Hara : centre vital de l'homme, par Karlfried Graf Durckheim

Embed Size (px)

Citation preview

  • 7/30/2019 Hara : centre vital de l'homme, par Karlfried Graf Durckheim

    1/274

    KARLFRIED GRAF DRCKHEIM

    CENTRE VI TAL DE L HOM ME

  • 7/30/2019 Hara : centre vital de l'homme, par Karlfried Graf Durckheim

    2/274

  • 7/30/2019 Hara : centre vital de l'homme, par Karlfried Graf Durckheim

    3/274

    HARA

    CENTRE VITAL DE L'H OMME

  • 7/30/2019 Hara : centre vital de l'homme, par Karlfried Graf Durckheim

    4/274

    DU MEME AUTEUR

    Chez le m me diteur :

    Pratique de la Voie intrieure ; le quotidien comme exercice.

    La perce de lEtre ou les Etapes de la maturit.

  • 7/30/2019 Hara : centre vital de l'homme, par Karlfried Graf Durckheim

    5/274

    KARLFRIED GRAF DRCKHEIM

    HARACENTRE VI TAL DE L'H OM M E

    LE COURRIER DU LIVRE

    21, rue de Seine, 75006 Paris

  • 7/30/2019 Hara : centre vital de l'homme, par Karlfried Graf Durckheim

    6/274

    Traduit de H A R A ; die E rdm itte des Menschen,par Claude Vic.

    1967 by Otto W ilhelm Barth Verlag, a division of Scherz Verlag,Bern-Mnchen-Wien.

    1974, Le C ourr ier du Livre, Paris, pour la traduction en languefranaise.

  • 7/30/2019 Hara : centre vital de l'homme, par Karlfried Graf Durckheim

    7/274

    PRFACE A LA TROISIME DITION

    Depuis la parution de la deuxime dition, le Hara a vule nombre de ses lecteurs et de ses adeptes augmenter defaon tonnante, non seulement parmi les mdecins et lesthrapeutes, mais tout aussi bien parmi les directeurs spirituels et les profanes cherchant leur voie. En effet, le Hara nest pas seulement une thorie doctrinale, cest lensei

    gnement dune pratique au service de l essentiel .Celui qui pratique le Hara ne peut manquer de ressentir

    le bienfait que cette pratique lui procure, que ce soit dansla matrise de la vie en ce monde ou dans la progressionvers la Voie. Le vif intrt qua suscit le Hara nest pastranger au fait que, de nos jours, l Occidental nonseulement celui qui fait partie de cercles sotriques, maisgalement celui qui constitue le grand public est ouvert

    linitiation, cest--dire la Voie qui conduit la ralisation du Soi et qui repose sur la transcendance perue travers lexprience, cela, que lon se trouve au commencement, au milieu ou au terme de la Voie. Les temps sontvenus o l Etre qui, parce quil dpasse la ralit de notreexistence, ntait jusqualors que lobjet soit dune croyancepieuse, soit dune spculation mtaphysique, est perucomme exprience et constitue le point de dpart et lecentre essentiel de la voie intrieure. Il sagit de la Voie quiredonne lhomme, ayant perdu ses racines, la consciencede son origine ternelle et qui le prpare raliser sadestination premire, cest--dire rvler lEtre dans

  • 7/30/2019 Hara : centre vital de l'homme, par Karlfried Graf Durckheim

    8/274

    lexistence. Le retour en son centre originel de lhommedevenu tranger lui-mme a toujours jou un rle dcisifdans lengagement sur la Voie. Lenseignement et la pratique du Hara, du centre vital de lhomme, font prendreconscience de ce processus.

    Le prsent ouvrage na pas dautre prtention que douvrir une porte menant une sagesse ne de l expriencetranscendantale, sagesse dont on na jusqu prsent pasassez apprci la valeur. Dans cette troisime dition, lesprincipaux chapitres ont t remanis et complts, lensemble restant toutefois entach de nombreuses erreurs et

    manquant parfois de clart. Lauteur en est conscient,mais cest l le dfaut invitable de toute premire exprience, de toute entreprise initiale, de tout premier message.Devant les rptitions qui peuvent survenir, tant danslexpos de faits que dans les formules rcapitulatives, ilfaut considrer que ce livre ne veut pas tre une oeuvrelittraire, mais un guide pratique dans lequel lauteursefforce de ne jamais laisser perdre de vue certaines exp

    riences et connaissances fondamentales qui doivent restergraves dans lesprit du lecteur.

    Largumentation qui suit est destine rpondre rapidement deux questions qui ont aliment la controverse surle Hara :

    1. Dans quelle mesure le Hara ne constitue-t-il pas uniquement une conception du monde oriental ?

    2. La pratique du Hara ne met-elle pas trop exclusivement laccent sur le mouvement vers le bas, vers laterre ?

    En ce qui concerne les rapports entre lesprit occidentalet la sagesse orientale, il devient de plus en plus videntque les oppositions entre monde oriental et mondeoccidental constituent, au fond, un problme inhrent la nature profonde de lhomme, problme quil a t donn

    chacun de reconnatre et dont la solution rside en chacun,de mme quen tout homme se mlent llment fmininet llment masculin. Il faut faire une distinction entreles principes fondamentaux valeur humaine gnrale etleur concrtisation qui prend diffrentes formes selon la

    8

  • 7/30/2019 Hara : centre vital de l'homme, par Karlfried Graf Durckheim

    9/274

    race, les conditions gographiques, la tradition spirituelleet le niveau de dveloppement. Yoga, par exemple, signifie rattachement l Etre . C est l un principe valeurhumaine gnrale. Les exercices pratiques destins permettre la ralisation de ce principe devront ncessairementprendre une forme diffrente selon les populations auxquelles ils sadressent. Il ne fait aucun doute que le principedune pratique donnant accs lEtre na pas t jusquprsent suffisamment reconnu. Quil commence aujourdhui en tre autrement ne signifie pas que lon emprunte une conception orientale, mais au contraire que lon souvre

    une vrit propre tous les hommes, vrit qui navaitpas encore fait son chemin. Quant au contenu, au caractre et la succession des exercices de yoga, il convient,dans la mesure o ils sont lis aux conditions de vie spcifiques de lhomme oriental, de procder un examen critique qui, cela est certain, conduit rejeter certains pointsou les modifier. Il en est de mme de la pratique du Zenainsi que de celle du Hara.

    Aujourdhui, il ne devrait plus gure subsister de doutesur le fait que les exercices propres la pratique du Zenont pour fondement un principe de dignit humaine dontla justesse nest plus conteste : lhomme a reu le pouvoiret le devoir, partir de certaines expriences et perceptions,ainsi qu laide de certains exercices, de se librer du rgnede la conscience statique du moi qui nous spare de lEtre,de souvrir une dimension plus profonde, au Rel. Il peut

    et il doit devenir transparent son contact, cest--direpermable ltre essentiel qui est en lui. La doctrinebouddhique en elle-mme et la pratique spcifique de ceprincipe nont pour lOccidental aucune valeur fondamentale, mais seulement un intrt historique.

    Dans le cas des exercices particuliers du Zen, il fautdcider dans quelle mesure chaque exercice peut trerepris ou non. Lexercice du Koan, par exemple, parattellement li au matre oriental quil est douteux que lonpuisse le reprendre. Il en va autrement du Zazen, lassiseen silence, qui peut galement tre rattache une anciennetradition europenne.

  • 7/30/2019 Hara : centre vital de l'homme, par Karlfried Graf Durckheim

    10/274

    Chaque fois que lon dcouvre un principe fondamentalde la vie, il apparat dabord revtu de son habit local ,fruit des conditions de vie de lendroit o il a t dcouvertet o il sest dvelopp. A celui qui sintresse surtout au ct historique ou scientifique , de mme qu celuiqui est prisonnier dune culture particulire, il sera difficile de dpouiller la chose de son enveloppe extrieurepour en extraire le noyau essentiel, soit quil ne le puissepas, soit quil ne le veuile pas. Et pourtant, cest bien cequil convient de faire sans cesse : laisser fructifier ce noyau,libr de son enveloppe, de faon quil puisse se dvelopper

    dans toute sa signification humaine et sa porte gnrale.Lorsque cet ouvrage a t crit, au dbut des annes cinquante, lauteur, qui venait de rentrer dExtrme-Orient,se trouvait sous la forte impression que lEuropen tait,dans son comportement, tendu vers le haut . Cest pourquoi il lui est arriv, dans sa description du Hara, daccorder une importance trop grande au mouvement vers le bas,librateur de cette tension. En effet, ce mouvement vers le

    bas qui fait disparatre la forme fausse , ne prend sonsens que sil permet dengendrer le mouvement inverse qui,faisant sortir l homme des sombres entrailles de la terre, lepousse vers la lumire et lui donne ainsi la possibilit detrouver une forme nouvelle. Les quelques remarquesapportes ce sujet dans les deux premires ditions sesont avres insuffisantes. Dans la nouvelle dition qui vousest ici prsente, lauteur sest efforc de combler cette

    lacune.

    10

  • 7/30/2019 Hara : centre vital de l'homme, par Karlfried Graf Durckheim

    11/274

    I N T R O D U C T I O N

    Les prceptes de vie du monde occidental atteignent la limite de leur efficacit. Le rationalisme a puis toutce quil contenait de sagesse et, sil ne trouve pas de nou

    velles voies daccs l Etre et sa signification, l hommesera la proie dune dsacralisation tant intrieure quextrieure. La force transformatrice et salvatrice de la religion

    diminue dans la mesure o limage quelle prsente ainsique la reprsentation quelle donne de Dieu ignorent lenracinement de lhomme dans ses origines profondes parceque, analyses de faon rationnelle, elles ne rsistent pas la critique du jugement et nassouvissent pas lanostalgie dun refuge profond. Ainsi, la supriorit du moi,dont les structures de conscience et les prceptes de viedforment et dtruisent le lien avec les racines de lEtre,est galement lorigine de lincapacit croire vraiment.

    Il existe en chaque homme une aptitude originelle croire grce son rattachement essentiel lEtre. Cestsur ce lien originel avec un fond divin de lEtre que reposetoute la religion, mme la foi chrtienne. Toutefois, silhomme sloigne de sa religion, la porte de la foi peutde nouveau souvrir lui lorsquil fait lexprience de ce

    fond divin de lEtre, car le trsor cach de lhumanit existeen tant que tel en dehors et au-del de toute interprtationprcise ainsi que de toute confession particulire. Aussi,pour le chrtien dont la foi ntait quune pseudo-foi etqui sest finalement heurt sa conception rationnelle de

  • 7/30/2019 Hara : centre vital de l'homme, par Karlfried Graf Durckheim

    12/274

    Dieu, ny a-t-il de voie vers la vraie foi qu travers uneexprience personnelle de lEtre, qui renouvelle son contactavec le fond divin, ainsi que par la formation dune dispo

    sition intrieure qui permet de prendre au srieux cetteexprience, de la conserver et de la mettre lpreuve dela vie quotidienne. Cest notre poque quincombe laqute des voies qui mnent une nouvelle exprience delEtre et la formation dune nature en accord avec celle-ci.

    La perce vers lEtre, tout comme la transformation quinat de la communion avec les profondeurs de lEtre, est,dans le monde occidental daujourdhui, prte se raliser

    chez tous ceux qui sont lavant-garde de la vie spirituelleet qui sont arrivs aux limites de leurs forces humaines.

    La ralisation dune foi vivante repose, comme la foi detous les temps, sur trois piliers : lexprience vcue, lareconnaissance de cette dernire et lexercice. Aussi nousappartient-il de rvler lhomme qui est parvenu lalimite de sa sagesse, la valeur de ses expriences essentielles , de lui ouvrir la porte qui conduit aux vrits fondamentales et aux lois de la vie, mais galement et avanttout, de lui montrer la voie de lexercice qui lui donneraune disposition correspondant ces vrits et ces lois etqui est la condition ncessaire de toute foi et de toute maturation. La dcouverte du Hara constitue une approche decette tche. Par Hara (et nous tenons conserver cettednomination) les Japonais entendent le fait de possder un

    tat d tre qui implique l homme tout entier et lu ipermet de souvrir aux forces et lunit de la vie originelleainsi que de les manifester tant travers la matrise etlaccomplissement de sa vie qu travers le sens quil luidonne. La connaissance du Hara ne vaut pas seulementpour les Japonais, elle a une signification humaine de portegnrale. Cest lobjet du prsent ouvrage que dinitier leshommes reconnatre la nature et le sens du Hara.

    La thorie du Hara, ainsi que sa pratique au service delindividuation, touchent de trs prs aux problmes dontsoccupent aujourdhui, en se fondant sur des mthodesscientifiques, les personnes qui soignent et guident lmehumaine. Aussi convient-il de rserver une place quelques

    1*

  • 7/30/2019 Hara : centre vital de l'homme, par Karlfried Graf Durckheim

    13/274

    remarques sur les rapports de ce livre avec la psychologieet la psychothrapie actuelles.

    Il apparat aujourdhui de plus en plus nettement quederrire toute nvrose se trouve aussi un problme humain

    caractre gnral : le pr oblm e de la m aturation. Parvenir la maturit signifie, dans son sens le plus profond, uneseule et mme chose pour le malade et pour le bien portant :lintgration progressive de lhomme son tre essentielpar lequel il participe de lEtre. Le nvros est un homme qui la maturit fait particulirement dfaut.

    Le manque de maturit est le mal de notre poque, lincapacit mrir est la maladie de notre temps. La nvrose qui

    pousse le malade psychique consulter un thrapeute nestfinalement quune expression particulire du mal gnral,du mal dont souffre lhomme parce quil est devenu tranger lEtre ! Ainsi, tous les symptmes particuliers de ce malconstituent, tant pour le malade que pour le bien portant,des tapes et des impasses sur le chemin du retour versl Etre. L un comme lautre, ils ne doivent tre regardsque comme des hommes progressant sur la Voie, donc

    jamais considrs de faon statique, mais toujours vus enperspective , cest--dire dans leur processus d intgration leur tre essentiel. Et, de mme quil en fut toujoursainsi en Orient entre llve et le matre, chez nous aujourdhui, le bien portant cherche auprs du psychologue, etle malade psychique auprs du thrapeute au-del detoute psychologie un fond mtaphysique qui soit peru

    dans lexprience. Tous, ils sont anims de la nostalgie deleur tre essentiel. Ils cherchent une rsonance et uneissue une dtresse qui nest pas seulement due la constitution physique ou la vie de chacun, mais aussi lessencemme de lhomme. Cette dtresse exige une science quiaille au-del de la psychologie. Nous nous trouvons devantla ncessit de ramener dans le cadre et lordre dune vieplus grande lhomme moderne souffrant dun manque de

    maturit et, de ce fait, provoquant le malheur autour delui ; il faut lui ouvrir la porte qui lu i donnera accs lunion avec sa source premire et lui montrer commentil peut manifester son rattachement lEtre travers un moi

    13

  • 7/30/2019 Hara : centre vital de l'homme, par Karlfried Graf Durckheim

    14/274

    existentiel vigoureux. Il sagit de la Voie et dune Pratiquede lEtre essentiel. En sefforant de faire voir lhommela voie qui lui permettra de redcouvrir son enracinementdans lEtre et de renforcer cet enracinement par un pro

    cessus dindividuation consciente, le thrapeute fera de sontravail une initiation et mettra sa science au service de laconduite de lme vers l a V o i e .

    14

  • 7/30/2019 Hara : centre vital de l'homme, par Karlfried Graf Durckheim

    15/274

    I

    LE H A R A DANS LA VIE DU JAPONAIS

    i . PREAMBULE

    Poitrine en avant ventre rentr Un peuple quiferait de ce prcepte un principe dordre gnral serait engrand danger : voil ce que me dit un Japonais en 1938.Cela se passait lors de mon premier sjour au Japon. Alpoque, je ne compris pas cette phrase. Mais aujourdhui,je sais quelle est vraie et pourquoi elle est vraie.

    Poitrine en avant ventre rentr , cest l expressionla plus concise dune mauvaise attitude fondamentale delhomme, ou plus prcisment dune mauvaise attitude physique qui trahit et renforce une mauvaise attitude intrieure.Comment ! direz-vous, lhomme doit-il se tenir courb, torduou affaiss sur lui-mme ? Certes non. Il doit, au contraire,se tenir bien droit ! Mais ce prcepte conduit une attitudequi est contraire lordre naturel. Le dplacement du

    centre de gravit vers le haut et le fait dtre coup dece centre drangent lquilibre naturel entre tension etrelchement et font osciller lhomme entre un tat de t en -sion trs forte et un tat de dissolution. Mais en quoi celapeut-il constituer un danger pour un peuple ? Par cettefausse attitude qui exprime et renforce une ordonnanceapparente des forces intrieures et qui fait obstacle lavraie ordonnance, car l o tout est dcentr vers le haut,

    le vritable centre fait dfaut. Mais le centre naturel delhomme nVsf-il pas le cur? Et lhomme nest-il pas ltrequi slve au-dessus de la terre vers le ciel et qui, parnature, emploie sa tte et sa volont matriser sa vie,

  • 7/30/2019 Hara : centre vital de l'homme, par Karlfried Graf Durckheim

    16/274

    et son cur lembrasser et laccepter telle quelle est.Certes, mais il nacquiert la bonne matrise et la bonnersistance que si les forces sigeant dans la partie suprieurede son corps, si leur centre, le moi, nagissent pas spar

    ment et indpendamment, mais sont constamment maintenus et d irigs pa rtir d un centre plus profo nd .L homme, comme tout t re v ivan t , ne porte pas ses racinesen lui-mme. Il est en fait nourri, port et maintenu parla Grande Nature qui impose ses lois, sans quil en aitmme conscience et sans sa participation. Lhomme est encontradiction avec lordre de la vie qui est son supportfondamental lorsque, dans son maintien, en dplaant son

    centre de gravit de faon non physiologique, il nie lecentre qui tmoigne originellement de cet ordre.

    Les forces qui ont pour sige la tte, la poitrine et lecur et que lon peut encore dsigner par entendement,

    volo nt et sentiment, forces qui fo nt de l homme un treconscient, tournent toujours son dtriment si, pris aupige de ses concepts, aveugl par ce quil accomplit, emptr dans les difficults de lexistence, il oublie que sa personne est ancre dans la trame de la Grande Vie. De mmeque la cime de larbre ne spanouit pleinement que sicelui-ci est solidement enracin, de mme lesprit ne sedveloppe dans sa vraie mesure que sil ne renie pas sesracines, cest--dire sil conserve constamment en lui lesentiment de lunit originelle de la vie, de cette unit dontla vie humaine, comme toute chose, est issue. Mais que

    lhomme perde le contact avec cette vie originelle par unetension exagre vers le haut et il drange lquilibre deses forces ; le Moi, imb u de son im portance, lu i cache la

    voie vers le dveloppem ent de son tre profond alors quesa vritable destination est de prparer et de protger cette

    voie.Le Moi, centre de notre conscience naturelle, ne peut

    servir la ralisation de notre destination vritable que si,

    au lieu de se poser en matre, il reste le serviteur de laGran de Vie. L o prva ut la devise po itrine sortie-

    ventre rentr , cest le M oi qui rgne en m atre et cestcette prsomption du M oi q ui reprsente un danger pour

    16 >

  • 7/30/2019 Hara : centre vital de l'homme, par Karlfried Graf Durckheim

    17/274

    le peuple . A u fond, ce danger, que les O rientauxconnaissent depuis les temps les plus reculs, nous leconnaissons aussi. Mais ne stant jamais trouv aussi loign que nous du centre originel, lOriental en peroit beaucoup plus facilement la voix et les avertissements. Il lesentend chaque fois que le sentiment, la raison ou la volontmettent en danger le lien qui le relie aux sources de la vie.Cette voix lui rappelle de ne jamais perdre de vue sonorigine ; il connat le secret qui permet de retrouver cecentre originel, et il sait mme lorsque sa consciencerationnelle se dveloppe couter la v oix qui l exhorte

    ne pas perdre le contact avec le centre originel, mais,au contraire, la conserver, constamment dans son arrire-pense . C est ainsi seulement que l tre humain peutretrouver librement ce quil est par nature et inconsciemment : un enfant de lunit divine qui englobe toute chose,dans laquelle il vit originellement et quil rechercheinconsciemment avec nostalgie toute sa vie, parce quellelui est dsormais cache par sa conscience objectivante. Le

    concept japonais de Hara ne recouvre rien dautre quelincarnation et la prsence consciente de ce centre originelde vie dans lhomme.

    Le H ara est un don originel fait lhomme. Et lorsquesa conscience lui fait perdre la notion de ce que reprsentele H ara, il a le devoir de le reconqurir. Retrouver lunitque lui voilent les oppositions travers lesquelles son Moi

    conscient voit la vie est en fait la source (dynamique) de savie intrieure.En tant qutre conscient, lhomme se sent prisonnier de

    lantagonisme ciel-terre, esprit-nature. Cela signifie deuxchoses : dune part, lopposition entre la nature inconscienteet lesprit qui est le moteur du dveloppement de laconscience et, dautre part, lopposition entre la ralitspatio-temporelle de lhomme sur cette terre et le Rel,

    cest--dire lEtre qui est au-del de lespace et du temps.La vie entire de lhomme est empreinte de la douloureusetension qui nat de ces oppositions, et cest pour cela quilest toujours en qute dune forme de vie dans laquelle cettetension aurait disparu.

    17

  • 7/30/2019 Hara : centre vital de l'homme, par Karlfried Graf Durckheim

    18/274

    Que peut faire lhomme qui se trouve sans cesse partagentre deux ples opposs ? Il peut, soit opter pour l undes deux ples et renier lautre, soit rechercher la voie qui

    rsorbe les contraires. Or il ne peut faire un choix unilatral que si, par l mme, il ne met pas en danger la totalitde la personne. L homme dans sa totalit comprend lesdeux ples ; il ne peut donc trouver son salut que dansune voie qui les unit. Cest la destination mme de lhommeque de manifester lunit travers toutes les oppositions.Mais le chemin qui mne l unit est long ! Ce cheminde lintgration des oppositions qui habitent la consciencehumaine : nature inconsciente esprit conscient, ralitspatio-temporelle Etre extra-temporel, cest galement lechemin qui conduit lhomme la maturit. Par maturit,on entend cet tat dans lequel lhomme porte les fruitsde lunit retrouve. La ralisation de cette unit impliqueque lhomme reconnaisse le facteur de scission et senlibre par la prise de conscience de son centre originel et

    par sa rinsertion dans ce centre, par lacquisition duHara.

    Ces quelques lignes montrent dj que le Hara touche un problme essentiel de lexistence humaine. Et bien queHara soit un concept dorigine japonaise, il nen a pasmoins une signification de porte gnrale. Toute sagesseorientale nest pas en soi une ralit exclusivement orientale ; elle a, au contraire, une valeur humaine universelle

    dont lOriental sest plus proccup que nous ne lavonsfait ; aussi cette fleur de la sagesse oriental quest le Hara ne concerne-t-elle pas moins lOccidental que lOriental,quil sagisse du plan thorique ou de la pratique. De mmeque toute sagesse orientale nest pas le rsultat duneconnaissance thorique, mais le fruit dune longue exprience consolide et confirme par une pratique rgulire,

    de mme nous ne pouvons apprhender toute la significationdu Hara qu condition de vivre les expriences qui ontconduit llaboration de ce concept et de pratiquer lesexercices grce auxquels le Hara se ralise en nous.

    L homme qui possde le Hara a retrouv le chemin deson centre originel et est capable den tmoigner. Cela

    18

  • 7/30/2019 Hara : centre vital de l'homme, par Karlfried Graf Durckheim

    19/274

    correspond un tat particulier qui concerne la personnetout entire, tat dans lequel lopposition corps-menexiste plus. Et cest prcisment parce que lhomme est

    une unit en soi dans laquelle le corps et lme se fondentet que pour citer Lud wig K lager le corps est la formeextrieure de lme et lme lesprit du corps, cest pourcette raison, donc, que la structure intrieure se manifesteinvitablement travers son corps et son attitude. Il nya pas dordre spirituel ni de tension psychique qui ne serefltent dans le corps. Ainsi peut-on dire quau centrede gravit psychique correspond le centre de gravit ducorps. Cest pourquoi il est impossible de trouver son centreintrieur sans avoir trouv le centre de son corps. Mais ocelui-ci se situe-t-il exactement ? Dans la rgion om bilicaleou, plus prcisment, lgrement au-dessous du nombril.Nous ne nous tonnerons donc pas dapprendre que Hara,le concept du centre vital de lhomme, signifie littralementventre. Voil pour les Europens une surprenante dcou

    verte : chez l homme qui a trouv son centre, le centre degravit du corps se situe dans le ventre . Comment le

    ventre affermi peut-il devenir le symbole du centre originelretrouv ? C est ce que nous nous proposons d illustrer pardes exemples pris dans la vie quotidienne des Japonais.

    19

  • 7/30/2019 Hara : centre vital de l'homme, par Karlfried Graf Durckheim

    20/274

    2. LE HARA DANS LA VIE QUOTIDIENNEDES JAPONAIS

    Le confrencier qui parle pour la premire fois devantun auditoire japonais fait une exprience aussi inattendueque dsagrable. Il a limpression que son public sendortpetit petit. Jai vcu cela moi-mme. Ctait angoissant :plus je sollicitais mon auditoire, plus je mefforais dsesprment de sauver la situation et plus les yeux devant moise fermaient. Bientt, la moiti de la salle sembla plongedans un sommeil bienheureux. Mais, soudain, lorsque jeprononai le mot Ten no (empereur) sans le soulignerparticulirem ent la salle entire sveilla , commefrappe par la foudre, et je vis des yeux grands ouvertsqui navaient nullement lair endormis. Les auditeursnavaient donc absolument pas dormi. Ils taient seulement

    recueillis en eux-mmes ; ils se concentraient leurmanire pour tre plus rceptifs. Je navais, du reste, pasremarqu que, bien quayant les yeux clos, ils avaient tousle dos droit et ne sappuyaient pas leur dossier.

    Tout tranger, au dbut de son sjour au Japon, estimmanquablement frapp de voir les gens absorbs eneux-mmes et ayant lair endormis. Dans les tramways oudans les trains, on rencontre surtout des gens assis, immo

    biles, les yeux clos ou mi-clos, le buste droit, non appuyscontre leur dossier. Il peut aussi bien sagir dhommes quede femmes ou encore de jeunes gens, de jeunes filles, dtudiants, etc. Lorsquils ouvrent les yeux, leur regard nestpas ensommeill, mais semble venir du plus profond de leur

    20

  • 7/30/2019 Hara : centre vital de l'homme, par Karlfried Graf Durckheim

    21/274

    tre ; il exprime un calme parfa it et une prsence . L emonde et son agitation semblent ne pas avoir dimpact sureux. Leur regard rvle quils sont, ce moment-l, pleine

    ment recueillis en eux-mmes et solides, veills, non irritables, ressaisis sans tre pour autant rigides.A la faon dont un Japonais sassoie, on peut deviner

    quel point il est occidentalis . Croiser les jambes, donccambrer les reins et rentrer le ventre, est une attitude absolument trangre la tradition japonaise, de mme quesadosser, position permettant de ne plus se servir de laforce motrice et formatrice contenue dans notre bassin. Le

    Japonais, quelque classe sociale quil appartienne, gardele buste droit et conserve une attitude droite lorsquilest assis. Que cette coutume soit actuellement en rgression,en raison des contacts avec les Occidentaux et de la facilitdadaptation des Japonais, est un fait certain, mais il nesagit plus alors de la vritable attitude japonaise traditionnelle. Seule cette dernire nous intresse dans notre propos.Aussi doit-on entendre par Japonais celui qui vit encoredans la tradition.

    De ces quelques exemples, on peut dj dgager deuxcaractristiques. La faon dont le Japonais se tient assisreprsente non seulement une attitude extrieure, maisexprime aussi une attitude intrieure. La combinaison de l attitude droite et du fait de reposer comme en soi-mme est significative. L homme tout entier est, travers

    son corps, recueilli en lui-mme.On est galement frapp par lattitude que prend un

    Japonais qui est photographi. LEuropen stonne souventde ce que des hommes publics importants, par exemple desofficiers suprieurs ou des ministres, adoptent une attitudediffrente de celle des Europens placs dans des circonstances semblables. Alors que ces derniers se donnentmanifestement un air dinsouciante, de nonchalance ou,au contraire, affectent beaucoup de prestance, sappuyantsur une seule jambe, les paules hautes et la poitrine bienmise en valeur, les Japonais se prsentent gnralementde faon trs diffrente. Ils se donnent consciemment lemoins dimportance possible, se montrent simples et directs,

    81

  • 7/30/2019 Hara : centre vital de l'homme, par Karlfried Graf Durckheim

    22/274

    le port droit, le buste et les bras relchs et les jambeslgrement cartes. Jamais un Japonais ne sappuie surune seule jambe, lautre tant lgrement en avant. Une

    personne dont lattitude dnote quelle na pas de centre est ses yeux peu digne de confiance, car il lui manquelaxe intrieur.

    Un autre souvenir me vient lesprit. Ctait lors dunegrande rception : la fin du repas, les invits Europenset Japonais fumaient, debout, une tasse de caf lamain. Un ami japonais vint vers moi et, connaissant lintrtque je portais ce genre de choses, il me dit : Voyez-vous,

    chacun des Europens ici prsents se tient de telle sortequil doit tomber automatiquement en avant ds quonle pousse, mme lgrement, par derrire. Tout au contraire,les Japonais ne perdraient pas lquilibre, mme sils recevaient un coup de poing dans le dos. Mais do cettestabilit leu r vient-elle ? Leur centre de gravit nest pasdplac vers le haut, mais il est fermement maintenu

    dans la rgion ombilicale, cest--dire dans le centre vital delhomme. Le ventre nest pas rentr, mais il spanouitlibrement et est en mme temps renforc par une lgretension. Les paules ne sont pas tendues, mais relches ;toutefois, le tronc a u n e assise ferm e. La position droitene provient donc pas dune tendance vers le haut , maisindique lexistence dun axe qui repose, comme le troncdun arbre, sur une base solide et se maintient sans effort

    la verticale. Peu importe que lhomme soit gros oumaigre. A t t itu d e droit e, stable et recueillie , tels sont lestrois caractristiques exprimant la prsence du Hara aux

    yeux du Japonais.Le Hara comme base de lattitude juste se rencontre

    aussi bien chez les femmes que chez les hommes. Maisltranger qui observe les femmes dans la rue est frapppar un autre lment : elles sont si recueillies q uellessemblent totalement replies sur elles-mmes. Leur attitudeest absolument loppos de celle qui caractrise la femmeoccidentale, solicite par tout ce quelle voit autour delle. Eviter le plus possible de se faire remarquer, se mouvoirde faon prendre pour soi le moins despace possible,

    22

  • 7/30/2019 Hara : centre vital de l'homme, par Karlfried Graf Durckheim

    23/274

    faire oublier sa prsence , cet tat d esprit fait que lesJaponaises ramnent souvent les bras prs de leur corps etne se promnent jamais les bras ballants, quelles tiennentla tte un peu penche, rentrent un peu plus encore lespaules en les laissant tomber, marchent les genoux serrs, petits pas et en tournant les pieds vers lintrieur. Plusune Japonaise a t leve dans la tradition et plus la

    manire de marcher de lEuropenne ou de lAmricainelui parat grotesque. C est prcisment ce qui nous semblelexpression de la libert qui, pour la Japonaise, est nonseulement insolent et peu fminin, prtentieusement mascu

    lin, mais aussi arrogant et extrmement naf. Pour elle,cest une attitude qui trahit une conception fonde sur uneignorance des lois de la vie. L Occidental fait beaucoup tropconfiance ce quil croit tre en fonction de sa propreforce. Non seulement il ne craint pas de faire remarquer saprsence, mais encore il donne de limportance sa personne. Cette attitude est l expression d un manque : nousne connaissons pas, en Occident, la sage retenue quilconvient davoir en public et lgard des puissances quirgissent tout et nous assaillent l improviste. L hommenest capable de repousser ou daccepter ces puissances que si, par la bonne assise , il reste centr en lui-mme,pouvant ainsi contrebalancer la tendance centrifuge de sonesprit ou mieux encore la dominer. Lorsque les circonstances obligent le Japonais se montrer en public,

    dans le cas, par exemple, dun homme ayant une fonctionimportante et dont cest la tche de se mettre en avant ,il sefforce, sitt ce devoir accompli, de se faire aussi humbleque possible. Lorsquun directeur dcole marche verslestrade do il va prononcer un discours ou encore lorsquilse retire, il est tonnant de voir quel point il se faittout petit et se replie sur lui-mme. Cette attitude signifiequil a conscience de devoir se retirer et rentrer en lui-

    mme dans la mesure o sa fonction la forc apparatreen public. On comprendra alors lembarras du Japonais,voire la honte quil ressent pour l Europen qui, parexemple, lors dun discours, se fait en quelque sorte valoir.Nous nimaginons pas combien de sympathies un tel com

    3

  • 7/30/2019 Hara : centre vital de l'homme, par Karlfried Graf Durckheim

    24/274

    portement, si souvent observ chez les reprsentants del Occident, a fait perdre ces derniers. C est en effet dansun comportement qui ne met pas laccent sur le moi que

    se manifeste la prsence dun Hara solidement ancr.Plus dun tranger a t tonn par lassise en silence du Japonais. Cette immobilit absolue qui trahit en mmetemps la vibration harmonieuse dun mouvement intrieurest, en fait, particulirement frappante chez la femme

    japonaise. Le voyageur occidental invit dans un restaurantjaponais a souvent l l occasion d observer pour la premirefois le comportement des femmes : dune part, celui des

    serveuses et, dautre part, celui des geishas, engages pourrehausser lclat de la soire. Leur caractristique la plusremarquable est leur manire de rester assises en silence :les genoux serrs, le poids de leur corps reposant sur lestalons, recueillies, mais galement libres et dtendues. Si,dun mouvement rapide et souple, elles quittent cette position, par exemple pour servir le sak, cest pour la reprendre

    aussitt sans perdre aucun moment leur tenue etpour attendre, droites et attentives, quil y ait quelquechose dautre faire. Elles sont la fois trs prsentes ettellement effaces que lon oublie leur prsence. La matressede maison tmoigne, elle aussi, de la mme humilit tandisque les hommes devisent entre eux. Cette mme attitudeassise se retrouve aussi bien chez le barde, chez la geishaen train de chanter que chez les chanteurs du chur du

    K abouk i (thtre classique) ou encore chez le samoura. Ilsconservent cette attitude lorsquils sont debout, marchent,dansent ou luttent. Ils sont par l mme le symbole de lavie : la fois passifs, recueillis et prts l action. Au fond de leur tre, ils sont immobiles, car chacun de leurs mouvements est comme ancr dans un centre immuable, maisdo cependant jaillit tout mouvement, et qui confre ce dernier force, orientation et mesure. Ce centre se trouvedans le Hara.

    En fait, lattitude spirituelle qui dtermine le comportement fondamental du Japonais est prserve et pratiquedans les temples. L attitude du moine qui mdite est particulirement caractristique. Seule la pratique de cette atti

    24

  • 7/30/2019 Hara : centre vital de l'homme, par Karlfried Graf Durckheim

    25/274

    tude permet l homme de devenir le rceptacle juste ,vase possdant la fois la bonne ouverture et la bonnebase, et qui, de ce fait, est apte recevoir et conserver.

    Le moine en mditation reprsente pour le Japonais unm odle de pit qui influe beaucoup plus sur sa vie quotidienne que ne le fait limage du prtre en prire surnotre vie de tous les jours. Lattitude du moine qui souvreau divin, esprant se fondre entirement en lui, correspond celle du peuple, dans la mesure o lesprit de la traditionsubsiste encore en celui-ci. Cette attitude, une fois acquise,ne devrait jamais se perdre. On sait bien que lon ne peut

    vivre son existence d une faon fructueuse dans sa plnitude comme dans ses vicissitudes que si l on respectelordre cosmique et si lon conserve le contact avec lunitoriginelle de la vie. Le maintien constant de ce contactcaractrise lhomme qui possde le Hara.

    On voit donc que le moine en mditation reprsente unmodle vivant dans la conscience du peuple japonais.

    Linfluence quil exerce travers son attitude dans lassise,ne correspond pas un idal simposant lourdement, avecautorit, ou encore empreint dexaltation, mais reprsentelexpression parfaite dune transformation de lhomme,transformation ayant comme source la Grande Expriencequi le relie lEtre. Tous les peuples orientaux saventquil est possible de faire une telle exprience ; mme lespersonnes qui ne lont pas encore vcue personnellement

    en ont un pressentiment la fois plein de promesses etde nouvelles obligations. Mais qui ressent cela en Occident ?

    Nous devons donc reconnatre qu chaque moment de lajourne retentit pour le Japonais la voix de l ternel. Leson du gong venant des temples nest quun cho solennel la voix qui rsonne sans cesse au plus profond de sontre, en contrepoint tous les bruits de la vie. De mme,le geste pieux du moine rappelle constamment que la souffrance de lhomme provient seulement de ce quil est loignde lEtre. En gnral, le Japonais a la notion de ce qui estessentiel dans la vie de lhomme. Il ne sagit pas l duneconnaissance abstraite, thorique, mais dune sorte dintuition. Les images des Bouddhas devant lesquelles il prie

    *5

  • 7/30/2019 Hara : centre vital de l'homme, par Karlfried Graf Durckheim

    26/274

    constituent pour lui le symbole et la source de la force quidoit lui permettre, travers lexercice rgulier, de vivre laconcrtisation de cette intuition, la Vrit fondamentale.Lexprience est la fois le point de dpart et le but duchemin parcourir. Mais elle a pour condition pralableet pour manifestation un tat caractristique de la personnetout entire, qui sexprime de faon visible par la possession du Hara. La reprsentation la plus frappante de cetteattitude nous est fournie par le Bouddha parvenu la fusioncomplte avec l absolu travers la Grande Exprience .Les statues des Bouddhas incarnent cet tat de ltre quil

    est donn lhomme de manifester dans son corps et danslequel lorigine, le sens et le but de la vie ne font quun.Sur les images des Bouddhas, il apparat clairement queces derniers ont le centre de gravit situ dans le bas-ventre.Ce centre fortement soulign, nous le trouvons aussi bienchez le Bouddha assis, profondment recueilli en lui-mme, les mains reposant sur ses jambes croises, que chezle Bouddha en position debout, la main leve, ou dans lesreprsentations des Bodhisattwas et de la Kwannon, ladesse de la charit divine. L affermissement du centre n arien voir avec la corpulence. Les statues lances decertaines poques de lhistoire ont galement leur centre degravit dans le bas-ventre.

    De mme que l'attitude du moine en mditation est unmodle qui parle tous en raison de sa valeur fondamentale,

    de mme les images des Bouddhas expriment une vritque lhomme le plus simple peut saisir. Au fond, ces imagesne symbolisent quune chose potentiellement existante enchaque homme. En effet, nous sommes cette chose au fon dde notre tre, mais nous ne la ralisons en nous que dansla mesure o, au cours de notre volution, nous lui permettons de se manifester. Or, pour y parvenir, il ny a quunseul moyen : lexercice. Nous atteindrons ainsi petit petit

    cet tat quexpriment les images des Bouddhas. Le croyanty reconnat ce quil est lui-mme potentiellement. UnBouddha nest pas un dieu transcendant, mais un hommeque la prise de conscience de son tre originel a transformet libr. Aussi parle-t-on galement du Tatagatha, cest--

  • 7/30/2019 Hara : centre vital de l'homme, par Karlfried Graf Durckheim

    27/274

    dire de celui qui est arriv au bout du chemin , ou encorede lillumin . Il reflte travers son corps ce que chaquehomme a, ds sa naissance, le devoir de retrouver : lunion

    avec le fond de lEtre.Laffermissement du centre de gravit dans le m ilieu du

    corps se retrouve galement dans la reprsentation desfigures mythiques comme dans celle des humains. Les sagesqui ont reu lillumination, les figures populaires des dieuxdispensateurs du bonheur tmoignent de cette attitude toutautant que les nombreuses reprsentations du Bodhidharma,le moine aux yeux bleus qui introduisit le Zen-bouddhisme

    en Chine et qui se rendit clbre par son assise inbranlable. On fait mme cadeau aux enfants dun jouet reprsentant un bonhomme assis dont le ventre bomb estallourdi par du plomb et qui, par ce poids dans le bas-

    ventre, revient toujours obligatoirem ent en son centrelorsquon le fait osciller.

    Il est naturel que la conception du centre vital de

    lhomme ait dtermin lidal de beaut du Japonais.Remarquons tout dabord que cet idal est diffrent duntre. Notre canon de la beaut repose sur lharmoniedes proportions, sur une plastique parfaite du corps. Nousrecherchons la forme parfaite et un bon quilibre de lensemble du corps. Certes, cet idal a t, au dpart, tablien fonction de la notion de lunit du corps et de lmetransparaissant travers le corps. La conception populaire

    de la beaut en Occident a cependant, aujourdhui, beaucoup perdu de sa substance. Au culte du corps, expressionde lme, a fait place celui des proportions harmonieuses,ce qui se traduit chez la femme par une accentuation delaspect rotique et chez lhomme, par un dveloppementexagr de la musculature, du caractre masculin. Aucontraire, lhomme spirituellement diffrenci, stant de

    plus en plus dtach de la beaut purement corporelle, faitpeu de cas de lharmonie des proportions et reconnat labeaut ce qu elle exprime de spirituel, de vie intrieure.Dans leur idal de beaut, les Occidentaux sparent de plusen plus les concepts dme et de corps. Cette dualitnexiste pas dans la pense du Japonais. Il trouve belle.

    27

  • 7/30/2019 Hara : centre vital de l'homme, par Karlfried Graf Durckheim

    28/274

    par exemple, la silhouette dun homme solidement fix enson centre. C est pour cette seule raison quil apprcieune certaine prdominance du bas-ventre ainsi que la ma

    trise du comportement, tmoignage de la force rsidant danscette partie du corps. Aussi ne stonnera-t-on pas dapprendre quun fianc un peu trop maigre sefforce, pourplaire sa belle, de prendre un peu de ventre. Inversement,la vue dun gros ventre na, pour le Japonais, rien derepoussant, condition toutefois quil y dcle la prsencedu centre vital, que ce ne soit pas un simple amas de chair.Les matres du s u m o (lutte japonaise), ces idoles du peuple

    tout entier, possdent presque toujours des ventres imposants. Mais il faut souligner quils font preuve dune agilitet dune rapidit de mouvement toutes flines. Leur ventreest le sige de leur force qui nest, du reste, pas simplementphysique comme leur forte musculature pourrait lelaisser croire mais galement spirituelle. Ces lutteurstmoignent dune faon particulirement impressionnante

    de la prsence du Hara grce auquel, indpendamment detoute technique, ils ont pu devenir des matres.Un homme possdant vraiment le Hara ne dispose pas

    seulement de la force physique ; cest une tout autre forcequi lui permet de vaincre. Jai moi-mme assist ce phnomne lors des liminatoires donnant droit au titre dechampion de sumo. Dans une atmosphre de tension extrmeet devant des milliers de spectateurs, deux matres de sumo

    venaient saffronter pour le combat dcisif sur le rin g duKoguki-kan, Tokyo. Trs dignement, ils quittrent, lunaprs lautre, leurs coins respectifs et rpandirent sur lering le riz consacr. Ensuite, les jambes cartes, ils excutrent plusieurs flexions et frapprent lourdement le soldun pied, puis de lautre. Aprs stre crmonieusementsalus, ils saccroupirent, les mains plat sur le sol en se

    regardant fixement dans les yeux. Les lutteurs de sumo nequittent cette attitude et ne se prcipitent lun sur lautreque sils ont, tous deux, intrieurement accept le combat.Un simple abaissement des paupires et lautre sait que sonadversaire nest pas prt. Et comme le combat ne peutcommencer que si chacun des deux a limpression dtre au

    8

  • 7/30/2019 Hara : centre vital de l'homme, par Karlfried Graf Durckheim

    29/274

    maximum de ses possibilits, ils rptent le crmonial prcdemment dcrit jusqu ce quils se sentent enfin prtstous les deux. L arbitre qui les observe attentivement donne

    alors le signal du combat. Les deux lutteurs bondissent ettout laisse prsager une lutte violente. Or, que se passe-t-il ?Aprs un bref corps corps, l un des deux lve simplementlune de ses mains dans laquelle il tient plat une desmains de son adversaire et le pousse doucement hors during, telle une marionnette inerte, presque sans le toucheret apparemment sans avoir utilis sa force. Il vainc dansle vrai sens du terme, cest--dire sans com battr e. Le vaincu

    tombe la renverse dans les cordes et la foule se dchane,jubile et lance en hommage au vainqueur tout ce qui nestpas solidement fix. Cest ainsi que lon acclame un vritable matre qui vient de manifester le Hara dans lecombat.

    Cet exemple montre clairement que le Hara recle uneforce quasi surnaturelle qui permet lhomme de raliserdes exploits en ce monde. Le Japonais nomme cette forceK i, cest--dire force universelle. L homme participe de cetteforce, mais doit apprendre ladmettre, ce qui ne lui serapossible que par lintermdiaire du Hara. Il sagit doncdune force toute diffrente de celle qui est mue par lavolont du moi. Le Japonais garde prsent l esprit leHara en tant que symbole de maturit intrieure, tout aulong de sa vie quotidienne ; de mme, il sait que cette force

    secrte peut lamener accom plir des exploits. Ds lenfance,on lexhorte ne pas oublier le Hara. Hara, Hara criele pre au petit garon qui est sur le point dchouer dansson entreprise ou qui plit de douleur ou encore auquellexcitation fait perdre le contrle de lui-mme. Il serait fauxdidentifier cette exhortation notre ressaisis-toi . Ilsagit dune chose bien diffrente et dont leffet est galementdiffrent. Grce au Hara, on reste daplomb, aussi bienlorsquil convient dagir que lorsquil faut supporter la

    vie. C est l un patrim oine commun tout Japonais levdans la tradition ; cest une connaissance fondamentale quifait inconsciemment partie de sa personne et quil lui estdonc difficile dexpliquer autrui.

    29

  • 7/30/2019 Hara : centre vital de l'homme, par Karlfried Graf Durckheim

    30/274

    Celui qui a acquis la matrise du Hara peut garder soncalme dans nimporte quelle circonstance, mme face lamort. Il peut sincliner devant son vainqueur sans perdrecontenance et il sait attendre. Il ne se rebelle pas contrela roue de la destine, mais attend avec srnit ce que valui apporter le sort. Celui qui possde le Hara voit lemonde sous un autre angle. Il laccepte comme il est et,bien que ce monde soit toujours diffrent de ce quilsouhaiterait, il sent toujours une harmonie mystrieuseentre lui et ce dernier. Se rvolter, cest souffrir. Toutesouffrance indique que lhomme sest cart de la Grande

    Unit et tmoigne donc de la ralit de cette unit. Maiscela, le commun des mortels ne le voit pas. Ce nest quelorsque la volont, le sentiment et lentendement sont enracins dans le Hara quils ne sopposent pas ce quiest, mais sont au contraire au service de la V o i e sur laquellese trouve tout ce qui existe. Dcouvrir cette V o i e , lareconnatre et ne plus la quitter est le but final de tous lesefforts accomplis en vue dacqurir le Hara.

    30

  • 7/30/2019 Hara : centre vital de l'homme, par Karlfried Graf Durckheim

    31/274

    3. LE H A R A OU LE SENS DE LEXERCICE

    Le Hara a certes t donn lhomme ds sa naissance,mais ce don constitue en mme temps pour lui un devoir.De mme, ce quest lhomme dans son essence est un donquil a le devoir daccomplir. Pour y parvenir, cest--direpour devenir un homme complet , il lui faut surmonter,au fur et mesure quils se prsentent, les obstacles quitendent empcher son volution. Et il doit aussi sentiren lui cette force profonde, essentielle, la faire pntrerdans tout son tre et ly faire grandir. Pour cela, il a besoindu centre juste . Il nacquerra celui-ci qu condition,dune part, de surmonter avec persvrance, beaucoup depatience et sans peur de la douleur, tout ce qui viendrasopposer au Hara et, dautre part, de favoriser en luitout ce qui pourra spanouir grce au Hara. Sans lacquisition de ce centre, il nest pas possible de devenir un homme

    complet. Ce nest que par lexercice que lon peut gagnerle Hara et par l mme trouver la porte qui mne laV o i e , V o i e que lon doit suivre pour devenir un hommecom plet .

    L homme ne sera complet que dans la mesure o sonSoi sera la ralisation de son tre essentiel (1). Il ne sera

    (1) Par tre essentiel d un hom m e, on enten d la faon diffrente d une personne l'autre de p articiper l 'Etre supratemporelet supraspatial. Le vritable Soi reprsente lintgration du moi existentiel l tre essentiel. Ta n t que l homm e n est pas parvenu cetteintgration , il n est q u un pseudo-soi , con ditionn p ar tout cequi est extrieur lui. La participation lEtre se manifeste dansla libert ressentie par rapport lexistence.

    3 1

  • 7/30/2019 Hara : centre vital de l'homme, par Karlfried Graf Durckheim

    32/274

    pas complet tant que son Moi ne sera pas dtermin parson tre, mais par le monde extrieur. La ralisation deltre travers le Soi implique aussi quil dveloppe son

    esprit rationnel et formateur. Mais lhomme, et en particulier lOccidental, doit faire attention ne pas sombrerdans u ne spiritualit idaliste et vide de substance ; aussidoit-il reprendre racine dans son centre originel, dans leHara.

    Nous autres, Occidentaux, avons surestim le rendement.Les Orientaux, eux, lont sous-estim, mais ils sont sur lepoint de combler leurs lacunes dans ce domaine. Ilsviennent sinstruire en Occident et sefforcent, commejamais ils ne l ont fa it auparavant, dacqurir les basesthoriques et pratiques qui doivent les aider matriserla vie terrestre. Ce qui, pendant longtemps, a manqu auxOrientaux a pris trop dimportance chez nous, tandis quenous connaissons encore trop peu cette qute laquelle lesOrientaux se sont attachs depuis toujours, la qute de la

    vie intrieure. Aussi avons-nous beaucoup apprendre d euxen ce domaine. Et cest prcisment parce que le Hara permet de parvenir cet tat exprimant la maturi t intrieure que lexercice du Hara est particulirement important pour lOccidental.

    Exercice a pour nous un autre sens que pour le Japonais.Nous pensons uniquement une activit qui suppose un

    savoirfaire , une technique, cest--dire un moyen grceauquel nous pouvons fair e ou crer. En revanche, pourlOriental, lexercice reprsente un moyen de transformationpermettant de parvenir la maturit.

    C est en forgeant quon devient forgeron dit le proverbe. En d autres termes, cest travers l exercice que seforme le matre. Mais qui, chez nous, peut se vanter actuellem ent d tre un matre ? Est un matre celui qui

    matrise si bien une technique que la perfection du rsultatest garantie. Une telle technique suppose une longue pratique. Seuls des exercices assidment rpts conduisent la vritable technique, et seule la vritable technique permetdatteindre la per fection dans laction ou dans luvre.

    32

  • 7/30/2019 Hara : centre vital de l'homme, par Karlfried Graf Durckheim

    33/274

    Chaque action peut, selon la technique qui entre en jeu,tre plus ou moins parfaite. Cela vaut galement pour tousles sports ainsi que pour toute action accomplie dans la viequotidienne. C est une des erreurs de l esprit hum ain que

    de croire que, po ur faire quelque chose de main dematre , il faut tre spcialement dou et sentraner tou

    jours une seule et mme chose. En ralit, toute actionsans cesse rpte contient en elle-mme la possibilit dunaccomplissement parfait. Cest pourquoi on peut faire preuvede matrise en marchant, en courant, tout comme enparlant et en crivant. Il en est de mme de la pratique

    du sport, ce qui na rien voir avec cette fausse formedaccomplissement qui se traduit par le dsir effrn debattre des records, dans quelque discipline que ce soit.Ainsi arrive-t-on raliser avec matrise les tches les plusdiverses, voire les plus insignifiantes : le travail quotidienmille fois rpt, aussi bien la maison, au bureau quedans la vie sociale.

    L ouvrage, l uvre, reprsentent davantage quune actionparfaitement accomplie. Cest ce qui subsiste aprs lactionet se manifeste dans une form e qui demeure parcequelle est parfaite. Le propre du chef-duvre est quon narien ajouter ou supprimer. Chaque dtail est ncessaire,car il a sa place dans lensemble.

    Tout comme laction, luvre parfaite implique unegrande matrise de la technique, ce qui, son tour, suppose

    une longue pratique. Seule cette dernire mrit le matreet lui permet de raliser une uvre acheve. Mais, lencore, comme dans laction, le sens de la pratique, de lexercice, nest pas dans lexercice lui-mme, mais dans ce que,finalement, il permet daccomplir.

    On parle de matre lorsque la chose faite ou produitenest pas le fruit du hasard, mais celui de la matrise. Or

    cela suppose autre chose que la simple matrise de la technique. Cest un certain tat intrieur de lhomme qui fournitla preuve dun vritable savoir. Pour autant quil connaisseune technique, lhomme qui lutilise restera un matre trslimit si son travail dpend de son humeur et de sa sensi

  • 7/30/2019 Hara : centre vital de l'homme, par Karlfried Graf Durckheim

    34/274

    bilit. Celu i qui perd son calme et est troubl par quelquunqui lobserve en train de travailler nest pas un vritablematre. Il lest seulement du point de vue de la technique.Il ne lest pas en ce qui concerne sa propre personne.

    Il matrise la technique quil a apprise, mais non luimme.Et lorsque son savoir-faire est suprieur son savoir-tre ,le savoirfaire peut faire dfaut au moment dcisif. Or, pouracqurir la matrise de soi, il ny a quune seule pratique.Elle ne donne pas un savoir technique, mais engendre uncertain tat intrieur qui est le meilleur garant du savoir-faire. Il sagit de la pratique comprise comme exerciceintrieur. Ce nest pas laction visible, mais bien le gainintrieur de lhomme qui compte. Lexercice ainsi comprisna pas pour objet laction en tant que telle, ou le rsultat

    visible, mais la transformation de l homme. Certes, uneaction ou une uvre parfaitement accomplies exigent audpart un certain tat intrieur, mais, son tour, la prparation cette action ou cette uvre reprsente une

    voie qui conduit la matrise intrieure , cest--dire

    lincarnation de lEtre dans lexistence.Le sens de laction ou de luvre passe alors du plan

    extrieur au plan intrieur. On ne vise pas le succs concret,mais la formation dun tat dtre dont la stabilit permetaussi, bien sr, dobtenir un rsultat parfait, mais dont le

    but est la manifestation de l Etre. Considr sous cet angle,tout art peut constituer un moyen de progresser sur la

    voie intrieure . Aussi comprendra-t-on que, pour leJaponais, le tir larc et la danse, lart floral et le chant,la crmonie du th et la lutte ne fassent quune seule etmme chose . Si l on se place du point de vue du travaileffectu, du rendement, cette citation na aucun sens. Maissi on la conoit comme il convient, du point de vue de larecherche du vrai Soi, elle devient tout fait vidente (1).

    On voit donc que, pour le Japonais, tout art, comme tout

    sport, dpasse la simple notion de rendement, de rsultat

    (1) Cf. D r c k h e i m : Japan u n d d ie K u lt u r d er S t ille . (Otto WilhelmBarth , W eilheim Ob b. 4e ed., 1963.)

    34

  • 7/30/2019 Hara : centre vital de l'homme, par Karlfried Graf Durckheim

    35/274

    concret, extrieur, et quen sexerant, il travaille se doterd un

  • 7/30/2019 Hara : centre vital de l'homme, par Karlfried Graf Durckheim

    36/274

    lhomme se soit libr de lemprise du Moi apeur devantla mort. Il ne peut y parvenir qu condition dtre solidement ancr dans le fond de lEtre qui se trouve, comme ledit le Japonais, au-del de la vie et de la mort et quilsagit essentiellement de manifester en ce monde.

    Voici un exemple qui illustre trs prcisment cetteconception de lexercice. Ctait par une chaude journedt, Tokyo, et jattendais la venue de Matre KenranUmji, mon matre de tir larc. Je mtais exerc toutseul pendant plusieurs semaines et je me rjouissais demontrer au Matre que j avais bien appris ma leon.

    Jtais curieux de savoir quelle nouvelle surprise mattendait, car chaque leon mavait apport une surprise.

    L tude d un art japonais quil sagisse du tir l arc,de lescrime, de lart floral, de la peinture, de la calligraphieau pinceau ou de la crmonie du th est pleine d tran-get pour ltudiant occidental. Celui qui croirait, parexemple, que dans le tir larc il sagit de toucher la cible,

    commettrait une grosse erreur. Mais de quoi sagit-il donc ?C est en fait ce que mon matre mapprit ce jour-l.

    Il arrive lheure convenue et, aprs une brve conversation autour dune tasse de th, nous nous rendons aujardin o se trouve la cible. Cette cible avait fait l objetde ma premire surprise, au dbut de mon apprentissagedu tir larc. Ctait une botte de paille denviron 80 centimtres de diamtre, place la hauteur des yeux, sur unsupport de bois. Il est facile dimaginer quel fut mon tonnement lorsque jappris que tout lve devait sexercer surcette cible pendant trois ans, et cela une distance detrois mtres ! Ce simple exercice rpt pendant trois ans !N est-ce pas ennuyeux la longue ? Non, au contraire, celadevient de jour en jour plus passionnant, au fur et mesureque lon pntre le sens de lexercice. En effet, le but

    recherch nest pas de toucher la cible. Mais de quoisagit-il donc ? C est ce que mon Matre m expliqua ce

    jour-l.

    Je me mets en position. Je mincline dabord devant leMatre qui se trouve en face de moi, comme le veut le

    36

  • 7/30/2019 Hara : centre vital de l'homme, par Karlfried Graf Durckheim

    37/274

    crmonial, puis devant la cible. Ensuite, je me tournede nouveau face au Matre et excute calmement les premiers mouvements. Les mouvements doivent se succderharmonieusement, la manire des vagues, chacune naissantde la prcdente. Je place larc sur le genou gauche, prendslune des deux flches appuyes contre ma jambe droiteet la place sur la corde. De la main gauche, je tiens fermement larc et la flche. Je lve lentement la main droite etlabaisse, tout en expirant pleinement lair de mes poumons.Puis, de cette main, je saisis la corde et, inspirant lentement, je lve et tends larc peu peu. Cest l le mouvement

    dcisif qui doit se faire avec calme et sans -coups, telle lalune qui monte dans le ciel. Je nai pas encore atteint lahauteur voulue, au moment o, larc tant band au maximum, lempennage de la flche touche la joue et loreille dutireur, que la voix dorgue du Matre, mordonnant darrter, me fait sursauter. Etonn et quelque peu irrit decette interruption dans un moment de concentrationextrme, jabaisse larc. Le Matre me le prend des mains,

    enroule une fois la corde autour de lextrmit suprieurede larc et me le rend en souriant, me priant de recommencer. Ne me doutant toujours de rien, je refais toute lasrie de mouvements dj dcrite. Mais lorsque arrive lemoment de tendre larc, je me trouve dj au bout de monsavoir. Larc ayant t deux fois plus tendu, mes forcesne suffisent pas pour le bander. Mes bras se mettent

    trembler, je perds mon quilibre, vacille, cen est fait dursultat de tant defforts de prparation. Alors, le Matrecommence rire. Je fais dsesprment un autre essai, maisen vain ; cest un lamentable chec ! Jai srement lair fortdpit, car le Matre me demande ce qui mirrite. Et moide rpondre aussitt : Comment pouvez-vous me poserune telle question ? Je me suis exerc pendant des semaineset, au moment crucial, vous marrtez ! Le Matre rit de

    plus belle, puis, ayant repris son srieux, me rpond : Quevoulez-vous donc ? Que vous ayez acquis la forme requisepour accomplir votre tche, je lai vu rien qu votre faonde saisir larc. Mais reten ez bien ceci : lorsque lhomme aatteint dans sa manire dtre, dans sa vie ou dans son

    'i l

  • 7/30/2019 Hara : centre vital de l'homme, par Karlfried Graf Durckheim

    38/274

    travail, une tape qui lui a cot beaucoup defforts, il nepeut rien lui arriver de pire que de voir le destin lui permettre de m arqu er le pas, de se figer dans ltat auquel il

    est parvenu. Si le destin lui est favorable, il lui enlve lersultat obtenu avant quil ne se raidisse, ne se sclrose.Voil ce quun bon matre doit faire. Car, au fond, il nesagit pas denvoyer la flche droit au but ; ici, comme danstous les autres arts, lobjectif essentiel nest pas le rsultatextrieur mais bien le rsultat intrieur, autrement dit latransformation intrieure de lhomme. Lexercice dunetechnique aboutissant une performance sert galement

    cette transformation. Mais quel est le plus grand dangerqui puisse menacer cette dernire, sinon de sarrter aursultat acquis ? Lhomme doit progresser, progresser sanscesse.

    La voix du Matre tait devenue grave et mouvante.Ce quil enseignait travers le tir larc tait autre chosequun sport dagrment dont le but est la victoire sur les

    autres comptiteurs ; il sagissait d une cole de la vie,cest--dire dune pratique initiatique enseignant le cheminintrieur (1). Au dbut, il faut, bien entendu, apprendre latechnique. Mais cest seulement lorsquon la possde fondque commence le vrai travail, lincessant travail sur soi-mme. Le tir larc, comme tout autre art, nest pour leJaponais qu'une occasion de sveiller lEtre, cest--dire son tre essentiel. Or cela prsuppose que lon entreprenne

    de se purifier de son moi vain et ambitieux qui, prcismentparce quil ne se proccupe que de laspect extrieur desrsultats, met en danger la perfection mme de ceux-ci.Ce nest quaprs avoir triomph de ce Moi que lon peutrussir dans laccomplissement dune tche. La russite nestplus alors le fruit dun savoir faire dirig par une volontambitieuse, mais celui dune transformation de lhomme

    en son tre. La russite est alors la manifestation dun tatintrieur qui libre une force profonde, quasi surnaturelle,

    (1) Cf. Eugen H e r r i g e l : L e Zen et le t ir l arc. (Editions OttoW ilhelm B arth/O bb. 12e d. 1965.)

    38

  • 7/30/2019 Hara : centre vital de l'homme, par Karlfried Graf Durckheim

    39/274

    laquelle, pourrait-on dire, produit la perfection sans notrecontribution consciente. Il apparat donc clairement quele sens de lexercice est la transformation de lhomme.

    Un vieux Japonais, qui javais demand son avis surles prouesses excutes par les yogis, me fit encore mieuxsaisir cette conception de l exercice. Il me dit : Il estvident quun homme qui, pendant des annes, souventmme des dizaines d annes, sest efforc dacqurir uneformation dans une discipline donne peut parvenir desrsultats qui paraissent miraculeux au profane. Mais il fautse demander quelle est la valeur de ces exploits. Sils sont

    le fruit dune ambition tenace qui a su utiliser un certainsavoir faire, ils nont aucune valeur pour lhomme, maisils prennent un sens profond ds quils tmoignent dunematrise intrieure.

    Ces paroles ne manqueront pas dtonner lEuropen quiidoltre la performance uniquement en elle-mme. Maisl'Oriental ne reconnat le matre travers la performance que si celle-ci exprime une m aturit intrieure grce laquelle le rsultat tangible nat pour ainsi dire de lui-mme, la manire dont un fruit mr se dtache de larbre,sans que ce dernier semble intervenir. Je voudrais ici rapporter une histoire vcue pour mieux expliquer ce concept dematurit intrieure et daccomplissement qui, ncessairement, en rsulte. Cela se passa lors de la visite dun clotre

    japonais Kyoto, en 1945. Un ami japonais obtint pour

    moi une audience auprs de Matre Hayashi, abb duclbre monastre Zen de Myoshinji. Or les Japonais ontla dlicate coutume de se faire des cadeaux. Le visiteur,lorsquil est reu pour la premire fois, apporte un cadeau son hte et, son tour, ce dernier veille ce que soninvit ne reparte pas les mains vides. Le cadeau le plusapprci est toujours celui qui est luvre mme de la personne qui loffre. Ainsi, lorsque, au terme dune longue et

    fructueuse conversation, le moment de prendre cong arriva,voici que le Matre me dit : Je voudrais vous faire unpetit cadeau. Je vais vous p ein dre quelque chose. Deuxjeunes moines apportrent le matriel ncessaire. Sur unenatte recouverte dun tissu rouge, on plaa une feuille trs

    39

  • 7/30/2019 Hara : centre vital de l'homme, par Karlfried Graf Durckheim

    40/274

    mince de papier de riz de 6 x 20 cm, maintenue en hautet en bas par une barre de plomb. Puis on apporta lespinceaux et lencre. 11 sagissait, en fait, dun bton dencrede Chine que lon transforme en encre liquide en le frottantlonguement contre les parois dune pierre noire vidccontenant un peu deau.

    Avec le plus grand calme et tout le crmonial requis,comme sil avait infiniment de temps et un matre atoujours intrieurement un temps infini l abb se mit prparer son encre. Dun mouvement rgulier de la main,il frotta jusqu ce que leau noircisse. Etonn de voir le

    Matre faire ce travail lui-mme, je demandai pourquoiil en tait ainsi. Sa rponse fut trs significative : Grceau tranquille mouvement de va-et-vient de la main qui prpare lencre avec soin, un grand calme gagne tout votretre et cest seulement dun cur parfaitement calme quepeut natre quelque chose de parfait.

    Enfin, tout fut prt. Le Matre Hayashi sassit sur ses

    talons, le corps bien droit, le front serein, les paules relches, dans cette position caractristique de celui qui pratique depuis longtemps lassise : tronc dtendu bien quenmme temps empli dune tension juste, vitale. Dun mou

    vement inim itable, tant il tait calme et fluide, le Matresaisit le pinceau. Pendant un instant, il fixa le papier, leregard comme perdu linfini. Puis il sembla souvrir deplus en plus vers lintrieur et attendre que limage quilcontemplait sorte librement, comme delle-mme. A aucunmoment, il ne me sembla hant par la crainte de ne pasrussir son projet, ou encore par le dsir ambitieux derussir tout prix. Et le rsultat fut le tmoignage dunematrise qui exprimait bien davantage que la matrise parfaite dune technique.

    Des traits srs du pinceau naquit peu peu limage dune

    Kwannon, desse de la charit divine. Il traa dabord levisage, par une srie de traits fins ; puis, en appuyantdavantage, il peignit le vtement et les ptales de la fleurde lotus sur laquelle la desse se tient assise. Ensuite vint lemoment qui mincite rapporter cette anecdote, le

    40

  • 7/30/2019 Hara : centre vital de l'homme, par Karlfried Graf Durckheim

    41/274

    moment o le Matre se mit dessiner le nimbe qui entourela tte de la Kwannon, cest--dire dessiner un cercle parfait. Tous ceux qui taient prsents retinrent leur souffle.Cette manifestation dune libert souveraine dpourvue detoute crainte, dans laccomplissement dune action dont laperfection ne saurait tre trouble, reprsente toujours uneexprience mouvante. Il faut dire que, sur ce papier de rizdune extrme finesse, le moindre arrt du pinceau, lamoindre hsitation, produisent une tache qui gche tout.Cest donc sans sarrter que le Matre trempa son pinceaudans lencre, le frotta lgrement, enleva le liquide superflu,

    puis, comme sil sagissait de la chose la plus simple aumonde, dessina dun seul mouvement le cercle parfait,symbole de la puret divine rayonnant de la desse. Ce futun moment inoubliable. La pice entire stait empliedun calme bienfaisant, le calme qui habitait le Matremanait tout simplement du cercle parfait quil venait dedessiner.

    Quand Matre Hayashi me remit la feuille, je le remerciai et lu i demandai : Comment fait-on pour devenir unMatre ? Il me rpondit en souriant : Il suffit de laissersortir le matre qui est en nous. Oui, cest tout simple, ilfaut le laisser sortir.

    Pour parvenir cette chose aussi simple, il y a un longchemin parcourir. Cest le chemin que nous montrent lesMatres orientaux : celui de l exercice tel quils le comprennent, cest--dire Yexercit ium ad integrum .

    Dans chaque exercice ainsi compris, lhomme apprend se dominer lui-mme. Il va de soi que lacquisition dusavoir-faire ncessite tout dabord une attention soutenue,une volont ferme et infatigable ainsi quune grande rgularit dans la pratique dexercices sans cesse rpts jusquce quenfin la technique soit acquise. Mais lexercice, dans

    le vrai sens du terme, ne commence que lorsque lon possde cette dernire. Alors seulement, 1 lve pourrarelcher lemprise de son Moi qui constitue un obstaclesur la Voie aussi bien par lambition et le dsir de brillerque par la crainte dchouer qui le caractrisent. La pierre

    4 1

  • 7/30/2019 Hara : centre vital de l'homme, par Karlfried Graf Durckheim

    42/274

    angulaire de tout exercice reste lacquisition et la consolidation du centre.

    Lennemi le plus tenace que lon rencontre lorsque lon

    entreprend dacqurir la force du centre vital est donc leMoi ambitieux qui empche la parfaite manifestation dusavoir-faire. Ce nest quaprs avoir russi liminer lesinterfrences du Moi que lon obtiendra un rsultat parfait,fruit dune maturit intrieure. A partir de ce moment-l,la fixation rationnelle nest plus indispensable, la volontse tait, le cur sapaise, et lhomme, heureux et sr de lui,accomplit luvre sans effort, naturellement, comme si, en

    fait, il nintervenait pas. Ce nest plus lui qui vise la cible, on vise pour lui- on , c est--dire la force jaillissantdu centre vital.

    La perfection, lexploit qui tmoigne dun matre, sontengendrs, non plus par le Moi, mais par une force quasisurnaturelle libre par l effacement de ce Moi. L hommequi a ressenti cette force venant de son tre essentiel, dans

    quelque domaine que ce soit, qui a appris sy abandonner,se trouve au dbut dun chemin sur lequel il avance, mpar un sentiment tout nouveau de pit et de libert.

    Tout exercice, dans la pratique du Hara, repose sur laprise de conscience fondamentale de la localisation des forcesprofondes de lhomme ; par consquent, il a pour objet delui faire sentir o doit se trouver son centre de gravit au

    cours de lexercice, lorsquil agit , quelle que soit la discipline pratique. Pour celui qui est bien ancr dans sonHara, ce centre de gravit est devenu une seconde nature.Alors seulement, il disposera de la force et de la prcisionncessaires laccomplissement dactions et de tches quemme le savoir-faire le plus pouss, la volont la plusferme et lattention la plus soutenue ne pourraient lui permettre de raliser. La russite totale ne peut intervenir sans

    le Hara. La vie peut tre vcue dans sa plnitude la seulecondition que lhomme ne fasse quun avec son centre vital ;de mme, toute manifestation de la vie, que ce soit traversle combat, lart ou lamour, ne peut tre une russite sansla prsence du Hara. Le vritable sens du Hara nest pas

    4

  • 7/30/2019 Hara : centre vital de l'homme, par Karlfried Graf Durckheim

    43/274

    toutefois de donner lhomme une matrise sur le monde,mais bien de lui permettre de ressentir la prsence de lEtresurnaturel quil a, en fait, pour devoir de manifester dansson existence.

    43

  • 7/30/2019 Hara : centre vital de l'homme, par Karlfried Graf Durckheim

    44/274

    4. H AR A DANS LA LANG UE JAPONAISE

    Tout ce que le concept de Hara reprsente pour le Japonais se reflte naturellement dans sa langue.

    Nous pouvons considrablement mieux pntrer le sensde ce concept en tudiant la signification du mot Hara,quil soit pris isolment ou inclus dans certaines expressions.

    Comme nous lavons dj vu, Hara, traduit mot mot,signifie ventre . Cette partie du corps peut tre galement nomme fu k u b u ou onaka. Onaka signifie littralement le centre honor ; cest l expression enfantine etpopulaire pour dire ventre . Hara, comme fu k u b u etonaka, recouvre en gros toute la rgion allant de lestomacau bas-ventre. Comme chez nous, on y distingue lestomac,i en japonais, et ce qui se trouve au-dessous de l ombilic,kikai en japonais. Ce mot kikai, associ au mot tanden,dsigne le point situ environ 5 centimtres au-dessousdu nombril. Tanden seul signifie le centre de gravit qui semanifeste dans le Hara solidement acquis.

    Hara, pris isolment ou dans des expressions fixes, a unesignification beaucoup plus tendue que notre mot ventre.On trouve naturellement dans la langue japonaise toutes

    sortes de mots composs et dexpressions se rapportant uniquement au sens physiologique de ce mot, par exempleHara ga itai, mal au ventre , ou encore Hara ga haru, le ventre se tend (aprs un repas copieux).

    Tout comme chez nous, ventre peut prendre un sens plus

    44

  • 7/30/2019 Hara : centre vital de l'homme, par Karlfried Graf Durckheim

    45/274

    abstrait. Ainsi, par exemple, le concept de gros ventre nveille pas seulement lide dun contentement physique,mais aussi dun contentement de lme.

    Pour le Japonais, comme pour nous, une personne dontle ventre est replet et qui respire le bien-tre donne penserque rien ne lui manque et que, possdant une paix intrieure, elle est en accord avec elle-mme et avec le monde.Il existe en japonais lexpression haratsuzumi, le tambourdu ventre , image voquant un ventre bien tendu, semblant attendre qu on y. tambourine, comme sil avait enviede se faire entendre. H aratsuzum i w o utso, frapper le

    tambour du ventre , sutilise dans le sens de mener unevie heureuse. T o u t tudiant en chinois sait, par sa connaissance de lpoque classique, que lexpression kofuku geki j ,traduite littralement par se frapper le ventre et foulerle sol , fait allusion lpoque des saints empereurs Yao etShun. C tait l poque de l homme satisfait ; le peuplevivait alors paisiblement, sans se soucier beaucoup delEtat ni sans se proccuper daucun idal politique. Oui,

    il vivait tout tranquillement, comme sil ntait nul besoindempereur. Satisfait, il faisait ko fuk u gek i j ; il sagissaitde mettre tout le poids du ventre tantt sur un pied, tanttsur lautre, sans changer de place. Et, en fait, n'est-ce pasmauvais signe quand le peuple commence parler devertu et damour de la patrie ?

    Lexpression hara wo koyasu, moins positive veut dire

  • 7/30/2019 Hara : centre vital de l'homme, par Karlfried Graf Durckheim

    46/274

    jusqu prsent ont leur correspondance dans le vocabulaire occidental. Mais voyons maintenant un sens tout faitdiffrent du concept de Hara. Le Japonais parle de harano aru (na) hito, lhomme avec (ou sans) ventre ; harano dekita (dekite ina) hito : l homme qui a fait son ventre(ou au contraire : chsai ou chsana) hito, cest--dire :(ou qui ne la pas fait). Il dit : hara no k (ou kina),a l homme au gros ou au petit ventre , et hara no hiroi(semai hito), cest--dire l homme au ventre large (outroit). Ces expressions ne se rfrent pas des diffrencesphysiologiques, mais des faits dordre p sy cholog iq ue

    indiquant des diffrences la fois psychiques et spirituelles.Mais que signifie donc Hara no aru h it o ? C est en fait lesujet mme de ce livre. Nous nous contenterons ici dessignifications directes du mot hara : il implique pour leJaponais tout ce qui est essentiel dans le caractre delhomme et dans sa conception de la vie. Le Hara est lecentre du corps humain, mais le corps est plus quunsimple objet bio-physiologique. Cest pourquoi le Hara est

    galement le centre spirituel dans la mesure o le corps estlenveloppe naturelle de lesprit. Ainsi le mot hara, seul oudans une expression, se rapporte-t-il toujours au caractrede lhomme dans sa totalit, sa faon dtre fondam en ta le,de mme quaux qualits spirituelles spcifiques dontdpend la juste faon dtre et qui permettent cette dernire de se manifester dans lexistence.

    Venons-en au sens de hara no aru hito. Il sagit de l homme ayant le centre . Le Hara no nai h it o dsigneau contraire l homme qui n a pas de centre , celui quiperd facilement l quilibre (la verticale) . En revanche,celui qui a le centre est toujours en quilibre daplomb ;il possde quelque chose de tranquille et de gnreux, unelarge dimension humaine. Cest ce qui est sous-entendudans lexpression hara no aru hito. Et si lon veut encore

    plus souligner ce trait de caractre, on parlera de hara nohiroi hito, cest--dire dune personne au grand cur etgnreuse (le contraire du hara no nai hito). Toutes cesexpressions se rapportent lattitude de lhomme dans sesrelations avec autrui, face des vnements imprvus, tant

    46

  • 7/30/2019 Hara : centre vital de l'homme, par Karlfried Graf Durckheim

    47/274

    dans sa faon de sentir que dans celle de ragir et de juger.Lhomme qui a trouv son centre a un jugement nuanc etserein. Il pse ses mots et sait distinguer ce qui est important de ce qui ne lest pas. La ralit lui apparat telle

    quelle est et il la considre posment dans toute sacomplexit. Le hara no aru hito accepte tranquillement laralit; rien ne peut leffrayer, troubler sa disponibilitsereine. Non quil ait la peau paisse, quil soit insensible,mais telle est la constitution intrieure quil sest forge.Celle-ci se caractrise par une grande souplesse qui lui permet de sadapter toute situation avec le plus grand naturel et le plus grand calme. Ainsi hara no aru hito dsignequelquun qui sait ce quil doit faire dans une situationdonne. Rien ne lui fait perdre contenance. Si un incendiese dclare et que tout le monde perd la tte, il fait immdiatement et calmement ce qui convient. Il tient comptede la direction du vent, sauve lessentiel, va chercher deleau ; en tout, il agit sans hsitation, naturellement, commela situation lexige.

    Le hara no nai hito se conduit dune manire absolument oppose. Cest lhomme au jugement htif. Il luimanque la mesure dont il doit faire sa seconde nature. Ilragit dune manire subjective et dpourvue de logique,arbitraire et par -coups. Il ne sait pas faire la diffrenceentre limportant, lessentiel, et ce qui ne lest pas. Son jugement nest pas fond sur des faits objectifs, mais dpend defacteurs momentans, dlments d ordre subjectif : tat

    dme, humeur, nervosit. Le hara no nai hito seffraie et estnerveux, non parce quil est plus particulirement sensible,parce quil a les nerfs fragiles, mais parce quil lui manquecet axe intrieur qui lui donnerait une assise solide et lacapacit de se comporter objectivement et judicieusementface nimporte quelle situation. Il a des illres ; tantt ilse fige, domin soit par son intellect, soit par ses motions,

    et tantt il est inconsistant. Plac subitement dans unesituation grave, il perd la tte ou ragit avec un enttement aveugle.

    Le Hara nest un don que dans une trs faible mesure. Ilest avant tout le rsultat d'une auto-ducation permanente,

    47

  • 7/30/2019 Hara : centre vital de l'homme, par Karlfried Graf Durckheim

    48/274

    le fruit d un dveloppement personnel conscient. C est ceque le Japonais exprime par : hara no dekita hito, cest--dire un homme qui a fa it son ventre , autrement dit unhomme mr. Celui qui ne sest pas dvelopp de cette faonest hara no dekite inai hito, lhomme immature, qui estrest, spirituellement parlant, trop jeune. Le Japonais ditgalement : hara no dekita inai hito wa hito no ue ni tatsu koto ga dekinai, cest--dire l homme qui na pas fa it sonventre, ne peut pas dominer les autres (nest pas apte diriger) . Ce nest pas uniquement une question dge. Pourqualifier un jeune homme, on dit souvent : w akai keredom o

    hara ga dekite iru, il est jeune, mais son ventre est djfait . Cependant, le hara no dekita hito dsigne gnralement des personnes dun certain ge, ne serait-ce que parceque le temps est ncessaire la maturit.

    A propos de l homme spirituellement mr, on peut galement dire hara no kii hito, lhomme au gros ventre ; noter que le mot kii, gros, ne prend cette significationparticulire que lorsquil est associ au mot hara ; il veut

    dire alors : vues larges, magnanime, gnreux, mais jamaisdans un sens de faible complaisance. Parlant du hara no kiihito, on dit seidaku awase nomu : avaler puret et impuret , dans le sens daccepter ou plus encore de recevoirfavorablement toute chose, de donner sa valeur toutechose. Ici, on ne peut sempcher de songer au hros populaire de la Restauration japonaise Saig Takamori. Il est

    clbre pour navoir jamais dit du mal de quiconque. Ilsavait reconnatre un mrite chacun, mme au plus vil, ettirer un enseignement de toute rencontre. Il tait capablenon seulement de supporter toutes les adversits, mais mmede les accueillir favorablement et den tirer profit. Le Japonais naime pas les jugements moraux, mme sil lui arriveparfois den porter aussi. Son attitude typique est daccepter la vie telle quelle est, en chacune de ses manifestations

    concrtes, au lieu de tout classer et ordonner en catgoriesrationnelles ou morales. Il sagit l de lidal de tout unpeuple qui considre toute raction de mcontentementstrile et tout jugement troit comme de la faiblesse et de lamesquinerie. Aussi beaucoup de Japonais sont-il choqus

    48

  • 7/30/2019 Hara : centre vital de l'homme, par Karlfried Graf Durckheim

    49/274

    1

    par le conseil de Confucius prconisant dviter la frquentation des gens de mauvaise vie, de mme que par le pro

    verbe : shu ni majireba, akaku naru, celui qui touche de la couleur rouge devient rouge . Ils mprisent cetteconception mesquine et lui opposent celle du hara no kiihito qui ne se contente pas de dtruire ce qui est vil maisest toujours prt dcouvrir en toute chose son ctpositif.

    En revanche, le hara no chiisai hito, lhomme au petitventre , est ncessairement aussi un hara no dekite inaiihito, cest--dire un homme qui n a pas fait son ventre .Il manifeste son immaturit tous points de vue. Il est mesquin dans ses relations avec autrui, sirrite facilement, semontre susceptible pour un rien et fait ainsi fuir tout lemonde. Il aime la flatterie et sattache ceux qui partagentson avis. Il ignore comment se comporter vis--vis de ce quiest impu r en ce monde ; cest un timor qui, au fond,a peur de la vraie puret. Il souffre de complexes dinf

    riorit, et il a par consquent, comme toutes les personnesde ce type, tendance la surcompensation. L homme uniquement proccup de son Moi et cherchant sans cesse lascurit dans laffirmation de ce dernier ne pourra jamaistre un hara no hito, calme et toujours disponible.

    Le Hara confre donc la personne humaine dans satotalit une qualit spcifique ; on peut mme dire quil en

    fait une personne entire . Celui qui ne possde pas leHara nest pas entier . Cette conception se retrouve dansdautres expressions. Par exemple, lorsquon dit dune actionquelle est faite avec le ventre , on veut exprimer quellenest pas le produit du fonctionnement dun organe spcifique, mais luvre de lhomme tout entier, mme si celui-cia t amen utiliser lun ou lautre de ses organes. Ainsidira-t-on hara goe, dune voix de ventre , ou hara de

    kangaeru, penser avec le ventre .H ara, dans son vritable sens, na rien voir avec lide

    de corpulence, de gros ventre. Ainsi, des hommes ayant leventre plat peuvent avoir du ventre dans le sens spiritueldu terme hara et, inversement, des ventripotents peuvent

    49

  • 7/30/2019 Hara : centre vital de l'homme, par Karlfried Graf Durckheim

    50/274

    en tre privs. Cela pourrait donner penser quil ny aaucun rapport physiologique entre les deux sens de ce

    terme. En ralit, un certain rapport physiologique existebien, mais ce n est pas une question de dimension. Pour

    mieux comprendre cette ide, prenons lexemple de lavoix de ventre. C est effectivement du ventre quelle vientet celui qui parle avec une voix de ventre se distingue decelui qui parle de la gorge, de la tte ou de la poitrine.Chacun connat ces diffrences et sait, par exprience,combien sa voix change en fonction de son humeur et deson tat d esprit. L effroi coupe la voix ; la douleur, la peur,

    le souci mme peuvent ltrangler, ltouffer. Celui qui aappris y prter attention peut facilement deviner les fluctuations qui interviennent dans lhumeur et lattitude deson interlocuteur daprs les modifications de la voix de cedernier. Mais ce nest pas encore ici le moment dapprofondir cette question. Indiquons simplement les correspondances qui existent entre lattitude intrieure et le

    ventre au sens physique du terme. Hara est en premier lieuun concept spirituel, mais il sapplique galement au plancorporel. Le Japonais distingue la voix qui vient seulementde la gorge ou encore celle qui vient du cur de celle quisort du ventre, et il note de manire trs nuance leursdiffrentes significations psychologiques. Il apprcie leharagoe, la voix du ventre, car elle est pour lui lexpressionde ltre intgr, de lunit parfaite, preuve denvergure et

    de profondeur. En revanche, celui qui prononce des parolesprofondes dune voix de tte nest pas pris au srieux, on lesouponne de manquer de sincrit.

    Le matre estime le degr de maturit de son lve autimbre de sa voix et le Japonais est, en gnral, attentif la voix de son interlocuteur. Il fait seulement confiance aux

    voix qui viennent du ventre.

    L expression hara de kangaeru traduit, dans le domainede la pense, et haragoe dans celui de la voix, la participation de

  • 7/30/2019 Hara : centre vital de l'homme, par Karlfried Graf Durckheim

    51/274

    se traduire par penser avec le sommet du crne . LeJaponais dit, en se frappan t le front du doigt : koko de

    kangaeru no wa ikemaseu, ce qui veut dire : ce nest pas

    avec cela qui l fau t penser et il ajoute mme souvent :hara de kangaenasai, sil vous plat, pensez donc avec leventre . Il entend par l qu il ne faut pas penser avec laseule raison, intellectuellement, mais de faon plus profonde, avec la totalit de ltre. Cela suppose videmmentque lon ait du ventre . Ainsi dira-t-on : hara no nai hito

    wa, hara de kangaeru koto ga dekinai, un homme sans

    ventre ne sait pas penser avec le ventre . Cela nest nullement une tautologie, car il peut parfois arriver quunhomme sans ventre pense avec le ventre. Il sagit en fait

    ici de dcrire non une attitude momentane, mais un tatdtre habituel, devenu une seconde nature. Notons encore

    le mot fu k u an , projet, plan, qui se traduit littralementpar projet issu du ventre . Seul ce qui vient du ventre

    est solide, voit loin, par opposition aux rflexions crbrales ou aux intuitions nes du hasard.

    Il apparat donc de plus en plus clairement que le motH ara dsigne un tat dtre dotant la personne qui le possde de capacits spciales, aussi bien actives que passives.Il permet lhomme de vivre des expriences qui transcendent celles quil lui est donn de faire par lintermdiaire de ses cinq sens et qui nont rien de commun aveccelles que lui procurent ses instincts et son intuition. Hara dsigne cet organe la fois rceptif et crateur qui, au fond,est lhomme dans sa totalit, lhomme qui se manifeste entant que tel. Nous avons dj vu comment les exercices duHara librent lhomme de la prison de son Moi gocentriqueet lui permettent dagir partir de son tre tout entier.

    La cpnfiance que lhomme a en lui-mme grce en len

    racinement dans le Hara reprsente lauto-conscience dunSoi qui est bien plus que le Moi, dabord, parce quil nestpas ncessairement atteint par ce qui touche ou blesse cedernier et, ensuite, parce quil a une envergure beaucoupplus grande. A ce propos, il est intressant de mentionner

    51

  • 7/30/2019 Hara : centre vital de l'homme, par Karlfried Graf Durckheim

    52/274

    le concept de haragei qui joue un rle important dans lavie japonaise.

    Ce mot signifie littralement lart du ventre , il dsigne

    toute activit, tout art accomplis en partant du ventre. Or,seul le Hara permet d atteindre la perfection dans l art ;celle-ci ne peut tre que luvre dun homme qui a ralisla totalit de son tre. Le concept de haragei reprsente doncpour le Japonais le plus haut niveau de conscience quelhomme puisse atteindre grce au Hara. Celui qui possde

    le haragei a acquis, du moins jusqu un certain point, la

    grande matrise . Tous les arts au service du Chemin la crmonie du th, le tir l arc, l assise, le combat ausabre tendent par principe au haragei. Mais mme dansla vie quotidienne, les vraies relations dhomme homme,quelles soient passagres ou durables, sont places sous lesigne du haragei. Une vraie conversation, par exemple, doittre mene de ventre ventre, et non pas seulement de tte tte ou de bouche oreille. Bouche et oreille ne sont