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LISTE DES OUVRAGES - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782402548472.pdf · COLLECTION FANTASIA ALICE PIGUET TON IO, LE BOULIGANT Illustrations de Xavier Justh MAGNARd

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L I S T E D E S O U V R A G E S

DE LA COLLECTION FANTASIA

à l a f i n d u v o l u m e

COLLECTION FANTASIA

ALICE PIGUET

T O N I O , L E B O U L I G A N T

Illustrations de Xavier Jus th

M A G N A R d 122, bd Saint-Germain, Paris 6

DU MÊME AUTEUR

Notre France (album).

Tirely astronome.

Thérèse et le jardin.

(Prix Jeunesse 1945).

D E S C L É E DE B R O U W E R

GALLIMARD

B O U R R E L I E R

Tous droits de t raduct ion, de reproduction et d ' adap ta t ion réservés pour tous pays.

© 1964 by les Edit ions Magnard, Par i s

PETIT DISCOURS

QU'ON N'EST PAS OBLIGÉ DE LIRE

Ce livre m'a été inspiré par deux figures piémontaises, aussi éloignées l 'une de l'autre qu'il est possible de l'être, mais également sympathiques et généreuses.

L'une, Laura Colonnetti, épouse du président honoraire de la recherche scientifique italienne, contemporaine culti- vée, qui se dépense sans compter pour faire aimer la France en Italie.

L'autre Maddalena Dovette, vieille nourrice de ma famille, qui a enchanté mon enfance par ses histoires piémontaises et ses ravissantes sornettes, que seuls les enfants de notre entourage comprenaient.

Toutes deux m'ont appris que « ces horribles montagnes » une fois traversées, il n'y avait pas tellement de différence entre les Italiens du Nord et les Français de France.

L'histoire du petit Antonio Morelli est presque vraie. Tous les détails sont historiques et tous ont été vérifiés au cours d 'un long travail.

Si parfois certaines façons d'agir, de parler, de prier semblent étranges il ne faut pas s'en étonner. L'auteur n'y est pour rien, c'est qu'entre 1660 et 1670 on parlait et on agissait ainsi.

En y regardant de très près le petit Antonio n'est pas tellement différent des garçons d'aujourd'hui. Il ignore beaucoup de choses, mais les adultes de son époque les ignoraient aussi.

De nos jours le petit Antoine aurait eu la vie plus douce et au lieu de travailler très jeune il aurait poursuivi ses études; mais aujourd'hui comme hier il serait épris de jus- tice, prêt à se battre pour défendre une créature en péril et tellement actif, tellement dynamique qu'on le surnomme- rait « le bouligant » en patois de Lyon.

Pendant tout le temps qu'a duré son voyage, je me suis beaucoup amusée. Je souhaite qu'il en soit de même pour vous.

Recette des Bugnes (XVII siècle) :

« Vous prenez de la farine avé de l'eau, vous y bouligué bien et... »

REMARQUES. — Les mots suivis d'un astérisque sont expliqués dans le glossaire à la fin du livre.

Les expressions peu communes et certaines allusions historiques sont commentées dans le chapitre « des petits curieux ».

CHAPITRE PREMIER

Où l'on s'expliqua avec une fronde. Discussion au sujet d'une lettre. Perspective d'un grand voyage.

ON, tu n'iras pas en France, ricana Felippo en faisant tournoyer sa fronde. Comment irais-tu ? Ta mère n'a pas de mule et ne possède pas une seule pistole.

— Oh ! que si j'irai, je te le dis, moi, répondit Antonio en frappant du pied, ce qui fit voltiger la poussière jusqu'au muret sur lequel Felippo se tenait à califourchon.

Le ciel était d'azur. La neige avait fondu en quelques jours, découvrant une herbe courte mais drue. Les gros buissons étalaient leurs feuilles d'un beau vert sombre ; bientôt les massifs se couvriraient de fleurs. Sur les som- mets, au loin, la neige formait des calottes brillantes.

Mais les petits Piémontais qui se disputaient en ce magni- fique matin de printemps 1664 ne prêtaient pas attention au paysage tant ils étaient accoutumés à le voir.

Ils se toisaient comme deux jeunes coqs en colère ; les yeux de Felippo dardaient des éclairs, ceux de Tonio pétil- laient de malice.

Il répéta goguenard : — Tu verras si je ne partirai pas et avant la messe de

dimanche encore. Le ton de son petit camarade était tellement assuré que

Felippo sentit croître sa curiosité. Il sauta à terre et s'ap- procha d'Antonio.

— Ah oui ! tu pars. Eh bien, explique ! Sans attendre la réponse il pirouetta sur lui-même,

ramassa un caillou bien rond, le plaça dans la fronde qu'il fit tournoyer et le lança très haut dans le ciel. Si haut qu'on ne le vit pas retomber. Puis il dit :

— Tu vois, il est monté jusqu'au ciel. Vers notre Père. Tu ne risques pas d'en faire autant. Alors, raconte.

— Eh bien, mon père a écrit. Felippo pouffa. — Ecrit, mais ton père ne sait pas écrire. — Oui, mais c'est la même chose. C'est le curé de Saint-

Nizier qui a marqué la lettre. Felippo étouffa un nouveau rire. — Saint-Nizier ! Il n'est pas dans le calendrier de notre

Sainte-Mère l'Eglise celui-là. — Si fait, répondit Tonio, ravi d'en savoir plus long

que son camarade. C'est une paroisse de Lyon, en France. Ah ! Et dans le bas de la lettre mon père a marqué sa croix.

— Ton père ne sait pas signer. — Davvero. Il trace une croix. Une jolie croix avec un

point au bout de chaque branche. Personne ne fait une croix pareille.

— Bon, si on veut. Et que dit-il ? — Eh bien, mon père demande que ma mère m'envoie

en France. — Pour que les Français te fassent mourir de soif ? Tonio regardait son ami en ouvrant ses grands yeux

noirs. — Pourquoi dis-tu cela ? Felippo haussa les épaules.

— Quand je te dis... Tu ne sais rien de rien... Tu ne sais pas que les Français ont asséché les rivières pendant le siège de Turin, pour empêcher les moulins de tourner et faire mourir de soif et de faim les Turinois ?

— Pourquoi ? — Mais pour les obliger à se rendre. Non ! tu ne le savais

pas ? Le petit Antonio demeurait muet, cloué par la surprise. Felippo, toujours glorieux de son savoir, ajouta : — Je le sais, moi. Mon père avait dans les seize ans,

quand les choses se sont passées. Tu peux croire que nous en avons parlé dans notre village. Nous, enfin je veux dire mes grands-parents et les tiens ; nous avions la chance de ne pas habiter en ville et d'avoir notre froment dans nos granges...

Antonio avait repris un peu d'empire sur lui-même. Il riposta :

— Bon, mais à présent la paix est faite. Alors mon père dit que dans les grands ateliers de Lyon il y aura bien du travail pour moi. Et j'apprendrai un beau métier. Et puis quand les petites seront plus fortes, ma mère viendra nous rejoindre avec elles deux.

Felippo ricana. — Par ma foi ! Lyon c'est une ville de gens riches. Il

n'y a pas de place pour vous autres. Ils ne se soucient pas de toi. Et puis sais-tu combien cela coûte pour passer le grande valico ?

— Non.

— Deux écus de France par personne et par jour. Ah ! — D'où le sais-tu P — Un homme qui s'est arrêté dans la boutique de mon

père. Il allait à Rome et avait passé la montagne quelques jours auparavant. Pendant que mon père réparait ses sou- liers, il a expliqué. Les montagnes sont effrayantes à voir, on dirait l'enfer. Et pour passer il faut payer des hommes

qui connaissent le chemin et vous portent. On les appelle des maroniers et on les paie très cher parce que le métier qu'ils font est très dangereux.

— Alors, demanda Tonio tremblant, quand on n'a pas d'argent ?

— Eh bien, on ne passe pas la montagne, voilà tout Tonio eut un instant d'angoisse. Si Felippo, fils du riche

savetier de Settefontane, disait vrai ? Mais il revit en pensée le doux sourire de son père et dit :

— Mais puisque mon père a écrit que je pouvais... — Ton père, ton père, enfin si on veut, le curé de

Saint-Nizier plutôt. Et que feras-tu P Comment iras-tu là- bas ?

— Peut-être qu'on ne traversera pas la montagne, dit Tonio.

C'en était trop, Felippo lui éclata de rire au nez. — On voit bien que dans ta famille les gens n'ont guère

été en ville. Tu ne sais rien. Mais, freluquet, il faut toujours traverser la montagne pour aller en France !

En ce temps-là les petits enfants des villages ne connais- saient guère que quelques lettres et le catéchisme. Et le pauvre Tonio n'avait eu personne auprès de lui, personne pour l'instruire des beautés de ce monde. Pourtant, cou- rageux, il voulut tenir tête.

—Et... Puis tu m'ennuies. C'est tout expliqué dans la lettre. Et notre bon curé Bastiano, qui est descendu aujour- d'hui à Turin, à promis à ma mère de s'occuper de moi.

Cette fois la chose semblait sérieuse, Felippo devait se rendre à l'évidence. Mais il ne résista pas à la tentation de vexer son petit camarade qui avait tant de chance, il dit encore :

— Oui, mais quand tu seras là-bas, tu n'auras pas de métier. Sais-tu ce qu'ils font faire aux enfants ? Ils te feront ramasser les fils par terre. Tu ne penses pas qu'ils te laissent venir pour faire de toi un maître ouvrier ? Ils ne veulent

plus d'ouvriers italiens. Ils travaillent la soie aussi bien que nous à présent. Et toi... tu ne sais rien faire.

Tonio hocha la tête sans mot dire. Bien sûr à treize ans on ne sait pas tout. Mais depuis deux ans, depuis que son père était parti, il avait, au contraire, l'impression d'avoir appris beaucoup de choses. Pas toujours des choses gaies, ni très belles, mais il pensait connaître la vie. Il répondit :

— Tu sais, Felippo, quand le père n'est plus à la maison on apprend beaucoup. Par force. La mère me parle déjà comme si j'étais un homme.

— Un homme ! Qui ne sait même pas lancer un caillou. Tiens essaye.

Tonio prit la fronde, plaça le caillou et visa. La menue pierre franchit un court espace, heurta une branche de sapin et retomba dans une combe avec un léger bruit. L'écho le répercuta.

— Au gros sapin, juste au gros sapin, cria Felippo en se frappant les cuisses du plat de la main. Ah , on peut dire que tu sais faire beaucoup de choses !

Evidemment, c'était raté. Antonio enrageait. Alors Felippo lui arracha la fronde des mains et lança vers le ciel un autre caillou. C'était un de ces petits granits bien noirs, bien ronds, comme roulés par les eaux d'un torrent. On le vit tournoyer puis disparaître dans le ciel, happé par la lumière.

Abaissant le bras, considérant son faible compagnon, Felippo se contenta de faire claquer sa langue en ricanant. Antonio baissa le nez. Il n'avait jamais excellé dans les jeux de garçons. Au catéchisme, où M. le curé leur ensei- gnait l'alphabet et les cantiques, les autres garçons l'avaient surnommé « la fille » à cause de ses boucles brunes et de sa jolie voix.

A la pensée que cette « fille » pourrait faire le grand voyage de France, comme tant d'ouvriers tisserands l'avaient déjà fait, Felippo eut une forte envie de rire. Mais en même temps il fut prodigieusement vexé.

Alors, levant les yeux vers sa maison toute proche, il désigna la fumée qui sortait de la haute cheminée.

— Tiens, dit-il, j 'a ime mieux rentrer chez nous que de demeurer là à t 'entendre dire des bêtises. Ma mère a dû faire de la bonne soupe aux choux... avec du lard. Salute signor.

Et, moqueur, portant la main à son chapeau il l'enleva cérémonieusement avec un geste arrondi du bras, ainsi qu'il l'avait vu faire à des seigneurs dont le carrosse s'était arrêté à Settefontane l'année précédente.

Le pauvre Tonio, mortifié, serra les dents. Il souffrait à la pensée de cette bonne soupe à laquelle il ne goûterait pas. Depuis longtemps on mangeait les choux sans lard chez lui. Et puis Felippo avait une façon de vous écraser...

Qu'on le traitât de « fille » ne le gênait pas. Mais sa situation, celle de sa mère étaient tellement inférieures à celles des autres habitants du village ! Et cela Felippo ne l 'ignorait pas.

Heureusement, depuis qu'il était question de cet extra- ordinaire voyage, Antonio se sentait à demi consolé. Il ruminait à part soi des pensées merveilleuses. Quand il reviendrait au village ce serait pour montrer de quoi il était capable. Il reviendrait dans un carrosse tout doré. Oui, oui, avec des glaces, comme un seigneur. Mais cela il ne le racontait pas. Il savourait sa vengeance par anticipation.

Quant à sa mère elle ne s'était jamais plainte qu'il fût joli et doux comme une fille. La pensée de sa mère l 'émut soudain. Et il courut vers la maison pour la serrer dans ses bras : depuis qu'il devait la quitter, il l 'aimait tant.

Il la trouva dans la salle où étaient les grands lits, assise auprès de la longue table à manger. Elle tricotait des bas de laine, et tout de suite Tonio vit qu'elle avait pleuré.

C'était souvent comme cela depuis la mort de Serafita et de Lucia, emportées par la vérole noire. Et surtout depuis que le père — dans un accès de désespoir — était parti pour tenter sa chance dans ce beau royaume de France où régnait

un si grand roi et où les ouvriers tisserands gagnaient, disait-on, de beaux écus dorés.

Maddalena essuya vivement ses joues et sourit à son petit. Comme lui elle avait de grands yeux, ombragés par des cils très longs, qui battaient sur sa peau mate quand elle était émue. Ses cheveux, comme ceux d'Antonio, bouclaient naturellement autour de son visage ovale, et quand elle souriait elle ressemblait à la Madone.

— Ah ! te voilà Tonio, dit-elle doucement, en posant son ouvrage sur ses genoux. Et dire que je vais te perdre, toi aussi. Quand tu auras vu ce beau pays et ces gens si riches, tu ne voudras plus revenir avec nous autres.

— Oh ! mamma, si, fit Tonio en lui passant les bras autour du cou. Je reviendrai, et vite. Pour te porter de beaux louis tout jaunes. On dit qu'ils sont brillants comme le soleil. Et tu pourras t 'acheter un tablier en vraie soie, comme celui de la Catarina... et un fichu en point de Milan, pour aller prier Notre-Dame.

— Tu es un bon fils, dit-elle, je le sais, mais tu es bien jeune pour entreprendre un tel voyage. Je me demande à quoi pense ton père, et si j 'ai raison de lui obéir.

Tonio fronça le sourcil. Il n'avait pas du tout envie de demeurer à Settefontane. Oh ! mais pas du tout. Il était tellement heureux à la pensée de la grande aventure qui l'attendait, Il insista :

— Mais puisque le curé Bastiano va trouver quelqu'un pour m'accompagner. Après, quand je serai en France, tu sais bien à Sciamberi, c'est tout près de Lyon, et à la porte il y a un Savoyard qui connaît le papa.

Maddalena à nouveau s'effara. — Quelle porte ? — Mais celle de la Guillotière. Tu as déjà oublié le nom P

Moi je le sais, va. — Et si tu te perdais ? Si des saltimbanques voulaient te

prendre ? Antonio sourit.

Oh, mamma, des saltimbanques ! Mais ils ne pren- nent que les petites filles.

— Mon Tonio, tu sais tout. Dio mio, qu'il est intelli- gent, mieux que son père.

Et la pauvre Maddalena caressa la tête bouclée de son enfant. Lui rêvait tout haut.

— Et puis, mamma, quand je reviendrai, je porterai une perruque bouclée, comme le comte de Susa. Et une épée au côté.

Maddalena Morelli se mit à rire.

— Voyez-vous le malicieux. Une épée. Pourquoi faire ? — Mais ce que font les autres. Pour me battre les mollets. Puis pensant à cet affreux Felippo, gavé de nouilles et de

choux au lard, il ajouta à mi-voix : — Et pour tuer mes ennemis. Sa mère lui releva les cheveux, lui traça sur le front un

signe de croix et l'embrassa à ce point précis où la peau, à l 'abri de l 'air et du soleil, demeurait blanche comme celle d 'un nouveau-né. Puis elle murmura tendrement :

— Ecoute, Tonio, il ne faut jamais avoir d'ennemis. Notre- Seigneur a toujours pardonné, souviens-t'en.

Le petit était plus ému qu'il ne voulait le laisser paraître, il riposta :

— Bien sûr, seulement je ne suis pas Notre-Seigneur et moi si on m'attaque...

Et, regardant autour de lui dans la salle, il tendit le bras en fermant le poing, comme s'il avait devant lui un ennemi à pourfendre. Il dit encore :

— Et je te porterai un collier de corail, pareil à celui des dames du château.

Elle ferma les yeux, radieuse. — Un collier de corail, voyez-vous çà. Perdus dans leur rêve, la mère et le fils se taisaient.

Ils étaient heureux de rêver ensemble. Ensemble... pour si peu de temps.

Un grand cri les tira de leur rêve. Ils se levèrent, un

peu inquiets, et se dirigèrent vers le réduit qui servait de cuisine.

Assise à terre, Emilietta, âgée de deux ans et demi, avait étalé devant elle son cotillon et posé dessus une écuelle en terre, pleine de polenta. Armée d'une cuillère elle s'empif- frait gravement. Des cuillerées énormes et qui l'étouffaient.

A ses côtés, poussant des cris, Clara brandissait une autre cuillère et tapait à grands coups dans la pâte grumeleuse. En même temps elle glapissait par saccades :

— Elle va s'étouffer, mamma, s'étouffer. Dûment lavée et fouettée, Emilietta fut fourrée dans

son berceau. Quant à Clara, sa mère la gronda vertement pour avoir tant crié et n'avoir pas surveillé sa sœur. Puis elle fut priée d'aller dans le grand lit maternel où elle dor- mait chaque nuit depuis le départ du père.

— N'as-tu pas honte, avait ajouté la mamma, être si vilaine, quand ton frère va nous quitter ?

Mais le départ d'Antonio n'attristait pas du tout sa sœur. Elle n'avait que quatre ans et ne savait rien de la vie. Elle pensait plutôt que ce départ arrangerait bien les choses. Une personne de moins à la maison, cela faisait une plus grosse part de polenta pour les autres.

Cinq jours plus tard, Tonio quittait Settefontane en com- pagnie du padre Bastiano.

Longuement, la mamma l'avait serré dans ses bras, lui mouillant le front de ses pleurs. Puis Papillonne, la mule du bon curé, s'était mise en marche.

Bien calé derrière le digne ecclésiastique, se tenant au dossier de la selle, Tonio avait peine à contenir sa joie. Jamais de sa vie il ne s'était trouvé en si brillant équipage. Pourtant, en embrassant sa mère et les petites il avait pleuré très fort, lui aussi.

Mais au détour de la ruelle, Tonio, ne voyant plus la maison, fut tout à la joie de l'aventure qui commençait.

De chaque côté du bât pendaient les colis, soigneusement préparés par Maddalena Morelli pour son fils chéri. Quel- ques hardes de rechange d'un côté, quelques provisions de route de l'autre.

Les poules et les chats pelés qui trottaient dans les rues du village semblèrent bien petits à Tonio, considérés du haut de sa monture. Et les chaumières lui parurent beau- coup plus étroites.

Lorsqu'ils furent parvenus devant la maison de Loren- zaccio le padre arrêta sa mule. Et il hucha l'artisan. A l'appel de son nom ce dernier accourut, son bonnet à la main, empêtré dans sa marche par le vaste tablier de cuir qu'il mettait pour travailler.

— As-tu pensé aux brodequins ferrés de ma servante P demanda le padre Bastiano. Il me les fallait pour demain sans faute. Je passerai après-demain en revenant de Turin et gare à toi s'ils ne sont pas prêts.

Lorenzaccio fit de profondes courbettes en répétant : — Si, Dom Bastiano, sicuramente, per domani (1). Tonio aurait été contrarié par cet arrêt qui ralentissait le

mouvement de la grande aventure, s'il n'avait aperçu, der- rière le savetier, la silhouette de son fils. C'était justement ce dont il avait rêvé : que Felippo assistât à son départ. Se montrer en pareil équipage, sur la propre mule du curé, il y avait vraiment de quoi être satisfait.

Felippo, curieux, avait fait quelques pas. — Hé ! approche, cria Tonio. Tu vois bien que c'était

vrai... je pars. Felippo vint se plaquer contre le flanc de la mule et mur-

mura en ricanant : — Que tu pars, sûrement que c'est vrai. Que tu arrives,

on en reparlera. En tout cas, tâche de ne pas te tromper de route et de ne pas aller te cogner contre les murs de

(1) — Oui, monsieur le curé Bastiano, sûrement pour demain.

Pinerolo. Ils seraient capables de te p r e n d r e p o u r u n g r a n d se igneur et de t ' en fe rmer .

Antonio était fur ieux. Il vou lu t dire que la forteresse du roi de France ne lui faisait pas peur , ce qui n ' é t a i t pas tout à fait vrai, et il aura i t voulu d i re aussi qu ' i l compta i t bien sur le succès de son voyage.

Mais tandis qu ' i l che rcha i t les mots pa r lesquels il fe rme- rait la bouche de ce vilain Fel ippo, la m u l e se m i t en m a r - che.

Lorenzaccio fit encore mi l le courbet tes en ag i tan t son

bonne t . Le prê t re le r emerc ia d ' u n e large bénédic t ion , puis de l ' au t re m a i n d o n n a u n e légère tape à Pap i l lonne .

Aussitôt la bonne bête se m i t au pet i t trot. Bien reposée, émousti l lée par l 'a i r frais du m a t i n elle s ' engagea d ' u n sabot alerte sur la g rande route de Tur in .

Toutes les cloches sonna ien t l ' angé lus d u m a t i n q u a n d ils en t r è ren t dans la ville.

— Hein, fit le padre en se r e t o u r n a n t vers son pet i t com- pagnon , que d 'égl ises !

Antonio écarqui l la i t les yeux. Il aura i t voulu pouvoi r tout regarder en m ê m e temps.

Jamais il n ' ava i t imag iné que les rues pussen t être si droites. Et ces places si larges et toutes ces maisons . . . Et elles étaient si hautes ! Et t an t de cheminées f u m a i e n t en-

semble ! Les gens devaient être fort r iches dans cet te ville, pu isque tout le m o n d e pouvai t faire d u feu p o u r cui re la polenta.

— Si nous avions le temps, dit le padre , nous ir ions faire nos dévot ions au sa in t suaire, on l ' a r appor t é depuis peu de Sciamberi .

Un peu plus loin il désigna de la m a i n une colline au- dessus du Pô. On apercevait des échafaudages a u t o u r d ' u n e église,