La Philosophie de Simondon

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    Fondateur

    Andre ROBINET

    Directeur

    Gilbert HO'ITOIS

    Entre modernite et post-modernite, cette collection d'essais a pourvocationpremimd'encouragerdesreflexionso.riginales sur l'avenir d'une

    civilisation caracterisee par l'affrontement entre uaditions et technoscience.

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    LA PHII,OSOPHIE

    DESIMONDON

    Th1e one

    l l IP9JJ-6UW-JKQN

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    DU MtME AUTEUR

     Simondon, P. Chabot (ed.), Paris, Vrin, 2002 Les phiwsophes et la technique, G. Hottois et P. Chabot (ed . ) ,

    Paris, Vrin, 2003

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     PourDemain

    LA PHIIAOSOPHIF.

    DESIMONDON

     par

    Pascal CHABOT

    PARIS

    LIBRAIRIE PHil..OSOPHIQUEJ. VRJN

    6,PlacedelaSorbonne, Ve

    2003

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    En application du Code de la Propriete lntellc:cruelle ct notamment de scs articles

    L 122-4, L. 122-5 ct L. 335-2, toote representation ou reproduction integl'&lc ou particllc

    faitc sans lcconscncement de)'auteur ou descsayants droit ou ayants cause est illicite. Une

    tellc representation ou reproduction constitucrait uo &!tit de contrcf on. puni de deux ans

    d' empri.sonnement et de 150 (XX)cums d' amende.

    Ne sootautorishs que les copies ou reproductions suicternent l'Cserv es l )'usage privt

    du copiste et non destin6es l une utilisation collective, ain.si que Jes analyses et courtes

    citations, sous reserve que soient indiqlleS clairement le nomde J' auteur et la source.

    © librairie Philosophique J. VRIN, 2003

    /mprimeenFrance

    ISSN 0180-4847

    ISBN 2-7116- I600-2

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    REMERCIEMENTS

    Je remercie chaleureusem.ent le Professeur Gilben Hottois

    d'avoir soutenu ce travail.

    Je remercie egalement Mmes les Professeurs Isabelle Stengers et

    Anne Fagot-Largeault, ainsi que MM. Jes Professeurs Jean-Noc!!

    Missa et Maurice Weyembergh pour !curs conseils et leurs

    encouragements.

    Merci ma famille et m.es amis pour leur aide et leur philosophicde vie.

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    INTRODUCTION

    Philosophe, amateur erudit des techniques et professeur de

    psychologie a la Sorbonne, Gilbert Simondon a developpe unereuvre vaste et originale. A l'heure des specialisations et du morcel-

    lement du savoir en disciplines, il travaille a une vision globale des

    liens entre technique, science, psychologie et philosophie. Heritierdes Encyclopedistes, Simondon a reuvre dans le sens d'une philo-

    sophie concrete, hospitaliere covers Jes problemes techniques et

    sociaux, Jes mouvements culturels et I' evolution de la psychologie.

    TIa developpe une theorie des emotions et cherche a comprendrecomment Jes objets techniques modulaient les civilisations. Inspiredes Physiologues Ioniens comme de la cybemetique, ii est le

    philosophe des singularites du reel. L' encyclopedisme designe lamise en cercle du savoir. Chez Simondon, ce cercle a pour centreactif l'etonnement philosophique. Etonnement devant Jes genesesnaturelles et techniques, progressivement traduit dans une interro-

    gation sur Jes processus qui Jes engendrent et Jes portent.Ne l e 2 octobre 1924 a Saint-Etienne, en France, Simondon est

    decede en 1989. Sirnondon est adrnis a I'Ecole Normale Superieure

    en 1944. Apres la rue d'Ulm, il devient professeurde philosophie aulycee Descartes de Tours de 1948 a 1955 oii il saisit toutes les

    occasions de remplacer le professeur de physique et installe dans Jessous-sols une gaJerie de machines e t d' appareils auxquels il initie les

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      INTRODUCTION

    eleves. En 1960, il devient professeur a la Faculte des Lettres dePoitiers ou ii cree un laboratoire de psychologie. Nomme a la

    Sorbonne en 1963, ii y dirigera egalement le laboratoire de psycho-

    logie de l'universite. Mais ce n'est pas seulement un homme de

    bibliotheque et de laboratoire. Il est pere de sept enfants. Toute son

    reuvre temoigne d'une sensibilite pour la nature qui donnel'impression d'etre en presence d' un homme de la renaissance 1•

    Simondon qui privilegiait son activite d'enseignant et dechercheur s 'est fon peu soucie de I' edition de son travail. La publi-

    cation de sa these de doctoral est exemplaire a cet egard. Son

    premier livre edite et qui reste sa publication la plus connue sortit en

    1958. Du mode d 'existence des ob jets techniques n' etait que la these

    annexe de son doctoral. Son second livre, L 'individu et sa genese physico-biologique, qui constituait la premiere partie de sa these de

    doctoral principale, fut publie en 1964 et reedite en 1995. Laseconde partie de cette these,  L 'individuation psychique et

    collective, n' est parue qu' en 1989, vingt-cinq ans apres.

    Ces dates montrent que l'ceuvre de Sirnondon a connu un long« purgatoire » 2• Il est peu cite, sauf par le sociologue Georges

    Friedmann et par Gilles Deleuze. La philosophic des techniquesinteressait peu de monde en France a cette epoque, et c'est un

    senateur canadien specialiste de la mecanologie, Jean Le Moyne,qui fut le premier a Jui demander une interview. Sa pensee futaccueillie avec une relative discretion. Il ne donna que deux

    interviews. La seconde, publiee dans le revue Esprit en 1983, etaitun appel a « sauver I' objet technique».

    II quitte l'enseignement en 1984 et c'est six ans plus tard que !esCahiers philosophiques lui consacrent un numero special. En 1991,

    le phenomenologue Jacques Garelli lui offre une place considerable

     I.T moignagedeM. MouiUaud,sAnnuaire /990

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    INTRODUCTION 9

    dans son livre Rythmes et mondes. En 1992 parait la traduction enanglais d'une vingtaine de pages qui servaient d'introduction Asathese sur l'individu dans un livre new-yorkais, Incorporation, quirassemble des etudes sur le cinema, lacyberculture et laphilosophic.

    L'annee suivante, Gilbert Hottois public la premiere monographiequi Jui est consacree. Un deuxieme numero special en 1994 dans

    la revue du College International de Philosophie marque son

    accession A la notoriete philosophique. D'autres articles Jui sontconsacres. En 1999, Muriel Combes ecrit son Simondon. lndividu etcollectivite, sous-titre Pour une philosophie du transindividuei. En

    2002, nous coordonnons un volume d'etude sur Simondon auxeditions Vrin; Jacques Roux public les actes du collogue de Saint-Etienne sous le titre Gilben Simondon. Une pensee operative.

    Pourquoi cet interet apres trois decennies de discretion? Quelle

    actualite pour la pensee de Simondon? 11apporte quelque chose denouveau: une pensee des modes d' existence des iodividus et desobjets. Parler d u « mode d'existence» d'un individu suppose qu'ilexiste aussi des modes d'existence non-individues. Le monde estplus qu'une somme d'individus. Nous vivons dans un reseau ou lepreindividuel a sa part. Simondon parleaussi d'un mode d'existencede l'objet technique. 11 entend par LAque l'objet est plus qu'un

    quelque chose. Produit d'une invention plus ou moins aboutie, ii estune relation avec un milieu qu' iJcontribue a moduler.

    C'est la la singularite de la philosophic de Simondon. Prenantun recul peu commun, ii a installe son interrogation dans un lieu

    d'ou ii pouvait eviter Jes oppositions tranchees. Les annees durantlesquelles ii ecrivait voyaient se developper deux tendances, celledes technocrates etcelle des premiers mouvements ecologistes. Aux

    technocrates, ii adresse !es critiques !es plus severes. Leur rapportabstrait A la technique, fait de pouvoir et de rentabilite, Jui faithorreur. Son point de vue sur I'ecologisme naissant est plus nuance.

    11 y a en effet, chez Jui, une pensee de la spontaneite creatrice de lanature, inspiree des presocratiques. 11 epouse certaines de leurs

    theses sur la preservation des especes (il a etudie l'ethologie) et le

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    10 INTRODUCTION

    respect des cycles naturels, mais refuse en revanche leur d6fianceenvers les sciences et Jes techniques.

    11faut done reconnaitre I' originalit6 de sa position dans ce d6bat.Simondon est philosophiquement incapable de se rattacher a uncamp. Saphilosophie a un objectif, mettre en relation ce qui apparaitoppos6. Ses ecrits 6voquent souvent une coincidentia oppositorumet ii voit dans I' invention le lieu ou cette union des contraires peut

    manifester sa f6condite. La relation a aussi une place centrale danssa philosophie de la nature et de l'humain, qu'il appelle «philo-sophie de !'individuation». Pour Simondon, I' 6tonnant reside dansla complexire des relations mises en jeu dans ce processusd'individuation.

    Cette place centrale des relations est !'intuition de Simondon.ll s'agit bien d'une intuition car elle est a la fois g6n6rale, aux

    dimensions du cosmos, et locale, rapportee a tel ou tel individu. Ellen' est pas deduite a partir de principes, ni construite sur bases deseules op6rations. Elle est Ia, elle fait la singularite de Simondon,proche a certains egard de Bergson, a d'autres de Rousseau, etapporte a sa vision du monde une richesse etonnante. ll s'agitd' une sensibilite pour ce qui se transforme et pour les 6changesentre l'individu et les modes non-individues. La philosophie de

    Simondon est anim6e par un id6al d'harmonie ou, plus exactement,de r6sonance, entre la nature, les humains et leurs techniques.

    *

    Dans la premiere partie de ce livre, nous 6tudions certainsmoments importants de l'histoire des techniques a la lumierede la philosophie de Simondon: l'Encyclopedie de Diderot etd' Alembert, Marx et la r6volution industrielle, la cybemetique.Nous rencontrons Jes questions du progres, de I' ali6nation, deI' economie et de la memoire.

    La deuxieme partie est consacree au concept d'individuation.Brique, cristal, colonie de coraux, psychisme, collectif et imaginairesont Jes exemples que prend Simondon pour montrer !'impact dudevenir et du temps sur !es individus.

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    INTRODUCTION 11

    Enfin, la troisieme partie jette des ponts entre !'individuation etJes techniques. Elle pose certaines questions de fond: Qu'a chercheSimondon dans la psychologie des profondeurs de Jung ? Que

    signifie son desir d'une nouvelle convergence entre technique etsacre? Et s'il existe un «progres» technique, que penser d'un

    « progres » moral ?

    *

    Les livres de Simondon soot, avec Jes articles publics, la base de

    notre etude. Nous avons egalement travaille sur les cours consacres

    al' etude des techniques et a la psychologie. Ils ont, pour Ia plupart,

    ete donnes a la Sorbonne entre 1960 et 1970. Ils pennettent d' eclai-

    rer de nombreuses questions posees dans l 'reuvre publiee. Ainsi, les

    cours sur L'invention et le developpement des techniques et sur La

     psychosociologie de la technicite nous ont permis d'etudier enprofondeur la philosophie des techniques. Le cours sur  L'imagi-

    nation et ['invention developpe par ailleurs une theorie de la genese

    des images apartir du rapporta I' experience. D' autres cours portent

    sur La perception, L 'instinctou encore La sensibilite.

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    J>REMreREPARTIE

    PHILOSOPHIE DES TECHNIQUES

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     Laroue

    CHAPITRE PREMIER

    L'OBJET

    GENESE DE L'OBJETTECHNIQUE: LEPROCESSUS

    DE CONCRETISATION

    Les premieres traces de roue sont mesopotamiennes. Un picto-

    gramme sumerien date de 3500 av. I.-C. montre un traineau equipe

    de roues. O n ignore si elle a ete inventee en un endroit, puis propagee

    ailleurs (ii est difficile de I ' oublier lorsqu' on I 'a vue fonctionner) ou

    si elle a ete inventee a plusieurs endroits par des civilisations

    independantes. Cette demiere hypothese est probable, malgre le fait

    que Jes precolombiens ne la connaissaient pas. I l est vrai qu'ils

    n' utilisaient pas non plus d' animaux pour transporter !es charges.

    L a roue est une invention veritable. Elle n' imite pas un

    equipement animal, comme la pince que l'on trouve chez Jes

    mollusques, ou le planeur qui est isomorphe au corps de I 'oiseau.

    Cette structure, ingenieuse pour le transfert de forces, n' est presente

    chez aucun animal. Auteur d' etudes sur la bionique, R . Bourcart en

    donne une explication. L' organisation du corps des animaux,

    remarque-t-il, requiert des connexions permanentes pour faire

    circuler !' influx nerveux et le sang. Or la roue n'a pas de connexion

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    16 PHILOSOPHIE DES TECHNIQUES

    directe avec son moyeu. Elle ne pennet aucune connexion perma-nente. Chez uo vivant equipe de roues, les vaisseaux sanguios et Jesnerfs « seraient rapidement detruits par une torsion continuelle » 1•

    Toutefois, la nature est pleine de roulements (boules de neige,

    revolution astrale, eboulement, roulement de branches, etc.) qui ontpu servir de modele a !'invention du systeme des rouleaux ou du

    systeme de toumage qu'utilisent les potiers. L'incertitude qui

    entoure la naissance de la roue temoigne d'une chose: !'inventionfait intervenir la manipulation, la perception, l ' imagination, l'oni-

    rique, l ' imitation et le coup de chance. Voila pourquoi la recherched'un artd'inventer est une qu!te totalequi masqued'autres souhaits.

    Desirer une fonnule de !'invention, c'est chercher une formule de

    l'humain et de l'histoire.

    Le Cours sur l'invention et le developpement des techniques

    contient une analyse de la genese de la roue. Simondon a ete fonn6 aI'eco le du magazine Science et Vie au siecle dernier. Son analyse en

    conserve !'alliance heureuse - et demodee - de la langue et de la

    description technique:

    Comme mediateur entre le fardeau et le plan de roulement, la rouevehiculaire apparait d'abord sous forme d'une sime de rouleauxou rondins. Comme mediateur, ce systeme est parfait en princip e(pasdefrottements, en raison de l'absenced'axe), mais ii manqued'auto-corre.lation, car I.es rouleaux avaocent a une vitesse qui estla moitie de celle du fardeau, et ii faut un operateur pour lesrecycler en Jes reportant les uns apres Jes autres devant le fardeau.La roue avec axe et moyeu est au contraire parfaitement correleeavec le fardeau par l'intennediaire du vehicule qu'elle porte: elleest comme un rouleau qui serait perpetuellement remis en place;

    mais elle p erd une partie de la fonction de mediation du rouleauveritable, parce que le systeme moyeu-axe produit des frottements(d'ou echauffement, usure, necessited'employerdel'eau ou de la

    I.R. Bourcart, an.« Bionique », Eru:yclopldie Universalis.

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    L'OBJET

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    graisse,l '

    axonge cb ez !es anciens •). E nf in, la synth se d e ces deuxetapes d e d6veloppemeru se fait dans la ro ue ll roulem ent (billes,

    rouleaux) qui transpose dans le moyeu le sys me des rouleaux;

    d i s circolairement, les rouleaux se recyclent eux-mcm es

    sans opera teur; I ' auto-co rrelation, app liquee dans la seconde etape

    l l la roue vehiculaire malgre Jes inco nv en ients qui en resultent, et

    e.xcluant la patfaite m ediation caracteristique de l a p remiere etape,

    s'applique ensuite aussi l l la premiere etape, d on t el le reincorpore

    le disposi t if l l l ' interieur de la roue. L e progres technique s' accom -plit par relation dialectique entre la mediation (adaptation aux

    termes extremes, plan e t fardeau) et l 'aoto-correlation, relation d e

    l 'obj et technique l l lui -mem e 2.

    L a notion d'auto-coirelation utilisee dans la gen e de la rouecomplexifie )'analyse de la mediation. L a correlation designel'interdependance de deux elements (ici le fardeau et le plan de

    roulement). Or la mediation suppose deja une correlation entre deuxtennes. L e prefixe auto- ajoute une idee. II marque que la cotrelationest realisee par la roue elle-meme. En un sens, cette idee est triviale.En un autre sens, I' auto-cotrelation pennet de comprendre que laroue remplit plusieurs fonctions de f on simultanee. L a reside!'invention. Dans la premiere phase du developpement de la roue,l 'auto-correlation entre le fardeau et le plan est imparfaite car un

    operateur externe recycle Jes rondins. Il y a cotrelation entre lestennes, mais pas de fonction de recyclage. Lorsque la roue devientun systeme avec axe et moyeu, elle assure, en plus de la fonction decorrelation, le recyclage., qui est une seconde fonction. Les opera-tions extemes (recyclage des rondins, puis graissage de )'axe) sootchacune integrees.

    l . L'axonge dont parle Simondon est une panic ferme et grasse de la graisse desanimaux, du latin axungia,de axis,« essieu • . et ungtrt,« oindre • . L' axonge extraitede'abdomen des moutons est le suif; l'axonge de pore est le saindoux. «Axiungiaponere

    •. c'est

    mettrede

    l'huile.

    2. G. Simondon, L 'invtntionet le diveloppement des ttchniquts, ours de 1968-1970, p. I .

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    18 PHILOSOPIUE DES TECHNIQUES

    L'auto-correlation est done une fonction remplie par unestructure, et qui s'applique a cette structure afin de Jui pennettrede remplir a nouveau cette fonction. La roue se recycle. Cettedescription montre qu' un dispositif technique peut entretenir sadynarnique. La roue est une mediation qui, grace au systeme desroulements interieurs, perpetue son mode d' existence.

     La locomotive

    «L'objet technique individuel n'est pas telle ou telle chose,donnee hie et nunc, mais ce dont ii y a gen e » 1• La gen ed'un objet est un perfectionnement Cette notion peut etre definieen terme d'utilite ou de rentabilite. Mais Simondon refuse cescriteres exterieurs invoques au detriment de I' essentiel. Que I' ob jet

    soit plus rentable ou plus performant n'est qu'une consequencede son perfectionnement. C'est pourquoi ii invoque un processusinteme a une lignee technique: le perfectionnement est une« concretisation ».

    Tout debute par une forme primitive et abstraite. Simondon enparle ainsi :

    il existe une forme primitive de I' objet technique, la  formeabstraite, dans laquelle chaque unite lheorique et materielle esttraitee comme un absolu, achevee dans une perfection intrins uenecessitant, pour son fonctionnement, d'etre constituee ensystemeferme2.

    Dans la locomotive abstraite, chaque sous-systeme est indepen-dant, comme l'enseigne l'histoire de cet engin. D le xVI•siecle,

    on utilise dans Jes mines des rails et des wagonnetsa

    charbon. Tirespar des anirnaux et des hommes, au fond des galeries comme sur

    I. G. Simondon, Du mode d'existence des objets techniques, Paris, Aubier, I958,p. 20; reed. 1969, J989ct2001. L'&litionciteeestcellede 1989.

    2./dem,p.21.

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    L'OBJET 19

    le carreau, ces wagonnets circulent sur des rails de bois, materiau quis'use vite a cause des frottements, puis de fonte des le xvm• siecle.Au centre de la mine est un espace ettoit, le conduit qui mene desgaJeries a !'air libre. Par la, Jes mineurs descendent, le charbonmonte, I' eau des galeries est p o m ¢ e , Ja mine ventilee et les mineursremontent. Ces activites cohabitent dan:s un goulot ettoit. Pour nepas se gener, elles doivent se simplifier et s ' epurer. La mine est une

    pepiniere d'inventions car elle est une pepiniere de problemes. Lesflux d'hommes, d'animaux, de gaz et de charbon doivent etrecanalises. C ' estdans c e contexte qoe la machine a vapeur est mise aupoint. En surface, e lle meut les pompesaeau et les soufflets de venti-lation; auparavant actionnes par les roues aeau.

    L'idee survint de reunir ces elements. La machine a vapeur estmontee sur un wagon. Un systeme bielle-manivelle transfonne le

    mouvement aJtematif des pistons en mouvement d'entrainementcontinu pour les roues 1. Le s locomotives primitives rassemblent desrealites tec.hniques differentes. Mais cet assemblage est encore« intellectuel ». II est plus proche de la liberte lheorique que descontraintes materielles. Les elements ne sont pas prevus pourfonctionner ensemble. Leur destination d' origine se remarque. Lorsdes premiers essais de locomotives, Jes rails de fonte cassent car le

     vehicule est lourd.La

    machinea

     vapeur adaptee sur le wagon etaitprevue pour etre fixe. Dans cette situation son poids est indifferent.Une machine a vapeur comprend une chaudiere remplie d'eau,chauffee par un foyer situe sous elle. A I'origine, elle est ceintureed'un bati de briques refractaires qui reverberent la chaleur, car ladisposition du foyer entraine des pertes importantes. Lorsque lamachine est fixe, comme sur le carreau de la mine, sa taille et son

    poids importent peu pourvu que son rendement soit eleve.La

    construction de la locomotive doit affronter c e probleme: il ne peutetre question d ' adapter un bati en brique sur un wagon.

    I. Cf. Ace sujet G. Basalla, Th• Evolutionof TechMlogy,Cambridge UniversityPress, 1990,p. 90.

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    20 PHU.OS0PHI£ DES TEOINIQUES

    L'invention technique consiste a rendre coherent un systemed'elements disparates. La transformation dont Marc Seguin eut

    I'idee en temoigne. II invente la chaudiere tubulaire. Elle comporteal'interieur, dans l'eau, des tubes dans lesquels Jes gaz chauds venus

    du foyer circulent. Pla ant la source de chaleur a I' interieur de lachaudiere, ii inverse l'ancien schema, ce qui accroit la surface de

    convection et diminue la masse d'eau a chauffer. L'entourage

    refractaire peut etre supprime. Le poids diminue. Mais !'inventionde Seguin ad' autres apports positifs. La chaudiere tubulaire permetde reduire )'importance du foyer puisque la combustion peut se

    poursui vre dans les tubes. Cette chaudiere tubulaire sera adaptee surles premieres locomotives construites en serie par Georges et Robert

    Stephenson en 1823. Le premier modele circulera en 1825 sur laligne Stockon-Darlingtona20 km/h en tractant 90 tonnes 1•

    L'invention de Seguin est une concretisation de I'objet. Ellepermet une pluri-fonctionnalite. Au lieu que chaque element ait une

    seule fonction, l'invention charge les structures d'une pluralite de

    fonctions : les tubes chauffent I' eau et sont des lieux de combustion

    et d'echanges thenniques. La paroi exteme de la chaudiere remplacele chassis car elle est rigide et rectiligne. Les effets de I' inventionexcedent la formulation initialedu probleme:

    La concretisation apporte en plus des proprietes nouvelles, desfonctions complementaires qui n'avaient pas e t e recherchees, et

    I. Etudiant !'evolution du wagon de chemin de fer au XIX• si cle, Lorenz dit: « Onpourrait presque croire ttudicr la retom d'un processus pbylogenetique de difftren-c iati on. ( . . .) Ces exemplcs montrent bien !'absence de planification prealable dans

    !'evolution de ce que !'on appeUe les produits de la civilisation. lls sont au servic e decenaines fonctions, exactement comme des organes. et le parall le enirc leur dtvelop-pernent historique et le devenir phylogenetique des structures organiques pr!tc fort iipenserque, dans !es deux cas, des facteurs analogues cntrent en jeu, ct surtout, que c'cstcertaincment la selection ct non pas la planification rationnelle qui joue l l le r61e prin-cipal•. cit ! par T. Gaudin, De/'innovation, Paris, L' Aube, 1998, p.61-62. Cene thresonne avec les explications genttiques de Simondon. Le processus est immanent lI' invention de I' ob jet et n·est que secondairement contraint par des planifications.

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    L'OB1ET 21

    qu'on pourrait nommer "fonctions surabondantes". (...) Lesproprietes de I' objet depassent I' attente; il serait partiellementfaux de dire que !'invention estfaite pour aneindre un but, realiserun effet entierement pre visible d'avance; !'invention est realiseea!'occasion d'un probleme; mais Jes effets d'une inventiondepassent la resolution du probleme, grace a la surabondanced'efficacitedeI'objetcreequand ii estreellementinvente 1•

    L a concretisation se d line en plusieurs notions systemiquessynergie, surabondance fonctionnelle, coherence, resonance interneet formalisation.

    MODE D'EXISTENCE DE L'OB1ET CONCRET

    Quand ii fonctionne, I' ob jet technique s' affranchit de soninventeur. La surabondance fonctionnelle le detacbe de ceque )'invention peut avoir de psychique et d'intelleccuel. L'objetacquiert un caractere concret, c' est-a-dire une coherence interne. Dfaut Jui reconnaitre un mode d'existence, une fa on d'evoluer, descontraintes. La mediation est des lors doree d'autonomie. Elle estirreductible a l'hurnain ou a la nature.

    C' est un leitmotiv de Simondon: la philosophic de la techniqueest en retard sur la technique. Elle pense avec Jes machines simplesde Descartes, treuils, palans, poulies, avec la vis d' Archimede et lesoutils de I'Encyclopedie. Simondon fertilise la pensee au mo yen deschemes techniques recents  venus d'une histoire qui a happe a laphilosophic. Ainsi du concept d'artifice. II est inchange depuis JesGrecs pour qui ii signifie deja « c e qui est produit par l'homme, ce

    qui n'est pas spontanement engendre par la nature». L ' art et la

    1. G. Simondoo, Imagination et invention, Cours polycopi6 publi6 clans le Bulktinde Psychologie, d6cembrc 1965, p.395-414; f6vrier 1966, p.916-929 et mars 1966,p.1074-1095,p.1197.

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    2 2 PHILOSOPHIE DES TECHNIQUES

    technique soot les grands producteurs d'artifices. L'ostracismeimpose a la technique, sa devalorisation au rang d'activite inferieureutile, mais etrangere ac e qu'il y a de grand dans l'humain repose surson artificialite. L' art a dO justifier son caractere poietique, createur,cornme en temoignent les controverses medievales pour savoir s 'i lest blasphematoire de cbercher a imiter la nature au moyen d'arti-fices. Ce debat traverse encore le baroque qui a tranche la question

    en misant sur le style de fa n a desamorcer le probleme de laressemblance entre l' artifice et la nature. Le xx• siecle depasse cenequestion par la creation d' expressions artistiques dont le souci n' estplus de copier la nature. n cherche acapter les intensites etles forces,le «fond» de la nature et non son image. Son caractere brut lerapproche des arts d'autres civilisations chez qui )'artifice, parexemple le fetiche, est anirne.

    La technique, cependant, est toujours consideree comme oneactivite productrice d'artifice. Simondon veut faire evoluer cedebat. Si I' ob jet technique abstrait est artificiel, I' obj et techniqueconcret ne !'est pas. D'oil un changement de paradigme: ce n'estplus son origine qui decide qu'une chose est naturelle ou artificielle.La difference ne distingue plus la generation spontanee dans lanature ou la production laborieuse par I'homme. L' important est de

    savoir si le mode d' existence est abstrait ou concret. L' objettechnique abstrait est artificiel. L'objet technique concret « serapproche du mode d' existence des ob jets naturels » 1•

    Cene maniere d'envisager la difference entre la vie et !'artificepeut aussi !tre appliquee a des choses considerees commenaturelles. La fleur obtenue en serre chaude, qui ne produit que despetales sans pouvoir engendrer de fruit, est la fle.ur d'une plante

    artificialisee. L'hornme l'a rendue artificielle en la privant de sonrythme biologique et en la rendant dependante. Cene plante nepourrait survivre parses propres m oyens. Elle a perdu ses capacites

    I.Modeuistence

    ..

    46.

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    L'OBJET 23

    de resistance au froid, a la secheresse, a I' insolation. Elle ne produitque des fleW'S et pas de graines. D'oii la definition de l'artificialite:

    « I' artificialite est ce qui est interieur a I' action artificialisante del'homme, que ceue action intervienne sur un objet nature! ou sur un

    objetentierement fabrique » 1•

    Simondon se garde du passage a la limite. Il n' affirme bien sOr

    pas l'identite des modes d'ex.istence techniques et vivants. La

    concretisation est une tendance des lignees techniques. L'objetgarde toujours des traces residuelles d'abstraction et d'artificialite.Il suppose une finalite pensee et realisee par l'homme. Simplement,il retrecit considerablement, pour ce qui est de I' objet, la frontiereentre l'artificialiteet l e vivant.

    L'INVENTEUR

    L' inventeur a le sens du futur. Il est un etre historique. MirceaEliade, auquel Simondon se refere, a explique la nouveaute de laconscience historique. Sa pensee eclaire le fait que les « rnodemes »preferent l' invention a I' adaptation.

    L'invention est interdite dans !es societes archaiques: elle

    derange l e cosm os. Les peuples traditionnels ont des cosmogoniesqui racontent la naissance du m onde et la vie des dieux. Ils imitent

    ces recits mythiques. LeW'S actes n'ont de sens, de «realite», quelorsqu' ils repetent Jes actes divins ou ancestraux. Le guerrier est

    courageux parce que le guerrier sacre a fait preuve de bravoure in

    illo tempore, c'est-a-dire dans le temps mythique des origines. Lesob jets et les actions doivent leur valeur au fait qu' ils participent a

    une realite qui les transcende. La nutrition n' est pas une simpleoperation physiologique; elle renouvelle une communion. Le

    mariage et l'orgie collective renvoient a des prototypes mythiques.

    I. Idem.

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    24 PHIWSOPHIE DES TECHNIQUES

    « On les reitere, dit Eliade, parce qu' ils ont ete consacres a I' origine(... ) par des dieux, des ancetres ou des heros » 1. Le monde est lereflet d'un ordre superieur: pour !es Mesopotamiens, le Tigre ason modele dans I' etoile Anuru"t et I'Euphrate imite 1' etoile del'Hirondelle. Les constructions humaines respectent cet ordretranscendant. Lorsque David donne a son fils Salomon le plan desblltiments du temple, du tabernacle et des ustensiles, il I' assure que

    «tout cela ... se 1rouve dans un ecrit de Ia main de l'Etemel»2•David ne pretend pas in venter: ii imite un modele celeste.

    Cene existence faite de repetition et d'adaptation aux archetypesn' est pas historique. Elle se deroule dans le temps sans en porter lamarque, comme si le temps historique etait une illusion et un simplephenomene. Les jours ne sont pas un fardeau. Ils ferment une toilede fond profane que Jes mythes archaiques sauvent en y voyant le

    retour des memes con ten us sacres. Les annees qui passent ne portentpas a Ia melancolie si le monde reruut a chaque nouvel an. Lessocietes archaiques vivent dans un continue! present.

    La conscience historique est revolutionnaire. Elle abolit le cycledu temps. Plus rien nerevient nine se repete: l'ave.nirest ainventer.C' est a Abraham qu' Eliade fait remonter cet evenement. 'A partir deJui et de la marcbe de sa tribu dans le desert, l'histoire s'ouvre

    comme un chemin. Le temps devient lineaire. L'bomme prendconscience d' une eschatologie. Ds' affranchit des certitudes immua-bles que procurait l'etemel retour du meme. Il entre dans unenouvelle dimension et con itqu 'il est capable de progresser.

    Cette revolution eut un retentissement sur Jes techniques. Ellesaussi deviennent historiques. Le forgeron n' est plus celui qui re itson art des dieux et procure aux guerriers des epees qui Jes feront

    semblables aux heros. Il 1ravaillera le fer sans plus imiterd' archetypes, c ' est-a-dire librement.

    I. M. Eliade.Lemythede /'etem el retour, Paris, Gallimard, 1969,p. 15.2. Chroniques, l, XXVtlL 19.

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    L OBJET 25

    L'invention est« la decouverted'un systeme de compatibilite deniveau superieur pecmettant d'integrer des elements primitivementincompatibles et disparates» 1•L 'inventeur est un homme d' action2.Il refusel'adaptation: il lajuge insuffisante et pauvre carelle necreepas de nouvelle dimension. Au lieu de s' adapter a I' eau froide, ilinvente Jes chaudieres. L 'adaptation ne change rien au devenir, maisrepete et reproduit. Les doctrines qui soutiennent que I' essentiel de

    l'activite du vivant est de s'adapter posent qu'il existedans le milieuun but a atteindre. Des barrieres separent le sujet de ce qu 'il veut,I' obligeant a s' adapter au mieux au champ de forces dans lequel ilest pris. Il utilise alors des detours, ruse ou se laisse porter.

    L ' inventeur de Simondon a une autre conception de l ' existence.Il n'est pas l'homme du conflit.Il ne s'oppose pas, ii ne nie pas. TIintegre. D ne cherche pas Aatteindre un but, il tente de se debrouiller

    avec Jes differents mondes qu'il pe it. Pour l'inventeur, il n'y apas seulement « un objet aliment ou un objet proie, mais un mondeselon la recherche de nourriture et un monde selon I' evitementdes predateurs ou un monde selon la sexualite»J. Ces mondes sechevauchent, empietent Jes uns sur Jes autres. Ils ne sont pas radica-lement heterogenes, mais ils ne sont pas non plus superposables.Leur coexistence ne va pas de soi et apparait comm.e un probleme.

    Ce probleme, manifeste dans Ia tension qui precede le choix, cettefluctuatioanimi dont parle Spinoza, implique un choix et

    unfaire

    Pour Simondon, I' individu invente, notamment des techniques,parce que, fondamentalement, ii doit inventer et etablir la coherence

    I. L'invenrion et le developpemenr des techniques, op. cit., p. 89.2. L'lnventeur est ici p sentC comme un tcrc scul. Dest plus proc.hc de cert.a.ins

    gtnies de Verne que des chercheurs contemporains en tecbnoscience. Simondonmarque parfois son in1trc1 pour la rcchercbc collective, mais ii faul no1cr une 1endancesingulariserl' inventeur au point d' en faire un « individu pur •. Cf. La troisi me panie.Pour une critique de la figure de l'inventeur g ial, voir notamment T. Gaudin. De /'innovation, op. cit.

    3.

    .

    Simondon, L 'individu et sa gentse physico-l>iologique, Paris, P.U.F., 1964.L'tditionci1tces1 la i1ionchezJ. MiUion, 1995, Grenoble, p. 210.

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    26 PHILOSOPHIE DES TECHNIQUES

    du monde. Sans invention, sans cette action qui est le sens dudevenir, l'individu est « fa ce a un monde qui ne coi'ncide pas aveclui-meme » parce qu'il est pluriel. Pour l'inventeur, « l'universcomplet » 1 est a batir: le m ouvement d'integration doit etre chaque

     jour recommence et mene plus loin. Les problem es se reglent sansqu 'i l fa ille nier ou s ' opposer. L eu r solution, repetons-le, appartient aun niveau su rieur. n s'agit d'integrer le disparate, d'inscrire dans

    le reseau des solutions les elements isoles dont on ne sait pas quoifaire tant qu'ils restent au dehors. La mise en communicationgenerale a Iaquelle l'inventeur travaille pour retrouver cet universcomplet projete dans le futur de son action fonctionne comme unepromesse de pacification sans guerre: « chaque etape de I'etre sepresente com me la solution des etats anterieurs » 2.

    Inventer l a « coherence du mo nde» est une necessite car, pour la

    conscience technique, elle n'est assuree par aucun mythe transcen-dant. Quelle coherence !es techniques ont-elles alors invente? Ou,de f n plus simondonienne, quels processus ou qualites de latechnique president aI' etablissement de cette coherence?

    I. I d e m . p. 203.2./dem.

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    CHAPITREII

    L'ENCYCLOPEDISME TECHNIQUE

    LESTECHNIQUES QUITJ'ENTL'ENFANCE

    L' apprentissage technique de l' enfant est initiatique et instinctif,en contact avec l'objet et le monde en aniere-plan. Transmis de

    generations en generations, le savoir technique traditionnel est richedes habitudes et des coutumes anciennes. Le geste est essentiel.Les tours de main soot secrets : difficil.ement explicables, ils soot

    reserves ades communautes qui jalousent leurs techniques commedes privileges.

    L'enfance technique est courageuse. Elle Jutte avec le monde

    dans un corps a corps risque. Elle apprend a resister a la nature, al'ensablement et a l'inondation. Ces techniques sont neguen-tropiques : elles endiguent le chaos des elements. On retrouve les

    limites de !'adaptation. Or, en reussissant, elles apprivoisent !esdangers naturels et sunout le premier danger, l'homme lui-meme

    lorsqu'il a peur. « n y a un corps a dompter; ecrit Jankelevitch,peureux animal dont les paniques a tout moment contrarient et

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    28 PHILOSOPHIE DES TECHNIQUES

    defont l' accoutumance au danger» 1• De la les epreuves, les ritesinitiatiques qui marquent I' entree dans un metier.

    Ces techniques soot sacrees. L' art de faire des outils estd'essence surhumaine, divine ou demoniaque. II faut extraire les

    minerais de la Terre dans laquelle ils croissent, selon de nombreusescroyances. II faut apprivoiser le feu qui procure le moyen de faire

    plus vite que la nature et de faire autre chose qu' elle. Ces epreuves

    donnent a l'homo Jaber une aura magique. II est souvent vu commel'heritier des heros civilisateurs car il collabore a l'reuvre de

    creation. 11 est craint et respecte. L'outil lui-meme est dot6 d'une

    puissance magique. Pour la pens6e symbolique, l' ob jet est toujours

    plus que lui-meme. 11 est aussi signe ou receptacle de quelque chose

    d' autre, d'uner6alit6qui transcendele niveau materiel.Pour Simondon, I' ncyclopedie marque la fin du systeme

    traditionnel. Elle insuffle la conscience du progres a des commu-naures traditioonelles marquees par la p6rennite, la stabilite, la

    permanence des institutions et la re¢tition des gestes. Plusieursfacteurs rendent compte de cette absence d'evolution: !'influencedes rythmes naturels sur les rythmes vitaux, physiques et intel-

    lectuels des individus2; la contrainte radicale de la geographie quiagit cornme catalyseur ou comme frein; la presence des individus a

    chaque maillon de la chaine technique en raison de la faiblesse desmoyens de transmission ; les ¢nuries en ravitaillement; la stabilit6

    des professions et des secteurs productifs3• L' neyclopedie est

    I. V.Jankelevitch, Traiti des venus, t. ll , Lu vtrtus tt /'amour, I, Paris,Flammarion, 1986, p.95

    2. Cf. G. Friedmann. Sept etudes sur /'homme t i la technique, Paris, Den I. 1966,p.18-19.

    3. Cf. J. Walch, lnrroducrion d la philosophie de la civilisation, Paris, Vrin, 1980,p. 38. Ledeuxiemechapitrede l'ouvragede Walch discutecc lien. D monirequ'il n'y apas de veritable pennanence. mais une distorsion entre • !'initiative individuelle d'unartisan et le dtsir conscient de ce progres au sein des classes gouvemementales etlettrces "· C' est la diffusion du prog technique qui ferait defaut aux societes tradition-ncUes. ccquecontribue cxpliquerlastructure cadenassee de lcurorganisation sociale.

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    L'ENCYCLOPEDISME TECHNIQUE 29

    en Jutte contre ces facteurs. Une epoque nouvelle s'ouvre: lestechniques quittent I 'enfance.

    L'Encyclopedie de Diderot et d' Alembert (1751-1772) est la

    « Ffte de la Federation des techniques» 1• Elles decouvrent Jeurunite pour la premiere fois. L 'Encyclopedie fait le tour de la realite.

    Elle cree un cercle (kyklos) dans lequel I 'ensemble du monde connu

    est represente. Des techniques auparavant autarciques deviennent

    voisines. Diderot Jutte contre le cloisonnement des corporations.

    L ' eloignementgeographique, les rivalites et Jestraditions familiales

    forrnaient un systeme technique ferrne. « n faut divulguer tous ces

    secrets sans exception» 2, lance-t-il. Le progres a besoin de commu-nication. L'idee est qu'une invention peut en susciter d'autres. Ce

    sont Jes gens de lettres, et non Jes artisans, qui se chargent de cette

    tiche de diffusion. lls fonnent une communaute de recherche qui

    revendique une mentalite nouvelle.

    L'Encyclopedie propage Jes inventions dans un elan

    d'universalite. Dans un article sur Les limites du progres humain,

    Simondon emet une hypothese pour expliquer le «pouvoir d'uni-versalite » des techniques. Leur capacite de se repandre dans des

    aires culturelles differentes tient a leur « primitivite». L'histoire de

    )'Occident a vu se succeder trois systemes: le langage, Jareligion et

    la technique. Du langage, ferment de la cite grecque, a la religion,

    centre de la conscience medievale, puis a la technique, dont Jes

    Lumieres prefigurent la mondialisation, I'evolution est nette. n

    s'agit d'une chute. Les anciens Romains percevaient un recul dans

    I. Moded'existence ... ,p. 94.2. Encycwpedit ou dictionnairt raisonni da sciences. des arts tt des mititrs,

    Paris, 1751-1780; nouvcUe impression en fac simi16, tuttgan, Bad

    Canstatt,1966, an.

    «Encyclop lic ».

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    3 PHIWSOPHJE DES lECHNIQUES

    le passage de la dialectique a la religion. Ils ont vu !es monuments Jesplus parfaits du langage « delaisses pour une poussee reiigieuse

    qu'ils jugeaient grossiere, desttuctrice, pleine de germe d'incul-

    ture » 1• Ce jugement peut aussi s'appliquer aux techniques. Elles

    abaissentl'humain vers « laprimitiviteetlamaterialite». C'estainsi

    qu'elles touchent des aires geographiques plus vastes. Un sys me

    dont les codes sont simples se repand avec facilite. On perd en

    subtiliteceque I' on gagneen universalite2•Cette mentalite universelle est caracteristique des Lumieres.

    Simondon fait de I'Encyclopedie le symbole des techniques matures

    ou « majeures » •. 11ne choisit pas la machine avapeurpour exprimer

    qu 'un nouveau systeme technique est ne. L a maturite des techniquesn'est pas contemporaine d'une invention. Elle est representeeparunlivre redige par des pbilosophes. Ce choix est significatif: ii exprime

    le fait que Jes techniques depassent Jes techniciens et qu' elles sonttributaires du discours tenu sur elles. L' epoque des Lumieres n'a pas

    decouvert de nouvelles machines. Les exemples celebres, comme la

    machine a bas ou la pompe a feu, ne peuvent occulter le fait que lestechniques decrites par l'Encyclopedie ont cours depuis des siecles.Les articles sur les horlogers, Jes tonneliers ou Jes charpentiers

    auraient pu !tre rediges des annees auparavant L a revolution

    encyclopedique ne tient pas aux con tenus qu' elle revele, mais au faitque Jes m.eilleures plumes de I' epoque ecrivent sur des sujets quileur soot etrangers. II a fallu un etat d'esprit singulier pour qu'ils

    peiyoivent cet appel et y obeissent.

    I. G. Simondon, « Les limites du progres humain ». clans Revue deMitaphysi4ueetde Morale, 19S9. n°3,

    p

    370.376, reed. dans G. Sinwndcn. Une pensie de /'indivi-duation etde la technique, Paris. Albin Michel, 1994. p. 272.

    2. « La technique seule est absolument universalisable parce que cc qui, de

    l'homme, lisonoe co elle, est si primitif, si pres des conditions de la vie, que tout bommele pos de en soi» (Idem). «Tout hommc le pos e en soi»: c'est la formule deDescartes pour la raison.

    3. Mo,ud'exist

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    L'ENCYCLOpi;DJSME TECHNIQUE 31

    Les encyclo¢distes montrent une avidit6 pour la connaissance.I l s' agit d'6larg ir le cercle du connu. Un e encyclop6die info nn e des

    limites du savoir dans un domaine: elle veut provoquer le

    d6passement; elle incite ti I ' invention. Cette ouverture l ' oppose au

    dictionnaire qui est statique et fixe. Le dictionnaire, reuvre d'une

    soci6t6 fenn6e, sanctionne Jes boos usages, le « parler Vaugelas ». I l

    donne une connaissance des mots, tandis que J'encyclop6die

    explique des proc6d6s qui peuvent etre imit6s. Elle procure un pouvoir. Simondon explique que ce livre devient symbole de lamaitrise de l'homme sur une nature dont ii perce !es secrets. L e livre

    est « magique » 1• Il renfenne le chiffre de I'efficacit6. Les empe-

    reurs tenaient en main un globe terrestre en signe de souverainet6.

    Les encyclop6distes ont un livre : ils deviennent maitres et posses-

    seurs de la nature par son interm6diaire.

    Les encyclopedistes extraient Jes gestes des ateliers et Jesfigurent pour les diffuser. L' Encyclopedie est c61ebre pour ses planches. Les images soot plus adapt6es que les mots pour commu-niquer une information technique. Sirnondon y fai t allusion Apropos

    de l a planche g6ographique de Thales qui se repandra parmi !es

    marins:

    Une simple planche de bois decou¢e, oil I'on figure par

    des incisions Jes contours du rivage et les embouchures descours d'eaux vaut mieux, pour le navigateur, que les th gonies

    poetiques ; car cette planche, symbole perceptif, inregre un savoir

    cumulable ; au cours des voyages successifs, elle peut recevoir des

    d tails nouveaux, in res entre Jes anciens, et etre prolong au-

    del des cotes p emment explorees 2.

    Mais ce mode de communication pose probleme: !'image est

    plurivoque. E llen e dit pas toujours ce qui est imp ortan t; elle ne peut

    I. Modt d txistence..p.95.2.G. Simondon,  La {Mrctption, Cours de 1964-1965,  Bulktin de Psychowgie,

     janvier 1965, p. 570.

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    32 PHILOSOPHJE DES TE HNIQUES

    souligner ce qu'elle veut mettre en exergue.  L'Encyclopedie arencontre ces problemes. Elle le s a resoluspar un artifice graphique:des mains. Sur de nombreuses planches, a cote d'un artisan al'ceuvre, une main coupu voltige en pointant ce qui est remar-quable. Elle inclique les etapes d'une operation. Ces mains figurentla presence de I' encyclopediste dans le monde. II est probablequ' elles n' aient pas attire I' attention a I' epoque : ell es etaient saisies

    dans leur fonction premiere d'indication. Mais aujourd'hui que cesillustrations sont des temoignages, ces mains  volantes deviennent lesigne d'une mentalite. L'univers que represente les planches est unmonde familier. L'homme se !'est approprie. II humanise ce qu'iltouche, iJ rationalisece qu 'il represente. Sa main est partout presente,de fa on obsedante. Roland Barthes l ' a exprime en ces termes

    Youspouvez imaginer l'objet natureUement

    le plussolitaire, le

    plus sauvage, soyez sOr que l'homme sera tout de meme clans uncoin de !'image; il regardera l'objet. ou le mesurera ou lesurveiUera, en usera au moins comme d'un spectacle; voyez lepave des Geants aAntrim, en Ecosse; ce paysage inhumain est, sil'on peut dire, bourre d'humanite; des messieurs en tricome, debelles dames contemplent le paysage horrible en devisantfarnilierement; (... ) ce qui frappe dans toute I' Encyclopidie (et

    singulierement dans ses images), c'est qu'elle propose un mcnde sans peur ... le monstrueux n' en est pas exclu, mais atitre bien plus

    "surrealiste" que terrifiant1•

    Les mains des planches de I' Encyclopedie ne rappellent pasl'epreuve de la matiere; elles sont l'organe d'un savoir sur Jestechniques. Le geste artisanal est vide de son efficacite. L e pouvoirest transfere a one main indicatrice, symbole du savoir technique

    rationalise. Cette main a la vie longue: Internet est organise autour

    I. R. Banbes, Les p/anchesd£ I'• Encycl o pedie• , clans Le degri ztro de l'tcriture,Paris, Seuil, 1972, p. 89-105, p. 95. (La chaussee des GeanlS est en lrlande, pas en&:osse).

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    L'ENCYCLOPEDISME TECHNIQUE 33

    d'une main depla9able et active. Ce oeo-encyclopedisme sauvagemet a portee de l'utilisateur c e qu' i l iod iqu e du doigt.Ces mains soot plus cerebrales que laborieuses. Elles soot

    deleguees par la raison qui s'introduit dans Jes techniques, jusqu'atransformer Jes machines en des raisonoemeots. Diderot voit uoeperfection intellectuelle dans la machine a faire des bas : « On peut la

    regarder, dit-il, comme uo seul et unique raisonnement » 1• La

    machine est dorenavant au pouvoir d e la raison. Elle est une suited' etapes dont le bas es t la conclusion. La raison a pris les reoes du

    progres. Elle coovertit les techniques en une affaire intellectuelle e tpolitique. La raison s'im m isce jusqu e dans un bas de fem m e .. .

    UNOPTIMISMEAMBIGU

    Pour l'historien Bertand Gille , la notion de progres est etrangerea l ' Encyclopedie2 .Le systeme de l' epoque est limite, et oul ne preodconscience de ses potentiels. Le jugement de Sim ondoo est moinscategorique. Le siecle des Lumieres ne coonait pas de progresdiscontinu : aucune invention o' introduit d' evolution brusque. Le

    changemeot radical des conditions de vie n'apparaitra qu'avec la

    machine a vapeur. Mais i1existe uo progres continu. Les outils et le sinstruments soot mieux coostruits. lls soot plus maniables et plusefficaces. Les eogrenages soot plus precis, l e metal m ieux ouvrage.Ce progres cootinu ne heurte pas Les habitudes. II est un perfection-oement fait de petites innovations. D e la, dit Simondon, I' optim ismee t m em e « I' euphorie » 3qui saisit le siec le.

    I. Encyclopid . op.cir., a r t.. «Bas» (M er Afaire des bas).2. B. Gille,Histoire des techniques, LaPleiadc, Paris. Gallimard, 1978, p. 674-675.3. !,foded'existence ... ,p. 114.

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    34 PHILOSOPHIE DES TECHNIQUES

    L' article consacre au progres dans I' Encyclopedie est laconique:PRoow, s.m. (Gramm.) mouvement en avant; le  progres dusoleil dans l' liptique; le progres du feu; le progres de cetteracine. Ilse prend aussi au figure, & !'on ditfaire des progresrapides dans un an, dans une science.PRoow mauvais (terme de Musique) on appeUe en musiquemauvais progres, quand !es notes procedent par des intervaUes

    durs & desagreables ll 1' oreille 1.

    Cette connotation negative est reserv6e a la musique. La

    technique est jug6e de fa on favorable: !'amelioration des condi-

    tions de vie n'entraine aucun sou on. Un si le plus Ult, Pascal

    organisait le pretnier systeme d e transport en commun dans Paris.Les placards annoncent que des carrosses publics circuleront « pour

    la plus grande commodite et liberte des bourgeois »2• Son esprit

    inquiet, prompt a deceler la futilite des choses, s' enthousiasme pourcette innovation. Il a toutefois une requete : s i le systeme est bene-

    ficiaire (un trajet coOte cinq sols), les benefices iront aux pauvres  

    Diderot est egalem ent serein. A ses yeux, l'industrie est parvenue a

    un optimum. Ses gradations sont «tres douces et ses secoussesviolentes fort peu a crainclre»4•Tout semble pour le tnieux.

    Les Lutnieres soutiennent les techniques e t l e retour a la nature.

    Elles ne voient pas d'opposition entre ces deux directions: lestechniques prolongent la nature. Le si le est encore marque par

    Descartes. 11con oit le monde com m e une horloge aux mouvementsreguliers. Les saisoos, la matiere et le corps humain fooctionnent de

    f on mecanique. Les horlogers et autres techniciens ne font

    qu'itniter la nature .. . Ils ne sont pas des detniurges, et la techniquene suscite aucune mauvaise conscience. Le mouvement nature) est

    I. Encyclopldie, op. cit.,art.« progr s ».

    2. Pascal, u s carrosses d cinq sols, dans

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    L'ENCYO..Oi>£D1SME TECHNIQUE 35

    poursuivi par l'oeuvre bumaine. L'optimisme du si le doitbeaucoup A cette croyance: rien n'indique que Jes techniques

    suivent une direction in&lite. Mais cette croyance repose sur une

    faute de raisonnement. Elle suppose que la nature est mecanique,

    puis affirme que les machines imitent la nature. Les techniques

    seraient une suite logique de I'evolution naturelle. Or ii faut

    renverser I'ordre de ce raisonnement Pour affirmer que la nature est

    mecanique, Descartes a du s'inspirer du fonctionnement des auto-mates. La metaphore du « monde horloge » est nee de I'observation

    d'une montre, dont le fonctionnement est transpose A la nature 1.

    Dans cette theorie, !es machines sont premieres. Elles servent A

    interpreter la nature.

    L' optimisme des Lumieres repose sur des fondements etranges

    !es techniques ne modifieraientpas I'ordre de la nature. Elles ne soot

    ni Jes instruments d'un combat, ni Jes moyens d'une resistance.Elles sont un prolongement. C'est pourquoi Simondon valorise

    l' Encyclopedie et sa mentalite. II y voit un moment heureux del'bistoire de l'bumanite. De plus, i1 cherche, pour son epoque, une

    f on d' affirmer que le mouvement technique poursuit la «nature».

    Mais que signifie ce terme? Dans une etude sur L 'idee ck nature enFrance dans la  premiere moitie du  x v 1 1 1 • siecle, Jean Ebrard a

    montre la complexite de ce theme. La nature est une idee souple, uneidee elastique. Elle permet de justifier une chose et son contraire. Au

    nom de la nature, on plaide pour la liberte sexuelle ou pour I' ordre

    social. Le bon sauvage est I'!tre nature! par excellence, mais pour

    d'autres c'est le liberalisme politique, economique et religieux,

    qui est nature!. La nature, au xvm• si le, est associee A des

    idees diverses: « loi, raison, sentiment, vertu, bonheur, innocence,

    societe, necessite, ordre, liberte »2•

    I. f. G. Canguilhem, • Machine el organisme», dans La connaissmu:e de la vie,

    Paris, rin, 985.

    2.J. Ehrar

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      6 PHILOSOPHIE DES TE HNIQUES

    L'ideedenature pennetd'unir !es contraires: raison et sentiment,necessite et liberte, nature et technique. L ' optimisme du siecle qui apopularise cette idee est ambigu. Il n'est pas l'optimisme franc deceux qui suivent une direction ou poursuivent une quete. Il est unoptimisme teinte d'inquietude: ii faut trouver l e « bon milieu», sansrien abandonner. L 'aspiration a une  vie plus naturelle ne va pas aI' encontre de la civilisation. Ces deux directions sont conciliables.

    Diderot, par exemple, cherche une situation intermediaire entreI' etat sauvage et « notre merveilleux etat police». Ce serait, dit-il, unmilieu « qui retarderait Jes progres de I' e.nfant de Promethee, quile garantirait du Vautour, et qui fixerait l'homme civilise entreI' enfance du sauvage et notre decrepitude» 1• Ailleurs, ii remarqueque les Scythes grossiers etaient plus heureux que !es Grecs cultives.II sou onne !'intelligence d'en etre la cause, mais comme elle est

    aussi natureUe, iJ ne peut trancher.Simondon est enfant des Lumieres a deux titres. II herite de la

     valorisation des techniques. Il herite aussi de leur optimismeambigu. Toute sa philosophie cherche a menager les contraires. TI veut trouverun « bon milieu» qui encouragerait toutes les directionssans en abandonner aucune. Apres avoir salue l'humanisme desLumieres qui a libere les hommes des structures traditionnelles,

    ii reclame un nouvel humanisme. Il faut affranchir l'humain,dit-il: libere parses techniques, ii est devenu, deux siecles plus tard,leur esclave. I1 dresse un portrait catastrophiste de !'impact destechniques sur son epoque. TI voit !es hommes isoles, asservis.L'univers est gigantesque, et !'action inefficace. Le tableau estpascalien : sentiment de vacuite. Sirnondon ecrit quatorze anneesapres les camps et Hiroshima, cinq ans apres la mort de Staline.

    Il evoque « l'immensite vertigineuse, sans lirnite» de la societe.La technique a cree un monde; elle a oublie les reperes.

    l. Diderot. Rifutation th /'ouvrag,d'H,lvitius, cit6 par Ehrard. p. 782.

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    L'ENCYCLOPEDISME TECHNIQUE 37

    Cette evaluation pourrait deboucher sur pJusieurs strategies :combat politique, fuite sur une ile, resignation, anarchisme

    technique, poesie, simplicite . . . Mais l'humanisme de Simondon estd'un autre genre. II est optimiste: Jes probJemes generes par Jestechniques pourront etre resoJus par les techniques et par un

    changement de mentalite. 11 est egalement ambigu. Comme Jesphilosophes des Lumieres, ii veut reconcilier les contraires. Mais ce

    n'est pas a l idee de nature qu'il demande la soupJesse pour reunirl'inconciliable. C'est a l idee de technique. 11 veut conserver lamentalite artisanale et poursuivre !'industrialisation. Ecologisteavant l'heure, ii est aussi partisan du nucleaire. Il est mefiant envers

    !es communautes, et pourtant la technique offrirait a ses yeux denouvelles relations. Un mot savant exprime !'union des contraires:

    l enantiodromie

    (du grec,enantios,

    «contraire»). TI convient a la

    voie difficile empruntee par cette philosophic encyclopediste. Sonideal est de ne rien abandonner, de tout mettre en cercle.

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    CHAPITREm

    MARX ET SIMONDON: L'ALIENATION

    LEBRUIT DES TECHNIQUES

    Le XJX• siecle marque la fin de l' opti.misme des Lumieres. ll voitI' apparition d' « inclividus » techniques : les outils, jadis portes parl'homme, sont couples a des moteurs, le plus souvent a vapeur. Cesindividus sont pour l'homme une source de malaise. La frustrationne se faisait pas sentir tant qu •ii s•agissait de remplacer !es animauxpar des machines. Mais l'homme est touche de fa on profondelorsqu 'ii est deloge de son role de porteur d'outils. Le metier a tisserautomatique, les presses a forger, I' equipement des nouvellesfabriques sont vus comme des rivaux ; !es ouvriers les brisent torsdes emeutes.

    Les «elements» techniques designent les outils et !esinstruments. L'outil exerce une action sur le monde (comme lemarteau, la lance ou le stylo ), tandis que I'instrument affine laperception (comme le microscope, le stethoscope, ou la sondemarine). L'outil a besoin d'une source d'energie; !'instrument doit!tre integre a une structure capable de decoder l'information qu'ildonne. Outils et instruments sont des prolonge.ments du corpshumain : ii agit comme sourced' energie ou decodeur d' information.A vec I' apparition des individus techniques, ii perd la maitrise.

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    40 PHILOSOPHIE DES TECHNIQUES

    Les elements soot couples au moteur mecanique. C'est le cas desriveteuses qui apparaissent au milieu duXIX• si.ecle. Auparavant, !eschaudronniers assemblaient !es poutrelles de metal en frappantmanuellement le rivet. L'utilisation massive de cet «atome» dusysteme technique du X1X•siecle (la Tour Eiffel en compte2500000) a suscite !'invention des machines aplacer Jes rivets. Lesriveteuses, d' abord a vapeur puis a air comprime et enfin hydrau-

    liques, soot des individus techniques car elles couplent une sourceenergetique a un marteau. L'homme sert alors la machine. Il l'ali-mente en energie et la positionne correctement. La disproportionentre son corps et la configuration de la machine est importante. Elletient a la difference entre I' energie musculaire et la puissance de la vapeur qu' ii doit maitriser et dont ii doit eviter Jes effets negatifs (la« maladie du chaudronnier » designait la surdite) 1• La base instinc-

    tive du jugement et le contentement de celui qui maniait des outilsperfectionnes avec aisance se perdent lorsque l'individu techniqueremplace l'homme. Le courage ne s'exerce plus par rapport a lanature, mais facealamachine.

    Marx est l' observateur le plus penetrant de cette mutation.Plusieurs fois cite dans l'ceuvre de Simondon, ii est unedes sourcesde ses analyses du X1X•siecle. Il a en effet decele la transformation

    de !'utilisation du corps de l'homme induite par le mode de pro-duction industriel. « La machine-outil, ecrit-il dans le Capital, est( ... ) un mecanisme qui, ayant u le mouvement convenable,execute avec ses instruments les m!mes operations que le travailleurexecutait auparavant avec des instruments pareils. ». Marx a prisposition dans le debat qui opposait, auXIX• siecle, I' ecole cinema-tique et l'ecole fonctionnaliste. L'ecole cinematique, representee

    par Monge, considere que la machine transforme du mouvement parune serie de mecanismes. L' ecole fonctionnaliste caracterise aucontraire la machine comme un ensemble d'organes ayant chacun

    1. Cf. B. Jacomy, Une histoire des techn.iqll

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    MARX ET SIMONDON: L' ALIENATION 41

    une fonction. Les representants de cette demiere ecole soot BorgNis, Coriolis et Poncelet 1• Marx appartienta l'eco le fonctionnaliste

    car l distingue trois parties dans la machine (moteur, transmission etmachine d'o¢ration). Cette distinction est a la base de son analyse

    du processus d'industrialisation. La partie o¢ratr ice a e meca-nisee la premiere, puis viendra la mecanisation de la partie motricequi correspond au remplacement de l'homme par une autre force

    (animale, eolienne ou hydraulique). Avec la machinea

    vapeur,l'homme est depossede de son role moteur, ce qui correspond au

    plein developpement du process us d' industrialisation 2.

    Simondon partage avec Marx une critique de la divisiondu travail. Dans la conclusion du  Mode d'existence des objetstechniques, plaide pour une reforme en profondeur du travai.l.Toutefois, Jes raisons qui le poussent a critiquer cette division du

    travail ne soot pas celles de Marx. A press' etre un temps approche deI'auteur du Capital pour decrire !es conditions de I' alienation, ii s' enecarte. Un passage d'allure apparemment marxienne indique cette

    prise de distance:

    Ce n 'est pas essentiellement par la dimension qu e la fabrique sedistingue d e I'atelier de I'artisan, mais par le changement derdpport entre I'o b j e t techniq ue et I' etre humain : la fabriq ue est un

    ensemble technique qui comporte des machines automatiques,dont I' activite est parallele a I'activite hu m aine : la fabrique u tilisede veritables individus techniques tandis que, dans !'atelier, c'est

    I.Cf. J.-P. S6ris, La technique Paris, P.U.F., l 994,p 163-180.2. •Pour developpcr les dimensions de la machine d'operation et le nombrc

    d'outils, ii faut un moieur plus puissant, ct pour vaincrc la force d'inertic du motcur, iifau1 une force d'impulsion superieure l'homme, sans compter que l'homme est unagent ires imparfail dans la production d'un mouvement continu et uniforrne. Des queJ'outil est rcmplace par une machine mue par l'homme, ii dcvient bientOt necessairc de

    remplacer l 'homme dans le role de moteur par d'autres forces narurclles » dans K. Marx, L t Capital dansCEuvres «Econo mic I »,LaPleiade, Paris,Gallimard, 1963, p. 919.

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    42 PHILOSOPHIE DES TECHNIQUES

    l'homme qui plite son individualite a l'accomplissement desactivites techniques 1•

    Ce passage semble a premiere vue ecrit clans une ligneemarxienne. M ais il contient une contestation radicale d e I' analyse deM arx. C e dernier considere le passage de I' atelier a la manufacturepuis a la fabrique comm e le lieu d ' emergence de la division capita-liste du travail. Dans le chapitre XIV du Capital intitule « Division dutravail et manufacture», ii explique que la manufacture nai"t de lareunion en un mem e lieu de plusieurs artisans independants. Ainsi,pour construire un carrosse, on reunit « les charrons, les selliers, lestailleurs, senuriers, ceinturiers, toumeurs, passementiers, vitriers,peintres, vemisseurs, doreurs, etc. » 2• Il ne s'agit encore Ill qued'une cooperation simple. M.ais bient6t, Marx nous montre que letailleur et le serrurier perdent l'habitude et Jes tours de main deleurs metiers d'origine: ils se restreignent a la production d'unepartie des carrosses. Ils deviennent Jes specialistes d'un desprocedes de la carrosserie. A ce stade, Marx constate les premierseffets de la division du travail sur I individu

    Ce n' est pas seulement le travail qui est di vise, subdivise et repartientre divers individus, c 'est l 'individu lui-meme qui est morcele et

    metamorphose en ressort automatique d'une operation exclusive,de sorte que I' on trouve realisee la fable absurde de MeneniusAgrippa, representant un homme comme fragment de son proprecorpsl.

    La manufacture est le point de depart de la revolutionindustrielle. Bientot, la fabrique la remplace. Elle accorde une placeplus importante a la production mecanique en rempla ant la force

    motrice de l'homme par une propulsion a moteur des machines-

    I. Moded'uistence ... ,p. 116.

    2. K. Marx,  Le Capital. op. cit .p. 876, un passement est un tissu de fils mel

    servantdcgamiture).

    3.

    Idem

    p. 903-904.

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    MARXETS.IMONDON: L'ALIENATION 4

    outils. Un nouveau mode de production mecaniquement continuappa.rait Diffmntes machines-outils sont combin6es autour d'unemachine qui alimente l' ensemble en energie. Elle impose son rythmeau travail; les ouvriers doivent la suivre. Le mouvement par lequel la

    mati re passe d'une phase de production Al' autre est mecanique. Lafabrique repond Aun mouvement d'ensemble s uence. «Si le

    principe de la manufacture est l'isolement des prores particuliers

    par la division du travail, ecrit Marx, celui de la fabrique est aucontraire la continuite non interrompue de ces memes prores » 1•

    Les tennes simondonien et marxien soot identiques. Tons deuxreconnaissent dans le passage de l' atelier Ala fabrique une inversiondu qui sert qui? Dans la manufacture, l'ouvrier se sert de son outil ;dans la fabrique, ii sert la machine. Cependant, apres avoir reconnule bien-fonde des analyses du Capital, Simondon imprime Ason

    analyse un mouvement qui le place hors de )'analyse marxienne. 11note bien que la situation de l' ouvrier dans la fabrique I' empeche

    d'eprouver positivement le progres technique: lorsque l'hommesert un mecanisme, «la notion de progres se dedouble, devient

    angoissante et agressive, ambivalente»2• Le mouvement de!'analyse de Marx va toujours en boucle. Apres avoir montre quel'homme passe au rang deserviteur de la machine, Marx reprend son

    analyse depuis le debut pour montrer qu'A travers la machine, c'estle capital que sen I' ouvrier en lui alienant sa force de travail. Lesrelations de service soot doubles. Elles concement d' abord le

    sysreme homme-machine, puis la recuperation de ce sysreme dans!'evolution du capital. «C'est le travailleur, commente Axelos, qui,par son travail aliene, «produit» le capital, et c'est le capital quitransforme l'homme en ouvrier, le reduisant An'8tre qu'ouvrier» 3•

    Le capital constitue pour Marx la verite et la finalite de la

    I. Idem p 925.

    2.Motkd'existence....p. 116.3. K.Axelos,Marxpenseurdtlarechnique,Paris,Minuit, 1961, LI, p. 131.

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    transformation de l'atelier en fabrique. Le machinisme, explique-t-il, est ne uniquement dans le but d'augmenter la plus-value relative.

    Simondon refuse de constater une double alienation au capital et

    au travail. II demeure envers et contre toute analyse marxienne

    focalise sur la zone mediane de relation entre l'homme et la

    machine. L'alienation reside Ace niveau; il n'est pas necessaire de

    quitter le domaine technologique pour pointer la source de I' escla-

    vagisme. « Cette alienation saisie par le marxisme comme ayant sasource dans le rapport du travailleur aux moyens de production,

    ecrit-il, ne provient pas seulement, A notre avis, d'un rappon depropriete ou de non-propriete entre le travailleur et !es instruments

    de travail» 1• Une dimension plus profonde et plus essentielle en estresponsable. Cette dimension n' est ni juridique ni economique, nipolitique.  Elle est technique. Elle conceme la « continuite entre

    l'individu humain et l'individu technique, ou la discontinuite entreces deux etres »2• La continuite designe le couplage reussi entre leschematisme corporel de l'hornme et la machine. La discontinuite

    marque par contre la rupture. Cette experience est plus profonde que

    la dialectiquerevelee par Marx car la couche psycho-physiologique

    de l' individu est premiere par rapponAson sens economico-social.Simondon est le philosophe de la mediation technique. Elle est

    centrale. Elle permet une reformulation de la dialectique marxiennequi renvoie dos A dos le travailleur et le capital. Si pour Marx letravailleur est aliene par le capital, pour Simondon capital et travail

    soot chacun alienes par rapport Ala mediation technique. II n'est pas

    besoin, ecrit-il, « de supposer une dialectique du maitre et de

    I'esclave pour rendre compte de I'existence d'une alienation

    dans Jes classes possedantes »3• Celles-ci sont tout autant alienees

    que les classes qu'elles exploitent en raison de leur r6le par rapportA la machine. Au travail du negatif qui permettait d' expliquer

     I.Moded'exi.stence ... ,p.111.

    2. Idem, p. 118.3. Idem.

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    MARXBTS!MONDON: L'ALIENATION 45

    indirectement, parun jeu de retour, le statut du possedant, Simondonsubstitue un schema direct centre surJes niveaux de communication.Le negatif est refute au profit des ordres de grandeur de la commu-nication. L e possedant est aliene « par rapport a I' ob jet technique» 1•

    L 'organisation industrielle I' eloigne de cette pi e centrale et lepousse a recouvrir sa technicite par une representation abstraite duprofit qu' il pourra en tirer. Son alienation est d'ailleurs reciproque a

    celle du travailleur. « Capital et travail sont deux modes d'etre aussiincomplets l'un que l'autre par rapport a l'objet technique.( ... ) Cequi manque au travail n' est pas ce que possede le capital, et ce quimanque au capital n'est pas ce que possede le travail»2•

    II fallait oser defendre cette t h e s e panni Jes intellectuels fran sdes annees cinquante. Mais comme le montre tres justement MurielCombes, Simondon « en revient toujours a une denonciation de

    !'alienation de l'homme en general. ( .. . ) C'est ainsi que lesbanquiers soot dits etre "aussi alienes par rapport a la machine queJes membres du nouveau proletariat"»3. L a difficulte de la positionde Simondon tient ac e qu'elle ne prend en compte Jes situationsindividuelles que dans Jeurs rapports a la technique, et non pourelles-memes. Du point de vue simondonien, Jes conflits et Jesalienations soot toujours causes par une mecomprehension de la

    technique. L'extreme difficulte, et rnerne l'irrealisme, de cetteposition se marque dans la pratique. Comment songer a I' objettechnique et aux possibilites de rnise en communication qu' il offrelorsque tout fait defaut. « Simondon, ecrit Combes, ne reconnaitaucune valeur specifique au point de vue des ouvriers sur Jesmachines. A aucun moment ii ne se demande si Jes reactions violentes des ouvriers a l'encontre des machines n'exprimaient pas

    autre chose, quanta leur rapport meme a la technique, qu' un simple

    I.Idem.

    2./dem.3. Muriel Combes, Simondon.Jndividuet collectivitl, Paris,P.U.P., 1999, p. 122.

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    46 PHILOSOPHJE DES TECHNIQUES

    aveuglement » 1• Combes developpe cette position en montrant quele mouvement luddiste en Angleterre, de 1811 A1817, a souvent etevucomme une reaction negative de travailleurs ignorants face A!'introduction des machines dans les manufactures. Mais une ana-lyse plus detaillee de ce mouvement temoigne du fait que jamais latechnique en general n. etait refusee: ces hommes etaient travail-leurs et avaient de la technique une connaissance vecue. Leur refus

     visait la negation par le nouveau sysreme de leurs droits anciens :protection des enfants et des femmes, garantie du salaire et droit des'organiser en cooperatives. Dece point de vue, la mecompre-hension que denonce Simondon apparait comme une clairvoyance Aun autre niveau. Muriel Combes conclut en ces tennes :

    On ne comprend pas bien pourquoi, alors meme qu'il deplore lefait que dans le travail la machine n e soit apprehendee que conunemoyen, Simondon n e tient jamais co m pte de I'experience speci-fique d e la technique qui en ou le, experience telle qu e oe n 'estpas comme

    homm

    que l 'ouvrier pen e dans la fabrique maiscommepartied'humanitemutiJee2.

    UTOPIE SOCIALE ET OCONOMII!

    L a position de Simondon semble d s !ors loin des situationsconcretes. Les critiques de Marx sont aussi nombreux que lesmarxistes. Mais jamais, que l' on sache, ii n'y eOt quelqu'un pour lerefuter au nom de la technique. Non pas la technique source deprofit, transformatrice du monde ou instrument d'un pouvoir. Mais

    la technique pure, celle qui exige d'etre connue, respectee ...comprise. L'objet est devenu la mesure de toute chose. A son aunes'eprouve !'alienation du riche et du pauvre. L'etonnant est que la

    l.ldem.p. 123.2.ldem.p. 125.

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    MARX ET SIMONDON: L' ALIBNA TION 47

    technique qui Jui serta

    disqualifier I' exploite et I' exploitant n' estd'abord qu'un moyen. La mediation technique, au depart neutre, a

    pris dans cette philosophic une telle envergure qu'elle a acquis l epouvoir de juger de !'alienation humaine. La consequence est plus

    surprenante encore. Si I' on pousse a bout ce raisonnement, un

    systeme se dessine dans lequel !'alienation ne serait plus. Latechnique serait respectee; Jes humains entretiendraient avec elle

    une «bonne communication», c'est-a-dire une communicationa

    son niveau et non au leur. On pense au eilleur des ondes

    d' Aldous Huxley . ..Pourtant cet «irrealisme » a des ecbos. Les voix se multiplient

    pour dire que le developpement des technologies est devenu une

    finalite. Pour admettre, avec lucidite, que dans certaines activites

    elle est devenue la regente des rapports sociaux et la dispensatrice

    des obligations. L'« irrealisme» de Simondon ne serait-il pas alorsun prophetisme? TIaurait vu un systeme dans lequel communisme et

    capitalisme sont tous deux depasses. Un systeme technique danslequel les representations actuelles de l'humain n'auraient pluscourt. TI serait un philosophe de la mort de l'homme, com me

    Nietzsche, Foucault et Bataille. Mais au lieu que la volonte de puis-sance, l'irrationnel ou le desir aient detrone !'«animal politique»,

    c 'est la technique qui aurait assumecerole.Simondon est un adversaire de la technocratie. Elle fait du

    progres une idee. Elle s'abstrait des rapports a la matiere. Elle estune projection intellectuelle. Le saint-simonisme en represente

    l'exemple l e plus flagrant. Saint-Simon veut reorganiser la societe

    en prenant le travail pour base de toute hierarchic. D proscritI'oisivete et n'admet que les producteurs dans la societe nouvelle.

    La seule aristocratie qu'ii

    con oit est celle des savants, des artistes etdes travailleurs. II cherche a Jes rassembler afin que !es effortstendent vers un but unique. D veut generaliser Jes ressources sociales

    et reorganiser sur de nouvelles bases la religion, la famille et la

    proprlete. Saint-Simon est un technocrate avant la lettre, un

    fonctionnaire des idees qui veut appliquer sa doctrine. Or c e genrede programme n'est possible, aux yeux de Simondon, que lorsque

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    48 PHILOSOPHIE DES TECHNIQUES

    !'utilisation des techniques a cree un fosse entre les perceptionsconcretes et les projections abstraites. Ces dernieres s'emancipent,

    deviennent «techoocratiques et asservissantes » 1• Focalisees sur le

    seul niveau de l' ensemble technique, elles ne soot plus modulees parla matiere e t le geste. Le technocratisme est une volonte de conquetesans frein. «Cette agression conquerante possede le caractere d'unviol de la nature. L'homme entre en possession des entrailles de la

    terre, traverse et laboure, franchit c e qui jusqu' a ce jour etait resteinfranchissable. La technocratie prend ainsi un certain sens de

    violation du sacre »2•Elle est orgueilleuse etdemiurgique, travaillee

    d •un desir de puissance que rien n'arr!te puisqu' il est intellectualise.L'alienation, pour Simondon, s'enracine dans cet intellectualisme

    qui possede le savoir et I' idee de la puissance sans disposer

    du pouvoir concret, si ce n' est en asservissant le pouvoir d' autrui a

    ses fins. « Les technocrates, en France, soot essentiellement despolytechniciens, c' est-a-dire des hommes qui, par rapport auxtechniques, soot dans la situation d'utilisateurs intelligents et

    d' organisateurs plutot que de veritables techniciens »3.Critique vis-a-vis du technocratisme, Simondon I' est aussi de

    I' economic. La volonte de depasser I' economic est a la source de sa

    critique de Marx. Cette attitude appartient a la legende doree de la

    philosophie. On raconte que Thales VI• siecle av. J.-C.) a essuye desreproches sur sa pauvrete et sur l'inutilite de la philosophie. Thales

    etudie alors le ciel, et predit qu 'il y aurait uoe bonne recolte d' olives.TIreunit un capital et acquiert !es droits sur toutes les presses a olives

    de Milet et de Chios. ll fait des benefices, pour demontrer que !es

    I. Idem,p. I 27.2.Idem.3. Idem.p. 127-128. Simondon rejoint la n!flexion de Fran is Ch!teleL Dans un

    cbapiue intiwle « Pour l e plaisir de la defirution "• cc demie r ecrit que le prob!M>C de latecbnocratie n' est pas de n!ifier I'bomrne rnais d' !Ire « sans concept"· « Autant dire quela technocratic est une ideologie "· D affume tgalernent la « vtrite » du technicien parrapport au tecbnocrate qui, Jui, se veut «tecbnicien d'une science qui n'existe pas>t.Cf. F. CbAtelet, Ques1ion.1. Objec1ion.1, Paris, Denol!I, 1979, p. 143.

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    MARX ET SIMONDON: L'ALIENATION 49

    philosophes peuvent s'enrichir mais que cela ne Jes interesse pas.Simo ndon adhere A c e mythe. Sa critique de M a rx n'est pas celle

    d'un capitaliste. Elle est plutot motivee par un rejet du culte de

    I' economic et par I' idee que Jes techniques ont une portee plus

    pro fond e qu' elle.

    A plusieurs reprises, i i attaque la « morale du rendement ». L e

    change m ent de m entalite qu ' i i souhaite concerne la consom m ation,

    le rapport marchand aux objets et l'utilitarisme. Il passe par unrespect de la valeur du travail deposee en chaque objet, par ! ' intui-

    tion des cyc les naturels et techniques A I' origin e de telle ou de telle

    production 1• Il app elle A une resistance contre la culture de con som -

    m ation qu' i i vo it se de ve lopp er:

    I. Dans le cours tres important sur la Psycho-s«iologie de la techniciti (in Bulletinde !'Ecole pratique de Psychologie t t de Pidagogie de Lyon, 1960-1961), Simondondecele une alienation distincte de celle de l'euerbach, qui v ise la separation entre le sacreet l'homme, et de celle de M an. Ce iroisi me type d'alitnation est produite par lalibtralion de l'ob jet technique qui s e dt!tache de son producteur et va sur le marcbt! sansirouver d'utilisateur. « Quand un artisan, t!crit-i construil un objet pour l'utiliser dansson atelier, ou quand un artisan ext!cute une cornmande prt!cise. ii n'y a pas d' alit!nationparce que l'objet n'est jamais dttacht! du producteur ou de l'utilisateur. Mais, dans laproduction induslrielle, la distance augmente entre la production et !'utilisation : l'objet

    est produit sans un va,u prtalable prt!cis et dt!fini de l'utilisateur t!ventuel" (p. 228).Simondon y voil une vinualisation du travail de l'homme. Mais le principe de cetteanalyse est critiquable. n peut se voir opposer la situation des t!crivains et des faiseurs de

    livres qui eux aussi menent leurproduction sur le« marcht! • et acceptent la distance, qui

    parfois dure des si cles. avec leurs tventuels lecteurs. Pour autant, leur travail n' en estpas virtualisc. La vinualisation conceme done surtout la standardisation des ob jets et !esgreffes superflues et inessentielles. Braudrillard, ms influence par Simondon qu'ilprolongc parune analyse de la consommation le note en ces tennes : • D y a un cancer del'objet : ceue proliferation d'elt!ments astrucrurels qui fail le triomphalisme de l'objet

    est une e s de cancer. Or c'est sur ces tMrneots astructurels (automatisme, acces-soires, differences inessentielles) que s' organise tout le circuit social de la mode et de laconsommation dirigee. C'est en CW< que sous couleur d'afficber routes les metamor-phoses d'unc sante prodigieuse, l'objet sarure d'avance s'epuise en conwlsionsformeUes et en cbangement w e » . Cf. J. BaudriUard, l e systeme des obj'1s, Paris,GaUimard, 1968, p. 175-176. La critique de Simondon par BaudriUard tient en cenenote: • Mais ii est clair que, pour rendre compte du syst me quotidien des objets, cetteanalyse technologique et structurale est dt!faillante • . La critique doit Sm, nuancee.

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    50 PHILOSOPHIE DES TECHNIQUES

    Une morale de rendement est en train de se constituer qui sera unemorale communautaire d'une nouvelle es .( ... ) Ce n'est pasparce qu' une civilisation aime I' argent qu' elle s' attache au rende-ment, mais parce qu'elle est d'abord civilisation du rendementqu'elle devient civilisation de !'argent( ... ). Malgre Jes libert6sciviques, elle est contraignante pour !es individus 1•

    Mais comment separer le developpement technique et la morale

    du rendement '! Marx a fait des techniques une question econo-rnique. Pour lui, une phiJosophie des techniques affranchie des pro-

    blemes socio-politiques est impensable. C' est ce que Jui reproche

    done Simondon. Celui-ci ne nie pas Jes liens entre I' econornie e t la

    technique, mais ii plaide pour autre chose: une technique qui neserait pas axee sur la consommation et le rendement, une technique

    irreductible aux questions de profit. Son anti-marxisme repose sur

    l' i d u que le progr technique est trop profond pour etre reduit ll lasphere marchande. Il est capable de modifier Jes mentalites, les

    perceptions, !es fa ons de vivre et !es corps. 11est porteur, en genne,

    d'une humaoite «nouvelle». La sphere economique, dont !es vues

    soot courtes, rivees ll la situation presente, ne peut pretendre, selonSimondon, regir des situations qui la depasse.

    LooIQUE DE L' OLUTION

    Pour ctre compris, I' argument doit ctre replace dans une logique

    de I' evolution. Et y mologiquement, I' econornie concem e !'habitat.

    Elle est d'abord une gestioo du present. L'accumulatioo des riches-

    ses n' est un moteur de devenir qu' ll court tenne. La technique, par

    contre, apparai"t comme un vecteur de transformation radical de

    Simondon appone beau coup aune comprehension de I' ob jet quotidien, notamment parsa technoeslhttique. Cf. la troisi me partie.

    1.0.Simondon,  L'individuation psychi4ue t t collecrivt, Paris, Aubier, 1989,p.289.

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    MARXETSIMONDON: L'ALIENATION 51

    l'humain et du monde. Elle peut moduler !'evolution. Unephilosophie qui s e veut a la hauteur des techniques refuse de lasoumettre a des considerants 6conomiques, qu'ils soient marxistesou capitalistes.

    Le ressort de la critique simondonienne est ontologique. De la sa

    force et aussi sa faiblesse. Sa force, car ii constate lucidement que le

    progres technique relativise la conception traditionnelle d'une

    «nature humaine» immuable. Les possibilites d'evolution techno-logique soot incommensurables avec les problemes de la consom-

    mation quotidienne, de l'utilisation de gadgets ou du sentiment de

    puissance que peut procurer la possession d'une voiture de luxe. La

    question du devenir de l'humain est d'une autre portee que celle desmarchandises. Mais cette position ne va pas sans une faiblesse aussi

    importante. Car a trop ontologiser la question de la technique, a trop

    I' epurer des considerants secondaires et a trop regarder vers un futur,Simondon atendance aoublierceque !es techniques sontreellement

    Une technologie qui se priverait de capitaux et de consommation

    se reduirait comme peau de chagrin. Dans le cours sur la Psycho-

    sociologie de la technicite Simondon oppose la « vulgarite oul' absurdite de tous !es biens de consommation » 1 au prestige du

    lancement d'un satellite. L'importance de ce geste est reelle, mais

    elle est autant economique que technique. Les accords petroliers, lelobbying des foumisseurs, le salaire des techniciens, la puissance ducomplexe militaro-industriel du pays qui realise c e lancement, !es

    retombees financieres pour les industries des tel6communications(parfois avec fracas negati.f) indiquent qu' un reseau socio-econo-mique enserre ce geste technique. La revolution du satellite autourde la terre a autant de consequences financieres que la course d'une

    roulette de casino.L' ontologie simondonienne se revele done abst