à l’intervention des Al-lemands, pour qui la banque représente la ga-rantie de l’indemnité de guerre ?

Rabouille répliqua :

— Alors, ce n’est point scrupule, mais lâ-cheté de notre part ! La perspective d’un retouroffensif des Prussiens devrait pourtant sourireà quiconque protestait, il y a deux mois, contreune capitulation honteuse et prétendait garderles canons pour prolonger la résistance. LeGouvernement n’a jamais réussi qu’une sortie :celle qui l’a conduit à Versailles. La Commune

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pourrait montrer à ces braves de quelle dé-fense est capable une ville libre décidée àvendre chèrement sa liberté. Malheureuse-ment, nous aimons mieux singer la Conventiondans les petites choses que dans les grandes.La Commune décrète propriété nationale lesbiens de mainmorte et autorise la réquisitiondes logements vacants ; mais elle ne va pasaussi loin que la Convention, qui frappait demort civile les émigrés, ni même que la Légis-lative, qui confisquait et mettait en vente leursbiens. Les révolutions devraient être un com-mencement ; la nôtre n’est qu’un recommence-ment. Certains membres de la Commune ontpour les leçons de 93, mal apprises, le mêmerespect que les professeurs pour l’antiquité. Ondirait qu’ils aspirent à changer les sujets dependule plutôt que la forme du gouvernement.Nous déblatérons contre les institutions, lenombre et la complication de leurs rouages, etvoilà, au lieu d’en supprimer, que la Communeélève au rang de fonctionnaires les huissiers,les notaires, les commissaires-priseurs et les

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greffiers des tribunaux ! Enfin, brochant sur letout, nous avons un procureur et nous sommesmenacés d’un Comité de Salut Public !

— Le fait est, dit Mazoudier, que les jeunesmembres de la Commune, en entendant, ven-dredi, la proposition du citoyen Miot relative àce Comité, ont dû se croire entourés de reve-nants de 93, d’hébertistes sortant du tombeaucomme les nonnes de Robert le Diable.

— Ou comme l’Homme à l’oreille cassée,d’About. Mais ce n’est pas l’annuaire que de-mandent Miot et ses amis en se réveillant, c’estle Père Duchêne et sa grande colère ! Il y ades révolutionnaires qui font songer aux fa-milles pauvres vivant pendant une semaine surle même plat réchauffé : ils vivent des restes de93.

Tout en causant, ils étaient arrivés aux In-valides. Rabouille dit à Mazoudier :

— Il est deux heures et demie ; je vais allerfaire un tour aux baraquements du Champ-de-

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Mars, tandis que vous conduirez les enfantsau vieux. À quatre heures je viendrai vous re-prendre.

La grille d’entrée franchie, Adrien et Sophiedonnèrent un coup d’œil aux « canons » c’est-à-dire à l’emplacement naguère occupé par labatterie. Prophète, quand il attendait des vi-sites, se tenait là quelquefois. Mais ils ne lereconnurent pas parmi les quelques invalidesmêlés aux promeneurs du dimanche moinsnombreux que d’habitude.

— Votre oncle est peut-être dans son jardin,présuma le relieur, quoique le temps soit vrai-ment peu engageant aujourd’hui.

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Était-ce disposition d’esprit résultant pré-cisément de cette circonstance, mais Mazou-dier s’imagina qu’il pénétrait dans une nécro-pole. Tout concourait à lui en donner l’illusion.Au poste veillaient les gardiens, dans leur uni-forme de drap bleu sombre ; on cherchait des

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couronnes aux mains des visiteurs ; les jardi-nets qui bordaient les deux allées latérales, res-semblaient à des concessions temporaires etles invalides qui revenaient, un arrosoir à lamain, de la fontaine, avaient l’air de porter del’eau à leur tombe entourée de buis. Si l’onconsidérait la façade de l’Hôtel, cette impres-

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sion persistait. L’architecte avait tout combinépour approprier la décoration extérieure del’établissement à la destination que lui prêtaitMazoudier. Les trophées de l’attique avec leurscasques, leurs cuirasses défoncées, béantes,évidées comme des noyaux d’abricots,éveillaient d’autant plus l’idée de planchesd’anatomie, que des barreaux aux lucarnes deces ventres ouverts, rappelaient les flèches in-dicatrices qu’emploient les rédacteurs de trai-tés spéciaux pour l’intelligence de leurs sché-mas. Cette évocation d’amphithéâtre, tous cesmoulages de jambes et de bras coupés, de poi-trines creuses et de corps sans tête, ne dépa-raient pas, en somme l’Hôtel des Invalides, etLibéral Bruant s’était sans doute consolé de nepouvoir peindre la Danse macabre sur ces mursde cimetière, en y sculptant les simulacres dela mort.

Adrien et Sophie ayant aperçu de loinl’oncle Prophète dans son jardin coururent verslui.

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Ce jardin, qu’un mouton eût tondu en troiscoups de langue, était encore diminué par lacabane que s’était construite, au fond, l’inva-lide pour ranger ses outils. Elle avait remplacéune treille, dont le souvenir n’était plus per-pétué, sur une console extérieure, que par unPetit Caporal en plâtre, dans une guérite. Parune fantaisie singulière ou par souci, peut-être,d’utiliser le restant d’un pot de couleur, le Na-poléon et la guérite, avaient été, autrefois,peints en vert, un vert extraordinaire, cru, queles bancs des promenades eussent pu revendi-quer. Et Prophète poussait le culte des reliquesjusqu’à rafraîchir cet enduit, lorsque les pluiesde deux ou trois hivers l’avaient endommagé.Mais cette opération acquérait encore dans sapensée, la portée d’un exemple, d’un conseildiscret de subalterne offusqué. Une seule foisil s’était entr’ouvert à son confident Lacouture.Devant le Petit Caporal rebadigeonné : « Qu’onen fasse autant pour le Dôme ! » murmura-t-il, navré qu’on laissât pâlir et s’éteindre l’or ré-pandu sur la coupole.

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Son jardin n’était pas, d’ailleurs, l’objet desoins moins assidus. On le citait parmi lesmieux entretenus, les plus attrayants. Il enétait fier. Penché dessus des journées entières,il le réparait comme un vieux vêtement, le ga-lonnait de buis, y pratiquait des boutonnièresoù s’épanouissaient, aux beaux jours, des myo-sotis, des marguerites, des giroflées, des tu-lipes et des dahlias. Il renouvelait souvent,comme un fond de culotte, les fleurs de la cor-beille, autour de laquelle, dans une allée largeau plus de cinquante centimètres, une bandede cailloux blancs eût fourni au Petit Poucet dequoi remplir ses poches. Il cultivait aussi despensées en pot, pour sa nièce, et, en d’autrespots mystérieux, à l’alignement sur uneplanche, comme une escouade de recrues, deschoses vagues qui s’entêtaient à ne pas pous-ser. Il passait chaque jour de longs momentsà les examiner, à les stimuler, ainsi qu’un ser-gent à la parade. Il scarifiait même la terreavec une aiguille à tricoter, afin de la « soula-

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ger », disait-il, et qu’elle respirât mieux. Le sol-dat-laboureur dégénérait en Jenny l’ouvrière.

Il avait pour voisins, à droite, Lacouture, àgauche, Lapuchet. Ils causaient par dessus letreillage séparatif garni de capucines. Au mi-lieu de son jardin, moins bien cultivé que ce-lui de Prophète, Lacouture avait érigé un ro-cher de Sainte-Hélène surmonté d’un petit Na-poléon, les bras croisés, qui regardait pensif,courir les fourmis dans le gazon.

Quant au vieux borgne Lapuchet, son jar-din, depuis longtemps à l’abandon, n’avait pourparure qu’un lilas suffisant pour attirer pendanttrois semaines sur son heureux propriétaire,l’envie des concessionnaires moins bien parta-gés. Mais Lapuchet n’y prêtait point attention.Il avait, lui aussi, son icône, un médaillon enterre cuite à l’effigie de l’Empereur, dans uneniche de lierre. Ce tableau de dévotion étaitcomplété par un éclat d’obus en forme de bé-nitier, suspendu à l’entrée de la niche et quiconservait un peu d’eau de pluie. Assez sou-

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vent y venait boire un moineau que l’arrivée duvieillard effrayait et qui s’envolait en secouantsur le trou noir creusé, comme une autre cu-vette, sous le front du bonhomme, les brancheshumides du lilas.

La sympathie, d’ailleurs, sinon le hasard,semblait avoir réuni dans cette allée tous lestraînards de la légende napoléonienne. Chezquelques-uns, l’instinct de la propriété, éveillésur le tard, se manifestait par des rangées declous, la pointe en l’air, sur les treillages. Etl’égipan résidait dans presque tous les jardins,en plâtre, en bronze, en bois, en fer, en grès,en biscuit, en images d’Épinal, en médaillonssymboliques composés avec des coquillages,des cheveux, ou bien avec des pensées, dans lecadre à boudin d’un buis sombre et bien taillé.

— Ah ! c’est gentil de me les avoir amenés,dit Prophète en embrassant son neveu et sanièce.

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— C’est madame Lhomme qui vous les en-voie, fit Mazoudier. Ils vous réclamaient.

Prophète était content de voir les enfants,mais il souhaitait et redoutait à la fois leurvisite. Sous l’oncle flatté perçait le jardinierinquiet, qui ne cessait de surveiller, du coinde l’œil, des jeux pleins d’inconvénients. Laturbulence d’Adrien surtout le faisait tremblercontinuellement. Sans aller aussi loin que sonvoisin d’en face, Lesourdeur, à la figure de cire,lequel montait la garde devant ses rosiers etjetait sur les promeneurs un regard où se mê-laient l’orgueil et l’intimidation ; Prophète étaitassez jaloux de ses semis pour en appréhenderla dévastation. Aussi songea-t-il tout de suite,à éloigner Adrien, dont la présence dans le jar-din n’annonçait rien de bon aux plates-bandes.

— Savez-vous ce qu’il faut faire, mes en-fants ? Aller me chercher de l’eau à la fontainedans les deux arrosoirs que voici. Vous les dé-poserez à la porte, où je les prendrai. Vous irez

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les remplir lorsque je les aurai vidés. J’espèreque c’est un amusement, hein ?

Sophie et Adrien en convinrent et firent leurpremier voyage, tandis que Prophète invitaitMazoudier à s’asseoir sous le Petit Caporaldans sa guérite verte.

— Vous avez le plus beau jardin de l’allée,dit Mazoudier.

— Oh ! non, dit l’autre modestement. Maispour m’en occuper, je m’en occupe, voilà l’af-faire.

— C’est donc pourquoi on vous voit main-tenant si rarement.

— Je n’ai plus besoin d’aller à Belleville…maintenant que Belleville vient chez nous.

Mazoudier saisit l’allusion aux tours degarde qui ramenaient les fédérés du XXe à l’Hô-tel, et il reprit rondement :

— Raison de plus, au contraire. Puisque, detoute façon, vous ne pouvez éviter leur ren-

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contre, prenez-en carrément votre parti… etrendez-nous notre visite involontaire. L’alter-cation que vous avez eue l’autre jour ne se re-nouvellera pas. Il faut considérer l’état de sur-excitation dans lequel les événements nous en-tretiennent.

— Justement, répliqua Prophète. Je ne mesens pas assez maître de moi pour retournerparmi ces énergumènes au moment où ils s’ap-prêtent à outrager tous les vieux soldats quisont ici et ailleurs.

— Comment ? dit Mazoudier.

— Allons, ne faites donc pas l’ignorant…Vous savez bien que les rouges vont mettre àexécution la menace de mossieu Rabouille.

Et comme le relieur haussait les épaules,Prophète tira de sa poche le Journal Officiel,qu’il achetait tous les jours, erra un instantà travers le compte-rendu analytique de laséance de la Commune du 27 avril et lut enfin :

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« Le citoyen Courbet demande que l’onexécute le décret de la Commune sur la dé-molition de la colonne Vendôme. On pourraitpeut-être laisser subsister le soubassement dece monument, dont les bas-reliefs ont trait àl’histoire de la République ; on remplacerait laColonne impériale par un génie représentant larévolution du 18 Mars… »

— Un génie de la Bastille, quoi ! fit le bon-homme avec mépris. Et il continua :

« Le citoyen J.-B. Clément insiste pour quela Colonne soit entièrement brisée et détruite.Le citoyen Andrieu dit que la Commission exé-cutive s’occupe de l’exécution du décret. Lacolonne Vendôme sera démolie dans quelquesjours. »

— Dans quelques jours… c’est clair.

« Le citoyen Gambon (le mot semblait vrai-ment revenir exprès pour lui écorcher labouche, d’autant qu’il prononçait citoilliens), le

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citoillien Gambon demande que l’on adjoignele citoillien Courbet aux citoilliens chargés deces travaux… »

Une grimace plus amère marqua l’émoi duconvive dont les dents s’ébrèchent successi-vement sur trois petits plombs de chasse, etqui n’est pas au bout de ses peines. En effet :« Le citoillien Grousset répond que la Com-mission exécutive a confié ces travaux à deuxingénieurs du plus grand mérite et qu’ils enprennent toute la responsabilité », acheva l’in-valide.

Mazoudier souriait :

— Si vous n’avez que cette inquiétude…

Il était sincère. Il ne pensait pas que laCommune, accablée de préoccupations graves,perdrait son temps à s’acharner contre la Co-lonne ; et il doutait, en outre, qu’on pût la ren-verser aisément. La réclamation de Courbet etles assurances de ses collègues amusaient le

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tapis et leur gratuité n’avait point, malheureu-sement, le caractère d’une exception.

— Pourtant, mossieu Courbet a fait de cedéboulonnement, comme il dit, une questionpersonnelle…

— Il se vante ; il a simplement accommodéà son point de vue artistique, un vieux projetque les positivistes ont trouvé dans l’héritagephilosophique de leur chef d’école. Voilà biencomment naissent les légendes ! Il est vrai que,peu de jours après la proclamation de la Répu-blique, Courbet demanda le déboulonnementde la Colonne. Mais il a déjà protesté contre lesintentions qu’on lui prêtait, dans une lettre aumaire de Paris, que les journaux ont publiée.Il y disait que loin de préméditer la destruc-tion de ce trophée, il ne voyait point d’inconvé-nient à ce que l’on vous en fît cadeau. Il pensaitque les reliefs du monument seraient moinsdéplacés au milieu de vous, en panneaux, parexemple, sur les murs d’une cour des Inva-lides, qu’au bout de la rue de la Paix, où leur

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exposition constitue pour le moins un stupidecontre-sens.

— Alors, vous ne croyez pas qu’ils feronttomber la Colonne le 5 mai ? Remarquez lechoix provocateur de cette date, qui est cellede notre pèlerinage annuel…

— Pas plus le 5 mai qu’un autre jour, ditMazoudier, d’un tel accent convaincu que l’in-valide en fut, une minute, ébranlé et ne le futpas seul, car d’autres oreilles que les sienness’ouvraient à la conversation. Lapuchet n’enperdait pas un mot, devant son idole en terrecuite ; et dans le jardinet de droite, Lacoutureet un visiteur en bourgeois, n’échangeaient desparoles insignifiantes que pour mieux se per-mettre une indiscrétion pareille.

Prophète s’en aperçut et fit leur jeu en pres-sant Mazoudier.

— Et ça, est-ce aussi une fanfaronnade ?

Et se référant à un nouveau journal déplié :

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— C’est la lettre qu’un appelé Gesray aadressée à l’Hôtel de Ville. Vous la connais-sez ?

— Ma foi, non.

— Écoutez donc. « 27 avril 1871. Citoyens.En présence de la pénurie où se trouve la Ré-publique sociale et vu les besoins que com-porte la nécessité de combattre la réaction,je viens proposer à la Commune, comme me-sure révolutionnaire en rapport avec les cir-constances, de dédorer le dôme des Inva-lides… »

— C’est inepte ! interrompit le relieur.

— Attendez… « L’or tyrannique répandusur une coupole qui domine les monuments etles habitations de la Capitale, est une insultepermanente aux misères du peuple. D’ailleurs,citoyens, ce n’est pas au moment où le paysse prépare à assister à cette œuvre de justicepopulaire : la démolition de la colonne Ven-dôme, que les restes du monstre qui a conduit

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la France à sa perte, doivent continuer à s’abri-ter sous des lambris dorés. »

— S’il fallait examiner tous ces projets sau-grenus, on n’en finirait pas, déclara Mazoudier.Ces exagérations même devraient vous rassu-rer. Les hommes à craindre ne sont pas ceuxqui parlent, mais ceux qui agissent. Ne vousplaignez pas de l’abondance des pétitions etdes décrets : c’est le jour où l’on n’en publieraplus qu’il y aura peut-être lieu de s’alarmer.

Prophète fit un signe d’intelligence à Lacou-ture et poursuivit :

— Des projets saugrenus, vous dites bien,monsieur Mazoudier. C’en est-y pas encore un,de changer en rue du 31 Octobre, la rue por-tant le nom de Bonaparte, hein ?

— Il y a, en effet, des mesures plus urgentesà prendre, dit le relieur conciliant.

— Parbleu ! Seront-ils beaucoup plus avan-cés quand la place Vendôme s’appellera placeInternationale ; la place d’Italie, place Duval ;

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la rue Mac-Mahon, rue de la Commune et l’en-droit où s’élève la chapelle Bréa, qu’ils veulentaussi démolir, place de Juin ? Encore des idéesà mossieu Courbet, tout ça !

— Oh ! non. Elles ne lui sont pas davantageparticulières, et quand Etienne Arago, aprèsle 4 septembre, décida que le boulevard duPrince Eugène deviendrait le boulevard Vol-taire, il n’était lui-même qu’un faible écho desmilliers de gens qui sollicitaient le Gouverne-ment de perpétuer, dans la dénomination denos rues, le souvenir des hommes utiles et pa-cifiques, plutôt que les souvenirs d’Eylau, deSébastopol, de Malakoff, de Magenta, de Solfé-rino, de Puebla, de Mexico, et des guerriers quis’y démenèrent plus ou moins.

— Des enfantillages, quoi !

— Encore une fois, souhaitez qu’on s’amuselongtemps ainsi : vous n’y perdrez rien.

— Pas même nos sœurs ? demanda Pro-phète.

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— Vos sœurs ?

— Oui, celles qui nous soignent à l’infirme-rie… C’est pas sûr que nous les conservions,du train que vous y allez. En attendant qu’ontransforme les églises en ateliers et en ambu-lances, les clubs y tiennent leurs séances ; ony fume la bouffarde, les orgues jouent la Mar-seillaise et le Chant du Départ, en guise de can-tiques. On a descendu la croix qui surmon-tait le Panthéon, où flotte à présent le drapeaurouge.

— N’exagérez rien, dit Mazoudier.

— J’exagère ? Voyons, est-ce vrai que lessœurs expulsées du Val de Grâce y sont rem-placées déjà par des laïques, les membres dela Commune aimant mieux payer des femmesdeux francs cinquante par jour que de laisseraux sœurs « une parcelle d’autorité », commeils disent ? Est-ce vrai que, dans les hôpitauxoù elles sont encore tolérées, l’Hôtel-Dieuentre autres, on les oblige à porter sur leur cos-

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tume l’écharpe aux couleurs de la Ville de Pa-ris ? Est-ce vrai que le directeur a donné l’ordrede faire disparaître les crucifix et les SaintesVierges ? Un de ces quatre matins, nous re-cevrons la visite de mossieu Rabouille et deses compagnons, au nombre desquels vous se-rez peut-être, monsieur Mazoudier. Vous vien-drez signifier leur congé aux sœurs, changer,comme à l’Hôtel-Dieu, le nom de nos salleset de nos corridors et arrêter notre aumôniercomme vous avez arrêté notre gouverneur etcomme les gens de Belleville arrêtent chaquejour les curés de toutes les paroisses.

— C’est beaucoup de besogne pour nous, fiten riant Mazoudier. Heureusement vous nouscalomniez. Belleville n’est pas si terrible. Belle-ville…, c’est Jéricho : plus de bruit que de be-sogne ; de la gueule et pas de méchanceté, aufond. La preuve, c’est que l’église du quartier,Saint-Jean-Baptiste, oui, est toujours ouverteet que l’on continue à y dire la messe, ainsi que

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vous pourrez vous en convaincre, lorsque vousviendrez chez votre nièce.

— Vous préférez opérer au loin, c’est moinscompromettant ! Enfin, était-ce des Bellevil-lois, oui ou non, qui perquisitionnaient l’autrejour dans l’église Saint-Honoré et mercredidernier encore chez nos voisines, les Carmé-lites de l’avenue de Saxe ?

— Je n’en sais rien, répondit le relieur. Jesais seulement que plus de cent mille familles,à Paris, habitent des taudis infects et que laCommune, au lieu de se borner à visiter lesétablissements religieux, pourrait y loger lesindigents.

— Vous ne le voudriez pas ! s’écria l’inva-lide.

— Pourquoi cela ?

— Dame ! en 48, n’avez-vous pas fait arro-ser d’eau bénite par les prêtres, les arbres de laliberté que vous plantiez ?

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— C’est une raison pour que je ne m’étonneplus aujourd’hui qu’ils soient morts. D’ailleurs,si l’on interrogeait tous les pensionnaires devotre Hôtel, êtes-vous sûr qu’ils se montre-raient partisans du maintien des sœurs ?

— Oh ! parbleu, dit Prophète, il y a bien parci par là, quelques opposants qui ne les aimentpas. Mais qu’ils tombent malades et leur opi-nion se modifiera, voilà l’affaire.

— Ce n’est pas la première fois que le ca-taplasme ferait des conversions ! s’écria gaie-ment le relieur.

Sous la menace d’une ondée, imminente,les invalides quittaient leurs jardinets et clopi-naient dans l’allée. Klauss et Muller passèrent,revenant des canons, puis Clavquin, dans sapetite voiture, et enfin le futile Cassavoix, re-doublant d’ostentation, plus manchot encoreque d’habitude, à cause des visiteurs du di-manche, aux yeux desquels il avait conscience

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de représenter la stérilité de la Victoire et leprestige de l’oisiveté acquise.

Prophète se leva :

— Allons nous mettre à l’abri à la cantine,proposa-t-il.

Il appela Lapuchet :

— Hé ! vieux, venez avec nous… C’est matournée.

— Pardon, la mienne, rectifia Mazoudier.

Mais Prophète insista :

— Pas du tout ! Vous êtes ici chez moi.

Adrien et Sophie abrégèrent l’assaut de po-litesse et les présentations. Ils rapportaient lesarrosoirs qu’ils semblaient avoir vidés sur eux.Ils rejetaient, d’ailleurs, l’un sur l’autre la res-ponsabilité de l’accident.

— Ah ! vous êtes propres ! Si Céline vousvoyait dans cet état-là… Enfin, vous direz que

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c’est de ma faute et monsieur Mazoudier aurala bonté de ne pas vous démentir.

Il donna la main à Adrien et, prenant lesdevants, rattrapa dans l’allée Lacouture et sonneveu qui s’en allaient aussi vers la cour d’hon-neur.

— Celui-là est un brave homme leur dit-il,parlant de Mazoudier qui les suivait à quelquedistance avec Lapuchet et la petite Sophie. Jele connais depuis longtemps. Il n’est pas àcraindre. Bon ouvrier, républicain sincère etmodéré, je crois bien au fond, qu’il n’est dansles bataillons fédérés que pour toucher les qua-rante-cinq sous avec lesquels ils vivent, safemme et lui.

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— Comme tant d’autres ! dit Géran, le ne-veu de Lacouture, un garçon de trente-cinq ansenviron, petit et nerveux, qui portait un binocleet des moustaches tombantes.

Il ajouta :

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— Si l’on retranche de l’effectif des légionsles indigents que la nécessité a fait entrer dansle mouvement et les intimidés, c’est pour laCommune un déchet de 75 %. Restent à sa dé-votion les individus sans aveu et les convain-cus, dans une égale proportion. Des uns et desautres, l’armée régulière viendra vite à bout, siles honnêtes gens s’entendent pour lui mâcherla besogne, d’abord, et lui prêter la main en-

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suite. C’est à cette intention que des agents dé-voués s’emploient.

Il paraissait bien renseigné, curieux et cir-conspect, ne citant des chiffres que pour leséplucher, avec la malignité d’un comptable in-fidèle qui prévoit la banqueroute de son patronet s’en réjouit. Il en établissait même le ca-ractère frauduleux, d’après les rapports fournispar le colonel Mayer, organisateur de la gardenationale.

— Faire figurer sur les états de solde169.000 hommes, 88.000 appartenant aux ba-taillons de marche et 81.000 composant les lé-gions sédentaires, c’est déjà si téméraire quel’on peut se demander si toutes les indemnitésvont bien à leur destination. Mais la question laplus importante qui se pose est celle-ci : com-bien de combattants représentent réellementces 169.000 hommes ? Mettez cinquante milleet vous serez au-dessus de la vérité. Je sais ceque je dis. Des bataillons de marche de troiscents hommes au maximum, sont déjà réduits

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d’un tiers quand ils arrivent au lieu de rassem-blement. De là aux fortifications, ils perdentencore une centaine d’hommes ; enfin, c’est àpeine si cinquante d’entre eux parviennent aufort dont ils doivent relever la garnison.

— Dans ces conditions, je ne m’expliquepas les hésitations de Versailles, observa Pro-phète. On n’y sait donc pas ce qui se passe àParis ?

— Oh ! si, répondit Géran avec assurance.Mais on veut sacrifier le moins de monde pos-sible et saisir l’occasion que se chargent defaire naître des hommes d’action en train pourle moment de s’enquérir et de se concerter.

— Bon, dit à son tour, Lacouture ; mais sila Commune, en attendant, se portait à des ex-trémités irréparables, comme le renversementde la Colonne ou l’exécution d’otages tels quel’archevêque de Paris et le curé de la Made-leine ?…

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— Tout ce qui peut déconsidérer la Com-mune, devant l’opinion publique, rend serviceau Gouvernement, déclara Géran.

— C’est donc pour ça que monsieur Thiersrefuse d’échanger les otages contre Blanqui ?

Le neveu protesta mollement :

— Je n’ai pas dit cela… quoiqu’il y ait, dansle rôle de sauveur, de quoi séduire le chef d’unpouvoir ébranlé. Les circonstances sont assezgraves pour que l’on accueille tous les moyensde restaurer le principe d’autorité si affaibli enFrance !

— Parfaitement, rectifia Lacouture, qui necomprenait pas très bien, mais qui admiraitchez son neveu la faculté d’exprimer ce qu’ilsentait confusément.

Prophète renchérit :

— On voit même ici les effets de ce relâ-chement. Est-ce que nous sommes comman-dés ? Qu’est-ce que font nos chefs ? Ils écrivent

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aux journaux ! L’autre jour, c’était monsieur lemajor qui se plaignait, dans l’Avenir National,de l’enlèvement de l’argenterie des officiers…Il avait encore le courage de signer sa lettre ;mais j’en ai lu une autre, hier, dans laquelle unofficier invalide qui se dispense de donner sonnom, proteste contre l’arrestation de monsieurle Gouverneur. Voilà où nous en sommes ! Etce gouverneur lui-même, ancien chef de l’état-major de l’armée de Crimée, de l’armée d’Ita-lie, quarante-cinq ans de services, vingt-neufcampagnes, une blessure…, le général de Mar-timprey enfin, qui file doux comme unconscrit !

Le nom de Martimprey venant à l’oreille deMazoudier lui fournit une entrée en matière.

— Pourriez-vous me dire, demanda-t-il àLapuchet, si ce Martimprey est le même quimarcha en 48 contre les Parisiens et, coloneldu 27e de ligne, en 51, présida la commissionmixte chargée de condamner à mort ou à la dé-portation les républicains de la Nièvre ?

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Le vieillard borgne et bidenté n’eut pas l’airde comprendre ; il grommela :

— Sais pas… Jeune armée… Pas connu ceMartin-là, dans mon temps…

— Il n’y en a plus beaucoup, ici, de votretemps ? reprit le relieur.

Lapuchet répondit :

— Il n’y a plus rien de mon temps… Touta foutu le camp… Çui qui n’a pas vu l’Hôtelautrefois, comme je l’ai vu, n’a rien vu… Onavait bien de l’agrément qu’on n’a plus. On seréunissait dans la Cour de l’Amitié, sous degrands arbres où l’on jouait à toute sorte dejeux. Tu étais là chez toi en famille. C’est lemaréchal Randon… pas Martin… Randon…,c’est lui qui a tout saccagé pour faire une placed’armes. On a muré les arcades ouvertes, quec’est maintenant une infection dans le corri-dor… Il ne te reste plus, pour te promenerqu’une petite cour de prison entourée de bâti-ments qui servaient de caserne aux voltigeurs

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de la garde. Personne ne s’occupe plus de toi,tu es oublié, tu es rayé des contrôles, quoi !C’est pas l’Autre qui aurait laissé diminuer lapopulation de l’Hôtel ! Il savait ce qu’on doit àd’anciens soldats… Il ne te tourmentait pas ; iln’aurait pas pris d’arrêtés, lui, pour interdire lasortie des vivres et les travaux au dehors. Qu’yait eu des abus, possible… Mais l’argent que tugagnes, c’est-y pas juste que tu le dépenses àta guise ? Tu n’es pas un enfant ni un moine,p’t’être… T’as payé ta dette à la patrie, recta…

Il tira de sa poche et déplia le mouchoir dupriseur, un vaste mouchoir à carreaux rouges

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et bleus dessinant des cours et des allées sa-blées de tabac. Et, s’étant mouché, il remit lemouchoir en pelote et continua :

— C’est la même chose à l’intérieur de l’Hô-tel. On te mesure la place ; on te reléguerabientôt au troisième étage, dans les guerniers…On n’a plus d’égards pour toi… Le temps estpassé où il y avait deux réfertoires au lieud’un… et des chauffoirs à part pour les fu-meurs… Maintenant, monsieur, ça sent par-tout la pipe…

Mazoudier, bien décidé à ne pas contrarierle radoteur, ne recevait de ses plaintes qu’uneimpression de tristesse plus profonde. Ilsavaient atteint les galeries couvertes qui en-cadrent la cour d’honneur ; ils y rencontraient,chassés des jardins par la pluie, d’autres inva-lides, d’autres vieux enfants, qui s’en allaientbégayant et trébuchant comme toujours, tenusen lisière par les noms de batailles et de vertusmilitaires donnés aux cours et aux corridors.De ceux-ci émanait une insupportable odeur

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de graillon, d’humidité et de goguenaux. Et,tout à coup, le relieur se rappela une visiteaux Quinze-Vingts, où s’était fait admettre unde ses anciens camarades d’atelier. C’était, auxInvalides, le même petit village morne et sor-dide, aux rues étroites, traversées par des habi-tants engourdis tâtant le sol, les murs, du boutde leur canne. C’était le même village frap-pé tout entier de cécité, une humanité de re-but, errante, désœuvrée et méfiante, miteuseet rance, à travers le monument ironique de sagrandeur et de sa force passées. Mais ici les in-firmes semblaient se complaire dans l’étalagede leur disgrâce et la proposer pour exemple,sans prendre garde à l’objection d’une fresqueambitieuse de retracer l’Enrôlement des volon-taires et qui restait inachevée, à l’étatd’ébauche, sous la poussière et la crasse dutemps. Elle avait pourtant, dans ce musée deshorreurs de la guerre, une signification haute.On pouvait croire que le peintre avait jeté sespinceaux, discernant tout à coup les effets etles causes et répugnant à glorifier, sous le nom

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de volontaires sauvant le pays en danger, deshommes, des jeunes gens dont l’exaltation pa-triotique pervertie et déviée, avait fait ces vé-térans aveugles au moral comme au physique,ces gagne-deniers réformés après une exis-tence dissipée en courses, en commissions eten espérances de pourboires.

Tandis que Mazoudier s’abandonnait à cesréflexions, Lapuchet continuait à renifler sesgriefs et son tabac.

— Et l’uniforme !… Est-ce que tu n’étais pasplus à ton aise dans le frac d’autrefois, que tuportais avec le chapeau à trois cornes ?

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Mais Lacouture, qu’ils avaient rejoint auseuil de la cantine, se retourna et dit :

— En tous cas, vieux, ce qu’il ne faut pas re-gretter, c’est le règlement qui défendait de s’as-seoir à la cantine. Avec cela que c’était amu-sant d’emporter le vin et le schnick dans lachambre ou au chauffoir !

— On allait boire dehors, c’était meilleur.

— Ah ! Vous n’êtes jamais content !

Lacouture, son neveu, Prophète, Mazou-dier, Lapuchet et les deux enfants entrèrentdans le débit, une salle exiguë, prolongée, àtravers la porte vitrée de communication, parune petite cour où des tables et des bancs,sous des tonnelles festonnées, en été, de capu-cines, de liserons et de clématites, évoquaientles guinguettes suburbaines, les « bouchons »des bords de la Seine et des portes de Paris, ledécor célébré par les chansonniers bachiqueset les images, où mousse, entre deux carabi-niers, la bonne bière de Mars.

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Prophète demanda une bouteille de vinrouge cacheté, la déboucha lui-même et emplitles verres en s’y reprenant à deux fois, afin quela quantité de liquide versé fût dans chaqueverre la même. Il les avait alignés pour mieuxétablir le niveau. Ensuite, il dit :

— Adrien boira dans mon verre.

— Et Sophie dans le mien, dit Mazoudier.

— À la vôtre !

— Puissions-nous en faire autant dansvingt-cinq ans, dit Lacouture, qui ramenait ma-chinalement tous les toasts à cette innocenteplaisanterie.

— Tout le monde n’aura pas cette chance-là, observa son neveu. Il ne manque pas à Parisde gens à qui sans doute on fera bientôt passerle goût du vin.

— Et qui n’auront que ce qu’ils méritent,ajouta Prophète. Ils ont raison de remplir leurjabot : ils jouissent de leur reste.

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— Après la danse, faudra payer les violons,dit Lacouture.

— Çui qui ne verra pas ça n’aura rien vu !

Mazoudier s’était promis de conserver sonsang-froid ; il dit, pour changer la conversa-tion :

— Avez-vous demandé à votre oncle queljour il viendra à Belleville ?

— Oui, quel jour que tu viendras,m’n’oncle ? Tu ne me racontes plus jamaisd’histoires.

— Je n’en sais plus.

Mais Adrien insistait et Lacouture, Mazou-dier, Géran lui-même se conjuraient pour l’ai-der à vaincre une résistance qu’ils sentaientpeu sérieuse. Ce fut le gamin qui lâcha, à la fin,le mot décisif, dont l’inconsciente ingratitudenavra Mazoudier autant qu’elle réjouissait l’in-valide.

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— T’as pas peur de Rabouille… J’y dirai des’en aller…, qu’il nous embête…

— Ton oncle, loup-garou, ne craint per-sonne. Chien sur son fumier est hardi. Mais iltrouve toujours son maître.

— Oh ! je sais bien que c’est plutôt lui qu’apeur de toi… Aujourd’hui il n’a pas osé entrer.

— Pauvre Rabouille ! pensa Mazoudier.

Prophète fronçait les sourcils :

— Ah ! mossieu Rabouille vous accompa-gnait ? fit-il.

— Oui, répondit le relieur, gêné ; il avait af-faire au Champ-de-Mars.

L’invalide rumina un instant. L’explicationque lui donnait l’enfant de l’éloignement deRabouille, même sans fondement, lui étaitagréable, flatteuse ; et pourtant, en secret, sansse l’avouer, il regrettait la réserve de son enne-mi, mais pour des raisons timides et obscures

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qu’il aimait mieux ne pas approfondir. Il crutcertainement les dominer lorsqu’il s’écria :

— Eh bien ! dis à ta mère que j’irai dîneravec vous mardi… après-demain.

Adrien battit des mains :

— Veine !… Viens de bonne heure pouravoir le temps de me raconter beaucoup d’his-toires. Pif, paf, boum, padaboum !

— Pauvre Rabouille ! se répétait Mazou-dier. Il a aussi bien fait de rester dehors.

Mais l’heure de la fermeture avait sonné. Ledébat relatif au règlement de la dépense allaitrecommencer entre Prophète et le relieur. Gé-ran y coupa court en disant :

— C’est payé !

Et reconduits par les trois invalides, les vi-siteurs reprirent le chemin de l’Esplanade. À lagrande porte, on se sépara.

— À bientôt dit Mazoudier.

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— À mardi, réitéra l’oncle, en embrassantles enfants.

Géran et le relieur firent quelques pas en-semble sur le trottoir.

— Vous n’allez pas du côté de Belleville, ditMazoudier.

— Oh ! non, pas du tout ! C’est dommage.Mais nous aurons l’occasion de nous revoir,j’espère.

— Je l’espère aussi.

Ils se serrèrent la main, et le neveu de La-couture s’éloigna. Au même moment, Mazou-dier aperçut Rabouille, exact au rendez-vous. Ilavait l’air soucieux.

— Mauvaises nouvelles, dit-il. En vous at-tendant, j’ai été me promener autour des ba-raquements du Champ de Mars. On y rassem-blait plusieurs bataillons qui sont partis pourréoccuper le fort d’Issy.

— Il a donc été pris ?

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— On ne sait pas au juste. Les uns disentqu’il a été abandonné, ce matin, par Mégy ; lesautres, que Ménilmontant s’y est fait massa-crer plutôt que de se rendre. La canonnade quenous entendons indique, en tout cas, la résis-tance que les Versaillais opposent à notre re-tour offensif. Naturellement, on crie à la tra-hison… encore une vieille habitude du siège !Mais ce n’est pas tout. La Commission exécu-tive a révoqué Cluseret et, paraît-il, ordonnéson arrestation. Par qui va-t-on le remplacer ?Mystère.

Dans la direction des forts du sud, le canoncontinuel imitait le bruit des tombereaux qu’ondécharge.

— Il faut rentrer vivement, dit Mazoudier.Peut-être allons-nous marcher aussi.

— Oh ! oui, dépêchons-nous de rentrer,s’écria le petit Adrien. On vous verra défiler…

Et il sautait de joie autour de Rabouille,comme tout à l’heure sur les genoux de son

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oncle, à l’idée de bataille qu’ils incarnaientsuccessivement à ses yeux.

— Avec qui donc causiez-vous en sortantdes Invalides ? demanda Rabouille à Mazou-dier.

Celui-ci répondit : — Avec le neveu d’unami du père Prophète.

— C’est singulier, fit Rabouille, il mesemble avoir vu cette figure-là quelque part.

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VII

ENTREPRENEURS DEDÉMOLITIONS

À cette heure de l’après-midi, le débit deFerdinand était désert. Céline s’occupait dansla cuisine, avec le plongeur Alexandre.Lhomme lisait Le Cri du Peuple, à la porte, dansla cage du berceau sans feuillage. En face, à lastation que pas un fiacre n’animait, le père Ba-garre sommeillait, sur un tabouret. Et à l’ombrede l’église paroissiale, la salle était fraîche oùl’oncle Prophète, le petit Adrien entre ses ge-noux, le régalait de faits divers historiques.

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— Cric ! dit le vieux soldat.

— Crac ! répond l’enfant, initié aux ru-briques des camps et de la chambrée.

Et l’oncle commence : — Apprends donc,loup-garou, que nous avons enduré, cette an-née-là, en l’espace de cinq mois, les plusgrands supplices auxquels la chaleur et le froidpuissent condamner des hommes. C’est deuxcercles de l’Enfer que nous avons traversés ;dans l’un, nous avons cuit ; dans l’autre, nousavons gelé. Ça rétablissait l’équilibre pour ceuxqui s’en tiraient. Ils avaient le cuir tanné. Notrepain blanc, donc, nous l’avions mangé le pre-mier, à Gallipoli et à Varna, où l’on se sentaitheureux de vivre, où le temps se partageaitgaiement entre les corvées, les exercices, lacantine, les armes, la danse, les chants, lesjeux : le loto, les boules et la drogue, qu’onjouait en cachette, à cause que les cartesétaient défendues. Nous nagions dans lebeurre, quoi ! On avait tout pour bien gobelo-ter : légumes, fruits, etc… Et à l’heure de la

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sieste, on pionçait ou bien on fumait sa pipe enjacassant dans le gourbi.

— Qu’est-ce que c’est qu’un gourbi ?

— C’est quatre grands piquets fichés enterre, reliés entre eux par des traverses et re-couverts de branches d’arbres garnies de leursfeuilles. Je t’en construirai un tantôt, si tu essage… On était plus au frais là-dessous quedans la tente du colonel. Bref, on avait l’airde coqs-en-pâte, on engraissait à vue d’œil.C’était trop beau, ça ne pouvait pas durer. Versle milieu de juillet, les premiers cas de cholérase déclarèrent et aussitôt tout changea de face.Adieu la joie, les chansons, les primeurs etla bombance ! C’est alors, pour nous distraireet nous éloigner du foyer de ce fléau, qu’uneexpédition fut décidée. Seulement, les chefsn’étaient pas d’accord. Les uns réclamaient unecampagne vers le Danube ; les autres étaientpartisans d’une descente en Crimée. Les trou-piers disaient : « Ça débute bien, si on ne sait

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même pas où nous conduire ! » Ils ne croyaientpas si bien dire…

Prophète baissa la voix et jeta un coupd’œil du côté de Ferdinand, pour s’assurer quecelui-ci n’écoutait pas. L’ancien soldat avait lapudeur des fautes commises par ses chefs ; ilévitait de les critiquer devant des esprits pré-venus et disposés à renchérir. Mais, commeaprès vingt-sept ans, il avait parfois encore be-soin de se soulager, d’ouvrir la soupape à d’im-périeux griefs qui persévéraient en lui, il lesconfiait à l’enfant, comme il les eût dits à soi-même.

Lhomme s’absorbait dans la lecture du jour-nal et un bruit de vaisselle qu’on range venaitde la cuisine…

— Cric !

— Crac !

Et Prophète reprit : — Enfin, le 20 juillet,l’ordre qu’on nous lut au réveil, annonça aux1re, 2e et 3e divisions, qu’elles partiraient suc-

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cessivement pour la Dabrutscha, une provincede la Bulgarie qui est située entre la mer Noireet le Danube. Nous étions tous contents dequitter Varna, parce que nous nous figurionsy laisser le choléra et aller à la rencontre desRusses. Trois jours après, on se mit en marchepar quarante-deux degrés de chaleur, la 1re bri-gade de notre division en tête, la 2e brigade,dont faisait partie le 20e léger, auquel j’appar-tenais, en arrière. Les jours suivants, la chaleuraugmenta encore ; elle atteignit cinquante de-grés, et le choléra, rappelé par la fatigue, lemanque d’eau, reparut parmi nous, compliquéd’autres sacrées maladies nouvelles. On cam-pait dans les broussailles rissolées, le désert,car les pauvres hameaux où l’on aurait pu sereposer, avaient été ravagés et quasiment dé-truits par des bandes de brigands, les Bachi-Bouzouks.

— L’ennemi ? dit Adrien, dont l’attentions’excitait.

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— Non. Les Bachi-Bouzouks étaient nos al-liés d’occasion. Malheureusement, on les avaitfait partir en avant. Nous trouvions partout destraces affreuses de leur passage. Ils ne s’étaientpas contentés de piller les villages et d’en mas-sacrer les habitants ; quand, par hasard, nousdécouvrions une source, une fontaine, nos offi-ciers avertis qu’elles étaient empoisonnées, de-vaient faire bonne garde autour pour nous em-pêcher d’en approcher. Malgré ça, on conti-nuait à s’enfoncer dans la fournaise, sans voirune maison, un arbre, et sans avoir une goutted’eau pour se rafraîchir, au milieu des nuagesde poussière que la colonne soulevait. Aussilaissions-nous, des traînards et des maladestout le long du chemin. Une fois, nous sommesrestés trente heures sans manger, parce que lesconvois chargés de nous ravitailler n’arrivaientpas et que nous avions jeté, pour alléger nossacs, les cinq jours de vivres distribués au dé-part. Une autre fois, aux environs d’une villeappelée Bazardjick, qui n’était plus qu’un cime-

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tière où régnait la peste, depuis qu’elle avait re-çu la visite…

— De l’ennemi ?

— Non, des Bachi-Bouzouks,… un orageépouvantable nous surprit, qui renversa nostentes en un clin d’œil, dura cinq heures et fitpasser, à la place de notre campement, un tor-rent roulant pêle-mêle des hommes, des che-vaux, des caissons, des arbres, nos effets, nosarmes et nos munitions. Jamais je n’ai vu pareilcataclysme, si ce n’est le 14 novembre, sur leplateau de Chersonèse. Succédant à la chaleurinsupportable, il acheva de nous démoraliseret de remplir les ambulances que le prince Na-poléon, commandant la division, avait fait éta-blir, et les fosses creusées d’avance, où nouscouchions chaque nuit plus de cent des nôtres !C’était effrayant, la rapidité avec laquelle lecholéra les fauchait ! En quelques minutes onétait nettoyé. Les hommes frappés portaienttout à coup les mains à leur ventre, puis à leurtête, tournaient sur eux-mêmes et tombaient.

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On les relevait tout noirs, grimaçants, les yeuxsortis des orbites, l’écume à la bouche, avecdes poignées de cheveux entre leurs doigtscrispés. Il faut tout dire : notre général, leprince Napoléon, quoique malade aussi, faisaittout ce qu’il pouvait pour nous remonter, etsans les guignols dont il s’avisa et qui jouaientle soir, les uns après les autres, nous aurionsperdu beaucoup plus de monde encore.

— Quels guignols, m’n’oncle ?

— Des petits théâtres en plein vent, commeà la foire, loup-garou… Des loustics, des sol-dats de bonne humeur et de bonne volonté,

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improvisaient la représentation… Le prince yassistait, debout comme nous, entouré de sonétat-major et encourageant par les applaudis-sements dont il donnait le signal, les artistesqui nous amusaient, pour nous empêcher depenser aux camarades qu’on enterrait pendantce temps-là. Le lendemain, les scènes de laveille se reproduisaient. On avançait commesur un gril ; on retournait dessus sa viande etses os. Les clous des souliers enflammaientl’herbe sous nos pieds ; le soleil nous brûlait latête, et le fusil, changé en barre de fer rougie,nous emportait la peau des mains. On suffo-quait, aveuglé par la boursouflure des pau-pières, poussé par la surcharge du sac, épuisépar la fièvre, avec des yeux qui pendaient surles joues comme des grains de raisin. La cer-velle flottait sous le crâne fumant… qu’on au-rait dit une cervelle de mouton dans l’eaubouillante. On se précipitait pour boire dansd’infects bourbiers… On n’était plus qu’untroupeau débandé, sourd à la voix des chefs.C’est alors que mon vieux Lacouture et moi,

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nous nous sommes sauvés la vie réciproque-ment.

— Ah ! s’écria l’enfant, épanoui déjà à laperspective d’un fait d’armes, d’une ardentetuerie ; dis vite, m’n’oncle !…

— Eh bien ! voilà l’affaire. Comme nousavions observé que celui qui se couchait, cé-dant à la fatigue, au sommeil, à la souffrance,était un homme mort, nous nous soutenionsl’un l’autre, nous nous forcions à marcher, mal-gré nos supplications. Pour être bien sûr quemon camarade ne s’arrêterait pas, ne s’assoie-rait pas et résisterait même à l’envie de seprendre la tête dans les mains, je les lui atta-chai au bât d’un mulet qui le traînait. Il me ren-dit la pareille le lendemain en portant mon ba-zar et en m’obligeant à me cramponner à unfourgon. C’est des services qu’on n’oublie ja-mais, vois-tu, loup-garou.

Mais Adrien n’ayant pas dissimulé la décep-tion que lui causait ce trait trop simple de dé-

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vouement fraternel, l’invalide toucha une plusgrosse corde.

— Une nuit, celle du 1er au 2 août, si j’aibonne mémoire, entre deux et trois heures dumatin, une chose incroyable se passa. Nouseûmes peur. Oui, des vieux soldats, des Afri-cains, des lascars qui se fichaient de tout, quien avaient vu de toutes les couleurs et quiétaient blasés sur toutes, ces braves eurentpeur, ce qui s’appelle peur… Et peur de quoi, jevous le demande ?

— De l’ennemi, dit Adrien plein d’espoir.

— Non. Peur de rien, du silence, de l’ombre,de l’herbe, de la lune qui nous semblait avoirun visage humain à l’image du nôtre, c’est-à-dire tuméfié, pâle et douloureux. Et nouseûmes peur tous ensemble, sans exception.Une panique enveloppa le 20e léger, le19e chasseurs, les hussards et l’artillerie, les je-ta les uns sur les autres, confondus, élevant,contre un danger imaginaire, une barricade

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derrière laquelle nous nous préparions entremblant à une résistance désespérée, sous leciel bleu criblé d’étoiles. « Celui qui n’a pas vuça n’a rien vu », dirait Lapuchet. Le lendemain,on rebroussait chemin. Il était temps. Les ré-chappés de ce supplice, qui dura quinze jours,auraient fini par se dévorer entre eux.

— Et l’ennemi ? répéta Adrien, tenace, tropgâté par son oncle de batailles véritables pourse contenter d’hallucinations et de luttescontre les éléments.

— L’ennemi…, on rentra à Varna sansl’avoir rencontré.

Prophète ayant encore une constatation pé-nible à faire, l’exhala de façon que l’enfant pûtseul l’entendre.

— Nous étions partis vingt-cinq mille… ; onrevint seize mille. Nous perdions dans cettepromenade militaire plus de neuf millehommes. Il est vrai que les troupes laisséesà Varna avaient souffert presque autant que

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nous. On évaluait à six mille hommes lenombre des victimes du choléra. Bref, par lafaute des dirigeants, l’armée d’Orient comptaitquinze mille hommes de moins avant d’avoirtiré un coup de fusil. Voilà l’affaire.

Mais Adrien ne tenait pas quitte le conteuret, l’eau à la bouche, réclamait des épisodes dusiège de Sébastopol, où le bonhomme excel-lait.

— C’est juste, dit celui-ci, je t’ai promis lesupplice du froid après le supplice du soleil.Ah ! c’étaient deux fameux bourreaux, autre-ment redoutables que les Russes !

L’enfant marqua par une moue qu’il ne par-tageait pas cette opinion.

— J’aime mieux quand c’est les Russes quivous font du mal.

Du fond de la cuisine, Céline intervint :

— Ne l’écoute pas, mon oncle. Quand tu luiracontes des histoires de batailles, il en rêve

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toute la nuit ou bien il martyrise les chiens, leschats, les mouches qu’il peut attraper. C’est undiable incarné !

L’invalide sourit, et feignant d’abonder dansle sens de sa nièce, reprit :

— Ta mère a raison, loup-garou… Je disaisdonc… Qu’est-ce que je disais ? Ah !… que leprix des denrées, pendant le siège de Paris,n’était pas du nouveau pour les vieux Criméenscomme moi. Sais-tu ce que les mercantis deFlibusteville nous faisaient payer, au mois dedécembre, un pain de deux livres ? Cinq francs.Un litre de schnick ? Dix francs. Une bougie ?Deux francs. Le sucre valait quatre ou cinq

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francs la livre et… une tête de mort, ah ! unetête de mort n’avait pas de prix ! Sois tran-quille, Céline, c’est pas une tête de mort quidonnera des cauchemars au fiston, car il s’agitdu fromage qu’on désigne sous ce nom.

Dans la cuisine, Alexandre se désopilait ;Prophète, heureux du succès de sa plaisanteriecontinua :

— La tête des vivants, en revanche, étaitpour rien. On s’en aperçut quand Pélissier rem-plaça Canrobert. Le jour qu’il prit possessionde son commandement, les vieux soldatsd’Afrique l’accueillirent par des hou ! hou ! enmémoire des grillades d’Arabes qui avaient faitsa réputation. Il se retourna vers nous et cria :« Tas de viande à canon, je vous en foutrai,moi, des hou ! hou ! Vous allez voir ça ! »Comme il avait notre confiance, il pouvait nousparler sur ce ton là… ; ça nous faisait mêmeplaisir. Mais le canon n’était pas nécessairepour nous décimer. L’hiver s’en chargeait, avecson état-major de maladies : choléra, scorbut,

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dysenterie, bronchites, congélations, ophtal-mies, le diable et son train, quoi ! Pas une seulefois en cinq mois je ne me suis déshabillé. Onétait toujours sur le qui-vive. Quand on n’avaitpas affaire aux tranchées, on était réveillé toutde même, chaque nuit, par le garde à vous ! lerappel, la générale, l’assemblée… ou bien parle froid ou par la vermine. Parfaitement ! Lesnuits qu’on n’était pas réveillé par les Russes,on l’était par les poux. De toutes les manières,pas moyen de prendre une bonne heure de re-pos. Notre 20e léger avait beau s’appeler main-tenant 95e de ligne, nous étions toujours logésà la même enseigne : il n’y avait que le numérode changé. Pendant que le thermomètre des-cendait à quinze, vingt et jusqu’à vingt-deuxdegrés, nous n’avions rien, pas même un mor-ceau de bois, pour nous chauffer sous la tente.Et nous couchions par terre, dans vingt cen-timètres de neige, seulement protégés contrele froid par nos couvertures qui ressemblaient,tant elles étaient raides, aux draperies des sta-tues qu’on met sur les tombeaux. Nous avions

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l’air d’inaugurer le nôtre. Ce terrible hiver de54-55 n’avait pas attendu, pour nous éprouver,l’arrivée du linge, des chaussures, des vête-ments, qui ne nous furent distribués que versle milieu de janvier. Depuis le commencementde l’année, c’était micmac sur terre, bastringuesur terre et remue-ménage au ciel. Le tonnerrede Dieu et des hommes, quoi ! Il fallait scier laglace autour des navires, dans le port de Ka-miesch, pour les empêcher d’éclater. Le pla-teau que nous occupions, à deux cent cin-quante mètres d’attitude, tremblait constam-ment, ébranlé par la canonnade et les oura-gans. Il y avait des nuits de vingt-quatre heureset des tourbillons qui ne permettaient pas dese reconnaître à trois pas. Dix-huit pouces deneige comblaient les batteries, effaçaient leschemins, bloquaient les convois, ensevelis-saient les sentinelles. Défense pour elles des’asseoir, sous peine de mort naturelle. Onétait obligé d’ouvrir des tranchées pour allerles relever… vivantes ou trépassées. On rame-nait des malheureux dont on prolongeait l’ago-

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nie en amputant leurs membres gelés. Chezceux qui avaient le moins de dégâts, la peaudes pieds et des mains s’en allait par lambeaux,formant des plaies qu’on laissait à vif, parcequ’il n’était plus possible de détacher les lingesqu’on appliquait dessus, sinon à la pointe ducouteau. Et qu’est-ce qu’on avait pour réparerses forces ? Du jus de chapeau, de la soupeà la neige fondue, du lard rance et du biscuitmoisi ! Encore fallait-il ne pas être trop dégoû-té pour y toucher, car les voitures servant autransport des vivres, étaient les mêmes qui re-cevaient les débris d’amputation, les blessés etles morts. Mais c’était surtout pour les man-geurs de rats et pour les troupiers qui se nour-rissaient de mulets et de chevaux abattus quetout faisait ventre. En réalité, nous couchionsau milieu d’un cimetière, et nous étions tuésautant par les morts qui nous empoisonnaientque par les vivants qui nous fusillaient. Onétait devenu indifférent à tout et résignécomme les chevaux enfouis dans la neige jus-qu’au poitrail et qui n’avaient plus que la peau

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sur les os. Quelquefois, leur urine ayant dé-trempé le sol, leurs sabots y restaient soudés,et l’on n’en arrachait que quatre moignons surlesquels, naturellement, les pauvres bêtes nepouvaient plus se tenir debout. Alors, on lesachevait, on les dépeçait et on se partageaitavidement leur squelette. Il y avait neuf millehommes dans les hôpitaux et les ambulances.La discipline n’existait plus. On engueulait legénéral Forey en passant devant sa tente ; onse disputait à coups de poing, et même lesarmes à la main, les dernières racines extraitesd’un sol pelé, gratté, fouillé… D’aspect et d’ins-tinct, on retournait à l’état sauvage, à la bes-tialité des temps primitifs. Aussi les combatsétaient-ils des boucheries où, quand on avaitépuisé ses munitions, brisé ou perdu sesarmes, on s’exterminait encore avec les ongleset avec les dents.

Adrien jubilant s’écria : — C’était bien faitpour les Russes ! Ça leur apprenait !…

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— Ça leur apprenait quoi ? dit Mazoudier.Les causes de la guerre ? Je parie, monsieurProphète, que vous ne les saviez pas vous-même…

Le relieur était là depuis un moment, maisl’invalide lancé, glorieux, tout le sang de sessouvenirs lui montant à la tête, avait eu l’air dene pas le voir entrer, afin de vider et de rincer àfond le vase d’héroïsme où trempaient ses lau-riers, comme on répand une eau croupie parquelque vieux bouquet.

À l’interpellation cordiale de Mazoudier,Prophète répondit : — Vous croyez m’embar-rasser… Je vais donc ajouter, loup-garou, pourton instruction, que nous étions en Crimée afinde maintenir l’équilibre européen, en reprenantaux Russes la clef des Lieux Saints qu’ilsavaient ravie.

— Mais pourquoi leur disputions-nous lapossession de cette clef ? Quel besoin enavions-nous ? poursuivit Mazoudier gaiement.

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— Vive la France ! jeta Adrien, que lacontroverse ennuyait.

Prophète n’eut pas mieux dit pour se dis-penser d’explications ; mais en portant la pa-role, son neveu lui permit de triompher sansmodestie.

— La raison la meilleure sort de la bouchede l’innocence.

Le relieur tenait bon : — Vive la France !…et vivent, par conséquent, les Français ! Carje ne crois pas tout de même que la richesseet la puissance d’un pays soient proportion-nées au nombre d’hommes qu’il envoie à lamort. Sinon, le calcul serait juste du marchandqui perd sur l’article, mais qui se rattrape surla quantité ! Autre chose. Vous êtes-vous quel-quefois demandé, monsieur Prophète, ce qu’onfaisait en France, à Paris, pendant que le cholé-ra, l’hiver et les Russes vous moissonnaient enCrimée ?

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— Tiens parbleu ! Le soir, sous la tente, auxapproches de Noël et du jour de l’an, parexemple, on pensait à la famille, aux amis duvillage ou du faubourg.

— Bien. Mais les autres… les dirigeants,ceux qui vous avaient expédié là-bas…, vousn’y pensiez pas ?

— Moi, personnellement, ma foi, non.

— C’est dommage. L’emploi de leur tempsn’était pas dénué d’intérêt. Ça vous auraitpeut-être réjoui le cœur d’apprendre que ja-mais, à Paris, la saison n’avait été plusbrillante, plus gaie… Tandis que vous enduriezdevant Sébastopol mille privations, la fête icibattait son plein. Le monde s’entretenait del’enlèvement d’une danseuse, la Cruvelli, par lejeune rival du ministre Fould, et les coulissesde l’Opéra présentaient une animation extra-ordinaire. Il y avait des bals costumés partout.Celui de la Cour était ouvert par l’impératriceet le prince Napoléon, déguisé en général de

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division. Depuis son retour de Crimée, il avaitlaissé pousser sa barbe, la barbe de sa peur,comme on disait spirituellement…

— Oh ! une légende, interrompit Prophète ;je l’ai vu au feu, à l’Alma, il ne saluait pas lesballes.

Mazoudier continua : — À un autre balmasqué, vos souverains paraissaient en domi-no… On dansait, on s’amusait, on était toutau plaisir de vivre et à la vie de plaisirs. Lebœuf gras s’appelait Sébastopol, en mémoireprobablement de la redoute de l’Abattoir, à In-kermann… Les membres de la famille impé-riale, tous gras aussi, mais sans goût pour lesétals de Crimée, préféraient toucher tranquille-ment leur traitement de sénateur. L’épargnefrançaise se saignait joyeusement, couvraittrois fois l’emprunt de cinq cents millions. LaBourse faisait la petite folle. En baisse chaquefois que l’on réchauffait la nouvelle du départde l’empereur pour l’Orient…

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— Il n’aurait plus manqué que ça ! murmuraProphète.

— Elle montait de deux francs cinquante àla mort du czar Nicolas. Au milieu des galas,cependant, on ne vous oubliait pas. Oh ! non.On accordait, à titre de récompense nationale,vingt mille francs de pension à la veuve deSaint-Arnaud, le complice du coup d’État…

— Et le vainqueur de l’Alma !

— Mettons, si vous voulez, le vainqueur ducoup d’État et le complice de l’Alma ; ça m’estégal. On quêtait pour vous aussi. L’affluencedes dons patriotiques vous approvisionnait dedouceurs : tabac, cigares, liqueurs…

— Parlons-en ! bougonna l’invalide. Je merappelle seulement qu’on nous donna, un jour,une pipe d’un sou par escouade !

— Le reste parvenait aux blessés, n’en dou-tez pas… à moins qu’il ne moisît à Kamiesch,ou ne profitât à d’autres… je n’en sais rien,moi… L’essentiel, voyez-vous, monsieur Pro-

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phète, c’était qu’on vous l’eût envoyé, qu’oneût montré par là que vous n’obligiez pas desingrats. On trouvait seulement que ce sièges’éternisait ; les lampions se morfondaient chezl’épicier, et les Te Deum dans les églises. L’em-pereur et le bourgeois de Paris étaient d’accordpour vous reprocher de faire durer le plaisirtrop longtemps. Le bourgeois, surtout, s’impa-tientait. La guerre cessait de le distraire ou del’enflammer, du moment qu’elle menaçait decompromettre la réussite de l’exposition uni-verselle et d’arrêter les affaires. Il applaudissaitau remplacement de Canrobert, qui vous fai-sait tuer en détail, par Pélissier, qui promettaitde vous faire tuer en gros, pour en finir. Si l’onpensait à vous, monsieur Prophète ? Je le croisfichtre bien ! L’empereur se promenait au campde Boulogne, et puis après à Windsor, où il pré-sentait sa femme à la reine d’Angleterre. L’im-pératrice pleurait aux adieux de la garde, etvos exploits nourrissaient tout le monde : des-sinateurs, caricaturistes, fournisseurs, intermé-diaires de tout grade… C’est étonnant ce

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qu’une guerre fait vivre de gens ! Au moins au-tant qu’elle en fait mourir. Mais ceux-là n’ontplus besoin de rien, n’est-ce pas ? Que deman-diez-vous avant tout ? Qu’on admirât votre dé-vouement, votre héroïsme. On l’admirait.Quand je dis qu’on l’admirait, j’exagère un peu.Les légitimistes, en effet, préféraient célébrerla valeur de Mentchikoff, et le faubourg Saint-Germain formait ouvertement des vœux pourle succès de vos adversaires. Mais c’était his-toire de n’en pas perdre l’habitude, car le pa-triotisme de ce monde-là est coutumier du fait.Ce n’est point vous, monsieur Prophète, quej’en avertirai…

Sensible à la politesse de son interlocuteur,flatté même, l’invalide éleva son crochet de feren signe d’assentiment, encore qu’il ne sût pasdu tout à quels précédents se rapportait l’allu-sion. Mazoudier s’en rendit compte et reprit :

— Lorsque la société élégante et réaction-naire, réfugiée aujourd’hui à Versailles, nousreproche de donner à l’ennemi victorieux le

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spectacle de nos querelles, il me semble qu’ellemanque de mémoire, pas vrai ? La priorité duscandale lui appartient et défie toute compa-raison. Mon père, qui avait assisté à l’entréedes alliés dans Paris, le 31 mars 1814, me ra-contait les démonstrations enthousiastes desroyalistes guidant l’étranger sur les boulevards,aux cris de : Vivent nos libérateurs ! Tandisque les soldats qui avaient défendu la capitalegisaient sans secours dans la plaine de Pantinet ici même, au pied des collines de Bellevilleet de Chaumont, des Françaises riches et ti-trées jetaient des fleurs aux souverains alliéset leur baisaient les mains. La nièce de Tal-leyrand se mettait en croupe d’un cosaque etremportait la palme dans un concours d’infa-mie auquel pas une fille publique ne prit part.Car les filles de joie ont leurs jours de tristesse.Mais attendez… Des courtisans, rivalisant debassesse, eurent l’idée d’enlever de la colonneVendôme la statue de l’empereur, sous les yeuxdu grand-duc Constantin. Ils passèrent au coude Napoléon une corde, et racolèrent des va-

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gabonds pour tirer dessus. La statue résistait.Alors un La Rochefoucauld s’approcha dugrand-duc et lui demanda l’aide d’une compa-gnie de cosaques. Le Russe écœuré la refusa,avec le même mépris qu’avait sans doute leczar Alexandre pour le baron Louis, disant deNapoléon, son dernier maître et bienfaiteur :« Cet homme n’est plus qu’un cadavre ; seule-ment il ne pue pas encore ! » Et cinquante-septans après, lorsque nous jugeons la décompo-sition assez avancée pour prendre enfin desmesures de salubrité, ce sont les fils des dé-molisseurs de 1814 qui nous traitent de ban-dits ! C’est le faubourg Saint-Germain qui incri-mine le faubourg du Temple ! Quelle différenceentre eux, cependant ! Pour faire sa besogne,le pauvre faubourg, du moins, n’a pas recoursaux uhlans du prince Frédéric-Charles ; il nese propose pas de renverser la statue de Na-poléon pour la remplacer par celle d’Alexandreou de Guillaume ; mais en s’attaquant à la Co-lonne elle-même, comme au symbole de laforce brutale qui opprime le droit, il prépare les

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voies à la fraternité universelle ; en abaissantl’orgueil national devant les Allemands, il di-minue leur victoire, puisqu’elle est, comme au-trefois, la nôtre, exclusivement militaire, c’est-à-dire fragile et sujette aux retours de fortune.Enfin, le peuple du faubourg, exempt de recon-naissance, lui, a-t-il rien de commun avec cesroyalistes comblés de faveurs par Napoléon etqui dégorgeaient à la fois, comme les sangsues,du sang, et comme les escargots, de la bave ?

— Chaque époque a ses misérables, fit l’in-valide. Heureusement que l’attachement despetits console de la trahison des grands. Lesvieux soldats, monsieur Mazoudier, méritentqu’on les estime pour leur fidélité, mêmeaveugle. Généreuse et désintéressée, une er-reur est toujours respectable.

— Une erreur, vous dites bien, monsieurProphète.

— Oui, mais je pense autant à la vôtre qu’àla leur !

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— Eh ! quoi, ne seriez-vous pas dynas-tique…, je veux dire bonapartiste ?

Le bonhomme hésita une seconde, semblase consulter, puis, franchissant le pas :— Écoutez… Avec vous qui n’êtes pas agressifni injurieux comme… d’autres, on peut causerfranchement. Expliquons-nous donc unebonne fois et dissipons un malentendu. Vousavez tort de vous imaginer qu’il n’y avait, enCrimée, que des niquedouilles. Nous voyionstrès bien de quel miel pour prendre lesmouches, était fait le gâteau impérial et ce qu’ily avait d’ambitions inavouables, de calculsodieux, sous ces grands mots : « Patrie mena-cée, équilibre européen, drapeau français hu-milié », et autres attrapes… Beaucoup d’entrenous professaient des opinions républicaines.Il y avait au 2e zouaves, un nommé Bridou qui,soit autour d’un brûlot, soit aux représenta-tions de guignol, disait leur fait aux dirigeantset à ceux de nos chefs qui prenaient le motd’ordre à Londres ou aux Tuileries. Mais Bri-

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dou n’était pas qu’une fine pratique, c’était aus-si un brave, le premier à l’assaut comme à lamaraude et à la critique. Avec lui, on compre-nait qu’il n’y avait pas à reculer d’une semelle,du moment que l’honneur national était enga-gé, et que le monde entier avait les yeux surnous. On ne se battait plus pour la grandeurd’un homme, mais pour le prestige d’un pays,le nôtre !

— L’adresse des gouvernants consiste jus-tement à identifier l’une et l’autre, dit Mazou-dier. À son point de vue, votre Bridou avaitraison. Un peuple, en se donnant des maîtres,se retire le droit de leur refuser tout ce quipeut assurer leur règne et accroître leur puis-sance. Mais reconnaissez alors qu’ils sont lespremiers à profiter des circonstances atté-nuantes invoquées par votre abnégation. Enservant ainsi votre pays, vous resserrez in-consciemment les liens de votre esclavage. Ledespotisme est le résultat de votre complai-sance et le salaire de votre sacrifice. Ce n’est

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pas la bravoure des hommes qui rend la guerrepossible, c’est leur lâcheté.

— Il faudrait prouver que les insurrectionssont moins favorables au rétablissement de latyrannie. Nous la fortifions par notre obéis-sance, mais vous la ramenez par vos excès.

— Ces excès, en tout cas, ne furent jamaistournés contre vous, au contraire, car nousnous proposons votre affranchissement enmême temps que le nôtre, et le bonheur com-mun.

— Je vous remercie. J’aime mieux écouterBridou et voir dans la Colonne un monumentconsacré beaucoup moins à la gloire de l’em-pereur qu’à celle du soldat français. Voilà l’af-faire.

— Bravo, mon oncle ! s’écria Ferdinand, quiavait quitté la tonnelle, et, par habitude, mar-quait les points des joueurs.

— Ce qui revient à dire, fit en riant Ma-zoudier, que vous laisseriez abattre la statue,

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pourvu qu’on respecte la Colonne, comme onmouche une chandelle pour qu’elle éclairemieux.

— Ma foi…

Prophète suspendait sa réponse…

— Allons, un bon mouvement, mon oncle,dit Ferdinand. Lâchez votre entrepreneur dedémolitions, et Mazoudier transigera avec lessiens.

Mais l’invalide ne put se résoudre à cetteconcession : — Ma foi… traitez-moi de rata-poil si vous voulez, mais, toute réflexion faite,je suis d’avis qu’on ne touche ni à la statue, nià la Colonne.

— Ah ! comme on voit bien que vous avezvoté oui ! dit le relieur.

— C’est vrai. À chacun sa famille. Lamienne est composée de tous les anciens aumilieu desquels j’ai vécu, et de tous les ca-marades avec qui je vis. Nous sommes soli-

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daires. J’ai épousé, comme eux, la Gloire, unebelle femme qui nous a fait passer de bons mo-ments et de fichus quarts d’heure… Leur ma-riage d’inclination ne ressemble pas à mon ma-riage de raison, sans doute. Mais quoi ! Nosfemmes sont tout de même cousines !

— À la mode des camps ! dit Ferdinand, in-corrigible.

Et ravi du tour qu’avait pris la conversation,il offrit à boire, tandis que l’oncle, pour ra-cheter vis-à-vis d’Adrien la gravité de ces pro-pos, lui confectionnait, avec des allumettes, ungourbi et avec du carton, une tente en bonnetde police, rapetissant ainsi aux jeux de l’enfanttous les accessoires de la guerre.

— Pour ce qui est de la Colonne, ajouta Fer-dinand tout à la conciliation, je crois que vouspouvez dormir tranquille, mon oncle.

— Oh ! d’un œil seulement…

Prophète en convint pourtant : il avaitpoussé, la veille, une reconnaissance place

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Vendôme, et ce qu’il avait vu était plutôt ras-surant. La place demeurait un camp retranchéd’accès difficile. On avait, il est vrai, reculé labarricade qui le fermait du côté de la rue de laPaix, et laissé simplement debout, en deçà, unécroulement de pavés, comme si la chute pro-chaine de la Colonne avait conseillé le déblai ;mais l’intérieur de la place d’armes, autour dumonument, restait aussi encombré qu’aux der-niers jours d’avril. Son armement s’était mêmeaugmenté d’une espèce de catapulte, d’unemachine de guerre mobile, dite pare-bombes,composée d’un énorme sommier incliné sur le-quel son inventeur comptait pour amortir lechoc des projectiles.

— Des blagues, quoi ! fit l’invalide. On di-rait une succursale des lits militaires. Il n’y apas, en effet, que ce vaste sommier… ; leurssacs à terre taillés dans des toiles à matelaset des étoffes à carreaux, je les ai pris de loinpour des traversins empilés. C’est comme unegrande chambrée à ciel ouvert, la salle d’hon-

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neur d’un vieux château envahi par des Bachi-Bouzouks qui s’y seraient installés après avoirfait sauter le plafond… Là-dedans, il n’y a queles cantines qui ne chôment pas. Ça sent le ha-reng-saur et la pomme de terre frite. Les pyra-mides de pains ont la hauteur d’une barricadeet l’on a laissé de l’espace entre elles pour bra-quer les canons et former les faisceaux. Il y ade quoi rire !

— Non, dit Mazoudier. Du pain sous la pro-tection des baïonnettes… il y a plutôt de quoiréfléchir.

— Puisque vous avez été vous promenerplace Vendôme, reprit Ferdinand, vous avezsans doute vu la barricade de la rue de Casti-glione. Paraît qu’elle est fameuse, qu’elle com-mande les deux côtés de la rue Saint-Honoré etqu’on a creusé devant un fossé qui tient toutela largeur de la chaussée.

— Celle de la rue Saint-Florentin est plusformidable encore, dit Mazoudier. On y va par

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curiosité. Le père Gaillard en est fier. Il s’estfait photographier dessus.

— Il prétend qu’elle est imprenable.

Prophète haussa les épaules : — Qu’on medonne une compagnie, et vos barricades, je lesaurai vite retournées contre vous !

L’emballeur Jéricho et le concierge du 119étaient entrés comme on prononçait le nom deGaillard. Jéricho, réveillé, la trompette luisanteet sonore sous le képi de garde national, s’écriad’une voix qui agit sur les vitres :

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— Gaillard ? Avec lui, sûr que ça va mar-cher rondement ! Le citoyen Rossel a bien faitde le choisir pour construire de nouvelles bar-ricades qui formeront une seconde enceinte enerrière des fortifications. Gaillard s’y entend.C’est un lapin. Si tu connais des terrassiers,tu peux nous les envoyer. Nous manquons debras.

Le mot était si comique dans la bouche dece garçon à carrure de déménageur, qu’il invitaà la rigolade jusqu’au concierge du 119, si-nistre physionomie de procureur de quartier,d’accusateur local, dont les yeux troubles pleu-raient du sang.

— Jéricho manque de bras ! Et l’on dit quele commerce ne va pas !

— T’es donc passé sergent recruteur ? de-manda Ferdinand.

— Tu blagues…, répondit l’emballeur qu’onappelait aussi : Petite Vitesse. Gaillard ne peutpas être partout. Il n’a pas le don d’ubéquité,

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c’t’homme… Il a besoin d’être secondé…Alors, comme le citoyen Rossel l’autorise à dé-signer ou à faire désigner par les municipalités,des ingénieurs, des-délégués qui auront pourmission de surveiller les travaux…, je me suisfait désigner par Trinquet, pour le 20e. Je suisinspecteur du génie communal. Nous allonsoccuper plus de huit cents hommes. C’est del’ouvrage !…

— Pour eux ! glissa Mazoudier.

D’autres plaisanteries appuyèrent.

— Il y a toujours une qualité qu’on necontestera pas à Jéricho : il a l’organe du com-mandement.

— Et c’est jamais lui qui confondra vitesseavec précipitation.

— Un grade dans le bataillon des barrica-diers… ça s’arrose…, dit imprudemment Ferdi-nand.

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Jéricho prit la balle au bond : — Parbleu !Mais c’est trop juste que tu sois l’arroseur,puisque je vais, en bon citoyen, payer de mapersonne, pendant que tu verseras tranquille-ment des chopines. Allons, mon vieux manne-zingue, un litre à seize et trois verres… à lasanté de Gaillard – et à la tienne !

Ferdinand, regrettant déjà sa maladresse,s’exécutait, lorsque l’emballeur aperçut dehorsle cordonnier Schramm. Il le héla :

— Arrivez donc ! C’est le patron quidanse… Quatre glacis au lieu de trois, rouquin,et à la Sociale !

Ferdinand redoutait Schramm, sévère in-quisiteur aussi, trop porté à prendre au pied dela lettre le décret de la Commune engageantles bons patriotes à faire eux-mêmes la policede leur arrondissement et à dénoncer les ré-fractaires ; il remplit un quatrième verre.

L’emballeur vida le sien d’un trait.

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— Jéricho manque de bras, mais il nemanque pas de souffle, observa le concierge du119. Au fait, vous ne nous avez pas dit où vousalliez travailler. Dans le quartier ?

— Oh ! non, répondit l’emballeur…, loind’ici… J’aime mieux ça, vous comprenez… Ona plus d’autorité sur des gens qu’on ne connaîtpas… Et puis, je n’ai pas eu le choix… Je vaisoù l’on m’envoie.

La vérité, c’est qu’il avait intrigué pour êtreoccupé à bonne distance de Belleville, attentif,sous des dehors insouciants, à se ménager unalibi, le cas échéant.

Schramm parut discerner ces intentions. Latête penchée sur l’épaule, il consultait sa diffor-mité, comme un colporteur son bagage d’im-primés, pour y chercher une citation en rap-port avec les circonstances. Mais il ne la trou-vait pas. Alors, il grommela :

— Encore une belle invention que cette en-treprise de barricades ! Est-ce qu’il n’aurait pas

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mieux valu laisser aux habitants de chaque ruele soin de se fortifier, au lieu de distraire descombattants de leur devoir ? Si tout le mondeprend la pelle et la pioche, il n’y aura bientôtplus personne pour porter le fusil. Les réfrac-taires sont assez nombreux sans ça…

Jéricho se rebiffa : — Si c’est pour moi quevous dites ça, vous avez tort. Quand les barri-cades seront élevées, on ne vous attendra paspour les défendre…

— Oh ! bien sûr ! Vous ne m’avez pas com-pris, mais vous faites tout de même explosion,comme toujours.

Schramm ne s’expliqua pas davantage, sibien que Mazoudier démêlait dans son opposi-tion une sourde et envieuse hostilité contre descordonniers comme Gaillard et Trinquet, plusen vue que lui ; tandis que Ferdinand croyaitplutôt saisir une allusion tortueuse à son caspersonnel. Aussi, redoublant de prévenances,fit-il mine de remplir à nouveau le verre de

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Schramm. Mais celui-ci refusa, d’un geste indi-quant qu’il était sobre autant qu’incorruptible.Aussitôt, le marchand de vins se rabattit surJéricho à qui ces vertus demeuraient étran-gères et sur le concierge du 119, qui était éga-lement à ménager, aussi capable de dénoncerles réfractaires pendant la Commune, que lesfédérés après.

À ce moment arriva, toujours absorbé,Adolphe, du théâtre de Belleville. On eût ditque les événements tarissaient en lui les der-nières sources de comique. Éteint, il suivaitson idée fixe, qui était d’aborder, enfin, les pre-miers rôles, en dépit d’un physique rédhibi-toire. Il s’était, comme le coiffeur Lépouzé,composé une tête de situation. Il incarnait ladevise : Sursum corda ! Mais il n’y avait pointque le cœur qu’il portait haut. Sa personne toutentière se réhabilitait au regard du public. Sonderrière descendait moins bas sous sa vareuse,moins à la portée du pied, et son recueillementvisait à inspirer le respect. Il avait corrigé jus-

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qu’à un tic irrésistible : le coin de la bouche ti-ré vers l’œil, en coulisse aussi. De sa boucheassagie semblaient ne devoir sortir que des ex-hortations sublimes et des vers. Justement, ilruminait, pour une représentation de charité àlaquelle il avait promis son concours, la piècedes Châtiments : Souvenir de la nuit du 4. Maisil n’en avait encore parlé à personne ; il mijo-tait son coup de théâtre, méconnaissable poursa petite amie, qui le surveillait avec inquié-tude et se demandait s’il n’avait pas l’esprit dé-rangé. Cependant, depuis quelques jours, le se-cret lui pesait, et après avoir passé mentale-ment en revue tous les gens dignes de le rece-voir et de le garder, il avait jeté son dévolu surMazoudier. Il le découvrit, en entrant, dans lecoin où il causait, à l’écart, avec l’invalide, etse dirigea vers eux.

— Est-ce que je pourrais vous dire deuxmots en particulier, citoyen ?

— Quatre, si vous voulez, fit le relieur.

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Prophète se recula ; l’acteur s’assit et profi-ta, pour s’épancher, du bruit des conversationsau comptoir.

— Voilà. J’ai besoin d’un conseil. On orga-nise un concert au bénéfice des veuves et desorphelins de l’armée fédérée. Je dois y paraîtreet – ceci entre nous – faire mes débuts dansun autre emploi que celui où l’obstination desdirecteurs m’a confiné. Mais je suis trop po-pulaire à Belleville sous le nom d’Adolphe. Jevoudrais, sans y renoncer positivement, l’ap-proprier en quelque sorte à mon ambition légi-time. Je m’appelle Bonnet. Adolphe Bonnet…non, hein ? C’est sans caractère… Si l’on met-tait simplement sur le programme : AdolpheB… Cette initiale ajoutée au nom d’Adolphepréparerait le public à ma transformation. Vousne trouvez pas ?

— Oui, en effet, dit Mazoudier, surpris de laconfidence.

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— J’ai aussi l’intention de réciter la piècede Victor Hugo, vous savez…

L’enfant avait reçu deux balles dans la tête…

Ne pensez-vous pas que je produirais uneimpression plus profonde si je la récitais enuniforme ? J’aurais aussi désiré montrer le dé-cor que ces vers évoquent :

Le logis était propre, humble, paisible, honnête.On voyait un rameau bénit sous un portrait.

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Enfin, jouer la scène, comprenez-vous ? Sije n’arrive pas à faire pleurer avec ça…

— Vous ferez pleurer sans accessoires, ditMazoudier complaisant.

— Vous croyez ? Merci.

Il prit la main du relieur, la secoua commeon fait au théâtre, à tout bout de tirade, puis setut, s’effaça pour laisser passer l’Émigrant quigagnait sa place, au fond, sous l’œil de bœuf.Il avait toujours sa casquette de voyage, maisil la portait légèrement en arrière et semblaitmoins appliqué à se cacher dessous. On re-marquait, d’ailleurs, depuis quelque temps, quemonsieur Martin, au rebours d’Adolphe, deve-nait plus communicatif. Il jetait son mot, saformule, dans les parlotes, et ce mot, cette for-mule, dénotaient assez souvent une telle ex-périence des hommes et des choses, qu’on fi-nissait par ne plus douter qu’il ne l’eût acquisedans les voyages. Enfin, il s’était attiré dessympathies en répondant à Schramm, curieux

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de savoir s’il invoquerait, pour se dispenser desoutenir la Commune, le bénéfice de la limited’âge :

— Non. Mais je déteste les parades et lesdérangements inutiles. Le jour où vous aurezréellement besoin de moi, dites-le moi, et jeserai des vôtres. Jusque-là, qu’on me fiche lapaix !

Alexandre, toujours engoncé dans le fou-lard qui cachait un chapelet de clous doulou-reux, ne s’occupa pas de monsieur Martin, au-quel on ne servait son gloria quotidien qu’aucoup de six heures ; mais il se précipita versune autre table où s’étaient successivement as-sis, l’ancien vétérinaire à qui son rêve de sortiecontre les Prussiens avait valu le surnom dePère La Trouée, et le terrassier piémontais, enceinture rouge et coiffé d’un large feutre tyro-lien. Auprès d’eux se tenait debout, sans rienprendre, un vieux cocher qui promenait par-tout son chapeau de cuir bouilli et son fouetpour tromper le chômage. Tandis que le garçon

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versait aux deux premiers l’absinthe et le vin,le coiffeur Lépouzé traversant le débit, alla direbonjour à Prophète et à Mazoudier ; et l’onvoyait rôder à la porte le petit père Bagarreen quête d’une aubaine, et humant, comme unacompte, l’odeur apéritive qui s’exhalait de sarésidence de prédilection.

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L’aubaine, précisément, il la salua avec unpeu d’obséquiosité dans la personne d’un ca-valier qui débouchait de la rue de Paris, ense dandinant. C’était Quélier qui revenait dela place Vendôme. Il s’arrêta devant l’église etdescendit de son cheval dont il jeta la bride aubonhomme chargé de soigner la bête et payéde sa peine en consommations que le capitainefaisait mettre sur l’ardoise par Ferdinand, tropintéressé à choyer son locataire pour se mon-trer regardant.

— Vous savez, dit Quélier, que j’ai encorefailli me faire arracher les yeux par Ninie, àcause de vous, papa ? Elle tient absolument àce que ce soit moi qui vous débauche… Est-cegodiche, hein ?

Le vieux garçon de place balbutia : — Fautl’excuser, m’sieu Quélier… J’y dirai de ne passe mêler de ça.

Mais l’autre, bon prince : — Laissez donc !Elle ne me mangera pas. J’en ai apprivoisé de

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plus farouches… Ce qui me contrarie surtout,c’est qu’elle ne veuille pas faire ma chambre…Vous devriez la décider…

— J’ai essayé, m’sieu Quélier, mais elle estbutée… Faut dire qu’elle n’a guère le temps…La cravate reprend un peu… Enfin, moi, je suistoujours à votre disposition.

Quélier n’insista pas. En grande tenue, bot-té, éperonné, le sabre battant les talons, il hési-tait, se demandant s’il devait monter se désha-biller avant dîner… Mais ayant aperçu Pro-phète dans le débit, il changea soudain d’aviset entra chez Ferdinand.

— Eh bien ! quelles nouvelles aujourd’hui,capitaine ? interrogea le concierge du 119, in-satiable de renseignements.

Quélier scrutait la cuisine, avait l’air d’ychercher quelqu’un dont la présence contri-buait à son dessein. Désappointé, il réponditnégligemment :

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— Des nouvelles ? Aucune… Ah ! si… Lacolonne Vendôme sera foutue par terre sansfaute vendredi prochain, 5 mai…, jour anniver-saire de la mort de Napoléon.

Mais, contre son attente, il ne recueillitqu’indifférence et qu’incrédulité. Prophèten’avait pas bronché, continuait d’amuserAdrien ; des clients ricanèrent.

— La petite fête attirera moins de mondeque les courses à Longchamp, dit le vieux co-cher, dans son collier de barbe.

— Si c’est tout ce que vous avez à nousapprendre, fit Schramm, nous en savons aussilong que vous.

— Je ne crois pas, reprit Quélier, car lemarché entre la commission exécutive et lesentrepreneurs a été passé hier seulement, àl’Hôtel de Ville. Si vous désirez des détails in-édits, je peux vous en donner. Il est vrai quela chose, décidée en principe, restait en sus-pens…

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— Parbleu ! s’écria Ferdinand. C’est pastout de vouloir ; faut pouvoir.

— Justement. Mais, la semaine dernière, uningénieur a offert d’entreprendre la démolition,après avoir démontré que rien n’était plus fa-cile, ni moins dangereux.

— Oh ! plus facile !…

— Moins dangereux !…

— Oui. Enfin, il a son idée. Un traité a étéalors discuté et conclu. Bref, l’ingénieur enquestion, au nom du Club positiviste de Paris,s’engage à coucher par terre colonne et statue,moyennant vingt-huit mille francs, qui lui se-ront versés en espèces après l’opération. Onne touche pas au piédestal, que la Communedétruira ensuite, si bon lui semble. L’entrepre-neur ne répond pas des détériorations que lemonument lui-même pourrait subir, mais il sedéclare en mesure de préserver les immeublesavoisinants de toute dégradation.

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— Et c’est le 5 mai qu’on la déboulonnera,cette cheminée d’usine à soldats ? fit Jéricho.

— Vendredi prochain oui, on sera prêt, af-firma Quélier.

Des doutes s’élevèrent.

— C’est toi qui le dis !

— Comment qu’on s’y prendra ?

— Ah ! s’écria l’officier, qui avait ménagéson effet, si vous voulez en savoir davantage,ma foi… adressez-vous à Rabouille.

— Pourquoi à Rabouille ? demanda Mazou-dier, qui flairait une perfidie.

Les doigts en bigoudis dans sa moustache,Quélier répondit : — Parce que je l’ai vu tantôt,place Vendôme, causant avec l’ingénieur. Ilsavaient l’air de prendre ensemble des dispo-sitions de détail. Dame ! les travaux doiventcommencer demain. Si Rabouille s’en mêle, çane traînera pas. On connaît sa marotte, n’est-

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ce pas ? La Colonne est comme qui dirait sonennemie personnelle. Il ne la ratera pas.

Il y eut un court silence. On observait Pro-phète. Les clients de Ferdinand, qui avaient as-sisté à la scène du 16 avril, s’attendaient à unenouvelle sortie de l’invalide. Mais il demeuraitcalme, et même un sourire plissait légèrementsa lèvre rase.

— Que ce qui vient des canons y retourne,c’est bien ! prononça Schramm.

Monsieur Martin lâcha le mauvais cigareéteint qu’il suçait et dit avec douceur : — Cevœu, une municipalité modérée, celle du 6e ar-rondissement, l’exprimait déjà après le 4e sep-tembre. La commission d’armement proposaitde prendre dans la Colonne le bronze des ca-nons nécessaires pour la défense nationale, etde débarrasser du même coup la France d’uneimage exécrable. Elle invitait les maires desdix-neuf autres arrondissements à s’associer à

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un souhait que Courbet et la Commune ontseulement transposé dans un autre ton.

Et cédant à la manie de définitions dont ils’excusait, après l’avoir satisfaite, en se retirantsous la visière de sa casquette et dans la pèle-rine de son raglan vert, l’Émigrant ajouta :

— Courbet : tambour de village.

Quélier, que l’absence de Rabouille défer-rait manifestement, s’était éclipsé. Le père LaTrouée dit, en plein rêve : — Si l’on manque decanons pour marcher aux Prussiens, tant pispour la Colonne, après tout !

Une pareille démence ouvrit le champ auxattrapes.

— À la bonne heure, citoyen ! Et quand lesPrussiens auront été chassés, savez-vous ceque l’on fera des canons ? Des ronds de ser-viette pour tous les gardes, à titre de souvenir.On mettra dessus, comme sur les ronds de ser-viette en ivoire : Pris dans la Défense !…

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— Dans la Défense nationale, ajouta Ferdi-nand, craignant qu’on n’eût pas compris.

Alexandre lui-même, bien que gêné par sesfuroncles, se poussait de l’agrément ; et per-sonne n’était plus à la question. Le conciergedu 119 y revint insidieusement en interrogeantProphète.

— C’est sans doute une craque de Quélier,son histoire de marché… Qu’est-ce que vousen pensez ?

— Moi ? répondit l’invalide, goguenard,rien du tout… sinon qu’un bon averti en vauttoujours deux, pas vrai ?

— Bravo ! s’écria Jéricho. Il est d’attaque,l’ancien !

Tous approuvaient le renversement de lacolonne Vendôme, semblaient prêts à yconcourir, et pourtant la crânerie du vieux sol-dat ne leur déplaisait pas ; sa manière de défi,au contraire, lui conciliait l’estime de la plu-part. Il avait eu le mot heureux qui détermine

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quelquefois une foule à porter en triomphel’homme qu’elle allait écharper.

Il sentit le courant de sympathie et entrevitla possibilité de conjurer, le moment venu, parune attitude simplement ferme et décidée, l’at-tentat qu’il avait cru, jusque là, ne pouvoir em-pêcher que par la force. Une poignée d’inva-lides, au pied de la Colonne, devait suffire alorspour la protéger. Aussi renonça-t-il à l’inten-tion qu’il avait de quitter ostensiblement laplace quand Rabouille arriverait. Il ne fallaitpas qu’on se méprît sur son mouvement de re-traite ; il préférait voir si la faveur populaire lesuivrait devant l’ennemi et tenter de battre ce-lui-ci sur son terrain.

Rabouille parut, et la trompette de Jérichodonna aussitôt le signal des hostilités.

— Salut, déboulonneur !

Le mécanicien s’étonna : — Qu’est-ce queça signifie ?

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— Allons, ne faites donc pas de cachotte-ries ! On sait votre plan. Il n’est pas déposéchez le notaire, comme le plan à Trochu. Etpuis, à moi vous pouvez tout dire, on travaillepresque dans la même partie. Si je manquede matériaux pour les barricades que je vaisconstruire, vous m’en fournirez quand vous au-rez cassé le mirliton, puisque vous prétendezqu’il est en pierre à l’intérieur.

— Quel est le bavard qui vous a si vite ren-seigné ? demanda Rabouille, d’un ton de mau-vaise humeur.

— Quélier.

— Il aurait mieux fait de tenir sa langue.

— Pourquoi ?

— Trop parler nuit.

L’indiscrétion de Quélier l’irritait commetoute forfanterie. Il s’était promis de ne mettrepersonne dans la confidence d’une propositionà laquelle il avait souscrit par rectitude d’opi-

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nion plutôt que dans un but de provocationpuérile. Il voulait bien mériter la haine de l’in-valide, mais il redoutait de s’acquérir son mé-pris par une fanfaronnade d’autant plus ridi-cule qu’elle semblait préméditée. D’autre part,il répugnait aux dénégations, aux mensonges,qui eussent pu l’ôter d’embarras.

Mais Schramm, aigre-doux, riposta :— Mieux vaut passer de la parole aux actes,certainement…, mais à la condition d’agircomme on parle : ouvertement. Tout ce quipeut amoindrir chez un républicain le senti-ment de la responsabilité est indigne de lui.

Là-dessus, le Bombé ne plaisantait pas.Tare physique oblige. Désigné par la sienneaux représailles éventuelles, partout recon-naissable, il avait l’air soucieux d’égaliser lesrisques, en exigeant que le dévouement pourla Commune s’affichât et que ses compagnonsse fissent remarquer par de violents dehors,comme il se signalait par sa difformité.

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— C’est mon avis, dit le concierge du 119,qui aimait lui aussi, mais pour d’autres raisonsinavouables, à voir les gens se compromettre àfond.

Rabouille négligea cet adversaire et ne ré-pondit qu’au cordonnier.

— Vous vous trompez, Schramm, si vousattribuez ma réserve à la peur des responsa-bilités. Vous savez bien que je ne prends pasde résolution, dont je n’aie envisagé toutes lesconséquences, et vous savez aussi combienl’étalage et les vaines démonstrations me sontodieux. L’autre jour encore, j’ai refusé un gradedans les « Vengeurs de Flourens », qui s’orga-nisent. Nul n’a été plus sensible que moi à lamort du vieux. Mais il n’y a pas besoin d’ununiforme ni de galons pour le témoigner, et jecrois venger aussi bien et même mieux Flou-rens en tuant des idées qu’en tuant deshommes.

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— Alors, c’est vrai que vous allez démolir lacolonne vertébrale au Corse ? dit Jéricho.

— Oui, fit nettement Rabouille.

— Elle n’a qu’à bien se tenir, observaSchramm ironiquement.

— Je crois qu’elle se tiendra plutôt mal, re-prit Rabouille.

Le concierge du 119, à son tour, question-na : — Alors, vous avez trouvé le moyen del’ébranler ?

— C’est un moyen qu’aurait indiqué le pre-mier bûcheron venu. Si vous avez jamais vuabattre un arbre, c’est la même chose. Une en-taille en biseau d’un côté, une seconde hori-zontale, rejoignant le bec du sifflet, et il n’y aplus qu’à tirer sur la corde.

— Bronze et bois, ça fait deux, dit Adolphe.

Et les autres hochaient la tête, ne se mon-traient ni moins ignorants, ni moins scep-tiques.

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— Il suffira de desceller quatre ou cinqplaques de bronze pour pouvoir entamer lapierre, expliqua Rabouille. Imaginez mainte-nant un système de câbles attachés, à l’aide depoulies, au-dessous du lanternon et reliés à descabestans, et je vous garantis qu’il sera assezdifficile à la Colonne, quand les câbles se ten-dront, de garder son équilibre.

Le Piémontais au profil estampillé déclara :— Faut pas être sorcier, en effet, pour avoirtrouvé ça.

Son opinion ralliait quelques suffrages ;mais Schramm, toujours épineux, insinua :— Ce que le citoyen Rabouille ne dit pas, c’estsi un bataillon de déboulonneurs sera employéà cette besogne. Nous avons déjà les barrica-diers : autant faire tout de suite de Paris unvaste atelier municipal.

— Tranquillisez-vous, riposta Rabouille ;l’entrepreneur ne demande qu’une vingtained’hommes.

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— J’en suis, postula le Piémontais.

— Soit, dit Rabouille. La paye allouée auxouvriers est de cent sous, qu’ils toucherontchaque soir.

— Les fédérés n’ont que trente sous, ron-chonna le cordonnier.

— Oui, fit Rabouille, et, personnellement, jem’en contente. J’abandonne le supplément àceux qui attendent plus que moi après.

— Tout de même, il vaudrait mieux n’em-baucher que les citoyens âgés de plus de qua-rante ans ou incapables du service d’avant-postes, dit Schramm.

— L’un n’empêche pas l’autre. Dansquelques jours, la Colonne sera sur le fumier,et les travailleurs qui l’y auront mise pourrontreprendre le fusil.

— Oh ! quelques jours…, si leur salaire n’in-vite pas les ouvriers à faire durer le plaisir pluslongtemps, jeta le vieux cocher désœuvré.

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Mais le Piémontais protesta contre cettesupposition.

— Allons donc ! On ne va pas laisser passerune occasion pareille de célébrer le fameux an-niversaire. Comme ça, quand l’autre tomberade là-haut, les vieux de la vieille seront là pourle recevoir dans leurs bras.

Prophète grattait, par contenance, la tabledu bout de son crochet, comme s’il eut vouluen l’y enfonçant, détourner la tentation de s’enservir, en guise de baïonnette, pour charger lacanaille. Mais quand le Piémontais eut parlé, ilse leva, écarta Mazoudier et Lépouzé, qui cher-chaient à le retenir, et s’approchant du terras-sier, il lui posa la main sur l’épaule en disant :— J’espère bien, mon ami, que vous ne man-querez pas de m’inviter à la cérémonie.

— Vous comme les autres, répondit le Pié-montais tranchant.

Mais, une fois encore, les rieurs étaient ducôté de Prophète et, naturellement, le petit

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Adrien y était aussi, empourpré de plaisir àl’idée d’un conflit.

— Tu m’emmèneras, pas, m’n’oncle ?

Et l’invalide jouit de son succès si facile-ment obtenu et d’autant plus complet que l’af-front se retournait non seulement contre leprovocateur, mais contre Rabouille dont lespartisans avaient, comme la mer et comme lepeuple, leur flux et leur reflux.

Plus triste qu’humilié, le mécanicien allaitattendre, en lisant le journal dans le cabinet at-tenant, l’heure du dîner, lorsque de la cuisine,où elle était seule, Céline l’appela :

— Vous me faites beaucoup de peine, dit-elle, à mi-voix, quand Rabouille l’eut rejointe.

— Moi ? Comment ?

— Cette nouvelle histoire à propos de laColonne… Pourquoi vous mêlez-vous de ce quine vous regarde pas ?

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— J’ai accepté une proposition qui m’étaitfaite ; je l’ai acceptée avec empressement, c’estvrai, mais je n’ai rien sollicité, je vous assure…

— Peu importe. Vous m’aviez promis d’êtreraisonnable, de ne jamais m’attirer d’ennuis ;vous ne remplissez pas vos engagements.

— Je remplis tous mes engagements, àcommencer par ceux que j’ai pris vis-à-vis demoi-même.

— C’est encore à mon oncle que vous enavez au fond, avouez-le ?

— Non. J’essaie de maintenir mes hainesau-dessus des hommes.

— Mettons que c’est plus fort que vous.Toujours est-il que je tremble chaque fois quevous vous rencontrez. Mon oncle a ses idées,lui aussi, qu’il défend… Vous croyez donc queje ne devine pas votre pensée… Prendre unepart active à cette démolition, c’est une façondétournée de donner rendez-vous à votre en-nemi ailleurs qu’ici… dans un endroit où vous

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comptez bien qu’il ira et où ma présence nevous gênera pas. Si c’est cela que vous appelezrespecter nos conventions, vous me faites re-gretter ma confiance.

— En quoi mes opinions l’affaiblissent-elles ? Vous les connaissiez ; je n’en ai paschangé.

— Vous devriez au moins laisser Adrien endehors de vos querelles. Il n’est pas en jeu.

— L’homme qu’il deviendra est en jeu.

— Son oncle est plus sensé que vous. Il nes’applique pas, lui, à détruire l’enseignementque le petit recevait et continuera de recevoirchez les Frères de la rue Pelleport, quandl’ordre sera rétabli.

— Parbleu ! Leur programme est le même !La peau d’âne convient aux tambours. Je rê-vais pour Adrien une école plutôt qu’une tan-nerie.

— Parlez clairement. Je ne comprends pas.

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— Ne vous ai-je pas offert, l’année dernière,de subvenir aux frais de son instruction, àcondition que vous me laissiez la diriger ?

— Vous êtes fou, Rabouille ! Adrien seraélevé comme Sophie, qui va chez les Sœurs. Ila été baptisé, il fera sa première communion :j’y tiens. À voir où mènent vos leçons, je n’aipas envie qu’il en profite.

— Êtes-vous certaine que celles de sononcle soient meilleures ?

— Jusqu’à preuve du contraire, oui.

— Mais cette preuve du contraire, elle estprécisément dans la proposition que je vous aifaite et que vous avez repoussée. Ferdinand nedemanderait pas mieux, lui…

— Ferdinand, loin du comptoir et de vosamis, n’est pas mécontent du tout que lesFrères préparent Adrien à sa première commu-nion. Il y a d’autres enfants que lui pour ser-vir à vos expériences et d’autres mères que moipour s’y prêter.

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Rabouille sentit un immense décourage-ment l’envahir. La nuit tombait en lui, une nuitd’hiver, humide et hâtive.

— Ah ! dit-il, je ne sais pas, Céline, lequelde nous deux fait le plus de peine à l’autre !

Cependant, à côté, dans le débit, les chosesse gâtaient. Irrité d’avoir eu le dessous, le Pié-montais, séparé de Prophète par un groupe declients, revenait à la charge.

— Le bonhomme de bronze peut numéroterses abattis… Avant huit jours, il sera à la Mon-naie, converti en gros sous à l’effigie de laCommune, pour nourrir les patriotes qui vontse faire larder le cuir aux avant-postes…

Et comme il parlait derrière Schramm, ilavait l’air de feuilleter la collection du Père Du-chêne, qui renflait, disaient les mauvaiseslangues, l’épaule du cordonnier.

Prophète montrait toujours de la patience,mais Ferdinand, craignant qu’il n’en manquât,à la fin, si le terrassier continuait à lui échauffer

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les oreilles, jugea opportun de détourner legrain.

— Est-ce vrai, citoyens, dit-il, dans le bruit,qu’un Anglais a offert un million des matériauxde démolition, et qu’un autre Anglais douillardpayerait cher l’autorisation de monter le der-nier sur la Colonne ? De la part des « En-glishs », je suis sûr, mon oncle, que ça ne vousétonne pas !

Il cligna de l’œil et ajouta, tendant ses fi-lets : — C’est qu’il les connaît, lui, les « En-glishs » !…

La ruse était bonne, éprouvée. Prophète dé-testait les Anglais. Quand on lui demandait sic’était depuis Sainte-Hélène : « Oh ! non, ré-pondait-il, depuis la Crimée seulement ».L’amener à rabâcher ses griefs contre eux, étaitl’expédient qu’employait Ferdinand chaquefois que la discussion devenait orageuse. Ilétait plus facile de faire prendre un autre coursà l’exaltation du vieux soldat que de la calmer.

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Une colère rentrée aboutissait chez lui à delongues bouderies auxquelles l’explosion deson anglophobie était, somme toute, préfé-rable. Sur ce chapitre, il ne tarissait pas. Aussiarrivait-il que Ferdinand provoquât une sortiede son oncle, simplement pour gagner le paride « faire aller » le bonhomme.

Il y réussit ce jour-là encore. Encouragé parla complaisance d’un auditoire où le clin d’œildu marchand avait éveillé des complices, l’in-valide donna dans le panneau.

— Les Anglais ? Ah ! je crois bien que jeles connais ! Partout les mêmes ! Figurez-vousqu’ils parcouraient nos camps de Crimée entouristes, comme au spectacle. Des ménagesy venaient en voyage de noces, parole d’hon-neur ! Mais il y avait surtout, dans le tas, desespions pour avertir les Russes de nos mou-vements, si bien qu’ils nous recevaient avectoutes leurs forces et tous leurs canons, quandnous pensions les surprendre.

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— De fichus alliés, quoi ! s’écria Jéricho,poussant le conteur.

— À qui le dites-vous ! Pas au prince Napo-léon, qui s’en était tout de suite aperçu, lui…Mais la plupart des officiers ne partageaientpas sa méfiance, parce qu’ils acceptaient lespolitesses de ces cocos-là. « Vous verrez, leurdisait-il, qu’ils finiront par vous faire laver leurcul, et c’est encore vous qui les remercierez ! »Le prince était tout ce qu’on voudra, brutal,grossier, gueulard… mais pas aveugle… Ondut le reconnaître plus tard. Dès l’entrée encampagne, à Gallipoli, les Anglais nous regar-daient comme leurs domestiques. Nous étionslà pour leur tirer les marrons du feu, voilà l’af-faire. Ils allèrent jusqu’à demander à notrequartier général de leur fournir, pour exécuterles travaux de siège, des terrassiers qu’ils au-raient payés ni plus ni moins que les Tartares,les Grecs et les Arméniens par lesquels ils fai-saient faire ordinairement les grosses be-sognes. C’est du toupet, hein ? On les envoya

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promener, naturellement, puisqu’ils n’étaientbon qu’à ça ou bien à construire des cheminsde fer, pendant que nous nous esquintions auxtranchées. Ah ! par exemple, après une tem-pête comme celle du 14 novembre, ils n’étaientplus si fiers ! Ils venaient nous chercher pourremonter leurs tentes, car ils étaient adroits deleurs mains comme un cochon de sa queue.Enfin, n’ayant plus, comme au début de l’ex-pédition, des femmes pour faire leur cuisine,on les voyait rôder autour de nos gamelles etmendier une part de « frichtis » pour l’arro-ser, dans les cantines, d’où on sortait ensembleavec Marianne dans l’œil. Au vrai, nous lessupportions par ordre, mais nous aurions tapéde plus bon cœur sur eux que sur les Russes.Vous n’avez pas idée de l’égoïsme de ces pa-roissiens-là ! Ils ne nous étaient reconnaissantsde rien, ni de leur donner à manger, ni d’exécu-ter leurs travaux, ni de les avoir tirés d’affaireà l’Alma, à Balaklava, à Inkermann et ailleurs.Aussi les soldats disaient-ils : « C’est drôle toutde même de nous faire tuer pour des gens qui

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nous méprisent, et de frotter les côtes à desgens qui nous estiment ! »

Alexandre avait servi à monsieur Martinson gloria, dans lequel l’Émigrant se mit àtremper les mouillettes qui lui restaient de sondéjeuner, en murmurant : « Preuve que les sol-dats sont clairvoyants et qu’aucune des contra-dictions de la guerre ne leur échappe. Alors,pourquoi la font-ils ? »

Mais l’invalide continuait à narrer commeun sourd.

— Et tristes avec ça ! Tristes jusqu’au sui-cide, jusqu’à la désertion. Tandis que nous fai-sions contre mauvaise fortune bon cœur et que

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nous nous entr’aidions le plus possible, ils vi-vaient isolés les uns des autres, abandonnés deleurs officiers, dans la boue et dans la vermine,sans un mouvement pour on sortir. Mais c’estaprès l’Alma et après Inkermann qu’ils nousdégoûtèrent le plus. De notre côté, on relevaitindistinctement les Anglais, les Français et lesRusses. Ces vilaines écrevisses, au contraire,ne s’occupaient que de leurs morts et de leursblessés ; si bien qu’elles n’étaient pas plus enodeur de sainteté auprès des Russes qu’auprèsde nous. Au résumé, c’est bien simple. Sansnous, les « Goddems » seraient restés en Cri-mée jusqu’au dernier, et sans eux, qui n’étaientjamais prêts à marcher et qui dérangeaienttous nos plans, nous aurions enlevé Sébastopolun an plus tôt. Voilà l’affaire.

On l’écoutait ; il avait trouvé à la fois despartisans et des gobe-la-lune, pour qui sonsempiternel réquisitoire avait encore l’agré-ment de la nouveauté. Ferdinand sourit à Ma-zoudier, à Jéricho, à Lépouzé, pour les prendre

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à témoin du succès de sa manœuvre ; maisMazoudier, qu’elle laissait froid, vit passer Ra-bouille et le suivit dehors, et l’Émigrant s’étantlevé à son tour, l’instant d’après, sortit surleurs pas, qu’ils dirigeaient, en causant, vers larue de Louvain, une petite rue déserte aboutis-sant à la rue Lassus, un peu plus haut que ledébit.

Les deux amis aimaient à s’y promener. Onn’y entendait que des cris de fillettes jouantdans le jardin d’un pensionnat. Voisine del’église, elle évoquait, dans la journée, un coinde province perdu et tranquille. Mais, le sa-medi soir, des femmes à l’affût y entraînaientleur homme, attardé chez Ferdinand, afin delui arracher au milieu des reproches, le restantde sa paye. Et, plus avant dans la soirée, descouples stationnaient, chuchotants et persua-sifs, dans ce lieu écarté. C’était, au haut du fau-bourg, comme un corridor de maison ouvrière.À un an d’intervalle, on pouvait y rencontrer,tarabustant un ivrogne, la même femme qu’on

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y avait aperçue naguère défaillante entre sesbras. Et toute une histoire tenait en ces deuxrendez-vous.

À cette heure la rue était vide. Rabouilleet Mazoudier y croisèrent seulement la petitebrunisseuse d’Adolphe qui le cherchait.

— Il est chez Ferdinand, dirent-ils.

— Ah ! bien, je vous remercie.

Et toute noire, dans sa robe noire, avec sescheveux noirs frisés sur le front, sa peau brune,le fidèle caniche de l’acteur trotta vers sonmaître.

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Cependant, les deux hommes, ayant arpen-té la rue, rebroussaient chemin, lorsqu’ilsvirent venir à leur rencontre monsieur Martin,traînant ses pieds goutteux dans des chaussonsde lisière et portant, comme un fardeau hors desaison, son vaste raglan vert. Cette apparitionles étonna un peu, car le mystérieux person-nage ne quittait ordinairement le débit, aprèsses repas, que pour regagner la rue des Rigoleset remonter dans sa chambre où personne nepénétrait.

— L’air du cabaret vous est malsain, au-jourd’hui, citoyen ? demanda Mazoudier.

L’Émigrant fit un geste d’indifférence ets’adressant à Rabouille : — Excusez-moi… J’aipris la liberté de vous relancer, parce que je neveux pas plus que vous imiter ces bavards quicrient leurs projets sur les toits. Je ne suis pasbon à grand’chose, mais je rachèterais volon-tiers une erreur de ma vie, en contribuant, sic’est possible, au déboulonnement que vous al-lez effectuer. Voilà ce que je tenais à vous dire.

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Embarrassé, redoutant l’aveu, pénible à en-tendre, de quelque ancienne turpitude, Ra-bouille se taisait. Monsieur Martin reprit :

— Je sais bien que vous ne me connaissezpas… Peut-être croyez-vous comme tout jesuis un caissier infidèle, un agent de Versailles,un forçat en rupture de ban, un espion alle-mand, un misérable enfin, cachant sa faute ouune mission honteuse. Aucune de ces suppo-sitions n’est fondée, faites-moi l’honneur, mes-sieurs, d’en être convaincus. Mon aventure estinfiniment plus simple, et ce que j’ai à me re-procher ne me rend pas indigne de votre es-time. J’étais avant la guerre, instituteur dansun département du Nord. J’y vivais seul avecmaman, veuve, âgée et infirme. Pendant vingt-cinq ans, toutes les heures que me laissait maclasse lui ont appartenu. C’était comme unpensionnaire que j’avais, très délicat, très diffi-cile, entier dans son affection, mais si tendre, siabsorbé en moi ! Chaque soir, je couchais ma-man, bordais son lit et la berçais d’histoires,

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pour l’endormir. Je n’ai de souvenirs d’enfanceque ceux-là. De son fauteuil, au coin de la fe-nêtre, ou poussé dehors, quand il faisait beau,elle goûtait toutes les satisfactions que procureun dessein accompli à force de volonté et desacrifices. Elle s’était juré que je serais maîtred’école, et j’avais réalisé docilement un rêve depaysanne ambitieuse, contrariant ma propreinclination, afin de ne pas ajouter l’incurablechagrin d’une déception aux amertumes del’infirmité. La mort de maman me rendit maliberté, mais lorsqu’il était bien tard pour lafaire fructifier. Néanmoins, grâce au petit héri-tage que je recueillis, trois mille francs, il mefut permis de quitter l’enseignement où je vé-gétais. Je vins à Paris, avec l’idée d’augmenter,par un travail indépendant, des ressources tropfaibles pour subvenir longtemps à des besoins,mêmes modestes, comme les miens. Et, fautede trouver une occupation à la fois dans mesmoyens et dans mes goûts, je songeais à m’em-barquer pour l’Amérique, à rejoindre dansl’État de l’Iowa un ami de jeunesse qui poursuit

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là-bas, en compagnie d’Icariens dissidents, lavaine entreprise de Cabet ; j’avais déjà fait mespréparatifs de voyage et acheté cette casquettequi m’a valu mon surnom à Belleville, lorsquela guerre éclata. Je différai mon départ, parcequ’on n’a point tous les jours, n’est-ce pas, l’oc-casion d’assister à une tourmente pareille.Quand Paris eut capitulé, j’envisageai à nou-veau les avantages de l’exil. Ils me parurentmoins sérieux. Des lettres que je recevais dela communauté icarienne, me dissuadaient d’yentrer. Là, pas plus qu’ailleurs, ne régnaient lajustice et la concorde. Alors, à quoi bon s’ex-patrier ? Vint la proclamation de la Communequi fit tomber mes dernières hésitations. J’étaiscurieux de vous voir à l’œuvre, bien que jen’eusse aucune illusion sur l’issue d’un mouve-ment trop entaché de politique pour avoir unegrande portée sociale. Vous êtes en train de medonner raison, mais je n’ai pas tout de mêmeperdu mon temps. Le spectacle d’une expé-rience comme la vôtre est toujours intéressant.Ce n’est point que j’aime toutes les péripéties

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de la pièce, ni, encore une fois, que je conservele moindre doute sur le dénouement. Mais lafatalité de ce dénouement est une raison deplus pour que je ne vous abandonne pas. Jeveux encore voir ça… C’est au milieu de vous,somme toute, depuis le 18 mars, que j’ai passéles meilleurs moments de mon existence. Ceque j’ai entendu débiter de bêtises est inima-ginable ! Mais j’en ai entendu bien d’autres enprovince, et je suis certain que les émigrés deVersailles ne le cèdent à personne en absur-dité. Cette absurdité est seulement plus vile,car elle a le caractère de l’égoïsme et de la ré-flexion. L’humanité est partout féroce, lâche etstupide, mais à des degrés différents. Entre legras et le maigre, l’affamé et le repu, l’oppres-seur et l’opprimé, mon choix est fait, et puisqueje dois mourir quelque part, autant que ce soitchez vous, en famille. Je n’ai plus longtempsà attendre. Il est probable que mon comptesera réglé par les Versaillais, quand ils pren-dront Paris… ce qui ne saurait tarder. Je suisà peu près sûr maintenant d’aller jusque-là… ;

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car nous sommes, la Commune et moi, au boutde notre rouleau.

— Oh ! on vit vieux avec des rhumatismes,dit Mazoudier, qui avait ralenti le pas, commeRabouille, afin que le podagre pût les suivre.

Mais celui-ci reprit : — Vous ne me com-prenez pas. Ce n’est point de ma santé qu’ils’agit. En m’installant à Belleville, j’ai fait del’argent liquide m’appartenant, vingt-quatreparts égales. Je les dépense exactement, moispar mois, depuis deux ans. C’est vous dire queje suis arrivé à la dernière. Quand je n’auraiplus de quoi payer mon gloria chez Ferdinand,je saurai ce qui me reste à faire. Je ne veux pasqu’on me croie disposé à profiter de la situa-tion, comme un Quélier ou un Jéricho. Je veuxfinir proprement, sans rien devoir à personne.C’était un principe de maman : je ne le discutepas, je l’adopte.

— Il a du bon, fit Mazoudier, aussi poin-tilleux sur ce chapitre que l’Émigrant.

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— Vous parliez tout à l’heure d’une erreur àracheter, dit Rabouille entraîné à la sympathiepar l’accent sincère de ce vieil homme, confit,comme un gosse, en sa maman…

— Justement, répondit monsieur Martin.C’est l’erreur d’un enseignement funeste, ré-pandu par moi, que je déplore et que je désireréparer. Quand je songe aux esprits que j’aifaussés, aux notions de justice que j’ai incul-quées, à l’histoire que j’ai apprise aux enfants,à tout ce que j’ai proposé à leur respect, à leuradmiration, pendant plus de vingt-cinq ans, jesuis épouvanté de ma responsabilité ! Les évè-nements m’ont ouvert les yeux ; à votrecontact, je me suis décrassé moi-même. Toutce que vous avez dit contre la Colonne, cequ’elle représente de fausse gloire, de men-songes entretenus, je le pense aujourd’hui. Etj’ai passé ma vie à professer le contraire !

— N’avez-vous donc jamais essayé de ré-agir ? demanda Mazoudier.

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— Au moindre écart, j’eusse été brisécomme verre et c’est, je le répète, un coupque maman n’aurait pas supporté. Mais, à pré-sent qu’elle n’est plus, je puis brûler ce quej’ai fait adorer. J’offre mon repentir en expia-tion, étant trop vieux pour recommencer macarrière et conformer mon enseignement à lahaute vérité morale que vous m’avez révélée.Comprenez-vous maintenant pourquoi je ré-clame une place parmi vous ? Je voudrais qu’ilfût dit plus tard, dans les fastes de la civilisa-tion, qu’un instituteur était avec les ouvriersqui déracinèrent de leurs mains ce mât de co-cagne odieux savonné de sang et de larmes ; cechêne dépouillé de ses branches et creux, dontl’humanité, par conséquent, ne saurait espé-rer ni fraîcheur ni ombrage. Pour pénétrer, parles yeux, dans les consciences qui s’éveillent,la Déclaration des Droits de l’homme et ducitoyen a besoin d’images. En voici une : laColonne abattue. C’est l’image la plus propreà illustrer l’article fondamental voté par laConvention : « Le but de la société est le bon-

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heur commun. » Le jour où la chute de la Co-lonne consacrera ce principe, le vieil institu-teur que je suis pourra disparaître : il aura faitréellement sa première classe et montré la voieaux maîtres d’école qui lui succéderont !

Rabouille prit la main de l’Émigrant et laserra ; Mazoudier le regardait avec émotion…Une cloche, derrière le mur de clôture d’un jar-din appelait des élèves à la récréation ; deuxmoineaux sautillaient dans la rue paisible, àquelques pas des promeneurs qui ne les effa-rouchaient point. Des inscriptions, gravées àla pointe du couteau, s’espaçaient sur la mu-raille, les unes toutes fraîches : Vive la Com-mune ! M… pour Foutriquet ! d’autres déjàpresque effacées : À bas Badinguet ! Ducrot estun sot, Trochu est un… !

Il y eut un silence pendant lequel les troishommes éprouvèrent la joie de vivre en har-monie, bercés sur le cœur apaisé du faubourg.Puis un tambour lointain les ramena à la réali-té.

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Alors, Rabouille achevant de rompre lecharme, dit :

— Hélas ! Je ne demanderais pas mieuxque de vous associer à notre besogne. Maisvous n’y êtes point préparé, tout au moins parvos aptitudes physiques. Ce sont des charpen-tiers, des terrassiers ou des mécanicienscomme moi qu’il faut. Nous viendrons plus viteà bout du monstre. Il n’y a pas de temps àperdre, car nous partageons vos appréhensionssur le sort de la Commune. Nous devons noushâter, si nous voulons laisser un souvenir plusdurable que la pierre et le bronze…, un souve-nir qui défiera les balles, la défaite et les repré-sailles.

L’Émigrant, las d’une promenade à laquelleses pieds paresseux n’étaient plus accoutumés,s’arrêta au milieu de la chaussée et dit :

— Vous avez raison. Je ne suis pas capabled’un service actif…, je ne suis bon à rien…, àrien…

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Rabouille protesta, et une espérance fugi-tive passait dans sa protestation, comme lesmoineaux descendus des branches dans la rue.

— Allons donc ! Vous le disiez vous-mêmetout à l’heure : c’est pour votre conscienceavertie, l’occasion de se libérer en libérant lesautres. Laissez les jeunes et les valides ap-porter la main-d’œuvre à notre cause et gar-dez-lui, pour qu’elle nous survive, votre penséemûre et lucide. Il ne manque pas d’enfants…de l’âge d’Adrien… que l’on, vous confiera vo-lontiers pour les former. Ils apprendront devous pourquoi nous sommes morts et ce qu’onattend d’eux. Votre rôle commencera quand lenôtre sera terminé. Vous cultiverez les germesque nous semons.

Monsieur Martin secoua sa barbe grise :— Je me souviens d’une remarque de Prou-dhon… Je n’en garantis pas les termes, j’enindique le sens : « L’Europe est grosse d’unerévolution sociale. Mais ne mourra-t-elle pas

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avant d’accoucher ? » On peut en dire autantde la Commune.

— Non, fit Mazoudier. À la Commune s’ap-plique plutôt un autre mot de Proudhon : il fauttuer l’enfant pour sauver la mère. Ils tuerontla Commune, mais la République en réchappe-ra et vous serez là pour entourer de soins saconvalescence, l’aider à se rétablir et la prému-nir contre de nouvelles imprudences !

L’Émigrant répliqua : — Trop tard ! Plusbon à rien, je vous dis… Si… bon tout au plusà me faire crever le casaquin derrière une bar-ricade, à condition toutefois qu’elle ne soit pastrop loin d’ici, au bout de ma rue, et que jepuisse y descendre au dernier moment, enchaussons, sans cérémonie. Et encore, ne suis-je pas sûr que mes sacrés pieds me porte-ront !… Enfin, j’aurai toujours la ressource detirer de ma fenêtre et je serai fusillé dans monlit, ce qui m’évitera au moins un dérangement.

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— Écoutez, il me vient une idée, dit Ma-zoudier, qui voulait donner à son interlocuteurune preuve immédiate de confiance et d’es-time. La Commission municipale m’a offert laplace d’un de nos camarades, nommé Husson,qui a demandé bravement à être relevé de sesfonctions et incorporé dans un bataillon demarche. J’ai refusé, bien que cent sous parjour, au lieu de trente, ne soient pas à dédai-gner par le temps qui court. Mais chacun songoût, n’est-ce pas ? J’ai encore bon pied, bonœil, un rond de cuir n’est pas mon affaire.

— En effet, c’est plutôt la mienne, dit amè-rement monsieur Martin.

— Vous m’entendez mal ! fit vivement le re-lieur, qui craignait d’avoir désobligé l’impo-tent. Je voulais dire que les questions munici-pales vous sont moins qu’à moi étrangères, carvous avez été sans doute, comme la plupartdes instituteurs de campagne, secrétaire demairie. Vous pouvez donc, plus que tout autre,nous être d’un grand secours dans la réorgani-

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sation des services administratifs, qui laissentbeaucoup à désirer » D’ailleurs, ne vous imagi-nez pas que l’emploi est sans danger. Si noussommes vaincus, comme vous paraissez lecroire, ne vous dissimulez pas que l’usurpationde fonctions vous expose à quelques petitsdésagréments.

— Eh bien ! cela me décide, dit l’Émigranten soulevant ses pieds pesants ; je vous auto-rise à poser ma candidature. Mais c’est toutde même humiliant, à mon âge et solitaire, devous voir partir et d’être incapable de voussuivre. À qui ferais-je faute, pourtant, si je nerevenais pas ! À personne. Ce n’est pas commevous, monsieur Mazoudier, ni comme vous,monsieur Rabouille…

— Oh ! moi… fit celui-ci, d’un geste refu-sant le bénéfice des regrets.

Mais l’Émigrant et Mazoudier témoignaientde concert, imperceptiblement, qu’ils necroyaient pas leur compagnon sur parole et

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qu’ils lui connaissaient un attachement valantla peine de vivre.

Ils retournaient encore une fois sur leurspas, lorsqu’ils aperçurent de loin, à l’entrée dela rue, le petit père Bagarre et sa fille qui sedisputaient. Ninie, très excitée, criait au vieux,dans la figure :

— Je te dis que je n’irai pas, là, comprends-tu, à la fin ? Ah ! ça, tu n’es pas honteux de meproposer une chose pareille ? Tu ne devinesdonc pas son idée, en m’attirant chez lui, sousprétexte de faire son ménage ? J’ai dit : Non,c’est non ! Et je ne lui conseille pas de rôderautour de moi, tout capitaine qu’il est…

Le garçon de place baissait la tête, balbu-tiait des raisons, de profil comique avec legland de son bonnet de police et le gland desa barbiche, qui remuaient ensemble. Il profitade l’approche des trois hommes pour s’esqui-ver, tandis que la cravatière prenait son partide leur rencontre.

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— Quoi donc, Ninie, dit le mécanicien, letorchon brûle ?

Elle hésita une seconde, près d’avouer lescauses de leur querelle ; puis, la présence deMazoudier, de monsieur Martin, un sentimentconfus de pudeur aussi, la retinrent, et commeelle doutait qu’ils eussent tout entendu, ellecrut pouvoir leur donner le change.

— C’est toujours la même chose ! On faitboire papa…, rapport à ce que je ne suis plus làpour le surveiller. Alors, tous les soirs, quandje rentre…

— C’est vrai, dit Rabouille, on ne vous voitplus depuis quelques jours. Vous travaillezdonc dehors ?

— Oui, j’ai trouvé de l’ouvrage, de l’ouvragepressé même. On veille. C’est rue des Terres-Fortes, dans le quartier des Quinze-Vingts…Ah ! m’sieu Rabouille, vous devriez bien, pen-dant que je ne suis pas là, raisonner papa… Ilvous écouterait peut-être, vous…

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— Je ne demanderais pas mieux ; mais c’estque je suis moi-même occupé toute la journéemaintenant.

— Ah !

Ninie surmonta un léger dépit et, forçant sagaieté :

— Allons, tant mieux ! dit-elle. V’là l’com-merce qui reprends !

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Ce livre numérique

a été édité par la

bibliothèque numérique romande

https://ebooks-bnr.com/

en mars 2020.

— Élaboration :

Ont participé à l’élaboration de ce livre nu-mérique : Lise-Marie, Françoise.

— Sources :

Ce livre numérique est réalisé principale-ment d’après : Descaves, Lucien, La Colonne,récit du temps de la Commune, Paris, Félix Ju-ven, s. d. D’autres éditions ont pu être consul-

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tées en vue de l’établissement du présent texte.La photo de première page est Barricade rueCastiglione vue de la rue Saint-Honoré (Braque-hais, Auguste Bruno, la Commune de Paris1871).

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Ce livre numérique – basé sur un texte librede droit – est à votre disposition. Vous pouvezl’utiliser librement, sans le modifier, mais vousne pouvez en utiliser la partie d’édition spéci-fique (notes de la BNR, présentation éditeur,photos et maquettes, etc.) à des fins commer-ciales et professionnelles sans l’autorisation dela Bibliothèque numérique romande. Mercid’en indiquer la source en cas de reproduction.Tout lien vers notre site est bienvenu…

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Table des matières

I AUX INVALIDESII CONCILIABULEIII ÉLECTIONS AU FAUBOURGIV ÉLECTIONS AU FAUBOURG(Suite)V FAISONS LA CHAÎNE !VI LES VISITEURS DU DIMANCHEVII ENTREPRENEURS DE DÉMOLI-TIONSCe livre numérique