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LES AMOURS DE NIETZSCHE ET VAN GOGH DERIVES SENTIMENTALES Par Yves Séméria extrait de l’ouvrage « NietzscheVan Gogh incandescences maudites » Auteurs Sylviane Bonte Yves Séméria éditions Ovadia Nice Friedrich et Vincent éprouvent à l’égard des femmes des sentiments divers comme tout un chacun en somme avec cette différence cependant que l’un et l’autre s’inscrivent dans le patrimoine de l’humanité et qu’on épie le moindre de leur sentiment la plus médiocre de leur faiblesse la plus insignifiante parole lâchée dans un moment d’humeur ou de désespoir Comment l’un et l’autre se tiennentils devant les femmes comment les désirentils les prennentils les traitentils L’un et l’autre avec respect et délicatesse Toutefois en profondeur Friedrich sans doute se montretil plus sceptique plus désabusé que Vincent Sa misogynie transparaît davantage du fait peutêtre de sa difficulté à trouver la femme qui lui conviendrait parfaitement Mais cette femme existetelle Philosophiquement d’ailleurs ne représentetelle pas la perte du juste La servitude sensuelle ne détournetelle pas l’homme viril de sa tâche de sa vocation Combien en ont senti les funestes conséquences Avec l’âge Friedrich se félicite d’avoir échappé au mariage à la cohabitation avec une femme bien qu’il les ait réclamés à cors et à cris

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LES AMOURS DE NIETZSCHE ET VAN GOGH

DERIVES SENTIMENTALES

Par Yves Séméria� extrait de l’ouvrage « Nietzsche*Van Gogh�

incandescences maudites »-

Auteurs Sylviane Bonte� Yves Séméria� éditions Ovadia� Nice� 0120-

Friedrich et Vincent éprouvent à l’égard des femmes des sentiments divers� comme tout

un chacun en somme� avec cette différence cependant� que l’un et l’autre s’inscrivent dans

le patrimoine de l’humanité et qu’on épie le moindre de leur sentiment� la plus médiocre

de leur faiblesse� la plus insignifiante parole lâchée dans un moment d’humeur ou de

désespoir�

Comment l’un et l’autre se tiennent�ils devant les femmes� comment les désirent�ils� les

prennent�ils� les traitent�ils L’un et l’autre avec respect et délicatesse� Toutefois� en

profondeur� Friedrich sans doute se montre�t�il plus sceptique� plus désabusé que

Vincent� Sa misogynie transparaît davantage du fait� peut�être� de sa difficulté à trouver la

femme qui lui conviendrait parfaitement� Mais cette femme existe�t�elle

Philosophiquement� d’ailleurs� ne représente�t�elle pas la perte du juste La servitude

sensuelle ne détourne�t�elle pas l’homme viril de sa tâche� de sa vocation Combien en

ont senti les funestes conséquences Avec l’âge Friedrich se félicite d’avoir échappé au

mariage� à la cohabitation avec une femme� bien qu’il les ait réclamés à cors et à cris�

obstinément� avec rage , Demandes en mariage� à droite et à gauche� petites annonces�

plaintes à sa sœur���

Plus rustique� moins intellectuel� moins raffiné peut�être� Vincent aussi réclame sa part de

femme comme on exige un héritage� Lui aussi voudrait bien épouser une bonne femme�

entretenir toute une cohorte d’enfants tapageurs autour de lui� Amoureux plus d’une fois�

on le repousse toujours� Il se rabat alors sur les prostituées qui en valent bien d’autres�

Vincent garde l’esprit et le cœur ouverts 0 il se découvre plus sentimental et d’une

sexualité plus exigeante que celle de Friedrich� Plutôt que misogyne il manifeste à l’égard

des femmes une sorte de bienveillance tendre 2 « Il n’est pas permis de railler les

femmes� ni de les sous�estimer� »5� déclare�t�il sans détour�

Dernier point 2 une femme au moins s’éprit de Vincent 6 aucune� autant qu’on puisse le

savoir� de Friedrich�

COSIMA

Nietzsche rencontre Richard Wagner une première fois à Leipzig en 5<=<� Après sa

nomination à l’Université de Bâle� il se rend à Tribschen le visiter dans sa retraite� une

villa «située au bord du lac des quatre�cantons� au pied du Mont Pilate� dans une

enthousiasmante solitude lacustre et montagnarde���J’ai déjà passé avec lui et la géniale

1 Correspondance générale, op.cit. (Lettre 267), février ( ?) 1883.

madame von Bülow bien des jours heureux comme� ces derniers temps� samedi encore et

dimanche� »C Madame von Bülow� fille de Liszt et de Marie d’Agout� en rupture conjugale�

Sa fuite auprès de Richard fait évidemment scandale� Friedrich doit en apprécier sans

doute l’audace� Voilà bien une femme décidée� amoureuse et prête à défier la société des

bien�pensants� Elle n’y perd pas au change cependant� Elle s’attache à l’un des plus

grands maîtres de la musique� Elle épousera le compositeur EveufF en 5<GH et lui donnera

trois enfants�

Cosima

2 Lettres choisies, op.cit. 16 juin 1869.

Le jeune philosophe ne cèle pas son admiration et peut�être même un peu plus� A cette

époque il n’a que CI ans� il porte les grands hommes aux nues� il pense sincèrement que

ceux�ci n’atteignent les sommets qu’accompagnés d’une compagne d’un mérite rare� née

pour entretenir la flamme du génie� Les autres femmes sont si légères� charmantes�

attachantes� mais légères� Comment comprendraient�elles la grandeur des esprits les plus

élevés� qu’y verraient�elles rien d’autre qu’une vilaine névrose� Mais Cosima , Il l’appelle

mon amie� il lui communique certains de ses travaux� en particulier L’origine de la

tragédie dont elle se dispute les pages avec son mari� elle aime entendre le jeune

professeur improviser au piano� Tout au long de sa vie consciente Nietzsche lui restera

attaché même après sa rupture avec le Maître�

Il pourrait s’agir là d’une simple relation approfondie� conduite par l’amour de la musique�

de la philosophie� voire de la philologie� Tous� Richard� Cosima� Friedrich� pendant des

années� combattent pour imposer une œuvre puissante qui trouvera son apogée avec

Bayreuth� Et puis le succès venu� le temps passe� Le jeune professeur rompt avec son

idole dont il écrira le crépuscule� Plus rien ne va plus� sauf le souvenir des jours

heureux���

UNE PETITE ANGLAISE

En 5<GJ le jeune Vincent débarque à Londres� Très allant� il se fait quelques amis et

remplit consciencieusement et même avec ardeur son office d’employé de la Maison

Goupil L Cie� Mais la vie revenant très vite trop cher il se décide à louer chez une

certaine Madame Loyer� Il y trouve rapidement son compte� pas seulement sur le plan

financier� parce que la fille de sa logeuse� Eugénie Ela bien néeF captive tout aussitôt� son

cœur et son imagination� Ce premier amour il le reçoit comme un sacrement� il en reste

ébloui et silencieux� Il se tait� il protège son délicieux secret� il s’approprie la jeune fille� il

la fait consentante� enfiévrée� amoureuse� Se déclarer ne romprait�il pas le charme de ces

rapports exquis qu’il entretient avec la pure et belle vierge Son secret ne lui pèse pas�

Mais les mois passent� Il se décide enfin avec cette hâte et cette brusquerie des amants

timides tout autant que farouches� Eugénie repousse poliment� fermement l’initiative de

Vincent 0 celui�ci s’obstine avec maladresse� Celle�là réitère sa volonté de n’accepter

aucun des hommages que le garçon lui prodigue maintenant sans retenue� Pour calmer le

jeu� parce que son activité professionnelle s’en ressent Eet qu’on en ignore la raison

exacteF� on l’envoie à Paris� Têtu� il retourne à Londres sans comprendre qu’Eugénie�

dûment éprise et bientôt fiancée� ne le supporte plus� On parlerait volontiers aujourd’hui

de harcèlement sexuel� et il y a un peu de cela incontestablement�

Quoi qu’il en soit� cet épisode aurait modifié profondément la trajectoire de vie de Vincent�

il l’aurait propulsé dans les ornières d’une existence de paria� Il ne faut pas le croire�

L’occasion fait le larron� prétend�on� quelle que soit l’occasion lorsqu’il s’agit d’un larron�

Eugénie� charmante personne� qui ne se douta jamais qu’on lui ferait assumer une si

impitoyable responsabilité� ne joue que sa petite partie� ne tient qu’un rôle que presque

n’importe quelle autre jeune fille aurait tenu� Elle est l’occasion� il est le larron� Mais non

pas la cause déterminante� UnEeF adolescentEeF de dix neuf ans aime d’abord l’amour�

Tout lui est bon� En dépit de quoi le premier amour laisse sa marque à jamais� parfois une

vilaine cicatrice� suite de cette fatale imprégnation de la « première fois »� Mais quoi ,

Cela n’ôte rien à sa sincérité�

Pour Vincent l’histoire finira en 5<GQ�

KEE

En novembre 5<<5� Vincent se trouve à Etten� Dans sa lettre du J� il se confie enfin à son

frère� il lui découvre� toute pudeur mise à part� l’amour irrésistible qui le comble et le

désespère pour leur cousine Kate VosJ� veuve récente et mère d’un enfant en bas âge� Il

lui a fait sa déclaration� mais bien qu’elle ait apprécié la conversation imagée de son

cousin� bien qu’elle ait marché avec lui de bon gré dans la campagne� en lui tenant sans

doute le bras� que sa compagnie l’ait sans doute aidée à surmonter son chagrin� elle a

fermement et nettement repoussé les avances de Vincent�

3 Cornélia Vos-Stricker, surnommée Kate ou Kee ou encore K.

Pourtant il ne perd pas espoir en dépit du propos rebutant� abrupt de la jeune femme

« jamais� non� jamais de la vie »� Terrible parole , Il se persuade volontiers que la famille

en général et surtout les plus âgés « ���essaieront par tous les moyens d’empêcher K� et

moi de nous revoir� de nous parler et de nous écrire� »I Il se persuade également que s’il

disposait de mille florins par an� l’affaire se résoudrait d’elle�même et dans d’assez brefs

délais�

kee

Dans toutes les lettres de cette époque� jamais� non� jamais de la vie� revient comme un

leitmotiv� à quoi il oppose un inlassable « elle et aucune autre »� Il veut vivre cette histoire

d’amour avec la plus forte intensité� avec la plus violente sincérité� Il faudra bien qu’elle

4 Correspondance générale, op.cit. (Lettre n° 153), 3 novembre 1881.

finisse par l’aimer , Comment pourrait�il en aller autrement Elle ne vivra pas

constamment dans son passé� dans le souvenir de son mari disparu trop tôt� aussi cher

lui fut�il� Quelques semaines plus tard� après avoir ramassé Sien dans la rue� il écrit

encore 2 «Il m’arrive de frissonner en pensant à K� qui s’abîme dans son passé et

s’agrippe à des principes surannés� C’est la fatalité��� » Q Ce refus� jamais� non� jamais de

la vie� il le serre sur son cœur comme il le ferait d’un bloc de glace jusqu’à ce qu’il fonde�

Il lui revient alors par moments� on ne saurait en douter par le simple jeu de l’association

des idées� son aventure avec la petite anglaise de Londres� Eugénie� Elle aussi le rejeta�

presque épouvantée� Vincent ne comprend pas� Chaque fois qu’il livre son âme tout

entière� on la lui refuse� souvent avec cruauté� En tout cas� sans raison apparente�

suffisante� C’est vrai que son niveau de vie� sa façon d’être� de s’habiller� de parler� de

marcher peuvent heurter une sensibilité féminine� De cela il éprouve la conscience� Il

l’analyse logiquement� rationnellement� Il n’y a qu’une chose qu’il ne perçoit pas� dont il n’a

aucun soupçon 2 son absence de charme� Il ne s’imagine pas une seule seconde � lui qui

sait si bien manier la psychologie� qu’il ne plaît pas� en tout cas à certaines femmes� à

celles justement auxquelles il porte le plus vif attachement � que son physique� plutôt

ingrat� ne suscite aucun penchant marqué de leur part� au point d’envisager une relation

plus intime� D’ailleurs l’aspect physique importe assez peu� Ce qui semble manquer à

Vincent c’est quelque chose qui touche� émeut� bouleverse les femmes� sans qu’on sache

très bien quoi� Est�ce qu’elles appréhendent chez lui une puissance dangereuse Est�ce

5 Ibid. (Lettre n° 164), décembre 1881.

qu’elles pressentent que cet homme les tirerait trop hors d’elles�mêmes et qu’elles ne

vivraient pas une existence� sinon bourgeoise� du moins rangée et paisible Elles ne

voient pas le génie à l’état naissant� enfermé encore dans une gangue épaisse 0 mais

intuitivement elles ne s’abandonneront jamais à un tel homme� jamais� non� jamais de la

vie� L’exaltation de la vie partagée avec un peintre de talent� de poète voire de

philosophe� ne les tente ni ne les concerne� Elles sont femmes de Hollande� bien élevées�

bien tranquilles� avec le seul souci de garder les bonnes vieilles traditions familiales�

religieuses et patriotiques� Leur existence doit ressembler à un long fleuve tranquille� Point

d’écarts ni de fantaisies�

Le malheureux et naïf Vincent ne soupçonne rien de tout cela� Il reste perdu dans son

rêve� dans ses illusions� elle et aucune autre� il n’en démord pas� Et lorsqu’il se rendra

compte enfin de la vanité de ses efforts� il ne lui en voudra pas à cette cousine

indifférente� Dans la deuxième quinzaine d’août 5<<J� il s’épanchera encore auprès de

son frère 2 « ���rien ne s’était altéré en moi 0 E���F je portais une blessure qui ne

m’empêchait pas de vivre� mais qui n’en était pas moins profonde� s’entêtait à ne pas

vouloir se cicatriser et serait encore dans plusieurs années semblable à ce qu’elle «était le

premier jour� »= Et plus loin� dans la même lettre 2 « ���tu comprends bien que je ne me

fais pas d’illusion sur l’amour qu’elle me porte���Depuis lors� il s’est passé des choses qui

ne se seraient pas produites si� primo� je ne m’étais pas heurté un jour à un non

catégorique� secundo� à la promesse de m’effacer devant elle� Je respectais en elle le

6 Correspondance générale, op.cit. (Lettre n° 313).

sentiment du devoir� je ne l’ai point soupçonnée et ne la soupçonnerai d’aucune

bassesse� »G

LES PETITES ETUDIANTES ET LES FEMMES DU MONDE

Les relations que Nietzsche entretint avec les femmes semblent un peu nébuleuses� On

connaît quelques noms sans qu’il soit possible d’indiquer le degré d’intimité auquel il

s’éleva avec chacune d’entre elles� Plusieurs fois il songea au mariage� En octobre 5<G=

dans le train qui le conduisait de Genève à Gênes� il rencontra deux jeunes femmes

allemandes avec lesquelles il sympathisa et tout particulièrement la jeune baronne

Isabella von der Pahlen� Toute la nuit ils échangèrent des propos très élevés et Friedrich

se donna effrontément la gageure qu’il saurait maîtriser la langue de Goethe à la manière

dont les moralistes français hissèrent la leur à son faîte� Il revit ses compagnes de voyage

peu après à Pise que tous trois visitèrent gaiement� Il offrit le mariage à Isabella� elle

refusa mais conserva de cet homme jeune et foncièrement dynamique� un souvenir

attendri� Il ne la revit jamais du temps de sa lucidité� elle le visita une dernière fois� du

temps de sa fatale maladie�

7 Ibid, id.

A partir de 5<GU� après qu’il eût quitté l’Université de Bâle� il reçut assez fréquemment de

jeunes étudiantes en mal de philosophie Eou de philosophes F�

Ainsi� à Nice en 5<<I� au début du mois d’avril� il accueille une certaine Rosa von

Shirnhofer avec laquelle� il assiste à une course de taureau� Il envisage avec elle� pour le

printemps 5<<Q une excursion en Corse� Il la retrouvera un peu plus tard en juillet 5<<G à

Zürich<� Il ne fait aucune confidence précise sur cette relation� on ne saurait donc en tirer

la moindre conclusion� On ne possède en tout cas aucune lettre de l’un à l’autre�

A Sils�Maria� près de Saint�Moritz� il rencontre beaucoup de femmes venues prendre

quelque repos dans ce village agreste et pastoral� Elles demeurent� en général à l’hôtel

Edelweiss tout près de la maison où loge Friedrich� Celui�ci leur rend gaiement visite� Il

s’avère un compagnon charmant� Il devise avec l’une ou l’autre� avec une ancienne

suivante de l’Impératrice de Russie� ou bien avec une Madame Röder qui s’occupe

volontiers� semble�t�il� de son linge et qui ne craint pas de prendre sous sa dictée� qui va

et vient dans sa petite chambre� qui ne manque pas de lui faire quelque gentil reproche

ou de lui prodiguer quelque maternel encouragement� Friedrich ne s’en formalise pas� Il

aime parler avec elle� Il échange aussi quelques propos obligés avec une jeune Anglaise

adepte et traductrice de Schopenhauer� ce qui ne ravit guère un Friedrich méfiant�

Comment une femme� journaliste de surcroît� peut�elle émettre la prétention de

8 « A Zürich j’ai vu l’excellente Mademoiselle de Shirnhofer, retour de Paris, incertaine de son avenir, de ses intentions, de ses possibilités, mais emballée comme moi par Dostoïevsky (Lettres choisies op.cit. A Malwida von Meysenbug, 12 mai 1887.)

comprendre� de sentir le grand philosophe Cette Helen Zimmern est�elle autre chose

qu’un « échantillon d’une petite femelle littéraire »U femelle littéraire de la pire

espèce

Et puis surtout� il y a Meta von Salis5H� une jeune fille aux allures un peu garçonnières et

qui entre 5<<Q et 5<<< s’attache à lui avec constance� Que souhaite�t�elle de ce

professeur solitaire Qu’en attend�elle Ce qui paraît assuré� c’est que plus tard elle

publiera un ouvrage de goût philosophique� inspiré en grande partie par Nietzsche� Elle

l’accompagne dans ses sorties� elle évoque avec lui ses propres études d’histoire� elle

montre une assiduité qu’on ne saurait assimiler complètement à des sentiments de pure

curiosité intellectuelle� Ou bien� elle envisageait une relation plus poussée Ejusqu’au

mariage F� ou bien� effectivement� elle souhaitait seulement mieux connaître et apprécier

le penseur plutôt que l’homme� d’autant plus qu’elle ne se déplaçait jamais� que suivie de

près par une « amie »�

9 Lettres à Peter Gast, op.cit. 20 juillet 1886. 10 1855-1929. Première historienne suisse, elle milita longuement pour le droit des femmes.

Meta von Salis

On ne saurait oublier dans cette liste de femmes� plutôt pauvre� Malwida von

Meysenbug55� avec laquelle il échange une sérieuse correspondance dès le début des

années 5<GH� C’est à elle qu’il s’ouvre de son désir d’une épouse 2 « J’ai été gratifié� sans

aucun mérite� d’amis parfaits et je ne souhaite maintenant� soit dit confidentiellement�

qu’une brave femme dans un proche avenir pour considérer que la vie m’a donné tout ce

que je lui demande� »5C� c’est à elle qu’il doit sa rencontre avec une jeune Russe du nom

de Lou von Salomé et qui jouera bientôt un rôle décisif dans son existence�

Malwida restera une fidèle adepte de Schopenhauer et de Wagner à une époque où

Friedrich ne s’en souciera plus que médiocrement� fasciné par sa propre cavalcade

intellectuelle�

Quant aux sentiments réels de Friedrich Quant à sa sexualité On n’ignore pas qu’il

contracta sans doute possible la syphilis� dont souffrit également V� Van Gogh E F� Ce

qui implique qu’il dut fréquenter de temps à autre des maisons de tolérance� si peu que ce

soit� et qu’il n’entretint qu’exceptionnellement� ou pas du tout� des rapports sexuels avec

des femmes de son milieu social� Rien n’est sûr dans ce domaine� toutefois� Il se trouve

pourtant qu’à Nice� en février 5<<<� il sort avec une jeune femme qui ne fut jamais

11 1816-1903. Femme de lettres allemande, féministe convaincue, plaque tournante d’une certaine société cosmopolite de son temps. Son œuvre majeure reste Les mémoires d’une idéaliste. 12 Lettres choisies, op.cit. A Malwida von Meysenbug, 25 octobre 1874.

identifiée et dont on ne connaît que les initiales 2 V�P� Véritable aventure sentimentale�

sensuelle� « coup de foudre » On demeure dans l’expectative� Lui�même n’en dit rien�

On ne peut manquer de s’interroger sur cette discrétion systématique� Sa misogynie

n’explique pas tout� Alors� Friedrich fut�il jamais amoureux

La seule certitude� semble�t�il� c’est que l’idée du mariage le taraude� Mais le temps

passe si vite� A IJ ans il s’avoue à lui�même et à sa sœur que « Si je me mariais

maintenant ce serait peut�être tout simplement une ânerie qui me ferait perdre une

indépendance conquise au prix de mon sang� E���F D’ailleurs� soit dit entre parenthèses� je

n’ai pas encore retrouvé de femme dont la compagnie convînt à mon tempérament� ne

m’ennuyât et ne m’agaçât pas� »5J Cette femme qu’il n’a pas retrouvée s’appelle�t�elle���

Lou von Salomé 5I

SIEN

Vincent avait envisagé un foyer avec K� un vrai foyer� en 5<<5� Après l’âpre refus de la

jeune femme� il décide� fin décembre� d’un face à face avec la famille Stricker� L’entrevue

13 Lettres choisies, op.cit. A sa sœur Elizabeth, le 23 mars 1887. 14 L’un de nous (SB) pense que cette femme qu’il n’a pas retrouvé ne serait autre que sa sœur, partie au Paraguay.

s’annonce et s’avère dramatique� K� s’éclipse systématiquement avec la complicité de ses

parents� Vincent insiste et déclare� en mettant l’une de ses mains dans la flamme d’une

lampe� qu’il ne la retirera que lorsque K� lui accordera enfin un entretien� Rien n’y fait�

Le même mois� de retour à La Haye� il croise une prostituée� Fait bien banal en soi� Mais

il narre minutieusement l’épisode à son frère� alors que d’habitude il fait plutôt l’impasse

sur cette sorte de relation� Là� en l’occurrence� il s’étend� il entre dans le détail� peut�être

par compensation 0 une autre femme� parmi les plus rejetées� ne le rejettera pas� lui� Mais

c’est vrai aussi que Vincent éprouve grande pitié et même admiration sincère pour les

« tout petits » de ce monde 2 les ouvriers� les paysans� les mineurs et qu’il n’en exclut pas

les plus réprouvées des femmes 2 « ���moi aussi je trouve les putains corrompues� pour le

dire sans mâcher mes mots� mais je vois néanmoins quelque chose d’humain en elles� Je

n’ai donc aucun scrupule à frayer avec elles���je n’ai pas une ombre de regret des

relations que j’ai ou que j’ai eues avec elles� Si notre société était plus pure et mieux faite�

ah oui� on pourrait les qualifier de séductrices� mais à mon sens il faut plutôt les

considérer comme des sœurs de charité� »5Q

Il a besoin d’une femme� peu importe laquelle� Toutes les femmes� sans exception� sont

aimables� Celle qu’il interpelle n’est ni jolie� ni jeune� et ne possède aucun charme

particulier� Mais il a ce cri admirable 2 « Il n’y a point de vieille femme� »5=� Il retire de

15 Correspondance générale, (Lettre n° 326), septembre 1883. 16 Ibid. (Lettre n° 164), décembre 1881.

cette rencontre un apaisement tel� et pas seulement d’ordre sexuel� qu’il lui vient à l’esprit�

sans doute� qu’après tout� il ne s’accommodera jamais d’une compagne de son milieu�

Son milieu à lui� ce sont les quartiers perdus dans leur misère� les campagnes blêmes et

rustiques� écrasées par la dureté des temps� Il se révolte contre tous ces bourgeois qui ne

perçoivent pas la profonde humanité de ces femmes de la rue� Quant à lui� il se sent 2

« ���un faible pour les femmes que les pasteurs condamnent et exècrent� »5G Par défi

En mai 5<<C� il écrit à son frère qu’il a rencontré une femme enceinte5<� Il ne manque pas

de préciser qu’elle errait� seule et malade� dans les rues pour gagner sa vie� Le voilà pris

soudain d’une manière de compassion amoureuse Enon pas qu’il en devienne épris

comme il le fut de K�F Il déclare l’avoir connue à la fin du mois de janvier5U� Il lui propose

aussitôt un travail de modèle� Il s’occupera de cette femme� nommée SienCH� avec le plus

grand soin pendant presque deux années� provoquant dans sa famille et dans le cercle de

certains de ses amis� une réprobation complète� Mais il s’obstine� Elle non plus n’est ni

jolie� ni jeune Etrente deux ans ,F� ni de caractère agréable� Sa voix éraillée� ses sautes

d’humeur� son indiscipline native� froissent un peu Vincent� Mais il la considère comme

une personne malade qu’il faut ménager et� de surcroît� enceinte Esurtout enceinteF�

17 Ibid.id. 18 Voir p. 21. 19 Ibid, (Lettre n° 193). 20 Clasina Maria Hoornik, dite Christine, dite Sien.

Elle lui parle volontiers de son existence passée� Si on l’en croit� elle aurait été

abandonnée par l’homme responsable de sa grossesse et� dès lors� sans ressources� ne

sachant plus ce qu’elle faisait� elle serait tombée sur le trottoir à contre�cœur���Vincent

gobe� Sa généreuse crédulité� sa confiance illimitée dans la bonne nature des pauvres

gens� ne laisse germer aucun doute dans son esprit quant à la véracité des propos de

Sien�

Théo� depuis Paris� subvient aux besoins de tout ce monde� Toutefois� Vincent souhaite

que sa nouvelle situation ne prête pas à confusion� ne provoque aucune équivoque� Il ne

s’agit pas de vivre en concubinage avec une putain et de se payer un peu de bon temps à

sa guise� Très vite� il envisage de régulariser la situation 2 « ���j’ai l’intention d’épouser la

femme� car je m’y suis attaché et elle s’est attachée à moi� »C5 Et déjà il joue les maris 2

« ���je ne saurais envisager en aucun cas d’être infidèle à Christine� »CC� Toutefois� dans

son entourage on reste convaincu que la femme recueillie se moque de son bienfaiteur

ou� pour le moins� qu’elle exploite une situation inespérée pour elle� Elle est malade� elle

est fatiguée� elle attend un enfant� Vincent prend tout en charge� il ne se préoccupe pas

trop des motivations réelles de sa protégée� Lui�même vient de contracter une

blennorragie� lui aussi doit entrer à l’hôpital� Tous les deux� d’une certaine manière

communient dans la souffrance physique� Raison de plus pour se sentir proches et

fusionner davantage�

21 Correspondance générale op.cit. (Lettre n° 197). 11 mai 1882. 22 Ibid, (Lettre n° 198).

En tout cas� à cette époque� il envisage un mariage strictement civil� qu’il accepte

cependant de repousser jusqu’à ce qu’il puisse se libérer� financièrement de son frère�

Sien sous un parapluie

Sien accouche et vient habiter avec le peintre qui se remet peu à peu� qui retrouve sa joie

de dessiner et de peindre� Il pense encore à K� Il revient� en pensée et par écrit� sur la

façon cruelle dont elle l’a repoussé� S’il avait seulement possédé suffisamment d’argent�

se laisse�t�il aller à croire� il aurait retourné la situation en sa faveur� Tant pis� ou tant

mieux parce que� finalement� Sien le comprend comme personne d’autre 0 elle se satisfait

de peu� elle accepte la pauvreté� la misère même� Vincent partage ses jours et ses nuits

avec un être sincère� docile� reconnaissant� toutes qualités et dispositions qu’il lui attribue

de confiance�

Et puis� pendant des mois� à la suite d’un accord avec son frère� il fait silence sur cette

affaire qui a soulevé tant de remarques et jugements désobligeants� Quant à lui� il

s’installe dans une sorte de vie de famille�

Le peintre retrouve alors une certaine joie de créer� toujours soucieux des teintes et des

contours� de la lumière et des ombres� Il recommence à illustrer ses lettres de croquis

tirés de ses aquarelles 2 un berceau près d’un poêle� un saule mort étêté� un bord de

plage avec bateau à voile� un champ de pommes de terre���Il déploie une activité

extraordinaire�

Les mois passent� passe et s’étire l’année 5<<C�

Au début de 5<<J� il revient 6 à la suite de la situation nouvelle dans laquelle se trouve

Théo qui� lui aussi� à ce moment�là s’occupe d’une femme malade� ramassée dans la rue

6 il revient� derechef� sur sa propre histoire� Il n’abandonne rien de son côté� Tout au

contraire il se plaît à évoquer la belle santé de Sien� de la fillette et du nourrisson

« ���aussi charmant� aussi resplendissant de santé et de joie� qu’il est possible��� »CJ� Il

n’en dispense pas moins d’abondants conseils à son frère sur la façon de prendre soin et

de régénérer une femme dans la détresse� Il parle d’expérience� Il revient également sur

son mariage� L’idée ne le quitte pas� même si� il en repousse encore la réalisation� Mais

ce mariage se fera�

Las� en dépit de ses promesses et de ses certitudes� sa foi dans le ménage qu’il forme

avec Sien Ebelle�mère et enfants comprisF tiédit sensiblement� En mai 5<<J� il ne peut

s’empêcher de se plaindre du mauvais caractère de sa compagne� de sa mauvaise

volonté manifeste� de son esprit retors� Nonobstant� il lui reconnaît des circonstances

atténuantes 2 manque d’éducation� milieu vicieux� entourage délictueux� En somme�

comme il le reconnaît « je ne file pas le parfait amour au clair de lune� dans un jardin de

roses��� »CI� De nouveau le souvenir de K� s’impose� Au mois d’août il convient qu’il ne se

fait plus aucune illusion sur l’amour que lui porte sa cousine d’Amsterdam� et il ne se fait

plus aucune illusion non plus en ce qui concerne Christine 0 avec celle�ci la rupture se

précise� Tous deux admettent que la séparation devrait apporter un apaisement dans leurs

relations� Et puis Vincent se trouve placé devant un choix critique 2 se vouer

exclusivement à la peinture ou rester à La Haye� empêtré dans une « famille » détestable

qui lui échappe� D’ailleurs « ���la femme s’était empressée de manquer à certaines

23 Ibid, (Lettre n° 260). 24 Ibid, (Lettre n° 284).

promesses� ce que je trouve assez grave� Elle avait notamment fait une démarche pour

se faire engager dans un bordel� c’est sa mère qui en avait eu vent et l’avait

encouragée� »CQ

Maintenant� tout se finit� Il n’en demeure pas moins que� prêt à partir� Vincent se soucie

encore de l’avenir de Sien et des petits� et qu’il met en œuvre sa bonne volonté� qu’il

passe des annonces dont il apercevra vite l’inanité et auxquelles l’intéressée elle�même

ne souscrira pas� Retrouvera�t�elle le « droit chemin » Apparemment pas� « l’abîme

l’attire���� »�

Vincent quitte La Haye pour la Drenthe en septembre� Les deux enfants lui manqueront

beaucoup et Christine aussi� Les oubliera�t�il jamais

LOU VON SALOME

Fille d’un général tsariste� devenu plus tard Conseiller d’Etat� puis Conseiller privé en titre�

membre honoraire de l’Etat�major impérial� très tôt Lou « grandit entourée d’uniformes

d’officiers »C= et se meut dans la haute société de Saint�Pétersbourg� Sa mère� née dans

cette ville� s’avouait originaire d’une famille de Hambourg 0 de la sorte� sa première langue

25 Ibid, (Lettre n° 320). 26 Lou Andrés Salomé, Ma vie. « Expérience de la Russie ».- Traduction de Dominique Miermont et de Brigitte Vergne. Quadrige/ P.U.F.1977.

fut�elle l’allemand� Pourvue de plusieurs frères� on ne saurait douter que son enfance et

son adolescence se déroulèrent de la meilleure façon pour la formation de son esprit�

formation magnifiée par sa rencontre avec un certain GillotCG Eson précepteurF dont elle

tomba amoureuse et qu’elle n’oublia jamais� Cet homme représente sans aucun doute la

clé de son comportement ultérieur avec les hommes�

Elle voyage avec sa mère à travers la Russie� la Suisse� l’Allemagne et enfin l’Italie� C’est

dans ce pays que se produit une rencontre tout à fait décisive pour elle et pour l’histoire

de la philosophie�

Lou von Salomé

En effet� un soir de mars 5<<C� chez Malwida von Meysenbug� elle fait dans un premier

temps la connaissance d’un homme jeune� Paul Rée alors âgé de JJ ans� puis� peu de

27 Hendrik Gillot (1836-1916).

temps après� de Nietzsche qui débarque de Sicile à l’appel de Malwida� Rencontre rien

moins qu’impromptue� puisque orchestrée par Malwida en personne� Lou� intriguée par le

penseur exceptionnel qu’on lui avait annoncé� se plait déjà à imaginer avec RéeC< ce

qu’elle appelle� avec une certaine emphase� la « Trinité » � ou pour le dire plus crûment�

un ménage à trois� dans un style exclusivement platonicien� Friedrich ne s’opposa pas à

cette idée� quoi qu’il eût sans doute préféré� soit une relation en forme d’amour libre� soit

un mariage en bonne et due forme�

Qu’il en fut amoureux Eplus cérébralement peut�être que sensuellementF ne laisse place à

aucun doute� Elle représentait trop bien à ses yeux� et à l’évidence� la femme du

philosophe par excellence� comme Cosima Wagner celle� parfaite� d’un musicien de génie�

Les choses allèrent bon train pendant une période relativement brève� On traversa

diverses péripéties� Jusqu’à ce que Rée et elle emménagent en couple à Berlin� Friedrich

conserva cependant l’espoir de conquérir cette jeune femme si envoûtante� Quant à elle�

elle ne le perdit jamais de vue� sachant observer tous les traits de son caractère et les

sinuosités de sa pensée� Elle le perça à jour avec une déconcertante facilité� Elle

s’aperçut bien vite que Nietzsche dévaluait Paul Rée par des allusions réitérées de

mauvais aloi et elle s’en formalisa� Leur dernière rencontre eut lieu à Leipzig� en octobre

de cette année 5<<C� Le philosophe déçu se retourna contre Lou elle�même� Il s’ensuivit

28 Qu’elle préfère manifestement en tant qu’homme à Friedrich : « ...pour moi l’essentiel sur le plan humain, c’est Rée et lui seul. » Ibid. « Expérience de l’amitié. » op.cit.

de nombreux quiproquos� attisés souvent par certains membres des trois familles de la

« Trinité »�

Cette aventure laissa des traces dans les cœurs et dans les esprits� Cette curieuse

association à trois ne fut jamais explicitement dissoute « mais ça ne marchait pas car il

ENietzscheF désirait secrètement autre chose »CU�

Bien sûr Friedrich conserva le souvenir ému de cette période faste et douloureuse� il mit

un poème de Lou sur sa musique� la fameuse Ode à la vie� une sorte de point final à ce

cycle amoureux� Quant à la jeune femme� elle poursuivit une carrière plutôt brillante� à la

fois dans le roman et l’essai philosophique� C’est ainsi qu’elle consacra un travail

ambitieux� sérieusement documenté sur le penseur 2 Friedrich Nietzsche à travers ses

œuvresJH� y mêlant des souvenirs personnels et y introduisant� de la sorte� une dimension

très vivanteJ5�

Elle ne le fréquenta de près que durant quelques mois� mais elle ne manqua pas de

relever une somme impressionnante de détails quant à son aspect physique et à son

caractère� Si le personnage� au premier abord n’éveillait guère l’intérêt de l’observateur� un

deuxième examen en donnait une tout autre image� Lou parle des mains de Friedrich

Etrès bellesF� de ses yeux Equi regardaient loinF� de sa bouche� de son visage calme mais

29 Ibid, en note. 30 Texte établi et présenté par Ernst Pfeiffer, notes de Thomas Pfeiffer, traduction par J.Benoist-Méchin revue par Olivier Mannoni. Préface et notes traduites par O. Mannoni. Grasset éditeur, 2004. 31 Elle publia encore deux textes sur Nietzsche, d’une part Formule Nietzsche (1911) et, d’autre part une communication Almanach (1927) in Internationaler Psychoanalystischer Verlag, pour les 70 ans de Freud.

très expressif� de sa démarche���Oui� elle l’avait bien regardé� Elle l’avait bien écouté

aussi� accédant presque à l’intimité de sa réflexion�

On ne peut s’empêcher d’établir un rapide parallèle� à la limite de la décence� entre Sien

et Lou� Elles se situent exactement à l’opposé l’une de l’autre dans l’échelle sociale et à

tous les niveaux� D’un côté une pauvre petite putain à l’esprit borné� à la curiosité infime�

aux élans amoureux plutôt semblables à ceux d’un animal familier� ne résistant à rien ni à

personne� se laissant emporter par les circonstances� sournoise et souffreteuse��� D’un

autre� une jeune vierge aventureuse� intraitable� portée par une avidité intellectuelle peu

commune� Deux hommes d’exception les aimèrent� L’une n’en éprouve absolument

aucune conscience 0 pour elle� Vincent est un homme bon� sans doute� illuminé aussi�

complètement fou enfin Eil ne fait que peindre ,F� qui subvient tant bien que mal aux

besoins de chaque jour� Mais il reste un homme sans plus� Quant à l’autre� elle sait tout

de suite qu’elle a affaire à un être d’une qualité peu ordinaire� ce qui ne la rend pas

amoureuse pour autant� Mais enfin� n’est�ce pas à travers Nietzsche� l’homme et l’œuvre�

qu’elle fonde sa renommée et sa notoriété posthumes Même si� Rainer Maria Rilke et

Sigmund Freud� à leur tour� lui en auraient assuré une part�

Voilà pourquoi on a toujours intérêt à rencontrer et à fréquenter un grand esprit ,

FEMMES EN BRABANT

En septembre5<<J� Vincent quitte La Haye pour la Drenthe� puis en décembre il se

réfugie à Nuenen chez ses parents qui� au moins� lui assureront un certain temps le gîte

et le couvert�

Une vue de Nuenen

Si son courage ne faiblit pas� sa situation personnelle� difficultés financières

principalement� le freinent péniblement dans son activité de peintre� pèse sur son esprit�

D’ailleurs sa correspondance avec Théo devient plus froide� plus agressive aussi� Il

continue� néanmoins� de peindre des figures� comme il dit� des visages� des hommes et

des femmes de la terre de Brabant� Le « cher frère » et le « très cher frère »JC semble

supporter� parfois avec quelque impatience� ce qu’il pourrait bien considérer comme une

forme d’ingratitude�

32 Théo en l’occurrence.

En août 5<<I� se produit un événement un peu inattendu� Vincent en fait mention�

d’abord� avec une certaine discrétion 2 « Mademoiselle X a avalé du poison dans un

accès de désespoir���on avait médit d’elle et de moi� cela l’a tellement bouleversée qu’elle

a eu ce geste Eà mon sens� justifié par un désarroi infiniF »JJ Il pense aussitôt� avec sa

nature d’esprit littéraire et romanesque� à Madame Bovary� dont on connaît les désespoirs

d’amour� Il s’agit donc bien d’un désespoir d’amour , Cette Mademoiselle X� se nomme

Margo Begeman� elle frôle la quarantaine et elle s’est éprise violemment de Vincent�

Celui�ci� dans un moment d’égarement� va jusqu’à envisager de l’épouser 0 il l’envisage�

en vérité� avec modération� parce que� dit�il 2 « ���elle est trop faible pour se marier Eet

d’un autre côtéF� elle ne supporterait probablement pas une rupture� »JI Dilemme

cornélien qu’il surmontera sans trop forcer� Elle est trop faible pour se marier� voilà un

argument particulièrement décisif , Quant à la rupture� le temps s’en chargera bienJQ� Mais

cette femme d’un certain âge Eet même d’un âge certain pour l’époqueF a bien senti

qu’elle venait de vivre une expérience inoubliable 2 « Enfin� j’ai aimé , »�

Cet interlude occupera l’esprit de Vincent plusieurs semaines encore� quoiqu’il ne

manifestera pas un intérêt très soutenu� sinon autre que purement humain� à cette

malheureuse� Il regrettera simplement de ne l’avoir pas connue dix ans plutôt���Voire�

33 Correspondance générale, op.cit. (Lettre n°175). 34 Ibid, (Lettre n° 177). 35 C’est surtout la famille de la jeune femme qui se charge d’écarter Margo de Vincent !

Une autre histoire encore plus malencontreuse vient� une année plus tard� ajouter une

nouvelle couche à sa mauvaise réputation� L’un de ses modèles� une certaine Gordina de

Groot attend un enfant qu’on attribue tout aussitôt au peintre� au traîne�savate de Nuenen�

Il s’en défend avec indignation� La jeune personne� elle�même� lui confirme que la rumeur

6 justifiée� en l’occurrence 6 vient d’un paroissien malveillant du curé� Il doit faire face à

une véritable cabale 2 « Tu vois qu’aller peindre les gens chez eux et les dessiner dans

leur ambiance me donne du fil à retordre� »J= Il envisage de quitter le village et� en tout

cas� de faire face avec fermeté� Mais il ne part pas� En novembre l’affaire semble se

tasser� Apparemment la jeune Gordina ne lui reproche pas d’être le père de l’enfant qu’elle

porte� Plus tard� elle épousera un cousin 0 Vincent en demande confirmation à sa sœur

Wilhemina et s’inquiète de savoir si l’enfant a survécuJG�

Cette période 5<<I�5<<Q s’enrichit de 5<H tableaux et de CIH dessins� disparus pour la

plupart� En dépit de ses contrariétés sentimentales� il travaille sans relâche et garde le

cœur froid� Ces deux femmes ne le concernent finalement que d’assez loin� K� et Sien�

surtout� s’estompent� Désormais� son Art seul le tient vivant et debout� Il ne connaîtra plus

d’attachement remettant sa propre vie en question� encore moins sa peinture�

36 Correspondance générale, op.cit. (Lettre n° 423), septembre 1885. 37 Ibid. Lettre à sa sœur (été, automne 1887).

A paris� toutefois� d’autres occasions se présenteront� mais d’une toute autre nature� Il

s’agira « d’histoires de femmes »� sans plus� Après tout Vincent entame juste sa trentaine�

COSIMA II

Lorsque se finit l’année 5<<< et lorsque s’annonce 5<<U� la démence s’empare

brutalement de Friedrich� Il rédige des billets singuliers� délirants à quelques uns de ses

correspondants� parmi lesquels� et avec quelle insistance� Cosima Wagner 2

Turin� J janvier 5<<U�

Lettre à Cosima Wagner� à Bayreuth�

On me raconte qu’un certain bouffon divin aurait achevé ces jours�ci les Dithyrambes de

Dionysos���

Sans nul doute se désigne�t�il lui�même comme ce bouffon�

Turin� J janvier 5<<U�

Lettre à Cosima Wagner� à Bayreuth� beaucoup plus significative 2

À la princesse Ariane� ma bien�aimée

C’est un préjugé que je sois un être humain� Mais j’ai souvent vécu parmi les êtres

humains et connais toutes les expériences que les êtres humains sont capables de faire�

de la plus basse à la plus élevée� J’ai été Bouddha en Inde� Dionysos en Grèce�

Alexandre et César sont mes incarnations� tout comme le poète de Shakespeare� lord

Bacon� À la fin� j’ai encore été Voltaire et Napoléon� peut�être également Richard

Wagner��� Mais cette fois�ci� je viens comme le Dionysos victorieux� qui fera de la terre un

jour de fête��� Non que j’aie beaucoup de temps��� Les cieux se réjouissent que je sois là���

J’ai également été accroché sur la croix���

Sa personnalité éclate en mille autres� dont celle de Wagner� Il aurait tant souhaité être

Wagner� Ne le cache�t�il pas habilement en en citant tant d’autres Comprendra�t�elle

Turin� J janvier 5<<U�

Télégramme à Cosima Wagner� à Bayreuth�

Tu dois publier ce bréviaire pour l’humanité� à partir de Bayreuth� avec l’inscription 2 la

bonne nouvelle�

Enfin� cet aveu déchirant et sans aucune ambiguïté 2

Turin� I janvier 5<<U�

ELettre F à Cosima Wagner� à Bayreuth

Ariane� je t\aime

Dionysos�

En ce J janvier 5<<U� Friedrich s’efforce frénétiquement de renforcer le fil qui le lie à

Cosima � à Ariane� Elle l’aidera à sortir du labyrinthe et lui� incarnation de Dionysos�

l’entraînera dans une amoureuse bacchanale�

LA SEGATORI

En 5<<=� lors de son séjour à Paris en provenance d’Anvers� où il n’est resté que trois

mois� la palette de Vincent s’éclaire� il commence à s’éloigner peu à peu des Mauve et

autres Israëls� Il parcourt avec avidité la ville et ses alentours� Il fait la connaissance du

père Tanguy� se plonge dans les crépons japonais et� fréquentant Montmartre�

s’encanaille� se met à l’absinthe� fréquente un restaurant plus que douteux tenu par une

italienne Agostina Segatori� En tombe�t�il amoureux� comme il s’éprit d’Eugénie ou de

K� Certainement non� Mais il semble s’y attacher sincèrement� Femme d’une beauté

forte et sombre� elle ne manque pas de faire sur le jeune peintre grande impression� Tira�

t�elle à certains moments de son existence profit du commerce de ses charmes� de

manière plus ou moins régulière� on n’en saurait douter� Patronne d’un établissement qui

proposait une cuisine italienne� elle y admettait d’assez mauvais garçons et quelques filles

faciles� Quoi qu’il en soit� Vincent décora la gargote dite Le tambourin� y exposa de ses

toiles ainsi que quelques unes de Lautrec� de Bernard� d’Anquetin�

Il réalisa quelques nus et deux portraits de la patronne� Celui qui se trouve au

Rijkmuseum Vincent Van Gogh d’Amsterdam� la montre attablée devant un bock� La table

et les sièges représentent des tambourins� Toute une gamme de verts domine

l’ensemble 0 quelques taches de rouge et de jaune rompent� ici et là� l’unité de ton� surtout

la bande rouge de la table� La femme pose sérieusement 0 elle ne manque pas de

séduction 2 visage grave� attentif� yeux grands ouverts� bouche fine� coiffure haute� Il se

dégage d’elle de l’assurance� une certaine forme de bonté� de l’autorité aussi� Vincent ne

pouvait s’y montrer insensible� Femme légère peut�être� mais décidée� Vêtue d’un calicot

très ajusté� elle garde la pose sans fléchir�

Agostina Segatori

Dans quel but accepte�t�elle d’être portraiturée Publicitaire au premier chef� pour se

remettre aussi dans la situation de modèle qui fut le sien� et certainement� par sympathie

pour l’auteur de la toile� Elle se donne à lui sans retenue� en toute confiance� au moins

pour prendre la pose�

Durant l’été 5<<G� toutefois� la rupture entre eux paraît consommée� On en ignore les

causes exactes� Il semblerait qu’un nouvel amant ait provoqué disputes et embrouilles� On

lui cherche querelle� on le relance jusque chez lui� Il se sent menacé� Pourtant� pour se

prouver à lui�même sa détermination� sa virilité en somme� il retourne au Tambourin pour

y réclamer ses tableaux� La Segatori l’autorise à les récupérer� pas tous cependant� car

Vincent continue de se méfier du mauvais sort qu’on pourrait lui réserver� Nonobstant� il

avoue 2 « ���j’ai encore de l’affection pour elle et j’espère qu’elle en a encore pour moi� »

ajoutant « Mais maintenant� elle est mal prise� elle n’est ni libre� ni maîtresse chez elle�

surtout elle est souffrante et malade� »J<

Cette femme� alors âgée de I= ansJU lui donna du plaisir et de l’affection� � Vincent n’en

exigeait pas davantage� Durant les quelques années qui lui restent� il ne connaîtra plus

que les putains d’Arles� Quant au mariage et à la famille� il y renonce définitivement2

«Moi� je me sens passer l’envie de mariage et d’enfants��� »IH���parce que « l’amour de

l’art fait perdre l’amour vrai� »I5

Vincent n’aura jamais connu et ne connaîtra jamais l’amour pleinement partagé�

De ce point de vue en quoi se différencie�t�il fondamentalement de la plupart des autres

hommes Qui revendiquera absolument le privilège d’aimer et d’être aimé Pas plus

l’homme le plus commun que l’homme de génie� On n’en tirera pas pour autant la

conséquence que cette absence d’amour explique un talent d’artiste si particulier� Le talent

38 Correspondance générale, op.cit (Lettre n° 462). 39 Elle mourra à Montmartre le 5 avril 1910. 40 Correspondance générale, op.cit. (Lettre 462). 41 Ibid. Vers de Richepin.

ne s’explique pas� il reste indépendant des événements� quoiqu’il arrive il persiste� croît et

se fortifie� en dépit de tout� La mort seule� et non l’amour� le fait cesser et moins encore

ce dernier le favorise�t�il�