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Monsieur Yves Dezalay Monsieur Bryant Garth Droits de l'homme et philanthropie hégémonique In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 121-122, mars 1998. Les ruses de la raison impérialiste. pp. 23- 41. Citer ce document / Cite this document : Dezalay Yves, Garth Bryant. Droits de l'homme et philanthropie hégémonique. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 121-122, mars 1998. Les ruses de la raison impérialiste. pp. 23-41. doi : 10.3406/arss.1998.3242 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1998_num_121_1_3242

Yves Dezalay - Droits de l'homme et philanthropie hégémonique

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Monsieur Yves DezalayMonsieur Bryant Garth

Droits de l'homme et philanthropie hégémoniqueIn: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 121-122, mars 1998. Les ruses de la raison impérialiste. pp. 23-41.

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Dezalay Yves, Garth Bryant. Droits de l'homme et philanthropie hégémonique. In: Actes de la recherche en sciences sociales.Vol. 121-122, mars 1998. Les ruses de la raison impérialiste. pp. 23-41.

doi : 10.3406/arss.1998.3242

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1998_num_121_1_3242

RésuméDroits de l'homme et philanthropie hégémonique.En s'appuyant sur l'histoire du mouvement américain de défense des droits de l'homme, cet articleétudie les liens entre les ONG, les fondations philanthropiques et le champ du pouvoir d'État. Plusparticulièrement, il s'interroge sur une série de paradoxes sur lesquels repose ce dispositifhégémonique :- La stratégie d'investissements savants qui a permis à un establishment de notables des affaires, puisà leurs opposants, de s'emparer du pouvoir d'État, tout en contribuant à en renouveler lesreprésentations légitimes.- La convergence des crises externes et des conflits internes entre générations qui suscite latransformation de ces pratiques de gentlemen en un marché très professionnalisé, en concurrence pourl'attention des médias.- Le mélange de continuités et de ruptures entre une stratégie de construction d'une allianceinternationale des élites, inspirée par la guerre froide, et l'extraordinaire réseau d'alliances savantes etmilitantes, bâti autour des grandes fondations.En reliant cette histoire spécifique aux transformations structurales du champ du pouvoir nord-américain, les auteurs suggèrent que l'émergence d'un marché international de l'expertise d'État estindissociable des luttes de palais nationales. Ce marché de la vertu civique est aussi un des principauxfoyers d'un impérialisme symbolique qui s'appuie sur l'infrastructure savante des ONG américaines pourexporter, non seulement tout un ensemble de valeurs politiques, mais aussi les structures sociales quiles sous-tendent.

ResumenDerechos humanos y filantropía hegemónica.En este artículo se investiga los vínculos entre las ONG, las fundaciones filantrópicas y el campo delpoder de Estado, a partir de la historia del movimiento norteamericano de defensa de los derechoshumanos. Se examina en particular una serie de paradojas que constituyen los cimientos de estaestructura hegemónica :- La estrategia de inversiones científicas que ha hecho posible que un grupo dominante, formadoprimero por notables de la órbita de los negocios y luego por sus opositores, se haya aduenado delpoder de Estado, al mismo tiempo que contribuía a renovar las representaciones legitimas de tal poder.- La convergencia de las crisis externas y los conflictos internos entre generaciones suscita latransformación de esas prácticas de gentlemen en un mercado muy profesional-zado, en el que secompite por retener la atención de los medios masivos de comunicación.- La combinación de continuidades y rupturas entre la estrategia de construction de una alianzainternacional de las elites, inspirada por la guerra fría, y la extraordinaria red de alianzas científicas ymilitantes, organizada en torno a las grandes fundaciones.Al vincular esta historia específica a las transformaciones estructurales del campo del podernorteamericano, los autores sugieren que la emergencia de un mercado internacional de expertes deEstado es indisociable de las luchas nacionales de palacio. Asimismo, el mercado de la virtud cívicarepresenta uno de los principales centros de un imperialismo simbólico que utiliza como base lainfraestructura científica de las ONG estadounidenses con el fin de exportar, no solo un conjunto devalores políticos, sino también las estructuras sociales subyacentes.

ZusammenfassungMenschenrechte und hegemonische Philanthropie.Der Artikel behandelt vor dem Hintergrund der amerikanischen Menschenrechtsbewegung die zwischennichtstaatlichen Organisationen, den Wohltätigkeitsstiftungen und der staatlichen Gewalt bestehendenBeziehungen. Insbesondere wird einer Reihe von dieser hegemonischen Kooperation entspringendenParadoxen des Näheren nachgegangen :- die mit ausgesuchter Sorgfalt entworfenen Investitionsstrategien, dank derer zunächst einer Fraktiondes establishments der höchsten Geschäftswelt, sodann ihren Gegenspielern, gelang, die Macht desStaates an sich zu reißen, womit zugleich ein Beitrag zur Erneuerung der gesetzlichen Vertretungengeleistet worden war.

- die Konvergenz äußerer Krisen und innerer Konflikte zwischen den Generationen, die zu einemWandel dieser ursprunglichen gentlemen-Gewohnheiten hin zu einem ausschlielslich professionellenMarkt und der Konkurrenz um die Beachtung durch die Medien gefuhrt hatten.- das Gemisch aus Kontinuitäten und Brüchen zwischen einer Strategie der Bildung einesinternationalen, von der Idee des kalten Krieges geprägten Bündnisses der Eliten und einemaußergewöhnlichen, sich der grolsen Stiftungen bedienenden Verbindungsnetz eben sowohl aufwissenschaftlicher, wie auf der Ebene der Mitglieder. Diese spezifischen Geschehnisse zu denstrukturellen Wandlungen des nordamerikanischen Machtfeldes in Beziehung setzend, legen dieAutoren die Ansicht nahe, dais die Entstehung eines internationalen Markts der Staatsbeaufsichtigungvon den jeweiligen nationalen Kämpfen um die Macht nicht zu trennen sei. Indessen bedeutet dieserMarkt staatsbürgerlicher Tugenden ebenfalls den Ausgangspunkt eines symbolischen Imperialismus,der auf der Basis der wissenschaftlichen Infrastruktur amerikanischer nichtstaatlicher Organisationennicht nur ein ganzes System politischer Werte, sondern dadurch zugleich die sie hervorbringendensozialen Strukturen mit exportiert.

AbstractHuman Rights and hegemonie Philanthropy.This paper uses the example of the history of the movement for the protection of human rights toexamine 1) the connection between NGOs and philanthropy and the field of state power in the UnitedStates, and, in particular, the similarities of the continuing strategy of learned investment outside thestate which serves to build the legitimacy of the state ; 2) the transformations in relation to externalcrises and generational movements - seen especially in the growth in the importance ofprofessionalization, competition, and mediatization ; 3) the continuities and change between thepractices characteristic of the present world of foundations and NGOs and the original cold war strategyof building allies and fighting ideologically against communism. By tracing this history and how it relatesto transformations in state power in the United States, the paper argues that the emerging internationalmarket of expertise is inseparable both from developments in the struggle over state power in theUnited States and at the same time from the phenomenon of exporting US institutions abroad -promoting structural biases in the international market the favor US ideas and institutions.

Yves Dezalay et Bryant Garth

Droits de l'homme

ET PHILANTHROPIE

HÉGÉMONIQUE

e mouvement des droits de l'homme est souvent présenté comme une illustration exemplaire de ces nouvelles pratiques transnationales qui échap

pent à l'ordre étatique. Pourtant, par une sorte de paradoxe, c'est la reconnaissance étatique de cette soft law qui représente l'aboutissement de ces efforts militants ; et elle s'accompagne d'une compétition et d'une profes- sionnalisation croissantes sur le marché de l'activisme politique.

Aux États-Unis, «the best and the brightest» (M. Clough, 1994, p. 6) se bousculent pour obtenir un internship dans des organisations comme Human Rights Watch (HRW), Lawyers Committee for Human Rights (LCHR) ou Amnesty International1. Par idéalisme, mais aussi parce que ces pratiques juridiques militantes sont devenues aujourd'hui une des voies les plus prisées pour entrer dans une carrière internationale. Que ce soit dans les grandes institutions internationales ou dans les firmes de Wall Street. Car la frontière entre le militantisme et les compétences gestionnaires s'atténue. Ainsi, les grandes ONG (organisations non gouvernementales) privilégient désormais ces dernières pour leur recrutement. Au point de faire appel à des chasseurs de têtes.

Le succès de la stratégie médiatique de ces organisations leur a imposé une logique d'entreprise : elles sont en concurrence pour l'attention des médias comme pour obtenir les financements des grandes fondations philanthropiques, sans lesquels elles ne pourraient survivre. Et ces dernières, s'inspirant des venture capitalists, se revendiquent ouvertement comme de véritables «banques d'affaires symboliques», dont les investissements et les conseils en stratégie doivent préparer leurs

protégés à affronter la compétition très vive qui règne sur le marché de la vertu civique. Un marché où elles sont elles-mêmes concurrentes, tout en contribuant à entretenir la compétition entre leurs poulains.

Comment analyser cette logique marchande qui s'impose dans un espace que l'on a tendance à considérer comme étant de l'ordre du public, sinon de l'État 2 ? Pour conceptualiser cette complémentarité entre ONG et institutions d'État, caractéristique de ces nouveaux mouvements sociaux, les political scientists anglo- saxons s'accordent généralement autour de l'expression issue networks (JA. Keck et K. Sikkink, 1997), elle-même dérivée de la notion d'epistemic communities (E. Haas, I99O ; P. Haas, 1992). Ils mettent ainsi en avant le consensus minimal, à la fois sémantique et idéologique, qui permettrait à des individus de collaborer à un projet commun à partir de différents lieux institutionnels : ONG, universités, administrations nationales ou internationales, et même entreprises multinationales. Si ces analyses ont le mérite de s'écarter d'une lecture trop

1 — Selon G. Wade (1995), il n'y aurait pas moins de cinq cents candidats pour un poste au service juridique d'Amnesty International. Il en va de même pour les grandes organisations américaines comme le HRW ou le LCHR, qui peuvent choisir parmi les diplômés des law schools les plus prestigieuses. 2 — Mais peut-être s'agit-il d'un réflexe hexagonal? Ce n'est pas par hasard si ces qualificatifs de «non gouvernementales», «non étatiques » ont fleuri dans l'espace politique nord-américain. En effet, celui-ci est caractérisé précisément par le flou et la porosité des frontières étatiques qui facilitent la mobilité — et le double jeu — des élites juridiques entre les différents lieux de pouvoir (Y. Dezalay, 1996). Et cette « flexibilité » institutionnelle est aujourd'hui un des grands enjeux de la lutte internationale pour l'imposition d'un modèle légitime des relations entre les États et les marchés financiers - mais aussi les marchés symboliques.

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strictement légaliste ou institutionnaliste des pratiques d'État, elles ne nous renseignent guère sur la construction sociale de cet espace de consensus. Ni d'ailleurs sur les logiques professionnelles et politiques qui structurent ce champ de pratiques et en font une des composantes essentielles d'un marché international de l'expertise d'État, sous hégémonie nord-américaine 3.

Si l'on veut comprendre comment et pourquoi le mouvement américain des droits de l'homme relève à la fois des pratiques d'État et de la logique du marché, la démarche historique s'impose. Et cela d'autant plus que l'histoire de ces pratiques est presque toujours occultée. Pour de bonnes raisons. Car il n'est guère aisé d'en expliquer à la fois les continuités très réelles, mais aussi les ruptures ou les revirements stratégiques. Ainsi, de l'immédiat après-guerre aux accords d'Helsinki, l'histoire de ce mouvement est étroitement imbriquée à celle de la guerre froide. Son mode de fonctionnement et ses objectifs initiaux sont à l'image du Foreign Policy Establishment (FPE), auquel appartiennent plusieurs de ses pères fondateurs. Pourtant, après la crise provoquée par la révélation des financements occultes de la CIA, dont il a longtemps bénéficié, ce mouvement a conquis son autonomie et sa notoriété en dénonçant les exactions de régimes militaires protégés par la CIA et le State Department, au nom de cette même stratégie de guerre froide. L'histoire de la philanthropie est encore plus surprenante, car la continuité institutionnelle et humaine est encore plus grande. Après avoir été, aux côtés de la CIA, un des principaux véhicules de la stratégie de containment, la Fondation Ford a financé et protégé toute la nouvelle génération d'ONG qui sont à la pointe des luttes internationales en matière de droits de l'homme ou de l'environnement.

Comment rendre compte de ces contradictions internes et de tous ces renversements stratégiques, sans se contenter de l'interprétation trop facile qui n'y verrait que le reflet des bouleversements géopolitiques? Certes, comme cet espace de pratiques se développe à l'articulation du champ du pouvoir et de celui du savoir, il est au cœur des bouleversements qui affectent ces deux univers : notamment, la radicalisation des campus à la fin des années I960, accélérée par la guerre du Vietnam et l'élargissement de leur recrutement; puis, une décennie plus tard, les succès de la contre-révolution conservatrice. À chaque fois, il est un des principaux enjeux de ces luttes qui recomposent l'échiquier politique et redéfinissent les positions qu'il y occupe.

En même temps, parce qu'elles remettent en cause

l'emprise ou les orientations des pères fondateurs, ces luttes se doublent d'une crise interne. Elles déclenchent tout un processus d'autonomisation et de professionna- lisation que la surproduction de diplômés ne fait qu'accélérer. Les bouleversements politiques sont ainsi amplifiés par des oppositions entre générations s'expri- mant aussi en termes de capital social. Ces nouveaux venus sont d'autant plus désireux d'investir dans ces nouveaux champs de pratiques — ou d'activisme politique - pour faire valoir leurs diplômes et accroître leur expertise qu'ils ne disposent guère du capital de relations familiales de leurs aînés, ces héritiers de Y establishment wasp {white, Anglo-Saxon, protestant), pour lesquels la philanthropie, les droits de l'homme et, plus généralement, le service public restaient un luxe de gentlemen-statesmen.

C'est donc dans la dynamique interne de ce champ de pratiques - elle-même indissociable des positions structurales qu'il occupe dans le champ du pouvoir nord-américain - que nous nous proposons de chercher l'explication de ces transformations, a priori paradoxales 4 .

Une internationale des notables

Aux États-Unis, la relation entre l'espace de la philanthropie et celui des droits de l'homme est ancienne. Dans un cas comme dans l'autre, les pères fondateurs

3 - La notion de structural power, utilisée par S. Strange (1988) et E. Helleiner (1994) pour analyser le poids déterminant des institutions américaines sur la transformation des politiques et des marchés financiers, au niveau mondial, pourrait être transposée à ce marché des savoirs d'État. 4 - Nous ne prétendons pas faire ici, faute de place, une véritable histoire structurale de ce champ de pratiques internationales. L'Europe et les relations transatlantiques en sont absentes. Surtout, il manque toute la dimension dramatique de cette histoire qui fut écrite par les victimes directes de la violence d'État ou leurs proches. Selon une problématique similaire, nous l'avons analysée, en essayant de retracer les luttes nationales et internationales qui ont profondément transformé le champ du pouvoir d'État dans quatre grands pays d'Amérique latine (Y. Dezalay et B. Garth, 1996b, 1997, 1998a, b). De ce fait, ces analyses ne se résument pas aisément, sauf à devenir trop schématiques. Cependant, elles soulignent l'influence prédominante des ONG anglo- saxonnes qui déterminent les orientations, le mode de structuration, le poids politique et même souvent la simple survie des organisations de défense des droits de l'homme dans les pays soumis à des régimes autoritaires. Par ailleurs, le travail présenté ici - qui met l'accent sur les stratégies de pouvoir dans le champ des droits de l'homme - s'inscrit dans un objectif plus large : l'analyse de la transformation du champ des pratiques hégémoniques nord-américaines ( Global Palace Wars. Lawyers, Economists and the Creative Destruction of the State in Latin America, à paraître).

Droits de l'homme et philanthropie hégémonique 25

appartiennent au petit cercle élitiste et cosmopolite de grands lawyers d'affaires qui, au lendemain de la guerre, constituent le noyau du Foreign Policy Establishment. Cette proximité dans l'espace social n'est pas le fruit du hasard. La parenté des institutions tient au fait qu'elles visent le même objectif - la lutte contre le communisme. De surcroît, elles relèvent d'une même stratégie élitiste, tout à fait révélatrice de la position sociale de ceux qui l'ont conçue et s'appliquent à la mettre en œuvre. L'objectif est de construire une alliance internationale des élites, en s'appuyant sur le réseau de clientèle de ces notables du droit des affaires, pour exporter leur habitus professionnel et idéologique.

L'International Commission of Jurists (ICJ) illustre parfaitement cette stratégie élitiste. Créée dans le contexte politique du début de la guerre froide, par des lawyers appartenant au prestigieux Council on Foreign Relations (CFR), cette organisation visait à faire contrepoids à l'Association internationale des juristes démocrates (AIJD), lancée en 1946 par des juristes français issus de la Résistance. Celle-ci venait de prendre position contre le maccarthysme et pour la défense des Rosenberg. C'est ce qui incite un petit groupe de juristes politiques, très proches de John J. McCloy, high commissioner for Germany - dont Allen Dulles, président du CFR et deputy director de la CIA - à lancer une contre- offensive sur le terrain du droit. Estimant que des organisations prosoviétiques comme l'AIJD avaient « stolen the great ivords - peace, freedom, justice » (H. Tolley, 1994, p. 29), ils décident de riposter en créant des organisations internationales, financées par des fonds secrets de la CIA, afin de «mobiliser les forces juridiques du monde libre, pour défendre les grands principes et organiser le combat contre toutes les formes d'injustice systématiques des pays communistes» {ibid., p. 34). La stratégie conçue par ces notables est à leur image, ouvertement élitiste. «Les directeurs de l'AFFJ (American Fund for Free Jurists) privilégiaient une démarche s'inspi- rant de celle du Council on Foreign Relations - l'organisation d'une élite très fermée, choisie et gouvernée par un petit cercle étroit» {ibid., p. 51). Les directeurs de l'organisation parente appartiennent tous à l'élite du barreau de New York. La plupart cumulent une réussite comme juriste d'affaires, une notoriété dans des organisations civiques - telle l'ACLU (American Civil Liberties Union) - et de fortes convictions anticommunistes. «Noblesse oblige»... C'est Y establishment des gentlemen lawyers qui se mobilise pour la défense du monde libre, selon la même logique qui les pousse à s'investir dans la gestion des affaires publiques. Tout naturellement, ils recrutent leurs homologues : des notables et des politiques du droit. «Le comité ne choisit que des hommes d'une grande notoriété, ayant une longue expérience de la vie publique — ministres, députés, juges des hautes cours. Cette appartenance à l'élite leur garantirait l'accès, tant aux responsables des États qu'aux

sations internationales » {ibid., p. 36). « La multinationale de l'ICJ devait inspirer la confiance par l'éminence de ses membres» {ibid., p. 55). Conformément à cette stratégie élitiste, le nombre des membres est limité à vingt-cinq et ils sont nommés à vie. « Les leaders d'opinion recrutés par l'ICJ recevaient des publications gratuites, des invitations à des congrès internationaux ; ils pouvaient à peu de frais rencontrer des collègues éminents d'autres pays. [...] Les "grands noms" qui avaient été recrutés conféraient à la Commission et à ses sections nationales un prestige dont bénéficiaient tous ceux qui les rejoignaient » {ibid., p. 66). Le fonctionnement de cette organisation est très hiérarchisé. Au sommet, la Commission représente une sorte de haute cour internationale qui authentifie les critiques des juristes expulsés des pays communistes contre les atteintes de ces nouveaux régimes aux grands principes (universels) du droit occidental. Et ses jugements sont repris par la grande presse ou diffusés par les adhérents ou sympathisants des sections nationales. Pour accroître sa crédibilité, cette organisation - dont les fonds, ainsi que le tout-puissant secrétaire administratif, proviennent de la CIA - recrute comme secrétaires généraux des personnalités du monde savant ou diplomatique : Norman S. Marsh, barrister et fellow de l'University College d'Oxford, Jean Flavien Lalive, un eminent juriste suisse qui a cumulé des positions de responsabilité dans la Croix- Rouge internationale, l'ONU et la Cour de justice de La Haye, sir Leslie Munro, ambassadeur de Nouvelle-Zélande et président de l'assemblée générale de l'ONU, puis, en 1963, Sean McBride. Ce dernier représente, en quelque sorte, l'aboutissement de cette stratégie de légitimation. Au moins jusqu'à sa démission, lorsque la presse révèle, en 1967, les financements occultes de la CIA. Peut-on, en effet, imaginer un meilleur profil que celui de cet avocat et journaliste, fils de révolutionnaires irlandais, né à Paris, emprisonné à plusieurs reprises par les Britanniques avant de devenir député, puis ministre des Affaires étrangères et, à ce titre, un des pères fondateurs du Conseil de l'Europe et un des signataires de la Convention européenne des droits de l'homme. Cet internationaliste est aussi un entrepreneur. Il multiplie les activités de l'ICJ, fait campagne à l'ONU pour la création d'un poste de high commissioner for human rights, et il est un des fondateurs d'Amnesty International, qui prend la suite de Justice, section britannique de l'ICJ. De telles informations sont susceptibles de plusieurs

lectures. Tolley, comme la plupart des praticiens directement ou indirectement impliqués dans cette histoire, y voit une sorte de « péché de jeunesse » lié aux circonstances historiques exceptionnelles, sur lequel les organisations des droits de l'homme - et notamment l'ICJ — ont définitivement tourné la page. Le problème de cette interprétation est qu'elle ne permet pas de rendre compte de tout ce que la structure actuelle de ce champ de pratiques — à la fois son mode de fonc-

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tionnement et la position qu'il occupe dans le champ du pouvoir — doit à ces options stratégiques initiales.

Une autre lecture consiste à y voir un épisode, ou une des facettes, de ce gouvernement de l'ombre des wise men (W. Isaacson et E. Thomas, 1986), stratèges du containment, qui ont dominé la politique américaine de l'après-guerre jusqu'aux années Kennedy. À la tête des institutions de Washington, comme les frères Dulles (N. Lisagor et F. Lipsius, 1988; P. Grose, 1994) ou, le plus souvent, dans les coulisses du pouvoir, comme McCloy, chairman of the establishment (K. Bird, 1992). Cette interprétation en termes de conspiration des élites semble d'autant plus convaincante qu'elle repose sur de nombreux travaux d'investigation journalistiques souvent remarquables, qui ont mis en évidence l'extraordinaire imbrication des liens personnels qui relient les différents espaces institutionnels. Et les universitaires qui ont analysé les réseaux de pouvoirs construits autour du CFR, de la CIA et des grandes fondations philanthropiques ne font que renforcer cette interprétation dans la mesure où ils s'attachent davantage aux stratégies institutionnelles qu'à la construction sociale de l'habitus du groupe dominant qui les conduit (L. Shoup et W. Minter, 1977 ; H. Sklar, 1980; R. Amove, 1980; E. Berman, 1983; L. Silk et M. Silk, 1980).

Pourtant, si l'on veut expliquer ce partage des tâches de domination qui a longtemps fonctionné avec une efficacité tout à fait remarquable, il n'y a nul besoin d'une quelconque conspiration : un habitus commun, inculqué tout au long d'un parcours qui mène des prep schools à Wall Street et Washington, en passant par Yale et Harvard, cimente cette alliance tout en lui assurant suffisamment de diversité pour lui laisser la souplesse et la marge de manœuvre qui s'imposent5. L'analyse en termes & establishment CE. Baltzell, 1964) paraît plus pertinente pour cette période de l'histoire américaine. La proximité sociale est le meilleur garant d'une connivence, d'autant plus naturelle qu'elle correspond parfaitement à leurs intérêts spécifiques et que leur stratégie de pouvoir vise à reproduire, dans l'espace des relations internationales, le dispositif structural sur lequel repose l'autorité de ces notables « éclairés » dans le champ national. En outre, le principal mérite de cette approche est qu'elle incite à une lecture plus historique de ce phénomène. En éclairant le mode de reproduction de cette élite, elle permet de mieux comprendre la dynamique des contradictions internes qui conduisent à transformer profondément ce dispositif de pouvoir6.

Le Council on Foreign Relations (L. Shoup et W. Minter, 1977) a été le principal maître d'oeuvre de ce projet. Ce shadow cabinet privé réunissait une petite élite de professionnels, comme McCloy, Dulles, Black, Hoffman. . ., qui se sont mis au service de l'effort de guerre, au nom de « noblesse oblige », avant de poursuivre une double carrière de grands notables, tant dans les affaires que dans la politique. Pour la réalisation de cet objectif stratégique, ils se sont appuyés sur tout le réseau d'institutions à vocation internationale qu'ils avaient contribué à créer (Banque mondiale, CIA, USAID...) ou qu'ils contrôlaient (Fondations Ford, Rockefeller, Carnegie...). Cette cultural cold war (selon l'expression de Lasch, cité par E. Berman, 1983, p. 14) reposait sur «la création par des institutions éducatives de tout un réseau mondial des élites dont la conception du gouvernement et l'attitude à l'égard des changements seraient à la fois efficace, professionnelle, modérée et positive, sans menacer les intérêts de classe des entrepreneurs, comme Carnegie, Ford et Rockefeller, qui avaient créé les fondations » (ibid., p. 15). La politique de développement, menée avec l'appui financier des institutions internationales, par des technocrates formés à l'école américaine, visait à éliminer progressivement les ferments révolutionnaires dans ces pays qui émergeaient tout juste de la guerre ou de la tutelle coloniale. La mise en œuvre de cette stratégie de containment culturel a été réalisée de manière très rationnelle et avec un grand luxe de moyens. La tâche fut répartie entre les différents réseaux d'institutions — institutions internationales, privées ou étatiques -, que cette élite contrôlait, tout en préservant un cloisonnement opérationnel, essentiel à sa crédibilité. Ou du moins, comme on l'a vu à propos de l'ICJ, son apparence (voir aussi E. Berman). Dans cette division du travail d'exportation symbolique, les fondations privées occupaient une place centrale, tant en assurant la liaison avec le monde savant, que parce qu'elles étaient depuis le début du siècle l'outil privilégié de conception et de mise en œuvre des politiques réformistes de Y establishment libéral (B. Howe, 1982). Elles ont ainsi servi à mobiliser le monde universitaire - qu'elles avaient contribué à construire — pour fabriquer une internationale des experts : «Linking the modernizing elites of the world»

5 - R. Barnet (1972) donne une description d'autant plus lucide de ce processus de construction d'une élite impériale qu'il en est un produit, même s'il a ultérieurement pris ses distances (voir Education of a Governing Class, chap. 3, p. 49-75). 6 - À cet égard, il est tout à fait révélateur que les critiques savantes mettant en évidence cette « conspiration des élites » paraissent à la fin des années 1970, alors que les structures sociales de ce pouvoir sont en passe d'être profondément remises en question. Leur travail de dénonciation tombe à plat, car il apparaît totalement déphasé par rapport au nouveau marché - à la fois fortement politisé, très concurrentiel et pro- fessionnalisé — des policy studies, qui est alors en plein essor (J. Smith, 1991 ; D. Stone, 1996). La trilatérale, exposée par ces auteurs comme le couronnement de cette conspiration internationale des élites, n'a guère été qu'une ultime tentative pour relancer une alliance élitiste, minée par des contradictions internes que la crise vietnamienne n'a fait qu'accentuer (S. Gill, 1990).

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(selon les termes de F. Sutton, vice-président de la Fondation Ford, cité par E. Berman, p. 33). Les stratégies d'internationalisation ne font souvent que reproduire hors des frontières un dispositif de pouvoir qui a fait ses preuves dans l'espace national.

La diffusion d'un nouvel impérialisme symbolique ne prend toute son efficacité que lorsque cette culture importée réussit à être assimilée et intériorisée au point d'apparaître comme allant de soi. Et ce processus prend au moins une, sinon plusieurs générations. De ce fait, ce n'est pas seulement le contexte géopolitique qui a changé, mais ce sont aussi les dispositifs de la reproduction des élites qui se sont quelque peu transformés, en faisant une part plus grande à la compétition scolaire aux dépens du capital social hérité. Dans la mesure où elle s'est poursuivie sur plusieurs décennies, cette stratégie hégémonique pouvait d'autant moins rester à l'écart de ces bouleversements domestiques — et des luttes qui les accompagnaient - qu'elle se jouait, dans une large mesure, autour de l'exportation du modèle américain de reproduction de la classe dominante et des valeurs qui le sous- tendent.

Ces transformations ne se font pas sans heurts. Et ces luttes sont exacerbées par les contradictions inhérentes à ce projet d'une «démocratie élitiste», conçu et porté par un petit noyau de learned men, soucieux de progrès social et de moralité civique, mais très respectueux des intérêts du grand capital financier dont ils sont les héritiers, les collaborateurs ou les bénéficiaires7. À plus d'un titre, ce champ de pratiques internationales fonctionne donc comme un microcosme traversé par les oppositions entre les différentes fractions dominantes. De surcroît, la compétition entre les différentes espèces de capital social y est exacerbée, parce qu'elle se double d'un conflit entre générations.

Si les notables monopolisent les premiers rôles de la scène internationale, ils s'entourent volontiers de cadets souvent issus de leurs cercles sociaux ou familiaux. La différence de génération interdit toute concurrence de la part de ces protégés très dépendants, car mal rémunérés et sans perspectives de carrière en dehors des recommandations fournies par leurs mentors8. Le capital financier, les compétences culturelles et les prédispositions sociales requises par ces fonctions en font ainsi un des points de passage obligés dans la reproduction du modèle du notable de l'international9.

Cette construction familiale de la compétence

internationale représente aussi, comme l'a montré Braudel, une stratégie traditionnelle de minimisation des risques inhérents à une «économie-monde»10. Cependant, la croissance rapide du champ des pratiques internationales tend à remettre en question ce modèle n, car la multiplication des carrières internationales offre désormais la possibilité aux cadets de concurrencer leurs aînés, en faisant valoir leur expérience de la gestion des nouvelles bureaucraties internationales12. Ils connaissent mieux que quiconque les multiples rouages institutionnels, ainsi que toutes les

7 - Et cela d'ailleurs avec d'autant plus de succès que ces business lawyers, comme les frères Dulles, étaient intimement convaincus que l'intérêt de l'Amérique, voire du «monde libre», se confondait avec celui de leurs clients (P. Grose, 1994, p. 118). 8 - « L'ICJ attirait de jeunes activistes désireux de promouvoir la rule of law. Les responsables du service juridique (au nombre de quinze en 1963) gagnaient beaucoup moins que leurs collègues du privé [...]. Mais ils exerçaient des responsabilités importantes, avec une grande indépendance, lorsqu'ils exposaient des gouvernements fautifs à la vindicte publique. Grâce à l'expertise acquise dans ce type de tâches, plusieurs ont accédé à des postes importants : Karel Vasak est allé à la Communauté européenne, d'autres sont devenus des consultants pour de nouveaux gouvernements, comme la Libye ou le Congo [...]» (H. Tolley, p. 54). 9 - Voir la carrière d'Herter, qui fut le premier à occuper le poste de US trade representative, créé par Kennedy. Tenté par le Foreign Service, cet héritier d'une bourgeoisie cosmopolite devient l'assistant d'Hoover, notamment lors des négociations sur la SDN et pour des missions de bienfaisance en Russie ; mais son mentor lui conseille de s'orienter vers une carrière dans les affaires. Et, à part quelques épisodes temporaires, comme une mission parlementaire pour le plan Marshall en 1947, ce n'est que quarante ans plus tard, à la fin d'une longue carrière de politicien du Massachusetts, qu'il retrouve ses intérêts de jeunesse pour l'international (S. Dryden, p. 57). 10 - Que l'on retrouve encore dans les entreprises multinationales, où les réseaux d'épouses jouent un rôle essentiel (A. C. Wagner, 1997, p. 225-226). 11 — Ce modèle — qui n'est d'ailleurs pas exclusivement américain — se reproduit dans les pays du Sud. Ainsi, selon Burgenthal, un des pères fondateurs de la Cour interaméricaine des droits de l'homme, dont il fut membre, puis président, la première génération des juges se recrutait parmi les grands notables : anciens ministres ou ambassadeurs, très hauts magistrats ou professeurs réputés... Ces juristes distingués étaient aussi des politiques... condamnés à l'exil, voire pour certains à une période d'emprisonnement par les régimes militaires qui dominaient l'Amérique latine dans les années 1970. Cet interlocuteur nous fait remarquer que, paradoxalement, depuis la reconnaissance de la Cour par les nouveaux régimes plus démocratiques, «the composition of the Court, in terms of people, is more mediocre... » Les notables ont retrouvé leurs positions d'État et l'accroissement du nombre des dossiers s'accommode mal d'un certain dilettantisme. Les nouveaux juges - au moins au premier niveau de juridiction — se recrutent davantage dans les rangs moyens de l'université ou de la bureaucratie judiciaire. 12 - Lorsque Sean McBride réoriente l'ICJ vers des stratégies plus institutionnelles et que, parallèlement, les grandes organisations internationales commencent à accorder plus d'importance à la question des droits de l'homme, cette convergence se traduit par l'ouverture de nouvelles opportunités de carrière pour les jeunes stagiaires. «Les jeunes juristes recevaient des bourses pour des stages au secrétariat, qui pouvaient

28 Yves Dezalay et Bryant Garth

« ficelles » du métier qui permettent de maximiser les possibilités tactiques offertes par ces organisations, notamment en jouant sur le réseau des pairs. Et ce sont ces ressources qu'ils vont cultiver pour s'émanciper de la tutelle de leurs mentors. L'expansion du champ des pratiques internationales s'accompagne de tensions internes qui redoublent l'effet des crises politiques. La professionnalisation et l'autonomisation des organisations internationales apparaissent comme une réponse à la remise en question de l'autorité des notables. Elles accélèrent l'émergence d'un marché international de l'expertise d'État (Y. Dezalay et B. Garth, 1996a).

Un establishment en crise

Les années I960 voient à la fois le couronnement et la remise en cause de ce modèle stratégique des notables de la guerre froide. Bien que n'appartenant pas lui-même au CFR, Kennedy s'entoure de purs produits de Y eastern establishment pour cultiver l'image d'un gouvernement de l'intelligence, qui réunit «the best and the brightest»1^. Il adopte aussi la stratégie des wise men, qui implique de manier simultanément la carotte et le bâton. L'Alliance for Progress élargit et officialise l'objectif assigné jusque-là aux fondations philanthropiques : la construction d'une alliance des élites professionnelles au service d'une politique de modernisation, théorisée par Rostov/, comme un antidote au communisme (P. Smith, 1996). En attendant que cet « high-minded attempt by the US to make friends - quite literally in the sense of creating the friends » (ibid., p. 153) porte ses fruits, la CIA et ses protégés s'emploient à pourchasser tous les mouvements de gauche, soupçonnés de sympathies castristes. Après l'assassinat de Kennedy, cette double stratégie s'infléchit en faveur de la répression, d'autant que la politique de modernisation s'essouffle ou rencontre ses limites. La deuxième partie de la décennie est donc marquée par un accroissement des contradictions inhérentes à cette stratégie hégémonique. Et l'intervention au Vietnam ne fait qu'exacerber ces difficultés en faisant éclater le consensus interne à V establishment, au fondement de ce partage des tâches14, aussi opposées que complémentaires, sur lesquelles repose une politique impériale.

Ces tensions se manifestent d'autant plus fortement dans les institutions chargées de mener le combat sur le terrain des idées, qu'elles se situent précisément au

refour du champ du pouvoir et de celui du savoir. On ne peut qu'être frappé par la concomitance des crises qui affectent les principales organisations de la philanthropie et des droits de l'homme : révélation des financements occultes de l'ICJ par la CIA, en 1967, enquêtes et critiques du Congrès visant les privilèges fiscaux et le caractère occulte des fondations philanthropiques, menées par le populiste Pattman, de 1965 à 1969 (W. Nielsen 1985). Même une organisation comme Amnesty International, qui a pourtant pris une certaine distance avec cette stratégie élitiste et partisane, n'échappe pas à ces contradictions. Elle traverse, dans les années 1966-1967, une grave crise qui provoque la rupture avec les pères fondateurs.

La contestation est interne au système ; elle émane de cadets, souvent d'autant plus lucides sur le double jeu de leurs aînés qu'ils prennent conscience des limites d'une idéologie méritocratique qui les a profondément marqués. Car la politique d'investissements savants, sur laquelle Y eastern establishment fonde sa légitimité, contribue aussi à remettre en cause l'homogénéité sociale et le consensus implicite qui faisaient sa force. L'autonomisation des campus de l'Ivy League et l'élargissement (très relatif) de leur recrutement social ouvrent la porte des réseaux de Y establishment à des nouveaux venus, d'autant moins disposés à en accepter l'idéologie et la hiérarchie qu'ils ne sont pas passés par les prep schools, comme Groton, Saint-Paul, Andover, Exeter. . ., tous ces lieux où la génération précédente des wise men avait acquis très tôt cet habitus social, mélange de connivence, d'internationalisme, de

aller jusqu'à un an; et les plus prometteurs étaient recrutés comme regional officers. Les cadres expérimentés poursuivaient leur carrière dans des organisations internationales comme l'ONU, le BIT, la FAO, l'OMS ou le WIPO. Suivant l'exemple de McBride qui accéda à l'international après avoir fait ses preuves dans la politique nationale, les jeunes qu'il avait recrutés sont devenus des administrateurs dans un réseau d'institutions mondiales en plein essor» (H. Tolley, p. 111). Michael Posner, l'actuel directeur du Lawyers Committee for Human Rights, fut l'un de ces interns (p. 221), introduit par son mentor, le dean Franck Newman, l'un des pionniers américains des droits de l'homme. Mais, comme il le note lui-même, « there was no jobs at that time in HR. . . ». Heureusement pour lui, c'est à cette époque que se constitue le Lawyers Committee dont il devient Y executive director, après avoir été parrainé par Newman (voir infra). 13 — Selon son porte-parole, Sorensen, Kennedy voulait constituer un ministry of talents, et se flattait d'avoir nommé pas moins de quinze Rhodes scholars à des postes de responsabilité (P. Smith, 1991, p. 125). 14 - Une anecdote illustre bien ce climat de consensus qui facilite le partage des tâches. David Rockefeller, président du CFR, aurait proposé à son ami Allen Dulles la présidence de la Fondation Ford s'il renonçait à la direction de la CIA, qu'il ambitionnait (P. Grose, 1994, p. 336).

Droits de l'homme et philanthropie hégémonique 29

pragmatisme et de «noblesse oblige», qui dictait ses choix stratégiques parce qu'il était au fondement de sa vision politique15.

Ainsi, ce sont des jeunes action intellectuals, comme Barnet ou Raskin, parfaitement représentatifs des scholarly policy thinkers, cooptés par le foreign policy establishment, qui fondent l'Institute for Policy Studies, un des principaux foyers intellectuels d'une nouvelle gauche, radicalisée par son opposition à la guerre du Vietnam (P. Smith, 1991, p. 159)- Plus généralement, cette contestation se développe dans des campus qui avaient pourtant été parmi les principaux bénéficiaires de la politique d'investissements savants menée par Y eastern establishment. La multiplication des étudiants - et plus encore la relative diversification de leur recrutement social - remettent en question les fondements mêmes d'un modèle de reproduction éli- tiste, dans lequel les collèges de l'Ivy League garantissent un accès quasi automatique aux institutions de Wall Street ou Washington. La saturation de ces filières élitistes incite les diplômés les moins dotés en capital social - et/ou les plus motivés idéologiquement - à investir de nouveaux espaces de pratiques professionnelles, comme ceux qu'ouvrent les programmes d'assistance au développement, lancés au nom de l'Alliance for Progress ou les multiples projets d'intégration sociale qui relèvent de la Great Society (P. Smith, 1993). En les conduisant à se rapprocher des groupes sociaux dominés, cette orientation professionnelle les rend encore plus conscients des limites inhérentes à cette politique hégémonique.

La révolte de ces nouvelles générations est le produit de leur déception. Exclus des voies royales qui avaient permis à leurs aînés — ou à leurs condisciples, plus riches en capital social — d'accéder aux filières de pouvoir, comme les grandes firmes de Wall Street ou le State Department, ces nouveaux venus découvrent que la stratégie alternative d'investissements dans l'idéalisme aboutit bien souvent à une double impasse, en termes de carrière mais aussi d'efficacité des politiques poursuivies. En prenant conscience que le progrès social ne va pas forcément de pair avec le développement économique, ils comprennent aussi qu'ils ont été les dupes de l'idéologie technocratique, méritocratique et réformiste, prônée par les action intellectuals de Kennedy. Il n'est d'ailleurs pas sans intérêt de noter qu'avec quelques années de recul, cette crise des années I960 est analysée par les stratèges de la tricontinentale comme les « excès » d'une « decade of democratic surge and of the reassertion of

democratic egalitarianism » qui menacent la « gover- nability of democracies » (Huntington, cité par H. Sklar, 1980, p. 36).

La relève par des professionnels

Situées au croisement de la politique et du monde savant, fortement chargées d'idéologie, les organisations de la philanthropie et des droits de l'homme sont directement affectées par cette double crise, structurale et impériale. La contestation du monopole de Y eastern establishment dans le champ du pouvoir d'État ébranle tout l'édifice de l'hégémonie américaine. Elle provoque aussi des mutations institutionnelles et des évolutions organisationnelles qui sont à l'origine de la pro- fessionnalisation et de l'autonomisation de ces espaces de pratique.

Ainsi, Nielsen considère que les critiques du Congrès ont joué un rôle salutaire pour pousser à la rénovation d'un secteur intellectually moribund et qui avait trop tendance à fonctionner en circuit fermé, dans un sorte de «cocon», qui le mettait à l'abri de tout débat public sur ses choix stratégiques. Pour enrayer les suspicions suscitées par cette gestion quasi occulte, l'univers des fondations a dû se réorganiser et se rationaliser : mise en place d'un centre d'information sous le nom de Foundation Center, modernisation et relance du Council on Foundations dont la revue, Foundation News, s'efforce de se transformer en une véritable publication professionnelle. Parallèlement, la systématisation du recrutement d'un professional staff 'conduit à la «gradual emergence of a functioning, interactive philanthropie community » {ibid., p. 32).

À la même époque, la Fondation Ford devient une sorte de champion de la professionnalisation de l'activisme en matière sociale et raciale : lutte contre la pauvreté, développement communautaire, défense et intégration des minorités, lancement des centres de public interest law... La Fondation est sur tous ces fronts, où elle soutient et finance les efforts de jeunes réformateurs, fortement marqués par l'idéalisme des campus. Parallèlement, à l'étranger, elle réoriente ses interventions - qui finançaient

15 - Ainsi, dans leur biographie des wise men, qui furent les principaux stratèges de la guerre froide. Isaacson et Thomas (1988) soulignent l'importance des prep schools et des collèges les plus ouvertement élitistes pour l'acquisition de l'habitus à la fois pragmatique, aristocratique et internationaliste de ces professionnels des affaires, qui se revendiquent comme une sorte de « noblesse d'État », au-dessus des querelles de partis, afin de mener à bien leur croisade planétaire contre le communisme (voir notamment, p. 27 et plus généralement, chap. I, « World of their own »).

30 Yves Dezalay et Bryant Garth

jusque-là essentiellement des gros programmes d'investissement universitaires - vers des objectifs plus ciblés mais aussi plus politiques, notamment la constitution de centres de recherche abritant les intellectuels de gauche menacés par les régimes militaires d'Amérique latine. C'est cette réorientation stratégique qui va la conduire à apporter un soutien très actif aux mouvements des droits de l'homme qui se constituent pour défendre les victimes du terrorisme d'État. Par une sorte de paradoxe, ces initiatives qui amènent la Fondation à prendre le contre-pied de la stratégie de la CIA sont couvertes par l'autorité d'un wise man, pur produit du FPE, McGeorge Bundy (D. Wise, 1961) - dont le frère fut l'un de ces gentlemen spies dont s'était entouré Allen Dulles (P. Grose, 1994). McGeorge avait opté pour une carrière combinant la politique et l'université. Harvard dean à trente-quatre ans, il met ses relations savantes au service de Kennedy pour constituer le groupe des action intellectuals, avant de devenir son conseiller for national security affairs. Ce mélange de capital social, savant et politique lui permet de lancer la Fondation dans ces programmes à forte visibilité politique, qui en font une sorte de shadow State, tant au niveau national que dans l'espace des relations internationales. La Fondation Ford devient ainsi l'emblème de la poursuite de la stratégie réformatrice de X establishment libéral. Cet activisme la met aussi quelque peu en porte-à- faux dans le champ du pouvoir, car le « bourbier vietnamien» divise V establishment et souligne les contradictions de cette stratégie - particulièrement en Amérique latine, où les régimes militaires se multiplient avec l'appui du State Department. La contre-révolution conservatrice va en faire son bouc émissaire et lui susciter des concurrents qui vont copier sa stratégie de mobilisation du monde savant au service d'un projet politique. Ces initiatives de la Fondation Ford donnent donc le coup d'envoi d'un processus de pro- fessionnalisation de l'activisme militant que la politisation de ce champ de pratiques ne va faire qu'accélérer (voir infra). C'est le même processus qui participe d'une rationa

lisation et d'une division du travail de domination que l'on peut observer dans le domaine des relations internationales. À cet égard, il est significatif que ces nouvelles orientations, qui s'inscrivent pourtant dans le prolongement direct de la stratégie du foreign policy establishment visant à « créer des amis de l'Amérique » , conduisent les activistes de la Fondation Ford à s'opposer à cet autre pilier de la pax americana qu'est la CIA. En même temps, cette division des tâches entre des institutions, qui se construisent en s'opposant, rend plus délicate la gestion des contradictions qui sont inhérentes à cette politique de domination, mais que la connivence entre les membres de 1: 'establishment avait permis jusque-là de gérer de manière aussi pragmatique que discrète. La professionnalisation de ces pratiques autour d'institutions revendiquant leur

mie progresse au même rythme que se détériorent les réseaux de connivence sociale sur lesquels reposait la façade de consensus politique, qui faisait la force de X eastern establishment.

Si la guerre froide est très directement à l'origine de ces organisations rivales qu'étaient PAIJD et l'ICJ, c'est moins une nouvelle donne politique que le souci de se démarquer de ces organisations aussi partisanes qu'éli- tistes qui a marqué la construction d'Amnesty International. Bien que très proches de l'ICJ, du moins jusqu'aux révélations sur les financements occultes de la CIA, ses fondateurs marquent leur distance par leur volonté de mettre sur pied une organisation de masse, financée exclusivement par ses militants, dont le juri- disme et « l'affichage quasi obsessionnel de la neutralité » ne peuvent se comprendre que par opposition aux choix idéologiques qui avaient mis les droits de l'homme au service de la guerre froide. Cependant la rupture n'est pas totale. Certes, alors que les notables privilégiaient la bataille sur le terrain des « standards » juridiques, les campagnes de masse visent des objectifs très concrets. Mais dans cette stratégie de mobilisation du «tribunal de l'opinion publique», les notables restent des atouts non négligeables, car ils commandent l'accès à la scène médiatique. Cette organisation de masse, qui a un grand souci de la démocratie interne, reste cependant une structure duale : à côté de la masse des militants, il y a les grands noms, dont on mobilise la notoriété à l'occasion des missions, comme pour accroître l'audience auprès des médias.

Amnesty se constitue tout autant en rupture que dans la continuité avec l'ICJ. Certes, ses fondateurs manifestent très clairement qu'ils entendent rompre avec une utilisation partisane des droits de l'homme. Ainsi, dès le lancement de la première grande campagne internationale dans l'Observer et Le Monde, Benenson propose la notion des three networks, selon laquelle les groupes d'Amnesty International doivent adopter simultanément trois prisonniers politiques, pour mieux affirmer leur totale impartialité à l'égard des trois grands blocs, communiste, occidental et tiers-mondiste. C'est cette même volonté de se démarquer des organisations à caractère plus politique qui l'incite à limiter très strictement les objectifs et le mandat de la nouvelle organisation, en privilégiant les prisonniers enfermés pour l'expression de leurs opinions, à l'exclusion de ceux qui ont

16 - Ainsi, un responsable nord-américain d'Amnesty International nous raconte leur satisfaction à avoir réussi à réunir sur le même podium Joan Baez et William Buckley, un des « faucons » de l'anticommunisme. La photo fut d'ailleurs abondamment diffusée. Mais c'est le même souci qui interdit la prise en charge de prisonniers politiques, accusés d'actions violentes, comme Mandela. Enfin, le souci d'une présence globale participe de cette volonté d'apparaître neutre.

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commis ou encouragé des actes de violence. En dépit de ces nouvelles orientations affichées, la continuité est très forte. La plupart des fondateurs d'Amnesty sont aussi des dirigeants de Justice, le chapitre britannique de l'ICJ. D'ailleurs, Justice et McBride, secrétaire général de l'ICJ, soutiennent publiquement la nouvelle organisation qui recourt, elle aussi, aux notables du droit comme observateurs lors de grands procès politiques ou pour des missions d'enquête à haute visibilité. Cependant, ces juristes ne se cantonnent pas à leur milieu professionnel. De manière beaucoup plus systématique que les notables de l'ICJ, ils s'efforcent de mobiliser l'opinion publique, en s'appuyant sur des journalistes bienveillants, comme David Astor, editor de V Observer et vieil ami de Benenson. Ces journaux ne se contentent pas d'ouvrir leurs colonnes, ils financent aussi les premières missions d'enquête. Sans pour autant négliger l'autorité sociale et les réseaux discrets d'influence des notables, la priorité est donnée désormais à la mobilisation de groupes de sympathisants que l'on espère aussi nombreux que divers. Pourquoi cette innovation? On peut y voir une réaction contre les excès d'une utilisation trop ouvertement partisane des droits de l'homme. Elle tient sans doute aussi à la position sociale des pères fondateurs d'Amnesty International. Tout en appartenant à la même petite élite de privilégiés, ils sont aussi plus distants des lieux de pouvoir. Benenson est un ancien d'Eton, la plus aristocratique des public schools britanniques, comme nombre de ses amis ; mais en même temps, ses origines juives et son catholicisme témoignent d'une certaine distance à l'égard de l'orthodoxie dominante. Contrairement à l'ICJ, conçu et contrôlé par les lawyers politiques du CFR; Amnesty apparaît davantage comme le produit d'initiatives individuelles, moins motivées par des stratégies d'État que par un souci moral ou des convictions religieuses (catholiques pour Benenson et Swann, quaker pour Baker). Cependant, là encore, il s'agit davantage de nuances que de différences fondamentales. L' attorney general, sir Elwyn Jones, et le lord chancellor, lord Gardiner, sont ainsi membres d'Amnesty, dont plusieurs des pères fondateurs poursuivent des carrières de grands notables professionnels, tel Peter Archer {Labour MP, solicitor general, puis aujourd'hui lord Archer, QQ, Louis Blom-Cooper (aujourd'hui sir Louis, QC, nommé en 1989, chairman of the Press Council, puis en 1993 independent commissioner for Northern Ireland's paramilitary holding centres). D'ailleurs, comme pour l'ICJ, la révélation publique de cette relative ambiguïté des relations entre Amnesty et le pouvoir d'État provoque une grave crise dans les années 1966-1967. À la suite d'un rapport sur des actes de torture commis par l'armée britannique à Aden, confié à la section suédoise et occulté par le secrétaire général Swann, lui-même ancien d'Eton et catholique, qui aurait préféré utiliser son appartenance au British Foreign Service pour faire des pressions discrètes, Benenson se brouille avec son successeur, puis avec McBride. Et cette dispute interne débouche sur un scandale public lorsque la presse révèle que Swann aurait travaillé pour le British intelligence Service et que

son, de son côté, aurait accepté des fonds du gouvernement britannique pour une mission en Rhodésie... Peu après, les révélations sur le financement de l'ICJ par la CIA amplifient la crise. Heureusement, contrairement à l'ICJ. qui a dû opérer une complète révision de ses objectifs et de son mode de fonctionnement, Amnesty a pu s'appuyer pour sortir de cette crise sur une base militante déjà bien élargie et active. En disqualifiant la diplomatie de la connivence chère aux notables, cette crise a sans doute accéléré la transformation en organisation de masse, s'appuyant sur le travail collectif d'un petit groupe d'experts. Ce nouvel état-major de jeunes professionnels tend à se substituer au dilettantisme et à l'amateurisme des notables de la première génération. Un certain nombre d'indicateurs témoignent de cette évolution. Dans les années I960, 900 prisonniers sont pris en charge avec un personnel et un budget très réduits : 10 000 livres sterling, un salarié à plein temps et un à mi- temps. En 1981, les chiffres correspondants sont de : 4 000 prisonniers, pour 250 000 membres, un budget de 2 millions de livres sterling et un staff 'de 150 personnes. Cette croissance rapide s'explique parce que l'organisation prend en charge de nombreuses tâches de représentations et de contacts, «at the world's top tables» (E. Larson, 1979, p. 30), jadis assumées bénévolement par les notables. La croissance s'accélère, en grande partie sous l'impulsion de la branche américaine dont les effectifs triplent de 1985 à 1989 pour atteindre 400 000 membres. En 1991, pour ses trente ans, Amnesty International compte un million de membres (dont la moitié aux É.-U.) ; elle dispose d'un budget de 11 millions de livres sterling (contre 23 millions de dollars pour Amnesty International-É.-U.) et elle s'appuie sur un staff de 260 personnes, qui est reconnu comme une des sources essentielles de compétence en matière de droits de l'homme. C'est aussi un des lieux privilégiés pour qui souhaite l'acquérir (G. Wade, 1995).

La politisation de la philanthropie

Si la deuxième moitié des années I960 marque effectivement un tournant dans l'essor et la restructuration de ces espaces de pratique, il ne faut pas exagérer cette rupture entre l'ère des notables et l'émergence d'un marché professionnel. Car les continuités sont nombreuses, au niveau des institutions comme des individus.

La montée en puissance d'une contre-révolution conservatrice constitue l'élément moteur dans la recomposition de ce champ de pratiques au cours des deux dernières décennies. Cependant, cette contre- offensive s'est inspirée de la stratégie de mobilisation savante sur laquelle Y eastern establishment avait construit la légitimité de son pouvoir. Ses consé-

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quences sont donc contradictoires : l'essor d'un activisme de droite entraîne des effets de repositionnement des institutions réformistes, comme la Fondation Ford, de plus en plus identifiée aux revendications des mouvements sociaux dominés. La polarisation du champ s'accentue fortement. Mais en même temps, la similitude des dispositifs facilite les échanges institutionnels, voire la mobilité des opérateurs, au sein de cet espace de pratiques qui commence à fonctionner comme un champ professionnel17, non pas en dépit de sa politisation croissante, mais précisément grâce à elle.

La compétition entre des productions idéologiques antagonistes, émanant de producteurs savants ayant des caractéristiques voisines, permet à cet espace de fonctionner comme un champ dont l'essor est alimenté par cette dynamique de surenchère. Les think thanks de droite et de gauche s'opposent constamment, mais l'existence de ces adversaires politiques représente, pour chacun des camps, le meilleur argument de marketing auprès de leurs clientèles et de leurs sponsors respectifs.

En même temps, il est bien évident que cette surenchère dans le lobbying et la mobilisation de l'opinion transforme profondément le mode de fonctionnement de ces institutions, ainsi que leur place dans le champ du pouvoir, notamment, en raison du structural pull (S. Strange, 1988) que ce nouveau marché de l'expertise, dominé par les institutions américaines, exerce en dehors des frontières. Par une sorte de paradoxe, ce marché à vocation internationale est en passe de réaliser l'objectif des wise men — construire une internationale des élites professionnelles —, alors même qu'il a fait éclater tout le dispositif social sur lequel reposait cette stratégie : notamment toutes ces filières — Groton, Skull & Bones, Langley. . . - qui produisaient l'homogénéité de Y establishment.

Si la politisation accélère indirectement le processus de professionnalisation, celui-ci bénéficie aussi d'une reconversion des héritiers qui investissent le terrain professionnel et celui des droits de l'homme pour lancer une contre-offensive dans le champ du pouvoir d'État.

Dès lors que la contre-révolution conservatrice précipite l'éclatement de la façade d'unité, cultivée par Y establishment libéral, les différentes fractions qui le composent retrouvent leur marge de manœuvre institutionnelle. Les uns rejoignent le camp de la nouvelle droite qui part à la conquête de l'État en s'ap- puyant sur des organisations de propagande

gique à façade scientifique : American Enterprise Institute, Hoover Foundation, Heritage Foundation, Cato Institute... (J. Smith, 1991, p. UOsqX Les autres se servent de tout cet ensemble d'institutions - fondations, associations professionnelles, universités, ONG... - où leurs positions demeurent encore très fortes, pour multiplier les contre-feux face à cette offensive ultra-conservatrice et populiste. De ce point de vue, le terrain des droits de l'homme offre de nombreux avantages. Cette conjoncture politique conduit la nouvelle gauche à n'y voir qu'une manœuvre de diversion.

Après la présidence Nixon, qui marque la défaite politique de ['eastern establishment, Carter et les stratèges de la trilatérale s'efforcent de réactualiser le grand dessein d'une alliance internationale des notables, en compensant la perte des illusions technocratiques et méritocratiques par un certain nombre d'emprunts à l'idéologie des droits de l'homme. Car les chocs pétroliers, la crise du dollar et les revendications tiers-mondistes mettent à mal la foi dans le rêve américain de l'avènement d'une classless society, grâce aux effets de nivellement d'une croissance économique indéfinie. Comme le constate cyniquement Huntington, la conjoncture de crise oblige à limiter les aspirations des dominés vers plus d'égalité mais aussi plus de prospérité, sous peine de rendre les démocraties ingouvernables. De ce point de vue, le discours en faveur des droits de l'homme offre tous les avantages d'une idéologie de rechange qui échappe aux dures lois de l'économique18. Pour la nouvelle gauche, ce discours vertueux n'est autre qu'un «moral mask on the face of trilateralism » (H. Sklar, 1980, p. 29). «Human rights, trilateral style is a move played in the game of world politics » {ibid., p. 30). Cette nouvelle tactique offrirait l'avantage de tourner la page sur l'échec vietnamien et les exactions perpétrées 19 par les dictatures militaires, avec la connivence, sinon l'appui de la CIA, tout en prenant le contre-pied des revendications

17 — Ainsi, Jeanne Kirkpatrick, ambassadeur de Reagan à l'ONU, célèbre pour avoir pris la défense des dictatures militaires amies de l'Amérique, faisait partie d'un petit groupe d'intellectuels et de hauts fonctionnaires, très proches de Humphrey, qui ont rompu avec le Parti démocrate, après la défaite de 1972, pour rejoindre les forces conservatrices qui se regroupaient autour de think tanks, comme l'American Enterprise Institute ou le magazine Commentary (J . Conaway, «Jeanne Kirkpatrick, the ambassador from commentary magazine », in Washington Post, 1er novembre 1981). 18 - «Le moralisme revient régulièrement comme expression idéologique de l'impérialisme américain en période de crise : c'est ce que nous avons à offrir au monde, à la place de toute transformation fondamentale de l'ordre économique ou social» (James Petras, «President Carter and the "new morality" », in Monthly Review, juin 1977, p. 38, cité par H. Sklar, 1980, p. 30). 19 - Entre autres, celles de Pinochet qui ont soulevé une vague de réprobation grâce à la couverture assurée par la presse libérale, notamment le New York Times.

Droits de l'homme et philanthropie hégémonique

tiers-mondistes20. En effet, la majorité de ces nouveaux régimes ne se montrent guère soucieux de respecter les formes de la démocratie libérale. Parallèlement, et de manière plus classique, ce légalisme sert à faire pression, à l'occasion des procès des dissidents, sur un bloc communiste affaibli par la crise économique. Bref, cette arme symbolique permettrait de poursuivre l'entreprise hégémonique, entreprise au nom de la guerre froide, tout en se démarquant des « erreurs » tactiques commises par les prédécesseurs dans les jungles du Vietnam ou les stades de Santiago... Ces critiques ne sont pas sans pertinence ; elles

sont aussi dictées par la stratégie politique de leurs auteurs. Et c'est précisément le déplacement des positions dans ce jeu stratégique - avec la victoire électorale de la contre-révolution néo-libérale - qui contredit ex post ce diagnostic très critique. Au lieu de n'être que le simple masque d'une stratégie hégémonique, l'espace des droits de l'homme va conquérir son autonomie en devenant l'enjeu d'une lutte politique entre les nouveaux détenteurs du pouvoir d'État et une coalition assez large qui réunit la fraction la plus libérale 21 de l' establishment et une gauche plus militante, issue du mouvement des droits civiques (ACLU, NAACP...).

Cette alliance se concrétise autour d'une troisième génération de mouvements de défense des droits de l'homme, bien distincte des précédentes. À l'opposé d'Amnesty, le HRW affiche ouvertement des objectifs plus politiques, mais aussi un profil plus élitiste. Il ne s'agit plus de se démarquer d'une stratégie occulte des notables d'État, comme c'était le cas dix ans plus tôt. Au contraire, ces dirigeants professionnels décident d'investir le terrain des droits de l'homme pour contester les orientations d'une nouvelle droite ultra-conservatrice qui habille sa lutte contre les institutions de l'État social des couleurs d'une croisade anticommuniste. Et dans ce combat, dont l'enjeu est au moins autant intérieur qu'international22, cette nouvelle élite de praticiens n'hésite guère à mobiliser tout son capital social de relations ou l'autorité sociale des institutions professionnelles qu'elle contrôle 23.

Si la stratégie n'est pas sans rappeler celle de l'ICJ, les objectifs sont aux antipodes. Outre leurs convictions réformistes, inspirées du New Deal, c'est l'opposition à la guerre du Vietnam, puis aux « faucons » de la « guerre des étoiles » qui cimente cette alliance entre des activistes des droits civils et des gentlemen lawyers, prêts à se mobiliser au service de causes d'intérêt général24. Dès lors, l'ennemi principal n'est plus le régime des soviets, mais les dictatures militaires,

héritées de la guerre froide et converties par les Chicago boys à la nouvelle religion du marché. À cet égard, il est symptomatique que le US Helsinki Watch Committee (créé en 1979, à l'instigation d'Arthur Goldberg25 pour appuyer l'action des Helsinki monitors), se transforme, dès 1982, en Human Rights Watch, tout en créant une nouvelle branche, Americas Watch, sous la direction d'Aryeha Neier, lui-même un ancien de l'ACLU.

Cette nouvelle élite des droits de l'homme se distingue aussi de ses prédécesseurs par le type de capital social qu'elle mobilise. Certes, on y retrouve un petit nombre de grands lawyers, très engagés dans la politique, mais l'initiative vient principalement de grands éditeurs, notamment Bernstein, qui se sont mobilisés dès le début des années 1970 pour défendre la liberté

20 - Forts des succès de l'OPEC, les leaders du Tiers Monde s'efforcent d'imposer à l'ONU un new international economic order (MEO). 21 — Ce qui coïncide souvent avec des positions sociologiques plus marginales, comme par exemple les héritiers de la grande bourgeoisie juive qui, bien que n'appartenant pas à l'élite wasp, ont cependant suivi des parcours scolaires et professionnels très voisins. Voir infra la carrière d'un Arthur Goldberg. 22 - II est ainsi tout à fait significatif que le comité américain du Helsinki Watch ait considéré - au moins initialement - que la surveillance des droits de l'homme sur le territoire américain faisait partie de ses missions. 23 - Dans son second rapport, le US Helsinki Watch Committee se présente comme un « representative group of private US opinion leaders». De fait, le chairman Robert Bernstein, dirigeant de Random House, est aussi président de l'Association of American Publishers ; et les deux autres seniors officers, Orville Schell et Adrian DeWind sont des senior partners de grands cabinets de Wall Street. Ils sont (ou ont été) présidents de cette organisation élitiste qu'est le New York City Bar (M. Powell, 1988). Schell est chairman of the New York City Ballet et DeWind préside le Natural Resources Defense Council, une des ONG les plus actives dans le domaine de l'environnement. En outre, dans le comité on relève des sénateurs ou congressmen, des présidents de grandes universités, Chicago, MIT, Columbia, des dirigeants de grandes banques d'affaires, Lazard Frères, Salomon Brothers..., mais aussi des représentants du monde littéraire, auteurs célèbres comme Doctorow, Morrison ou Penn Warren, grands éditeurs ou critiques littéraires renommés... 24 - Ainsi, Schell, qui est un parfait représentant de Y establishment, organisa une marche de mille lawyers sur Washington, en 1970, pour protester contre l'invasion du Cambodge. Bernstein, Goldberg et Aryeha Neier furent très actifs dans 1ACLU. 25 - Cet ambassador at large du président Carter fut un des principaux négociateurs des accords d'Helsinki. Il est l'exemple de cette méritocra- tie de grands lawyers juifs qui, tout en affichant leurs convictions et leur spécificité, poursuivent une carrière, au carrefour de l'État et des grands cabinets de Wall Street, qui n'est pas sans rappeler celle des héritiers de l'establishment wasp : panner chez Paul Weiss, président de l'Ame- rican Jewish Committee (décrit dans sa notice nécrologique comme une « nationwide human rights organization »), ancien justice of the Supreme Court, nommé ambassadeur à l'ONU par Johnson, secretary of Labor de Kennedy (à qui il apporte, dit-on, le blue collar vote, grâce à ses liens avec les grandes organisations syndicales dont il est l'avocat).

34 Yves Dezalay et Bryant Garth

d'expression des dissidents, publiés par Random House26.

Cet ancrage des droits de l'homme dans le milieu littéraire et journalistique n'a pas simplement un intérêt anecdotique, car il vient renforcer une stratégie de médiatisation déjà pratiquée par Amnesty. Cependant, les positions de ces notables et leurs visées politiques amplifient le glissement du capital d'État vers le capital médiatique, déjà amorcé pour construire le « tribunal de l'opinion publique » . Surtout, la visibilité de cette lutte médiatique permet aux médias d'imposer leur logique marchande (P. Bourdieu, 1994), jusque dans le mode d'organisation de cet espace de pratiques militantes.

Des stratégies très médiatiques

À partir des années 1970, avec la multiplication des dictatures en Amérique latine, l'arrivée de Carter en 1976, le prix Nobel en 1977..., l'audience médiatique d'Amnesty International augmente considérablement. Ses campagnes de dénonciation en bénéficient ; mais, en contrepartie, la presse tend à imposer ses propres priorités27 et ses critères d'excellence... L'information doit être crédible 28. Amnesty International est ainsi amenée à étoffer progressivement son staff londonien29. Et ses équipes de professionnels de la collecte et de la mise en forme des informations, qui se substituent peu à peu aux amateurs distingués, commencent à imposer leurs propres exigences face aux militants.

La professionnalisation et la médiatisation se renforcent mutuellement, car la presse n'agit pas seulement par idéal. Comme on nous l'a répété, pour qu'une information passe, il faut qu'elle soit sexy^0. Et la compétition est rude, y compris dans le domaine de la philanthropie. Les ONG se multiplient et la concurrence pour l'attention des médias devient d'autant plus dure que cette audience détermine en grande partie leur visibilité, leur capacité de recruter et même leur budget. Les dons des entreprises et, à un moindre degré, les subventions des fondations philanthropiques sont très liés à la notoriété. Dans ces conditions, les professionnels recrutés par ces ONG sont soucieux de faire prévaloir une définition des objectifs et des modalités d'action qui leur apparaissent comme les plus efficaces par rapport à cette stratégie médiatique.

De la même manière qu'Amnesty International

avait construit son identité en s'opposant à l'ICJ, les nouvelles organisations de défense des droits de l'homme, qui se développent à partir des accords d'Helsinki, se définissent par rapport à ce qu'elles perçoivent comme les limites, sinon les lacunes de ce type de mobilisation de masse. Leurs promoteurs - qui sont d'ailleurs souvent des anciens d'Amnesty International - considèrent que celle-ci représente le « modèle à dépasser» 31. Ils lui reprochent surtout son formalisme et sa « rigidité », qui lui interdit de « coller à l'actualité ». Lorsque les régimes autoritaires inventent de nouvelles modalités de lutte (comme les brigades secrètes responsables des desaparecidos) — pour répondre précisément aux campagnes d'Amnesty International —, celle-ci met des mois, sinon des années, à trouver une riposte car elle doit préalablement en débattre démocratiquement à tous les échelons. Au contraire, les nouvelles structures, tels le HRW ou le LCHR, se veulent plus légères pour pouvoir plus aisément investir de nouveaux terrains, mettre sur pied de nouvelles stratégies et des nouveaux modes d'action - comme le lobbying en faveur de trade sanctions ou les campagnes de boycott^2.

26 - Avec notamment la création en 1973 de l'International Freedom to Publish Group, au sein de l'Association of American Publishers. 27 - Pour qu'une information passe, nous dit-on, «it has to fit into the story of the NYT foreign editor». Dès lors, pour qu'une action ait quelque chance de succès, il faut d'abord convaincre {'editorial board des grands médias. Un des responsables d'Amnesty International en a donné comme exemple la stratégie d'adoption des prisonniers politiques, « which appealed to feature editors ». 28 - Plutôt que des grandes déclarations de principe, les journalistes veulent des faits : « II faut être absolument sûr des faits, et pour cela, il vous faut des enquêteurs chevronnés plutôt que des amateurs pleins de bonne volonté. [...] Il faut toujours mettre l'expert en avant ou, sinon, les journalistes vont vous massacrer... ». Et cela d'autant plus qu'ils sont eux-mêmes bombardés d'informations par des services gouvernementaux de relations publiques, habiles à esquiver ou enjoliver les faits. 29 - Celui-ci atteint aujourd'hui une centaine de personnes. Le HRW emploie environ quatre-vingts professionnels et le LCHR, une quarantaine. 30 - Comme le commentait l'un de ces responsables : « II faut bien reconnaître que les bateaux pneumatiques de Greenpeace en train de faire la chasse aux baleiniers donnent des images beaucoup plus "sexy sur CNN qu'une campagne de signatures par Amnesty. » 31 - Cette compétition est aussi un levier pour inciter Amnesty International à se transformer à son tour. Ainsi, à la suite de l'essor d'organisations plus spécialisées sur le terrain du droit, comme le LCHR, Amnesty International s'est dotée à son tour d'un département juridique dont la responsable, après avoir suivi les cours de father Drinan à la George Washington University, avait fait son apprentissage au LCHR. 32 - «II faut être agressif et novateur [...]. Il faut trouver de nouveaux leviers de pression comme les sanctions commerciales » (dirigeant du HRW).

Droits de l'homme et philanthropie hégémonique 35

En contrepartie, ces organisations de commando sont fortement dépendantes des fondations philanthropiques. D'ailleurs, c'est précisément à cette symbiose très étroite entre professionnels de l'activisme et managers de la philanthropie qu'elles doivent leur existence. Car les fondations s'appuient essentiellement sur le jugement des pairs — c'est-à-dire en l'occurrence l'opinion du petit réseau des professionnels et des intellectuels de l'activisme philanthropique -, tant en ce qui concerne la sélection des projets que lorsqu'il s'agit d'en faire le bilan. Elles contribuent aussi à former ces nouvelles générations de professionnels : financement de séminaires de sensibilisation et de formation sur les droits de l'homme dans les campus, octroi d' internships ou de fellowships pour les jeunes diplômés qui veulent faire leur apprentissage dans une ONG, aides à la formation des responsables des «filiales» locales auprès des TANGO (transnational non-governmental organizations) qui les « nent 33

Le rôle déterminant des gestionnaires de la philanthropie dans la restructuration des organisations des droits de l'homme ne s'explique pas seulement par le fait qu'ils détiennent les cordons de la bourse. Elle tient aussi à une sorte d'antériorité. Très proches des différents pôles de pouvoir - politique, économique et savant -, les grandes fondations sont très vite impliquées dans les luttes qui s'y jouent. Ainsi, dès la fin des années I960, le double processus de politisation et de professionnalisation est déjà bien engagé. Mais il s'accélère très rapidement dans les années 1970 34, en raison d'une contre-offensive, tout à la fois sociale et idéologique, contre ce qui est dénoncé comme un « liberal monopoly on the intellectual marketplace» (P. Smith, 1991, p. 178).

Tout en dénonçant les réseaux de ce tight knit establishment, les nouveaux venus de la politique et les marginalisés du champ savant vont s'inspirer de cette tactique35. La création de toute une nouvelle génération de think tanks, comme l'American Enterprise Institute ou la Héritage Foundation, scelle cette nouvelle alliance réactionnaire qui triomphe avec l'arrivée de Reagan, en s'appuyant sur les médias pour jouer sur le double registre de la rationalité économique et de la restauration de l'ordre moral. Les succès de ces nouveaux concurrents alimentent une surenchère qui change aussi les règles du jeu. Chacun des adversaires doit accroître ses investissements dans la policy research, tout en privilégiant la mise en scène médiatique. La production de savoir importe moins que son

packaging, qui facilite la tâche des journalistes chargés d'organiser la confrontation entre les experts comme un spectacle, en faisant appel aux plus quotable des media-prof essors.

Cette surenchère dans la concurrence a permis à cet espace de pratiques de se développer et de se pro- fessionnaliser sous l'impulsion des policy entrepreneurs. Mais ces nouveaux venus ont aussi introduit la logique (et les instruments) d'un marché de grande diffusion qui s'oppose - et s'impose - à la logique du clientélisme et de la connivence élitiste, cultivée par les learned gentlemen du liberal establishment. Dans ce nouvel espace, la production de connaissance importe moins que sa diffusion parfaitement ciblée en fonction des attentes d'un marché segmenté 36.

Des «banques d'affaires symboliques »

En dépit de leur taille, de leur ancienneté et de leur prestige, les fondations proches de l' establishment libéral n'échappent pas à cette restructuration du marché des idées. D'abord parce qu'elles sont mises en situation de concurrence par les médias qui se réservent le rôle d'arbitre entre policy specialists. Mais aussi parce que c'est tout le champ savant qui se trouve bouleversé par l'irruption de cette logique marchande. Comment pourrait-il en être autrement, dès lors que la multiplication des think tanks — et plus généralement la crois-

33 - Ainsi, dans un manuel de formation sur les NGO funding strategies qui vise les Southern and Eastern NGOs, les auteurs soulignent en introduction : « En tant qu'ONG, nous sommes malheureusement liés à un "business" dans lequel c'est l'attention des médias qui détermine où va la "big money » (J. Benett et S. Gibbs, 1996). 34 — Lorsqu'il analyse l'essor de la policy research industry, J. Smith (1991) constate que les deux tiers des organismes qu'il recense ont été créés à partir des années 1970. 35 — Voir à cet égard les critiques aussi virulentes que pertinentes adressées au New Foreign Policy Network par Schuettinger, in The Heritage Foundation Policy Review, été 1977. 36 — J. Smith (ibid., p. 224-226) distingue ainsi les multiples rôles comp

lémentaires (et parfois confondus) qui coexistent dans cette industrie de la policy research : à côté de la figure classique du scholar-statesmen, on trouve désormais toute une gamme de trajectoires, aussi spécialisées que banalisées, qui combinent, à des degrés divers, l'autorité universitaire et les ressources du monde politique. Cependant, la grande nouveauté est sans conteste la multiplication des media-prof essors et des policy entrepreneurs. Les premiers sont le produit de l'influence croissante des médias, toujours à la. recherche de citations - ou plus exactement de sound bites — pour mettre en scène le débat politique. Les seconds ont créé toute une nouvelle génération d'institutions - aussi spécialisées que diversifiées -, qui structurent ce débat et définissent les nouvelles règles du jeu.

36 Yves Dezalay et Bryant Garth

sanee spectaculaire de cette policy research industry - offrent aux universitaires la possibilité d'accélérer leur carrière et de multiplier leurs revenus - consultations, talk shows... 37 - , s'ils acceptent de se plier aux règles de ce marché de la vulgarisation idéologique des productions savantes. Cette transformation de la stratégie et du mode de gestion des fondations savantes est indissociable de l'essor d'un « marché des idées » qu'elles ont contribué à créer, mais qui leur impose désormais sa propre logique 38.

La Fondation Ford s'adapte à ce nouveau contexte en devenant une sorte de banque d'affaires des nouveaux mouvements sociaux, à la pointe de l'activisme politique - féminisme, défense des minorités, environnement, droits de l'homme... Après les avoir parrainés, elle infléchit son rôle vers ce que l'on pourrait qualifier à' « ideological venture capitalism ». Il ne suffit plus de soutenir des projets en raison de leurs mérites intrinsèques, sans trop se soucier de leur rentabilité financière ; il faut préparer ces organisations à affronter la concurrence sur un marché idéologique où elles doivent conquérir leur autonomie. Au lieu de se considérer comme un correctif aux défauts du marché, la manne philanthropique doit désormais permettre à cette logique marchande de s'étendre à l'espace des pratiques militantes. L'évolution du profil social des dirigeants est un bon indice de cette évolution, car elle s'accompagne d'une transformation du mode d'exercice de l'autorité. Après la présidence de McGeorge Bundy (1966-1979), cet héritier de la grande bourgeoisie cosmopolite et savante, qui se pose en « champion of domestic social reform» (W. Nielsen, p. 65), avec un mélange d'arrogance et de paternalisme 39 et sans trop se soucier d'équilibrer son budget40, le nouveau dirigeant s'entoure d'experts en management, qui procèdent à un «dégraissage» brutal41. Ce n'est pas seulement un autre style de management, c'est aussi un autre parcours de carrière. Franklin Thomas est un Noir américain de Brooklyn, dont l'ascension sociale doit plus au talent et aux circonstances qu'à l'héritage familial. Jeune star du basket-ball dans les collèges de l'Ivy League, après quatre années dans l'US Airforce et un diplôme de droit à Columbia, il travaille dans des agences étatiques comme Housing, en tant que police attorney, avant de rentrer par la petite porte dans le monde des fondations : d'abord en sollicitant des aides pour une amicale sportive de la police, puis comme dirigeant (1967-1977) d'une petite fondation pour l'animation et la restauration d'un quartier de Brooklyn, en partie financée par la Fondation Ford. À partir de 1970, il est aussi invité à faire partie du board of directors de la City Bank par Wriston (un des principaux parrains de la contre-révolution conservatrice), qui le considère comme « the smartest man he ever met» (P. Zweig, p. 310). A ce titre, il fut très directement impliqué dans la stratégie de la City Bank à l'égard de l'Afrique du Sud. En partie grâce à ses liens avec le monde des affaires (notamment aux boards de CBS, Aluminium Co., Cummins Engine. . .),

mas réussit à tripler les ressources de la Fondation Ford dont les endowments atteignent désormais 6,6 milliards de dollars. Elle dispose ainsi d'un budget annuel de plus de 300 millions de dollars, qui lui permettent de financer 1 778 grants (sur 33 600 proposais), gérés par 6OO employés, regroupés dans l6 field offices. Ce qui en fait la plus importante des grandes fondations philanthropiques internationales. La croissance est spectaculaire pour une organisation qui n'a démarré vraiment qu'après la guerre et n'a commencé à se lancer dans l'international qu'au milieu des années 1950. La réorientation de ses interventions est encore plus significative. Alors que dans les années I960, c'était les grandes institutions universitaires, américaines ou étrangères, qui bénéficiaient de l'essentiel des financements, ce sont désormais les mouvements alternatifs qui sont prioritaires 42. « Cet impressionnant déplacement dans le financement des fondations, qui délaisse la recherche pour se consacrer aux mouvements de défense (advocacy groups) » s'inscrit dans la logique de cet espace-carrefour. Car, en effet, les professionnels de l'activisme s'inscrivent dans la lignée des action intellectuals et des learned gentlemen, qui étaient à la fois les promoteurs et les produits de la stratégie réformiste des fondations. En inscrivant les fondations dans l'orbite du monde savant, cette stratégie a contribué à les autonomiser par rapport au pouvoir des familles de financiers qui les avaient instituées. Tout naturellement, pour évaluer les mérites des projets qui leur sont proposés, les gestionnaires de ces fondations se tournent vers les universitaires dont ils ont financé la formation ou les recherches 43. Et

37 - Ainsi, Laffer, un économiste de Chicago, inventeur de la fameuse courbe de Laffer, considérée par la plupart de ses pairs comme une « absurdité » scientifique, gagne néanmoins plus de trois millions de dollars par an pour ses consultations et un demi-million pour ses conférences (San Diego Union Tribune, 23 mai 1986). 38 - J. Smith (1991, p. 215) observe ainsi qu'en même temps que les « universities became more entrepreneurial, creating new research centers in all fields», les fondations ont modifié leur «grant making patterns from hefty capital gifts or committed ressources to long term research projects [to] more narrowly defined [ones] », distribuées à un groupe d'institutions plus diversifié, et évaluées avec plus de vigilance. 39 - Après l'assassinat de Robert Kennedy, des grants auraient été accordés au staff au sénateur «to ease the transition of the recipients from public to private life », en leur assurant « up to a year of leisure and freedom from immediate financial concern » (cité par W. Nielsen, p. 66). 40 — Selon Nielsen, la Fondation aurait ainsi dissipé en une dizaine d'années près des trois quarts de son capital. 41 - Les headquarters professional staff sont réduits de soixante-quinze pour cent en moins de deux ans (ibid., p. 77). 42 - Selon D. Samuels (1995) « le rapport de la Fondation Ford de 1994 se lit comme un guide de la "professional advocacy industry", avec des subventions à la Ms Foundation, le Women's Legal Defense Fund... ». 43 — " L'évaluation des programmes des fondations est aujourd'hui assurée par le personnel de ces mêmes fondations, voire par les bénéficiaires des subventions. [. . .] Et l'on choisit pour évaluer les projets des personnes qui y sont impliquées » (D. Samuels, 1995).

Droits de l'homme et philanthropie hégémonique 37

Un grand professionnel de l'activisme

et de la philanthropie1

Le parcours de W. Carmichael, ancien vice-président de la Fondation Ford et un des principaux dirigeants du HRW, est tout à fait exemplaire de ces carrières hybrides de brokers, qui réussissent à combiner des ressources sociales aussi contradictoires

que le savoir, l'argent et la politique. Issu de parents travaillant dans les agences du New Deal, il fait un parcours scolaire

exemplaire: Yale, Woodrow Wilson à Princeton, puis Oxford au titre de Rhodes scholar. Après une brève expérience dans l'administration et comme dean de la graduate school of business de Cornell, il est invité par l'un de ses anciens étudiants à travailler pour la Fondation Ford au moment où celle-ci se réoriente des management education vers les sciences sociales. Celles-ci sont conçues comme des leviers pour éliminer les obstacles à la modernisation que représente le dilettantisme ou l'essayisme des juristes d'État, formés à l'européenne. L'objectif est double : former de nouvelles élites et dynamiser le monde savant en y introduisant la diversité et la concurrence...

D'abord affecté en Inde, puis au Brésil, il est ensuite nommé par McGeorge Bundy à la tête du programme africain, où il s'occupe tout particulièrement d'aider à l'émergence d'une nouvelle élite politique en Afrique du Sud. Il est aussi un des promoteurs du nouveau programme de défense des droits de l'homme, qui s'est développé — avec l'appui de McGeorge Bundy - à partir de la défense des jeunes intellectuels, menacés par l'avènement des dictatures militaires, avant de se réorienter autour des questions de governance. Ces initiatives, qui étaient au départ le produit d'une sous-culture minoritaire au sein de la Fondation, bien que tolérée, ont été assez vite reconnues. Car, en dépit des discontinuités imposées par les bouleversements politiques, l'objectif reste fondamentalement le même : susciter l'émergence de nouvelles élites («spot the movers and shakers»), tout en

■ exportant les valeurs américaines. Après avoir soutenu les gouvernements décolonisés («proping up governments and helping them do their job»), dans un contexte de guerre froide, il s'agit désormais de contribuer à l'émergence d'un nouveau mode de gouvernement, en finançant les mouvements sociaux alternatifs, conformément aux nouvelles orientations idéologiques des campus nord-américains 2. Après avoir été « expérimenté » de manière très pragmatique dans l'Amérique latine des colonels, ce modèle de reconversion dans la continuité est exporté sur d'autres continents par ceux qui l'ont inventé. C'est ainsi que Carmichael se retrouve responsable de l'Afrique - et surtout de l'Afrique du Sud où il se flatte que les plus éminents représentants de la nouvelle élite ont presque tous bénéficié de Ford grants qui les ont aidés à se familiariser avec les savoirs (et les valeurs) de l'Amérique —, puis de l'Europe de l'Est.

Aujourd'hui en retraite, après pas loin de trente ans au service de la Fondation Ford, W. Carmichael continue son activité en réalisant des missions pour le HRW.

1 - Cette professionnalisation des gestionnaires de la philanthropie est encore plus flagrante dans les générations postérieures, du fait de la multiplication du nombre des ONG ainsi que des fondations. À titre d'exemple, parmi bien d'autres, on peut citer le parcours d'un jeune Américain, antimilitariste par convictions religieuses : après plusieurs années passées en Europe, il est amnistié, prépare et passe un diplôme de journaliste à Columbia, à la suite duquel il est recruté comme press officer par Amnesty International-É.-U. en I976. Il rejoint le bureau londonien où il monte en grade, puis il est embauché en I990 par la Rain Forest Foundation créée par la rock star Sting, avant d'être recruté comme program officer par la Fondation Ford en 1 994. 2 - II est d'ailleurs significatif que la reconnaissance officielle d'une activité en faveur des droits de l'homme se fasse dans le cadre d'un programme intitulé «human rights and governance ».

Yves Dezalay et Bryant Garth

cette relation de symbiose fonctionne aussi dans l'autre sens. Pour financer ses projets d'expérimentation sociale, le monde universitaire fait appel à ces commanditaires d'autant plus prédisposés à la bienveillance qu'ils sont eux-mêmes issus de ce milieu 44 . Les nouvelles orientations des fondations de Y establishment sont ainsi le produit des aspirations libérales d'un monde universitaire dont elles avaient à la fois favorisé la croissance et stimulé l'intérêt pour les innovations en matière de technologies sociales de gouvernement. C'est ainsi qu'en faisant le bilan de ses dix-sept ans à la tête de la Fondation Ford, Thomas définit les fondations comme « le département recherches et développement de nos sociétés. [...] Le changement social est aux fondations ce que le profit est au monde de l'entreprise. [...] C'est à nous qu'il incombe de prendre des risques en lançant de nouvelles idées et en donnant tout notre appui aux personnes qui innovent » . Ce goût pour l'innovation n'exclut pas un souci de rationalité dans la gestion financière. C'est même l'inverse, puisque ces organisations conçoivent explicitement leur rôle comme la structuration d'un marché de la philanthropie aussi performant que concurrentiel. Pour cela, elles n'hésitent pas à importer toutes les technologies du management financier, comme le prône un article au titre parfaitement explicite: «Virtuous capital: what foundations can learn from venture capitalists. » Cette rationalité managériale tient aussi à la gestion des fondations qui devient effectivement un métier, avec ses propres filières de formation et de promotion interne ' .45

L'ÉLITE DES DROITS DE L'HOMME

bres de la diaspora parmi les rares universitaires qui se risquaient à aborder ce « sujet mineur » .

La reconnaissance académique des droits de l'homme s'accompagne d'un effort conscient pour « dépolitiser » ce thème. Selon Burgenthal, survivant des camps nazis, devenu professeur de droit à la George Washington University et l'un des pères de la Cour interaméricaine des droits de l'homme, « les droits de l'homme ne peuvent être reconnus comme du droit à part entière qu'à la condition de se démarquer de l'activisme 7 » . Il est vrai que cette opération d'objectivation savante survient dans un contexte très politique : la mobilisation des campus contre des dictatures protégées par la CIA et le réveil de la guerre froide par les « faucons » du Pentagone. Cet investissement doctrinal répond ainsi à un double objectif : former des experts plus compétents, mais aussi moins marqués politiquement. C'est désormais acquis grâce à la multiplication des enseignements dans les law schools de l'élite ; et Burgenthal se réjouit ouvertement d'avoir été l'un des principaux promoteurs de cette reconnaissance savante qui fait des droits de l'homme une compétence valorisée, tant par les institutions internationales que par les entreprises 48.

Si la trentaine d'universités qui offrent des enseignements sur les droits de l'homme atteste de la popularité de ce thème, la création par Harvard d'un programme spécifique illustre assez bien comment une institution d'élite est amenée à investir sur ce terrain et le rôle qu'elle entend y jouer, compte tenu du capital intellectuel et social dont elle dis-

Yale, Harvard, Princeton, Berkeley..., la nouvelle génération des professionnels des droits de l'homme se recrute sur les campus les plus prestigieux et les plus cosmopolites. De ce point de vue, il n'y a guère de changements par rapport aux générations précédentes. Ni de différences par rapport aux praticiens d'affaires. Le goût pour une carrière internationale, dans le monde de la philanthropie comme dans celui du business, se cultive dans les institutions de reproduction de l'élite. La nouveauté tient à ce que ces prédispositions sont désormais développées et systématisées par des enseignements ad hoc.

Les droits de l'homme accèdent à la respectabilité académique vers la fin des années 1970, c'est-à-dire peu après être devenus un enjeu politique 4" et médiatique - avec l'octroi du prix Nobel à Amnesty. Jusque-là, d'après un des pionniers de cette discipline, Burgenthal, les droits de l'homme n'étaient pas vraiment considérés comme du droit international, car trop politisés, ou trop européens. Effectivement on retrouve plusieurs mem-

44 - « La plupart des program officers sont des généralistes qui sortent des grandes écoles de la bureaucratie, comme la Woodrow Wilson School à Princeton ou la Kennedy School à Harvard » (D. Samuels). 45 - Près de 40% des dirigeants des fondations sont issus de ce même secteur [. . .] et près de 30% ont une carrière maison » (D. Samuels). Cet auteur critique ce fonctionnement en autarcie, dont il donne comme exemple le fait que le board de la Fondation Ford ait choisi comme nouvelle présidente Susan Berresford, une protégée de Franklin Thomas, devenue vice-president for worldwide programs, après vingt-cinq ans de carrière à la Fondation Ford, et cela, « without even the formality of an outside search ». 46 — Notamment avec la proposition Frazier qui, en réaction aux révélations sur le rôle de la CIA dans la chute d'Allende, veut «put the country on the side of angels, by using HR as the touchstone of US foreign policy ». 47 - C'est encore plus vrai en Amérique latine, où les militants des droits de l'homme sont immédiatement suspectés de sympathies avec l'extrême gauche. Aussi, lorsqu'il préside la Cour, Burgenthal crée ainsi un institut sur le modèle de celui créé par René Cassin à Strasbourg pour sensibiliser et former des praticiens compétents, représentant toute la gamme des sensibilités politiques : «Getting the right people intoit, rather than just the "sans-culottes" . . . » 48 - Conformément à la logique du marché américain, cette reconnaissance s'exprime en termes monétaires : «1 have no doubt it will pay », nous dit-il pour conclure l'entretien.

Droits de l'homme et philanthropie hégémonique 39

pose : élaborer la théorie des droits de l'homme et former les futurs leaders des ONG. Cette création intervient tardivement et de manière presque fortuite. Au début des années 1980, Henry Steiner se trouvait, selon ses propres termes, «disponible», « looking for something to do», après une décennie passée à enseigner et publier sur les torts. La Law School sort à peine d'une période d'affrontements politiques internes très violents, dans lesquels ce représentant de la bourgeoisie juive, cosmopolite, cultivée et libérale, a joué le rôle de médiateur entre la vieille garde conservatrice et un petit noyau de juristes radicaux qui s'efforcent de réintroduire la politique dans le discours juridique (Unger et le mouvement des Legal Critics). Les droits de l'homme répondent parfaitement à ces multiples objectifs : c'est un objet cosmopolite, intellectuel, politique... mais aussi médiatique. La demande chez les étudiants est d'autant plus grande que les droits de l'homme, après avoir contribué à la chute des dictatures grâce à la mobilisation de l'opinion publique internationale, continuent de faire la une du New York Times. Mais les priorités et les modalités d'action sont en train de changer : dans les débats autour de l'amnistie des tortionnaires ou le procès de la junte argentine, la compétence juridique ou doctrinale connaît un regain d'importance. Bref, la conjoncture est opportune pour valoriser les initiatives issues du mouvement social par un réinvestissement savant qui ouvre aussi la voie à un nouveau type de producteurs. «On débarque peut-être avec quelques décennies de retard, mais c'est normal. Les gens des law schools sont rarement des initiateurs ; c'est dans le monde social que ça commence à bouger, mais c'est ici que ça prend du poids, parce que nous lui donnons de la valeur intellectuelle » (entretien avec H. Steiner). Pour lancer ce nouveau programme, Harvard joue essentiellement sur sa notoriété et ses contacts. Les fondations philanthropiques, et surtout la riche cohorte des anciens de Harvard, financent l'essentiel du budget. De son côté, la faculté y contribue en invitant quelques visiting scholars distingués. Outre ses tâches d'administration et d'enseignement, le directeur du programme multiplie les missions à l'étranger - qu'il décrit comme un « intellectual vagabondage. . . . responding to what is exciting. . . and procuring sheer intellectual exhilaration » - pour inclure de nouveaux terrains et de nouveaux pays dans ses réseaux d'information et de contacts. L'impact et les ambitions de ce projet sont grands. Sur les deux cents élèves qui suivent les cours chaque année, une quinzaine en font une spécialité. Ce réseau d'anciens, qui s'étoffe au fur et à mesure des années et que l'on retrouve dans les grandes ONG et aussi dans les administrations d'État ou les organisations internationales, permet à Harvard de fonctionner un peu comme un carrefour d'échanges intellectuels, où les questions nouvelles sont débattues. Cette position à la fois centrale, prééminente et neutre justifie les ambitions de son fondateur, qui entend guider les transformations de ce champ, tant en formant des spécialistes beaucoup plus compétents juridiquement, qu'en prenant un certain recul théorique pour réfléchir de manière critique aux grandes orientations

qui s'imposent, afin d'anticiper les nouveaux défis socio- politiques. Ce triple investissement, médiatique, politique et

savant, modifie profondément le recrutement — et donc le mode d'influence de ce champ. Plutôt qu'un objectif en soi, la mobilisation de l'opinion publique devient davantage une tactique, un moyen de pression auprès des décideurs. La stratégie initiée par Amnesty International apparaît désormais comme trop lente et trop formaliste. Le nouvel impératif est celui de l'efficacité. Il faut pouvoir riposter vite, avec des arguments dissua- sifs. Dans cette nouvelle stratégie, le recours au tribunal de l'opinion sert surtout d'argument de négociation49. C'est un chantage implicite - voire explicite - qui s'adresse d'ailleurs moins aux dictateurs qu'à tous ceux qui sont en relation d'affaires avec eux : des trade negotiators, aux dirigeants des multinationales. Car ce sont ces décideurs qui ont les moyens de se faire entendre.

Ce déplacement de la cible est le corollaire de l'élargissement du champ - et plus encore de son repositionnement dans le champ des savoirs d'État. Pour intervenir dans les jeux de pouvoir, au lieu de recourir à l'autorité et aux relations des notables, cette nouvelle génération de praticiens des droits de l'homme mobilise dorénavant son propre réseau d'anciens. La reconnaissance et l'institutionnalisation de ce savoir-faire ont ouvert des perspectives de carrière : le State Department, la White House, la Banque mondiale, l'ONU..., toutes ces institutions se doivent désormais d'avoir leurs spécialistes des droits de l'homme. Elles sont même, nous a-t-on dit, « desperate for talent». En effet, cette nouvelle expertise n'est enseignée que depuis peu ; et les professionnels des ONG, souvent diplômés des meilleures law schools, sont les seuls à disposer d'expérience pratique et de crédibilité dans ce domaine. Ils se laissent d'ailleurs convaincre d'autant plus facilement que cette nouvelle carrière (ou cette nouvelle étape) leur apparaît comme la poursuite, sinon le couronnement, de leur idéal et de leurs efforts. Ils sont aussi prédisposés à y réussir parfaitement, bon nombre de ces entrepreneurs idéalistes combinant ce mélange de compétence scolaire et de capital social qui a permis aux gentlemen lawyers de dominer le champ politique nord-américain.

49 - Ce n'est pas un hasard si cette stratégie est très exactement celle des litigators nord-américains qui attendent moins du juge un verdict final, que des arguments utilisables dans les négociations entre les parties, qui se poursuivent en marge du procès.

40 Yves Dezalay et Bryant Garth

Si cette nouvelle stratégie s'appuie sur la recomposition de ce champ de pratiques, elle contribue aussi à l'accélérer. Disposant d'alliés (et d'informateurs) au sein des organismes d'État, les professionnels de l'activisme sont en bonne position pour exploiter au mieux les failles bureaucratiques ou les contradictions des politiques publiques. Grâce aux multiples réseaux qu'ils entretiennent - tant dans les médias que dans les institutions de pouvoir et les cercles savants ou contestataires —, ils sont parfaitement à même de définir des objectifs réalistes, qui tiennent compte à la fois des aspirations des uns et de la marge de négociation des autres. Pour assurer l'efficacité de leurs campagnes d'action, ils peuvent solliciter les compétences des meilleurs spécialistes. Surtout, ils peuvent jouer sur le double registre de la mobilisation publique et des négociations d'antichambre.

L'essor de ce champ de contre-pouvoir est cumulatif, les succès appelant le talent. Les ONG les plus prestigieuses bénéficient de cette position stratégique au carrefour des jeux de pouvoir pour attirer des jeunes diplômés qui combinent la compétence et l'enthousiasme, l'idéalisme et l'esprit d'entreprise. Sans

oublier le réseau de relations que procurent ces grandes écoles de pouvoir. Cette aristocratie de l'activisme dispose ainsi de tous les atouts nécessaires au succès de ces stratégies de contre-pouvoir, qui font la légitimité de la « noblesse d'État ». Tout en s'opposant, à bien des égards, aux wise men du Council on Foreign Policy, cette nouvelle génération de best and brightest pourrait ainsi prétendre à leur succéder50. Comme nous le rappelle Kantorowicz (cité in Pierre Bourdieu, La Noblesse d'État, 1989, p. 553), investir dans la vertu civique, c'est aussi construire de l'État - et s'assurer du même coup une position aussi eminente que légitime sur le marché - mondial - des savoirs d'État.

50 - C'est d'ailleurs ce que suggère explicitement un article de M. Clough, senior fellow du CFR- « Grass-roots policy-making say goodbye to the "wise men"» — publié dans l'organe officiel de X establishment, la revue Foreign Affairs, vol. 73, n° 1, janvier-février 1994.

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