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Lettre à Zohra D. · 2018. 4. 12. · Par ce geste, j’ai été privée de ma grand-mère, dont j’étais la petite-fille unique et que j’adorais, et de ma jambe gauche, dont

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  • Lettre à Zohra D.

  • Du même auteur

    Déracinés, Les Pieds-noirs aujourd’hui, Calmann-Lévy, 1990.

    Viens chez moi, j’habite chez mes enfants, BayardÉditions, 1996.

    Thérèse Clerc, Antigone aux cheveux blancs, Édi-tions des Femmes, 2007.

  • Danielle Michel-Chich

    Lettre à Zohra D.

    Flammarion

  • © Flammarion, 2012.ISBN : 978-2-0812- 16 -938

  • À Joël

  • « L’important n’est pas ce qu’onfait de nous, mais ce que nousfaisons nous-mêmes de ce qu’onnous a fait. »

    J.-P. Sartre

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  • Madame,

    Le 30 septembre 1956 en fin d’après-midi,habillée en élégante jeune femme euro-péenne, vous vous êtes dirigée vers le centre-ville d’Alger. Dans votre sac de plage, voustransportiez la bombe que vos camarades

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    avaient préparée et qu’ils vous avaient chargéede déposer au Milk Bar, un glacier populairede la rue d’Isly, forcément bondé en cetteveille de rentrée des classes.

    Ce même 30 septembre 1956, ma grand-mère m’avait emmenée manger la dernièreglace des vacances au même Milk Bar.

    C’est ce jour-là que vous avez choisi,Madame, pour passer à l’acte, un acte forcé-ment meurtrier. Vous aviez vingt-deux ans.J’allais en avoir cinq.

  • Par ce geste, j’ai été privée de ma grand-mère, dont j’étais la petite-fille unique et quej’adorais, et de ma jambe gauche, dont j’aitrès rapidement appris à me passer.

    Par ce geste, vous êtes devenue un person-nage incontestable de la guerre d’Algérie, et lapetite fille qui mangeait une glace s’est trou-vée embarquée dans un tout autre destin quecelui qui lui était réservé.

    Par cet acte, vous avez commencé votrecarrière de femme politique.

    À cette date, j’ai, en survivant, commencéune vie nouvelle.

    Nos vies ont basculé en même temps : c’estainsi que, sans que nous nous soyons jamaisrencontrées, nous nous connaissons.

    Pour moi, la route a été longue, parfois tor-tueuse, en tout cas toujours dense et intense.Pour courir sans tomber ni se cogner la tête, ilvaut mieux éviter de regarder en arrière et allerde l’avant. Ce que j’ai toujours fait.

    Aujourd’hui, j’ai décidé de raconter ce quej’ai fait de ce que vous m’avez fait.

    Vous êtes, Madame, la destinataire de cettelettre.

  • « Il ne faut pas mettre de bombes dans lesendroits où il y a des enfants. » C’est, d’aprèsma mère qui m’a veillée à l’hôpital cette nuitdu 30 septembre 1956, la phrase que j’airépétée en boucle. Par ces mots d’adulte pro-

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    noncés à cinq ans, je suis sur l’instant deve-nue la mère de ma mère.

    Cinquante-cinq ans plus tard, le souvenirde ce moment violent semble intact. Mais lamémoire est complexe et nous joue aisémentdes tours : comment distinguer les imagesgravées dans ma tête des récits racontés parles témoins et mille fois repris par des proches ?Du moment même qui a suivi l’explosion, jene me souviens guère que de mes efforts répé-tés et désespérés pour appeler ma grand-mère

  • – la déflagration m’avait sans doute projetéeloin d’elle –, de mon incapacité à faire sortirun son de ma bouche et de ma peur paniquequ’elle ne puisse pas m’entendre. Aujourd’hui,je devine que ma propre voix m’était inau-dible car j’avais les tympans meurtris parl’explosion.

    Puis, dans l’affollement des secours quiarrivaient au compte-gouttes – c’était la pre-mière bombe au centre d’Alger et rien n’étaitvraiment organisé pour y faire face – un mili-taire français m’a prise dans ses bras et aarrêté une voiture qui passait, directionl’hôpital Mustapha. « Attention de ne pasmettre de sang sur le siège », a recommandéle conducteur d’une voix sévère. Le militaire

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    m’a regardée avec affection.Pêle-mêle, ensuite, se bousculent des images

    de grande salle commune d’hôpital : corpsentassés sur des civières, gens qui geignent,agitation du personnel médical qui court entous sens. Aucun souvenir de douleur, justecette même terreur de ne plus voir ma grand-mère. Un médecin s’est approché, a soulevéle drap puis l’a reposé sur moi avec une gri-mace écœurée avant de s’éloigner sans unmot : je me suis sentie abandonnée.

  • Je revois ma mère en larmes, assise toute lanuit sur une chaise à mes côtés, le va-et-vientdes infirmières dans ma chambre et cetteimpression – déjà – qu’elles venaient toutesvoir « la petite Dany » avec curiosité…

    Je ne me souviens pas d’avoir souffertphysiquement dans les premiers jours. M’a-t-on droguée ? C’est peu probable puisqu’oncroyait à l’époque que les enfants ne ressen-taient pas la douleur ! J’étais sans doute justeen état de sidération.

    Dans les jours, les semaines qui ont suivi,les visites succédaient aux visites : tantes etoncles, voisins, officiels. La femme du gou-verneur Lacoste s’est rendue au chevet des« petites victimes du Milk Bar ». Elle m’a

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    offert une poupée. Les infirmières medisaient que j’avais bien de la chance d’avoirreçu un aussi beau cadeau d’une damecomme elle.

    L’une de mes tantes m’a rendu visite avecmon oncle et leur bébé qui n’avait que troissemaines. Ils se sont livrés à un manègecurieux, que je ne comprenais pas : chacundes deux tenait l’enfant dans l’embrasure dela porte pendant que l’autre venait m’embras-ser dans mon lit. Moi, je ne rêvais que de

  • prendre ce bébé, une poupée en chair et enos, dans mes bras. Ils me privaient de ce quim’aurait fait le plus plaisir. Pourtant, je savaisbien que je n’étais pas contagieuse : trois moisplus tôt, j’avais eu la rougeole et j’avais apprisce mot-là, je savais que le bébé ne risquaitrien. Je n’ai pas osé poser de questions mais,à ce moment précis, j’ai commencé à penserque les adultes agissaient parfois avec unegrande bizarrerie et qu’ils ne savaient décidé-ment pas tout.

    J’ai vécu plusieurs mois de vie presquetranquille à l’hôpital : la routine, qui fait lequotidien hospitalier, est rassurante pour lesenfants.

    Un jour de très beau temps, les infirmières

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    avaient sorti tous les enfants dans le jardin. Àl’heure de cette récréation improvisée, j’étais laseule à être allongée sur un brancard ; les autresétaient en fauteuil ou sur leurs jambes et fai-saient cercle autour de ma civière ; moi, je nevoyais que les branches des palmiers sur fondde ciel bleu car l’énorme cerceau qui protégeaitmes jambes de tout contact avec le drap meséparait aussi des autres.

    Au fil des jours, des enfants plus mobilesvenaient jouer dans ma chambre. Nicole, une

  • grande de dix ans qui avait perdu un bras auMilk Bar, passait son temps à dessiner ; moi,j’inventais des histoires sur ses dessins.

    Au moment redoutable des pansements etdes soins, plusieurs fois par jour, j’asseyais maréputation de petite fille modèle en me laissantfaire gentiment, sans mot dire. Soucieuse de nepas aggraver le chagrin de ma mère, qui, dansmon souvenir, était toujours en larmes près demoi, je ne pleurais jamais : et pourtant, il fal-lait changer bien des pansements, enlever biendes fils, et retirer tous les éclats de bois, deverre et de métal venus se loger partout dansmon corps au moment de l’explosion. Lesinfirmières me montraient en exemple auxautres enfants qui, eux, hurlaient comme des

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    enfants lorsqu’ils avaient mal. Moi, j’appréhen-dais ces moments mais ne pipais mot, ou plu-tôt si : j’avais inventé mon mot à moi,« chamboulla », que je psalmodiais pendant lessoins douloureux et qui, pendant des années,m’a servi d’incantation contre la douleur. Ce« chamboulla » m’a permis d’être la petite fillequi ne pleure pas. Un statut auprès des soi-gnants. Un état pour toujours.

    Ma seule souffrance pendant tous ces moisfut de ne plus voir ma grand-mère. On

  • m’avait dit une fois pour toutes qu’elle était« en vacances à Paris ». Au fond de moi,j’avais la conviction qu’elle ne pouvait pasm’avoir abandonnée dans un moment pareilni me laisser ainsi sans un signe. Commentcroire que cette femme joviale et affectueusequi s’occupait de moi jour après jour, et quicomblait tous mes caprices de petite-filleunique, avait pu partir en vacances quandj’avais le plus besoin d’elle ? Je sentis vite qu’ilvalait mieux ne plus jamais parler d’elle : onsait bien, lorsque l’on est enfant, discerner cequ’il ne faut pas dire. Je sus me taire prudem-ment, fis semblant de ne plus y penser et assisma certitude. Un jour, bien des mois plustard, le manque fut plus fort que la crainte.

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    J’ai bravé le tabou alors que ma mère dressaitla table de Pessah pour oser enfin demander :« Mémé est morte ? » « Oui. » Je venais deperdre officiellement ma grand-mère disparuedepuis des mois.

    Vous comprendrez, Madame, que danscet attentat dans lequel j’avais été gravementblessée, la disparition de ma grand-mèreétait ma seule vraie souffrance. La petite-filleest devenue grand-orpheline. Et grande.

  • D’un coup. Ou plutôt d’un geste. Le vôtre,Madame.

    Une fois rentrée à la maison, au printemps1957, une vie nouvelle a commencé. Le jourde mon retour, j’ai revisité notre appartementdans les bras de l’un de mes oncles : il menommait chaque pièce, m’en rappelait desdétails autrefois si familiers. Je savais natu-rellement que nous étions chez nous, maisj’avais oublié tout ce qui en faisait un lieubien connu. Sans doute puis-je me réjouir decette amnésie bienfaisante : dans le mêmemouvement, elle m’a aussi fait oublier ce quec’était de courir et d’avoir deux jambes. Celam’a aidée à ne jamais succomber au lamento

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    des regrets.Dans cette vie nouvelle, il fallait surtout

    faire comme si tout était comme avant :incroyable quadrature du cercle qui continuetoujours à enfermer nos rapports. Dans toutesles familles, il y a des malheurs : des dispari-tions prématurées, injustes, contre nature.Des accidents, des maladies, des entorses aurèglement tacite du bonheur banal. Ce qu’ily a de terrible dans la mienne, c’est que mesparents ont vécu ce cataclysme dans un

  • chacun pour soi qui les isole aujourd’huiencore, dans la vieillesse, l’un de l’autre. Leurssoixante années de vie conjugale agitée ontété ponctuées de disputes causées par ce cha-grin qui les a toujours séparés : le père devenuorphelin et la mère crucifiée par la blessurede sa fille. Deux malheurs pour une seulebombe : le choc ni la peine ne les ont rappro-chés et aucun n’a jamais pu consoler l’autre.

    Après l’attentat, mon père, homme jeuneéperdu de chagrin par la perte prématurée desa mère, s’est terré ; il est d’ailleurs absent dela plupart de mes souvenirs de l’époque. Il arapidement repris son travail après l’événe-ment : sans doute s’abritait-il derrière lanécessité d’aller au bureau pour échapper au

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    quotidien médical qui était désormais lenôtre, et à la réalité du vide laissé par la dis-parition de sa mère. D’un naturel peuloquace, il luttait sûrement comme il le pou-vait, dans l’isolement, pour survivre à cetteperte.

    Ma mère, elle, a cessé sur-le-champ de tra-vailler pour rester à mes côtés. Très jeunefemme brisée par ce qui venait d’arriver à sonenfant, par ce qui venait de « lui arriver »,selon l’expression qui a toujours été la sienne,

  • N° d’éditeur : L.01ELJN000438.N001Dépôt légal : février 2012

    Lettre à Zohra D.Chapitre 1Chapitre 2

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