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LE PRECEDENT : DE FORCE MORALE A METHODE ADMINISTRATIVE Christian Bourbonnais Hyde* Que ce soit en tant que r~gle de prati- que ou concept abstrait, la r~gle du pricedent, le stare decisis, constitue une partie importante de la common law telle qu'elle se d9finit elle-mome. De son vivant d'approximativement un si~cle et demi, cette regle a vu passer plusieurs tendances importantes de conceptualisation du droit. Les thgo- ries se sont succides, mais le stare decisis est restS, en partie par adapta- tion, en partie en se dipouillant de son sens original. Cet article est une dis- cussion des transformations de la r- gle, fondge sur l'importance normative de la tradition,face ii l'irosion de cette justification et de 1'effet des theories successives sur sa relation avec le droit. L'article procide d'abord pat un survol historique pour rendre compte du contexte dans lequel la rdgle du pricdent s'est concritisge et a ivolui. Ce survol permet d'illustrer les varia- tions de la regle au cours de son exist- ence et donc sa capaciti d'adaptation a difftrents environnements de pensie juridique. Le diveloppement au ving- tieme siecle de nouvelles thiories du droit qui riclament une cassure avec le passi et chez lesquelles les valeurs de tradition et de permanence ne font plus loi pose un difi conceptuel de taille h la regle d precedent. Quoique cette regle admette des moyens de Whether as a rule of practice or an abstract concept, the doctrine of pre- cedent, stare decisis, is an important part of the way the common law defines itself. Over its hundred and fifty-odd years of existence, this doctrine has seen several important trends of con- ceptualization of the law. The theories have come and gone, but stare decisis has remained, partly through adapta- tion, partly by depriving itself of its original significance. This article is a discussion of the transformation of this doctrine, based on the normative importance of tradition, in the face of the erosion of this justification and the impact of the successive theories on its relationship with the law. The article begins with an histor- ical survey in order to present the con- text in which the doctrine of precedent has materialized and evolved. This sur- vey illustrates the variations of the doctrine during its existence, and therefore, its capacity to adapt to dif- ferent environments of legal thought. The development in the twentieth cen- tury of new legal theories calling for a break with the past and in which the values of tradition and permanence no longer prevail poses a major concep- tual challenge to the doctrine of pre- cedent. While this doctrine allows a measure of change in the law, it owes its existence to a value, the authority * Auxiliaire juridique A la Cour f6d6rale d'appel du Canada. Je tiens h remercier Lucie Ldger, professeure au programme frangais de common law de la Facult6 de droit de l'Universit6 d'Ottawa, pour son travail de r6vision et pour ses g6n6reux encouragements. Cet article est une version r6vis6e d'un texte r6cipien- daire d'un des prix de r6daction juridique J.S.D. Tory ; je suis pour cela reconnais- sant au cabinet Tory, Tory, Deslauriers & Binnington et a la Facult6 de droit de l'Universit6 d'Ottawa. J'aimerais 6galement remercier Nicole Bourbonnais d'avoir corrig6 le frangais et Ian Holloway de m'avoir fourni plusieurs sources d'informa- tions historiques. Les opinions exprim6es dans cet article n'engagent que l'auteur.

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LE PRECEDENT : DE FORCEMORALE A METHODE

ADMINISTRATIVEChristian Bourbonnais Hyde*

Que ce soit en tant que r~gle de prati-que ou concept abstrait, la r~gle dupricedent, le stare decisis, constitueune partie importante de la commonlaw telle qu'elle se d9finit elle-mome.De son vivant d'approximativement unsi~cle et demi, cette regle a vu passerplusieurs tendances importantes deconceptualisation du droit. Les thgo-ries se sont succides, mais le staredecisis est restS, en partie par adapta-tion, en partie en se dipouillant de sonsens original. Cet article est une dis-cussion des transformations de la r-gle, fondge sur l'importance normativede la tradition,face ii l'irosion de cettejustification et de 1'effet des theoriessuccessives sur sa relation avec ledroit.

L'article procide d'abord pat unsurvol historique pour rendre comptedu contexte dans lequel la rdgle dupricdent s'est concritisge et a ivolui.Ce survol permet d'illustrer les varia-tions de la regle au cours de son exist-ence et donc sa capaciti d'adaptationa difftrents environnements de pensiejuridique. Le diveloppement au ving-tieme siecle de nouvelles thiories dudroit qui riclament une cassure avecle passi et chez lesquelles les valeursde tradition et de permanence ne fontplus loi pose un difi conceptuel detaille h la regle d precedent. Quoiquecette regle admette des moyens de

Whether as a rule of practice or anabstract concept, the doctrine of pre-cedent, stare decisis, is an importantpart of the way the common law definesitself. Over its hundred and fifty-oddyears of existence, this doctrine hasseen several important trends of con-ceptualization of the law. The theorieshave come and gone, but stare decisishas remained, partly through adapta-tion, partly by depriving itself of itsoriginal significance. This article is adiscussion of the transformation of thisdoctrine, based on the normativeimportance of tradition, in the face ofthe erosion of this justification and theimpact of the successive theories on itsrelationship with the law.

The article begins with an histor-ical survey in order to present the con-text in which the doctrine of precedenthas materialized and evolved. This sur-vey illustrates the variations of thedoctrine during its existence, andtherefore, its capacity to adapt to dif-ferent environments of legal thought.The development in the twentieth cen-tury of new legal theories calling for abreak with the past and in which thevalues of tradition and permanence nolonger prevail poses a major concep-tual challenge to the doctrine of pre-cedent. While this doctrine allows ameasure of change in the law, it owesits existence to a value, the authority

* Auxiliaire juridique A la Cour f6d6rale d'appel du Canada. Je tiens hremercier Lucie Ldger, professeure au programme frangais de common law de laFacult6 de droit de l'Universit6 d'Ottawa, pour son travail de r6vision et pour sesg6n6reux encouragements. Cet article est une version r6vis6e d'un texte r6cipien-daire d'un des prix de r6daction juridique J.S.D. Tory ; je suis pour cela reconnais-sant au cabinet Tory, Tory, Deslauriers & Binnington et a la Facult6 de droit del'Universit6 d'Ottawa. J'aimerais 6galement remercier Nicole Bourbonnais d'avoircorrig6 le frangais et Ian Holloway de m'avoir fourni plusieurs sources d'informa-tions historiques. Les opinions exprim6es dans cet article n'engagent que l'auteur.

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changement du droit, elle doit son ex-istence d une valeur, l'autoritj des dj-cisions passies, dont le pouvoirnormatif est en perte de vitesse, ou dumoins serieusement contest6.

Quel est l'avenir d'une telle rigle,qui conserve une apparence de fonc-tion pratique, mais dont lafonction del6gitimation est interpellde par de nou-veaux modes de pensie? Considdrantqu'on se tourne de nos jours vers ledroit pour r6soudre toute une sdrie deproblimes complexes de socidt6, com-ment une rdgle essentielle d la logiquejuridique peut-elle agir efficacement,alors que saforce normative originaleest jrod6e?

of prior decisions, whose normativepower is losing ground, or seriouslychallenged at least.

What is the future of such a doc-trine which retains its appearance ofpractical function, but whose functionof legitimization is questioned by newways of thinking? Considering thattoday we turn to law to solve a seriesof complex social problems, how can adoctrine essential to legal logic be effi-cient, when its original normativestrength has eroded?

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Le prdcdent

I. INTRODUCTION

A l'6poque oti la common law faisait la gloire de l'Empire britan-nique, la r~gle du pr6cddent faisait la fiert6 de la common law :

The value of these reports [A cause des prdcddents qu'ils contiennent]to the lawyer and to the judge is, I repeat, absolutely incalculable. It isa mine of wealth possessed by none but English-speaking peoples. Herethe lawyer finds his true riches. What the art collections in the Vatican,in the Tribune Room, the Pinacotheks, in the Dresden Gallery, and inthe Louvre are to the artist, the judicial reports are to the English andAmerican lawyer....They are capable of being made quite as valuableto the legislator as to the lawyer, since the uninterrupted light of theexperience of many generations of men shines forth from them to markout and illumine the legislator's pathway. He need scarcely take a singlestep in the dark.'

Comme m6thode de raisonnement par analogie, elle 6tait l'exemple d'unsyst~me qui se voulait rationnel, ordonn6 et d'autant plus ennobli qu'ilaurait 6t6 mis A l'6preuve et aguerri par des si~cles de maturation. Prgtredu dogme de la justice, le pr6c6dent c6lbrait le mariage entre la certitudeet la flexibilit6. Ainsi, il se targuait de pouvoir rendre utile A la soci6t6contemporaine cet h6ritage de la sagesse de ses ancetres. Et, diff6rencenon sans avantage, la r~gle du pr6c6dent permettait de distinguer le droitanglo-saxon de son homologue civiliste.

Au d6part, le pr6c6dent ne cherche pas A se justifier. II est simple-ment lIt, t ce point intrins~quement li6 i l'esprit de la common lawdit-on, qu'il serait impossible de concevoir l'un sans l'autre. La plussommaire des enquetes historiques a cependant t6t fait de r6v6ler que lacommon law est beaucoup plus ancienne que la r~gle du stare decisis,cette demi~re originaire du si~cle demier. La meme enqute d6montreaussi comment l'application de la r~gle du pr6c6dent a diff6r6 selon les6poques et les juridictions.

Appel6s A la justifier, les d6fenseurs de la r~gle lui invententplusieurs avantages utilitaires : la coh6rence du syst~me, la pr6visibilit6,la stabilit6 et la certitude n6cessaires qu'elle apporterait au processusjuridique, l'6quit6 qui d6coulerait du fait d'appliquer une solution sem-blable A des cas semblables et enfin, la protection de l'6ventuel arbitrairedes juges offerte par l'obligation de suivre certaines d6cisions ant6-rieures.

2

Quelles que soient les justifications, la force normative du pr6c6-dent, sa capacit6 de 16gitimer le pouvoir d6cisionnel des juges et de faireaccepter l'6tat du droit tient en grande partie du respect accord6 au pass6.

J.F. Dillon, THE LAWS AND JURISPRUDENCE Op ENGLAND AND AMERICA, NewYork, Da Capo Press, 1970 A la p. 234, cit6 dans O.K. McMurray, << ChangingConceptions of Law and of Legal Institutions >> (1915) 3 CALIFORNIA L. REV. 441 Ala p. 447.

2 Les sources qui s'appliquent h d6crire ces avantages ne manquent pas. Voir,par ex., F. Schauer, << Precedent >> (19871 39 STAN. L. REv. 571.

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M~me les justifications mentionn6es ci-haut d6pendent de cette foi dansle bien-fond6 de la tradition, quoiqu'elles occultent cette d6pendance ense r6clamant de l'utilit6.3 Comme le dit A.T. Kronman :

[T]he past is, for lawyers and judges, a repository not just of informationbut of value, with the power to confer legitimacy on actions in thepresent, and though its power to do so is not limitless, neither is itnonexistant.

4

Les exemples tir6s de la jurisprudence ne manquent pas non pluspour d6montrer l'importance des d6cisions passees comme fondementdes d6cisions actuelles, meme en pr6sence de bonnes raisons de ne passuivre les pr6c6dents :

[W]e do not write on a clean slate. << Very weighty considerationsunderlie the principle that courts should not lightly overrule past deci-sions. >> Thus, even assuming that contemporary considerations suppor-ted respondent's construction of the statute, nearly a half century ofunwavering precedent weighs heavily against any suggestion that wenow discard the settled rule in this area.5

En fait, la pr6sence morale du pass6 est ii tel point ancr6e dans lanotion de pr6c6dent qu'il peut sembler superflu de vouloir s'y arr~ter.Ce le serait en effet si ce n'6tait que cette pr6sence n'est plus apparentepour bien des lectrices et lecteurs d'aujourd'hui, en particulier celles etceux qui ch6rissent la place du pr6c6dent dans la logique de la commonlaw. Ce n'est pas surprenant. Les apologistes de la r~gle du pr6c6dentau vingti~me si~cle se sont employ6s it en nier cette justification. I1 leurfallait lui d6couvrir des avantages plus acceptables aux yeux d'unesoci6t6 qui n'accepte plus sans r6serve les commandements du pass6, etqui est mieux convaincue par les attributs soi-disant modernes de l'ef-ficacit6 et de la rationalit6. 6 Les arguments propos6s par ces auteurs ned6montrent pas que l'application du stare decisis n'est pas li6e A unrespect pour le pass6, mais uniquement que cette source de justificationne r6ussit plus de nos jours.

3 Dans son article << On the Moral Presence of our Past >> (1991) 36 R.D.MCGILL 1153 aux pp. 1165 et s., G.J. Postema d6crit le caract~re insatisfaisant deces justifications utilitaires. Par exemple, dit-il, la r~gle du pr6c6dent est incapablede garantir la pr6visibilit6 ou la stabilit6, parce que les r~gles des d6cisions pass6esne sont ni passibles d'&re d6termindes pos6ment, ni publiquement accessibles.Postema est cependant en faveur de l'attribution d'une valeur normative au pass6en ce qu'il croit que la m6moire collective fait partie du raisonnement humain etdu processus d'identification.

4 << Precedent and Tradition >> (1990) 99 YALE L.J. 1029 aux pp. 1032-33.5 Miller c. Fenton, 106 S.CT. 445 i la p. 452, 474 U.S. 104 ii la p. 115 (1985).

Les guillemets indiquent une citation de Moragne c. States Marine Lines, Inc., 398U.S. 375 h la p. 403 (1970). Cette citation est peut-6tre mal choisie, en ce sens quec'est dans le syst~me amdricain que la doctrine du pr6c6dent a 6t6 la moins rigide.

6 En effet, rares sont les articles contemporains qui d6fendent le bien-fond6de la r~gle du pr6c6dent sans se sentir oblig6s de d6daigner l'argument selon lequelle pass6 est une justification en soi. Voir, par ex., M. Shapiro, << Toward a Theoryof Stare Decisis >> (1972) 1 J. LEGAL STUD. 125.

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Le pricident

Et c'est lh le sujet de cet article. La doctrine du stare decisis peutatre d6finie A deux niveaux. Elle a un sens fonctionnel en ce qu'elle peutservir h aider les juges A en venir t d6terminer une solution. Elle a6galement une fonction de 16gitimation du pouvoir des juges de prendredes d6cisions.7 C'est t ce dernier niveau que cet article s'int6resse.

On peut dire de plusieurs parties conceptuelles de la common lawqu'elles ont une fonction de 16gitimation semblable. La r~gle du pr6c6-dent a ceci de distinct qu'elle d6pend, A son origine pour le moins, dela force normative accord6e au pass6 dans les soci6t6s de common law. 8

L'action de la doctrine au niveau conceptuel est illustr6e par l'im-possibilit6 de fixer son action au niveau pratique. I1 est impossible ded6terminer avec certitude l'action du droit, avant ou apr~s tel ou tel arrt,par une diff6rence marqu6e dans la pratique depuis un si~cle dans lesjuridictions de common law. Certes, des tendances se dessinent, mais letrac6 est un peu plus flou. Le r6sultat d'une d6cision rendue A partir defaits semblables peut itre radicalement diff6rent dans la deuxi~me moiti6du vingti~me si~cle qu'A la fin du dix-neuvi~me, c'est certain. Mais biensouvent les langages se ressemblent. Tout est en nuances, distinctionssubtiles, et diff6rences imperceptibles.

La r~gle du pr6c6dent finit par ressembler t la description qu'onveut bien en faire selon la vision qu'on adopte du cours de l'histoire etdu droit. Veut-on 61argir la recherche pour se faire une ide mieux assise,plus < scientifique >> de l'existence et du fonctionnement du pr6c6dent?On collectionne alors les opinions des juges. Mais plus la collections'61argit, plus les id6es reques deviennent une multitude confuse et

7 Je ne veux pas ici critiquer cette fonction de 16gitimation, c'est- -direm'arrater sur l'opportunit6 d6mocratique de la remise d'un pouvoir d6cisionnel entreles mains de personnes non-6lues. II s'agit seulement de constater que cette fonctionexiste et qu'elle constitue une partie importante de l'existence des r~gles.

L'attribution d'une fonction de 16gitimation certaines parties du droit, sansque cette attribution soit 6tablie par des preuves empiriques, a d~j 6t6 fortementcritiqu6e. Voir A. Hyde, « The Concept of Legitimation in the Sociology of Law >>(1983) Wisc. L. REV. 379, oii l'auteur met en doute la capacit6 des institutionsjuridiques de 16gitimer leurs d6cisions. I1 en vient A cette conclusion apr~s avoirconstat6 que rien ne prouve, empiriquement, que les valeurs promulgu6es par lestribunaux sont reques par la population en g6n6ral. En r6ponse, j'avoue 8tre inca-pable de me prononcer sur l'efficacit6 de la fonction de 16gitimation. Je ne sais passi, dans les faits, des r~gles comme celle du pr6c6dent et d'autres, r6ussissent Ajustifier le pouvoir des juges. II n'en demeure pas moins que leur formulation esten partie d6termin6e par la tentative de justifier et la n6cessit6, appr6hend6e par lesparticipants de la communaut6 juridique, de justifier. En fait, cet article veutd6montrer comment la r~gle « a r6agi >> face aux 6poques qui remettaient sajustification en cause.

s A titre d'exemple, certaines garanties proc6durales de la common law,comme le droit d'etre entendu, servent L un certain niveau A justifier le pouvoir desjuges de d6cider. Ce genre de rbgle 16gitime en promettant A l'accus6 ou l'intim6que toute d6cision h son endroit sera faite en tenant compte de ses arguments. Elle16gitime 6galement en faisant du cas priv6 de cet accus6 ou intim6 un acte public,parce que la personne est entendue au cours d'une proc6dure officielle. Le droitd'&re entendu peut toutefois se distinguer de la doctrine du stare decisis en ce qu'iln'acquiert pas sa force normative grace au truchement du pass6.

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dispers6e qui a t6t fait de faire place aux contradictions. Et les sp6cia-listes de l'6tude historique et conceptuelle du pr6c6dent deviennentcomme ces fanatiques du monstre du Loch Ness : tous affirment avoirvu la bete impressionnante, mais demandez-leur d'en faire un exposed6finitif, et ils n'en ont qu'une photo, somme toute tr~s floue. Cetteexistence de centaines de sp6cimens empeche de reconnaitre l'esp~cepour ce qu'elle est : un effet de rh6torique.

C'est pr6cis6ment pour cette raison que les explications de la r~glene s'entendent pas entre elles. Elles cherchent A d6crire quelque chosequi n'existe pas, ou du moins qui ne correspond pas A l'id6e qu'on s'enfait. Comme le dit l'6cole des rdalistes am6ricains : < Ne vous inqui6tezpas tant de ce que disent les tribunaux, mais plut6t de ce qu'ils font >.9

II. LA PLACE HISTORIQUE DE LA DOCTRINE DU STARE DECISIS

A. Dffinition sommaire de la rdgle

La doctrine du stare decisis stipule essentiellement qu'il faut traiterles situations semblables d'une m~me mani~re. Pour d6cider d'un cas,les juges doivent examiner les principes 61abor6s par des jugementsant6rieurs et appliquer ces principes A la situation du cas en espece. Jen'expliquerai pas en d6tail les exceptions et les distinctions possi-bles ;10 elles sont plus ou moins nombreuses selon que les juges veulentfaire respecter la r~gle ou y 6chapper.

Toutefois, les points principaux sont les suivants : les tribunaux

doivent suivre les d6cisions rendues par les instances qui ont le pouvoir

d'infirmer leurs jugements. Selon les diff6rentes juridictions de common

law, une cour n'est pas oblig6e de suivre une d6cision d'une cour de

m~me niveau ; elle doit par contre leur accorder beaucoup de respect.

De fagon g6n6rale, il faut viser l'uniformit6 entre les d6cisions, mais les

tribunaux de derni~re instance ne se sont pas toujours tenus de suivreleurs propres d6cisions." I

9 D'aprs R. Cross, PRECEDENT IN ENGLISH LAW, 3e 6d., Oxford, ClarendonPress, 1977 A la p. 51. Traduction de 1'auteur, comme pour tous les extraitsd'ouvrages de langue anglaise cit6s dans ce texte, moins d'indication contraire.

10 A ce sujet, on peut lire A profit l'ouvrage de J. Stone, PRECEDENT AND LAW,

Sydney, Butterworths, 1985 ; L. Goldstein, dir., PRECEDENT IN LAW, Oxford, Cla-rendon Press, 1987 ; C.K. Allen, LAW IN THE MAKING, 7e 6d., Oxford, ClarendonPress, 1964.

II Dans cet article, je ne fais pas vraiment de distinction entre les termes< stare decisis et << pr6c6dent >> ou << r~gle du pr6c6dent . La distinction existesans doute, mais elle est plus ou moins utile pour les fins de la discussion. Certainsauteurs pr6ferent r6server l'expression « stare decisis h la formulation stricte dela r~gle et employer << pr6c6dent > pour d6signer le simple fait de suivre les d6cisionsant6rieures sans qu'il y ait une obligation absolue. D'autres ne font tout simplementpas la distinction. Comme les deux concepts contiennent la mrme fonction justifi-catrice et valeur normative du pass6, la distinction perd de son utilit6 dans le cadrede cet article. Je distinguerai l oti il y aura lieu de le faire.

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Le prdc6dent

B. En Angleterre

Selon Allen, il est possible de faire remonter l'arbre g6n6alogiquede la r~gle du prdc6dent jusqu'A la Conqu~te normande, ou du moinsjusqu'au treizi~me si~cle. 12 Les documents de l'6poque r6v~lent certesune pratique courante de r6f6rence h d'autres jugements, mais cettepratique ne d6passe pas vraiment le niveau du raisonnement par analogie.

Parce que la r~gle du pr6c6dent exige qu'on suive les rationesdecidendi des d6cisions ant6rieures semblables, son existence d6pendlogiquement d'un syst~me de reportage des jugements. Or, pendant prosde six si~cles, le reportage des d6cisions ne se fait pas de mani~re Apouvoir satisfaire h cette exigence. 13 Bien sfir, il y a tr~s t6t des archivesde tribunaux, mais celles-ci sont difficiles d'acc~s, m~me pour lesmembres de la profession. Sont 6galement disponibles les Year Books,genre de recueil non officiel de jugements ; malheureusement, ceux-citiennent plus du compte rendu journalistique que du pr6cis, et ils necontiennent souvent que les arguments avanc6s de part et d'autre, sansmentionner la d6cision rendue.14

Les v6ritables recueils de jurisprudence font leur apparition auseizi~me si~cle. A ce moment-l toutefois, ces recueils sont de fabrica-tion priv6e, et d'une qualit6 si souvent m6diocre que les juges refusentfr6quemment de leur faire confiance pour rendre leurs jugements. Lasituation s'am6liore au dix-huiti~me si~cle, mais ce n'est qu'en 1865,avec la fondation des rapports semi-officiels du Incorporated Councilof Law Reporting que la common law peut commencer s'appuyer surun syst~me v6ritablement rigoureux de reportage des ddcisions. Il estint6ressant de noter A ce point que la r~gle doit donc son existence, aumoins partiellement, une conjonction de faits mat6riels. Cette consta-tation porte une premiere atteinte A la pr6tention de la r~gle A l'in6vita-bilit6.

Malgr6 ces lacunes, il est clair qu'un sens existe tr~s t6t, chezplusieurs juges, de la ndcessit6 de suivre les d6cisions d6j L rendues.

12 Supra, note 10 aux pp. 187-88. La presque totalit6 des faits relat6s dans cetravail au sujet de l'histoire du pr6c6dent avant le dix-neuvi~me si~cle est tir6e decet ouvrage.

13 Ibid. aux pp. 221-30.14 W.C. Bolland donne cet aperqu amusant pour notre 6poque de l'usage des

archives des tribunaux :They [les archives] were not open to general inspection. They were noteven open to the inspection of the Serjeants. Serjeant Toudeby, forinstance, early in Edward II's reign was very anxious to know on whatexact ground some land had been recovered by a judgment of the Courta little while before. The knowledge was necessary for the properpresentment of the case he was arguing. If he had been allowed to inspectthe roll he certainly would have inspected it; but all that he could dowas try to persuade the Court in a roundabout way, not disclosing hisreal purpose, to order the roll to be searched. But the Court quite sawthrough the Serjeant's scheme, refused inspection of the rolls and toldhim to get on with his case.

Voir The Year Books, London, Cambridge University Press, 1921 a la p. 34.

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Ottawa Law Review I Revue de droit d'Ottawa

Toutefois, et ce jusqu'au dix-huiti~me si~cle, ce sentiment est plut6t unevague habitude de pratique qu'une r~gle stricte de droit. De plus, il n'estpas partag6 par tous les juges, lesquels doivent fonctionner au sein d'unsyst~me de tribunaux oa les juridictions sont souvent mal d6finies. 15 Lestribunaux se mettent a examiner les jugements ant6rieurs, mais si unjuge est en d6saccord avec une d6cision, il est libre de ne pas la suivre. 16

Avec le dix-huiti~me si~cle, la formation de la r~gle du pr6c6dentdevient plus claire. Les d6cisions ant6rieures doivent tre consult6es,sinon suivies en g6n6ral, mais elles ne lient les juges en aucun cas. Dansl'arr~t Jones c. Randall, le juge Lord Mansfield donne un aperqu de laphilosophie de l'6poque :

[T]he law of England would be a strange science indeed if it weredecided upon precedents only. Precedents serve to illustrate principles,and to give them a fixed certainty.. But the law of England, which isexclusive of positive law, enacted by statute, depends upon princi-ples ; and these principles run through all the cases according as theparticular circumstances of each have been found to fall within the oneor other of them. 17

Ce passage illustre deux ph6nom~nes : la place r6guli~re que les pr6c6-dents en sont venus occuper dans la common law et le fait que de cespr6c6dents il faut d'abord retenir le principe ind6pendant qu'ils illustrentplut6t que de les appliquer m6caniquement.

C'est au cours du dix-neuvi~me si~cle que se forme la r~gle pro-prement dite. Dans son article intitul6 < Change in the Doctrine ofPrecedent in the Nineteenth Century >>, J. Evans distingue trois p6riodesdans l'6volution de la r~gle du pr6c6dent au dix-neuvi~me si~cle.'5

Pendant la premiere p6riode, de 1800 1834, c'est la doctrine h6rit6edu dix-huiti~me si~cle qui pr6domine. Certains juges, comme LordEldon, Chancelier, adoptent un point de vue strict et se consid~rent li6spar les d6cisions des cours ant6rieures :

The question with me, adopting all the sentiments of the great personsnamed, as far as they go, with due submission to that Court, which hasa right to bind me and them, is, whether I can set up my judgmentagainst a judgment of the House of Lords. A rule of Law laid down bythe House of Lords cannot be reversed by the Chancello....The rule oflaw must remain, till altered by the House of Lords. 19

Cette approche ne fait toutefois pas l'unanimit6 aupr~s des juges, et lajurisprudence indique qu'une d6cision rendue par la Chambre des lords

15 Jusqu'h l'adoption du Judicature Act, au Royaume-Uni en 1850, il existaitplusieurs cours de common law qui partageaient des domaines de comp6tence, cequi permettait de choisir le tribunal qu'on estimait devoir etre le plus favorable asa cause.

16 Bole c. Horton (1670), Vaugh. 360, 124 E.R. 1113.17 (1774), 1 Cowp. 37, 98 E.R. 954 a la p. 955.18 Dans L. Goldstein, dir., supra, note 10, 35.19 Perry c. Whitehead (1801), 6 VES. JUN. 544, 31 E.R. 1187 a lap. 1189.

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Le prcddent

est consid6r6e donner plus de poids une doctrine, sans plus. 20 D'autresfacteurs viennent d6favoriser l'6tablissement d'une r~gle stricte de con-formit6. II y a d'une part une certaine confusion au niveau de la structured'appel, laquelle ne sera pas am61ior6e avant 1830.21

From the Court of Common Pleas error lay to the Court of King's Benchand thence to Parliament: i.e. to the House of Lords. When the King'sBench exercised original jurisdiction error lay at the option of the partyeither to a Court of Exchequer Chamber established in 1585, whichconsisted of judges of the other two courts, and thence to Parliament,or directly to Parliament. From the Court of Exchequer error lay to aCourt of Exchequer Chamber established in 1357, the decisions of whichhad to be delivered by the Chancellor and the Treasurer or by a LordKeeper. Plainly, such a system did not encourage any simple conceptionof hierarchy. Further, both courts of Exchequer Chamber were hard toassemble, so there were relatively few decisions. 22

Cette p6riode est 6galement caract6ris6e par le fait que les juges profes-sionnels ne deviennent majoritaires L la Chambre des lords qu' la findes ann6es 1820. Jusqu'A ce point M~, la pr6sence de juges non form6sen droit permettait l'influence parfois directe de facteurs politiques oupartisans.

23

La deuxi~me p6riode d6finie par Evans s'6tend de 1835 h 1861.Elle est t6moin de l'enracinement du concept voulant que les decisionsdes cours sup6rieures lient les cours inf6rieures. On peut 6galementconstater pendant cette p6riode que la Chambre des lords commencese consid6rer li6e par ses propres jugements, 24 et que les tribunauxinf6rieurs accordent de plus en plus de respect aux d6cisions des tribu-naux de meme niveau. 25 L'arret Veley c. Burder,26 rendu en 1837, donneun court expos6 de ces consid6rations.

20 J. Ram, THE SCIENCE OF LEGAL JUDGMENT, par J. Townshend, Littleton(Colorado), Fred B. Rothman, 1988 a la p. 180.

21 Avec le passage d'une loi qui dirige l'appel de tous les tribunaux de commonlaw a la Cour de l'Echiquier, et de lh au Parlement : An Act for the more effectualAdministration of Justice in England and Wales, 11 Geo. IV et 1 Will. IV, chap.70, art. 8.

22 Evans, supra, note 18 aux pp. 48-49.23 Ibid. a la p. 48. Pour constater l'aisance avec laquelle les jur6s, et la

Chambre des lords, h l'6poque oti les avocats y 6taient en minorit6 parmi lesprofanes, passaient outre les pr6c6dents lorsqu'ils jugeaient cela contraire A lajustice, voir Lord Denning, From Precedent to Precedent, Oxford, Clarendon Press,1959.

24 Voir Bright c. Hutton (1852), 3 H.L.C. 341, 10 E.R. 133, oti la questionfait explicitement surface. Dans cet arrt, la Cour d6cide de ne pas suivre la d6cisionqu'elle avait rendue deux ans plus t6t dans Hutton c. Upfill (1850), 2 H.L.C. 674,9 E.R. 1248, mais les juges se divisent en plusieurs camps au sujet de la r~gle Aadopter pour les precedents.

25 Evans, supra, note 18 A la p. 54.26 (1837), 1 Curt. 372, 163 E.R. 127.

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Selon plusieurs auteurs,2 7 c'est en 1861, dans Beamish c. Beamish,28

qu'on assiste au mfirissement de la r~gle stricte :

The law laid down as your ratio decidendi, being clearly binding on allinferior tribunals, and on all the rest of the Queen's subjects, if it werenot considered as equally binding upon your Lordships, this Housewould be arrogating to itself the right of altering the law, and legislatingby its own separate authority.

Evans identifie enfin la troisi~me p6riode, de 1862 A 1900, comme6tant celle o i la r~gle stricte du pr6c6dent, qui a pr6valu pendant la plusgrande partie du vingti~me si~cle au Royaume-Uni, s'est fig6e.29

En ce qui a trait au vingti~me si~cle, la r~gle du pr6c6dent estcommod6ment cern6e par deux dates : 1898 et 1966. En 1898, la Cham-bre des lords rend la d6cision London Street Tramways Co. c. LondonCounty Council.30 Suivant l'approche adopt6e dans Beamish trente-septans plus t6t, Lord Halsbury 6nonce la r~gle suivante :

[A] decision of this House once given upon a point of law is conclusiveupon this House afterwards, and....it is impossible to raise that questionagain....

[N]othing but an Act of Parliament can set right that which is allegedto be wrong in a judgment of this House.3 1

Malgr6 l'opposition de certains juges comme Lord Denning, un demi-si~cle plus tard, et les 6carts de la Cour d'appel jusqu'en 1944,32 la r6gledemeurera jusqu'en 1966, du moins au plan formel. En effet, en 1966,Lord Gardiner 6met le Practice Statement33 par lequel il signale nonpas l'abolition du syst~me de pr~c6dents, mais la fin de son r~gneabsolutiste :

Their Lordships regard the use of precedent as an indispensable foun-dation upon which to decide what is the law and its application toindividual cases. It provides at least some degree of certainty uponwhich individuals can rely in the conduct of their affairs, as well as abasis for orderly development of legal rules.

Their Lordships nevertheless recognise that too rigid adherence toprecedent may lead to injustice in a particular case and also unduly

27 Voir Evans, supra, note 18 h la p. 56 ; mais voir aussi J.D. Murphy et R.Rueter, STARE DECISIS IN COMMONWEALTH APPELLATE COURTS, Toronto, Butter-worths, 1981 A la p. 3.

28 (1861), 9 H.L.C. 274, 11 E.R. 735 a lap. 761 [ci-apr~s Beamish].29 Supra, note 18 h la p. 54.30 [1898] A.C. 375 [ci-apr~s London Street Tramways].31 Ibid. aux pp. 379 et 381.32 Cette annde-lA, la Cour d'appel rend le jugement Young c. Bristol Aeroplane

Co., [1944] 1 K.B. 718, conf. par [1946] A.C. 163. Lord Greene y confirme Ianfcdssit6 absolue (6videmment assortie d'exceptions) pour la Cour d'appel de suivreses propres ddcisions.

33 [1966] 1 W.L.R. 1234.

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Le pricdent

restrict the proper development of the law. They propose, therefore, tomodify their present practice and, while treating former decisions ofthis House as normally binding, to depart from a previous decision whenit appears right to do so.

Quand on scrute de pros la pratique r6elle des tribunaux anglais avantet apr~s ces dates charni~res, on est bien oblig6 de conc6der deux faitsimportants. D'une part, m~me sous la p6riode << stricte >>, les techniquesd'interprdtation de la common law et, par moments, l'irrv6rence de laCour d'appel it l'6gard de ce formalisme, font que le droit 6volue au nezet h la barbe du pr6c6dent. C'est d'ailleurs bien dans cet intervalle quesont rendues deux des d6cisions les plus modificatrices de la commonlaw du vingti~me si~cle. 34 D'autre part, la lecture du Practice Statementn'a pas 6t6 suivie d'une inondation de retournements de la common law.

C. Au Canada

La position des tribunaux au Canada, et en particulier de la Coursupr~me du Canada, a 6t6 longtemps calqu6e sur celle des tribunauxbritanniques. En 1909, le juge Anglin 6nonce la r~gle que suivra lajurisprudence canadienne pour la premiere moiti6 du vingti~me si~cle

The Supreme Court of Canada occupies a somewhat peculiar position.From it no appeal lies as of right. By special leave an appeal may behad to the Judicial Committee. In the great majority of cases which ithears it is a final appellate tribunal; in other cases, it occupies theposition of an intermediate appellate court. But, whether it be regardedas final or intermediate, in view of the current of recent decisions towhich reference has been made, the attitude of this court towards itsprevious decisions upon questions of law should, in my opinion, be thesame....[W]e should not, in my opinion, hesitate now to determinethat ..... unless perhaps in very exceptional circumstances, a previousdeliberate and definite decision of this court will be held binding, if itis clear that it was not the result of some mere slip or inadvertence.

[I]t is of supreme importance that people may know with certainty whatthe law is, and this end can only be attained by a loyal adherence to thedoctrine of stare decisis. I see no good reason why this doctrine shouldnot be applied, and many very cogent reasons why it should prevail inthis court.35

34 Donoghue c. Stevenson, [1932] A.C. 562, [1932] ALL E.R. 1 et HedleyByrne & Co. c. Heller & Partners Ltd, [1964] A.C. 465, [1963] 2 ALL E.R. 575.

35 Stuart c. Bank of Montreal (1909), 41 S.C.R. 516 aux pp. 548-50, conf. par-[1911] A.C. 120 aux pp. 548-50.

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Jusqu'I ce que les appels au Conseil priv6 soient abolis en 1949,36 il n'yaura pas de place au Canada pour des 6carts la r~gle, encore moinspeut-etre qu'en Angleterre. L'Ontario a d'ailleurs la distinction particu-lire d'avoir, A un temps, coul6 ce principe dans une mesure 16gislative.En 1895, la 16gislature provinciale ent6rine la r~gle du pr6c6dent dansune loi.37 Les provisions pertinentes de cette loi seront toutefois abrogdesen 1931,38 sans 8tre reprises par la suite. Meme pendant leur existence,les tribunaux n'en ont jamais fait grand cas. 39

La r~gle s'assouplit donc au Canada d6s les ann6es 1950, mais cen'est qu'avec l'arr~t Binus c. R. qu'on assiste au d6clin explicite duprincipe :

I do not doubt the power of this Court to depart from a previousjudgment of its own but, where the earlier decision has not been madeper incuriam, and especially in cases in which Parliament or the Legis-lature is free to alter the law on the point decided, I think that such adeparture should be made only for compelling reasons. 40

Cet assouplissement de l'attitude sera confirm6 travers le Canada par lasuite dans plusieurs d6cisions. 41 Ainsi, la Cour supreme du Canadaaffirme en 1982 dans Ministre des Affaires indiennes et du Nord cana-dien c. Ranville42 que la Cour ne devrait pas suivre ses d6cisionsant6rieures lorsqu'elle est en pr6sence d'une raison convaincante pource faire, comme par exemple lorsque cela cr6erait de 1'incertitude.

L'6volution de la rbgle du pr6c6dent au Canada est plus facile Asuivre que celle de l'Angleterre, parce qu'elle est moins mouvement6e.Bien sfir, ici comme IA-bas on d6note des jugements qui semblents'6carter de la m6thode dict6e, mais en mati~re de droit, le Canada ararement 6t6 l'avant-garde des courants jurisprudentiels. Dans unecolonie anglaise, les tribunaux se sont longtemps content6s de reproduirela common law britannique. Les d6bats sur le bien-fond6 de la rfgle dupr6c6dent se sont d'abord faits ailleurs, en partie en Grande-Bretagne,mais aussi aux ttats-Unis.

En effet, au Canada, au moment des d6bats parlementaires entou-rant la cr6ation de la Cour supreme du Canada en 1875, Sir John A.

36 Cette abolition 6tait en fait une deuxi~me tentative. La loi de 1875 qui cr6aitla Cour supreme du Canada pr6voyait l'abolition des appels au Conseil priv6. Ladisposition pertinente conservait cependant l'exercice de la.pr6rogative royale, cequi fft interpr6t6e comme un vice annulant l'article. Voir M.R. MacGuigan, << Pre-cedent and Policy in the Supreme Court >> (1967) 45 R. Du B. CAN. 627 A la p. 628.

37 An Act to consolidate the Acts governing the Supreme Court of Judicatureof Ontario, L.O. 1895, chap. 12, art. 79 et An Act for diminishing Appeals andotherwise improving the Procedure of the Courts, L.O. 1895, chap. 13, art. 9.

38 An Act to amend the Judicature Act, L.O. 1931, chap. 24, art. 5.39 Murphy et Rueter, supra, note 27 aux pp. 24-25.40 [1967] S.C.R. 594 la p. 601.41 Voir, par ex., Renvoi relatif d la Loi sur l'organisation du marchi des

produits agricoles, [1978] 2 R.C.S. 1198, 84 D.L.R. (3d) 257 ; A.V.G. ManagementScience Ltd c. Barwell Developments Ltd, [1979] 2 R.C.S. 43, 92 D.L.R. (3d) 289.

42 [1982] 2 R.C.S. 518, 44 N.R. 616.

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Le pricdent

MacDonald s'emporte contre la disposition qui annulerait les appels auConseil priv6. Sa crainte principale? Que cette mesure soit << un premierpas vers la s6paration entre le Dominion et la mere patrie >>.43 C'est lemgme sc6nario trois-quarts de si~cle plus tard au moment de la cessationd6finitive des appels au Conseil priv6, en 1949. Le premier ministref6d6ral, Louis St-Laurent, explique alors au Parlement que :

« That the rule of stare decisis ought to continue to be applied withrespect to past decisions of the Supreme Court, as well as with respectto past decisions of the Judicial Committee of the Privy Council >>....issomething with which I entirely agree. I think it is a part of theadministration of justice in British countries that the decisions areregarded as binding upon themselves and upon all courts of lowerjurisdiction, until they are modified or set aside by legislative ac-tion.44

Bien stir, ce n'est pas ce qui est arriv6, mais ce passage d6montre hi quelpoint le d6bat canadien se faisait sur la question du lien avec les Britishcountries plut6t que sur le fond de la question juridique. Cette timidit6canadienne se voit 6galement dans le fait que ce n'est qu'apr~s la< rupture >> de 1949 que paraissent au Canada des articles qui plaidenten faveur d'une plus grande autonomie jurisprudentielle. Les commen-taires de la plupart des auteurs ressembleront alors t ceux que fait leprofesseur Laskin :

In my view, such a dissociation, [de la doctrine du stare decisis] whetherformally expressed or not, is imperative if the Court is to develop apersonality of its own.45

Ici, comme dans d'autres opinions, l'accent est mis sur la n6cessit6 decr6er une jurisprudence authentiquement canadienne. 46 Non seulementon exige le changement une fois qu'il est d6ja somme toute accompliou bien en voie de l'8tre, mais ce sont les arguments nationalistes quiont la faveur du jour. Si auparavant les d6bats portaient sur le lien avecla Grande-Bretagne, ils restent par la suite encore confin6s au royaumedu d6bat sur l'identit6 nationale. I1 y a beaucoup moins de discussionsur le pouvoir des juges et sur l'6volution des principes de droit eux-memes.

En ce qui a trait au pr6c6dent, ou du moins a la pratique de chercherdans le pass6 d'une autre juridiction la rdponse a un probl~me juridiquecontemporain, on pourrait presque dire que l'6mancipation de la com-mon law canadienne face aux liens du pr6c6dent venu d'ailleurs sera en

43 Cit6 dans MacGuigan, supra, note 36 lap. 629 n. 4. Traduction de l'auteur.44 Ibid. la p. 627.45 < The Supreme Court of Canada: A Final Court of and for Canadians >>

(1951) 29 R. Du B. CAN. 1038 A lap. 1075.46 Voir, par ex., W. Friedmann, « Stare Decisis at Common Law and under

the Civil Code of Quebec >> (1953) 31 R. Du B. CAN. 723 h la p. 747 ; G.D. Kennedy,« Case and Comment >> (1955) 33 R. Du B. CAN. 340 a la p. 345 ; J.B. Ballem," Case and Comment >> (1951) 29 R. Du B. CAN. 79 a la p. 81.

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partie une exp6rience de courte dur6e. Trente ans plus tard, avec l'adop-tion de la Charte canadienne des droits et liberts,47 c'est vers l'exp6-rience am6ricaine que la Cour supreme se tournera pour s'aider A d6finirla substance du droit canadien.

D. Aux Etats-Unis

La situation aux ttats-Unis s'est tr~s t6t distingu6e de la situationdans les autres juridictions de common law. Plusieurs facteurs peuventcontribuer expliquer ce ph6nom~ne. En premier lieu, la r6ception dudroit britannique en sol am6ricain s'est faite bien avant que la r~gle dupr6c6dent ne s'ossifie en Angleterre. De plus, une fois consomm6e larupture avec la Grande-Bretagne, la jurisprudence am6ricaine s'est d6-velopp6e passablement ind6pendamment.

Dans son article << Case Law in England and America >>,48 A.L.Goodhart attribue la diff6rence am6ricaine cinq facteurs : le tr~s grandnombre de jugements am6ricains et de juridictions, la position pr6domi-nante des questions constitutionnelles en droit am6ricain, les conditionssocio-6conomiques sp6cifiques des Etats-Unis qui exigent un droit plusflexible, la m6thode d'enseignement et les restatement de la commonlaw.

Le juge Pound a expliqu6 le point de vue am6ricain

Case law is not wholly bound by the rules of past generations. It is a<< myth of the law >> that stare decisis is impregnable or is anythingmore than a salutary maxim to promote justice. Although << certainty isthe very essence of the law, >> the law may be changed by the courts byreversing or modifying a rule when the rule has been demonstrated tobe erroneous either through failure of adequate presentation of properconsideration, or consideration out of due time of the earlier case, orwhen << through changed conditions it has become obviously harmful ordetrimental to society >>.49

En conformit6 avec ce point de vue, jamais la Cour supreme des ttats-Unis ne s'est consid6r6e li6e par ses propres d6cisions (bien que lestribunaux inf6rieurs aient 9a et IM fait preuve de plus de rigidit6). A ceteffet, le juge Brandeis cite dans Washington c. Dawson & Co. douzejugements dans lesquels la Cour supreme a refus6 de suivre une de sesd6cisions ant6rieures, en affirmant :

Stare decisis is ordinarily a wise rule of action. But it is not a universal,inexorable command. The instances in which the court has disregardedits admonitions are many. 50

47 Partie I de ]a Loi constitutionnelle de 1982, constituant l'annexe B de laLoi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, chap. 1I.

48 Dans ESSAYS IN JURISPRUDENCE AND THE COMMON LAW, Cambridge, Cam-bridge University Press, 1931, 50 A la p. 65.

49 << Some Recent Phases of the Evolution of Case Law >> (1922) 31 YALE L.J.361 lap. 363.

50 264 U.S. 219 la p. 238, 44 S.CT. 302 la p. 309 (1924).

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Le pricident

Les passages de la doctrine A travers l'histoire et les juridictionsservent illustrer combien elle est sensible aux changements de valeurset aux n6cessit6s de la justification. Par exemple, en th6orie juridiqueam6ricaine, le pr6c6dent a une place relativement mineure par rapportaux syst~mes britannique et canadien. Ce n'est sans doute pas 6trangerau fait que le syst~me am6ricain est n6 d'une rupture politique avec lepass6 ; sa justification se toume plut6t vers d'autres valeurs, comme lasupr6matie des principes contenus dans la constitution am6ricaine.

Le r6sum6 historique pr~c6dent montre 6galement la qualit6 de lapr6sence de la r~gle A travers plusieurs 6poques historiques. En particu-Her, on remarque d'abord une pr6sence floue et accessoire de la r~gle(jusqu'au milieu du dix-neuvi~me si~cle), suivi d'un durcissement rh6-torique (jusqu'au Practice Statement de 1966) et enfin une r6ductionrelative de la r~gle son caract~re utilitaire.

Le fait que la r~gle ait une fonction << pratique >> en tant que moyende raisonnement, en plus d'une fonction de 16gitimation, 51 contribueexpliquer que son contenu formel ait pu perdurer alors que son contenunormatif 6tait constamment sujet h r6vision.

III. LES EFFETS DE L'tVOLUTION DES THtORIES DU DROIT SUR

LA DOCTRINE DU STARE DECISIS

L'existence de la r~gle ne proc~de donc pas d'une rationalit6ind6pendante des valeurs 52 de chaque 6poque. Parce que le pr6c6dent estune rfgle qui dicte la fagon dont les juges doivent raisonner et rendreleurs d6cisions, c'est en m~me temps une r6flexion sur la nature du droit.Un ou une juge se sert de la r~gle du pr~c~dent et At l'occasion en parleexpressdment dans son jugement parce que, pour plusieurs raisons, lad6cision doit etre justifi6e par des motifs. En ce sens, la r~gle duprdc~dent se situe au meme niveau que, disons, les consid6rations dubien public dont les juges disent souvent tenir compte.

L'6volution et la cr6ation des theories qui tentent d'expliquer enquoi consiste le droit ne peuvent pas faire autrement que d'influencerl'existence, d'abord, mais ensuite la forme que prennent les r~glescomme celles du pr6c6dent ; a fortiori lorsque les circonstances struc-turelles les favorisent.

Je ne veux pas me lancer dans une explication au sujet de la naturedu droit ; il s'agit plut6t de jeter de la lumi~re sur la relation entre larfgle du pr6c6dent et les circonstances auxquelles elle doit son existenceet sa forme. Le changement d'une th6orie du droit A une autre, l'appa-rition du pr6c6dent, sa permanence d'une th6orie A une autre, et d'unestructure institutionnelle & une autre, ou bien son d6clin aux mains d'une

51 Cette distinction entre les fonctions est quelque peu artificielle puisqu'onpeut dire que meme la fonction pratique a une fonction de legitimation.

52 Je parle de valeurs en me r~f~rant uniquement A l'environnement des

th6ories juridiques propres A chaque 6poque et non A la question de l'impact duchangement des valeurs culturelles sur le contenu normatif du droit. I1 s'agiraitd'une analyse beaucoup plus compl~te que celle tent~e ici.

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nouvelle th6orie et de nouveaux modes d'expression du droit sontdes consid6rations qui ont une cons6quence pour la permanence de ladoctrine du stare decisis. L'examen r6v~le la pr6sence de la fictionjuridique.

A. Le contenu normatif idal de la regle

Toutes les r~gles ont un certain contenu normatif destin6 t lesjustifier. Ce contenu correspond donc plus ou moins, tant que la r~glecontinue d'exister, 6. ce qui est accept6 comme justification ' une 6poquedonn6e. De plus, quand une r~gle, meme dans ses attributs formels, ner6ussit plus A satisfaire aux n6cessit6s de justification dominantes A une6poque donn6e, elle devient d6su~te ou offensante par rapport A l'espritde cette 6poque et se fait remplacer.

Avant de devenir enti~rement d6su~te cependant, une r~gle estcapable de survivre en adaptant son contenu normatif aux exigences dechaque 6poque. On peut se demander alors jusqu' quel point l'adapta-tion peut se poursuivre sans que la rfgle devienne trop d6natur6e pourcontinuer A 8tre justifiable. Quand l'identit6 de la common law est siintrins~quement li6e A la place qu'elle accorde A la r~gle, il est possibleque la d6ch6ance des valeurs normatives de cette rfgle soit le pr6luded'un bouleversement en profondeur de la fonction et de la nature dudroit lui-m~me.

Quoi qu'il en soit, il faut commencer par faire l'inventaire ducontenu normatif de la r~gle du pr6c6dent afin de pouvoir constaterl'effet qu'auront les th6ories juridiques, dont le contenu normatif estdiff6rent, sur la signification de la r~gle. Si l'on a admis que le contenunormatif change, on risque de manquer de coh6rence lorsqu'on chercheA d6finir un ensemble de valeurs plus ou moins constantes qui appar-tiennent A la r~gle. Nanmoins, je crois qu'en restant 'a un niveau g6n6ral,il est possible de d6crire un contenu < id6al >>, c'est-h-dire un contenuqui refl~te le fondement de la r~gle dans son ensemble.

La doctrine du stare decisis prdsuppose au moins trois consid6ra-tions. Ces consid6rations sont toutes lies entre elles par l'idde d'unevaleur A attribuer au pass6. D'une part, que l'exercice du pouvoir soitneutre ou puisse atteindre la neutralit6, guid6 par des r~gles situ6esau-dessus de l'arbitraire humain - dans le cas de la r6gle du pr6c6dent,la r6f6rence historique constitue le point de neutralit6. En vertu de cetteide, ce ne sont pas tant les juges qui interviennent personnellement pourr~gler un cas particulier, mais une norme historique. A certains 6gards,la r~gle admet mme que cette norme historique soit injuste, mais ellese veut objective parce qu'elle n'est pas celle du juge qui l'applique.

Deuxi~mement (mais sans ordre de priorit6), la r~gle du prdc6dentsuppose que les principes juridiques aient 6t6 suffisamment perfection-n6s au cours des sicles pass6s pour que leur application r6pdt6e soitsouhaitable.

Enfin, la r~gle du pr6c6dent est un syst~me de r~gles auto-r6f6ren-tielles. En ce sens, elle imagine la possibilit6 d'un univers juridique clos,

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Le pricddent

suffisant h lui-meme. Cette ide constitue une justification parce qu'elleconsacre la s6paration entre le droit et la moralit6. II serait possible der6gir les soci6t6s humaines A partir de r~gles universellement applicablesparce qu'elles sont vraies en soi.

B. La coutume : la force normative du pass6 d son apogge

Du dix-septi~me au dix-neuvi~me si~cle, la justification pr6domi-nante de l'autorit6 juridique provient de l'id6e que la common law n'estpas le fait des juges, mais bien la reconnaissance de coutumes imm6mo-riales. Cette ide est incam6e dans la th6orie d6claratoire, dont l'6nonc6classique est de Blackstone :

The declaratory theory received its most authoritative exposition inBlackstone's Commentaries on the Law of England. Blackstone claimedthat judges are << the living oracles >> of the law, obliged to decide inall cases of doubt according to the law of the land. Their judicialdecisions are o the principal and most authoritative evidence, that canbe given, of the existence of such a custom as shall form part of thecommon law....For it is an established rule to abide by former prece-dents, where the same points come again in litigation.... >> The judgepossesses delegated authority not to pronounce new law << but to main-tain and expound the old one >>. He does not alter or vary law whichhas been << solemnly declared and determined >>.53

Blackstone reprenait en 176554 des th~mes d6j 6nonc6s un si~cle avantlui par Davies et Coke. 55 Or, la th6orie d6claratoire 6tait politiquementutile L une 6poque ott le systime judiciaire tentait de s'6manciper dupouvoir royal et parlementaire. Elle pr6sente en effet une vision d'unpouvoir judiciaire neutre, qui n'intervient pas dans l'ordre 6tabli deschoses et dont le roi n'a donc rien A craindre. 56 De plus, cette th6ories'accorde bien avec la pratique flexible du pr6c6dent qui a 6t6 soncontemporain.

Elle 6tablit au d6part le bien-fond6 de la pratique lorsqu'elle affirmeque les d6cisions des tribunaux ne sont que la manifestation du contenude la common law. Dans cet esprit des choses, il est naturel qu'on serapporte des jugements ant6rieurs pour << d6couvrir >> le droit appli-quer.

Non seulement elle en justifie la pratique, mais la th6orie d6clara-toire permet d'y d6roger. Puisque les jugements ne sont que la << mani-festation >> du contenu de la common law, et non la common law

53 P. Wesley-Smith, << Theories of Adjudication and the Status of Stare Deci-sis >> dans L. Goldstein, dir., supra, note 10, 73 aux pp. 73-74.

54 COMMENTARIES ON THE LAWS OF ENGLAND, Oxford, Clarendon Press, 1765.55 G.J. Postema, << Some Roots of our Notion of Precedent >> dans L. Goldstein,

dir., supra, note 10, 9 h la p. 15.56 Sir Matthew Hale laisse entendre cet aspect de la th6orie lorsqu'il affirme

des jugements: << they do not make a law properly so called, (for that only the Kingand Parliament can do).... >>. Voir THE HISTORY OF THE COMMON LAW OF ENGLAND,

6C 6d., London, H. Butterworth, 1820 A la p. 90.

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elle-m~me, un jugement est r6duit A l'opinion d'un juge sur ce qu'est ledroit. Et donc:

the subsequent judges do not pretend to make a new law, but to vindicatethe old one from misrepresentation. For if it be found that the formerdecision is manifestly absurd or unjust, it is declared, not that such asentence was bad law, but that it was not law ; that is, that it is not theestablished custom of the realm, as has been erroneously determi-ned....[T]he law, and the opinion of the judge are not always convertibleterms, or one and the same thing ; since it sometimes may happen thatthe judge may mistake the law.57

La r~gle du pr6c6dent s'accorde parfaitement avec une th6oriefond6e sur la coutume. La coutume affirme la valeur du pass6 en soi,tandis que l'application des pr6c6dents en fait le guide du raisonnement.

Eventuellement, la th6orie d6claratoire se d6montre incapable deservir de fiction acceptable au dix-neuvi~me sicle. Plusieurs facteurscontribueront A causer cette incapacit6, dont le d6veloppement des con-naissances historiques au sujet de la common law, l'av~nement denouvelles th6ories et l'insatisfaction populaire avec l'6tat de la jurispru-dence qui va en s'augmentant :

[La th6orie d~claratoire] was the childish fiction employed by ourjudges, that judiciary or common law is not made by them, but is amiraculous something made by nobody, existing, I suppose, from eter-nity, and merely declared from time to time by the judges. 58

C. Le positivisme premiere maniere

C'est le positivisme, dont Jeremy Bentham59 s'est r6v6l6 atre undes id6ologues les plus importants, qui servira dor6navant d'influenceprincipale en droit. Selon Bentham, la common law 6tait non pas unecoutume, mais existait parce qu'un 16gislateur supreme la cr6ait, direc-tement par 16gislation, ou bien indirectement A travers les tribunaux.Cette th6orie n'6tait pas enti~rement nouvelle, puisqu'elle tenait aumoins en partie de Hobbes, 60 mais c'est avec Bentham et le dix-neuvi~mesi~cle qu'elle finira par s'imposer.

Le positivisme reconnait les jugements rendus par les tribunauxcomme 6tant des r~gles de droit cr66es par les juges. Une telle conceptionn'empeche pas l'existence de la r~gle du pr6c6dent, parce qu'elle sup-posait un ordre tacite de la part de l'autorit6 souveraine (le roi ou la

57 Blackstone, cit6 dans Wesley-Smith, supra, note 53 A la p. 78.58 J. Austin, LECTURES ON JURISPRUDENCE, 5e 6d. par R. Campbell, London,

Murray, 1885 t la p. 634.59 Bentham a formul6 ses critiques dans le premier tiers du dix-neuvi~me

si~cle. On publie entre 1838 et 1843 une 6dition de ses 6crits, et la plupart de sescommentaires n'ont 6t6 publi6s qu'apr~s sa mort.

60 Voir A DIALOGUE BETWEEN A PHILOSOPHER AND A STUDENT OF THE COMMON

LAWS OF ENGLAND, J. Cropsey, dir., Chicago, University of Chicago Press, 1971.

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Le prdcdent

16gislature) intimant h ses sujets de suivre les raisons des d6cisions desjuges pour r6gler leur comportement.

Le positivisme tel que formul6 par Bentham 6tait potentiellementcapable de poser un d6fi de taille h la r~gle du pr6c6dent. I1 croyait queles juges 6taient fonci~rement incapables de fonctionner rationnellementet consid6rait que la d6f6rence que accord6e au pass6 par la r~gle dupr6c6dent 6tait « un substitut avou6 de la raison >>.61 La raison aurait 6t6mieux servie par la codification des principes, croyait-il, et le dix-neu-vi~me sicle a d'ailleurs 6t6 t6moin de plusieurs mouvements de codi-fication, pour la plupart demeur6s sans succ~s.

Face t cette attaque en r~gle, la r~gle du pr6c6dent a r6agi endevenant plus rigide, du moins dans sa rh6torique. C'est t la fin dudix-neuvihme, en effet, que s'inaugure la p6riode stricte de la doctrinedu stare decisis. Ce durcissement permettait aux apologistes de la doc-trine de mieux la d6fendre devant les accusations d'irrationalit6. Plus onappliquait la rhgle m6caniquement, plus on se mettait h l'abri descritiques qui all~guaient la confusion.62

Le durcissement de la rgle 6tait aussi le produit de la reconnais-sance du r6le cr6atif des juges dans le processus d6cisionnel. Or, « l'in-tervention >> des juges 6tait incompatible avec leur statut, puisqueformellement, seul le parlement avait le droit de cr6er des lois. Lepositivisme va donc exiger de la r~gle du pr6c6dent qu'elle deviennebeaucoup plus stricte, du moins en apparence. Plus le rayon de discr6tiondes juges est circonscrit par les pr6c6dents, plus la common law conservel'allure de la neutralit6. 63

It was this view of law as a set of more or less precise commands orrules created by positive acts which influenced the approach to prece-dent. For once lawyers began to think of case-law as just a set of rulesof this sort, established by the rulings in cases, it became natural towant to define just when these rules existed and whom they bound.64

Cette qu~te de la certitude devient donc un des aspects essentielsde la r~gle du pr6c6dent telle qu'affirm6e dans les jugements. Jusqu'it

61 Postema, supra, note 3 t la p. 1158. Traduction de l'auteur.62 Bien str, aucune 6poque ne correspond parfaitement une unanimit6 de

points de vue ; je g6n6ralise. Les commandements du pass6 n'ont pas fait autorit6chez plusieurs juges, meme au cours de la p6riode « stricte >> (1894-1966). O.W.Holmes, qui d6fendait la r~gle pour d'autres raisons, avait ceci A dire au sujet dela force des d6cisions passdes : < It is revolting to have no better reason for a ruleof law than that so it was laid down in the time of Henry IV >> ; voir « The Path ofthe Law >> (1897) 10 HARV. L. REV. 457 h la p. 469. On se rappelle 6galement lesmots c6l6bres du juge Lord Atkin dans United Australia, Ltd c. Barclays Bank, Ltd,[1941] A.C. 1 t la p. 29, [1940] 4 ALL E.R 20 : < When these ghosts of the paststand in the path of justice clanking their mediaeval chains the proper course forthe judge is to pass through them undeterred. >>

63 Evidemment, cette restriction n'est vraiment qu'apparente 6tant donn6 quem~me le ou la juge qui s'en tient strictement aux pr6c6dents peut ainsi appliquerl'arbitraire d'un jugement rendu alors que le pr6c~dent n'6tait pas forc6ment suivi.

64 Evans, supra, note 18 A la p. 70.

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la fin du vingti~me sicle, et meme lorsque le pr6c6dent aura perdu deson importance, la certitude, l'uniformit6 et la pr6visibilit6 seront lesfondements rh6toriques de la r~gle du pr6c6dent. 65

Bien sfir la certitude avait depuis longtemps 6t6 une pr6occupationexplicite des juges, mais avant 1830,66 elle 6tait en compdtition avec cesautres facteurs que les juges voulaient bien consid6rer. A partir de cettedate, et jusqu'en 1966, la certitude deviendra une valeur si cardinalequ'elle d6passera m~me celle de la justice ; m~me advenant une erreurcontenue dans un pr6c6dent et explicitement reconnue, le droit applica-ble sera A respecter :

Of course I do not deny that cases of individual hardship may arise, andthere may be a current of opinion in the profession that such and sucha judgment was erroneous ; but what is that occasional interference withwhat is perhaps abstract justice as compared with the inconvenience -

the disastrous inconvenience - of having each question subject to beingreargued and the dealings of mankind rendered doubtful by reason ofdifferent decisions, so that in truth and in fact there would be no realfinal Court of Appeal? My lords, < interest rei publice >> that thereshould be « finis litium > at some time, and there could be no « finislitium if it were possible to suggest in each case that it might bereargued because it is < not an ordinary case, >> whatever that maymean. 67

La source de ce souci d'exactitude n'est pas qu'intellectuelle.Pendant la plus grande partie de la premiere moiti6 du dix-neuvi~mesi~cle et m~me plus tard, plusieurs intervenants en Grande-Bretagner6clamaient des r6formes pour obtenir un 6tat plus rigoureux des chosesen matibre de droit. La r6forme des tribunaux de 1830 en est un exemple,mais il y a 6galement la demande et l'obtention de l'am6lioration desrecueils de droit (en 1865), le mouvement en faveur de la codificationet les pressions exerc6es pour rendre le droit plus scientifique. 6s

Ce n'est donc pas par hasard qu'on commence parler de l'analysejuridique comme d'une < science >>.69 Ce courant de pens6e est 6gale-ment l'aboutissement logique de la r6volution des m6thodes intellec-tuelles amorc6e sous la Renaissance, en vertu duquel il est pari6 que les8tres humains peuvent organiser leur existence en fonction du rationnel ;tout doit tre soumis au test de la logique. C'6tait une epoque oui l'on

65 Voir, par ex., Barnett c. Harrison, [1976] 2 R.C.S. 531, 57 D.L.R. (3d) 225,M. le juge Dickson. Voir aussi ce commentaire du Conseil priv6 en 1979 dans A.-G.c. Reynolds, [1980] A.C. 637 A la p. 660, [1979] 3 ALL E.R. 129 :

Their Lordships consider that if this [la fin de l'obligation formelle desuivre les pr6c6dents du Conseil priv6] became the accepted practice ofthe courts the law would become so uncertain that no-one could everknow what the law was or where he stood. This would certainly be verymuch contrary to the public good.

66 Date de la r6forme des tribunaux en Angleterre.67 London Street Tramways, supra, note 30 A Ia p. 380.68 Evans, supra, note 18 h Ia p. 66.69 Un des exemples les plus 6vidents de cette tendance est la publication, en

1834, du livre de J. Ram, THE SCIENCE OF LEGAL JUDGMENT, supra, note 20.

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pouvait atre convaincu qu'il 6tait possible d'6tablir un syst~me degouvernement et de droit enti~rement rationnel et efficace, libre dessuperstitions du moyen age.

La logique de la science, la rigueur de la neutralit6, tels devaientetre les porte-6tendards de la < nouvelle common law ; ce sont cesprincipes qui devaient conduire la r~gle du pr6c6dent A la rigidit6 qu'ellea connue entre 1895 et 1966. Il manquait cependant A la common lawune fiction suppl6mentaire. En effet, 1'adoption d'une r~gle du pr6c6dentaussi rigide rendait la common law passible de l'accusation d'etre plusoccup6e d'ordre et d'antiquit6 que de justice et de modernit6. A une6poque de grandes transformations sociales et de progr~s technologi-ques, la common law devait se montrer capable de rivaliser avec lesautres forces sociales contemporaines. L'invention d'une common lawrigide mais flexible devait la mettre A l'abri de ce genre de critique

The doctrine of precedent hits the golden mean between too muchflexibility, and too much rigidity, for it gives to the legal system therigidity which it must have if it is to possess a definite body of principle,and the flexibility which it must have if it is to adapt itself to the needsof a changing society.70

I1 ne faudrait pas croire que ce faisant, la doctrine du stare decisis reniaitson attachement au pass6 comme valeur normative. I1 s'agissait toutefoisd'un premier compromis.

D. Les positivistes du vingtime siecle

Bentham avait donc 6chou6 i effectuer une v6ritable < r6volutionjuridique. Au niveau conceptuel, cet 6chec peut se rapporter au fait quesa version de la rationalit6 juridique 6tait en partie refl6t6e dans la r gledu pr6c6dent. Les deux syst~mes se r6clamaient en effet d'un universclos de r~gles g6n6rales, dont l'application 6tait neutre. La diff6rence,c'est que la r~gle du pr6c6dent affirmait 6tre capable de discerner cesr~gles-lM parmi les d6cisions passees, ce L quoi le positivisme A laBentham ne croyait pas.

< Les positivistes du vingti~me si~cle >, comme Kelsen,71 Hart72

ou Dworkin,73 font partie d'une 6poque historique dont les conditionsont peu de ressemblance avec le dix-neuvi~me sicle. L'expression

70 W. Holdsworth, A HISTORY OF ENGLISH LAW, 1903, cit6 dans R. Flowers,

« Stare Decisis in Courts of Co-ordinate Jurisdiction > (1985) 5 ADVOCATES QUAR-TERLY 464 i la p. 474. Ce genre de raisonnement est encore populaire dans ladeuxi~me moiti6 du vingti~me si~cle. Voir S. Freedman, < Continuity and Change

A Task of Reconciliation > (1973) 8 U.B.C. L. REV. 209.71 Auteur de GENERAL THEORY OF LAW AND STATE, trad. de l'allemand par A.

Wedberg, Cambridge, Harvard University Press, 1945.72 Auteur de LE CONCEPT DE DROIT, trad. par M. Van de Kerchove, Bruxelles,

Facult6s universitaires Saint-Louis, 1976. La version originale a 6t6 publi6e en 1961.73 Auteur de TAKING RIGHTS SERIOUSLY, Cambridge, Harvard University Press,

1977 et LAW'S EMPIRE, Cambridge, Belknap Press of Harvard University Press,1986.

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<< positivistes >> sert toutefois A d6crire les contemporains des deux6poques parce qu'ils partagent deux convictions de base : que le droitest constitu6 de r~gles dont l'autorit6 provient du simple fait qu'ellesont 6t6 6tablies ; puis, qu'il est possible de construire le droit commeun syst~me rationnel de r~gles.

Contrairement i leurs pr6decesseurs, les positivistes du vingti~mesicle ne posaient pas r6ellement de d6fi h la r~gle du pr6c6dent. Laplupart de ces positivistes sont des universitaires qui s'int6ressent auxdiscussions abstraites au sujet de la nature du droit. Leurs d6bats sur laprovenance des r~gles juridiques ou encore sur la distinction entre lesregles et les principes ont fait couler beaucoup d'encre et sont le sujetde vives disputes abstraites.74

Ceci dit, ces discussions ont 6t6 st6riles du point de vue d'une6ventuelle remise en question de la doctrine du pr6c6dent. 75 Leur pr6oc-cupation premiere 6tait de cerner les m6thodes appropri6es d'analyse etd'application des commandements du droit en g6n6ral et non pas decritiquer ces commandements. En fait, ils permettaient de renforcerl'apparente coh6rence de la r~gle du pr6c6dent en << participant t sarationalisation et A sa syst6matisation >> :76

Le positivisme juridique est dit dogmatique dans la mesure oil il ne peutfonctionner qu'en ne contestant pas et en ne remettant pas en cause lespr6suppos6s de sa science. Ces prdsuppos6s deviennent des dogmeslorsqu'ils se constituent comme des v6rit6s fondamentales et incon-testables. On dira aussi que le positivisme juridique instaure une sciencenormative, par son objet (ensemble des normes juridiques) et par safonction (interprdter, systdmatiser et critiquer son objet de l'int~rieur).77

Le contenu normatif de la doctrine du pr6c6dent d6crit plus haut 6taitdonc refl6t6 dans ce positivisme.

E. Des d~bats internes aux debats externes

En 6pousant les pr6suppos6s de la doctrine du stare decisis, lesth6ories positivistes modernes ont contribu6 h prolonger son existence,jusqu'au point oti la contradiction entre les principes juridiques que lar~gle du pr6c6dent conservait et les exigences modemes est devenue trop6vidente.

74 II se peut que l'int6r&t de ces positivistes pour les d6bats 6pist6mologiquessoit motiv6 par leur propre n6cessit6 de justifier leur statut d'enseignant. Si le droitn'est pas un ensemble de rigles, il peut difficilement 8tre enseign6. Or, les juristesuniversitaires en tant que classe sont un ph6nom~ne du vingti~me si~cle.

75 Pour un r6sum6 heureusement succinct des interpretations positivistes dela fonction du pr6c6dent, voir J.J. Eisenhower, << Four Theories of Precedent andits Role in Judicial Decisions >> (1988) 61 TEMPLE L. REv. 871. Voir aussi B.Simpson, THE COMMON LAW AND LEGAL THEORY dans W. Twining, dir., LEGALTHEORY AND COMMON LAW, Oxford, Basil Blackwell, 1986, 8.

76 L. Binet, << La th6matique des transformations du droit et le paradigme dudroit-ph6nom~ne social >> (1990) 31 C. DE D. 917 h la p. 924.

77 Ibid.

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Le pricdent

Bon nombre de juges n'ont pas 6t6 aveugles h ce ph6nom~ne et ontd6ploy6 des efforts importants pour tenter de r6nover la common law,afin de ne pas &re oblig6s d'en d6molir tout l'6difice. Le juge LordDenning en est un exemple c6l bre et la tentative de la Chambre desLords de faire marche arri~re h travers son Practice Statement de 1966est aussi h inclure dans cette cat6gorie. Mal 6quip6s pour < reconcevoir >>les principes de la common law, ces juges allaient devoir s'inclinerdevant l'activit6 16gislative massive qui allait le faire h leur place.

Au niveau conceptuel, plusieurs nouvelles th6ories du vingti~mesi~cle devaient cependant ouvrir une br~che fatale dans cet 6difice. Lemouvement des Critical Legal Studies78 et les th6ories dconomiques dudroit peuvent &re compt6s parmi celles-lh, mais les th6ories f6ministesdu droit dont l'impact pratique a peut-6tre 6t6 le plus important, devaient6galement se r6v6ler tr~s efficaces. A elles seules, ces nouvelles th6oriesn'auraient peut-8tre pas eu un impact d6terminant, mais leur effet conju-gu6 h celui d'autres changements relatifs h la structure du systhmeconstituait une conjoncture puissante.

Une diffdrence principale permet de distinguer ces nouvelles th6o-ries de la th6orie lib6rale dominante du positivisme. Alors que le posi-tivisme est un d6bat essentiellement interne au sujet de la nature du droit,les thdories f6ministes, l'6cole critique et les th6ories dconomiques dudroit posent le probl~me en termes de la relation du droit avec le mondeexteme. Cette relation est examinde tant dans ses liens avec les sourcesexternes du droit que ses effets pratiques. Dans la deuxi~me moiti6 duvingti~me si~cle, le ddbat va porter sur le r6sultat plut6t que sur leprocessus. Pour une r~gle qui, comme le pr6c6dent, faisait du processussa pr6occupation centrale, ce changement sera impossible h supporter.

1. Les Critical Legal Studies

En sol am6ricain, la p6riode du conceptualisme correspond h lapdriode britannique d'application stricte de la doctrine du stare decisis.Le conceptualisme, 79 dont les ann6es de gloire sont vaguement situ6esentre 1890 et 1937, pr6nait l'application rigide des pr6c6dents. Enr6action t ce formalisme excessif, la th6orie juridique am6ricaine aproduit l'6cole des R6alistes. Les Legal Realists8 ° rejetaient la capacit6des principes juridiques de produire un syt~me objectif et rationnel deraisonnement juridique.

78 Pour un excellent r6sum6 du mouvement des 6tudes critiques, voir A.C.Hutchinson et P.J. Monahan, < Law, Politics and the Critical Legal Scholars: TheUnfolding Drama of American Legal Thought > (1984) 36 STAN. L. REV. 199. Lesparagraphes qui suivent sont en grande partie tir6s de cet article.

79 Identifi6 dans la jurisprudence par l'arret Lochner c. New York, 198 U.S.45, 49 L.ED. 937 (1905).

80 Un des repr6sentants les mieux connus de cette 6cole de droit 6tait KarlLlewellyn, auteur de < A Realistic Jurisprudence - The Next Step > (1930) 30COLUMBIA L. REV. 431.

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Selon les Realists, on pouvait se servir d'un pr6c6dent pour arrivera plusieurs r6sultats diff6rents et contradictoires. La doctrine ne pouvaitdonc pas pr6tendre etre un syst~me organis6 de prise de d6cisionsrationnelles. Cette 6cole croyait que les d6cisions juridiques devaientetre prises A partir de donn6es scientifiques. Pour cette raison, lesagences gouvernementales 6taient en meilleure position pour prendre detelles d6cisions.

Tout comme les Realists, les tenants de 1'6cole critique 8' affirmentl'impossibilit6 de pouvoir concevoir un syst~me juridique objectivementrationnel, divorc6 des int6rets politiques en jeu. Par cons6quent, cette6cole d6nonce comme hypocrite le syst~me juridique qui aspire A lapr6tention de l'objectivit6 et d6crit le langage adopt6 par ce syst~mecomme 6tant une fraude dont le seul but est de 16gitimiser le pouvoirdes juges et les pr6jug6s id6ologiques.

L'approche critique a pour but de d6mystifier les relations depouvoir que le langage juridique sert A occulter. Elle pose donc un d6fifondamental A tout concept juridique qui, comme la doctrine du staredecisis, a une fonction justificatrice. Malgr6 cette menace, l'6cole criti-que a jusqu'h pr6sent 6t6 incapable de compl6ter son oeuvre. Son analysea r6ussi en partie A d6masquer la subjectivit6 du droit, mais est affaibliepar son contenu essentiellement n6gatif. Selon l'6cole critique, il estimpossible de formuler un systime de droit qui ne contient pas de valeursnormatives et donc, impossible de cr6er une id6ologie neutre. Leurcritique est capable de d6truire la fonction de 16gitimation du droit, maispas de la remplacer.

2. Les theories gconomiques

Les tenants de la th6orie 6conomique du droit croient qu'il estpossible de d6crire la common law comme un ensemble de r6gles quivisent l'efficacit6 6conomique. 82 En accord avec cette interpr6tation, lath6orie 6conomique du droit tente de formuler les r~gles juridiques demani~re A atteindre un maximum d'efficacit6 6conomique et maximiserla richesse.

Bien qu'elle partage avec le systime de raisonnement par pr6c6dentla vision d'un ensemble de r~gles clos, la m6thodologie 6conomiste esten conflit avec la r~gle du prdc6dent en ce sens qu'elle vise la d6termi-nation d'un r6sultat juridique par r6f~rence A un facteur externe, l'effi-cacit6 6conomique. Cette approche est incompatible avec celle du pr~c6-dent, puisque cette derni~re fonctionne par r~f6rence A elle-mgme.

'- L'6cole critique donne 1977 comme la date de sa fondation officielle, anndeoia s'est tenue sa premiere conference. Parmi ses membres les mieux connus, oncompte les universitaires Morton Horwitz et Roberto Unger. Ce dernier a r6dig6,entre autres, « The Critical Legal Studies Movement >> (1983) 96 HARV. L. REV.561.

82 L'ouvrage principal de cette 6cole est celui de R.A. Posner, ECONOMIC

ANALYSIS OF LAW, Boston, Little, Brown & Co., 1972.

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Le pricident

3. Les thdories fdministes

De toutes les th6ories mentionn6es jusqu'h pr6sent, c'est la th6orief6ministe qui aura eu, A ele seule, le plus d'impact sur la fonctionjustificatrice du pr6c6dent. 83 Certains objectifs juridiques du f6minismeont 6t6 en partie r6alis6s, d'autres non; il reste que, en regard du contenunormatif de la r~gle du pr6c6dent, c'est la critique f6ministe qui a 6t6 lamieux organis6e et la plus complete, concert6e et puissante. On peutaffirmer ceci tout en reconnaissant que l'objectif ultime de la th6orief6ministe, celui de remplacer les structures patriarcales par des structuresde pouvoir fond6es sur une 6galit6 des sexes ou encore de cr6er desstructures autonomes domindes par les femmes, n'a pas encore 6t6atteint.

Contrairement h l'6cole critique ou la th6orie 6conomique du droit,la th6orie f6ministe du droit a profit6 du fait qu'elle agissait aussi auniveau pratique, A travers un mouvement populaire f6ministe. A quelquesexceptions pros, les 6coles critique et 6conomique ne se seront pasaventur6es en dehors des d6bats abstraits. La th6orie f6ministe pouvaitdonc plus facilement faire la d6monstration pratique de ses affirma-tions. 84

Consid6r6e sous le seul angle conceptuel cependant, l'attaque dela th6orie f6ministe sur la m6thodologie du pr6c6dent et ses justificationsest encore plus d6vastatrice que les r6sultats obtenus jusqu'h pr6sent enpratique. Au premier plan, cette th6orie d6montre comment la m6thodo-logie juridique traditionnelle cache l'exercice du pouvoir par les hommesen leur faveur.

Dans son article << Feminism and Legal Method: the Difference itMakes >>,85 Mary Jane Mossman explique comment les juges se sontservis de la m6thodologie pour arriver A un r6sultat arbitraire. A travers

83 A l'int6rieur de la th6orie f6ministe, il y a plusieurs 6coles de droit, commele f6minisme radical et le f6minisme marxiste. On peut aussi classer les f6ministespar leur direction strat6gique, entre ces groupes, souvent appel6s lib6raux, quicroient qu'il faut 61iminer le patriarcat par la r6forme graduelle (soit parce que c'estddsirable, soit parce qu'il n'y a pas d'autre choix) et les groupes qui pr6nent lerenversement des structures parce qu'elles sont fondamentalement incapables defaire autre chose que reproduire l'oppression du patriarcat.

Ceci dit, toutes ces tendances sont d'accord pour dire que le syst~me juridiqueactuel rdserve le pouvoir aux hommes et leurs analyses font d6couvrir les moyenspar lesquels le droit opprime les femmes.

84 Le succ~s relatif de la th~orie f6ministe lib~rale est sfrement dfo aussi A lafacilit6 d'acc~s de son discours de base, qui est que le syst~me favorise les hommesau d6pens des femmes. Beaucoup de personnes ne sont pas d'accord, mais c'estsimple A comprendre et dans beaucoup de cas, facile A d6montrer (6videmment,il reste l'obstacle de la mauvaise foi, surmontable seulement par l'exercice dupouvoir).

Par contraste, les gurus de l'6cole critique 6crivent souvent dans un charabiaincompr6hensible et ceux de la th6orie 6conomique s'en donnent coeur joie avecles modules 6conomiques obscurs pour le commun des mortels.

85 Dans M.A. Fineman et N.S. Thomadsen, dir., AT THE BOUNDARIES OF LAW,

New York, Routledge, 1991, 283.

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la d6finition des questions en litige, la constatation de faits contreditspar la preuve empirique, l'usage et le choix actif de pr6c6dents quiplagaient les femmes au m~me niveau que les incapables et l'interpr6-tation des lois, il 6tait facile pour les juges de d6terminer un r6sultatd6favorable aux femmes et leur statut. 86

La r~gle du pr6c6dent perd ici sur tous les fronts. LA oii elle affirmeetre objective, la th6orie f6ministe en r6v~le la subjectivit6 masculine ;veut-elle faire croire qu'une d6cision est prise A partir d'une autred6cision pr6c6dente, la th6orie f6ministe d6montre qu'en fait, les jugesvont chercher les raisons de leurs d6cisions l oii 9a leur plait ; enfin,c'est dans sa supposition la plus fondamentale qu'elle est frapp6e le plusdirectement. Selon cette supposition, les d6cisions du pass6, qui sont lecontenu objectif des pr6c6dents, seraient bonnes en soi. La theorief6ministe expose leur injustice h travers une d6monstration des cons6-quences qu'elles ont sur les femmes.

4. La somme des theories

Reprenons maintenant, rapidement, les composantes des thoriesdu vingti~me si~cle qui s'opposent aux pr6ceptes de la r~gle du pr6c6-dent :

(i).D'une part, les f6ministes comme les adeptes des Critical LegalStudies r6futent l'objectivit6 des r~gles et r6v~lent l'existence d'un partipris.

(ii).D'autre part, ces deux theories, ainsi que la th6orie 6conomique,concentrent leur analyse sur le r6sultat plut6t que sur le processus. Dansle cas des th6ories critique et f6ministe, les r6sultats du pass6 sont jug6sinjustes.

(iii).La revendication de nouvelles m6thodologies qui rejettent les solu-tions pass6es. Ces nouvelles m6thodologies ne d6pendent plus de l'ap-plication de d6cisions ant6rieures. Par exemple, une des m6thodologiesf6ministes propos6es est de se poser la question de l'effet d'une d6cisionsur les femmes. La m6thodologie 6conomiste cherche le r6sultat enfonction de l'efficacit6 6conomique.

Bien sir, aucune de ces 6coles n'exclut la possibilit6 qu'une foisleur m6thodologie adopt6e, les d6cisions soient r6p6t6es. La diff6renceest situ6e dans le fait que le point de r6f6rence n'est plus la d6cisionant6rieure.

86 Voir aussi K.T. Bartlett, << Feminist Legal Methods >> dans K.T. Bartlett etR. Kennedy, dir., FEMINIST LEGAL THEORY, Boulder (Colorado), Westview Press,1991, 370.

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Le pricident

IV. LE . DECLIN > DE LA COMMON LAW

A. L' envahissement de la l9gislation

II n'est pas facile de mesurer l'impact direct de l'offensive men6epar ces th6ories sur la r~gle du pr6c6dent, tant sont importantes les autrestransformations, de contexte celles-lA, qui ont bouscul6 l'univers de lacommon law. D'autant plus que dans une mesure importante, la th6orielib6rale dominante a 6vit6 la d6faite aux mains des autres th6ories enproc6dant h des r6formes importantes.

En effet, la d6faite morale la plus importante de la r~gle du pr6c6-dent est venue de l'int6rieur. Bien qu'elles ne remettaient pas en causela logique du raisonnement par pr6c6dent, les nombreuses r6formes16gislatives de l'apres-guerre ont d6savou6 le contenu des pr~c6dents.Le stare decisis admet certes que certains pr6c6dents soient d6fectueux,soient injustes, soient en retard sur le progr~s de la soci6t6. I1 rem6dieh cela en permettant le changement graduel ou encore, en affirmant queles cas individuels d'injustice doivent 6tre subordonn6s h la n6cessit6 depr6server la coh6rence du syst~me. Dans les deux cas, la rigle supposeque les pr6c6dents sont g6n6ralement bons en soi, malgr6 quelquesd6ficiences. Elle ne peut donc souffrir d'en voir un si grand nombreremplac6 en si peu de temps, sans que son prestige (et donc sa fonctionde l6gitimisation) n'en soit diminu6.

Tout comme au cours du dix-neuvi~me si~cle des facteurs institu-tionnels auront un impact fondamental sur la formation de la r~gle §frictedu pr6c6dent, les changements institutionnels auront un r6le d66isif Ajouer au vingti~me si~cle. Guido Calabresi (entre autres) a parl dansson livre 87 de 1' << invasion de la l6gislation >> (y comprisdu droitadministratif). I1 est dit que tr~s peu de domaines demeurent oa lacommon law est libre de proc6der avec ses seules m6thodes d'applicationdu droit. Ce facteur est multipli6 par la pr6sence de l'6tat dans h peupros tous les secteurs et l'intervention de l'assurance comme facteurexterne qui vient modifier les r~gles du jeu.

Au Canada, le changement structurel se fera avec cette particularit6suppl6mentaire qu'en 1949 la Cour supreme du Canada devient la courde demi~re instance au pays. A la suite de cette modification, la Coursupreme refusera de se consid6rer li6e par les jugements britanniques,et m~me par ses propres jugements.

B. La proliftration des pr~cedents

Jusqu'au dix-neuvi~me sicle, le reportage des d6cisions ne serapas d'une qualit6 suffisante pour satisfaire aux exigences techniquesd'une doctrine du stare decisis. Pendant les d6cennies qui suivront ladeuxi~me guerre mondiale, c'est le ph6nombne contraire, le foisonne-

87 A COMMON LAW FOR THE AGE OF STATUTES, Cambridge, Harvard UniversityPress, 1982.

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ment des ddcisions, qui menace d'6touffement l'application de la r~gle.Du c6t6 am6ricain, ce probl6me de la prolifdration des recueils se faitsentir tr~s trt, 6tant donn6 le grand nombre de juridictions. Vue d'uneautre fagon, cette multiplication augmente le choix de pr6cddents appli-cables au point de porter atteinte la raison d'8tre de la r~gle.

Somme toute, l'effet du reportage des jugements sur le ddveloppe-ment du droit aura vari6 d'une 6poque L l'autre. Au depart, le reportagebien organis6 est un des facteurs qui permet la naissance du stare decisis.En rendant obligatoire la rdfdrence A une source publi6e, il contribue dum~me coup peu A peu A la rigidit6 du raisonnement. 88

L'av~nement de banques de donnres informatiques comme syst~mede reportage des decisions a d6jA commenc6 A avoir un impact particulierlui aussi. D'une part, il n'est pas 6tranger A l'assouplissement du droitpuisqu'il 61argit considrrablement le bassin de rrf6rences facilementaccessibles. Plus on trouve d'interprdtations diffrrentes possibles d'unprincipe, plus nombreuses sont les voies que le tribunal peut emprunterpour r~gler un conflit. D'autre part, ces syst~mes de reportage permettentla recherche pr6cise par expression, ce qui assure un ordre permettantde maltriser ces vastes biblioth~ques 61ectroniques. On ne sait pas encorebien quel risque reprrsente cette n6cessit6 de passer par quelques mots-clds (comme des codes) pour acc6der aux jugements cherch6s. I1 n'estpas impossible que cette m6thode de recherche contribue A sa fagon,sous les atours d'une flexibilit6 trompeuse, A subordonner de nouveaules principes de justice t l'empire des formulations correctes.

C. La permanence du pricident et de la common law

Le r6trrcissement du champ d'action de la common law face L'envahissement de la l6gislation est un th~me populaire. I1 s'agit sans

aucun doute d'un facteur lourd d'implications pour le d6veloppement dela common law. Toutefois, le recul de la common law devant l'activit6l6gislative ne correspond pas forc6ment L une dfch6ance 6quivalentepour la r~gle du pr6crdent.

Au contraire, chaque article de ces nouvelles lois exige une inter-prrtation et contribue donc produhe de la common law. Pour peu queces lois ne soient pas rrguli~rement rdvis6es et renouvelres (et leur grandnombre laisse croire que les parlements n'auront pas la capacit6 deveiller A chacune de leurs crdatures), elles peuvent constituer le debutd'une nouvelle 6re pour la common law. 89

Cela est d'autant plus vrai au fur et A mesure que les lois deviennentplus complexes. Une loi qui contient un grand nombre d'articles, entrelesquels les liens ne sont pas toujours 6vidents (comme les lois fiscales),

88 Les commentaires du Lord Diplock dans Roberts Petroleum Ltd c. KennyLtd, [1983] 2 A.C. 192 aux pp. 201-02 soulignent cette rigidit6 du syst~me derrfrence aux textes publids ; il y critique l'habitude de certains avocats ou avocatesde faire rdfrrence h des jugements non publids.

89 C'est bien pour cela que le titre du livre de Calabresi, supra, note 87, parlede la nrcessit6 d'une < common law pour l'6re de la 16gislation >.

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est une porte ouverte l'interpr6tation par les juges. I1 suffit, pour seconvaincre de la permanence du pr6c6dent, d'ouvrir le plus r6cent desrecueils de jurisprudence A port6e de la main. Les lois constituentmaintenant une composante omnipr6sente dans le paysage de la commonlaw, mais cela n'empeche pas les juges de continuer A s'appuyer, enapparence du moins, sur le raisonnement par pr6c6dent.

Dans ces conditions, une discussion du changement dans le contenujustificatif de la r~gle du pr6c6dent conserve toute sa pertinence.

V. L'tROSION DU POUVOIR DE LEGITIMATION DU STARE DECISIS

La r~gle du pr6c6dent avait beau poss6der toutes les vertus, ellen'a pas surv6cu intacte au vingti~me si~cle. Bien sfir, 1L oi la commonlaw est encore libre des entraves de la 16gislation, elle fonctionnetoujours avec la m6thode de raisonnement par analogie et par r6f6renceh d'autres d6cisions. L'impact des nouveaux standards th6oriques n'apas 6t6 de remplacer la r~gle du pr6c6dent par quelque chose d'autre,mais de la d6pouiller de son contenu normatif. La r~gle du pr6c6dent estencore en usage vigoureux, mais elle ne justifie plus le pouvoir ded6cider des juges.

D'une r~gle avec un fort contenu mythologique et une fonctionutilitaire, la doctrine du stare decisis est devenue aujourd'hui un simpleproc6d6 utilitaire. I1 est courant d'entendre les juges y r6f6rer commeun principe d6coulant du respect dfi aux autres juges, en particulier Acelles et ceux de tribunaux sup6rieurs, mais pas comme une r~gle dedroit stricte et obligatoire :90

Thus, unless there is competent legislation imposing on the Courts astrict rule of stare decisis, whether one Court is bound to apply therationes decidendi of the decisions of another Court cannot be a matterof law but only of judicial attitudes and practical convenience. Just asParliament cannot enact a law that Parliament cannot repeal, the Courtscannot be the author of a true law of stare decisis. A rule or law thatimposes a legal obligation on a Court to follow and apply certainprecedents must have its source outside that Court. This is exemplifiedby the ease with which the House of Lords abandoned the view - andit could therefore only have been a view, however long and jealouslyguarded - that it was bound by its own past decisions. 91

De plus, la fiction juridique selon laquelle les juges suivaientm6caniquement des jugements ant6rieurs ne tient plus, et la certitudequ'on avait attribu6e A ce syst~me est de moins en moins convaincante,meme pour les juges :

[I]t is an illusion that the law gains certainty when judges engage inmechanical application of so-called prior existing rules of law; and also,

90 Flowers, supra, note 70 A la p. 474.

91 R. c. Beaney, [1969] 2 O.R. 71 a la p. 76, 4 D.L.R. (3d) 369 h la p. 374,M. le juge Matheson.

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of course, the need for certainty, predictability and stability must bereconciled with the need for continuing social change. Continual changein legal rules is inevitable. If the purpose of the law is to achieve thebest possible balancing and adjustement of the diverse interests insociety, then the value of certainty ought to be weighed in the balancealong with all the other competing values. I see no reason why certaintyshould be an absolute value, as if people valued only certainty, andindeed if we remove the talismanic aura from the concept I believe oftenit would not even weigh heavily in the balancing of interests. 92

Comme au dix-huiti~me si~cle donc, la certitude est sur le meme piedd'6galit6 que les autres id6aux h atteindre : la justice et les autres int6rtsh soupeser. Les th6ories d6claratoire et positiviste du droit permettaientaux juges de s'afficher en arbitres impartiaux ; au vingti~me sicle, ilest clair que les juges ont toujours « l6gif6r )>,93 la question n'est plusque de d6cider jusqu'A quel point ils et elles peuvent 16gitimement lefaire.

D'apr~s moi, cette Cour a l'obligation de remplir sa fonction judiciaired'une mani~re raisonn6e d'apr~s des concepts 6tablis et des decisionsfond6es sur des principes. Je ne doute pas un instant que la Cour puissefaire preuve d'initiative et elle l'a fait t maintes reprises ; toutefois, ilest clair qu'il faut se demander quelles sont les limites de la fonctionjudiciaire.94

Ce n'est pas tellement que les m6thodes de raisonnement des tribunauxont beaucoup chang6, mais plut6t que ce que les juges sont prets Aadmettre ou d6sormais incapables d'occulter a chang6 :

The end of stare decisis in its rigid form in Canada is more revolutionaryin appearance than in reality, for in large part, both in Canada and inEngland, it has been a protective screen behind which judges legislatedin silence and in secrecy. 95

Enfin, l'approche contemporaine adopt6e par les juges semble etreplus pr6ocupp6e de l'apparence de la justice au niveau du r6sultat quedu processus. 96 Depuis une trentaine d'ann6es, le syst~me 16gislatif et lesyst~me judiciaire ont 6t6 critiqu6s pour cause d'61itisme, de racisme etde sexisme, tant pour le contenu formel du droit, que pour son applica-tion et pour la composition du banc. Ces critiques, venues en particulierdu mouvement f6ministe, du mouvement noir am6ricain et du d6velop-pement des sciences sociales, ont eu pour cons6quence de r6v6ler les

92 E.M. Hall, « Law Reform and the Judiciary's Role > (1972) 10 OSGOODE

HALL L.J. 399 A la p. 406.93 B. Wilson, « Law and Policy in a Court of Last Resort > dans F.E. McArdle,

dir., THE CAMBRIDGE LECTURES 1989, Montr6al, Yvon Blais, 1990, 219.94 Harrison c. Carswell, [1976] 2 R.C.S. 200 la p. 218, 62 D.L.R. (3d) 68,

M. le juge Dickson.95 MacGuigan, supra, note 36 la p. 659.96 Stone, supra, note 10 aux pp. 236-71.

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d6fauts syst6miques du judiciaire. Les d6bats sur le fonctionnementinterne du droit se poursuivent. 97

VI. CONCLUSION

Dans un environnement ofi le droit dans son ensemble ne jouit plusque d'un prestige tr~s diminu6, et quand la common law elle-meme estsous surveillance ldgislative, il n'est pas 6tonnant que la r6gle du pr6-c6dent ait 6t6 rel6gu6e A une simple question de courtoisie (<< comity >>)entre les juges.

Meme si la common law avait pu 6viter l'impact de la 1dgislation,il est peu probable que la r~gle du prdcddent aurait conserv6 la rigidit6qu'elle a eu pendant pros d'un si~cle. Au niveau conceptuel, le vingti~mesi~cle c'est aussi le remplacement de l'idde de l'6galit6 devant la loi parl'insistance sur l'6galit6 dans les faits.

Le prdcddent dans son 6volution et sa d6chdance est li de trfs presaux changements institutionnels et aux conceptions contemporaines quechaque 6poque se fait du droit et du r6le des juges. Ce qui est peut-8trele plus significatif f cet 6gard du vingti~me sifcle, c'est l'6clatementdes lieux du pouvoir et la diversit6 des sources conceptuelles en com-p6tition. Dans le paragraphe prdcddent, j'ai affirm6 que telle conceptionen avait remplac6 une autre au vingtiftme si~cle.

Ce n'est pas tout 6. fait vrai. De tout temps, et A chaque 6poque, ila toujours exist6 plus d'une seule conception de la nature du pouvoir.Seulement, au vingti~me sifcle, au Canada du moins, le monopole desmoyens d'expression du pouvoir s'est effrit6. M~me si bien des groupesn'ont toujours pas accfs aux mddias et aux institutions du gouvernement(notamment les pauvres et les personnes A faible niveau d'6ducation),les institutions qui participent f la formation des concepts du pouvoirsont investies de groupes diffdrents en compdtition les uns avec lesautres. Le pouvoir de cr6er des lois et de les appliquer est sans douteencore fortement monopolis6, mais le pouvoir d'influencer les fagonsde ddcrire le pouvoir est plus diffus, ce qui n'est pas sans importance Aune 6re oft l'opinion publique constitue un facteur d6terminant du poli-tique.

Avec la multiplication par les gouvernements des institutions derdglementation et la prolifdration des moyens de communication, il y aune coexistence de sources normatives alternatives du pouvoir. C'est cequi fait qu'auprs de certains juges, le prdcddent a 6t6 remplac6 par desconsiddrations d'ordre public tandis que parallflement, d'autres juges(parfois les memes) se cramponnent encore f la thdorie ddclaratoire. 98

De m~me, certains tiennent mordicus h l'6galit6 dans les faits, tandis

97 A cet effet, le livre de R. Dworkin, TAKING RIGHTS SERIOUSLY, supra, note73, fit renaitre une controverse au sujet du raisonnement juridique.

98 Voir, par ex., H.K. Liicke, << The Common Law: Judicial Impartiality andJudge-Made Law > (1982) 98 L. QUARTERLY REV. 29 aux pp. 46-48.

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que des 616ments plus conservateurs, que ce concept menace, d6sirentimposer des limites cette tendance.

La th6orie lib6rale est encore dominante, mais elle partage main-tenant la sc~ne avec d'autres conceptions du droit. L'effet de ces conflitsth6oriques ainsi que de l'incapacit6 apparente actuelle du droit de r6-pondre aux besoins de la soci6t6 est une crise de justification. A une6poque oii des propositions de nouvelles structures sont en comp6titionavec les structures 6tablies, 99 il n'est pas exclu que le pr6c6dent dispa-raisse enti~rement t titre de r~gle.

I1 est impossible dans ce genre de situation pour la r~gle de sed6couvrir un nouveau contenu normatif parce que la situation actuelleen est une oa aucune justification n'est capable de s'imposer aux autres,de dominer une partie suffisamment grande de la soci6t6 pour en assurerle contr6le.100 Ce n'est pas seulement la d6su6tude des fonctions norma-tives du pr6c6dent qui l'ont rel6gu6 au rang de simple r~gle de cuisine,mais l'6chec g6n6ral du pouvoir de la justification. La norme universel-lement applicable ayant disparu, il ne reste plus qu'it choisir son camp.

99 Par exemple, les syst~mes de m6diation ou encore, au Canada, la discussionqui entoure la cr6ation de tribunaux autochtones. Pour une discussion des structuresalternatives du droit, voir N. Rouland, Aux confins dil droit: anthropologiejuridiquede la moderniti, Paris, Editions Odile Jacob, 1991.

100 Je laisse t d'autres le soin de dire si c'est une bonne ou une mauvaise

chose.

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