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LA PRÉSENCE ET L'IMAGE Yves Bonnefoy Gallimard | Le Débat 1982/3 - n° 20 pages 143 à 162 ISSN 0246-2346 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-le-debat-1982-3-page-143.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Bonnefoy Yves,« La présence et l'image », Le Débat, 1982/3 n° 20, p. 143-162. DOI : 10.3917/deba.020.0143 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Gallimard. © Gallimard. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Cultureth?que - - 41.142.144.236 - 25/03/2015 00h22. © Gallimard Document téléchargé depuis www.cairn.info - Cultureth?que - - 41.142.144.236 - 25/03/2015 00h22. © Gallimard

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  • LA PRSENCE ET L'IMAGE

    Yves Bonnefoy

    Gallimard | Le Dbat

    1982/3 - n 20pages 143 162

    ISSN 0246-2346

    Article disponible en ligne l'adresse:--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    http://www.cairn.info/revue-le-debat-1982-3-page-143.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Bonnefoy Yves, La prsence et l'image , Le Dbat, 1982/3 n 20, p. 143-162. DOI : 10.3917/deba.020.0143--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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  • Yves Bonnefoy

    LA PRSENCE ET LIMAGE

    Avec Yves Bonnefoy, le pote de Hier, rgnant dsert et de Pierre crite, le traducteur de Shakespeare,lhistorien dart de Rome, 1630, cest un crateur que le Collge de France a fait professeur, dans la traditiond intellection de la posie par le pote mme, inaugure par Paul Valry. Le Dbat est heureux daccueillirsa leon inaugurale o il poursuit une mditation entame avec LImprobable.

    Monsieur lAdministrateur, Mes chers collgues,

    Que mes premiers mots, en cet instant o je parais devant vous soient pour vous dire quel point je saisapprcier la confiance que vous me faites, et quelle reconnaissance jen prouve, pour moi personnellementmais aussi et surtout pour la grande cause que vous mappelez reprsenter. Cette gratitude, cest chacunde vous quelle va entire : puisque, je lai dj constat, la rflexion sur la posie vous est chacunnaturelle, malgr lextrme diversit des recherches qui vous absorbent.

    Et comme par ces recherches vous signifiez vous tous une seule exigence et une seule rigueur, cellesqui caractrisent la science en sa volont de mthode, en sa passion pour la vrit, permettez-moi de vousdire aussi, cest l mon second dsir, que jaborde la tche que vous avez dfinie avec le sentiment le plusvif dune responsabilit nouvelle, distincte autant que parente de mon souci potique. Il est un point, en effet,sur lequel je nai plus de doute, et que je crois ncessaire de souligner sans attendre. Bien que je place auplus haut cette parole des grands pomes qui entend ne fonder sur rien sinon la puret du dsir et la fivrede lesprance, je sais que son questionnement nest fructueux, que son enseignement na de sens, que silssaffinent parmi les faits que lhistorien a pu reconnatre, et avec des mots o se font entendre, par chosplus ou moins lointains, tous les acquis des sciences humaines. Limpatience de lintuition, mais tout auprsla prcision de ltude, ce sont les loyaux adversaires quil faut avoir concilis pour que le dire duntemps ne retombe pas aussitt comme des flammches steignent ; et quils soient en fait conciliables, dansce cas de la posie, quil vaille donc de tenter cette exaltante synthse, jen suis dailleurs assur parplusieurs exemples au sein mme de ce collge, o je retrouve avec joie quelques-uns des matres quimont encourag penser ainsi. Lun dentre vous fut mon guide parmi les travaux sur la Renaissance, etje lui dois dirremplaables moments de maturation autant que de dcouverte. Et quant Georges Blin, quia dfendu devant vous le projet de cette chaire, est-il besoin de vous rappeler, puisque vous connaissez sesgrands livres, dont le premier a rinvent Baudelaire, quel exemple de clairvoyance mais aussi bien descrupule il peut offrir tous ceux qui coutent la posie ?

    Cet article est paru en mai 1982 dans le n 20 du Dbat (pp. 143 162).

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  • Mais suffit-il de prtendre cette double postulation pour garantir quon en est capable ? Et nest-il pasimprudent de confier qui pratique la posie, et mme sil sait le prix de la rflexion scientifique, lanalysede lacte mme quil est en train daccomplir ? Beaucoup de critiques professent, vous le savez, que lauteuren sait moins que son criture ; que celle-ci a une finalit et des voies quil ne peut mme, crivant, quemconnatre : si bien que, sil lui arrive de formuler quelque jugement sur le travail potique, cette pensene sera au mieux quun aspect de son uvre propre, quun effet des forces qui sy conjuguent, en bref, quundes moyens dtourns dune cration dont il vaut mieux rserver la vision densemble qui se tient sur larive, regardant de quelque distance. Cest un fait, les observations de lauteur sont ngligemment accueilliesau laboratoire o lon manipule, en ces rcentes annes, des parcelles de chose crite qui rivalisent enpetitesse avec les fragments de matire que sondent le physicien ou le biologiste ; et peut-tre en effet est-il de bonne mthode que lcrivain de cette poque nouvelle se demande lui-mme, en des occasions commecelle-ci, sil ne serait pas de plus de rigueur quil se voue la passivit cratrice plutt qu des jugementsqui se rvleraient illusoires.

    Mes chers collgues, je noublie pas que cest dans cette salle que fut inaugure, il ny a pas cinquanteans, et avec quelle autorit, que redoublait lvidence dun sacrifice, cette ide que la posie ne porte pasen ce quelle a de plus spcifique la capacit de la connaissance de soi ; et quon ne peut donc en traiter quauprix dune mise entre parenthses, o ce que lauteur prend au srieux, si ce nest parfois au tragique,disons le sentiment, les valeurs, est rendu sous les yeux dun tmoin algbriste et presque ironiste au statutde simple variable dans lquation de lesprit. Telle navait pas t la pense des premiers potes quifrquentrent le futur Collge de France ; et quand les lecteurs royaux ranimrent devant ces auditeurspassionns les grands pomes du monde antique, Ronsard ni Du Bellay ne doutrent qutre, ft-ce uninstant, le vates, le pote riche dun enthousiasme, ce ne soit atteindre la vrit. Mais lorsque Paul Valryfut appel dans cette maison la premire chaire de Potique, il avait dj dcid que le contenu du pome,que lon disait trop facilement, cest sr, le cri vridique de la souffrance ou le pressentiment de secrets deltre, nest quun lment en somme formel dans une combinatoire, et ne vaut qu seffacer presque dansla loi des mots rvle. Une volution tait commence, que rsume ce fait que, parmi les jeunes gens quivinrent couter Valry, il y eut parfois Roland Barthes, lui qui fit tant par la suite pour dconstruire leffetde prsence soi, lillusion de matrise dune pense, qui leurrent les crivains dans leur moment dinvention ;et qui porta plus loin que quiconque, de ce fait mme, lexploration formaliste de lcriture, non sans sedtourner pendant de longues annes, et ce ne fut pas un hasard, de ltude directe des potes. Il est vraiquune volution contraire se marquait aussi, peu peu, en cette conscience lucide et vous en ftestmoins. Aprs navoir voulu que dcrire les fonctionnements du langage, dont la littrature naurait t quelintensification partiellement inconsciente, il en vint penser douloureuse exprience, engagement de ltretotal, intuition autant que raisonnement que tout langage est un ordre, tout ordre une oppression, toute parolepar suite, ft-elle de vrit scientifique, un instrument quun pouvoir emploie ; et quil faudrait donc, pourrecouvrer notre libert, pour nous placer hors pouvoir , tricher avec les mots, se jouer deux en jouantavec, ce qui identifie lacte libre et donc la vraie lucidit tout de mme, comprise cette fois comme un acte avec la pratique de lcrivain, qui sait couper court toute formule. Cest un crivain qui avait pris la paroledevant vous en 1977, un crivain pntr du sentiment que la littrature est une conscience ; et son dernierlivre, La Chambre claire, montrait bientt et cela mmeut, en la circonstance prsente quil se rapprochaitde la posie.

    La question de droit de lauteur prtendre quelque sorte de vrit au sujet de luvre reste pose,cependant, pour certains mme elle est dsormais rsolue, et cest cette controverse on ne peut plus

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  • importante, cette dispute parfois violente et secrtement angoisse que je pense quil faut que jexaminedabord, minterrogeant dans cette premire leon sur les catgories quelle met en jeu, et quil faut modifierpeut-tre, ou complter, pour un enseignement plus propice lintellection de la posie. Dans les calculsqui tentent de dterminer aujourdhui la localisation exacte de la signification potique, il se peut quunecomposante nait pas t prise en compte. Dans le doute quprouvent certains potes eux-mmes quant leur capacit de connatre, il se peut quil ne faille voir quun brusque moment de vertige, n de la per-ception de labme quest lcriture, mais que pourrait dissiper une dcision rsolue. Et le doute nest-il pasmme, dans cette situation comme dans tant dautres, le lieu o lvidence un instant voile peut se reformerdautant plus forte, do suit quil le fallait, en ce sens profond, dans lhistoire aussi de la posie, o ilnous est une preuve, o il nous offre une chance ? Je vais essayer de rassembler ces notions et de my frayerune voie.

    Mesdames, messieurs,Mes amis,

    Un des grands apports de notre poque a t la mise en valeur de ce quon appelle le travail du signifiant,et corrlativement la dnonciation de certains aspects illusoires de notre conscience de nous-mmes.

    L o le critique ou le philosophe croyaient jadis rencontrer, dans luvre littraire ou dans la parolecommune, lexpression univoque et directe dun sujet auquel il et suffi dtre fidle la vrit pour se sentirprsent dautres prsences, et de proche en proche au travers de ces expriences premires le matre dusens du monde ou mme une manation divine, nous avons appris mieux percevoir un cheveau sanscommencement ni fin de reprsentations transitoires, de fictions sans autorit, o ce qui semble rester deplus digne dtre dcid le rel, cest cette masse des mots, changeant sans cesse de sens et souvent de forme,qui roulent dge en ge comme un grand fleuve travers les langues et les cultures. L o parlaient ceuxquon appelait des gnies, parce quils seraient alls droit une vrit suprieure, ont commenc brillerces galaxies quon nomme le texte, espaces plus complexes et rsonnants que ce que nagure on y trouvaitformul, mais o lon sloigne en vain parmi les constellations et les ombres la recherche de ltre quien avait pourtant, dans le gouffre sans haut ni bas de la feuille blanche, assembl ou jet les signes. Un creuxnant , a dit Mallarm, et qui napparat parfois musicien que par un surcrot dnigme.

    Et la tche de la conscience a paru, dans cette perspective, change. Plutt que dapprcier dans lediscours de ltre parlant une proposition sur le vrai, rapporte des faits du monde rputs du coupconnaissables, analyser la faon dont les tats de parole, signifiants fugitivement reclos sur des signifisirrels, se produisent les uns partir des autres, employant plus quexprimant lunivers. Cest ici quonrencontre leur origine, et avec un poids dvidence quil serait vain de dnier, les programmes considrablesde la recherche rcente : cette archologie des faits de culture qui entend dgager de notre mconnaissancesculaire les strates enchevtres des concepts dpoque tels quils furent, cest--dire autres et plus actifscependant, plus dterminants des conduites que les notions rflchies des philosophies ou des sciences ;et, dautre part, toute une analytique de fond en comble renouvele de la cration littraire. Car on se soucieautant que jamais de littrature, dans la nouvelle pense, puisque cest dans luvre de lcrivain que la viedes mots, contrainte sinon dnie dans la pratique ordinaire, accde, le rve aidant, une libert qui semblemarcher lavant du monde. linsu de lauteur, souvent, mais sous les yeux du critique, lternel

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  • changement qui se fait dans la relation des significations et des mots prcipite l ses mandres, on dirait quily ouvre de linconnu et cest au point que le tmoin de ces foisonnements danagrammes, de cesdploiements de polysmies, qui sont autant de cassures, autant de centres dirisations fugitives dans ce miroiro jadis on suivait les yeux de lartiste, en vient demander des auteurs davant-garde dachever de brisercette eau o Chateaubriand ou Baudelaire, et Rembrandt aussi et Van Gogh, cherchaient avec une angoissequon va dcider dsute soit la mise au point de leurs attitudes, soit les ravages de leur tourment. Lacritique vient de reconduire le pacte quelle passe de gnration en gnration avec lobscur besoin de faireuvre. Mais lide ancienne de luvre, qui stait tant rapproche de celle de la subjectivit souveraine,nen est que plus durement rcuse.

    Toutefois, sil est facile de vrifier, dans la paix des chambres dtudes, quil ny a bien, dans les ruinesdu cogito, que les mille niveaux de nues rapides de ce langage dont nous ne sommes, pour notre jour fugitif,quun froissement lger des structures, quun pli que nous ne pourrons prtendre entirement reconnatre il nen reste pas moins que nous disons Je, quand nous parlons, dans lurgence des jours, au sein dunecondition et dun lieu qui du coup demeurent, quels quen soient les faux-semblants ou le manque dtre,une ralit et un absolu. Nous disons Je, nous grons, grce dabord ce mot, notre existence et parfois celledes autres, nous dcidons de valeurs, il arrive mme, bizarrement, que des tres meurent pour ces dernires,par ce qui semble un choix libre : cependant, et nous savons bien que cest un malheur, que dautres tres, notre poque nombreux, souffrent davoir perdu un rapport cohrent et clair avec un fond quils puissentdire leur tre propre et prfrent ds lors, combien de fois, se laisser mourir. Cette capacit de se reconnatreet de saccepter, au moyen de quelques valeurs que lon partage avec dautres, ce naurait t quune fiction,on peut bien ladmettre, mais elle et assur ces vies une raison de durer et au monde alentour un sens,avec un peu de chaleur. Et je vois dailleurs que cette poque qui a disqualifi toute exprience intrieure,cest elle aussi qui pour la premire fois dans lhistoire se tourne avec nostalgie vers les arts et la posie destemps o la relation des individus et du sens tait lunique souci de la rflexion collective. moins quellene prfre, sous les feuillages schs des cits sans soir , multiplier les actions erratiques dune violenceen apparence gratuite, mais qui signifie chez lincendiaire dsespr le dsir jamais humain dtre un sujetresponsable, et daccder ainsi la libert. Si la dconstruction de lantique vise ontologique peut apparatre, un certain plan, un impratif de la connaissance, voici en tout cas que son affaiblissement dans des situa-tions concrtes saccompagne dun risque de dcomposition et de mort pour la socit tout entire. Et cestl une situation qui me semble, tout compte fait, bien davantage laggravation dun problme quun progrssur la voie de la vrit. Au mieux, nous avons peru un clivage de ltre-au-monde, quitte risquer den subir,par oubli des besoins quil cre, les consquences catastrophiques. Et tout en continuant dtudier commentvie et dvie sans fin le signifiant dans les signes, il me semble quil faut chercher comment cet lan que noussommes peut, dans la drive des mots, saffirmer pourtant comme une origine. Que faire, autrement dit, pourquil y ait quelque sens encore dire Je ?

    Que faire, eh bien, en tout cas, interroger nouveau la posie, que nous avons laisse tout lheure cet tat de tutelle o veut la tenir aujourdhui, ds quil sagit de la vrit, la philosophie du langage.

    Interroger la posie, ce qui dans ma destine nest dailleurs que la raction la plus naturelle, puisquecest dj dans son exprience, au cours des annes, que se sont prsentes moi les contradictions et lesinquitudes que je viens dessayer de dire, mais aussi que se seront obstins un espoir et une ide de lespoir.En fait, ce que la critique a soulign, rcemment, du rle du signifiant dans lcriture, et de la place delinconscient dans les dcisions des potes, ceux-ci lont peru les premiers, et au seuil de notre modernit,

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  • qui commena comme dsagrgation de lide absolue du moi quil y avait chez les romantiques, ils enavaient dj fait leur proccupation principale. Lautonomie du signifiant, Rimbaud ne lignorait pas quandil crivait le sonnet Voyelles, ni Mallarm quand il agena le Sonnet en yx. Et cet excs des mots sur le sens,ce fut bien ce qui mattira pour ma part, quand je vins la posie, dans les rets de lcriture surraliste. Quelappel, comme dun ciel inconnu, dans ces grappes de tropes inachevables ! Quelle nergie, semblait-il, dansces bouillonnements imprvus de la profondeur du langage ! Mais, passe la premire fascination, je neuspas joie ces mots quon me disait libres. Javais dans mon regard une autre vidence, nourrie par dautrespotes, celle de leau qui coule, du feu qui brle sans hte, de lexister quotidien, du temps et du hasard quien sont la seule substance, et il me sembla assez vite que les transgressions de lautomatisme taient moinsla surralit souhaitable, au-del des ralismes trop en surface de la pense contrle, aux signifis gardsfixes, quune paresse poser la question du moi, dont une des faces est la vie comme on lassume jour aprsjour, sans chimres, parmi les choses profondes. Quest-ce, aprs tout, que toute la langue, mme du pointde vue de lesprit, auprs de la perception que lon peut avoir, directement, mystrieusement, du remuementdu feuillage sur le ciel ou du bruit du fruit qui tombe dans lherbe ? Et toujours pendant tout ce temps jegardais en esprit, comme un encouragement et mme une preuve, cet instant du jeune lecteur qui ouvre avecpassion un grand livre, et rencontre certes des mots mais aussi des choses, et des tres, et lhorizon, et leciel : en somme, toute une terre, rendue dun coup sa soif. Ah, ce lecteur-l ne lit pas, serait-ce mme dansMallarm, comme demandent de faire le poticien ou le smiologue ! Sil entend tout des polysmies, parintuition synthtique, par sympathie dun inconscient pour un autre, cest dans la grande flambe qui endlivre lesprit, comme les thologies ngatives, jadis, se dfaisaient des symboles, comme quand on lveles yeux Tournus, cest lunit qui jaillit des morcellements de lespace. Les mots sont bien l, pour lui,il en peroit le frmissement, mais il sait un signifi parmi eux, dpendant daucun et de tous, qui estlintensit comme telle. Le lecteur de la posie nanalyse pas, il fait le serment lauteur, son proche, dedemeurer dans lintense. Et dailleurs, il ferme vite le livre, impatient daller vivre cette promesse. Il aretrouv un espoir. Voil qui donne penser quil ne faut pas renoncer esprer dans la posie.

    Et ce nest pas, cependant, que je veuille dnier la capacit de sillusionner, de rpandre de lirrel, quily a dans les plus beaux des pomes, et jprouve mme, arriv en ce point, le besoin de dnoncer cette vanit mon tour, convaincu que je suis que le vrai pouvoir ne se trouve que l o gt aussi la faiblesse et quil nepeut saccrotre et valoir que sil la dabord reconnue, par une tude attentive.

    Cette tude de lillusion dans les uvres de posie me semble dautant plus ncessaire, dailleurs, quela critique rcente la tout de mme un peu nglige, toute sa valorisation de lcriture plurielle. Fascinepar ce qui a lieu lchelle du signifiant, elle sattache ce qui transgresse, dans le texte de lcrivain, untat antrieur ou ordinaire de la parole, elle cherche donc luvre dans un cart, ou un devenir, ce qui faitde la cration un mouvement, un dynamisme, aisment restituable au flux de lintertextuel ou au jeu de ladiffrence et elle oublie danalyser linscription que lauteur essaie de fixer dans la turbulence verbale.Or, si mme cette Yves Bonnefoy laboration dun sens dfini nest quun tissu de mirages, elle nen a pasmoins quelques lois, quil peut importer de comprendre. Que sont ces lois ? Avant tout, la clture de lcrit.Un dsir est en nous, vieux comme lenfance, qui cherche en toute occasion ce qui peut remplacer le bienqui nous a manqu presque lorigine ; et comme il nous est donn, par la grce ambigu des mots, de negarder en esprit quun aspect des choses, lauteur, plus riche en cela encore que lhomme ou la femmeordinaires, puisquil travaille labri de la page blanche, va choisir les aspects quagre le dsir, et btir aveceux, avec eux seuls, la scne o jouer son rve. Des tres ou des objets voqus de cette faon, beaucoupsera donc perdu, et en particulier leur exister propre, ce droit quils ont dtre l, en dpit de nous, en

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  • contradiction avec notre ide du monde : appelons ce surcrot de nos reprsentations, cet ternel censur,la finitude, puisque, si nous savions lcouter, il nous assignerait nos limites. Un monde a t dtruit aboli,disait Mallarm , celui au sein duquel nous serions mortels : et en retour, ce qui a pris forme dans lepome, cest un monde encore, bien sr, un monde souvent cohrent, en apparence complet. De ce pointde vue luvre est langue, qui institue, qui fait tenir, qui professe une ralit distincte, autonome, prouvesubstantielle, considre suffisante : et cette gravitation qui retient telle chose, telle valeur mais pour se fermer telle autre, cest une loi de fer, quon nen doute pas, sous son apparence dge dor. Car on peut croire,parfois, devant certaines surabondances, que lcrivain a loisir de changer dimaginaire par fantaisie, commelhomme de science peut quant lui changer dhypothse par mthode : mais sous lcume qui, en effet,bouge un peu, aux bords dcoups de cet ocan, que les eaux profondes sont calmes ! Par des mots quilne comprend pas, des expriences dont il ne souponne pas mme lexistence, lcrivain, cest l son hasard,dont sangoissait Mallarm, ne peut que rpter dans lcrit la particularit troitement limite qui caractrisetoute existence.

    Qui parlait donc de casser le miroir, on ne peut que poser la plume, ou jeter sur lui lencrier. Mais raressont mme ceux qui vritablement le dsirent, car et voici la seconde loi de la cration littraire ce mondequi se retranche du monde semble celui qui le cre non seulement plus satisfaisant que lautre mais plusrel. Et souvent, cest pour nous aussi, les lecteurs, quil a ce visage. N de limpatience dun jeune espritque rebutaient des modes de vie factices, des valeurs certainement touffantes, lcrit permet lauteur dedgager de sa mmoire des tres les traits quil lui parut que ce monde pauvre alinait. Voici que lui revientde ces tres refaonns la voix jamais entendue avant dun dsir, dun sentiment quil suppose libres ; et laterre, autour de ces rencontres plnires, prend une apparence de lieu prdestin la vie, o la montagneou la mer multiplient ces tincellements et ces fleurs qui, dans notre monde ordinaire, semblent vacants deleur raison dtre. Quant la fnitude, que je disais abolie, quil est frquent de voir que dans cette lumiredes mots la mort est imagine, on dirait aime, comme le point final dune plnitude ! En vrit, il nest riendeffrayant, rien de ngatif quon ne puisse croire accepter, dans la magie de la phrase, puisque tout yreprend clat, serait comme tragique ; et semblent surtout se plnifier l, semblent se rvler dans leurvaleur mconnue ces expriences du lieu, du temps, de la prsence des autres tres, que je disais abolies par lcriture, mais qui manquent aussi, cest vrai, dans lexistence ordinaire. Jappellerai image cetteimpression de ralit enfin pleinement incarne qui nous vient, paradoxalement, de mots dtourns delincarnation. Images, mondes-images, au sens, me semble-t-il, o lentendait Baudelaire quand celui-cicrivait, au moment le plus tourment de son intuition potique : Le culte des images, ma grande, monunique, ma primitive passion. Images, lclat qui manque la grisaille des jours, mais que permet lelangage quand le recourbe sur soi, quand le ptrit comme un sein natal, la soif constante du rve.

    Mais quel prix cet clat, et quil faudra vite sen acquitter ! Ce qui a t retenu dans luvre, cest cequi convient au dsir, cest ce qui lui laisse le temps de boire, cest donc un infini, rv dans le fini mmedes choses, des situations ou des tres et cest ce qui va manquer au rveil, dans un vcu qui a dautreslois. L o lcrivain rgne, il ne vit pas, il ne peut donc penser sa vraie condition, et l, par contre, o il luifaut vivre, le voici sans prparation cette tche inconnue. Que de dualismes nocifs, entre un ici dvaloriset un ailleurs rput le bien, que de gnoses impraticables, que de mots dordre insenss ont t rpandus ainsipar le gnie mlancolique de lImage, depuis les premiers jours de notre Occident, lequel rinventa la folie,sinon lamour ! Et quel instrument que ces rves pour les idologies toujours nihilistes, pour les apptits depouvoir, qui sen feront des drapeaux ! LImage est certainement le mensonge, aussi sincre soit limagier.tait-ce cela lintense dont je crditais le jeune lecteur ? Cest en cette ambigut en tout cas quon comprend

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  • le mieux quil ntait que temps quune critique du texte vnt dfaire les perspectives tronques quischafaudent dans la parole.

    Sauf quil y a plus, tout de mme, que la construction de ces faux-semblants dans certains crits que jevoudrais, maintenant, dsigner votre attention comme plus spcifiquement potiques. Et je marrterai,par exemple, quelques aspects au premier regard secondaires de la fiction dans les uvres. Tout pome,remarquons-le dabord, recle en sa profondeur un rcit, une fiction, aussi peu complexes soient-ils parfois :car la langue qui structure cet univers ne peut que se dterminer en des tres, en des objets qui entretiennententre eux des relations signifiantes, o parat la loi mme qui a prsid la cration. Or, cette fiction devrait,puisque cest lessence dun rve, en exprimer le bonheur, et aussi bien le fait-elle, sa faon parfoissurprenante : car ce quon pourrait y prendre trop vile pour le cri de langoisse ou le spectacle de la souf-france nest souvent quun dehors, cruellement employ par le dsir qui sait y trouver sa jouissance : mmeWerther est une Arcadie. Mais il y a dautres dchirements dans la fiction potique que ces malheurs desurface. Il arrive que lon peroive, au cur du dsir cette fois, des hsitations, des remords, on sent quejoue l une peur, que paralyse un vertige, que bouleverse une aspiration qui va plus haut, bien plus haut, quela pauvre scne btie : et comme par reflet de cette inquitude dans le rcit dont je parle, cest alors unesituation qui le retraverse, dimension cache, et le nie. On a beaucoup tudi, rcemment, la mise enabyme , par quoi se rflchit, en quelque point focal de la fiction, la structure de toute luvre. Il faut aussiinterroger la contre-fiction, le subplot par lequel, dans nombre de cas, le travail de labolition, que ditlaction principale, est sourdement dnonc. Que fait Hamlet sur le devant de la scne sinon, rvant, lisantau livre de lui-mme, nier du regard les autres, comme le dit Mallarm, qui ajoute : Il tue indiffremment,ou du moins on meurt on meurt, l o il passe, parce quil est le rve, qui ne garde sur son thtre quedes symbolisations, que des ombres. Mais un autre bout de laction, voici Hamlet au bord dune tombe,atteint dans son projet et mme dans sa raison, et criant, avec une douleur dont lexpression est incohrente,quil aimait Ophlie, quil la trahie dune faon qui lui reste obscure et quil nest plus dsormais lui-mme, en sa conscience de soi, que contradictions sans issue. Apparaissent ainsi des trous dans lIntelligiblequi sous-tend les mondes de la parole, du noir dans le ciel clair de lImage, voire une mise en lambeaux,non plus seulement du hros en qui se signifie le pote, mais de la scne mme quavait cre son langage,comme dans Phdre cependant que les mots, les sons, les rythmes, tous les lments prosodiques quonavait vus travailler lunit du pome, rvlent quils peuvent tout aussi bien sattacher, dans lmergencedes formes, ce qui en sape les quilibres, et faire entendre une dissonance l o lon voulait un bonheur.

    Or, qui donc sexprime comme cela, qui peut envisager cet chec, au sein du monde que rve luvre,sinon quelquun qui, bien qumu par ce rve, ne consent pas, pour autant, sa virtualit de mensonge ?Dans lcriture, qui semble se renfermer sur la joie de ses salles peintes, ny a-t-il pas quelquun qui secouela porte ? Dautant que ce mme auteur quon voyait se vouer, dans une bauche de livre, la logique dunecriture, cest lui aussi qui, un jour, a dit le livre achev, sen est spar, et la critiqu, devant lui-mme,et en recommence un autre o, parfois, on le retrouve chang. Il ny a pas que des livres, il y a des destineslittraires, o chaque ouvrage marque une tape, ce qui semble indiquer un dsir tout autre, celui, disons,de se dlivrer du dsir, celui de mrir soi. Et on constate aussi bien qu proportion que saccrot dans notremodernit lvidence de lautonomie du langage, cest aussi ce devenir de lauteur, ce secouement delcrire par lcrivain qui se fait plus frquent, plus vhment et plus cout aussi, plus passionnmentapprci, comme sil nous tait, au seuil dun avenir redoutable, le seul acte qui ait valeur. Pensez Baudelaire, qui va des pomes de lIdal, et du spleen, aux Tableaux parisiens, ce regard comme dessill ; Rimbaud, qui brle combien dtapes chacune pourtant fabuleuse, avant de dsavouer le mage ou lange

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  • quil avait rv quil serait ; et pensez Yeats, Artaud, Jouve, et quelques autres de notre temps, dontles scrupules, les longs silences parfois, sont notre orient, notre force. Au cur mme de lcriture, il y aun questionnement de lcriture. Dans cette absence, comme une voix qui sobstine.

    Que signifie cette obstination ? tout le moins que les potes portent en eux une autre ide de ce quivaut, ou de ce qui est, que celle qui se dgage aujourdhui de lenqute du smiologue. L mme o, pourcelui-ci, lordre des mots ne rvle rien que des structurations transitoires, ombres o ltre parlant na doncquune ombre inscrire, l justement les potes attestent bien autre chose, puisquon les voit sacrifier ceque pourtant ils tenaient pour une ralit plus intense et cela afin dattester une existence au-del, un tre,une plnitude quils ne savent mme pas dire. Et sajoute, ce premier paradoxe, que cette attestationdifficile, qui coupe dans le tissu des phrases, qui saccage par pans entiers les figures cest le prince, desIlluminations, qui fait flamber son palais , ce nest nullement un simple remords, n du sentiment dunefaute, mais une attente, qui est fivreuse, on dirait la monte dune autre sorte de joie. La posie nest pasle dire dun monde, aussi magnifiques en soient les formes quelle seule sait dployer, on dirait pluttquelle affirme que toute reprsentation nest quun voile, qui cache un autre rel... Mais ce nest pas cettermanence de lantique vise ontologique qui va rendre son tmoignage plus acceptable la critique rcente !Celle-ci dira simplement que cette assertion obstine nest en soi quune consquence de plus de cet effetde prsence que je signalais tout lheure dans ce que je nomme limage. Non pas lentrevision denfin laralit, mais la fuite en avant dans toujours plus dillusion.

    Et pourtant, mes amis, imaginons que cette socit humaine o nous constatons aujourdhui quelontologie na t quun songe, le principal pilier quun simple amas de vapeurs quelquefois mmetoxiques, et la personne rien que ce masque dont dj les Latins savaient quil ne recouvrait quune absence,soit, du fait de quelque dsastre, rduite une poigne de survivants durement requis chaque seconde parle surgissement de prils. Dans ces moments de pnurie et de hte, les rescaps dcideraient dune action,se distribueraient des tches, mais la premire des dcisions, prise sans mme y penser, dans lvidence nouveau inconteste du vcu, ne serait-elle pas quil y a de ltre : ces tres-l ne pouvant douter, sous lerocher qui scroule, que le rapport soi, mme si rien ne le fonde, est une origine, et qui se suffit ? Etlhorizon autour deux, bien que ruin, bien quinapte pour tout un temps nourrir le rve, serait, tout lepremier, serait comme on avait oubli que chose puisse tre, do suit quen cette prsence-l on pourraitdu coup reconnatre que ce qui est, cest ce qui rpond nos besoins simples, ce qui se prte notre projet,ce qui permet des changes, et doit dabord lavoir fait pour trouver sa place dans le langage : en bref, lesaspects dun lieu, les instruments du travail, demain peut-tre les lments dune fte on dira alors le painet le vin. Ltre, cest le premier-n de lurgence. Il a pour fondement lavenir qui nous appelle sa tche,et pour substance les mots, que nous employons formuler cette tche, cest--dire des signifis, certestransitoires, mais chaque instant absolus. Mots dun sacr, mots qui nous accueillent sur une terre ! Ltrenest pas, sauf par notre vouloir quil y ait de ltre ; mais ce vouloir recueille suffisamment de ralitau-dehors, mme dans notre hiver qui sera sans fin, pour en btir ce foyer je ne dis plus cette scne oviennent se rchauffer ceux qui savent quils ne sont rien.

    Et voici, nest-ce pas, que nous comprenons mieux, maintenant, la contradiction intime, et lobstination,de la posie, qui ne refuse des mondes que parce quelle sait notre condition, et que notre lieu est la terre.Si ltre nest rien dautre que la volont quil y ait de ltre, la posie nest rien elle-mme, dans lalinationdu langage, que cette volont accdant soi ou tout au moins, dans les temps obscurs, gardant de soi lammoire. Jobserve dailleurs, en passant, quelle ne fait en cela que recommencer lacte mme qui prsida nos origines. Quand les mots rvlrent la mort aux hommes, quand les notions en loignrent les choses,

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  • creusant partout autour deux, et entre eux, lvidence de leur nant, ce qui provoqua langoisse, et incitanotre espce cette violence folle qui la diffrencie de tout autre, il fallut bien, en effet, quelque chose commeune foi pour persister dans les mots et tout montre que cest aussi dans les mots, mais entendus commenoms, comme parole dchange, que cette foi sest cherche. Que parler soit saffirmer, lencoche la plusancienne lindique, sens qui se grave dans du non-sens ; et la tombe mme le prouve, si consubstantielle ltre parlant, puisquelle prserve un nom, puisquelle dit la prsence, l o on pourrait dcider quil nya plus que le rien. En vrit, de cette volont dtre par les mots et pourtant contre eux, dtre par lappelet malgr le rve, dtre par la parole et malgr la langue, tout monument est la mtaphore, puisquil se dressedans une absence qui en devient un pays, tout art en est le regard, qui dcide des choses proches, toute beauten rflchit la lumire, et quant la posie, ce fut donc lacte mme o dge en ge se ressaisirent lescertitudes dans les vertiges, lunit au sein du multiple cela au moins jusquaux dsarrois dhier, quandce quaujourdhui on nomme le texte se rvla sous nos croyances uses, au moment mme o detoute part dans la socit vacillait sa confiance en soi. Rptons-le : le moment o parat nu le travail dusignifiant nest pas un hasard de lhistoire. diverses grandes poques de la civilisation et des lettres, lespotes en surent bien suffisamment sur son compte pour que la critique pt le dcrire, et lanxit sy fixer.Mais justement on le confinait alors dans la nuit du rite magique, on le savait le grimoire que fait signer ledmon, le dehors des mots na grandi vraiment, dans le dadasme, quaprs la premire guerre qui futmondiale : et aussi bien peut-on croire que dans lardeur mme qui en affirme aujourdhui lavnement sansretour, il y a quelques restes de lesprance, et un appel au secours. Vous vous en souvenez peut-tre :quand Paul allait traverser la mer qui le sparait de lEurope, il entendit une voix, de nuit, qui criait un appel,sur lautre rive... Les dieux sont morts, bien peu desprits imaginent mme que le temple au dieu inconnu va accueillir sur ses marches, pour la seconde fois, une prdication surprenante ny a-t-il pas cependantquelque chance que se ranime lide ncessaire de ltre, un nautonier ne sapproche-t-il pas encore sansbruit de notre rive nocturne ?

    Mesdames, Messieurs, je crois que je puis revenir, en tout cas, sur les deux questions que je mtais posestout lheure.

    Lune, sur la contradiction que nous constatons aujourdhui entre, dune part, la conscience quil nousfaut prendre des illusions du cogito de nagure ; et ce fait, dautre part, ce fait tout aussi vident, et sous lesigne de quelle urgence !, que nous continuons avoir besoin, pour simplement dsirer survivre, dun sens donner la vie. Pour rflchir tant soit peu ce grand dfi de notre moment historique, il mavait paruquil fallait interroger la posie, ou plutt, ayant commenc dans la vie adulte par cela mme, je navais pumempcher de continuer de le faire, malgr les suggestions lencontre : mais voici donc que jai cru yretrouver confirme la raison de cette confiance qui me fut jadis instinctive. Oui, il y a chez les potes unepense de cette aporie, une rponse cette inquitude, et elle est centrale chez eux et elle est claire. Quellesque soient les drives du signe, les vidences du rien, dire Je demeure pour eux la ralit comme telle etune tche prcise, celle qui recentre les mots, franchies les bornes du rve, sur la relation autrui, qui estlorigine de ltre. Et quant la faon dont on peut atteindre ce but, elle nest pas si obscure, mme ende de ces grandes uvres. Car tout tre rve le monde, disons dabord, tout tre est au pril des mots quise referment en lui, lcrivain nest pas seul abolir, senchanter dune image, il nest que le plus en risque,du fait de la page blanche. Donc, pour peu quon sache lalination, on se retrouvera prs dautrui, dont la

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  • situation est la mme, en vrit, cest le seul moyen qui permette de le rejoindre. Il sensuit que lutter contreles leurres en nous de luniverselle criture, les critiquer, les dnouer un un, refuser en somme de dire moi au moment mme o le Je saffirme, cest, tout ngatif que cela paraisse, aller dj vers le lieucommun. Et sur cette voie, qui est de salut, les pomes, les grands pomes au moins, sont des exemples, etplus : non le silence dun texte, mais la voix qui nous encourage.

    Et en disant cela je commence aussi rpondre mon autre question, celle quil fallait que, ce soir, jefasse toute premire : peut-on, quand on prtend la posie, quand on sy efforce, en parler authentiquement ?Bien des critiques de notre temps rpondraient non, je lai dit, parce quils identifient le pome au travaildes mots, non la recherche du sens, mais si vous avez trouv quelque prix mon ide de la posie commeguerre contre limage, vous maurez aussi accord que le pote sait exactement ce quil fait, ou, pour mieuxdire, ne peut tre pote que dexactement le savoir. Sa tche, qui est de rtablir louvert, comme disaitRilke, cest ncessairement une rflexion, sur ce qui reclt sa parole. Et cela porte, bien sr, non sur des motsdans un manuscrit mais sur des notions, sur des expriences, dans une pratique de vie, ce qui loblige undevenir qui peut tre chez les plus grands de maturation spirituelle. La posie nest rien dautre, au plus vifde son inquitude, quun acte de connaissance.

    Et dans les annes qui viennent elle pourrait ltre, me semble-t-il, avec dautant plus defficace quencette vise constante elle va disposer de moyens nouveaux. Le paradoxe de la cration venir, et qui peuttre sa chance, cest que les mmes observations linguistiques ou smiotiques quon emploie aujour-dhui effacer dans lcrit son recentrement sur lauteur peuvent, je lai dj presque dit, se prter aussi riche-ment, et avec certes bien plus de sens, la contestation que lauteur peut faire, sil est pote, de lautoritdes reprsentations, des symboles, qui tendent lenclore dans lcriture. Que de moyens nous a-t-ondonns, rcemment, pour dcomposer la fiction, reprer les strotypes, les sociolectes, suivre dans le tissudes phrases que lon croit simples lenchevtrement des figures ! Et quels raccourcis dintuition permettent,dans lexamen de limaginaire, les nouvelles correspondances qua releves le psychanalyste ! Autant declefs qui manqurent au romantisme, au symbolisme, au surralisme, pour entrouvrir de quelques portes deplus le rapport soi de lesprit. Une lucidit nagure encore interdite, sauf en des moments de tensionextrme, va pouvoir tre monnaie courante. Aprs les sicles de la vergogne, qui rfrnrent ou travestirentlimagination dsirante, aprs ceux de lostentation, qui en clamrent tous les vents les bizarreries les plusoiseuses, nous sommes mme de percevoir ce quil y a dinfiniment complexe dans le discours, mais aussique le moi qui se dploie l, en se croyant mage ou ange , ne mrite, si ordinaire quil est toujours, nidification romantique, ni nostalgie. mon ide, la posie et la critique nouvelle ne sont pas faites pour secontredire longtemps. Elles pourraient ne faire bientt quune unique faon de vivre.

    Et rien quun mot, pour finir, sur ce qui est l en puissance. Jusqu prsent ce soir jai paru, je nen doutepas, dfinir la posie, dans sa relation limaginaire, comme un dni, une transgression. La vrit de parole,je lai dite sans hsiter la guerre contre limage le monde-image , pour la prsence. Mais ce ntaitquune premire approximation, justifie, je lespre, par la dmonstration que je massignais, et jai dsirmaintenant dvoquer son arrire-plan, dautant que cest lui que vont droit les quelques remarques queje viens juste de faire. Quest-ce que ce second niveau de lide de la posie ? Eh bien, cest que lutter ainsi,en vue de la finitude, contre les abolitions, les cltures, ce ne peut tre quaimer, puisque cest la prsencequi souvre, lunit qui dj sempare de la conscience qui cherche et cest donc aimer aussi ce premier rseaude navets, de chimres, en quoi stait empige la volont de prsence. son plus haut, quon peut aumoins pressentir, la posie doit bien russir comprendre que ces images qui, absolutises, auraient t sonmensonge, ne sont plus, ds quon les traverse, que les formes tout simplement naturelles, de ce dsir si

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  • originel, si insatiable quil est en nous lhumanit, comme telle : et layant refus elle laccepte, en une sortede cercle qui constitue son mystre, et do procde dailleurs, do remonte comme dun fond, sa qualitpositive, son pouvoir de parler de tout, en un mot cette joie dont je disais tout lheure quon la voyaitsbaucher dans ses pires heures dangoisse. Ce que le rve oppose la vie, ce que les analystes du textentudient que pour le dissoudre dans lindiffrence des signes, ce quune posie plus superficielle etdchir avec rage, quitte prir avec sa victime, elle le dment mais lcoute, le condamne mais en ledisculpant de sa faute, elle le rintgre clair lunit de la vie. En bref, elle a dnonc lImage mais pouraimer, de tout son cur, les images. Ennemie de lidoltrie, elle lest autant de liconoclasme. Or, quelleressource ce serait l, pour rpondre aux besoins de la socit malheureuse : la plnitude natrait du manquemme ! Mais cette dialectique du rve et de lexistence, ce troisime terme, de compassion, au plus haut dela passion dsirante, cest, bien entendu, le plus difficile. Au plan de ces reprsentations exaltes, de cestransfigurations, de ces fivres qui font nos littratures et que la sagesse orientale appellerait nos chimres,il y faudrait la capacit que celle-ci semble avoir mais sous simplement des feuillages, quand notre lieu,cest lhistoire daccepter et de refuser la fois, de relativiser ce qui parat absolu, puis de redignifier, dereplnifier ce non-tre... Et aussi bien lOccident, qui a pressenti cette dlivrance avec lagap des premierschrtiens, puis en de brefs moments du baroque ou du romantisme tardif, en a-t-il fait au total le lieu mmede son chec, dans dinterminables guerres dimages. La posie en Europe, aura t limpossible : ce quichappe au destin comme limmdiat nos mots. Mais, sil est donc vrai que la subjectivit soit aujourdhuifracturable, et que posie et science puissent sunir pour un rapport neuf du Je qui est et du moi quirve, quelle ampleur imprvue dans lesprance, du coup ! lheure o tant de nuit saccumule, serions-nous au bord de la vraie lumire ?

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