22

Les Carnets secrets d'Agatha Christie

  • Upload
    hathien

  • View
    236

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

JOHN CURRAN

Les Carnets secretsd’Agatha Christie

Cinquante ans de mystèresen cours d’élaboration

TRADUIT DE L’ANGLAIS PAR GÉRARD DE CHERGÉ

ÉDITIONS DU MASQUE

Titre original :

AGATHA CHRISTIE’S SECRET NOTEBOOKS,FIFTY YEARS OF MYSTERY IN THE MAKING

Publié par HarperCollins.

© John Curran, 2009.© Éditions du Masque, un département

des éditions Jean-Claude Lattès, 2011, pour la traduction française.ISBN : 978-2-253-16688-7 – 1re publication LGF

NOTE DE L’ÉDITEUR

L’édition française des Carnets secrets d’AgathaChristie respecte le choix éditorial de John Curran.Nous avons donc maintenu les différentes erreursprésentes dans le texte original : fautes d’ortho-graphe et de grammaire, abréviations sous diversesformes, noms propres orthographiés différemment,dates contradictoires, etc.

Pour Joseph, Conor,Francis, Oisin et Lorcan.

1

Un meurtre sera commis le… :début d’une carrière

C’est ainsi que tout a commencé. Ma voie était sou-dain tracée. Et j’ai décidé de commettre non pas unseul meurtre, mais toute une série de meurtres.

Dix petits nègres, épilogue.

On situe généralement l’âge d’or du roman policieranglais, grosso modo, entre la fin de la Première Guerremondiale et la fin de la Seconde, c’est-à-dire durantla période allant de 1920 à 1945. C’était l’époque desweek-ends en maison de campagne animés par laprésence d’un assassin, de la petite bonne qui témoi-gnait d’une voix nasillarde, de la pelouse enneigéesans la moindre empreinte de pas et du policierdépassé quémandant l’assistance du détective ama-teur perspicace. L’ingéniosité atteignit de nouveauxsommets avec l’embolie fatale provoquée par une

SOLUTIONS RÉVÉLÉES

Mort sur le Nil • Les Vacances d’Hercule Poirot • Le Vallon • Le Couteau sur la nuque

• L’Affaire Protheroe • La Mystérieuse Affaire de Styles • Témoin indésirable • Témoin à charge

Début d’une carrière

34 Les Carnets secrets d’Agatha Christie

seringue hypodermique vide, le timbre-poste empoi-sonné et le poignard-glaçon qui s’évapore aprèsusage.

Au cours de ces années-là, tous les auteurs quenous associons aujourd’hui au whodunit classiquecommencèrent à écrire. Cette période révéla lavirtuosité démoniaque de John Dickson Carr, quiinventa plus de moyens d’entrer dans unechambre close et d’en sortir que n’importe quelécrivain avant lui ou depuis lors ; elle salua l’habi-leté de Freeman Wills Crofts, grand maître del’alibi inattaquable, et d’Anthony Berkeley, pion-nier des solutions multiples. Elle vit l’apparitionde lord Peter Wimsey, créé par Dorothy L. Sayers,dont les romans et les ouvrages critiques contri-buèrent pour une large part à améliorer le niveaulittéraire et la réputation du genre ; l’émergencede Margery Allingham, qui apporta la preuve, avecson personnage d’Albert Campion, qu’un bonroman policier pouvait être aussi un bon romantout court ; et l’arrivée de Ngaio Marsh, dont lehéros, Roderick Alleyn, parvenait à combiner lesprofessions de policier et de gentleman. Outre-Atlantique, cette même période accueillit ElleryQueen, qui, dans son avant-dernier chapitre inti-tulé « Défi au lecteur », invitait le détective enchambre à résoudre l’énigme ; S.S. Van Dine etson pompeux héros, Philo Vance, qui battait tousles records d’édition ; enfin, l’obèse Nero Wolfe,créé par Rex Stout, qui élucidait les crimes tout ens’occupant de sa collection d’orchidées.

Des membres du gouvernement et des arche-vêques vantèrent les vertus d’un bon roman poli-cier ; des poètes (Nicholas Blake, alias Cecil Day

Début d’une carrière 35

Lewis), des doyens d’université (Michael Innes,alias professeur J.I.M. Stewart), des prêtres (le révé-rend Ronald Knox), des compositeurs (EdmundCrispin, alias Bruce Montgomery) et des juges(Cyril Hare, alias juge Gordon Clark) contribuèrentà enrichir le genre. R. Austin Freeman et son scien-tifique Dr John Thorndyke semèrent les graines duroman criminel moderne ; Gladys Mitchell inauguraune détective psychologue en la personne de sacocasse Mrs Bradley ; et Henry Wade, avec son ins-pecteur Poole, préparait le terrain au roman de pro-cédure policière. Les livres étaient présentés sousforme de correspondance dans Les Pièces du dossier,de Sayers, puis de comptes rendus d’interrogatoiresin extenso dans The Maze de Philip Macdonald et, enfin de compte, sous forme de véritables dossiers depolice comportant des indices matériels – télé-grammes, billets de train… – dans Meurtre à Miamide Dennis Wheatley. Les plans de maisons, lesemplois du temps et les notes en bas de page proli-férèrent ; les lecteurs en vinrent à connaître intime-ment les propriétés de l’arsenic, les subtilités desindicateurs de chemin de fer et les arcanes du Legi-timacy Act de 1926. Le Collins Crime Club et leDetection Club furent fondés ; Ronald Knox fitparaître les Dix Commandements du Roman Poli-cier et S.S. Van Dine écrivit ses fameuses Règles.

Et Agatha Christie publia La Mystérieuse Affairede Styles.

Enquête d’Hercule Poirot…

Dans son Autobiographie, Christie raconte en détailla genèse de La Mystérieuse Affaire de Styles. Les faits

36 Les Carnets secrets d’Agatha Christie

principaux sont aujourd’hui bien connus : le défiimmortel de sa sœur Madge – « Je parie que tu n’espas capable d’écrire un bon roman policier » – ;les réfugiés belges de la Première Guerre mon-diale, à Torquay, qui inspirèrent la nationalité dePoirot ; la connaissance des poisons qu’avaitacquise Christie grâce à ses activités au dispensairelocal ; son travail intermittent sur le livre, qu’ellefinit par achever au cours d’une retraite de deuxsemaines au Moorland Hotel, sur les encourage-ments de sa mère. Elle n’en était pas à son coupd’essai, pas plus qu’elle n’était la première, danssa famille, à nourrir des aspirations littéraires. Samère et sa sœur Madge écrivaient toutes deux, etl’une des pièces de Madge, The Claimant, fut pro-duite dans le West End avant que cela n’arrive àAgatha. Celle-ci avait déjà écrit un long romanennuyeux (selon ses propres termes), ainsi quequelques sketchs et nouvelles. Un de ses poèmesavait même été publié dans le journal local. Lefameux pari, pour plausible qu’il soit, ne sauraiten aucun cas constituer à lui seul un stimulantsuffisant pour échafauder une intrigue et écrireun livre à succès. De toute évidence, Christie pos-sédait un talent inné et une grande facilité pourl’écriture.

Bien qu’elle eût commencé à rédiger le romanen 1916 (La Mystérieuse Affaire de Styles se passe enfait en 1917), celui-ci ne fut publié que quatre ansplus tard. Et son auteur dut faire montre d’unedétermination à toute épreuve, car plus d’un édi-teur lui refusa le manuscrit. Jusqu’au jour où, en1919, John Lane, de Bodley Head, demanda à larencontrer en vue d’une éventuelle publication.

Début d’une carrière 37

Cependant, même à ce moment-là, la partie étaitencore loin d’être gagnée.

Le contrat – daté du 1er janvier 1920 – que JohnLane proposa à Christie abusait de la naïveté de laromancière en matière d’édition. (À noter que,dans ce contrat, le livre s’intitule Mystérieuse Affaireà Styles.) Elle devait toucher seulement dix pourcent au bout de deux mille exemplaires vendus auRoyaume-Uni et était tenue par contrat de fournircinq autres titres. Cette clause fut à l’origined’une abondante correspondance au cours desannées suivantes. Il est tout à fait possible que,dans sa joie d’être publiée, ou parce qu’ellen’avait nullement l’intention à l’époque de se lan-cer dans une carrière d’écrivain, elle n’ait pas luavec suffisamment d’attention les petits caractèresdu document.

Quand elle prit conscience de ce qu’elle avaitsigné, elle argumenta : dans la mesure où elle pro-posait un livre à John Lane, que celui-ci l’accepteou non, ce livre devait être pris en compte danssa part du contrat. Lorsque John Lane émit desdoutes sur la question de savoir si Les Enquêtesd’Hercule Poirot, recueil de nouvelles et nonroman, devait être considéré comme faisant par-tie des six ouvrages à fournir, la romancière, quiavait pris de l’assurance, fit valoir qu’elle lui avaitsoumis un roman non policier, Vision, en guise detroisième titre. L’éditeur l’avait certes refusé,mais c’était là son choix. On peut penser que siJohn Lane n’avait pas cherché à profiter de sadécouverte littéraire, celle-ci serait restée pluslongtemps dans sa maison d’édition. Mais ce quireste de leur correspondance orageuse montreque, les premières années de sa carrière, Agatha

38 Les Carnets secrets d’Agatha Christie

Christie avait beaucoup à apprendre sur lesmanœuvres des éditeurs – et qu’elle apprenaitvite. En un laps de temps relativement court, lanéophyte inexpérimentée et intimidée, nerveuse-ment assise au bord d’une chaise dans le bureaude John Lane, se mua en une professionnellesérieuse et pleine de confiance en soi, s’intéres-sant résolument à tous les aspects de ses livres :dessin de la jaquette, marketing, droits d’auteur,publication en feuilleton, traduction et droitsd’adaptation cinématographique… et même l’ortho-graphe.

Malgré les rapports de lecture favorables del’année précédente, Christie écrivit en octobre1920 à Mr Willett, de Bodley Head, pour luidemander si son livre « sortirait un jour » et souli-gner qu’elle avait presque terminé son deuxièmeroman. En réponse, elle reçut le projet d’illustra-tion pour la couverture, qu’elle approuva. En finde compte, après une publication en feuilletondans The Weekly Times, en 1920, La MystérieuseAffaire de Styles fut publiée plus tard la mêmeannée aux États-Unis. Et le premier livre d’Aga-tha Christie fut mis en vente en Angleterre le21 janvier 1921, presque cinq ans après qu’ellel’eut commencé. Même après sa parution, il y eutencore de fréquents échanges de lettres à proposde relevés de comptes, de calculs de droits erro-nés ou de dessins de couvertures. Pour être justeavec John Lane, il faut signaler que les illustra-tions de jaquette et les textes de présentationfurent également des problèmes récurrents dansla correspondance que Christie entretint avecCollins tout au long de sa carrière.

Début d’une carrière 39

Verdict…

Les rapports de lecture du manuscrit de Stylesétaient, malgré quelques réserves, prometteurs.On aborde directement les considérations com-merciales : « Lane pourrait très vraisemblable-ment vendre ce roman, en dépit de ses lacunesmanifestes… L’ensemble n’est pas dénué d’unecertaine fraîcheur. » Un deuxième rapport estplus enthousiaste : « Au total, l’histoire est plutôtbien menée et bien écrite. » Un autre encore spé-cule sur ce que sera l’avenir de Christie « si ellecontinue à écrire des romans policiers, ce pourquoi elle est manifestement très douée ». Tousétaient séduits par le personnage de Poirot,notant « la personnalité exubérante de M. Poirot,qui est une variante fort bienvenue du “détective”de roman à l’eau de rose » et « un petit hommejovial en la personne d’un policier belge célèbreen son temps ». Bien que Poirot eût pu prendreombrage de l’expression « en son temps », il estclair que sa présence fut un facteur déterminantdans l’acceptation du roman. Dans un rapportdaté du 7 octobre 1919, un lecteur très perspicaceobservait : « Mais le récit du procès de JohnCavendish me donne à penser que l’auteur estune femme. » (Comme elle avait signé son manus-crit « A.M. Christie », un autre lecteur parle deMr Christie.) Tous les comptes rendus s’accor-daient à souligner que la contribution de Poirotau procès Cavendish n’était pas convaincante etdevait être revue.

Ils faisaient allusion au dénouement du manus-crit original, dans lequel l’explication du crime

40 Les Carnets secrets d’Agatha Christie

par Poirot se présente sous la forme du témoi-gnage qu’il a donné à la barre pendant le procèsde John Cavendish. Cela ne fonctionnait tout sim-plement pas, comme le reconnut Christie elle-même,et Lane exigea une fin remaniée. Elle y consentit.L’explication du crime demeure en tous points lamême, mais Poirot l’expose maintenant dans lesalon de Styles, au cours d’une scène qui devaitêtre répétée bien des fois dans ses romans ulté-rieurs.

Sutherland Scott, dans son histoire du romanpolicier, Blood in their Ink, paru en 1953, estimejudicieusement que La Mystérieuse Affaire de Stylesest « l’un des meilleurs premiers romans jamaisécrits ». Ce livre contenait déjà certaines des carac-téristiques qui devaient distinguer par la suitenombre des titres de Christie.

Poirot et les Quatre

Hercule PoirotNon sans ironie, Agatha Christie est considéréecomme un écrivain typiquement britannique alorsque son personnage le plus célèbre est un « étran-ger », un Belge. L’existence de détectives de fic-tion qui lui étaient familiers a pu contribuer à cechoix. Le Chevalier Dupin de Poe, l’Eugène Val-mont de Robert Barr, l’Arsène Lupin de MauriceLeblanc et l’inspecteur Hanaud, de la Sûreté, créépar A.E.W. Mason, étaient déjà, en 1920, desfigures bien établies dans l’univers de la fictioncriminelle. Et l’un des titres que Christie cite spé-cifiquement dans son Autobiographie est le romande Gaston Leroux écrit en 1908, Le Mystère de la

Début d’une carrière 41

chambre jaune, avec son détective amateur, le jour-naliste Joseph Rouletabille. Largement oubliéaujourd’hui, Leroux fut également le créateur duFantôme de l’Opéra.

À l’époque, on estimait nécessaire que le détec-tive possède une particularité – ou, mieux encore,toute une panoplie de marottes. Holmes avait sonviolon, sa cocaïne et sa pipe ; le père Brown avaitson parapluie et son air faussement innocent ;lord Peter Wimsey avait son monocle, son valet etsa collection de livres anciens. D’autres person-nages, moins connus, possédaient des traits toutaussi distinctifs : le vieil homme dans le coin, créépar la baronne Orczy, restait assis dans un salonde thé londonien en faisant des nœuds de cordecompliqués ; le Max Carrados d’Ernest Bramahétait aveugle et le professeur Augustus S.F.X. VanDusen, de Jacques Futrelle, était connu sous lenom de « la Machine à penser ». Poirot se vit doncoctroyer la nationalité belge, une moustache, despetites cellules grises, une vanité démesurée – tantsur le plan intellectuel que vestimentaire – et lamanie de l’ordre. La seule erreur de Christie futd’en faire, en 1920, un policier belge à la retraite ;il en résulta que, lors de sa dernière enquête en1975, dans Hercule Poirot quitte la scène, il entraitdans sa treizième décennie. Évidemment, en1916, Agatha Christie ne pouvait pas imaginer quele petit Belge de fiction lui survivrait.

Facilité de lectureDès ce premier roman, l’un des grands talents deChristie, la facilité de lecture, apparut dans touteson évidence. Au sens le plus basique, il s’agit dela faculté d’amener le lecteur à lire chaque page

42 Les Carnets secrets d’Agatha Christie

du haut jusqu’en bas, à tourner ladite page, puisde lui faire recommencer l’opération deux centsfois au cours d’un même livre. Cette aptitude nelui fit défaut que dans la toute dernière partie desa carrière, l’exemple le plus frappant en étant LeCheval à bascule. Ce don était, chez Christie, inné ;on peut d’ailleurs douter qu’il soit possible del’acquérir. Trente ans après La Mystérieuse Affairede Styles, le lecteur de chez Collins, rédigeant sonrapport sur Rendez-vous à Bagdad, écrivait dans uncompte rendu par ailleurs accablant : « C’est unouvrage éminemment facile à lire, qui réussit àmaintenir l’intérêt tout du long. »

La prose de Christie, sans être aucunementremarquable, coule avec fluidité, les personnagessont crédibles et bien différenciés, et chaque romancontient une grande part de dialogues. Il n’y apas de longues scènes filandreuses de questions-réponses, pas d’explications scientifiques détaillées,pas de descriptions bavardes de lieux ou de per-sonnages. Néanmoins, il y a suffisamment de toutcela pour fixer clairement dans l’esprit la scène etses protagonistes. Chaque chapitre, et pour ainsidire presque chaque scène, pousse l’intrigue versune solution et un coup de théâtre méticuleuse-ment préparés. Et Poirot ne s’aliène pas le lecteurpar des à-côtés superflus, que ce soit les facétiesirritantes du lord Peter Wimsey de Dorothy Sayers,la pédanterie arrogante du Philo Vance de S.S.Van Dine ou les démêlés sentimentaux du PhilipTrent d’E.C. Bentley.

La comparaison avec pratiquement n’importequel autre roman policier de la même époquemontre le gouffre qui séparait Christie de ses col-lègues écrivains, lesquels, pour la plupart, ne sont

Début d’une carrière 43

plus réédités depuis longtemps. À titre d’illustra-tion, deux autres auteurs policiers débutèrent àl’époque de la publication de La Mystérieuse Affairede Styles : H.C. Bailey publia Call Mr Fortune en1919 et Freeman Wills Crofts, originaire de Dublin,publia Le Tonneau l’année suivante. Le héros deCrofts, l’inspecteur French, suivait chaque pisteavec une attention pointilleuse et se spécialisaitdans les alibis inattaquables, mais sa méticulositémême allait à l’encontre d’une lecture passion-nante. H.C. Bailey, pour sa part, commença sa car-rière en écrivant de la fiction historique avant dese tourner vers le roman policier ; il livra en 1919son premier recueil de longues nouvelles, CallMr Fortune, mettant en scène son détective Regi-nald Fortune. Les deux auteurs, quoique techni-ciens habiles, tant dans le domaine du roman quede la nouvelle, ne possédaient pas cet ingrédientvital : la facilité de lecture. De nos jours, leursnoms sont connus et admirés uniquement des afi-cionados du genre.

L’art de l’intrigueChez Christie, l’art de l’intrigue, couplé aveccette facilité de lecture presque miraculeuse,devait se révéler, au cours des cinquante annéessuivantes, une combinaison hors pair. J’espèredémontrer, par une analyse de ses carnets, quece don pour élaborer des intrigues, même s’ilétait inné et foisonnant, ne l’empêchait pas detravailler ses idées, de les distiller, de les affûteret de les perfectionner, et que même ses livresles plus inspirés (par exemple, La Maison biscor-nue, La nuit qui ne finit pas, A.B.C. contre Poirot)étaient le résultat d’une composition laborieuse.

44 Les Carnets secrets d’Agatha Christie

Le secret de son ingéniosité pour bâtir une intri-gue tient au fait que cette dextérité n’a riend’intimidant. Ses solutions reposent sur desinformations banales : certains noms peuventêtre masculins ou féminins, un miroir reflèteune image mais en l’inversant, un corps gisantsur le sol n’est pas nécessairement un cadavre, uneforêt est encore la meilleure cachette pour unarbre. Elle sait pouvoir compter sur notre inter-prétation erronée de l’éternel triangle amoureux,d’une dispute entendue par hasard ou d’uneliaison extraconjugale. Elle table sur nos préju-gés et nos idées reçues : les militaires à la retraitesont d’inoffensives badernes ; les épouses réser-vées, effacées, sont des objets de pitié ; tous lespoliciers sont honnêtes et tous les enfants, inno-cents. Elle ne nous mystifie pas avec des considé-rations mécaniques ou techniques ; ne nous faitpas injure avec des clichés ou des évidences ; nenous inflige pas des descriptions terrifiantes ouhorribles.

Dans presque tous les titres de Christie, la miseen scène1 offre un cercle restreint de suspects : unnombre strictement limité de meurtriers possiblesparmi lesquels choisir. Une maison de campagne,un bateau, un train, un avion, une île : ces diffé-rents lieux lui fournissaient un cadre limitant lenombre d’assassins potentiels et garantissantqu’un parfait inconnu ne sera pas démasqué audernier chapitre. En effet, nous dit Christie :« Voici le troupeau de suspects dans lequel jechoisirai mon coupable. Voyons si vous arriverez à

1. En français dans le texte.

Début d’une carrière 45

repérer la brebis galeuse. » Il peut n’y en avoirque quatre (Cartes sur table) ou cinq (Cinq petitscochons) ou davantage, comme le wagon de voya-geurs du Crime de l’Orient-Express. La MystérieuseAffaire de Styles est typique des meurtres en maisonde campagne dont se délectaient les romanciers etles lecteurs de l’âge d’or : un groupe de person-nages variés réunis dans un lieu isolé, le tempsqu’un meurtre soit commis et élucidé aprèsenquête.

Un élément de la solution de La MystérieuseAffaire de Styles repose sur un fait scientifique, maiscela n’a rien de déloyal dans la mesure où onnous précise dès le début la nature du poison.Certes, une personne possédant des connaissancesen toxicologie disposera d’un avantage indéniable,mais l’information est fournie d’emblée. À partcet élément légèrement contestable, tous les indicesnécessaires pour parvenir à la solution sont scru-puleusement fournis : la tasse de café, le bout detissu, un feu allumé en pleine canicule de juillet,le flacon de médicament. Et, tout naturellement,c’est la passion de Poirot pour l’ordre qui lui pro-cure la preuve finale – astuce qui, d’une certainemanière, devait être réutilisée dix ans plus tarddans la pièce Café noir. Mais combien de lecteursremarqueront que Poirot doit remettre de l’ordredeux fois sur le manteau de la cheminée, décou-vrant ainsi un lien vital dans la chaîne de culpabi-lité (chapitres 4 et 5) ?

Fair-playToute sa carrière, Christie se fit une spécialité dedonner à ses lecteurs les indices nécessaires à larésolution du crime. Elle les fournissait d’ailleurs

46 Les Carnets secrets d’Agatha Christie

bien volontiers, fermement convaincue, pourreprendre l’expression de son grand contempo-rain R. Austin Freeman, que « le lecteur s’égare-rait de lui-même ». Après tout, combien delecteurs interpréteront correctement l’indice ducalendrier dans Le Noël d’Hercule Poirot, ou la four-rure volée dans Mort sur le Nil, ou les lettresd’amour dans La Maison du péril ? Ou encore, quiappréciera à sa juste valeur la signification desfleurs en cire dans Les Indiscrétions d’Hercule Poirot,ou de l’œil de verre du major Palgrave dans Lemajor parlait trop, ou du coup de téléphone dansLe Couteau sur la nuque, ou de la bouteille de bièredans Cinq petits cochons ?

La solution de La Mystérieuse Affaire de Styles, sansappartenir à la catégorie des dénouements-choc –tels que Le Crime de l’Orient-Express, Le Meurtre deRoger Ackroyd ou La Maison biscornue –, parvientnéanmoins à nous surprendre grâce à l’utilisa-tion d’un des stratagèmes les plus efficaces deChristie : le double bluff. C’est le premierexemple, dans son œuvre, de cette arme puis-sante dans l’arsenal de l’auteur de romans poli-ciers. Ici, la solution la plus évidente, malgréune apparente impossibilité au départ, se révèleen fin de compte la bonne. Dans son Autobiogra-phie, elle explique : « Tout l’intérêt d’un bon romanpolicier, c’est que le coupable soit un person-nage évident mais qu’on découvre ensuite, pourune raison quelconque, que ce n’était pas si évi-dent, qu’il ne pouvait en aucun cas être le cou-pable. Alors que, naturellement, c’est bel et bienlui. » Elle reprit plusieurs fois ce type de solutionau cours de sa carrière, particulièrement quandl’explication s’articule autour d’une alliance meur-

Début d’une carrière 47

trière : L’Affaire Protheroe, Les Vacances d’Hercule Poi-rot, Mort sur le Nil. Complicités criminelles mises àpart, Le Couteau sur la nuque et Le Vallon recourentégalement à cette astuce. Et Christie peut pousserle bluff encore plus loin, comme dans Témoin indé-sirable et, avec une chute mémorable, Témoin àcharge.

Dans La Mystérieuse Affaire de Styles, nous partonsdu principe qu’Alfred Inglethorp est à la fois tropantipathique et trop évident pour être l’assassin ;en outre, sur un plan plus pratique, il était absentde la maison le soir de la mort de sa femme. Parconséquent, nous l’éliminons. Pour renforcerencore le double bluff, une partie de son planconsiste à être soupçonné, arrêté, jugé et acquitté,ce qui lui assurera la liberté à vie. Cette solution,si elle n’est pas traitée avec finesse, risque de déce-voir l’attente du lecteur. Ici, ce risque est habile-ment évité par la présence d’une compliceinattendue en la personne de l’ardente EvelynHoward, qui, tout au long du roman, a accusé lemari de son employeuse (son amant secret) d’êtreun coureur de dot – ce qui est la pure vérité.

ProductivitéMême si personne – Christie moins que tout autre– ne le savait à l’époque, La Mystérieuse Affaire deStyles devait être le premier livre d’une œuvresubstantielle qui allait sortir de sa machine àécrire au cours des cinquante années à venir. Elleconnut un égal succès dans le roman et dans lanouvelle – et fut la seule, de tous ses collèguesécrivains, à conquérir également le théâtre. Ellecréa deux détectives célèbres, prouesse qui ne futrééditée par aucun autre auteur policier. Lorsqu’elle

48 Les Carnets secrets d’Agatha Christie

était au sommet de son rendement, ses éditeurspeinaient à suivre le rythme de sa production :1934 vit la publication de pas moins de quatreromans d’énigme et d’un Mary Westmacott, pseu-donyme sous lequel elle écrivit six ouvrages nonpoliciers publiés entre 1930 et 1956. Et cetteremarquable productivité est aussi un facteur deson succès persistant. Il est possible de lire tous lesmois un Agatha Christie différent pendant presquesept ans ; puis, arrivé à ce stade, il est possible deles relire tous depuis le début en sachant qu’onaura oublié les premiers. Et il est possible de regar-der tous les mois, pendant deux ans, une adapta-tion différente d’un roman d’Agatha Christie.Très peu d’écrivains, quel que soit leur domaine,ont égalé ce record.

Ainsi, l’œuvre de Christie continue de transcen-der toutes les barrières : âge, sexe, géographie,culture, race et religion. Elle est lue aussi avide-ment aux Bermudes qu’à Balham, elle est lue parles grands-parents et leurs petits-enfants, elle estlue en livre électronique et sous forme de BD, ence XXIe siècle, avec autant de passion qu’elle l’étaitdans la collection verte de Penguin ou dans larevue The Strand au siècle dernier. Pourquoi ?Parce qu’aucun autre auteur policier n’a écrit aussibien, aussi souvent ni pendant si longtemps. Per-sonne d’autre n’a pu rivaliser avec cette fabuleusecombinaison : facilité de lecture, art de l’intrigue,fair-play et productivité.

Et personne d’autre n’y parviendra.