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La loyaut´ e dans les rapports de travail ea Amic To cite this version: ea Amic. La loyaut´ e dans les rapports de travail. Droit. Universit´ ed’Avignon,2014. Fran¸cais. <NNT : 2014AVIG2038>. <tel-01147049> HAL Id: tel-01147049 https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01147049 Submitted on 29 Apr 2015 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destin´ ee au d´ epˆ ot et ` a la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publi´ es ou non, ´ emanant des ´ etablissements d’enseignement et de recherche fran¸cais ou ´ etrangers, des laboratoires publics ou priv´ es.

La loyaut e dans les rapports de travail - core.ac.uk · ... Etudes dédiées à la mémoire de Pierre ... dans lřexécution du contrat de travail, Dr. Soc ... selon laquelle «

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  • La loyaute dans les rapports de travail

    Lea Amic

    To cite this version:

    Lea Amic. La loyaute dans les rapports de travail. Droit. Universite dAvignon, 2014. Francais..

    HAL Id: tel-01147049

    https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01147049

    Submitted on 29 Apr 2015

    HAL is a multi-disciplinary open accessarchive for the deposit and dissemination of sci-entific research documents, whether they are pub-lished or not. The documents may come fromteaching and research institutions in France orabroad, or from public or private research centers.

    Larchive ouverte pluridisciplinaire HAL, estdestinee au depot et a la diffusion de documentsscientifiques de niveau recherche, publies ou non,emanant des etablissements denseignement et derecherche francais ou etrangers, des laboratoirespublics ou prives.

    https://hal.archives-ouvertes.frhttps://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01147049

  • 1

    Universit dAvignon et des Pays de Vaucluse

    Facult de Droit, dEconomie et de Gestion

    La loyaut dans les relations de travail

    Thse pour obtenir le grade

    Docteur en Droit de lUniversit dAvignon et des Pays de Vaucluse

    Discipline : Droit priv

    Prsente et soutenue publiquement par

    La AMIC

    Le 19 dcembre 2014

    Directeur de Thse

    Monsieur Franck PETIT Professeur lUniversit dAvignon et des Pays de Vaucluse Doyen de la facult de droit

    Membres du Jury

    Madame Valrie BERNAUD Matre de confrences-HDR lUniversit dAvignon et des Pays de Vaucluse

    Monsieur Bernard BOSSU

    Professeur lUniversit Lille 2 Doyen de la facult de droit (Rapporteur)

    Monsieur Alexis BUDAGA Professeur lUniversit Aix-Marseille

    Monsieur Arnaud MARTINON

    Professeur lcole de droit la Sorbonne (Rapporteur)

    Monsieur Denis MOURALIS Professeur lUniversit dAvignon et des Pays de Vaucluse

    Monsieur Franck PETIT

    Professeur lUniversit dAvignon et des Pays de Vaucluse Doyen de la facult de droit

  • 2

    La Facult nentend donner aucune approbation ni improbation aux

    opinions mises dans cette thse ; ces opinions doivent tre considres

    comme tant propres leur auteur .

  • 3

    Aux Docteurs S. AMIC et F. AMIC

  • 4

    REMERCIEMENTS

    Je tiens avant tout remercier Monsieur le Professeur Franck PETIT pour avoir accept

    de diriger cette recherche, pour ses patientes relectures, ses conseils aviss et sa grande

    disponibilit.

    Je remercie galement les membres du jury qui me font lhonneur de participer

    lapprciation de ce travail.

    Mes sincres remerciements vont galement aux professeurs et enseignants sous la

    direction desquels jai pu avoir le plaisir dassurer des travaux dirigs.

    Jadresse galement mes remerciements toute lquipe pdagogique du Lyce Jean-

    Henri Fabre de Carpentras, et spcialement Mesdames PAULET et SABATIER pour la

    bienveillance et la gentillesse dont elles ont fait preuve mon gard. Merci galement tous

    mes collgues de la vie scolaire pour leur soutien et leurs encouragements.

    Je remercie encore mon pre pour lintrt constant quil a pu porter mes recherches

    et aux dtails de leur avancement tout au long de ces annes. Merci Jrmy pour sa

    disponibilit, sa patience et son coute attentive. Et merci Gabriel davoir tant gay ces

    annes de thse.

    Je remercie naturellement ma mre et ma sur, lune pour sa coopration

    informatique, lautre pour ses vigilantes corrections. Elles reconnatront sans mal leurs

    mrites respectifs ; elles partagent en tout cas ma profonde gratitude.

    Enfin, mes plus vifs remerciements Jennifer CIOLFI et Alice TURINETTI, sans

    lesquelles ce travail naurait pu aboutir. Infiniment merci vous. Votre aide, votre gnrosit

    et votre amiti ont t prcieuses.

  • 5

    LISTE DES ABREVIATIONS

    Ass. Pln. Assemble plnire de la Cour de cassation

    Bull. civ. Bulletin des arrts de la Cour de cassation (Chambre civile)

    Bull. crim. Bulletin des arrts de la Cour de cassation (Chambre criminelle)

    CA Cour dappel

    Civ. (1, 2, 3) Cour de cassation Chambre civile (premire, seconde, troisime)

    Coll. Collection

    Com. Cour de cassation Chambre commerciale

    Comm. Commentaire

    Concl. Conclusions

    Crim. Cour de cassation chambre criminelle

    D. Recueil Dalloz

    Defrnois Rpertoire du notariat Defrnois

    Dr. soc. Revue de droit social

    d. Edition

    Gaz. Gazette du Palais

    Infra Ci-dessous

    JCP E Juris-classeur priodique dition entreprise

    JCP G Juris-classeur priodique dition gnrale

    JCP S Juris-classeur priodique dition sociale

    JO Journal officiel.

    LGDJ Librairie gnrale de droit et de jurisprudence

    LPA Les Petites Affiches

  • 6

    Mixte Cour de cassation chambre mixte

    Op. cit. Opere citato (ouvrage dj cit)

    p. Page

    prc. Prcit

    PUF Presses Universitaires de France

    RDC Revue droit des contrats

    RDT Revue droit du travail

    Rp. Civ. Rpertoire encyclopdique Dalloz

    RJS Revue de jurisprudence sociale

    RRJ Revue de la recherche juridique

    RTD civ. Revue trimestrielle de droit civil

    Soc. Cour de cassation Chambre sociale

    SSL Semaine Sociale Lamy

    Sup. Supplment

    Supra Ci-dessus

    V. Voir

    vol. Volume

  • 7

    SOMMAIRE

    Partie 1 Lmergence de la notion de loyaut

    Titre 1 Lchec de la prsomption de justice contractuelle

    Chapitre 1 Une thorisation artificielle et doctrinaire

    Chapitre 2 Un rgime prsomptif inadapt aux relations de travail

    Titre 2 La ncessit de garanties effectives la justice contractuelle

    Chapitre 1 Une socialisation fonctionnelle

    Chapitre 2 Une socialisation conceptuelle

    Partie 2 Lutilit de lobligation de loyaut

    Titre 1 Lobligation de loyaut dans ldification du rapport demploi

    Chapitre 1 La loyaut de la ngociation collective

    Chapitre 2 La loyaut du recrutement individuel

    Titre 2 Lobligation de loyaut dans la ralisation du rapport demploi

    Chapitre 1 La loyaut de lexcution du contrat de travail

    Chapitre 2 La loyaut de lapplication de la convention collective

  • 8

    INTRODUCTION

    Une notion vide de tout contenu rel dans notre droit positif 1. On a tendance

    utiliser cette dfinition de la bonne foi, dgage par R. Vouin en 1939, pour mettre en exergue

    le destin exceptionnel de lobligation dans la matire contractuelle, et spcialement dans le

    contrat de travail. En effet, la bonne foi, notion encore prometteuse 2 il y a quelques

    annes, sest rvle particulirement fconde 3. Elle est aujourdhui minemment

    moderne 4. La spcificit de cette volution fulgurante tient cependant en ce quelle na pas

    vritablement conduit une remise en cause de lobservation formule il y a quelque 75 ans

    par Monsieur Vouin. En dpit de la multitude de dcisions rendues sur son fondement, de la

    centralit doctrinale quelle a pu acqurir et de lintrt confirm du lgislateur son gard,

    lobligation dexcution de bonne foi demeure vide de tout contenu rel, plus prcisment elle

    est dpourvue de contenu dtermin. En cela, la bonne foi a pos un problme la

    communaut des juristes. Contrainte de reconnatre sa vigueur et son expansion croissante,

    elle sest trouve dans lincapacit den donner une dfinition, au pire commune, au mieux

    unique. La difficult rsulte de lclatement et du dsordre apparent de ses manifestations.

    Des logiques gnrales ont toutefois utilement pu tre dgages et proposes ; il convient de

    les exposer et de les confronter.

    La premire dentre elles vise considrer la bonne foi comme un moyen permettant

    au lgislateur et aux tribunaux de faire pntrer la rgle morale dans le droit 5. Cette

    conception est la plus connue, elle est sans doute aussi la plus dpasse. Ripert pouvait

    1 R. VOUIN, La bonne foi. Notions et rle actuels en droit priv franais, LGDJ, 1939, n 243. 2 CH. VIGNEAU, Limpratif de bonne foi dans lexcution du contrat de travail, Dr. Soc. n 718, p. 706. 3 CH. VIGNEAU, Limpratif de bonne foi dans lexcution du contrat de travail, Dr. Soc. n 718, p. 706. 4 Q. URBAN, La bonne foi , un concept utile la rgulation des relations individuelles de travail, Le droit social La droit compar, Etudes ddies la mmoire de Pierre Ortscheidt, Annales de la Facult de droit de Strasbourg, 2003, n 6, Presses universitaires de Strasbourg, p. 339. 5 G. RIPERT, La rgle morale dans les obligations civiles, 4me d., 2000, 1949, n 157.

  • 9

    laborer des constructions prospectives, il demeure quil na pas connu lexpansion

    jurisprudentielle de lobligation, linstar de R. Vouin qui a pu en tirer le constat positif

    voqu. Pour autant, il est vrai que les manifestations contractuelles de lobligation, en ce

    quelles dbitent gnralement la partie forte et crditent corrlativement la partie faible,

    amnent indniablement lesprit la rfrence un standard de comportement contractuel

    bienveillant, qui sapparente fortement celui de feu le bon pre de famille. Sont ds lors

    justifies les remarques selon lesquelles la bonne foi se dfinit comme une rgle de conduite

    qui exige des sujets de droit une loyaut et une honntet exclusive de toute intention

    malveillante 6, et quelle rvle un rsidu dquit que le droit ne peut liminer 7. La

    moralit, devenue dsute au XXIme sicle, a laiss par ailleurs la place au concept moderne

    de lthique, qui a pu absorber la finalit de la notion, laquelle sest ainsi vue apparente une

    norme thique de conduite contenu indtermin 8. Un certain renoncement la

    formalisation dune dfinition scurise a galement pu tre observ au travers de la

    reconnaissance du caractre fondamentalement variable de la bonne foi, apprhende ds lors

    comme une notion insaisissable 9.

    Si cette imprvisibilit peut tre source d inscurit juridique 10, cest encore son

    imprcision qui fait son intrt 11. A contenu plastique 12, adaptable chaque

    circonstance 13, la notion, dune irrductible incertitude et dun incompressible

    subjectivisme 14, devient bientt un principe fondateur qui imprgne tout le droit des

    contrats 15. Grce la bonne foi, le juge peut [enfin] rendre le droit moins rigide, plus

    flexible, moins dsincarn et plus humble 16. Ce mot alibi 17 constitue dsormais une

    rgle juridique source de droits et dobligations dont lincertaine manifestation se rsout par

    lvocation de ses multiples applications pratiques 18. Elle demeure cependant larme

    6 P. JOURDAIN, Rapport H. Capitant, La bonne foi, p. 121. 7 G. LYON-CAEN, De lvolution de la notion de bonne foi, RTD civ. 1946, p. 83. 8 CH. VIGNEAU, Limpratif de bonne foi dans lexcution du contrat de travail, Dr. Soc. n 718, p. 706. 9 D. CORRIGNAN-CARSIN, Loyaut et droit du travail, Mlanges Henri Blaise, Economica, 1995, p. 128. 10 CH. VIGNEAU, Limpratif de bonne foi dans lexcution du contrat de travail, Dr. Soc. n 718, p. 706. 11 B. BOSSU, La loyaut, Les notions fondamentales, Colloques (dir.) B. TEYSSIE, p. 185. 12 A. BENABENT, Droit civil. Les obligations, Montchrestien, 6me d. 1997, n 285, p. 188. 13 B. GAURIAU, note sous Soc. 18 mai 1999, Dr. soc. 1999, p. 734. 14 M. FABRE-MAGNAN, Les obligations, Thmis, PUF, 1re d. 2004, n 29, p. 63. 15 Ibid. 16 D. MAZEAUD, Solidarisme contractuel et ralisation du contrat, in Le solidarime contractuel, Economica, 2004, p. 59. 17 G. LYON-CAEN, De lvolution de la notion de bonne foi, RTD civ. 1946, p. 83. 18 D. CORRIGNAN-CARSIN, Loyaut et droit du travail, Mlanges Henri Blaise, Economica, 1995, p. 128.

  • 10

    des faibles 19, au premier rang desquels les contractants subordonns. Le rapport de travail a

    constitu cet gard un domaine dlection pour lobligation de bonne foi 20.

    Linvestissement massif de la sphre contractuelle sociale sest cependant complexifi

    encore de lintroduction dun terme innovant. Il est apparu en effet que la Chambre sociale de

    la Cour de cassation a largement vis lexcution loyale du contrat de travail , ajoutant

    obscurment la prescription selon laquelle le contrat de travail est excut de bonne foi .

    La vivacit des obligations dduites ou induites de la loyaut a pu tonner, de sorte que sen

    est mme ouvert, brivement21, un dbat relativement leur nature22. Sil a pu tre voqu

    une excessive mobilisation23, la doctrine travailliste sest finalement accommode de

    lopportunit majoritairement admise des applications de la loyaut et de la bonne foi au

    rapport de travail, et la nature mme du lien contractuel a pu justifier rtrospectivement

    lintroduction et le dploiement jurisprudentiel de la notion. En ce sens, le contrat de travail

    suppose ou ncessite une certaine confiance garantie et sanctionne lgitimement par

    lobligation24. De mme, lexorbitance du pouvoir de lemployeur qui risque de dgnrer

    en abus doit tre dict par des raisons objectives, lies lintrt de lentreprise 25, la

    loyaut, en ce quelle permet un contrle sur les motifs et la manire duser du contrat 26,

    se rvle en consquence particulirement adquate. Il lui a cet gard t attribu le mrite

    de civiliser les relations sociales par la substitution du droit aux rapports de forces 27.

    La question sest naturellement pose de la diffrence matrielle entre les notions de

    loyaut et de bonne foi. A limpossible dfinition sest cependant superpose limpossible

    distinction. On relve ce sujet en doctrine la confusion prgnante en droit positif. Sil est

    19 M. MINE, La loyaut dans le processus de ngociation collective dentreprise, Travail et Emploi, n 84, oct. 2000, p. 52. 20 CH. VIGNEAU, Limpratif de bonne foi dans lexcution du contrat de travail, Dr. Soc. n 718, p. 706. 21 R. DESGORCES, La bonne foi dans le droit des contrats : rle actuels et perspectives, Thse, Paris II 1992, p. 125. 22 PH. STOFFEL-MUNCK, Labus dans le contrat, LGDJ, 2000, p. 133. 23 J.-P. CHAZAL, Les nouveaux devoirs des contractants. Est-on all trop loin ? in La nouvelle crise du contrat, Dalloz 2003, p. 103. 24 Le rapport demploi salari rejoint, selon une classification emprunte L. Ayns, la catgorie des relations de confiance dans laquelle la bonne foi contractuelle et ses differents prolongements revtent la plus forte intensit (CH. VIGNEAU, Limpratif de bonne foi dans lexcution du contrat de travail, Dr. Soc. n 718, p. 706). 25 Q. URBAN, La bonne foi , un concept utile la rgulation des relations individuelles de travail, Le droit social La droit compar, Etudes ddies la mmoire de Pierre Ortscheidt, Annales de la Facult de droit de Strasbourg, 2003, n 6, Presses universitaires de Strasbourg, p. 339. 26 Ibid. 27 M. MINE, La loyaut dans le processus de ngociation collective dentreprise, Travail et Emploi, n 84, oct. 2000, p. 52.

  • 11

    affirm que lobligation de loyaut imprgne [] le droit tout entier au travers du principe

    moral de bonne foi 28 ou que la bonne foi apparat finalement comme la conscration

    gnrale dune exigence de loyaut dont le degr, mais non le principe, peut tre dfini par le

    lgislateur ou, dfaut, dtermin par la jurisprudence, partir des usages et plus

    gnralement des bonnes pratiques contractuelles 29, il demeure impossible daffirmer avec

    certitude que la loyaut procde de la bonne foi, ou que la seconde a pu tre dgage de la

    premire. On trouve pourtant des explications thoriques. Il a pour exemple t avanc que la

    prfrence du terme de loyaut en droit du travail se justifiait dune appropriation

    spcifique de la notion dans le but dviter ltablissement dune filiation trop directe avec

    le droit des obligations ; la particularit du terme rpondrait en ce sens la spcificit du

    droit du travail , et la loyaut permettrait une meilleure considration de la situation

    sociale de subordination 30. On trouve encore des tentatives de dcryptages tymologiques

    intressantes mais in fine indterminantes31. Enfin, les explications techniques pourraient tre

    convaincantes si elles ntaient pas dsavoues par la jurisprudence. En dpit du double

    rappel lgal de lapplication de la bonne foi aux relations individuelles de travail32 et de la

    proscription expresse de toute dloyaut aux rapports collectifs33, il apparat en effet que le

    jurisprudence fait un usage indiffrenci des terminologies lensemble des relations de

    travail. Du reste, si la notion de loyaut semble prfre par certains auteurs intervenant en

    matire sociale34, on parle aussi bien de bonne foi que dobligation de loyaut 35. En tout

    tat de cause, une certitude semble pouvoir stablir ce sujet relativement au fondement de

    la notion : le devoir de loyaut se rattache aux articles 1134 al. 3 et 1135 du Code civil 36.

    Bien quissu du droit commun, lobligation de loyaut trouve nanmoins application dans

    la relation individuelle de travail puisquen dpit de son autonomie, le droit du travail

    continue faire rfrence certains concepts du droit civil 37.

    28 F. TERRE, PH. SIMLER, Y. LEQUETTE, Droit civil, Les obligations, Dalloz, Prcis, 2013, n 441. 29 J. GHESTIN, Trait de droit civil, Les obligations, Le contrat, LGDJ, n 184. 30 M. MINE, La loyaut dans le processus de ngociation collective dentreprise, Travail et Emploi, n 84, oct. 2000, p. 52. 31 Etymologiquement, loyal leial qui provient du langage de la chevalerie traduisait la fidlit jusqu' sa mort, le sens de la parole donne, le respect de l'engagement. Elle participe de l'honneur (L. AYNES, L'obligation de loyaut, Arch. de phil. 2000, n 44, p. 196). 32 Art. 1134 C. civ. et L. 1221-1 C. trav. 33 Art. L. 2262-4 C. trav. 34 D. CORRIGNAN-CARSIN, Loyaut et droit du travail, Mlanges Henri Blaise, Economica, 1995, p. 128. 35 A. BENABENT, Droit civil, Les obligations, 6me d., 1997, Montchrtien, p. 188, Travaux de lassociation H. Capitant, La bonne foi, 1992, Litec, p. 285. 36 J. GHESTIN, Trait de droit civil, Les obligations, Le contrat, LGDJ, n 184. 37 Ibid.

  • 12

    Le recours croissant aux obligations de bonne foi et de loyaut, commun aux matires

    civile et sociale, sil a pu intresser par laspect novateur de ses applications pratiques, a pu

    galement, en labsence de dfinition viable, conduire des questionnements plus thoriques.

    Il est par ailleurs lgitime que lhermtisme dduit des applications dune obligation nouvelle

    commande sintresser sa source. Il a en consquence t entrepris la dtermination tout

    du moins lexplication de la bonne foi contractuelle au regard de ses origines juridiques. Il

    sest agi, bien sr, de questionner la thorie contractuelle. A limpossible dtermination

    matrielle se sont alors ajoutes lincertitude et linstabilit des fondements idologiques.

    Quant aux notions de bonne foi et de loyaut, sans doute lapproche purement

    matrielle nest-elle pas la plus opportune. Lapproche globale, lapproche conceptuelle

    voire idologique doit-elle tre prfre. Quant la source, inutile dentreprendre de vastes

    recherches. La rgle de lexcution contractuelle de bonne foi nat en 1804, exactement le 21

    mars 1804. Pour autant, il faudra curieusement attendre presque deux sicles pour que cette

    prescription implique une consquence contractuelle positive. Jusquau 20 mars 198538,

    lalina 3 de larticle 1134 du Code civil navait jamais fond une solution de jurisprudence,

    ni sanctionn un comportement contractuel. La raison est idologique ; elle a trait

    lapplication du dogme classique, qui pose en commandement ultime que lexcution dun

    contrat se fasse conformment aux seules prvisions initiales des parties, sans lintervention

    du juge. Il faut voquer ce propos la vigueur du dploiement de la thorie de lautonomie

    de la volont, et spcialement du principe de lintangibilit contractuelle issu de lalina 1 de

    larticle 1134 du Code civil. Celui-ci, alors quil rappelait simplement et ordinairement

    presque inutilement que les contrats obligent, a t revisit dune essence quasi divine par

    les tenants du dogme libral ; le contrat issu de lexpression des seules volonts des

    contractants comportait ds lors en son sein la seule justice contractuelle acceptable, celle des

    parties. Au sens de cette philosophie, il tait effectivement inacceptable que le juge mobilise

    en matire contractuelle une notion aussi indfinie et potentiellement invasive que peut ltre

    lobligation de loyaut.

    38 Civ. 1re, 20 mars 1985, Bull. I, 1985, n109 : Une compagnie dassurance nest pas de bonne foi si elle refuse de payer lindemnit pour vol dun vhicule sous le prtexte que lantivol ntait pas dun modle agr, alors quelle ntablit pas quelle avait indiqu lassur les types agrs et quelle avait encaiss les primes pendant trois ans.

  • 13

    Quant la bonne foi dont dispose lalina 3, on constate en effet que cette

    disposition longtemps assoupie na t redcouverte par les tribunaux que [tardivement], ce

    qui correspond un changement gnral dattitude des juges, moins respectueux de la

    volont des parties et plus dsireux dintroduire par toutes les voies possibles un contrle de

    moralit et de justice dans les contrats 39. Cest en tout tat de cause ainsi que lvolution a

    pu tre formalise. Le passage de lautonomie de la volont lexigence de loyaut aurait

    rsult de la volont dintroduire tout prix davantage dquit dans les contrats. Cette

    justification apparat toutefois un peu simple. Il est vrai du reste que ce fameux dogme a

    commenc pricliter srieusement en mme temps que la notion de bonne foi connaissait

    une acclration de sa mobilisation dans lexcution contractuelle. La remise en cause de

    lopportunit, de la vracit et de la justice de la thorie fondatrice a marqu le

    dveloppement de lobligation de bonne foi. De manire plus gnrale, lintervention du juge

    dans le contrat sest libralise. Et en doctrine, les questionnements se sont ports sur la

    justice contractuelle, sa recherche, sa dfinition, sa garantie et ses moyens. Dautres

    mouvements philosophiques, dautres idologies contractuelles, existant en ralit depuis le

    centenaire, ont t repris, dvelopps et discuts. Il sagit notamment du solidarisme

    contractuel, dans son acception contemporaine.

    Cest par ailleurs ( peu prs) ce stade quon a pu assister lmergence de

    lobligation de loyaut contractuelle, spcialement en matire sociale. Un dveloppement

    rapidement optimis, puisque lobligation dexcution loyale du contrat de travail connat

    dsormais de trs nombreuses applications. Au regard de ces brefs propos, il parat

    effectivement inconcevable de ne pas lier la loyaut et la bonne foi leur contexte gnral.

    Prcisment, lidologie juridique contractuelle, doctrinale, jurisprudentielle, qui les sous-

    tend parfois, qui les domine souvent. Toute norme est sous-tendue par une conception de la

    socit 40 crivait le Professeur Savaux. Effectivement, le standard de comportement

    contractuel et son apprciation refltent les conceptions sociales ambiantes. Celles-ci tant

    largement fluctuantes, il est par ailleurs ncessaire que toute norme rfrence

    comportementale soit formule de manire absorber et retranscrire les changements de

    reprsentations. Cest bien le cas pour ces notions. On remarque par ailleurs la force des

    tendances doctrinaires leur impact sur le droit. Dj, pour les effets spectaculaires qua

    39 A. BENABENT, Droit civil, Les obligations, 6me d., 1997, Montchrtien, p. 188, Travaux de lassociation H. Capitant, La bonne foi, 1992, Litec. 40 L. GRYNBAUM et M. NICOD, Le solidarisme contractuel, Etudes Juridiques, Economica, 2004, p. 3.

  • 14

    dploys la thorie de lautonomie de la volont sur un rgime contractuel qui navait

    absolument pas t rdig son image. Surtout, pour ceux que lenjeu dune autre justice

    contractuelle a impuls en droit positif, commencer par un changement de terminologie,

    spcialement en matire sociale, pour un terme qui ne connat aucun fondement textuel. Son

    seul fondement, hors la filiation avec la bonne foi de larticle 1134 alina 3 du Code civil,

    rside dans la certitude qua acquis lordre juridique quil convenait de garantir une certaine

    justice contractuelle. En tmoigne le caractre clat, protiforme, dissoci et tendu de la

    finalement trs simple obligation dexcution loyale du contrat. Elle implique en ce sens

    autant dinterdictions que dactions particulires aux parties, consquentes dans leurs

    implications, et fondes sur la seule exigence de loyaut. Elle est galement dissocie selon

    quelle sadresse lemployeur ou au salari. Enfin, elle est tendue. Lexcution loyale du

    contrat impose en effet une srie de prescriptions particulires bien avant la formation de

    lacte, au cours de sa ngociation, pendant sa suspension et aprs sa rsiliation. Elle tente de

    normaliser, dquilibrer, de corriger et de prenniser une relation interindividuelle ou

    collective au regard de sa nature.

    Elle est dissocie selon la partie laquelle elle sadresse ; cet lment parat

    opportunment logique. En effet, les fonctions, statuts et obligations contractuelles de

    lemployeur et du salari diffrent considrablement, il en rsulte que les comportements et

    les postures doivent tre distingus. Dautant plus que le contrat de travail constitue un acte

    juridique rsultant dun dsquilibre, et dont lobjet est daffirmer, de contracter ou de

    contractualiser lingalit des parties. Elle est tendue et sapplique hors du cadre strictement

    contractuel ; cest l encore sadapter une spcificit de la matire sociale, les relations de

    travail dpassent dans leurs applications le cadre strictement contractuel. La relation

    lemployeur ne cesse pas lors des congs, ou lors dun arrt caus par la maladie, ou encore

    aprs plusieurs annes passes dans une entreprise pour un cadre. En effet, bien consciente

    que la relation de travail dborde elle-mme le rapport contractuel, lobligation dexcution

    loyale sapplique pendant la suspension du contrat, et aprs son extinction.

    Enfin, lobligation de loyaut sexerce galement dans les rapports collectifs de travail.

    Une fois encore, elle sapplique vritablement pendant la phase la plus sensible, celle de

    llaboration dun acte majeur. Admettons cependant que si elle tend scuriser la relation,

    elle nest pas, au sens strict, conforme lexigence de scurit juridique, et se rvle peu

    prvisible dans ses commandements. Conformment aux conceptions qui lont cre, elle

  • 15

    prfre en ralit la scurit relationnelle la scurit juridique. La loyaut est en tout tat de

    cause utile au contrat. Elle est utile au contrat, mais elle est galement utile au droit.

    La loyaut rvle galement une dimension juridique structurelle. On remarque en ce

    sens que le concept de loyaut accompagne et nourrit des mouvements gnraux denvergure

    institutionnelle. Il sagit dune part de la tendance contemporaine qui vise dlguer

    ldiction des normes concernes aux partenaires sociaux. Celle-ci, dtatique et unilatrale,

    devient conventionnelle et ngocie. La conventionnalisation du droit social constitue un

    phnomne qui sapparente une mutation organique du droit. La loyaut agit ici. Elle

    sapplique notamment la ngociation collective en droulant un certain nombre de

    prescriptions aux parties qui vont du calendrier des ngociations la communication des

    pices. Elle opre alors comme une garantie de ldiction efficace de lacte final. Un acte

    efficace sera par ailleurs utile aux relations. Il sagit dautre part de garantir les droits

    constitutionnels des salaris au niveau contractuel. La constitutionnalisation relve galement

    dune mutation structurelle du droit social. On observe ds lors que les applications de la

    loyaut contractuelle agissent sur des lments particuliers qui relvent des droits

    fondamentaux du salari ; quil sagisse de sa libert et de sa vie prive, et plus subtilement du

    droit lemploi.

    Outil dajustement relationnel ou daccompagnement de mutations organiques et

    structurelles du droit, la loyaut, quelle soit contractuelle ou institutionnelle est

    incontournable. Il apparat en tout tat de cause que son mergence ne rsulte pas de la seule

    variation des doctrines contractuelles, et ressort davantage dvolutions juridiques globales

    qui affectent immanquablement le contrat et ont pu participer sa modlisation. Laffirmation

    des droits fondamentaux des salaris, largement issue de la jurisprudence de la Cour de

    cassation, rvle en ce sens un mouvement qui a pu sintgrer efficacement au rapport

    individuel, au travers notamment de lobligation contractuelle de loyaut. De mme, le

    phnomne de dlgation normative, et limportance matrielle donne progressivement aux

    normes sociales ngocies, spcialement lentreprise, a raisonnablement conduit une

    modification conceptuelle de la convention. Une fois encore, lobligation de loyaut intervient

    en renfort, en garantie dune ngociation effective et dune norme efficace.

  • 16

    Le caractre relativement rcent de son mergence dans ldifice juridique,

    spcialement jurisprudentiel, contractuel et social, ainsi que la relative novation de ses

    applications dans le contrat, lequel tait en effet auparavant peu investi par le juge et qui

    dsormais sinonde de diverses obligations de loyaut charge des parties, conduit resituer

    la naissance de lobligation de loyaut au regard de la maturation mme de lordre juridique

    social, et non pas seulement des thories contractuelles. Le caractre dsordonn et clat de

    ses manifestations positives commande en outre rechercher une utilit fonctionnelle aux

    obligations de loyaut imposes aux relations de travail. A cet gard, des diffrences sensibles

    doivent tre bien sr observes selon quelles sappliquent aux rapports collectifs ou

    individuels de travail.

    La loyaut appelle en ce sens un effort de conceptualisation qui ncessite de

    sintresser prcisment la notion sous langle de son mergence (PARTIE 1) pour ensuite

    sattacher efficacement dmontrer lutilit de lobligation (PARTIE 2).

    PARTIE 1 : LEMERGENCE DE LA NOTION DE LOYAUTE

    PARTIE 2 : LUTILITE DE LOBLIGATION DE LOYAUTE

  • 17

    PARTIE 1

    LEMERGENCE DE LA NOTION DE LOYAUTE

  • 18

    1. La bonne foi, puis la loyaut, seraient nes du dclin de la doctrine librale classique,

    prouve par linjustice flagrante des solutions quelle commandait. Si, effectivement, il

    apparat que lautonomie de la volont, en tant quidologie juridique fondatrice du rgime

    gnral du droit des obligations contractuelles, a chou garantir la justice, lquit et il

    semblerait lutilit des relations inter-individuelles, spcialement en matire de travail, sa

    thorisation doit cependant tre mise en cause au mme titre que ses postulats, et les

    enseignements doivent tre tirs (TITRE 1). Quant la socialisation induite de lmergence

    et de la mobilisation croissante des obligations de bonne foi et de loyaut contractuelle

    dans le rapport demploi, il faut encore rfuter laffirmation selon laquelle le droit du

    travail, en qute de justice et dquit, se serait engouffr dans un assouplissement du

    rgime strictement contractuel, dont la base se trouverait au seul article 1134 al. 3 du Code

    civil. Lmergence dabord, la mobilisation ensuite, de cet alina doivent selon nous se

    comprendre dans une volution juridique globale, qui comprend spcialement les

    volutions conceptuelles et les mutations institutionnelles qui leur sont concomitantes sur

    lexacte mme priode (TITRE 2).

    TITRE 1 : LECHEC DE LA PRESOMPTION LIBERALE DE JUSTICE CONTRACTUELLE

    TITRE 2 : LA NECESSITE DE GARANTIES EFFECTIVES A LA JUSTICE CONTRACTUELLE

  • 19

    TITRE 1

    LECHEC DE LA PRESOMPTION DE JUSTICE CONTRACTUELLE

    2. Le libralisme contractuel a chou garantir lquilibre et la justice des contrats,

    spcialement en matire de travail. La thorisation de ses postulats rvle en effet une

    idologie doctrinaire et prsomptive qui a procd selon des considrations purement

    philosophiques (CHAPITRE 1). Applique aux vrais rapports contractuels, notamment de

    travail, elle a impuls la dtermination dun rgime proprement inadapt, sur les bases

    duquel le pouvoir dune partie a pu prosprer, engageant corrlativement la subordination

    exorbitante de lautre (CHAPITRE 2), cest ainsi que lindividualisme juridique a gnr la

    dfinition du contrat de travail moderne.

    CHAPITRE 1 : UNE THEORISATION ARTIFICIELLE ET DOCTRINAIRE

    CHAPITRE 2 : UN REGIME PRESOMPTIF ET INADAPTE

  • 20

    CHAPITRE 1

    UNE THEORISATION ARTIFICIELLE ET DOCTRINAIRE

    3. Linefficacit de la thorie de lautonomie de la volont sexplique en grande partie la

    lumire de sa thorisation. Loin dtre consacre par le Code civil dans sa partie relative au

    rgime des obligations, celle-ci lui est bien postrieure, tant dans sa formalisation que dans

    son application. Si le rgime contractuel a t initialement rdig dans la volont dassurer

    linter-individualit des contractants, le contrat originellement voulu comme un acte

    soumis dans sa nature la loi, et son excution au contrle du juge (SECTION 1), la thorie

    librale a entendu fonder a posteriori, et de manire rtroactive, le rgime contractuel sur

    lautel de lindividualisme, et le contrat comme un acte tirant toute sa force de la seule

    volont individuelle (SECTION 2).

    SECTION 1

    LENJEU SOCIAL A LA REDACTION DU CODE CIVIL

    4. Les rdacteurs du Code civil lont en effet voulu un outil de rtablissement social41. En ce

    sens, le fameux Code des franais, loin de constituer une parfaite conscration de la libert

    et un absolu couronnement de la volont, avait en ralit vocation restaurer le lien social,

    assurer linterdpendance et garantir laltrit et lquit dans les rapports inter individuels.

    Pour aussi nets quils soient, les enjeux qui ont prsid lcriture du Code civil ne

    peuvent cependant se comprendre sans une brve analyse des vnements politiques et

    sociaux antrieurs. Ceux-l sont directement responsables de lobjectif avr et revendiqu

    du rtablissement de la socit civile par un droit finalement bien plus social et utile que

    libral et philosophique. Il apparait en consquence ncessaire de dresser un rapide constat

    de lhritage de la Rvolution la toute fin des annes 1790 (PARAGRAPHE 1), afin

    dapprhender prcisment la finalit que les codificateurs des annes 1800 ont entendu

    attacher au Code civil (PARAGRAPHE 2).

    41 Il ny a, pour sen convaincre, qu lire les crits de ses codificateurs et de bon nombre de leurs contemporains sur le sujet. Ltat desprit dun Portalis ou dun Tribun la toute fin du XVIIIme ou au dbut du XIXme sicle y est clairement et parfaitement retranscrit.

  • 21

    PARAGRAPHE 1 : UNE SOCIETE DISSOUTE PAR LANTAGONISME DES INDIVIDUALITES

    5. Les observateurs privilgis de la fin du XVIIIme sicle ont largement constat, expliqu et

    comment ltat dsastreux de la socit franaise au crpuscule de la Rvolution (I). Ces

    auteurs ont encore amplement pris leur part dans lamorce des solutions, et le

    dveloppement des propositions (II).

    I : LUNANIME CONSTERNATION

    6. La violence et le pessimisme dominent les propos des observateurs de cette priode. Les

    constats sont violents (A), et ils prcdent des analyses dcisives (B).

    A. Des constats affligs

    7. Un dtraquement psycho-politique de grande envergure, [] un branlement psycho-

    social . Cest ainsi que lon peut qualifier les consquences dun cycle danarchie et de

    folies sanguinaires 42. Le rgime de la Convention puis finalement la tyrannie de la

    Terreur instaur par Robespierre aura en effet provoqu quelques annes aprs la

    Rvolution un grave drglement de lordre social. Au-del des raisons politiques quil ny

    a pas lieu ici de reprendre, les explications sont conomiques43 et bien sr juridiques44. Le

    plus traumatisant rsidant sans doute dans le desserrement des rapports familiaux45.

    Latteinte la cellule familiale a par ailleurs t accompagne du relchement plus gnral

    et plus inquitant des liens sociaux. Ce nest cependant pas tant la ralit de ltat de la

    socit franaise au soir du XVIIIme sicle qui importe, ce sont plutt les perceptions

    quen ont eues ses auteurs contemporains, ceux-l mme dont une infime partie allait

    entreprendre ou influencer laube du XIXme sicle la rdaction du Code civil.

    42 X. MARTIN, Fondements politiques du Code Napolon, RTD Civ. 2003, p. 248. 43 Notamment linflation montaire et le flau du papier monnaie [] qui confond les lments de lordre social [] et jette dans les horreurs du chaos (Girod de lAin au Conseil des Anciens le 2 juill. 1797, Moniteur, n 292, 10 juill. 1797, p. 1167, col. 1). 44 Avec les rformes de ltat civil, la modification du calendrier, ladoption des nouvelles lois successorales, la refonte de la proprit etc. 45 Caus notamment par la reconnaissance du divorce, la rduction de lautorit paternelle et la promotion de lenfant naturel.

  • 22

    8. Gouverneur Morris, concernant son sjour en France, retient ainsi que : Paris est

    l'endroit le plus pervers qui puisse exister. Tout n'y est qu'inceste, meurtre, bestialit,

    fraude, rapine, oppression, bassesse, cruaut ; c'est cependant la ville qui s'est faite le

    champion de la cause sacre de la libert 46. Jean-Louis Menestra, membre du Comit

    rvolutionnaire, note pour sa part que Le Franais ne respirait que le sang [] Le voisin

    dnonait dun sang-froid son voisin. Les liens du sang taient oublis 47. Louis-Sbastien

    Mercier relve encore que La dnonciation fut un mtier pendant la rvolution, ... elle fut

    plus horrible peut-tre que le meurtre ; [...] elle engendra les haines, les perfidies, les

    ressentiments, les jalousies ; et les liens des familles furent dissous pour longtemps 48.

    9. Les explications sont par ailleurs tout autant cruelles. Le premier crit en effet que La

    pression du despotisme qui pesait sur elle ayant t carte, chaque mauvaise passion

    exerce son nergie particulire 49, ou encore que Le soupon a rompu tous les liens de

    lunion sociale 50. Pour Franois-Xavier Lanthenas, Les passions rompent tous les liens

    de la socit et finissent par la dissoudre 51.Portalis lui-mme expliquera : On dtruisit

    la facult de tester, on relcha les liens du mariage. ... On croyait rgnrer et refaire,

    pour ainsi dire, la socit ; on ne travaillait qu' la dissoudre 52. Ce sont cependant les

    consquences que livre une grande partie de ces auteurs qui sont les plus percutantes : un

    dchirement dans les liens de la socit 53, un retour ltat sauvage 54, la

    dissolution du pacte social, et le retour vers une sorte dtat de nature 55 La socit

    est [alors] dtruite jusque dans ses fondements 56.

    46 G. MORRIS, Journal de Gouverneur Morris, ministre plnipotentiaire des Etats-Unis en France de 1792 1794, E. Pariset, Paris, 1901, p. 207. 47 J.-L. MENESTRA, Journal de ma vie, par Jacques-Louis Menestra, compagnon vitrier, prs. D. Roche, Paris, 1982, p.261. 48 L.-S. MERCIER, Le nouveau Paris (1800), Paris, 1994, p. 452-453. 49 G. MORRIS, Journal de Gouverneur Morris, ministre plnipotentiaire des Etats-Unis en France de 1792 1794, E. Pariset, Paris, 1901, p. 107-108. 50 Prc., p. 383. 51 F.-X. LANTHENAS, Motifs de faire du 10 aot un jubil fraternel, 9 aot 1793, Arch. Parlem. 1/70/624/2. 52 PORTALIS, La runion des lois civiles en un seul corps de lois, sous le titre de Code civil des Franais, au Corps lgislatif, 28 ventse an XII (19 mars 1804), Arch. parlem. 2/6/169/2. 53 L.-S. MERCIER Le nouveau Paris (1800), Paris, 1994, p. 834 ( propos des lois sur le divorce). 54 [] au lieu de perfectionner la socit civile (Mme DE STAEL, Des circonstances actuelles qui peuvent terminer la Rvolution et des principes qui doivent fonder la Rpublique en France (1798), Paris-Genve, 1979, p. 282). 55 Ladministrateur du Conseil du dpartement de Maine-et-Loire ses concitoyens, le 24 juillet 1792, cit par X. MARTIN, Fondements politiques du Code Napolon, RTD Civ. 2003, p. 251. 56 E. DE SALM MALLET DU PAN, 14 sept. 1792, Mmoires de Malouet, Paris, 1874, t. 2, p. 362.

  • 23

    10. Au-del de la consternation, il y a donc lunanimit. Ces auteurs, quils aient t juristes,

    crivains, journalistes, mdecins ou artisans, quils aient t favorables la Rvolution de

    1789 ou pas, lus la Convention ou pas, mettent tous en avant les mmes sentiments :

    ceux dune dissolution des liens inter-individuels 57 et dune socit fortement dgrade.

    Par ailleurs, certains termes redondants dans leurs crits interpellent. Tel que, voqu plus

    haut, ltat de nature, auquel sont opposs la socit et lunion, le lien, le pacte. La fin du

    XVIIIme sicle connat en vrit une crise du tissu social, de ldifice social, de lordre

    social58.

    B. Des analyses dterminantes

    11. Ce que dnoncent ces observateurs, cest donc bien le dmantlement des liens de la

    socit causant un retour des individus un stade primaire, qualifi de sauvage, contraire

    la civilisation. Autrement dit, lantagonisme des individualits quils croient dceler dans

    la socit franaise est consubstantiel, toujours de leur point de vue, une certaine

    rgression des individus. Le dlitement pathologique des liens sociaux 59 a favoris la

    promotion de lindividu, donc de lindividualisme60, qui sest rvl un prdateur de la

    socit. En mme temps que lindividu sest isol, la socit a priclit. La Rvolution a

    presque dissous tous les lments de la socit et rduit le grand corps organique ses

    molcules ou aux individualits numriques 61. Lindividualisme exacerb se trouve en

    effet en consquence de lidologie rvolutionnaire, au sens de laquelle la valeur de

    lindividu devait primer celle de la socit. Pour exemple, Sieys estimait que les franais

    ne devaient tre qu une collection dindividus 62 car le peuple nest que la somme des

    individus 63. De mme, Duquesnoy jugeait qu Il faut quen France, comme dans la

    nature [] il ny ait que des individus 64. Encore, Lequinio expliquait peu avant la

    Rvolution que la socit gnrale se fortifierait par la rupture de tous les liens

    57 X. MARTIN, Fondements politiques du Code Napolon, RTD Civ. 2003, p. 253. 58 Prc., p. 252. Lauteur voque galement un dtraquement majeur du compos social (mme page). 59 Prc., p. 251. 60 Un individualisme bien loign de celui des Lumires, puisquil aura favoris la dvalorisation de la libert et de la vie humaine (X. MARTIN, Fondements politiques du Code Napolon, RTD Civ. 2003, p. 248). 61 MAINE DE BIRAN la Chambre des Dputs, 12 juin 1820, Arch. Parlem. 2/28/459. 62 SIEYES, Dlinaments politiques (cr. 1774 et 1776), in Des manuscrits de Sieys, 1773-1799, publ. C. Faur, J. Guilhaumou et J. Valier, Paris, 1999, p. 225. Rappelons par ailleurs quil fut membre ds 1795 de la classe des sciences morales et politiques, future Acadmie des sciences morales et politiques. 63 SIEYES, Fragments politiques (cr. 1774 et 1776), in Des manuscrits de Sieys, 1773-1799, publ. C. Faur, J. Guilhaumou et J. Valier, Paris, 1999, p. 464. 64 A. DUQUESNOY, 8 juin 1790, Arch. Parlem. 1/16/149/2.

  • 24

    particuliers 65. Nous passerons sur lenjeu purement politique que reprsentait alors la

    remise en cause des constructions sociales et lisolement de lindividu.

    12. A partir de ces perceptions, vont trs rapidement et trs logiquement merger des solutions.

    Puisque le tissu social est dchir, il va falloir le restaurer.

    II : LESQUISSE DES SOLUTIONS

    13. Si on peroit une prise de conscience politique quant lenjeu du rtablissement social sur

    cette priode (A), on note galement la comprhension de la ncessit du caractre

    juridique de lentreprise (B).

    A. La conscience de lenjeu politique

    14. Contre l'anarchie des annes rcentes, il faut restaurer un tissu social 66. Cest face

    cet enjeu politique que se retrouve confront le Directoire la toute fin du XVIIIme sicle.

    Pour cela, il va se donner, entres autres ambitions, de tirer lhomme civil de ltat

    sauvage pour le transporter dans la vie sociale 67. Il entend rconcilier les individus68 et

    resserrer leurs liens, commencer par ceux des familles. A ce sujet, Portalis veut le retour

    de lesprit de famille contre lesprit de socit 69, et Cambacrs estime quil faut

    prner les vertus domestiques [qui] forment le citoyen 70. Le premier dira encore, tout

    juste sept ans avant la promulgation du Code civil : Rtablissons le gouvernement

    domestique, si nous voulons fonder solidement le gouvernement civil [] car ce sont les

    poux fidles, les bons pres, les bons fils qui font les bons citoyens 71. Avant mme de

    devenir un standard juridique de comportement opportun, le bon pre de famille est donc

    un vu politique. A ce propos, la volont politique de rtablissement de la socit par la

    rparation du lien social et familial nest pas quune tendance de second plan, puisque lors

    65 J. LEQUINIO, Les prjugs dtruits, Paris, 1792, p. 144-145. 66 X. MARTIN, Fondements politiques du Code Napolon, RTD Civ. 2003, p. 257. 67 LA REVELLIERE-LEPEAUX, Mmoires (cr. 1821-1823), 3 vol., Paris, 1895, t. 2, p. 158. 68 Il sagit [] de rconcilier des pres, des enfants, des frres, des surs, des maris, des femmes, des amis Lettre de C.-G. DE TRIBOLET I. DE CHARRIERE, 10 fvr. 1793, I. de Charrire, uvres compltes, 10 vol., Amsterdam-Genve, 1979-1984, t. 3, 1981, p.498. 69 PORTALIS au Corps lgislatif, sur le mariage, 16 ventse an XI (7 mars 1803), Arch. Parlem. 2/4/89/1. 70 CAMBACERES la Convention, 18 vendmiaire an III (9 oct. 1794), Arch. Parlem. 1/99/32/1, Bulletin des Lois, n 70, p. 6 (adresse rdige par les trois comits de salut public, de sret gnrale et des lois). 71 PORTALIS, au Conseil des Anciens, 9 messidor an V (27 juin 1797), Moniteur, n 286, 16 messidor an V (4 juill. 1797), col. 2, p. 1144.

  • 25

    des lections parlementaires de 1799, les citoyens sont appels voter pour celui, en un

    mot, qui a prouv par des vertus domestiques, quil aurait des vertus publiques 72.

    Malgr cette conscience, le politique seul choue rparer les troubles profonds causs par

    la dictature jacobine. La socit demeure disjointe et le rgime politique instable. Le tissu

    politique ne se rgnre pas. Entre individus, les plaies restent vives, les ressentiments sont

    exasprs. Les descellements majeurs de l'difice social ne se rsorbent gure. Certains

    s'aggravent plutt, et la France, notamment, est alors affecte d'un immense dtraquement

    des rapports contractuels, dont les causes sont multiples [], et dont l'acuit atteint un

    degr peu imaginable. En d'autres termes, en ces annes du Directoire, le sentiment se

    perptue d'un anarchique tat de nature, o les relations entre individus sont sinon

    abolies, du moins affectes de graves corrosions 73.

    15. Lenjeu de rparation et la volont de runifier la socit demeurent donc la toute fin du

    XVIIIme sicle. Lvolution va cependant se trouver au niveau des moyens projets. Si la

    conscience de la problmatique reste politique, loutil va bientt apparaitre juridique, et

    le droit priv, progressivement, va devenir lobjet dune attente politique, dont la gravit

    doit tre tenue pour exceptionnelle . Il faut en effet assurer linaltrabilit des liens

    inter-individuels et combler efficacement le dtail des interstices qui sparent les

    individus . Cest par ailleurs la vocation premire du droit priv, dont la nature veut

    justement quil sinsinue la jointure des relations inter-individuelles, avec pour vocation

    de les stabiliser, ou au minimum de les rguler, le droit priv, dans ce contexte, devient

    une arme politique littralement fondamentale 74.

    B. Le recours loutil juridique

    16. Comme le droit a jadis contribu lparpillement des individualits, le droit doit

    dsormais uvrer au recouvrement dune entit sociale solide. Le droit a jadis dsuni la

    famille, il faut dsormais la fortifier par le rarmement de lautorit paternelle, la

    consolidation du couple, la dvalorisation de lenfant naturel. Le droit a jadis inscuris la

    proprit, il faut donc dsormais la garantir, de mme pour les contrats. Les ractions

    politiques aux idologies rvolutionnaires et aux actes prcdents sont totales, et elles

    72 Proclamation signe du Prsident LA REVELLIERE-LEPEAUX, 23 pluvise an VII (11 fvr. 1799), Moniteur, n148, 28 pluvise an VII (16 fvr. 1799), col. 2, p. 606. 73 X. MARTIN, Fondements politiques du Code Napolon, RTD Civ. 2003, p. 253. 74 X. MARTIN, Fondements politiques du Code Napolon, RTD Civ. 2003, p. 252.

  • 26

    interviennent ds la fin de la Terreur avec la Constitution daot 179575. Il faut recrer du

    lien social pour pallier les exacerbations des individualits, cela induit par ailleurs quaux

    droits des citoyens sur les tiers, il doit sajouter des devoirs envers les tiers.

    17. Ainsi, la Dclaration des Droits de lhomme et du citoyen de 1789 soppose sur ce sujet

    la Dclaration des droits et des devoirs de lhomme et du citoyen de 1795 (en prambule de

    la constitution prcite), laquelle prvoit notamment quil faut faire constamment aux

    autres le bien que lon souhaiterait que lon nous fasse . Il sagit l de sous tendre une

    exigence de fraternit, de bienveillance, presque daltrit. La Dclaration des devoirs de

    1795 est par ailleurs prcde de la prescription qui veut que nul nest bon citoyen, sil

    nest bon fils, bon pre, bon frre, bon ami, bon poux . Lindividu est ainsi apprhend

    dans ses rapports aux autres, et dans la qualit de ses liens familiaux et sociaux. Il convient

    cependant de souligner que malgr la conscience politique76 et la projection des moyens

    daction ncessairement de nature juridique , ces dolances restent encore sans vritable

    effet, sans doute cause de linstabilit sociale et politique qui persiste et la rcence des

    violents bouleversements juridiques77 qua dj subis la socit franaise depuis 1789.

    Finalement, les lgislations attendues et mentalises sont trs difficiles entreprendre,

    alors mme quelles sont pour beaucoup juges ncessaires au rtablissement de lordre

    social78.

    18. Ce constat sapplique alors galement au projet de Code civil, pourtant vivace depuis le

    tout dbut de la Rvolution. Larrive de Napolon Bonaparte au pouvoir quelques

    semaines avant 1800 va permettre dacclrer et de dynamiser les processus de rparation

    voqus. Napolon voulait unifier le droit pour asseoir son autorit politique. Les juristes

    chargs de cette mission ont procd en ayant lesprit la ncessit dune socit unie en

    pralable, et la conscience de la dimension politique de leur entreprise79.

    75 Par ailleurs, il faut noter que cette constitution conditionne le droit dlire la proprit, celle-ci attestant dun lien avec la socit. De mme que par exemple, pour appartenir la chambre haute, il faut ncessairement tre mari ou veuf (en aucun cas clibataire), ce statut attestant encore dune insertion dans la socit. 76 Un conventionnel appelle ainsi des mesures qui prviennent la dissolution du corps social (Richard, 13 vendmiaire an III (4 oct. 1794), Arch. Parlem. 1/98/289/1). 77 A. Morellet regrette ainsi lactivit continuelle dune lgislation inquite et mobile qui a touch, chang mme et altr toutes les relations sociales (MORELLET W. PETTY, marquis de Lansdowne, 13 fvr. 1796 (24 pluvise an IV), Lettres dAndr Morellet, 2 vol., Oxford, 1991 et 1994, t. 2, p. 217. 78 A force d imprities [] le lien social est dissous (RESTIF DE LA BRETONNE, Monsieur Nicolas, ou le cur humain dvoil, 6 vol., Paris, 1959, t. 6, Appendice, Ma politique, p. 428). 79 Et ils auront russi, ce qui, au-del de notre propos, fera de lEtat franais le vritable grand gagnant de la codification (J.-L. HALPERIN, Le Code civil, Dalloz, Connaissance du droit, 2me d., 2003, p. 110). En effet,

  • 27

    PARAGRAPHE 2 : UN CODE GARANT DE LINTER-INDIVIDUALITE

    19. Il ny a pas une disposition du Code civil qui ne tende rapprocher les citoyens les uns

    des autres 80. Voil bien rsum lenjeu immdiat de ce que lon a qualifi par la suite de

    constitution sociale 81, et mme de vritable constitution politique de la France 82.

    Lunification du droit appelle et ncessite lunification de la socit83. Dans ces

    conditions, il apparat clair que les codificateurs ont procd sans rfrence directe aux

    ides individualistes (I), lentreprise tant davantage intresse la justice et la

    stabilisation des liens inter-individuels, qu la promotion pour elle-mme de droits

    strictement individuels (II).

    I : LE NECESSAIRE REJET DES DOCTRINES INDIVIDUALISTES

    20. Selon limage de Cambacrs, les rapports de voisinage ne sont plus daucune

    considration dans les murs actuelles 84. La suspicion est en effet un hritage tenace de

    la Rvolution. Chez les codificateurs, la volont de rconciliation va notamment nourrir la

    crainte de lindividualisme (A), et un certain rejet du droit naturel (B).

    les auteurs contemporains, sils divergent parfois sur leur analyse, saccordent en tous cas sur laspect hautement politique du Code civil. Les commentateurs plus anciens lavaient galement relev, tel Demolombe, en son temps, pour qui le Code tait la constitution de la socit civile franaise ; les titres du livre premier du Code Napolon relatifs l'organisation et au gouvernement des familles, rglent sans doute les relations des particuliers entre eux, du mari et de la femme, du pre et des enfants, etc. Il n'est pas l question de la constitution, des pouvoirs publics ; sous ce point de vue, il est vrai de dire que les lois sur la puissance maritale et sur la puissance paternelle font partie du droit priv ; et c'est le Code Napolon, en effet, c'est--dire le code des droits privs, qui en dtermine les rgles. Et pourtant, croyez-vous que le mari pourrait renoncer la puissance maritale ou le pre la puissance paternelle ? Croyez-vous qu'un citoyen pourrait se dclarer, son gr, enfant lgitime ou naturel, majeur ou mineur, ou interdit, capable ou incapable de faire tel acte... ? Non sans doute. Et pourquoi ? Parce qu'il s'agit, dans tout ceci, bien plus encore que d'une loi politique, d'une loi d'organisation sociale ! Parce que la socit, c'est la famille, la runion de toutes les familles ; parce qu'il n'y aurait que confusion et anarchie, sans cette distribution souveraine, que le lgislateur fait chacun de sa position, et, si je puis dire, de son rle social et juridique ; parce que, ds lors, toutes ces lois sur le mariage, sur la famille, sur l'tat et la capacit des personnes, intressent au plus haut degr la constitution mme de la socit, et font, sous ce rapport, essentiellement partie du droit public, de ce droit auquel les parties ne peuvent droger (DEMOLOMBE, Cours de Code Napolon, t. 1, 4me d., Paris, 1869, p. 15-17). 80 SEDILLEZ, au Tribunat, le 12 floral an XI (2 mai 1803), Arch. parlem. 2/5/63/1. 81 J. CARBONNIER, Les lieux de mmoires, (dir. P. NORA), t. 2, La nation, 2me vol., Paris, Gallimard, 1986, p. 293. 82 CH. GIRAUD, Prcis de l'ancien droit coutumier franais, Paris, 2me d., 1875, prface, p. v. De mme, J. CARBONNIER, Introduction, n 78 : par-del les constitutions politiques phmres, le Code civil resta la constitution la plus authentique du pays . 83 A noter cependant que les deux taient bien naturellement lis, du moins dans lesprit des responsables de lpoque. 84 CAMBACERES, au Conseil dEtat, sur la tutelle, le 22 vendmiaire an XI (14 oct. 1802), Arch. parlem. 2/7/348/2.

  • 28

    A. Une mfiance exacerbe quant lindividu

    21. Il faut souligner que le pouvoir lgislatif, compos de personnalits qui ont vcu les

    troubles de cette priode, est extrmement suspicieux lgard des individualits,

    notamment lorsquelles sont libres de toute entrave, et profondment mfiant envers

    lhomme dans ltat de nature.

    22. Il faut vritablement douter, et mme carrment rfuter, au regard notamment de nos

    dveloppements prcdents, de lhypothse selon laquelle la commission charge de

    rdiger le Code civil, ait entendu promouvoir, encourager ou valoriser la volont et la

    libert individuelle. Pour sen convaincre, il suffit par ailleurs de lire quelques observations

    formules par ses membres. Pour Tronchet, lhomme isol [il faut comprendre naturel]

    nest attach par aucun lien un autre individu 85, Portalis confirme en effet qu il ny

    a que des individus dans la nature 86. Et concernant la nature, on devine un certain

    consensus sur le fait quil sagit du mot le plus dangereux peut-tre de la langue 87. A

    son sujet, Chateaubriand assne qu avec ce mot de nature, on a tout perdu 88.

    Cambacrs, ds la chute de Robespierre, assure que la socit doit resserrer et

    multiplier ses relations pour resserrer et multiplier ses liens 89, ce que confirme encore

    Portalis : il ne faut surtout pas dans un temps o tant dvnements ont relch tous les

    liens [] achever de les briser tous 90. En consquence, il faut donc oser revoir et

    corriger luvre de la nature 91. Cette dolance doit par ailleurs sappliquer aux contrats

    puisque, comme le souligne le Ministre de la justice en 1801 : Les hommes sont

    naturellement gostes ; ils sont froids pour les affaires dautrui 92.

    23. On note dans ces propos plusieurs sentiments particuliers, dont on reviendra sur la

    rsonance lors de ltude ultrieure des diffrentes doctrines qui se sont, parfois succdes,

    85 TRONCHET, le 5 avr. 1791, Arch. parlem. 1/24/565/1. 86 PORTALIS, au Corps lgislatif, sur la proprit, le 26 nivse an XII (17 janv. 1804), Arch. parlem. 2/5/206/2. 87 DESRENAUDES (Tribun), propos des successions, le 16 prairial an VIII (5 juin 1800), Arch. parlem. 2/1/586/2. 88 CHATEAUBRIAND, Atala (1801), prface, Genve, 1973, p. 156, et lauteur de prciser : Je ne crois point que la pure nature soit la plus belle chose du monde. Je l'ai toujours trouve fort laide, partout o j'ai eu l'occasion de la voir . 89 CAMBACERES, la Convention, le 23 fructidor an III (9 sept. 1794), Arch. parlem. 1/97/37/2. 90 PORTALIS, au Corps lgislatif, sur le mariage, le 16 ventse an XI (7 mars 1803), Arch. parlem. 2/4/95/2. 91 CABANIS, Rapports du physique et du moral de lhomme (1802), repr. de ld. de 1844, Paris-Genve, 1980, p. 298. 92 ABRIAL, au Conseil dEtat, le 14 vendmiaire an X (6 oct. 1801), Arch. parlem. 2/7/302/1.

  • 29

    souvent chevauches, en matire contractuelle. Relevons dj que sil y a le rejet explicite

    de lhomme au naturel, on trouve galement, de manire plus implicite, celui du droit

    naturel.

    B. Une dfiance latente quant au droit naturel

    24. Il parat logique que la mfiance de lindividualit saccompagne dune certaine dfiance

    envers le droit naturel93. Rappelons que celui-ci sintresse lhomme dans sa seule

    individualit et, surtout, lui attribue des droits individuels subjectifs dont principalement la

    libert94 dont la promotion ne constitue pas vraiment une priorit pour les codificateurs.

    Enfin, le droit naturel accorde non seulement une valeur primordiale, voire idalise,

    lindividu95, mais il implique et justifie des droits absolus, cela en fonction des seules

    caractristiques humaines, des seuls comportements humains, sans intrt vritable pour

    leur utilit sociale96. Les rdacteurs du Code civil sont, pour leur part, et daprs leur

    exprience de la nature de convention, trs septiques envers lindividu, et assez pessimistes

    quant la nature humaine. Ils ont assist aux drives survenues aprs que le politique ait

    isol le citoyen des autres, et en ont nourri de grandes rserves quant lopportunit de

    promouvoir le droit naturel et den suivre les prescriptions dans leur entreprise.

    93 La simplicit de notre remarque nocculte en rien limmense foisonnement dides et de courants contenus dans cette philosophie, depuis le droit naturel dit classique, dont Platon, Socrate et Aristote seraient les premiers tenants, suivis quelques sicles plus tard par Thomas dAquin, jusquau droit naturel qualifi de moderne emmen par Thomas Hobbes et John Locke, lesquels introduisent les constructions de ltat de nature et du contrat social. La philosophie du droit naturel dont nous traitons ici est plus prcisment celle qui, baigne des Lumires issues de la Renaissance du XVIIIme, sest dveloppe en rfrence la nature de lhomme quelques dcennies avant la Rvolution franaise. Pour lhistorique des diffrentes acceptions du droit naturel, ses liens avec les thories de la libert et les dfinitions successives du libralisme depuis le XVIme sicle, V. notamment F. GAUTIER, Triomphe et mort du droit naturel en rvolution. 1789-1795-1802, Paris, PUF, 1992 ; M. BELISSA, Y. BOSC, F. GAUTIER (sous la dir.), Les Lumires et le droit naturel. Le libralisme dans son histoire, in Rpublicanismes et droit naturel. Des Humanistes aux Rvolutions des droits de lhomme et du citoyen, Paris, Kim, 2009. 94 Il sagit alors dune ralit imprescriptible, dune libert attache la personne, et non plus la proprit, dorigine divine notamment selon Rousseau 95 Cest sans doute en cela quil sagit dune rgle considre comme conforme la nature (de l'homme ou des choses) et ce titre reconnue comme de droit idal (G. CORNU, Vocabulaire juridique, Association Capitant, 8me d., 2007, PUF, coll. Quadrige, V Naturel), notoirement oppose au positivisme juridique. 96 A linverse de lutilit conomique et commerciale que prsentaient dj au XVIIme sicle les thories du droit naturel. Hobbes est en ce sens le premier thoricien du droit naturel moderne lavoir assimil au libralisme conomique (L. STRAUSS, Droit naturel et Histoire, Chapitre V, Le droit naturel moderne, p. 152 et s., confrences de 1949 publies en 1953, rd. Champs Flammarion, 1986). De mme que Grotius, peu prs la mme poque, a tudi les relations du droit naturel avec le commerce maritime (A.-J. ARNAUD, La rfrence l'cole du droit naturel moderne : les lectures des auteurs du Code civil franais, in La famille, la Loi, lEtat, Paris, Imp. Nat. et Centre G. Pompidou, 1989, p. 3-9). Les thories de la libert formalises partir du XVIme sicle ont en ce sens emmen et favoris trs rapidement un libralisme conomique.

  • 30

    25. Par ailleurs, si le droit naturel est largement consacr dans les deux premires constitutions

    de la Rvolution, celles-ci tant fondes sur les Dclarations des droits de lhomme de

    1789 et 1793, on nen retrouve plus aucune trace dans les Constitutions du 22 aot 1795 et

    du 13 dcembre 1799, de la mme faon que le terme devoirs apparat, et droits naturels

    disparat97.

    26. Enfin, les Lumires qui ont amplement valoris la libert individuelle appellent bien trop

    dans lesprit des codificateurs et de leurs pairs lindividualisme ml au traumatisme

    rvolutionnaire. La fin des Lumires est par ailleurs situe au dbut de la Rvolution

    franaise, comme si lapplication de la thorie aux travaux pratiques avait eu raison de

    cette idologie. Les ides philosophiques et individualistes, bien que prsentes lesprit

    des codificateurs98, ont donc vraisemblablement connu quelques inflexions nes du

    dsarroi rvolutionnaire 99. M. le Professeur Martin explique ainsi, au sujet des contrats,

    que comme leur exprience de la nature humaine les pousse au pessimisme, il est hors de

    question [] quils aient voulu rendre un hommage aux volonts individuelles, et voulu

    consacrer leur auto-nomie. Cest le contraire [] qui sest pass. Linconsistance des

    volonts individuelles est postule, de leur point de vue, par le sensationnisme des

    Lumires, puis assez illustre par les vicissitudes de la Rvolution 100. Portalis lui-mme

    qualifiera de fausses doctrines celles issues des sophistes et quils avaient depuis

    longtemps parpills dans le public, et qui, ds le dbut de la Rvolution, avaient t

    consignes dans une dclaration solennelle connue sous le nom de dclaration des

    droits 101. Taclant encore, nominativement cette fois, le succs, environ un sicle plus tt,

    de ces fausses doctrines, il affirmera encore que si les sicles d'ignorance sont le thtre

    des abus, les sicles de philosophie et de lumire ne sont que trop souvent les sicles des

    excs 102.

    97 Il ne rapparatra par ailleurs plus en droit constitutionnel franais jusquen 1946. 98 Notamment en ce que lquit et la justice universelle se trouveraient dans le droit naturel, V. infra. 99 X. MARTIN, Fondements politiques du Code Napolon, RTD Civ. 2003, p. 255. 100 Prc., p. 255. 101 PORTALIS, De lusage et de labus de lesprit philosophique durant le XVIIIme sicle, 2 vol., Paris, (rd.) 1834, t. 2, p. 387. 102 P.-A. FENET, Recueil complet des travaux prparatoires du Code civil, Videcoq, d. 1827, t. 1, p. 482.

  • 31

    27. Ce type de constats, cette connaissance du droit naturel et des Lumires et de leurs

    consquences historiques , a sans doute largement irrigu la projection des moyens

    mettre en uvre afin de restaurer le tissu inter-individuel103, et du mme coup accentuer la

    ncessit et lurgence dassocier et dentremler les individualits. Assez de droits pour les

    individus, il convient dsormais de sintresser la socit des hommes, qui nest rien

    dautre in fine que lunification artificielle des individualits. Alors mme quil travaille

    la rdaction du Code, Portalis prvient en ce sens le Conseil dEtat qu Il nest [] pas

    question dexaminer ce qui est le plus conforme au droit naturel, mais ce qui est le plus

    utile la socit 104. De mme, il expose son matrialisme, toujours devant le Conseil

    dEtat : faute de sanction, la justice naturelle, qui dirige sans contraindre, serait vaine

    pour la plupart des hommes, si la raison ne se dployait avec lappareil de la puissance

    pour unir les droits aux devoirs, pour substituer lobligation linstinct, et appuyer par les

    commandements de lautorit les inspirations honntes de la nature. Quand on a la force

    de faire ce que lon veut, il est difficile de ne pas croire quon a le droit. On ne rsignerait

    peu se soumettre des gnes, si lon pouvait avec impunit se livrer ses penchants. Ce

    que nous appelons le droit naturel ne suffisait donc pas : il fallait des commandements ou

    des prceptes formels et coactifs 105.

    103 On relve dailleurs, dans les propos noncs, la ncessit de combattre la nature de lhomme. Lhomme est naturellement goste, indpendant et isol ; il est en fait asocial. En ce sens, la socit est quelque chose dartificiel, quil faut crer, et elle rside dans la multitude de liens qui peuvent tre installs entre les hommes. Cest le droit civil, une sorte de positivisme juridique, qui doit venir combler ce vide entre les hommes, principalement en tablissant des standards de comportements dans leurs relations selon leur qualit. Et cest prcisment le droit civil qui doit mener cette entreprise artificielle visant la cration dune socit indispensable un ordre social, lui-mme ncessaire un ordre public, et un ordre politique. On note ainsi limportance accorde limportance du droit, spcialement de la loi, dans la rgulation, lencadrement et en ralit le conditionnement des comportements et des rapports sociaux. Voire la ncessit de la loi pour former une socit. Le droit priv est en effet un moyen subtil pour parvenir ce but, il est en tout cas plus habile, car moins frontal et contraignant, quun autoritarisme politique. Pour les rdacteurs, on la dj trop dit, il ne faut surtout pas laisser lhomme sa nature et sa libert, il faut le lier aux autres, il faut le mler aux autres. En ce sens, ils sintressent davantage aux hommes, envisags comme formant une socit, qu lhomme. Ils entendent joindre les individus, les entraver dans un systme de valeurs, de liens, et finalement dobligations communes et rciproques. Ils prfrent finalement la raison la nature, ltat social la libert, linterdpendance lindpendance. Ce choix induit ncessairement une restriction somme toute trs relative des droits de lhomme. En un mot, on pourrait dire que le Code civil entend promouvoir le lien des individualits, mais certainement pas lindividualisme. 104 PORTALIS, au Conseil dEtat, sur les libralits, le 30 nivse an XI (20 janv. 1803), Arch. parlem. 2/7/427/2, col. 1, p. 428. 105 Cest ainsi quil poursuit, au cours de lExpos des motifs du titre prliminaire du code civil, de la publication, des effets et de lapplication des lois en gnral, lors de la Sance du 4 ventse an XI. Ces dveloppements incitent largement croire que le Code civil, tel quil a t rdig, tait plus enclin garantir la vigueur, la stabilit puis la prennit des relations individuelles que la libert des individualits.

  • 32

    28. En ces temps, Portalis fait ainsi sienne la phrase de Mably : La premire vrit politique,

    et do dcoulent toutes les autres, cest que la socit ne peut exister sans lois et sans

    magistrats. Dtruisez ce double lien qui unit les hommes, et ils rentrent sur le champ dans

    ltat de nature 106.

    II : LA NECESSITE DE GARANTIR LES LIENS INTER-INDIVIDUELS

    29. Il revient naturellement en premier lieu au lgislateur de pourvoir la dtermination des

    indispensables jonctions individuelles et celles-ci, limage de la Loi, doivent tre

    mesures, quilibres et utiles la stabilit et la prennit de lordre social (A). Il semble

    cependant que ce soit clairement au juge que revienne la mission la plus dlicate, celle qui

    consiste en effet garantir la solidit et surtout la justice de lordre juridique face au

    cours des vnements et des circonstances nes de laction et la raction continue de

    toutes les passions et de tous les intrts divers [] qui modifient de tant de manires les

    relations sociales 107 (B).

    A. Lindispensable recours la loi

    30. La loi civile est larbitre suprme ; il lui appartient de tout rgler [] 108 avait annonc

    Portalis quelques mois avant la promulgation du Code. Et en effet, les commentaires

    formuls une fois que le travail de codification ait quasiment abouti sont autant de preuves

    de lenjeu qui lhabitait du rtablissement et de la rgnrescence des liens sociaux par

    laction lgale civile. Bigot-Prameneu explique qu un pareil Code [] fixe tous les

    rapports, soit daffection, soit dintrt, qui peuvent exister entre les hommes ; il constitue

    principalement les murs dune nation 109. Et le ministre de lIntrieur se satisfait que

    le Code civil [] maintienne et garantisse tous les liens de la socit 110.

    106 MABLY, De ltude de lhistoire, Mgr le Prince de Parme (1775), uvres compltes, 12 vol., Lyon, 1792, t. 12, p. 21. 107 Discours prliminaire sur le projet de Code civil, prsent en l'an IX par PORTALIS, TRONCHET, BIGOT-PREAMENEU et MALEVILLE, Bordeaux, ditions Confluences, 2004. 108 PORTALIS, au Conseil dEtat, sur les libralits, le 30 nivse an XI (20 janv. 1803), Arch. parlem. 2/7/427/2, col. 1, p. 428. 109 BIGOT-PREAMENEU, au Corps lgislatif, le 2 ventse an XI (21 fvrier 1803), Arch. parlem. 2/4/2/2. 110 CHAPTAL, au Corps lgislatif, le 2 ventse an XI (21 fvrier 1803), Arch. parlem. 2/4/1/2.

  • 33

    31. Outre lvidente recomposition des familles111, au nom de laquelle il convenait de lier les

    enfants aux parents112, et les pouses aux poux113, tous les citoyens ont t rapprochs. On

    ne peut en effet constituer la socit que de liens familiaux, et ceux qui nont pas de

    rapports de sang ou dalliance, vont interagir notamment par la voie contractuelle ; les

    mmes exigences et les mmes garanties de stabilit, daltrit, de rciprocit et de

    prennit devaient donc sappliquer aux relations contractuelles. En consacrant l'troite

    alliance de l'ordre moral et de l'ordre civil, le Code prescrit aux poux la fidlit, aux

    enfants la pit filiale, aux donataires, aux hritiers et aux lgataires la reconnaissance,

    aux usufruitiers, le bon et quitable usage de la chose d'autrui, aux mandataires, la 111 Il sagissait en effet dune proccupation majeure, car ce sont les bons pres, les bons maris, les bons fils qui font les bons citoyens , et lesprit de famille [] est si favorable [] lesprit de cit (PORTALIS, Discours prliminaire, P.-A. FENET, Recueil des Travaux prparatoires du Code civil, 15 vol., Paris, 1827, t. 1, p. 522 ; une phrase trs semblable au devoir proclam dans le prambule de la Constitution du 22 aot 1795). Cest par ailleurs lintrt patrimonial qui doit dsormais prsider cette recomposition. Il nest pas question ici de traiter de manire exhaustive du droit civil de la famille originel, mais une rapide bauche ci-dessous attestera, si ce nest des enjeux, du moins de la finalit que les rdacteurs du Code civil ont attach ses dispositions ce sujet. Et loin de vouloir vhiculer la valeur de libert individuelle et de promouvoir les individualits, le contexte politique et historique, ainsi que les dclarations de ses rdacteurs prouvent que tout lenjeu rsidait dans le rapprochement des individus par la stabilit et la prennit de leurs liens , ldifice juridique entendait vritablement crer de linterdpendance. 112 Spcialement aux pres bien entendu Ceux-ci retrouvent ainsi un pouvoir testamentaire lgard des fils (par laugmentation de la quotit disponible notamment), ce qui a pour consquence moins que a nen soit une cause de lier rciproquement les pres et les enfants pendant tout le cours de leur vie (Observations du Tribunal dappel de Montpellier, arrtes le 14 prairial an IX (3 juin 1801), Arch. parlem. 2/6/306/1, p. 632/1). Par ailleurs, la stabilit des immeubles stabilise les familles (PORTALIS, le 7 pluvise an XI (27 janv. 1803), Arch. parlem. 2/7/430/2), il faut donc scuriser la proprit. En effet, pour autant quil puisse disposer cause de mort de ses biens, lautorit dun pre [] qui na point de proprit transmettre demeure limite (Observations du Tribunal dappel de Riom, arrtes le 14 fructidor an IX (1er sept. 1801), Arch. parlem. 2/6/774/2). A ce sujet, la position de Tronchet est sans quivoque : s il ny a plus de proprit, il ny a plus dordre social, dont toute la force rsulte du maintien des proprits (TRONCHET, le 14 messidor an IV (2 juill. 1796), Moniteur, n 291, le 21 messidor an VI (9 juill. 1796), col. 2, p. 1161 ; une phrase similaire celle de la Constitution du 22 aot 1795). Le rgime de la proprit tel quil rsulte du Code civil, aussi fort soit-il, a donc plus voir avec son utilit sociale quavec un quelconque caractre de droit fondamental. Les enfants sont lis aux pres par son autorit testamentaire et la proprit, mais il faut lier les frres qui sont alors, comme le rappelle Portalis plus trangers les uns aux autres que ne ltaient autrefois les cousins germains (PORTALIS, au Corps lgislatif, sur le mariage, le 16 ventse an XI (7 mars 1803), Arch. parlem. 2/4/83/11). Ici, cest la libert testamentaire des pres qui officiera. Bigot-Prameneu relve ainsi que loin de relcher les liens de famille, on les resserre au contraire par les gards et les mnagements qui en rsultent entre parents (BIGOT-PREAMENEU, au Conseil dEtat, sur les libralits, le 24 germinal an XI (14 avril 1803), Arch. parlem. 2/7/571/1), et ceux qui voudront sassurer lhritage de leurs parents voudront bien le cultiver au moins par des gards et quelques complaisances (SEDILLEZ, au Tribunat, sur les libralits, le 10 floral an XI (30 avril 1803), Arch. parlem. 2/5/60/2). Portalis synthtisera ainsi que ce Code a pos de sages rgles pour le gouvernement des familles ; on a rtabli la magistrature des pres ; on a rappel toutes les formes qui pouvaient garantir la soumission des enfants (PORTALIS, au Corps lgislatif, le 28 ventse an XII (19 mars 1804), sur la runion des lois civiles en un seul corps de loi, sous le titre de Code civil des Franais : Arch. Parlem. 2/6/170/2). 113 Et exclusivement dans cet ordre naturellement. Pour assurer la solidit du couple, la femme doit videmment tre soumise son mari, et celui-l simplement uni son pouse. Le divorce, pour les raisons que lon connat, demeure, mais les conditions sont restrictives. Cambacrs prcise : quon forme les murs, et les divorces seront rares (CAMBACERES, Rapport sur le deuxime projet de Code civil, le 23 fructidor an II (9 sept. 1794), Arch. parlem. 1/97/38/1). Les libralits adultrines seront donc interdites ; les valeurs catholiques assainissent les murs. Portalis et Bigot-Prameneu, en tant que ministres des Cultes, lont bien compris. Le Code civil doit donc assurer la chastet conjugale, la pit filiale .

  • 34

    vigilance et l'exactitude ; tous, dans leurs conventions, l'honntet, la sincrit, la bonne

    foi, l'quit, le respect pour l'ordre public et les bonnes murs [] 114.

    32. Au sujet particulier de la matire contractuelle, Portalis explique prcisant du mme coup

    le sens et la porte des articles 1134 et 6 du Code que : Des jurisconsultes ont pouss le

    dlire jusqu' croire que des particuliers pouvaient traiter entre eux comme s'ils vivaient

    dans ce qu'ils appellent l'tat de nature, et consentir tel contrat qui peut convenir leur

    intrt, s'ils n'taient gns par aucune loi115[] Toutes ces dangereuses doctrines,

    fondes sur des subtilits, et versives des maximes fondamentales, doivent disparatre

    devant la saintet des lois. Le maintien de l'ordre public dans une socit est la loi

    suprme. Protger des conventions contre cette loi, ce serait placer des volonts

    particulires au-dessus de la volont gnrale, ce serait dissoudre l'Etat 116.

    33. Ds 1804 et le Code promulgu, on croit ainsi voir le retour des affections sociales 117,

    on se rjouit quenfin soient restaures ces attentions mutuelles qui lient les hommes

    entre eux 118, et on glorifie un Code qui assure au mieux la fidlit dans les

    contrats 119. Le prsident du Corps lgislatif parat rassur, il tait temps quon vit

    paratre un lgislateur qui nous protget contre nous-mmes [] lordre social est

    rtabli [] la socit rpare, le systme social prt se dissoudre 120 sauv. En effet,

    il n'y aurait que confusion et anarchie, sans cette distribution souveraine, que le

    114 PORTALIS, Essai sur l'utilit de la codification (p. xiii), lauteur continue : abandonnant ... la dcision des faits litigieux l'affirmation des parties sous la foi du serment il joint, au rappel de l'ordre moral, le rappel l'ordre religieux (repr. Portalis, Discours rapports et travaux indits sur le Code civil, Paris, Joubert, 1844). 115 De tels contrats, disent-ils, ne peuvent tre protgs par des lois quils offensent ; mais comme la bonne foi doit tre garde entre des parties qui ne sont engages rciproquement, il faudrait obliger la partie qui refuse dexcuter le pacte, fournir par quivalent ce que les lois ne permettent pas dexcuter en nature . 116 Propos tirs dune prsentation au Corps lgislatif, cit par P.-A. FENET, Recueil complet des travaux prparatoires du Code civil, Videcoq, d. 1827, t. 6, p. 362. Toullier confirme encore au tout dbut du XIXme sicle que la loi est alors le fondement des conventions : Toute obligation vient de la loi ... c'est la loi qui la produit ... Ainsi, toute obligation suppose une loi antrieure ; toute obligation vient de la loi, soit immdiatement par un simple acte de la volont du lgislateur, soit par le moyen de la volont ou du fait de l'homme. Les conventions elles-mmes n'obligent qu'en vertu de la loi qui commande de tenir la parole qu'on a donne. Le lgislateur leur confre l'autorit de la loi, comme le dit nergiquement l'article 1134 (TOULLIER, Le droit civil franais, Paris, 1830/43, 5me d., 15 vol., t. 6, p. 3, n 3). Cest en ce sens la loi, et non la volont individuelle qui attribue au contrat sa valeur et notamment sa force obligatoire (V. plus loin). 117 Arch. parlem. 2/5/197/1, le 25 nivse an XI (16 janvier 1804). 118 VIENNOT-VAUBLANC, au Corps lgislatif, le 24 nivse an XIII (14 janvier 1805), Arch. parlem. 2/8/433/2. 119 GREGOIRE, Discours pour louverture du Concile national de France, le 10 messidor an IX (29 juin 1801), Paris, p. 37. 120 FONTANES, au Corps lgislatif, le 24 nivse an XIII (14 janvier 1805), Arch. parlem. 2/8/435/2.

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    lgislateur fait chacun de sa position, et [] de son rle social et juridique 121. Les

    ractions immdiates attestent en ce sens la satisfaction quasi unanime de voir un

    lgislateur lgitime user de sa comptence utilement et pleinement. La loi, fort

    heureusement, a opr sur les jointures inter-individuelles et cr un pullulement de

    jonctions inter-individuelles stabilises 122. Portalis voque en ce sens un corps de lois

    destines diriger et fixer les relations de sociabilit, de famille et d'intrt qu'ont entre

    eux les hommes qui appartiennent la mme cit , par des obligations tantt directes et

    explicites123, tantt plus habilement et indirectement amenes124, toujours utiles la

    stabilit de ldifice social.

    34. Les crits et lesprit des codificateurs rvlent en ce sens un fort investissement de la

    fonction de la loi dans la socit civile, lequel, il est vrai, sexplique toutefois en grande

    partie par la particularit du contexte. En effet, il convient de prciser que les codificateurs,

    spcialement Portalis, ne survaluent pas non plus outrance la mission du lgislateur. Si

    effectivement, il sagit dune source de droit investie dune valeur particulire, en ce que

    les lois relvent d actes de sagesse, de justice et de raison , et leur contenu dun

    sanctuaire , le champ dintervention du lgislateur demeure ncessairement circonscrit.

    Tout prvoir est un but quil est impossible datteindre admet Portalis125. Loffice de

    la loi est de fixer, par de grandes vues, les maximes gnrales du droit ; dtablir des

    principes fconds en consquences, et non de descendre dans le dtail des questions qui

    peuvent natre sur chaque matire [] 126. Dautant que Quoi que lon fasse, les lois

    positives ne sauraient jamais entirement remplacer lusage de la raison naturelle dans les

    affaires de la vie. Les besoins de la socit sont si varis, la communication des hommes

    est si active, leurs intrts sont si multiplis et leurs rapports si tendus, quil est 121 DEMOLOMBE, Cours de Code Napolon, t. 1, 4me d., Paris, 1869, p. 15. 122 X. MARTIN, Fondements politiques du Code Napolon, RTD Civ., 2003, p. 248. 123 Notamment les obligations alimentaires qui peuvent lier les membres dune famille. 124 Notamment, les mnagements des enfants envers leurs parents qui peuvent rsulter de la libert testamentaire dont disposent les seconds, lintrt qui divise si souvent les hommes est ainsi parfaitement mis profit [] pour les rapprocher et pour les unir (Expos des motifs du titre prliminaire du code civil, de la publication, des effets et de lapplication des lois en gnral, par le conseiller dtat Portalis, Sance du 4 ventse an XI, 23 fvrier 1803). 125 Alors mme quil reconnat juste avant quil serait sans doute dsirable que toutes les matires pussent tre rgles par des lois . 126 Ce serait donc une erreur de penser quil pt exister un corps de lois qui et davance pourvu tous les cas possibles [] De plus, le recours au lgislateur entranerait des longueurs fatales au justiciable, et, ce qui est pire, il compromettrait la sagesse et la saintet des lois En ce sens, Il ne faut point de lois inutiles ; elles affaibliraient les lois ncessaires ; elles compromettraient- la certitude et la majest de la lgislation . Il relve galement, titre dexemple, que lhistoire nous offre peine la promulgation de deux ou trois bonnes lois dans lespace de plusieurs sicles (Discours prliminaire sur le projet de Code civil, prsent en l'an IX par PORTALIS, TRONCHET, BIGOT-PREAMENEU et MALEVILLE, Bordeaux, ditions Confluences, 2004).

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    impossible au lgislateur de pourvoir tout.127 []Un code, quelque complet quil puisse

    paratre, nest pas plutt achev, que mille questions inattendues viennent soffrir au

    magistrat 128.

    B. Le concours lgitime du juge

    35. Les rdacteurs des fondations de la lgislation actuelle en matire dobligations nont

    absolument pas relgu le juge dans lordre juridique, loin sen faut. Ils ont par ailleurs fait

    vritablement uvre pdagogique, notamment Portalis, en expliquant clairement les

    raisons qui justifient daccorder la jurisprudence une vritable fonction juridique, voire

    normative. Si loffice du juge est ncessaire, il apparat que cest, non un mal, mais un bien

    ncessaire. Et si lon peut relever dans certains propos une subtile dfense de sa fonction,

    adresse sans doute aux tenants des conceptions lgicentristes ambiantes129, on remarque

    avec dautant plus dintrt que, vritablement, nos codificateurs promeuvent et saluent sa

    lgitimit et sa comptence formuler un droit juste, et pas seulement dire la loi.

    36. Il apparat en premier lieu que loffice du juge est donc ncessaire lordre juridique. Ce

    sont naturellement les caractristiques mmes attaches la loi qui appellent laction du

    juge : gnrale et impersonnelle, la loi statue sur tous : elle considre les hommes en

    masse, jamais comme particuliers ; elle ne doit point se mler des faits individuels ni des

    127 Dans les matires mmes qui fixent particulirement son attention, il est une foule de dtails qui lui chappent, ou qui sont trop contentieux et trop mobiles pour pouvoir devenir lobjet dun texte de loi. Dailleurs, comment enchaner laction du temps ? Comment sopposer au cours des vnements ou la pente insensible des murs ? Comment connatre et calculer davance ce que lexprience seule peut nous rvler ? La prvoyance peut-elle jamais stendre des objets que la pense ne peut