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7/21/2019 Guillaume, j. Pestalozzi, 1890 http://slidepdf.com/reader/full/guillaume-j-pestalozzi-1890 1/485

Guillaume, j. Pestalozzi, 1890

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  • PESTALOZZITUDE BIOGRAPHIQUE

    PAR

    J. GUILLAUME

    j. Avec un portrait de Pestalozzi

    PARIS

    LIBRAIRIE HACHETTE ET G ie79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79

    1890

  • PESTALOZZI

  • COULOMMIERSImprimerie P. Brodard et Gallois,

  • PESTALOZZI

    d'aprs ux dessin a la craie de diogg excut vers 1804.conserv au muse pestalozzien de zurich.

  • PESTALOZZITUDE BIOGRAPHIQUE

    PAR

    J. GUILLAUME

    Avec un portrait de Pestalozzi

    PARIS

    LIBRAIRIE HACHETTE ET G ie79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79

    1890Droits de traduction et de reproduction rservs.

  • PREFACE

    Pestalozzi tient le premier rang parmi ceux qui ont con-tribu fonder la pdagogie moderne. Des livres nombreuxont t publis, dans toutes les langues, mais surtout enallemand et en franais, sur sa personne et sa doctrine.Toutefois, jusqu' ces dernires annes, des priodes entiresde la vie du philanthrope de Neuhof taient restes mal con-nues; plusieurs de ses crits les plus importants avaientt dfigurs dans des ditions remanies, ou taient de-meurs indits. C'est grce aux travaux rcents de quelquescompatriotes de Pestalozzi, et tout particulirement deM. Morf, de Mme Zehnder-Stadlin, du D 1 ' 0. Hunziker, que lalumire a t faite sur bien des points rests longtempsobscurs, en mme temps que le texte authentique desouvrages de Pestalozzi tait de nouveau rendu accessiblepar les ditions, compltes ou partielles, de M. Seyffarth, deM. F. Mann, et de la commission du Muse pestalozzien deZurich.

    Mettant profit toutes ces recherches, nous en avionsrsum les rsultats dans une notice qu'a accueillie, en 1885

    ,

    le Dictionnaire de pdagogie de M. F. Buisson. C'est cettetude que nous prsentons aujourd'hui au public sous uneforme nouvelle, avec des dveloppements que ne comportaitpas un article de dictionnaire, et surtout avec l'indication

    dtaille des sources, indispensable dans un travail de lanature de celui-ci, o le lecteur doit pouvoir contrler tous

  • VIII PREFACE.

    les faits et tous les jugements. Nous avons utilis les docu-ments nouveaux qui ont vu le jour en trs grand nombredepuis 1885. Pour la priode d'Yverdon, en particulier, nousavons largement mis contribution le dernier volume deM. Morf (1889), presque entirement compos de pices in-dites tires de sa riche collection et de celle de Mm e Zehn-der-Stadlin.

    C'est un devoir pour nous de rpter ici ce que nousdisions dj en 1885 : d'adresser M. Morf l'expression denotre reconnaissante admiration pour ses beaux travaux,auxquels nous devons de connatre mieux Pestalozzi et deFaimer davantage; de prsenter l'expression de notre vivegratitude M. le colonel Karl Pestalozzi, professeur auPolytechnikum fdral suisse, Zurich, qui a bien voulurpondre aux questions que nous lui avons adresses ausujet de son arrire-grand-pre ainsi que de son oncle ma-ternel Joseph Schmid; et de remercier bien cordialementnotre ami le D r 0. Hunziker, professeur l'cole normale deKssnacht, le petit-neveu de Mme Niederer, l'organisateurdu Muse pestalozzien de Zurich, qui a mis son savoir notre disposition avec une complaisance inpuisable.

  • PESTALOZZI

    PREMIRE PARTIE

    CHAPITRE I

    ENFANCE ET JEUNESSE DE PESTALOZZI

    (1746-1768.)

    La famille Pestalozzi. Naissance de Henri Pestalozzi j!2 jan-vier 1J46)- Son enfance. Mort de son pre (1752). La servantelabeli. Le pasteur de Hongg. Pestalozzi colier. Pestalozzitudiant. Il tudie la thologie, puis le droit. Influence deRousseau. Ides de rforme en Suisse : la Socit helvtiquede Schinznach; les patriotes Zurich. Le bailli Grebel, lepasteur de Dattlikon, le Dialogue sur les affaires de Genve,YEvinnerer. Agis, premier crit de Pestalozzi (1766). Bluntschli,sa mort. Pestalozzi renonce l'tude du droit. Ses fian-ailles avec Anna Schulthess (aot 1767). Il se fait agriculteur.

    La famille Pestalozzi est originaire de Chiavenna,ville italienne qui dpendait autrefois des Grisons.Dans la seconde moiti du xvi e sicle, un membre decette famille, Antonio Pestalozzi, qui appartenait lareligion rforme, s'tablit Zurich, o il acquit ledroit de bourgeoisie : il fut la souche de la branchezuricoise des Pestalozzi.

    Le cinquime descendant de l'ancien migr deChiavenna, Jean-Baptiste Pestalozzi, n en 1713, exer-

    1

  • 2 PESTALOZZI.

    ait Zurich la profession de chirurgien. Il pousa,en 1742, Suzanne Hotze, de Richtersweil, de la mmefamille que le gnral Hotze, qui se distingua auservice de l'Autriche et fut tu en 1799 '. De cemariage naquirent sept enfants, dont trois seulementvcurent, deux fils et une fille. L'an des fils, Jean-Baptiste, n en 1745, n'a rien fait de remarquable; iln'a point t ml aux entreprises de son frre, saufdans une seule circonstance en 1779 et 1780, lors dela liquidation de l'institut de Neuhof 2 . Le second estHenri Pestalozzi, n le 12 janvier 1746 3 . La fille,Barbara, ne en 1751, pousa en 1777 un ngociant deLeipzig, M. Grosse; elle fut toujours, pour son frreHenri, une amie dvoue, et resta en correspondancesuivie avec lui aprs son mariage.

    1. Elle n'tait ni la sur du gnral Hotze, ni sa nice, ni sacousine, comme l'ont dit plusieurs biographes, mais sa tante,au tmoignage formel de M ,ne Zehnder-Stadlin {Pestalozzi, 1875,p. xi), qui s'exprime ainsi : Le pre de Suzanne Hotze taitmdecin; les quatre frres de la jeune fille suivirent la mmecarrire. L'un d'eux fut le pre du gnral Hotze.

    2. Voir plus loin, pp. 35 et 36.3. Quelques biographes de Pestalozzi l'ont fait natre en 1745,

    par exemple Schinz (lettre du 12 avril 1783), Momiard {Noticesur Pestalozzi. 1827), et Biber {Henry Pestalozzi and his plan ofducation, Londres, 1831). Lorqu'on voulut en Allemagne cl-brer le centime anniversaire de sa naissance, on ne savait pasencore au juste laquelle des deux dates, 1845 ou 1846, devaittre choisie; la ville de Cassel avait dj fix au 12 janvier 1845la fte qu'elle organisait, quand un extrait du registre des nais-sances de la paroisse du Grossmnster de Zurich vint trancherla question, en tablissant d'une faon premptoire que Pesta-lozzi tait bien n le 12 janvier 1746. Pestalozzi a pu contribuerlui-mme accrditer cette erreur, car il lui est arriv de cal-culer son ge d'une faon singulirement inexacte : c'est ainsique son discours du 12 janvier 1818, prononc le jour o il ache-vait sa soixante-douzime anne, est intitul, dans l'dition quien fut faite alors Zurich : Discours prononc mon soixante-quatorzime jour de naissance . Voir ce sujet les Pestalozzi-Blatte?1 de Zurich, anne 1879, p. 19, note.

  • ENFANCE ET JEUNESSE DE PESTALOZZI. O

    Les dtails que l'on possde sur l'enfance de HenriPestalozzi se rduisent presque exclusivement ceuxqu'il a donns lui-mme dans ses ouvrages. Il n'avaitque six ans lorsque son pre mourut. Ma mre,raconte-t-il dans l'autobiographie qu'il crivit l'gede soixante-dix-neuf ans, se sacrifia l'ducation deses trois enfants, avec la plus entire abngation etun renoncement complet tout ce qui et pu avoirde l'attrait pour elle, son ge et dans son entourage;elle fut aide dans cette tche de dvouement par unepersonne dont le souvenir ne s'effacera jamais de mammoire. Pendant le peu de mois qui s'taient coulsdepuis qu'elle tait entre notre service, mon preavait t frapp de la rare nergie et de la fidlit decette servante ; saisi d'angoisse la pense des suitesque sa fin prochaine devait avoir pour une famille qu'ilallait laisser orpheline et sans ressources, il fit venircette fille prs de son lit de mort et lui dit : Babeli, au nom de Dieu et par charit, n'abandonne pas mace femme; quand je serai mort, elle se verra perdue, et(( mes enfants seront remis des mains trangres et

  • 4 PESTALOZZI.

    L'enfance et la jeunesse de Pestalozzi s'coulrententre ces deux femmes : sa mre et la fidle servante.Les dpenses du mnage taient rgles avec la plussvre conomie, sans quoi le modeste revenu de laveuve se fut trouv insuffisant/ Quand le jeune Henrifut colier, il alla chaque anne passer quelquessemaines, pendant les vacances, chez son grand-pre,qui tait pasteur dans un village *. Sur les bancs del'cole, Henri se montra un lve de capacit ordinaire,mais d'un caractre bizarre, distrait et rveur; sabont d'me et sa crdulit nave faisaient de lui lejouet de ses petits camarades. Le matre d'cole di-sait que jamais on ne ferait quelque chose de ce gar-on-l; et tous ses compagnons se moquaient de lui cause de sa laideur et de sa tenue nglige. Tel est letmoignage rendu par l'un de ses anciens compagnonsd'tudes, qui resta son ami et se trouva plus tard ml diverses reprises ses affaires, le pasteur Schinz 2 .Aprs avoir achev ses premires classes, le jeune

    Pestalozzi entra, l'ge de dix-huit ans, en 1764, aucollge d'humanits de sa ville natale. Comme tu-diant, dit Schinz, Pestalozzi se fit la rputation d'unoriginal, qui, malgr des dfauts dont il ne s'tait pascorrig, une insupportable ngligence de sa personneet une distraction pousse l'excs, pouvait nan-moins, s'il le fallait et quand il russissait s'arracher

    1. Ce n'tait pas son aeul maternel, comme l'ont cru quelquesbiographes, entre autres Blochmann,K. von Raumer et Morikofer,mais son aeul paternel* Andr Pestalozzi, pasteur Hngg, prsde Zurich.

    2. La citation ci^dessus est extraite d'une lettre crite parSchinz un ami le 12 avril 1783. Cette lettre, qui constitue leplus ancien document biographique sur Pestalozzi, a t imprimedans les Verhandlungen (1er helvetischen Gesellschaft, anne 1827;on la trouve reproduite dans les Pestalozzi-Bb'Jtter. 1881, pp. 42-47.

  • ENFANCE ET JEUNESSE DE PESTLOZZi. 5

    son tat habituel de rverie, tre amen penserjuste. Il se destinait d'abord la carrire ecclsias-tique, probablement pour obir au vu de sa famille.Mais au bout de quelque temps, il renona la tho-logie. Un de ses biographes, Henning, prtend quedans un sermon d'preuve il tait rest court, et quecette msaventure le dgota de la chaire K La raisonprpondrante de ce changement dans les projetsd'avenir de Pestalozzi fut bien plutt la modificationque la lecture des crits de Rousseau produisit dansses ides. L'Emile et le Contrat social, qui venaient deparatre, avaient trouv Zurich de fervents admira-teurs ; les dclamations loquentes du rhteur genevoisremplissaient d'enthousiasme les jeunes esprits, nour-ris de l'histoire de l'antiquit grecque et romaine et dessouvenirs hroques des luttes des cantons suissespour la libert. Le contraste entre l'idal que se formaitleur imagination et la triste ralit, entre le spectacle del'assujettissement o tait tenu le peuple des campagneset les ides de libert rpublicaine qu'ils puisaient dansleurs lectures et dans l'enseignement de quelques-unsde leurs matres, le pote Bodmer entre autres, excitaitchez les tudiants zuricois de cette poque des colresgnreuses, des vellits de rvolte contre le mal etl'injustice. Pestalozzi fut certainement, de tous lesjeunes hommes de sa gnration, celui dans le curduquel ce levain rvolutionnaire fermenta le plus vi-vement : les sentiments qu'il y fit natre ont dcid detoute la carrire de l'auteur de Lonard et Gertrude.

    Les principes de libert, a crit Pestalozzi, ravivs parRousseau et prsents sous une forme idale, fortifirent

    1. Miltheilungen ber Pestalozzi, dans le Sckulrath an der Oder,1816, III, p. 165.

  • 6 PESTALOZZI.

    en mon cur le dsir de trouver un champ d'action plusvaste o je pusse tre utile au peuple. Les ides d'adoles-cent que je me faisais sur ce qu'il tait ncessaire et pos-sible d'excuter sous ce rapport dans ma ville natale, meportrent abandonner l'tat ecclsiastique , auquel jem'tais d'abord destin, et firent naitre en moi la penseque l'tude de la jurisprudence m'ouvrirait une carrirepropre me donner tt ou tard l'occasion et le moyend'exercer une action sur les affaires politiques de la ville deZurich et mme de mon pays tout entier '.

    Les hommes les plus distingus de la Suisse s'asso-ciaient alors ces aspirations vers un meilleur ordrede choses; un peu partout on faisait de beaux plans derforme, on rvait d'une rgnration nationale. Surl'initiative du chancelier blois Iselin, homme l'es-prit lev et au cur gnreux, s'tait fonde, en 1761,une association aux vises philanthropiques et patrio-tiques, la Socit helvtique (Helvelische Gesellschaft)

    ;

    elle comptait parmi ses membres, avec Iselin, lesBernois Albert de Haller, Daniel de Fellenberg (pred'Emmanuel de Fellenberg), Tscharner, les ZuricoisBodmer, Breitinger, Gessner, Hirzel, l'AppenzelloisZellweger, etc. ; chaque anne, elle se runissait Schinznach. A Zurich mme, une socit locale, sousle nom de Helvetische Gesellschaft zur Gerwe 2

    ,fonde

    1. Schwanengesang, p. 200.2. Gerwe, vieille forme pour Gerbe ou Gerberei. Dans une lettre

    Sulzer, Bodmer appelle cette socit die politische Gesellschaft,die sien auf der Gerberzunft versammelt. Voici du reste la tra-duction du passage de cette lettre qui y est relatif : J'ai divis lasocit politique qui se runit au local del corporation des tan-neurs en deux classes, celle des membres ordinaires et celle desmembres honoraires. La premire se compose de jeunes gensintelligents, qui prennent l'engagement de prsenter certains tra-vaux. La seconde forme le parterre; nanmoins les membres decette classe ont aussi la permission de travailler, de faire des

  • ENFANCE ET JEUNESSE DE PESTALOZZI. 7

    par Bodmer la mme poque, groupait les jeunespatriotes; ce cnacle appartenaient entre autres lethologien Lavater ', le futur peintre Henri Fssli 2

    ,

    Bluntschli, les ans de Pestalozzi de quelquesannes , ainsi que ses camarades d'tudes Jean-

    lectures et de juger; mais ils peuvent se taire sans encourir deblme. Certaines gens ne voient point de bon il cette socitdevenir nombreuse; car ils la trouvent dangereuse, parce qu'ony examin des principes de politique et que cela peut conduireplus loin qu'on ne voudrait. Mais la socit est trop forte, etanime de trop bonnes intentions, pour qu'il soit possible desvir contre 'elle. (Lettre Sulzer du 4 septembre 1765, publiepar Mme Zehnder-Stadlin, Pestalozzi, 1875, p. 416.)

    1. Jean-Gaspard Lavater (1741-1801), aprs s'tre expatriquelque temps la suite de l'affaire Grebel (voir la page sui-vante), revint Zurich, fut nomm diacre (1769), puis pasteur, etse fit une grande rputation comme crivain. Le nombre de sesouvrages est considrable : nous citerons seulement ses Chan-sons suisses (1761), ses Vues sur Vternit (1768-1773) et ses Essaisphysiognomoniques (1775-1778). Quoique les jdes mystiques parlesquelles il se laissa de plus en plus dominer l'eussent conduit des vues bien diffrentes de celles de Pestalozzi, il tmoignatoujours celui-ci beaucoup d'amiti. Dans les derniers tempsde sa vie, il exprima son admiration pour lui dans ces vers sou-vent cits, et qui ont t publis par Grimer {Briefe aus Burg-dorf, 1804, pigraphe) :

    Einzisrer, oft Misskannter, doch kochbewundert von Vielen,Schneller Versueher dessen, was vor dir Niemand versuchte,Schenkc Gelingen dir Gott. und krone dein Alter mit Ruhe!

    (Homme unique, souvent mconnu, mais que beaucoup admirent,Prompt essayeur de ce que nul avant toi n'avait essay,Que Dieu t'accorde la russite, et couronne de repos ta vieillesse !)

    2. Henri Fiissli (1742-1825), fils du peintre Jean- GaspardFssli, s'expatria^ en mme temps que Lavater, mais ne revintpas Zurich et fit sa carrire l'tranger. Aprs avoir sjourn Berlin et Vienne, il tudia la peinture en Angleterre, puisrsida huit annes Rome. A son dpart de cette ville, il vintpasser quelques mois Zurich (1778), et s'y rencontra avec Pes-talozzi (voir p. 44). Retourn en Angleterre, il y acquit unegrande rputation, devint membre de l'Acadmie royale de pein-ture (1788), puis professeur cette Acadmie en remplacementde Benjamin West, et enfin directeur de cet tablissement.

  • 8 PESTALOZZI.

    Henri Fssli \ Gaspard Schulthess, Pfenninger ~,Schinz 3 .En 1762 , un crit anonyme , manant de deux

    membres de ce petit cercle, dnona l'opinion publi-que les mfaits d'un bailli nomm Grebel, qui depuissix ans se livrait de scandaleuses malversations dansle district dont l'administration lui avait t confiepar les magistrats zuricois 4 . Cette dnonciation fitbeaucoup de bruit; le gouvernement de Zurich se vitoblig de punir le coupable et de le forcer restitution,mais les auteurs de l'crit anonyme, LavateretH. Fssli,qui s'taient fait connatre sur la sommation de l'auto-rit, furent aussi traits en coupables : on les contrai-gnit de faire amende honorable pour s'tre mls dece qui ne les regardait pas. Les jeunes patriotes ne selaissrent pas intimider par cette svrit. En 1764,l'un d'eux, Vogeli, dmasqua un autre administrateurinfidle, l'chevin Brunner. L'anne suivante, deuxhabitants du village de Dttlikon, l'instigation deLavater et de Schinz, dnoncrent la conduite scanda-leuse de leur pasteur, Hottinger; et comme l'autoritsemblait faire la sourde oreille, une lettre anonymemenaante fut dpose dans la chaire de FantistsWirz, rclamant justice. Le gouvernement zuricoiss'excuta, mais de mauvaise grce. Le pasteur Hottin-

    1. Sur J.-H. Fssli, voir la note 1 de la page 187.2. Jean-Conrad Pfenninger (1747-1792), pasteur Zurich de

    1778 sa mort, fut le plus intime ami de Lavater, et joua unrle assez important dans le mouvement religieux en Suisse lafin du xviu e sicle.

    3. Rodolphe Schinz (1745-1790), qui suivit la carrire eccl-siastique, est l'auteur de la lettre du 12 avril 1783 cite plushaut.

    4. Le texte de cet crit a t reproduit, avec plusieurs autrespices relatives cette affaire, par Mme Zehnder-Stadlin, pp. 30Set suiv.

  • ENFANCE ET JEUNESSE DE PESTALOZZI. \)

    ger fut suspendu de ses fonctions pour deux ans; enmme temps on fit une enqute svre pour savoir dequi manait la lettre de menaces : Lavater, Schinz,Pestalozzi, Bluntschli et d'autres furent interrogs;une rcompense de 200 florins fut promise au rvla-teur; toutefois rien ne put tre dcouvert. Une autreaffaire vint accrotre encore le mcontentement qu'onressentait dans les rgions officielles l'gard des pa-triotes . A l'occasion des troubles de Genve en 1766,le gouvernement zuricois songeait intervenir en en-voyant des troupes pour imposer au peuple genevoisl'acte de mdiation que celui-ci venait de rejeter unegrande majorit. L'opinion s'mut; un tudiant enthologie, Mller, crivit et lut quelques amis un dia-logue entre un paysan, un bailli et un bourgeois, o lamesure projete tait critique en termes trs vifs;bientt des copies de ce dialogue circulrent dans lepublic, contre la volont de l'auteur. Le gouverne-ment, transformant la lecture et la transcription decette satire en un complot contre la sret de l'tat,fit procder plusieurs arrestations : Pestalozzi

    ,

    Vogel, Dalliker et quelques autres jeunes gens furentemprisonns ; Mller lui-mme russit s'enfuir et serfugia Berlin ' Les copies du dialogue sditieuxfurent brles par la main clu bourreau (fvrier 1767);la peine du bannissement fut prononce contre Mller;on voulut bien remettre en libert les patriotes %arrts, mais en les menaant de la perte de leursdroits civiques s'ils venaient recommencer ; et il futinterdit la Socit zur Gerwe de continuer la publi-cation du journal hebdomadaire qu'elle faisait paratre

    1. Il y devint un professeur distingu, et se fit connatre dansle monde des lettres par la publication du pome des Nibe-lungen, dont il fut le premier diteur.

  • 10 PESTALOZZI.

    depuis le commencement de 1765 sous le titre d'rm-nerer 1 .

    Ce journal tait un recueil d'articles sur des sujetscle morale, dans le genre du Spectateur d'Addison;Lavater et J.-H.Fissli en taient les principaux rdac-teurs ; Pestalozzi y a crit quelquefois. Nous traduisonsci-dessous quelques lignes caractristiques d'un article

    de ce dernier :

    Un jeune homme qui fait dans sa patrie une aussipetite figure que moi n'ose essayer ni de blmer, ni de cor-riger; car cela est en dehors de sa sphre. C'est l ce qu'onme dit presque chaque jour. Mais me sera-t-il au moinspermis de souhaiter? Qui pourrait me l'interdire ou m'ensavoir mauvais, gr? Je vais donc souhaiter, et placer messouhaits imprims sous les yeux du lecteur. Je souhaite-rais que nul grand esprit ne juget indigne de lui de tra-vailler avec courage et persvrance au bien public; quenul ne regardt avec ddain ses infrieurs, s'ils sont labo-rieux et honntes... Que chaque honnte homme, au lieude se contenter d'tre honnte pour son compte, se donntla tche d'en former un autre, ne ft-ce qu'un seul, par sonexemple et ses avis; comme cela nous aurions bienttdoubl le nombre des honntes gens!... Qu'il se trouvtquelqu'un pour faire imprimer quelques pages de bonneset simples maximes d'ducation la porte du dernier denos citoyens ou de nos paysans; que, grce quelques per-sonnes gnreuses, ces pages pussent tre livres au publicgratuitement ou pour un prix ne dpassant pas un schil-ling 2

    ;que ces pages fussent ensuite distribues par tous

    les pasteurs; et que les pres et mres qui les auraientreues se conformassent ces rgles d'ducation senses etchrtiennes, mais c'est l souhaiter bien des choses lafois... Je souhaiterais que l'on tmoignt plus de respect

    1, Tous les dtails de ces divers incidents se trouvent aulong dans l'ouvrage cle M. Morf, Zur Biographie Pestaozzs, I,pp. 89-97.

    2. Le schilling valait peu prs un sou.

  • ENFANCE ET JEUNESSE DE PESTALOZZI. 11

    et de considration ceux de nos artisans qui mnent unevie svre, retire, conome, libre. et rpublicaine, commeaux vritables piliers de notre libert *.

    Le premier crit de quelque tendue qu'ait composPestalozzi fut publi en 1766 dans une revue littrairequi paraissait Lindau, les Kritische Nachrichten,dont les rdacteurs taient en relations amicales avecZurich. C'tait un rcit de la tentative d'Agis pourrtablir Sparte les lois de Lycurgue. Ce morceau,dans le got de Rmisseau, traite des affaires contem-poraines sous des noms antiques : Pestalozzi y fait lasatire de ses compatriotes, en clbrant les vertusSpartiates, la simplicit, la frugalit, en fltrissant

    l'amour des richesses, les enrlements mercenaires auservice des princes trangers. Une traduction d'unpassage de la troisime Olijnthienne de Dmosthnes,qui sert de prface cet essai^ est pleine aussi d'allu-sions politiques : l'administration oppressive des ma-gistrats zuricois, leur avidit, leur haine pour qui-conque osait lever la.voix en citoyen libre, y sontindirectement flagelles 2 .

    L'attitude prise par le jeune Pestalozzi n'tait pasfaite pour lui concilier les bonnes grces des famillesdominantes. Il fut mis l'index, et bientt il dut com-prendre que toute perspective avait disparu pour luid'obtenir jamais quelque fonction o il pt servir lapatrie. Un conseil qu'il reut de son ami le plus cheracheva de le dcider renoncer la carrire des em-plois publics qu'il avait ambitionne, et se contenter

    1. Cet article a t reproduit en entier par M. Morf. t. I.pp. 86-88.

    2. L'Agis, prcd du Fragment de la troisime Olynthienne, a tRimprim par M. SeyfTarth dans les uvres compltes de Pes-talozzi, t. VI.

  • 12 PESTALOZZI.

    de l'existence paisible et obscure d'un simple parti-culier. Cet ami, Bluntschli, tudiant en thologie, dequatre ans plus g que lui, donnait les plus brillantesesprances l

    ,lorsqu'il fut atteint d'une maladie de

    poitrine qui l'enleva . l'ge de vingt-cinq ans (mai1767). A son lit de mort, Bluntschli le fit venir, et luidit : Pestalozzi, je meurs

    ;pour toi, abandonn toi-

    mme, ne choisis point quelque carrire o tu pour-rais tre victime de ta bont et de ta confiance. Chercheune profession calme et tranquille, et ne te lancejamais dans une entreprise importante, moins d'avoirauprs de toi un homme de confiance qui possde,avec le sang-froid et la raison , l'exprience deshommes et des choses 2 . Ces paroles firent sur lejeune enthousiaste une profonde impression; il ne lesoublia jamais, et se repentit souvent de ne pas y avoirmieux conform sa conduite.

    Ici se placent les deux faits qui marquent dans l'exis-tence de Pestalozzi le commencement d'une priodenouvelle : ses fianailles avec Anna Schulthess, et sarsolution de se vouer l'agriculture.Anna Schulthess, ne en 1738 ou 1739 3

    ,tait la fille

    1. Bluntschli exerait sur ses camarades une influence moraleconsidrable; il jouait auprs de quelques-uns d'entre eux le rled'un vritable directeur de conscience, comme on peut en jugerpar ses lettres Gaspard Schulthess, que Mme Zehnder-Stadlin apublies. (Ouvrage cit. pp. 260-275.) Bluntschli, dit M. Mrikofer[Heinrich Pestalozzi and Anna Schulthess, p. 87), tait un libre-penseur, et c'est son influence qu'il faut attribuer la froideuret les opinions htrodoxes de Pestalozzi en matire de foi (Klteund Zwiespalt in Glaubenssachen), que les croyances religieusestrs fermes de son pouse ne parvinrent pas modifier .

    2. Schwanengesang,p. 200.

    3. Les biographes donnent gnralement la date de -1739. Maisun tableau gnalogique de la famille Schulthess, dress surles indications de M. A. Scheler, bibliothcaire royal Bruxelles

  • ENFANCE ET JEUNESSE )E PESTALOZZI. 43

    d'un riche marchand zuricois, J.-J. Schulthess, quiavait un commerce d'picerie et de confiserie; c'taitune jeune personne distingue, belle, dit- on, et debonne ducation. Anna avait cinq frres plus jeunesqu'elle; l'un d'eux tudiait la mdecine; un autre,Gaspard, la thologie 1 ; et ce dernier tait grand amide Bluntschli. Il s'tablit entre Blunstchli et AnnaSchulthess des relations d'amiti et un commercepistolaire; mais l'tat de sant du jeune tudiant,dont la mort prochaine tait prvue, n'avait pu laisserde place des penses d'une autre nature. Le tmoi-gnage formel de Mme Pestalozzi 2 tablit que M-nalque (c'est le nom qu'on donnait Bluntschli dansl'intimit) ne fut jamais pour elle plus qu'un ami, etqu'il lui tait cher et prcieux prcisment parce qu'iln'avait d'autre intention son gard que de la rendremoralement meilleure . Ce fut l'occasion de la pertede cet ami commun que Pestalozzi et Anna Schulthessse rencontrrent; ils le pleurrent ensemble. Pesta-lozzi, qui n'avait d'abord vu dans Anna que l'amie deson ami, prouva bien vite pour elle un sentimentplus tendre, et il osa le lui dclarer.Dans une des lettres qu'il lui adressa 3

    ,il raconte

    comment cet amour est n en lui, et comment il a

    cl arrire-petit-fls de J.-J. Schulthess. publi dans les Pestalozzi-Blatte,' de Zurich, anne 1885, p, 97, fait natre Anna Schulthessen 1738.

    1. Gaspard Schulthess devint} en 1768, pasteur allemand Neuchtel. (Morf, I, p. 99, note.)

    2. Lettre de.Mmo Pestalozzi Niederer du 10 octobre J80G,reproduite dans le Korrespondenzblatt des Archivs der schweizeri-sclieti permanenten Schulausstellunc/ in Zurich, 1878, n 4, p. 10.Niederer, en 1806, rassemblait des matriaux pour une biogra-phie de Pestalozzi (qu'il n'crivit jamais), et ce fut cetteoccasion que Mme Pestalozzi lui crivit cette lettre.

    3. Les lettres changes entre Pestalozzi et Anna Schulthessfurent confies en 1S06 par M Pestalozzi Niederer, qui les

  • 14 PESTALOZZI.

    d'abord cherch le combattre. Je m'enfermai dansma chambre, et, pour cacher tout le monde la causede mon agitation, je me dis malade. C'est ce momentque je reus votre lettre si aimable et si touchante, quime remerciait des lignes que j'avais consacres lammoire de Mnalque. Songez quel moment ellearrivait! Ma passion devint un martyre, je tombairellement malade. Aprs avoir endur ce tourmentquelques jours, je sentis qu'il tait de mon devoir deparler. J'crivis successivement trois lettres, et je lesdchirai. J'en crivis encore une quatrime : c'estcelle que vous avez reue l . Anna Schulthess essayad'abord de ramener son correspondant sur le terrainde la simple amiti; elle lui reprsenta la grande dif-frence de leurs ges : Plus que trois ans, lui crit-elle, et mon printemps sera fini . Elle et dsir queleurs relations conservassent le caractre qu'avait eusa liaison avec Bluntschli, de qui elle parle avec unpieux respect.

    C'est lui que je dois tout ce que je suis. Je me trouvais aupoint o les deux voies se sparent, et peut-tre commen-ais-je dj prendre le mauvais chemin lorsque j'appris leconnatre

    ;j'admirai sa divine vertu, et je cherchai l'imiter.

    Je m'oublierai moi-mme avant d'oublier Mnalque. Jamaisje n'oublierai ses discours, accompagns de tant de grce etde force. Je ne faisais rien sans le consulter. Il tait d'uncaractre aimable, simple, complaisant; tour tour lui et moitions occups chercher des moyens de venir en aide auxmalheureux. Il fut mon ami, mais jamais mon amoureux;

    garda. Aprs la mort de celui-ci, cette correspondance a tdpose la bibliothque de la ville de Zurich, ainsi que lesautres papiers qui se trouvaient en sa possession. M. Mrikofer apubli quelques-unes de ces lettres dans une tude intitule :Heinrich Pestalozzi und Anna Schulthess, insre dans le ZrcherTaschenbuch de 1859.

    1. Mrikofer, ibid., p. 87.

  • ENFANCE ET JEUNESSE DE PESTALOZZI. do

    il ne me parla jamais d'amour... Un jour que je lui montraisun lgant assortiment de rubans, pour obtenir son appro-bation : Gela est trs beau, dit-il, mais aussi longtempsque votre pauvre voisine aura plus besoin d'un thaler quevous de ce ruban, vous pourrez donner votre argent unmeilleur emploi . Je laissai l le ruban, je renonai auxsuperfluits l .

    Pestalozzi avait eu soin de parler son amie, dansla lettre o il faisait l'aveu de son amour, de ses idespolitiques et de ses projets d'avenir. Anna lui dclarequ'elle pense comme lui sur ce point :

    Vous m'avez expos ouvertement la faon dont vous vousproposez de servir la patrie. J'approuve tout cela. Mnalqueet mon frre m'ont fait comprendre ces choses, j'y airflchi, et cette manire de voir est devenue aussi lamienne. Aucun amoureux, avant vous, ne m'avait parl celangage; et qui sait si ce n'est pas l ce qui m'avait toujoursempche d'arrter mon choix 2 ?

    La correspondance continua. Anna tait touche dusrieux du jeune homme et de la profondeur de sessentiments; plus sensible la beaut morale qu'auxavantages extrieurs et aux biens de la fortune, elleaima bientt son tour.

    Tu aurais peu remercier la nature, crit-elle, si elle net'avait pas donn de grands yeux noirs, qui rvlent la bontde ton cur, l'tendue de ton esprit et toute ta sensibilit 3 .

    Au moment de demander Anna Schulthess de luiengager dfinitivement sa foi, Pestalozzi se sentit prisd'un scrupule; il voulut loyalement clairer celle qu'ilaimait sur les dfauts de son caractre, lui faire connatre

    i. Mrikofer, Zrcher Taschenbuch, 1859, p. 88*2. Ibid., p. 89.3. laid., p. 85.

  • 16 PESTALOZZI.

    l'avenir qui l'attendait si elle unissait son sort au sien.

    Il lui crivit alors une lettre devenue clbre, dontnous reproduisons ci-dessous les principaux passages :

    Ceux de mes dfauts qui me paraissent les plus importantspour mon avenir sont l'imprvoyance, l'imprudence, et lemanque de prsence d'esprit devant les changements inat-tendus qui pourraient survenir dans ma situation. Je ne saispas jusqu' quel point ces dfauts pourront tre diminus parles efforts que je ferai pour les vaincre, par un jugementcalme et l'exprience. En ce moment, ils existent encore un degr tel que je ne dois pas vouloir les dissimuler lajeune tdJe que j'aime; ce sont des dfauts, ma chre amie,que vous devez peser avec soin. J'en ai d'autres encore, pro-venant d'une impressionnabilit qui refuse de se soumettreau jugement de la raison; trs souvent je blme et je loueavec excs, je m'abandonne des sympathies ou desantipathies irrflchies; je suis si fortement attach cer-tains biens que l'empire qu'ils exercent sur moi dpassesouvent les limites marques par la raison : le malheur dema patrie et de mes amis me rend moi-mme malheureux.Cette faiblesse mrite toute votre attention : il y aura desjours o la srnit et la tranquillit de mon me en seronttroubles. Lors mme qu'elle ne m'empchera pas de rem-plir mon devoir, il n'est pas probable que je sois jamaisassez fort pour le remplir, en pareille circonstance, avec lagaiet et le calme du sage toujours semblable lui-mme. Jen'ai pas besoin de parler de ma grande et vritablementtrs blmable ngligence de toute tiquette, et en gnralde toutes les choses qui en elles-mmes n'ont point d'im-portance : on s'en aperoit au premier coup d'il. Je doisen outre vous dclarer avec franchise, ma chre amie, queje regarderai toujours les devoirs envers mon pouse commesubordonns aux devoirs envers ma patrie, et que, bien queje doive tre l'poux le plus tendre, je regarderai commemon devoir de rester inexorable aux larmes de ma femme,si elle voulait un jour chercher me dtourner du loyalaccomplissement de mon devoir de citoyen, quelles qu'enpussent tre les consquences. Ma femme sera la confidentede mon cur, elle connatra mes plus secrtes penses. Unegrande et honnte simplicit rgnera dans ma maison. Et

  • ENFANCE ET JEUNESSE DE PESTALOZZI. 17

    une chose encore. Ma vie ne se passera pas sans entreprisesimportantes et trs prilleuses, Je n'oublierai pas les leonsde Mnalque et mes premires rsolutions de me consacrertout entier la patrie-, jamais je ne consentirai me tairepar crainte des hommes, quand je verrai que le bien de mapatrie m'ordonne de parler; tout mon cur appartient ma patrie, je risquerai tout pour adoucir les souffrances etla misre de mes concitoyens... Je vous ai parl curouvert, ma chre amie, de mon caractre et de mes aspira-tions. Rflchissez tout cela. Dcidez maintenant si vouspouvez donner votre cur un homme qui a de semblablesdfauts et qui vous offre un semblable avenir, et si vouspouvez tre heureuse avec lui *.

    Anna ne se montra pas effraye des perspectivesque son ami lui faisait entrevoir. Elle lui rpondit enlui tmoignant de nouveau la sympathie qu'elle prou-vait pour ses aspirations, ajoutant seulement, sur unton enjou, que parmi les dfauts dont il s'accusait,il en tait un qu'il avait oubli celui de se laisseraller trop d'exagration dans ses projets 2 . Pesta-lozzi, heureux de la voir partager ses sentiments, laremercia avec effusion : ce Comment pourrai-je exprimerla joie que j'prouve la pense que vous connaissezet que vous approuvez mes tmraires rveries poli-tiques 3 !

    Nous citerons encore un passage d'une lettre dePes-talozzi o l'on voit dj poindre, exprime en termes

    1. Cette lettre a t publie en 1828 par Niederer dans laMonatsschrift fur Erziehung de Rossel, n 12, p. 162. Comme l'ori-ginal en a disparu, on en a mis en doute l'authenticit. Maisnous pensons, avec le D'Hunziker {Geschichte der schweizerischenVolksschule, II, p. 87), que la perte de l'original s'explique juste-ment par le fait de sa publication. On possde d'ailleurs larponse d'Anna Schulthess.

    2. Mrikofer, Zrcher Taschenbuch, 1859, p. 91.3. Ibid., p. 92.

  • 18 PESTALOZZI.

    d'une emphase nave, l'ide la ralisation de laquelleil devait consacrer sa vie :

    Amie, je me rjouis que vous ayez jug comme moi quela ville n'est pas le lieu o puisse tre ralise une ducationselon nos vues. Ma chaumire sera loigne de ce rceptaclede vices et de misre. Dans cette chaumire solitaire, jepourrai mieux travailler pour la patrie que dans le tumultede la ville. Lorsque je serai install la campagne, si jerencontre le fils d'un concitoyen, qui promette une belleme et qui n'ait pas de pain, je le conduirai par la main etje relverai pour en faire un citoyen ; il travaillera, il aurapour nourriture du pain et du lait, et il sera heureux. Et siun jeune homme fait une noble action et attire par l surlui la haine de sa famille, il trouvera auprs de moi du pain,tant que j'en aurai. Oui, c'est avec plaisir, amie, que jeboirai de l'eau afin de pouvoir donner du lait l'hommevertueux que j'aurai ainsi secouru. Vous serez contente demoi, alors, en me voyant me contenter d'eau pour toutbreuvage. Srieusement, mon amie, afin de pouvoir veniren aide nos concitoyens, nous rduirons nos propresbesoins autant que le permettront les convenances et le bon

    Pestalozzi et Anna Schulthess se fiancrent secrte-ment le 26 aot 1767; et, d'accord avec sa fiance, lejeune tudiant rsolut de se faire agriculteur. C'taitl encore une application des principes de Rnusseau.Un jeune Zuricois, Jean Schulthess 2

    ,

    qui tait allvisiter Jean-Jacques Mtiers 3 au commencement de1765, avait recueilli de la bouche du philosophe unloge enthousiaste de la vie des champs : Dans le

    1. Mrikofer, Zrcher Taschenbuch. 1859, pp. 92-93.2. Jean Schulthess, d'une autre famille qu'Anna Schulthess, tait

    le fils d'un riche banquier qui fournit plus tard Pestalozzides capitaux pour son entreprise agricole. (Mrikofer. Ibid.,p. 113.)

    3. Et non Genve, comme le dit par erreur M. de Guimps(Histoire de Pestalozzi, p. 25).

  • ENFANCE ET JEUNESSE DE PESTALOZZI. 19

    pays de l'esclavage, avait dit Rousseau, l'homme doit sefaire artisan; dans le pays de la libert, il doit se fairelaboureur 1 . Encourag par Lavter et J.-H. Fssli,Pestalozzi demanda au clbre agronome bernois Tschif-feli 2 de le recevoir pendant une anne comme lve.Tschiffeli y consentit, et Pestalozzi se rendit auprsde lui Kirchberg (octobre 1767), o il se mit tu-dier avec ardeur la thorie des diverses cultures 3 .Durant son sjour Kirchberg, il reut la visite de

    sa fiance. Celle-ci avait fait connatre ses parents

    son projet d'union avec Pestalozzi; mais, loin de rece-voir aucun encouragement, elle avait t vivementblme, surtout par sa mre. Elle vint voir Pestalozziau cours d'un voyage qu'elle fit en compagnie de sonfrre Gaspard, se rendant Neuchtel. Il fut convenuque Pestalozzi, pour vaincre la rsistance des parentsSchulthess et les rassurer sur ses aptitudes pratiques,

    exposerait par crit sa fiance le plan qu'il avaitconu et la manire dont il comptait le mettre ex-cution. La lettre fut crite, en effet, et Pestalozzi ydveloppa ses thories agricoles et ses projets d'aveniravec un vritable enthousiasme, ce J'ai maintenant

    ,

    disait-il, une profession qui nous offrira d'abondantesressources. Tschiffeli s'enrichit rellement beaucoup

    1. Cit par M. Morf, t. I, p. 84.2. Jean-Rodolphe Tschiffeli (1716-1780) tait d'une famille pa-

    tricienne de Berne. Il remplissait les fonctions officielles degreffier du tribunal des mariages (Chorgericht); mais il s'occupasurtout d'agriculture. Il fonda en 1759 la Socit conomique deBerne.

    3. Lorsque Pestalozzi partit pour Kirchberg, Lavater fit de sapropre main le portrait des deux fiancs. Un dessin au traitconserv la bibliothque de la \ille de Zurich, et qui repr-sente Pestalozzi jeune (il a t publi dans les Pestalozzi-Bltter,anne 1886), est peut-tre une reproduction du portrait excutpar Lavater.

  • 20 PESTALOZZI.

    par l'agriculture. J'apprends la connatre fond, et jesuis absolument certain de pouvoir m'tablir en toutescurit. Il voulait acheter bon march quelquesarpents de terres incultes, les dfricher, et y installerune plantation de garance (Tschiffeli venait d'intro-duire en Suisse la culture de cette plante, dont il sepromettait merveille); il y joindrait, ajoutait- il, laproduction en grand des lgumes fins, artichauts,cardons, asperges, etc., combinaison qui ne pouvaitmanquer d'tre trs lucrative.Le futur agriculteur, on le voit, se faisait d'tranges

    illusions; il ne devait pas tarder l'apprendre sesdpens et ceux de la jeune femme qui allait associerson existence la sienne.

  • CHAPITRE 11

    DE 1768 A LA RUINE DE L'iNSTITUT DE NEUHOF, 1780

    Pestalozzi Mligen (1768). Achat de terrains. Mariage de Pes-talozzi (1769). Premires difficults financires. Naissance d'unfils (1770). Installation Neuhof (1771). Insuccs de Pes-talozzi comme agriculteur. 11 veut essayer de l'industrie. L'institut de Neuhof. Premier tablissement d'un atelier Neuhof (1774). Appel aux amis de l'humanit (1776). Inter-vention d'Iselin et d'autres philanthropes. crits divers dePestalozzi relatifs l'ducation des enfants pauvres et l'in-stitut de Neuhof, en 1777 et 1778. Organisation intrieurede l'institut; causes de -son insuccs. Le gouvernement deBerne refuse l'appui officiel que Pestalozzi lui demande. Crise finale : Pestalozzi est ruin (1780).

    Revenu Zurich dans l't de 1768 (il avait vingt-deux ans et demi), Pestalozzi ne put se faire agrerpar les parents Schulthess comme leur futur gendre;L'accs de la maison de sa fiance lui demeura interdit.Sans se dcourager, il s'occupa de son tablissementcomme agriculteur. Quelques amis lui firent entrevoirla possibilit d'obtenir le fermage d'un des beauxdomaines qui appartenaient l'ordre des Johannites, Bubikon ou Heitersheim; cette perspective ne luisouriait que mdiocrement, ce Les moines , crit-il

    ,

    exigeront des prsents pour me donner la prfrence;

  • 22 PESTALOZZI.

    mais ils n'en auront point de moi * . A ce moment, lepasteur Rengger 2

    ,de Gebistorf, prs de Brugg, attira

    son attention sur les terrains incultes qui existaient dansle voisinage 3

    ,entre les villages de Birr et de Mligen 4 .

    Aussitt la dcision de Pestalozzi fut prise : Je neserai pas le serviteur de moines crasseux, crit-il avecjoie. Non, cette semaine encore je pars pour Gebis-torf. L je me chercherai une demeure 3 . Le jeuneJean Schulthess, l'admirateur de Rousseau, tait unami de Pestalozzi; son pre, le banquier, consentit ouvrir celui-ci un crdit de 15 000 florins pour luipermettre de s'tablir 6 . Croyant faire une excellenteaffaire, Pestalozzi acheta des terres prs de Birr 7

    ,et

    s'installa provisoirement au village de Mligen, dansune maison appartenant la famille Frhlich deBrugg 8 . Sa mre vint prsider son installation, et,pendant l'anne qui suivit, elle partagea son temps

    l! Mrikofer, Zrcher Taschenbuch, 1859, p. 110.2. Ce pasteur Rengger est le pre d'Albert Rengger, qui fut

    plus tard ministre de l'intrieur de la Rpublique helvtique.3. Schwanengesang, p. 203.4. Ce territoire, qui fait aujourd'hui partie du canton d'Ar-

    govie, tait alors compris dans les possessions de Berne, etappartenait l'intendance de Knigsfelden (Hofmeisterei Konigs-felden).

    5. Mrikofer, ibid., p. 111.6. Ibid., p. 144.

    7. Il crit au pre de sa fiance : Je puis, en toute con-science, vous donner les nouvelles les plus satisfaisantes des heu-reuses perspectives qui s'ouvrent pour mon entreprise. J'aiachet quinze arpents de bonnes terres au prix de 250 florins.Vous pouvez tre assur que mon amie ne se trouvera, sousaucun rapport, place dans une situation dsagrable. (Mri-kofer, ibid., p. 111.)

    8. J'ai lou pour 40 florins une maison avec grange, curieet jardin. (Lettre de Pestalozzi Anna Schulthess, Mrikofer,ibid., p. 111.) Sur la famille Frhlich, voir le Dr Hunziker, Ge-schichte der schweizerischen Volksschale. II, p. 83.

  • DE 1768 A LA RUINE DE L'INSTITUT DE NEUHOF, 4780. 23

    entre son fils et son beau pre, le pasteur de Hngg,qui tait malade et qui mourut en 1769 1 . Pestalozziacheta successivement plusieurs parcelles de terrain,et finit par se trouver en possession d'un domained'une centaine d'arpents. Ces terres taient de mau-vaise qualit; mais Pestalozzi estimait qu'elles se pr-teraient fort bien la culture de la garance, et d'ailleursil se croyait assur de pouvoir les amliorer, grce ses connaissances agronomiques de frache date. Il aracont dans son autobiographie, avec sa facilit sedonner le change lui-mme sur les faits les mieuxtablis, qu'il avait ralis ces acquisitions dans lesmeilleures conditions possibles , au prix moyen de10 florins l'arpent 2 . Or on a retrouv les actes devente d'un certain nombre de parcelles, formant en-semble 58 arpents, qui ont t payes par Pestalozziau prix moyen de 50 florins 1/2 l'arpent 3 . Il tait tombds le dbut entre les mains d'un intrigant de village,nomm Marki, qui abusa de son inexprience, et lui fitfaire des marchs de dupe *.

    Les parents d'Anna Schulthess se montrrent jus-qu'au bout opposs au mariage; c'est en vain que

    1. La servante Babeli tait encore ce moment auprs deMme Pestalozzi. Dans ses lettres son fianc, Anna Schulthessparle d'elle plusieurs fois. Elle crit entre autres : J'ai causplus d'une heure avec Babeli. C'est tonnant combien cette per-sonne est soigneuse en toutes choses, et comme elle dirige toutavec bon sens. Nous sommes alles ensemble faire une visiteau grand-papa. (Mrikofer, Zrcher Taschenbuch, 1859, p, 115.)

    2. Schwanengesang, p. 206.

    3. Document publi dans les Pestalozzi-Bltter, 1882, p. 72.4. On trouve des dtails sur ce Marki dans une communica-

    tion due M. Huber, ancien instituteur Lupfig, prs de Birr,publie dans les Pestalozzi-BItler, 1882, pp. 66 et suiv. Une tra-dition conserve Birr veut que Marki ait servi plus tard demodle Pestalozzi pour le personnage du bailli Hummel dansLonard et Gertrude. (Ibid., p. 74, note.)

  • 24 PESTALOZZI.

    Pestalozzi fit intervenir ses amis Lavater, Fssli, etmme le bourgmestre Heidegger. Anna se dcida alors passer outre l'opposition de ses parents ; elle r-digea elle-mme la lettre que Pestalozzi envoya pourdemander qu'on la laisst partir. Elle tait majeure;es parents ne pouvaient la retenir.- La fiance quittala maison paternelle sans dot, n'emportant que sesvtements et son clavecin. Tu devras te contenterde pain et d'eau , lui dit sa mre. Le mariage futclbr le 30 septembre 1769 dans l'glise de Gebis-torf. On conserve au Muse pestalozzien de Zurich lemanuscrit du discours qui fut prononc dans cettecirconstance par le jeune ecclsiastique qui unit lespoux, Georges Schulthess '.

    Il a rgn pendant longtemps une grande incertitudesur la date exacte du mariage de Pestalozzi : Blochmann,M llc Chavannes, Pompe indiquent le 24 janvier 1769;d'autres, le 30 juin, le 24 septembre, le 29 septembre;M. Morf, s'appuyant sur le registre de la paroisse deGebistorf et sur la tradition conserve dans l'institutd'Yverclon, donne le 30 septembre; le manuscrit del'allocution de Georges Schulthess porte la date du2 octobre, et le D r Hunziker parat accorder quelquecrdit cette indication -. Il nous semble que la ques-tion est tranche par le passage suivant du journal deMme Pestalozzi, cit par M. Morf : 30 septembre 1804.Aujourd'hui est morte notre chre Dorothe Usteri Hallwyl... Le jour de sa mort est tomb sur l'anniver-saire de notre mariage 3 .

    1. Georges Schulthess, n en 1147, tait cousin au troisimedegr d'Anna Schulthess (leurs deux grands-pres taient frres).Son discours a t imprim dans les Pestalozzl-BUltter, 1883, p. M .

    2. Geschichte de?' schweizerischen Volksschule, II, p. 83.3. Morf, I, p. 136.

  • DE 1768 A LA RUINE DE i/lNSTlTUT DE NEUHOF, 1180. 25

    Les parents d'Anna Schulthess ne tinrent pas long-temps rigueur leur fille. Trois mois peine aprs lemariage, nous voyons dj Pestaiozzi et sa jeunefemme passer chez eux les ftes de Nol. Dans les pre-miers mois de l'anne suivante, Mme Schulthess et sesfils font plusieurs sjours Miligen, et des sommesassez importantes sont envoyes par le pre Schult-hess son gendre, pour aider l'entretien du mnage.

    Pestaiozzi tablit grands frais sur ses terres uneplantation de garance; en outre, il consacra une partiedes capitaux dont il disposait faire construire, aucentre des terrains qu'il avait achets, des btimentscomprenant une grange et une maison d'habitation,dans le style d'une villa italienne. Ses amis lui remon-trrent en vain l'inutilit de cette construction co-teuse : il ne voulut rien entendre. En attendant l'ach-vement de la nouvelle maison, il continuait d'habiter Mtligen avec sa femme. Mais peine quelques moiss'taient-ils couls que le banquier Schulthess com-menait se montrer inquiet de son argent. Il vint enpersonne, en avril 1770, voir comment les choses se pas-saient, et l'impression qu'il emporta de cette visite futdsastreuse; rentr Zurich, il crivit Pestaiozzi qu'ilregardait l'entreprise comme marchant la ruine. Pes-taiozzi rpondit par une lettre qu'on a conserve ' ; ony voit que le banquier lui reprochait d'avoir dpens6000 florins de trop; Pestaiozzi se justifie par des con-sidrations gnrales, promet d'ailleurs de procdertoujours avec la plus stricte conomie, demande l'en-voi de 200 300 florins pour continuer les construc-tions commences, et dclare que, si le banquier s'yrefuse, il aura ruin la meilleure entreprise du

    1. Pestalozzi-Bltter] 1880, p. 13.

  • 26 PESTALOZZI.

    monde, sans aucun profit pour lui . Le 12 mai, deuxamis de Pestalozzi, Meis et Schmz, vinrent Mligenen qualit d'experts ; ils tablirent des comptes exacts,et le bailleur de fonds, au vu de leur rapport, dclaraqu'il se retirait de l'association. Qu'on juge du dses-poir de Pestalozzi, qui se voyait brusquement rveillau milieu de ses rves, et menac de la ruine au momento sa jeune femme allait devenir mre. Un fragment dujournal rdig par les deux poux (ce fragment va dedcembre 1769 novembre 1770) permet de suivretoutes les pripties de l'affaire , et retrace toutesleurs angoisses l . Mme Pestalozzi chercha relever lecourage de son mari. Ils se rendirent tous les deux Zurich; les parents Schulthess intervinrent en faveur

    de leur gendre, et le banquier se laissa persuaderd'attendre encore. Il y eut une accalmie qui durajusqu' l'automne. Le 19 aot 1770, Mme Pestalozziaccoucha d'un fils, qui reut le nom de Jacques; cette occasion les deux belles-mres vinrent Mligen,ainsi que la sur de Pestalozzi, Barbara; celle-cifinit, quelque temps aprs, par s'tablir demeuredans la maison de son frre, o elle resta jusqu' sonmariage en 1777 2 .Cependant le banquier Schulthess avait dcidment

    perdu confiance. La plantation de garance n'avait pasrussi. Tschiffeli, sur son domaine de Kirchberg,

    1. Ce fragment de journal a t mis par Mme Zehnder-Stadlin la disposition de M. Morf, qui en a publi les principaux pas-sages (t. I, pp. 108-120).

    2. Les Pes'talozzi-Bltter (anne 1882, p. 12), ont publi les let-tres de flicitation adresses de Neuhof, le 15 avril J 777, par Pes-talozzi, par sa femme et par son frre Jean-Baptiste leur sur, l'occasion de son mariage. Barbara tait alle en visite Leipzigchez une tante; c'est l qu'elle ft la connaissance du ngociantGrosse, qu'elle pousa.

  • DE 1768 A LA RUINE DE L INSTITUT DE NEUHOF, 1780. 2/

    n'avait pas t plus heureux de sou ct : mais sil'insuccs, pour l'agronome prudent et bon calcula-teur, se traduisait par une perte insignifiante, pourPestalozzi ce fut un dsastre. Il fallut procder uneliquidation, la suite de laquelle le commanditaire seretira en sacrifiant une somme de 5000 florins *.

    Pestalozzi gardait son domaine : mais il n'avait plusde capitaux ni de crdit. La maison en construction neput tre acheve sur le plan primitif; il fallut se rsou-dre ne lui donner que le rez-de-chausse 2 . Pestalozzivint l'habiter avec sa femme et son fils au printempsde 1771 : il l'appela Neuhof. Renonant la culture dela garance, il rsolut alors de se livrer la productiondu lait et du fromage. A cet effet, il ensemena seschamps avec du trfle, de la luzerne et de l'esparcette,et acheta du btail 3 . Cet essai ne devait pas russirmieux que le premier : Pestalozzi ne possdait pasles connaissances pratiques ncessaires, il ne disposaitpas de fonds suffisants; son terrain tait aride et neproduisait qu'un maigre fourrage. Aprs trois ans deluttes contre la fortune adverse, il dut reconnatre qu'iltait inutile de s'obstiner dans une voie impraticable.

    Il fallait vivre cependant. Ayant chou dfinitive-ment comme agriculteur, Pestalozzi voulut essayer del'industrie. Il installa (1774), dans un btiment attenant la grange de Neuhof et qu'il fit construire exprs 4,unatelier pour le filage du coton. L'ide lui tait venue de

    1. Lettre de Schinz du 12 avril 1783, Pestalozzl-Blutter, 1881,p. 44.

    2. Morf, I, p. 125. La note place par l'auteur au bas de lapage donne d'intressants dtails sur les destines ultrieuresde cette habitation de Pestalozzi, aujourd'hui disparue.

    3. Dtails donns par Huber, Pestalozzi-Bltter, 1882, p. 75.4. Ibid., p. 85.

  • 28 PESTALOZZI.

    recueillir chez lui quelques enfants pauvres, pour lesoccuper ce travail facile et qui devait devenir promp-tement rmunrateur : ce devait tre l, ses yeux, uneheureuse spculation industrielle double d'une bonneaction *. Mais il se trouvait, ce moment mme, absolu-ment bout de ressources ; les dettes s'taient accumu-les depuis plusieurs annes, et s'levaient 15 000 flo-rins. La jeune Mmc Pestalozzi obtint de sa famille, titred'avance sur sa part d'hritage, une somme assez con-

    sidrable; la mre vint aussi en aide son fils, dans lamesure de ses forces 2 . Il fut ainsi possible de satisfaireles principaux cranciers, et Pestalozzi ne se trouvaplus dbiteur que de 4000 florins 3 . C'est alors que,pour obtenir les fonds ncessaires au dveloppementde sa nouvelle entreprise, il rsolut de faire appel lagnrosit du public.En 1774, il s'tait rendu pour la premire fois la

    runion de la Socit helvtique Schinznach, ets'tait fait inscrire au nombre des membres de l'asso-ciation; il avait d cette circonstance de faire laconnaissance d'Iselin 4

    ,le philanthrope blois, dont

    1. Voici comment Niederer dfinit le plan de Pestalozzi Des enfants indigents devaient tre arrachs la mendicit,apprendre gagner eux-mmes leur pain, et rembourser ainsiles frais de leur ducation, en procurant mme un bnfice l'entrepreneur. L'ide tait neuve, grande, et rvlait un gniede premier ordre dans le domaine de la civilisation. (Pesta-lozzsche Bliitter de Niederer, 1828, p. 98.)

    2. Morf, I, p. 126.3. Ibid., I, p. 132. Mrikofer (Die schweizerische Literatur

    des 18. Jahrhunderts,p. 407, note) dit : Les dettes s'levaient

    15 000 florins, le dficit 8000 florins. Les cranciers acceptrentun arrangement qui leur assurait 36 pour 100. Quoique Mri-kofer place cet arrangement en 1775, il s'agit l, plus probable-ment, du concordat qui, en 1780, permit Pestalozzi d'viter lafaillite, concordat auquel Schinz fait allusion (voir p. 34, n. 1).

    4. Isaac Iselin (1728-1*82), de Ble, aprs avoir tudi le

  • DE 1768 A LA RUINE DE L'iNSTITUT DE NEUHOF, 1780. 29

    l'amiti devait lui devenir bien prcieuse. Encouragpar Iselin, Pestalozzi fit imprimer un Appel aux amisde l'humanit , en les priant d'ouvrir une souscriptionen faveur de l'tablissement qu'il avait cr. Il deman-dait une subvention annuelle, pendant six annes,promettant de rembourser les sommes reues en sixannuits partir de la dixime anne. En retour, ils'engageait enseigner lire, crire et calculeraux enfants des deux sexes recueillis chez lui ; les gar-ons feraient aussi l'apprentissage des travaux agri-coles, tandis que les filles s'initieraient aux soins dumnage et la culture du jardin ; et, grce au filage ducoton, qui devait constituer l'occupation principale,

    les enfants, croyait-il, se trouveraient subvenir eux-mmes aux frais de leur entretien. Cet appel de Pesta-lozzi est dat du 9 dcembre 1775 *.. Il fut favorable-ment accueilli. Ce fut moi, raconte Schinz, qui mechargeai de runir les souscriptions Zurich. J'obtinsune assez belle somme, laquelle je contribuai ausside mon obole, et qui tait garantie pour plusieursannes. Le chancelier Iselin, de Ble, se montra danscette ville un des principaux protecteurs de l'tablisse-ment. Sarazin et beaucoup d'autres riches Blois sous-

    droit Gttingue, remplit partir de 1756 la charge de chan-celier dans sa ville natale. Il fut l'un des hommes les plus con-sidrables de la Suisse au xvme sicle, et se distingua par sesides librales et ses efforts pour amliorer les institutionsexistantes. Parmi ses ouvrages, nous citerons les Rves philoso-phiques et patriotiques d'un philanthrope (1755), des Essais philo-sophiques et politiques (1760), YEssai d'un citoyen sur Vamlio-ration de Vinstruction publique (1779). Pendant quelques annes,de 1776 1781. il publia une revue mensuelle, les phmridesde l'humanit.

    1. Il fut publi dans le journal d'Iselin, die Ephemeriden derMenschheit, anne 1776, p. 293. Il a t rimprim dans les OEu-vres compltes de Pestalozzi, d. Seyffarth, t. I, p. 42.

  • 30 PESTALOZZI.

    crivaient aussi. A Berne, MM. de Graftenried a etEffinger de Wildegg, qui s'taient dclars trs forte-ment en faveur de l'ide de Pestalozzi, jugeaient sonentreprise digne du concours de l'tat, et effectivementle gouvernement bernois accorda l'tablissement deNeuhof son appui de diffrentes faons, et y plaa desenfants tirs de divers bailliages 2 . La famille de M rae Pestalozzi vit avec inquitude ce

    nouveau projet et en prdit la non-russite. GaspardSchulthess, alors pasteur allemand Neuchtel, crivait son frre Henri, commerant Zurich : ce J'ai conjurPestalozzi de renoncer son plan mal digr d'leverdes enfants par souscription, et de regarder comme lagrande affaire laquelle la Providence l'appelle l'duca-tion de soi-mme et des siens. Henri Schulthess rpon-dit : Sa situation est celle-ci : il croit que si son planpour l'ducation d'enfants pauvres et abandonns estapprouv du gouvernement de Berne, il pourrait, grce un appui suffisant par voie de souscriptions, relever sesaffaires. Seulement, mon avis, il se lie les mains pardes promesses trop considrables. Et qu'est-ce qu'unesouscription de 6 florins, quand mme il trouverait centsouscripteurs? Je compte, pour l'entretien d'un enfant,nourriture et habillement, 60 florins au moins; mais luis'imagine, en fin calculateur, qu'il ne lui en cotera que30 florins. Les personnes entendues affirment que cela nepourra pas marcher. Ce sera pour Pestalozzi une rudetche que d'enseigner des enfants lire et crire 3 .

    1. M. de Gratenried tait alors administrateur du bailliagebernois de Schenke.nberg ; il avait eu comme prdcesseur dansces fonctions Tscharner (voir la page suivante), et il eut commesuccesseur Daniel de Fellenberg (voir p. 38, n. 4).

    2. Lettre du 12 avril 1783, Pestalozzi-Bltter, 1881, p. 45.3. Mrikofer, Die schweizerische Literatur der 18. Jahrhunderts,

    p. 408.

  • DE 1768 A LA RUINE DE L'INSTITUT DE NEUHOF, 1780. 31

    Au moment o Pestalozzi publiait son appel, il avaitdj chez lui, nous dit-il, une vingtaine d'enfants. Cenombre fut bientt doubl. Ses ides sur. la maniredont l'ducation pouvait tre combine avec l'industriefurent exposes en 1777 dans trois lettres adresses N.-E. T. (Nicolas-Emmanuel de Tscharner) sur l ydu~cation de la jeunesse pauvre des campagnes \ Ceslettres parurent dans le journal d'Iselin, les phm-rides de l'humanit, ainsi qu'un premier rapport surl'tablissement de Neuhof, dat du 18 septembre 1777et intitul Fragment de l'histoire de l'humanit la plusinfime -. Ce Fragment nous fait connatre que le mon-tant des souscriptions reues par Pestalozzi en 1776, etprovenant de Zurich, Berne, Ble et Winterthour,s'levait la somme totale de 60 louis 3 . Un second

    1. Ueber die Erziehung der armen Landjugend. Se trouve autome VIII des uvres, d. Seyffarth. Tscharner avait prononc en1774, comme prsident de la Socit helvtique, un discours surl'ducation patriotique de la jeunesse . Il avait ensuite publidans les phmrides d'Iselin, en 1776 et 1777, une srie de let-Lres sur les tablissements pour les pauvres la campagne (die Armenanstalten auf'dem Lande). C'est en rponse ces lettresde Tscharner que Pestalozzi crut devoir lui exposer ses propresides; les trois lettres qu'il lui crivit sur ce sujet furent trans-mises par Tscharner Iselin, qui les insra dans ses phmrides.(Pestalozzi-Bltter,l&8S, pp. 43-44.) Le patricien bernois N.-E.de Tscharner (1727-1794), qui administra pendant six ans (1767-1773) le bailliage de Schenkenberg, a t immortalis par Pesta-lozzi dans Lonard et Gertrude, sous les traits du philanthropeArner, le seigneur de Bonnal.

    2. Bruchstiick ans der Geschichte der niedrigsten Menschheit.Se trouve au tome VIII des uvres, d. Seyffarth.

    3. Les lettres crites Barbara Pestalozzi en avril 1777 parses deux frres et sa belle-sur (voir la note 2 de la page 26)contiennent quelques renseignements sur la situation de Neuhofau printemps de 1777. Jean-Baptiste Pestalozzi crit : . Monfrre, sa femme et leur enfant sont heureux, et leurs affairescommencent bien aller; l'assistance de Berne, la bndictionde Dieu sur les enfants et la suppression de beaucoup d'abus,donnent un espoir srieux d'arriver la tranquillit si nces-

  • 32 PESTALOZZI.

    rapport, dat du 26 fvrier 1778, parut Zurich enune brochure, sous ce titre : Nouvelles certaines del'institut pour l'ducation des enfants pauvres deM. Pestalozze i ; il tait adress la Socit conomiquede Berne, prside par Tschiffeli, qui fit prcder cerapport d'une note constatant les services rendus parl'tablissement de Neuhof. L'institut comptait alorstrente-sept enfants (dix-sept garons et vingt filles)

    ;

    le personnel se composait d'une institutrice, nommeMadelon Spindler, de Strasbourg, qui s'occupait sp-cialement des jeunes enfants; d'un matre tisserand,de deux ouvriers tisserands, d'une matresse fileuse,de deux ouvriers fileurs, d'un homme qui, ct dudvidage,, enseignait les lments de la lecture; enfinde deux valets et de deux servantes, occups surtoutau travail de la terre 2 . Mais partir de ce moment,

    saire mon frre . Mme Pestalozzi dit de son ct : Dieu soitlou! je suis compltement rtablie et de nouveau sur pied;notre maison, notre tablissement, nos enfants, tout nous faitesprer des jours heureux. Combien j'en remercierai Dieu! carle cur de mon cher mari mrite cette rcompense. EnfinPestalozzi lui-mme ajoute : Il semble que mes projetssoient enfin sur le point de se raliser, et sur une plus vastechelle que je n'esprais. Je suis assur de 70 louis de sous-criptions annuelles, et mon plan est gnralement approuv Berne.

    1. Zuverlssige Nachricht von der Erziehungsanstalt armerKinder des Herm Pestalozze. Se trouve au tome VIII des OEuvres,d. Seyiarth. Au xvnr3 sicle, on rencontre frquemment lenom de Pestalozzi crit Pestalozze. Pestalotz, Pestaluz, Pesta-lutz, etc. Lui-mme, cette poque, signe gnralement Pes-lalozz ou Pestalouz.

    2. Parmi les enfants recueillis Neuhof par Pestalozzi se trou-vait le fils d'un pauvre menuisier hongrois, tabli Worblaufen,prs de Berne : Pestalozzi parle deux reprises, dans ses rapportsimprims, de ce jeune garon comme d'un enfant chtif etsouffreteux, mais dou d'un grand talent pour le dessin. Cetenfant n'tait autre que le futur peintre Gottfried Mind, qu'ona surnomm le Raphal des chats. Voir ce sujet un article desPestalozzi-Blutter, anne 1880. p. 29.

  • DE 1168 A LA RUINE DE ^INSTITUT DE NEUHOF, 1780. 33

    Pestalozzi cessa de renseigner le public sur la situationde sa maison. Cette situation, malgr les efforts qu'ilfaisait pour l'amliorer, n'tait pas prospre, et il fallutbientt reconnatre qu'il s'tait berc des plus chim-riques illusions en se croyant capable de diriger untablissement industriel *. Il crut un moment tre sortid'embarras, grce une convention par laquelle safemme abandonna ses frres toute sa part d'hritage.Mais il aurait eu besoin d'un appui officiel, que le gou-vernement de Berne refusa de lui accorder 2 . L'entre-

    1. Voir le jugement de Pestalozzi lui-mme sur son entre-prise dans le Schweizerblatt, n 32, 8 octobre 1782 (OEuvres,d. Seyffarth, t. VII, pp. 237-240), et dans le Schwanengesang,pp. 207-221.

    2. Voici quelques dtails que nous fournit la correspondancede Pestalozzi et de Tscharner avec Iselin :Tscharner Iselin, 13 juin 1778 : Tout cela est fort beau,

    mais bti sur le sable. Pestalozzi a voulu courir trop vite au butqu'il s'tait propos, sans prparation suffisante; mais fhaleineet les forces lui manquent. Je crains que son tablissement n'aitla destine de celui de Marschlins. (Le Philanthropinum tabli Marschlins, Grisons, dans le chteau du comte de Salis, c'tait la continuation du clbre tablissement d'ducationqu'avait fond Martin Planta Heidesheim en 1761, avait dfermer ses portes en 1777. Iselin, Tscharner, Lavater et leshommes les plus distingus de la Suisse avaient port un vifintrt cette entreprise.)

    Pestalozzi Iselin, 25 novembre 1778 : Mon tablissement estsauv! Aprs une misre qui dpasse tout ce qu'on peut imagi-ner, je me trouve mis en possession indpendante d'un capitalsuffisant pour raliser mon plan, et mes intrts ont t sparsde ceux de ma famille par des conventions qui me tranquilli-sent; ma chre femme a rendu possible la conclusion de cesconventions au prix du sacrifice de toutes ses esprances. Maisje dois apporter d'autant plus d'attention dsormais aux mesures prendre pour assurer la bonne marche de mon entreprise, carles circonstances sont dcisives et, si cette combinaison devaitchouer, il ne me resterait plus aucune possibilit d'atteindreau but de mes efforts. En consquence, j'ose vous prier de bienvouloir m'accorder une soire Ble, pour vous exposer ver-balement la situation et prendre vos conseils.

    Pestalozzi se rendit en effet Ble et, aprs avoir confr

    3

  • 34 PESTALOZZI.

    prise aboutit, en 1780, une dconfiture financire quinon seulement consomma la ruine de Pestalozzi, maisfaillit dshonorer son nom : ce ne fut que grce labienveillance de ses cranciers et l'appui de sesamis qu'il put tre sauv du dsespoir et de l'in-famie i .Les souvenirs recueillis Birr par l'instituteur Huber

    et publis dans les Pestalozzi-Bltter donnent une idede ce qu'tait la vie intrieure de l'institut de Neuhof,et font comprendre pourquoi la ruine tait invitable ;ils contiennent en outre les seuls dtails prcis quel'on possde sur les arrangements financiers grceauxquels on put viter Pestalozzi les horreurs de labanqueroute.

    avec Iselin, adressa au gouvernement de Berne une demande l'effet d'obtenir de lui un appui financier; mais sa requte nefut pas accueillie.Tscharner Iselin, 19 dcembre 1778 : M. Pestalozze a aussi

    crit ses amis d'ici; mais il a tout gt, parce qu'il ne veutpas se laisser conseiller, et qu'il vise toujours trop haut; quoi-qu'il se soit dj si souvent brl les ailes, il voudrait toujoursatteindre au soleil. Il cherche maintenant un appui auprs destrangers (voir plus loin, p. 71, n. 2, les lettres de Pestalozzi Iselin relatives son projet de recourir la protection de quelquesouverain d'Allemagne); ici on a perdu toute confiance en lui.Notre gouvernement est oppos par principe aux manufactureset au commerce; on les tolre plutt qu'on ne les favorise; aussine peut-on attendre de ce ct-l aucun appui pour Neuhof. Tscharner Iselin, 4 avril 1779 : Pestalozze est aux abois; il

    a t ici et est venu me voir; il voulait emprunter de l'argentsur son domaine, dj hypothqu en garantie de la fortune desa femme, et sur lequel, aprs le trait fait avec son beau-frre,psent des engagements pour le double de sa valeur. Je lui aidmontr que ce serait l une escroquerie envers sa femme,son beau-frre, ses cranciers; il a d en convenir, et il estparti. Le pauvre homme est trs malheureux et cligne de piti :mais il faut reconnatre qu'il est seul l'auteur de son malheur. Ces lettres, publies par le D r J. Keller, se trouvent dans les

    Pclagogische Bltter de Kehr, anne 1884, pp. 79 et suiv." 1. Lettre de Schinzdu 12d.xriliim,Pestalozzi-BMter,188l,pA5.

  • DE 1768 A LA RUINE DE L'iNSTITUT DE NEUHOF, 1780. 35

    M me Pestalozzi, dit Huber, s'employait de sonmieux la direction du mnage, la surveillance del'enseignement et du travail; elle apportait dans lecommandement une fermet aimable et digne : on lacraignait, on la respectait, on l'aimait. Partout o ellemettait la main, les choses allaient souhait. Maisla o Pestalozzi exerait lui-mme l'autorit, le bonordre et le calme taient loin de rgner; les jeunesgens, il est vrai, se tenaient tranquilles en prsencedu matre, ils le craignaient, car il se mettait frquem-ment en colre et se montrait alors rigoureux l'garddes coupables. Mais ds qu'il avait le dos tourn,jeunes et vieux se moquaient de lui; aucune disciplinesrieuse n'existait. Avec toutes ses bonnes intentionset la peine qu'il se donnait, il tait l'homme le moinsfait pour diriger un tablissement pareil. Il avait tou-jours l'air gar et hors de lui-mme, courait d'un boutde la maison l'autre, de la maison la grange, dansle jardin et dans tout le domaine. Non content d'oc-cuper les enfants au filage du coton, il y joignit le tis-sage, la teinture et l'impression des toffes; il couraiten personne les foires et les marchs pour y vendreses cotonnades et son fil ; mais il ne fit par l qu'acc-lrer la crise laquelle l'tablissement devait suc-comber...

    Dans l'espoir de sauver Neuhof, Pestalozzi s'adressaalors ses parents de Zurich. Il vendit son frreJean-Baptiste, en novembre 1779, pour la somme de5200 florins bernois, environ 20 arpents de sa pro-prit, ainsi que la grange, et le chargea de satisfaireles cranciers les plus exigeants ; et, comme cela n'avaitpas suffi, en juin 1780 il cda l'un de ses beaux-frres, Henri Schulthess, pour le prix de 2566 florins,le btiment de la fabrique et 16 arpents de terrain. Il y

  • 36 PESTALOZZI.

    eut sans doute cette occasion des arrangements par-ticuliers, qui ne sont pas consigns dans les actes devente, et qui devaient permettre Pestalozzi de rentrerplus tard en possession de ce qu'il avait vendu, si lescirconstances devenaient plus favorables' 1 . Les enfants furent rendus leurs parents. Ce qui

    restait du domaine, une cinquantaine d'arpents, futremis ferme des paysans du voisinage ; et Pestalozzine conserva pour lui que la maison d'habitation avec lejardin.Le frre an de Pestalozzi, Jean-Baptiste, joua dans

    cette circonstance un rle peu honorable. Il dissipades sommes qui lui avaient t confies, et fut oblig,pour viter les rigueurs de la justice, de se rfugier l'tranger. Il se rendit Amsterdam (1780), puiss'embarqua, et l'on n'entendit plus parler de lui 2 . C'estsans doute la conduite de son frre que Pestalozzifait allusion dans ce passage de son autobiographie oil dit : ce Ma femme avait engag pour moi sa fortunepresque tout entire. Des personnes dont je dois tairele nom abusrent de sa gnrosit d'une faon dure etmme dloyale 3 .

    1. Pestalozzi-Blcitter, 1882, pp. 86 et 87.2. D r Hunziker, Pestalozzi auf rlem Neuhof, dans les Deutsche

    Bltter de Fr. Mann, 1882, p. 159..3. Schwanengesang

    ,p. 212.

  • CHAPITRE III

    PESTALOZZI ECRIVAIN, DE 1780 A 1782

    Dtresse de Pestalozzi en 1780. Dnuement et tristesse sansespoir. La servante Elisabeth Nf. Iselin et les frres Fissliengagent Pestalozzi se faire crivain. Premiers essais pu-blis en 1780 : Soire dhm solitaire, Mmoire sur les lois somp-tuaires. Les deux Volksbcher de Pestalozzi : Lonard et Ger-trude; comment, ce livre fut compos; sa publication parl'intermdiaire d'Iselin (1781); analyse du livre; son grandsuccs, sa traduction en franais ; Christophe et Else (1782), lesecond livre pour le peuple . Le Schweizer-Blatt (1782). Ides de Pestalozzi sur l'ducation ce moment. Ce qu'ilavait voulu faire Neuhof. Thorie expose dans Christopheet Else. ducation donne par Pestalozzi son fils. Liaisonavec Flix Battier, de Ble.

    Pestalozzi connut alors la misre noire. Dans la soli-tude de sa maison de Neuhof, il resta sans argent,quelquefois sans pain et sans feu 1 . Mais ce qui fut plusdur supporter pour lui que les privations matrielles,ce furent les souffrances morales. Les paysans du voi-sinage ne l'aimaient pas : les innovations qu'il avaitessayes leur avaient dplu, et ils s'taient rjouis deson insuccs et de sa ruine. Ils le lui tmoignaientouvertement par leurs ricanements lorsqu'ils le ren-

    1. Lettre de Schinz du 12 avril 1783. (Pestalozzi-Bltter. 1881,p. 45.)

  • 38 PESTALOZZI.

    contraient; les gamins le poursuivaient de leurshues. On l'affublait de sobriquets mprisants. Onl'appelait Pestilence et Epouvantait '. Ses maniresbizarres taient bien faites d'ailleurs pour exciter lamoquerie du vulgaire. On le voyait se promener dansles champs et sur les chemins, tantt plong dans deprofondes rveries, tantt gesticulant et parlant touthaut 2

    . La ngligence de sa toilette et la pauvret desa mise lui donnaient l'air d'un mendiant 3 . Un jour,raconte Emmanuel Frhlich 4

    ,il tait all au chteau

    1. Emmanuel Frhlich, Erinnerung an Vater Pestalozzi, dansles Pddagogische Bltter de Kehr, 1881, p. 116. EmmanuelFrhlich (1769-1848), de Brugg, successivement tanneur, receveurdes pages et matre d'cole, avait beaucoup connu Pestalozzi.Dans sa vieillesse, il crivit des Souvenirs sur Pestalozzi. quicirculrent manuscrits; Bandlin, qui il les avait communi-qus, les insra textuellement, en 1846, dans son volume DerGenius von Vater Pestalozzi, aux chapitres ix et xi. Une copie dumanuscrit de Frhlich, trouve dans les papiers de M. MelchiorSchuler, a t publie en 1881 par le D r J. Keller dans les Pdda-gogische Bltter de Kehr; c'est ce dernier texte que nous ren-verrons quand nous aurons citer Frhlich.

    2. Huber, dans les Pestalozzi-Bldtter, 1882, p. 89;Baumann,dans les Pestalozzi-Bldtter, 1883, p. 13. Il s'agit videmment dela priode o Pestalozzi tait absorb tout entier dans la com-position de ses premiers ouvrages.

    3. Dans une lettre crite plus tard de Burgdorf Zschokke(sur Zschokke, voir plus loin, p. 138, n. 1) et que celui-ci apublie en 1832 dans son Promelheus fur Beclit und Licht, Pes-talozzi parle en ces termes de l'existence mene par lui Neuhof :

    Ami, ne le savais-tu pas? Pendant trente ans ma vie n'a tqu'une succession de dsastres financiers et une lutte contre unemisre qui me poussait au dsespoir. Ne savais-tu pas que pen-dant prs de trente ans j'ai vcu de privations, et qu'aujourd'huiencore je ne puis ni frquenter la socit ni aller l'glise, fautede vtements convenables? Zschokke, ne savais-tu pas quedans la rue je suis un objet de rise, parce que ma mise estcelle d'un mendiant? Ne savais-tu pas que mille fois j'ai d mepasser de dner, et qu' l'heure o presque tous les pauvres semettent table, j'tais rduit dvorer avec rage un morceaude pain sur les grands chemins?

    4. Pddagogische Bltter de Kehr, 1881. p. 116.

  • PESTALOZZI CRIVAIN, DE 1780 A 1782. 39

    de Wildenstein, pour y rendre visite au bailli Fellen-berg 1 ; Mme de Fellenberg, qui ne le connaissait pas, taitassise sous un arbre devant la porte ; comme il s'appro-chait d'elle pour la saluer, elle crut avoir affaire unpauvre qui demandait l'aumne, et lui tendit une picede monnaie; au mme moment survint Fellenberg, etgrande fut la stupfaction de la noble dame de voir sonmari embrasser avec effusion le prtendu pauvre, et lelui prsenter ensuite comme son ami le philanthrope deNeuhof. La singulire habitude qu'avait Pestalozzi detenir sans cesse entre les dents un des bouts de sa cra-vate prtait aussi rire : mme l'glise, dit Huber 2

    ,

    o il allait rgulirement tous les dimanches et o ilavait une stalle rserve dans le chur, on le voyaitmordiller machinalement ce lambeau de batiste pendantl'office, et sa manie donnait des distractions aux fidles 3 .

    1. Le patricien bernois Daniel de Fellenberg (mort en 1800)administra de 1779 1785 ce mme bailliage de Schenkenbergqui avait eu avant lui pour baillis Tscharner et Grafenried. Lechteau de Wildenstein, en face de Wildegg, tait la rsidencedes baillis. Daniel de Fellenberg, qui professa ensuite le droit,puis devint membre du Petit-Conseil de Berne, fut le pre duclbre Emmanuel de Fellenberg, dont nous aurons parlersouvent. Mme de Fellenberg tait une Hollandaise, arrire-petite-fille du clbre amiral Van Tromp.

    2. Pestalozzi-Bltter, 1882, p. 88.3. Innombrables sont les anecdotes qui nous montrent Pesta-

    lozzi dans son dnuement, avec son complet oubli des conven-tions sociales, son insouciance du dcorum, en mme temps quedans la simplicit enfantine de sa bont irrflchie et de soninpuisable charit. Nous en citerons deux ou trois seulement :Un jour, probablement l'poque de ses relations avec Iselin,

    il tait entr Ble, les chaussures attaches avec de la paille ;on voulut savoir la raison d'un si bizarre accoutrement, et onapprit qu'il avait donn, la porte de la ville, les boucles d'ar-gent de ses souliers un mendiant. (Rcit fait par Buss dansContinent Gertrude instruit ses enfants, 3 e lettre.)Pestalozzi s'tait rendu Berne pour y visiter son ami Da-

    niel de Fellenberg, devenu membre du Petit-Conseil en 1785. A

  • 40 PESTALOZZI.

    Si les paysans n'avaient jamais eu pour Pestalozzique des sarcasmes, la socit cultive ne le traitait pasmieux maintenant. Plus la confiance qu'on lui avaittmoigne un moment avait t grande, plus svretait la condamnation, plus profond le mpris donton l'accablait. Il avait conserv quelques rares amis :mais ceux-l mme, dit-il, me regardaient commeun homme perdu sans remde, destin finir sesjours l'hpital ou dans une maison de fous 1 .

    la porte de la ville, comme il tait trs pauvrement vtu, il fuiarrt par la garde. Il se nomma. Son nom tant inconnu l'officier commandant, celui-ci le fit conduire la maison desindigents, o Pestalozzi, en compagnie des vagabonds, reut lasoupe et un lit. Le lendemain matin, il demanda si quelqu'unvoudrait se charger de porter un billet M. le conseiller Fel-lenberg. Le surveillant fut fort tonn, mais fit nanmoins, porterle billet. Quelques instants aprs arriva Fellenberg, qui donnaune chaleureuse accolade celui qu'on avait pris pour un men-diant. Pestalozzi lui dit qu'il avait constat avec plaisir qu'Berne les pauvres gens taient fort bien traits. Ensuite Fel-lenberg l'emmena loger chez lui. (Rcit d'Emmanuel Frhlich,Pudagogische Bltter de Kehr, 1881, p. 126.)

    Ma mre m'a racont dans mon enfance, crit le pasteurRahn (Pestalozzi-Blutter, 1880, p. 42), qu' l'poque o mesparents habitaient Aarau, elle vit entrer un jour Pestalozzi engrande hte : Madame Rahn, criait-il, vite, prtez-moi deux thalers; il me les faut tout de suite; je ne les ai pas, mais je vous les rendrai le plus tt possible . Ma mre les lui donna,et il repartit aussitt; mais pas si vite que la servante, surl'ordre de ma mre, ne pt le suivre, sans tre aperue de lui,afin de savoir ce qu'il allait faire de cet argent. La servanterevint un moment aprs, et dit qu'elle avait suivi Pestalozzijusque dans une ruelle carte; que l, il tait entr dans unegrande table, o elle avait pu se glisser aprs lui ; dans uncoin de l'table se trouvait, sur de la paille, une pauvre femmeen couches, une vendeuse d'cuelles; Pestalozzi s'tait approchd'elle, lui avait mis les deux thalers dans la main, et s'taitensuite loign prcipitamment. Comme je demandais mamre si Pestalozzi lui avait rendu plus tard les deux thalers : Oh non! bien sr, dit-elle, car avec lui la main droite ne savait jamais ce que faisait la main gauche.

    1. Schvjanengesang,p. 213.

  • PESTALOZZI CRIVAIN, DE 1180 A 1182. 41

    Le sentiment que cette sentence impitoyable taitinjuste, que les ides dont il avait tent la ralisationtaient mconnues, remplissait son cur d'une indi-cible amertume. Il souffrait aussi de penser que safemme, dont il avait dissip la fortune, avait d perdremaintenant la confiance qu'elle avait autrefois placeen lui. Mme Pestalozzi montra, durant cette longuepriode d'preuves, une admirable rsignation *; ellene rcrimina point; mais elle semble s'tre dtachejusqu' un certain point de son mari. Durant les annesqui suivirent le dsastre financier de Neuhof, et jus-qu'au moment o la rvolution helvtique ouvrit Pestalozzi une carrire nouvelle, l'attitude de Mme Pes-talozzi reste la mme 2 . D'une sant dlicate, et fr-

    1. En 1782, Pestalozzi parle de sa femme en ces termes : Ah, la femme qui n'a pas sa pareille en cela, la femme quim'aimait tendrement alors mme qu'elle ne me reconnaissaitplus, la femme qui se sacrifiait encore pour moi, lorsqu' elleaussi ma conduite finissait par paratre extravagante et in-sense, la femme qui, dans la misre et aux portes de la mort,me demeura inbranlablement fidle, et qui, dans ses malheurset son chagrin, accable de maux inexprimables, dcourage etsans forces pour tout le reste, sut toujours retrouver du couragepour moi, cette femme, Iselin, te doit le salut de son mari etles heures de tranquillit qui, aprs de longues annes de d-sespoir, ont enfin lui pour elle. {Schweizerblatt, p. 231, n 30,25 septembre 1782. Nous citons toujours le Schweizerblattd'aprs l'dition Seyffarth des OEuvres compltes, o il formele tome VIL)

    2. Pestalozzi s'exprime ainsi ce sujet : Mon pouse, en sesacrifiant pour moi, perdit tout ce que son mariage lui avaitdonn l'espoir d'accomplir mes cts. Mais, heureusement,ce que je lui ravis par mes fautes, Dieu le lui rendit enquelque faon par des amis, qui jusqu' sa mort supplrentpour elle beaucoup de ce qu'elle avait perdu par moi, et laconsolrent en grande partie des chagrins dont j'tais la cause.Pendant la longue srie de ses annes d'preuve, elle fut l'objetd'une sollicitude attentive et dvoue de la part de plusieursnobles amies, qui l'assistrent dans l'adversit avec une admi-rable dlicatesse, et envers lesquelles je demeurerai reconnais-

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    quemment malade, il lui et t difficile d'interveniractivement pour amliorer la situation matrielle.

    C'est ce moment mme (probablement en 1780)qu'entra au service de Pestalozzi une jeune servantedont l'activit et le dvouement mritrent la recon-naissance attendrie des deux poux, pour qui elle futpendant de longues annes une vritable providence.Elle se nommait Elisabeth Naf, de Kappel. Ne en 1762,elle avait servi dj chez un membre de la famille (onne sait pas lequel), et, son matre tant mort, elle vint Neuhof offrir son aide. C'tait une fille laborieuse,qui avait toutes les qualits d'une bonne mnagre;grce elle, il y eut de nouveau de l'ordre et de lapropret dans la maison, o tout tait l'abandon; ellecultiva le jardin, elle ramena un peu d'aisance au foyerdomestique, C'est cette fille, dit Nicolovius qui lavit en 1791, dont Pestalozzi a reproduit la figure, enl'idalisant, dans sa Gertrude *.

    sant jusqu' mon dernier soupir. (Schwanengesang,p. 212.) Au

    premier rang de ces amies, il faut nommer Mme de Hallwyl, dontil sera parl plus loin (p. 77, n. 3). Aprs elle viennent entreautres Mlle Dorothe Usteri, de Zurich, qui vcut partir de 1786chez la chtelaine de Hallwyl et y mourut en 1804 (c'est d'ellequ'il est question dans le passage du journal de M rae Pestalozzicit p. 24); Mme Dolder, femme d'un commerant zuricois tabli Wildegg, et dont le mari devint plus tard membre du gou-vernement helvtique; Mme Hnerwadel, de Lenzbourg, qui futla marraine du petit-fils de Pestalozzi.

    1. G.-H.-L. Nicolovius, thologien prussien, n Knigsbergen 1767, mort Berlin en 1839. tant venu en Suisse en 1791avec le comte Stolberg, il fit Zurich la connaissance de Pes-talozzi, dont il devint l'ami et avec lequel il resta toujours encorrespondance. Aprs quelques annes consacres des voyages.,il entra dans la carrire administrative, dans le grand- duchd'Oldenbourg d'abord, puis en Prusse. Appel en 1809 aux fonc-tions de conseiller d'Etat par le gouvernement prussien, etcharg de la direction de l'instruction publique, Nicolovius fitdcider l'envoi de plusieurs jeunes instituteurs prussiens

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    Ramsauer rapporte que trente ans plus tard Pesta-lozzi lui dit un jour : Je me retournerais dans latombe et je ne pourrais pas tre heureux au ciel, si jen'tais pas certain qu'aprs ma mort elle sera plushonore que moi-mme : car sans elle il y a longtempsque je ne vivrais plus 1 .Les servantes, on le voit, jouent un grand rle dans

    la biographie de Pestalozzi; il semble que son imagi-nation ft plus vivement frappe des vertus simpleset actives de la femme du peuple. Dans ses souvenirsd'enfance, ce n'est pas sa mre qui tient la premireplace, c'est la servante Babeli ; et plus tard, lorsqu'il

    crit son roman populaire, ce n'est pas sa propre

    pouse qui lui fournit le modle de la mre de familleidale, c'est la servante Lisabeth.

    Dans le Schwanengesang, Pestalozzi, qui parle deBabeli avec tant d'admiration et de reconnaissance, nedit pas un mot d'Elisabeth Naf. La raison de ce silencesera explique en son lieu (voir p. 426).

    L'isolement de Pestalozzi, qui lui fut si douloureuxen ce moment critique, n'tait cependant pas absolu.Deux hommes, entre autres, avaient conserv confianceen lui et lui prodigurent leurs encouragements dans

    Yverdon pour y recevoir l'enseignement de Pestalozzi. C'estdans une communication faite en 1804 la Socit littraired'Eu tin (publie par le professeur A. Nicolovius dans l'ouvragequ'il a consacr la mmoire de son pre, Denkschrift aufG. H. L. Nicolovius, 1841, pp. 140-148), que Nicolovius a parld'Elisabeth Naf. M. Morf a reproduit (Eine Dienstmagd, dansle volume intitul Einige Bliiltev aus Pestalozzi s Lebens-und Lei-densgeschichte, Langensalza, 1887, p. 106), deux lettres crites Lavater par Pestalozzi en 1788 pour lui prsenter cette servantecomme un sujet digne de l'intresser au point de vue deses tudes physiognomoniques.

    1. Memorabilie?i, p. 75. Voir sur Ramsauer la page 131 et lanote 2 de la page 322.

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    son infortune : c'taient Iselin i et le libraire GaspardFssli, frre pun du peintre Henri Fssli 2 . Ils luiconseillrent d'crire; et Pestalozzi, qui n'avait pas

    ouvert un livre depuis treize ans 3 , et ce qui ne pou-vait plus crire une ligne sans faute 4 , rsolut d'es-

    sayer du mtier d'crivain comme il et essay, s'ill'et fallu, de celui de perruquier, pour procurer quel-ques ressources sa femme et son enfant s

    .

    Les deux premiers crits qui sortirent alors de saplume sont la Soire d'un solitaire (Die Abendstundeeines Einsiedlers) et un Mmoire sur les lois somptuaires(Ueber die Aufwandgesetze). Us passrent inaperus.La Soire d'un solitaire parut dans le numro demai 1780 des phmrides d' Iselin : c'est une suite

    1. Pestalozzi tait en correspondance rgulire avec Iselindepuis 1777. Les lettres de Pestalozzi Iselin, au nombre detrente-huit (avril 1777-mai 1782) , ont t publies par leDr J. Relier dans les Pdagogische BUitter de Kehr, anne 1884.C'est cette publication que nous empruntons toutes les citationsdes lettres de Pestalozzi Iselin que l'on trouvera plus loin.

    2. On se rappelle que Henri Fssli, l'an de Pestalozzi de quel-ques annes, avait t son camarade dans la Socit des jeunespatriotes zur Gerwe.

    3. Schweizerb/att, p. 244, n 33, 15 octobre 1782.4. Schwanengesang

    ',p. 214.

    5. Schweizerblatt, p. 243. Il ne faut pas prendre trop lalettre cette assertion de Pestalozzi. L'ide d'crire lui taitdj venue lui-mme avant l'poque de sa ruine complte.Vers la fin de 1778, il crivait Iselin : Depuis mon retour deBle (o il tait all pour consulter Iselin sur les mesures prendre pour une rorganisation de son tablissement ; voirci-dessus, p. 33, n. 2), je suis occup du projet d'un petitlivre qui doit prsenter au peuple, en son langage, dans destableaux emprunts sa propre vie, les vrits les plus impor-tantes pour lui. Pourrais-je prendre la libert de vous envoyerune premire bauche de quelques chapitres, en vous priantrespectueusement de vouloir bien m'accorder vos conseils, et deme donner l-dessus votre avis sincre? Il s'agit bien dj deLonard et Gertrude, comme on le verra plus loin (p. 47, n. 2).

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    de penses sur la morale et la religion *. Le Mmoiresur les lois somptuaires traitait une question mise auconcours en 1779 par la Socit d'encouragement deBaie : ce Convient-il d'imposer des limites au luxe descitoyens dans une petite rpublique dont la prospritrepose sur le commerce? Le premier prix, qui taitde trente ducats % fut partag entre Pestalozzi et soncompatriote le professeur Meister; les crits couronnsfurent publis Baie en une brochure, avec une prfaced'Iselin date du 14 dcembre 1780. Le second m-moire, y lisait-on, a pour auteur M. Pestalozz (sic), deNeuhof, qui s'est acquis, par le plan excellent qu'il aform pour l'ducation des enfants des classes inf-rieures, le suffrage et l'estime des vrais amis de l'huma-nit, mais qui a eu le malheur de voir ses nobles inten-tions chouer jusqu' prsent faute d'un appui suffi-sant. Ces bienveillantes paroles du chancelier bloisfurent pour Pestalozzi comme un baume sur sa blessure 3 .

    1. La rputation qui a t faite ce petit crit nous parat unpeu exagre. Iselin, qui Pestalozzi avait envoy son manus-crit vers la fin de 1779, crit clans son journal la note suivante(cite par le D r J. Keller dans les Pdagogische BUitter de Kehr,1884, p. 96), la date du 25 janvier 1780 : Corrig pour lesphmrides la Soire d'un solitaire de M. Pestaloz (sic) au pointde vue du style. Ce morceau est trs lev, mais parfois un peudiffus (sehr erhaben, bisweilen etwas schwatzhaft) . Pestalozzirimprima en 1807 la Soire d'un solitaire dans sa Wochenschriftfur Menschenbildung , en y faisant des changements assez nota-bles. M. Seylarth, dans son dition des OEuvres compltes (t. I),a suivi le texte de 1807; mai