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Sous la direction de : Camille Paloque-Berges, Christophe Masutti Histoires et cultures du Libre Des logiciels partagés aux licences échangées

Framabook HistoiresetCulturesduLibre CC-By 22avril2013

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  • Sous la direction de :Camille Paloque-Berges, Christophe Masutti

    Histoires et cultures du Libre

    Des logiciels partags aux licences changes

  • II

    Framasoft a t cr en novembre 2001 par Alexis Kauffmann. En janvier 2004 une asso-ciation ponyme a vu le jour pour soutenir le dveloppement du rseau. Pour plus dinfor-mation sur Framasoft, consulter http://www.framasoft.org.

    Se dmarquant de ldition classique, les Framabooks sont dits livres libres parcequils sont placs sous une licence qui permet au lecteur de disposer des mmes libertsquun utilisateur de logiciels libres. Les Framabooks sinscrivent dans cette culture des bienscommuns qui, linstar de Wikipdia, favorise la cration, le partage, la diffusion et lap-propriation collective de la connaissance.

    Le projet Framabook est coordonn par Christophe Masutti. Pour plus dinformation,

    consultez http://framabook.org.

    Copyright 2013 : Camille Paloque-Berges, Christophe Masutti, Framasoft (coll. Framabook)

    Histoires et cultures du Libre. Des logiciels partags aux licences changes est placsous licence Creative Commons -By (3.0).

    dit avec le concours de lINRIA et Inno3.

    ISBN : 978-2-9539187-9-3

    Prix : 25 euros

    Dpt lgal : mai 2013, Framasoft (impr. lulu.com, Raleigh, USA)

    Pingouins : LL de Mars, Licence Art Libre

    Couverture : cration par Nadge Dauvergne, Licence CC-By

    Mise en page avec LATEX

    Cette uvre est mise disposition selon les termes de la Licence Creative Commons

    Attribution 2.0 France.

    http://creativecommons.org/licenses/by/2.0/fr

    http://www.framasoft.orghttp://framabook.orghttp://creativecommons.org/licenses/by/2.0/fr
  • Prface

    Herv LE CROSNIER

    Aborder un sujet par la perspective historique est toujours une sourcede clarification. Lhistoire offre un clairage qui prend en compte la di-mension temporelle et lenvironnement social, conomique et culturel.Ce livre en est une preuve supplmentaire, et il faut remercier CamillePaloque-Berges et Christophe Masutti den avoir pris linitiative et davoirruni ici toutes ces contributions. Linformatique est rcente, une soixan-taine dannes. Les changements et limpact sur le monde sont pour au-tant majeurs. Du calculateur lectronique la machine communiquermondiale daujourdhui, cest non seulement un chemin technique, maisgalement lirruption dune nouvelle structure sociale mondiale qui esten jeu. Les informaticiens ont chang de statut dans le cours de ces an-nes. De serviteurs de la machine, ils deviennent les ralisateurs dideset de concepts destins changer le monde. Les utopies numriques quiont fleuri tout au long de ce parcours se transforment en pratiques so-ciales. Plus de deux milliards dhumains communiquent en instantandans toutes les langues. La moiti dentre eux grent leur sociabilit surun mme rseau priv. Ces deux facettes portent en elles la fois la magiequa introduit le numrique dans la vie quotidienne, ce sentiment dappar-tenir un monde commun ; et les dangers de nouvelles monopolisations,de pouvoirs disproportionns et de traage des activits prives.

    V

  • VI Herv LE CROSNIER

    Cest dans ce monde ambivalent, quils ont contribu construire, queles informaticiens ont du faire des choix au-del de leur technique de sp-cialit. Des choix philosophiques, guids par leur conception du monde,mais galement par le plaisir collectif quils peuvent prendre parta-ger leur code, leur savoir-faire, leurs intuitions techniques. Affirmons-ledemble, les informaticiens prennent du plaisir coder. Pour beaucoup,et peut-tre pour les historiens des techniques qui liront ce livre, cela re-lve dun autre monde. Les caricatures mdiatiques du no-life, isol der-rire son cran, ne collent pas avec le type de relations qui ont pu se tisserdans les groupes de geeks. Car le plaisir de la programmation et des usagespionniers de lInternet ont incit la cration dun groupe culturel qui seforge ses propres rfrents, fait merger ses hros, installe ses sociabilits,ses marques de respect. La culture hacker a favoris la diffusion des idesproprement rvolutionnaires du logiciel libre. Car, comme toute culture,elle se base avant tout sur lchange, sur la capacit partager ses centresdintrt, crer des cercles informels. commencer par le partage ducode informatique.

    Le logiciel est n libre. Dans les annes cinquante et soixante, le marchde linformatique ne concernait que le matriel et le service. Le logicieltait simplement le moyen de faire fonctionner ou de donner une utilit ces machines qui pouvaient dvorer les chiffres et rendre calculatoiretoutes les autres activits. Au point, comme nous le rappelle lhistoire desjeux vidos prsente ici par Damien Djaouti, que les jeux eux-mmes de-venaient pour les constructeurs de matriel des proofs of concept, capablesde valider le fonctionnement dun matriel informatique. La programma-tion permet dinscrire des ides et des concepts dans la mmoire culturelledes ordinateurs. Au-del de la conception dun programme permettant uneactivit sur un ordinateur donn, le logiciel est un moyen de traiter, sur cetordinateur particulier, un projet plus gnral. Le programmeur espre queses modles, une fois mis en uvre sur une machine, seront rpliqus surdautres ordinateurs, et deviendront des penses communes. La compa-raison, mene ici par Pascal Robert, entre les ides de J.C.R. Licklidersur la communication et celles de Douglas Englebart sur la convivialitdes interfaces est clairante. Dans le legs de ces deux figures majeures delinformatique des annes soixante, nous trouverons la souris et lInternet.

  • Prface VII

    Cest--dire les germes du modle de linformatique qui est aujourdhuipleinement partag et constitue la base culturelle commune.

    Mais en chemin, les ides que ces ingnieurs et chercheurs diffusaienttous azimuts, sont revenues bardes de brevets, de code propritaire, ac-compagnes dune palanque davocats, au point quactuellement, Appleet Google dpensent plus en frais juridiques quen recherche et dvelop-pement. Le modle universitaire, qui consiste rendre disponible le travailpour tout usage, y compris priv, et mme ventuellement privateur, taitcelui des chercheurs pionniers. Il a jou un rle majeur dans lextension delinformatique. Ds 1984, le fait que lUNIX de Berkeley comprenait enstandard une pile TCP/IP a permis aux laboratoires universitaires de testerlInternet, dintgrer le rseau dans la recherche. Le fait que les normes delInternet aient t labores collectivement et publiquement, a permis ladiffusion trs rapide des concepts et des modles parmi les ingnieurs. Ce-pendant, le chemin vers lappropriation prive des travaux universitaires, limage de Mac OS X utilisant lUNIX de Berkeley, mais privatisant lespropres apports de Apple, a rompu la chane de transmission des savoirsinformatiques.

    Or, dans lthique des hackers, la transmission, la capacit voir et com-prendre les subtilits dun programme, dcrypter le fonctionnement dunordinateur, sont des valeurs principales, comme le rappelle Steven Levydans son ouvrage qui vient dtre traduit en franais [Lthique des ha-ckers, Globe, 2013], et qui est le plus cit par les auteurs ici. Le hacker abesoin de comprendre, dapprendre pour amliorer. Cela renvoie la na-ture proprement incrmentale du logiciel. Une fois larchitecture mise enplace, un logiciel doit voluer en permanence. Dabord pour sadapter auxchangements de lenvironnement informatique, aux nouvelles machines,comme aux nouveaux concepts de programmation ou dinterface homme-machine. Ensuite pour rpondre aux attentes des utilisateurs. Plusieurs ar-ticles de ce livre insistent sur la place des usagers dans les communautsou les cosystmes autour dun logiciel ou dun service. Linformaticientravaille sur un modle du monde, quil va faire manipuler par la machine,et sur un modle de lutilisateur qui dfinit lergonomie gnrale et lesoptions possibles. Les modles ne correspondent jamais au monde rel. Ilsagit toujours de versions simplifies. Or, linformatique a ce charme fa-buleux dtre une technique plastique, modulaire et modulable, rversible,

  • VIII Herv LE CROSNIER

    adaptable. Le grand jeu nest jamais fini. Plus les usagers feront remonterdinformations sur leurs besoins, sur les problmes rencontrs, plus lesusages eux-mmes dvoileront des failles, des erreurs, des bugs, et plusles capacits des groupes de programmeurs faire voluer le logiciel se-ront grandes. Cest galement ce qui explique que, parmi les millions delogiciels libres disponibles, certains mergent et perdurent grce cettesymbiose nouvelle entre les dveloppeurs et les utilisateurs. Cest notam-ment le cas des logiciels libres dinfrastructure, depuis le gestionnaire denom de domaine BIND qui est au cur de lInternet, jusquaux serveursweb, notamment Apache, les bases de donnes PostgreSQL et MySQL (etmaintenant les bases noSQL), et bien videmment les systmes dexploi-tation, comme GNU/Linux et ses diffrentes distributions. Les usagers quivont constituer les communauts dappui ne sont pas directement le grandpublic, mais les autres informaticiens qui utilisent ces outils pour produiredes services au public. La garantie que cette chane complte cet co-systme va perdurer est au cur de la question des licences qui, depuistrs longtemps, cre un fort dbat parmi les tenants du Libre.

    Le vaste panorama des licences propos ici par Benjamin Jean nousaide y voir plus clair. La force du livre que vous avez dans les mains estde ne jamais sacrifier une vision partisane. Comme dans toute activitqui appelle un investissement humain fort, des conceptions du monde etdonc des projets philosophiques, les dbats au sein du monde du Libresont souvent rageurs, toujours engageants, et les excommunications fr-quentes. Cela fait partie de la capacit de ce mouvement structurer unepense, des groupes, et donc agir pour tendre cette libert informatique,si ncessaire au moment mme o le numrique et les rseaux prennentune part majeure dans la r-organisation du monde. Cette vivacit des d-bats fait vivre lutopie dun monde o le savoir, et notamment le savoirsur linformation, ses structures et les outils de sa manipulation, seraientperptuellement ouverts et libres. Mais la clart et le recul de lanalysesont tout autant essentiels. La force, encore une fois, de lapproche histo-rique est de permettre de comprendre la relation entre les points de vue etles moments et situations qui les ont vu natre. Les points de vue ont plusdimportance quand ils ne sont pas encore cristalliss en positions et enguerre de tranches. Quand tout est encore possible. Reprendre le fil deslicences, mesurer leur diversit, et pour chacune les raisons de cette diver-

  • Prface IX

    sit, les tactiques et les orientations que lon peut en dduire, est pour lac-tiviste du Libre daujourdhui un document prcieux. Nous nen sommespas arriv l par hasard. . . et il est vraisemblable que la multiplication deslicences nest pas finie. Notamment parce que lesprit du Libre stendtoujours au-del de la sphre informatique et, ce faisant, rencontre des do-maines, des types dinformation, des communauts et des pratiques quisont diffrents. Les licences en sont ds lors diffrentes, adaptes, commenous le rappellent Primavera de Filippi et Isabelle Ramade en prsentantlhritage du logiciel libre dans les licences des Creative Commons. Lesdonnes, la cartographie, laccs libre aux publications scientifiques, lesencyclopdies coopratives, la production matrielle dans les FabLab...toutes ces activits qui sont la descendance assume et revendique dumouvement des logiciels libres ont besoin de licences qui leurs soientspcifiques, adaptes aux buts, aux objets et aux communauts.

    Le coup denvoi de cette course aux licences aura t la dcision fonda-trice de Richard Stallman de graver dans le marbre dun texte juridiqueles dfinitions de la libert informatique. Cest un hack majeur : pourconstruire une alternative dans le cadre actuel, il faut sappuyer sur ledroit et le dtourner pour quil rponde aux objectifs philosophiques duLibre. Ce hack juridique initi par Stallman et Moglen avec la crationde la GPL est une leon rvolutionnaire pour de nombreux secteurs de lasocit. Au-del mme de la sphre du numrique, comme le montrent lesmouvements paysans confronts la mainmise des semenciers et de leur proprit intellectuelle et engageant une activit autonome de gestionet dchange des semences fermires. Cet hritage nest pas anodin : dansle tour de passe-passe juridique de la GPL, on trouve la volont dinscrirelindpendance, la protection du bien commun cr collectivement. Cettelogique virale, ou copyleft, privilgie la protection de la communaut etlengagement des individus qui y participent plus encore que le produitlogiciel lui-mme. Ce qui, au fond, devrait tre le cas pour toutes les loisqui devraient mettre la libert des humains devant les rgles du commerce.

    Mais la libert nest pas toujours la tasse de th des grandes entreprises,qui ont fond leur pouvoir sur le secret, la proprit et la concurrence.Comment, dans un secteur marqu par de nombreuses entreprises, par unedynamique conomique trs intense, concilier la libert et lentrepreneu-riat ? Comment attirer les entreprises dans cette logique douverture de

  • X Herv LE CROSNIER

    linformatique, de transmission et de partage des connaissances ? Libreou ouvert, voici un dbat qui anime, depuis au moins quinze ans et la pa-rution du pamphlet La Cathdrale et le Bazar de Eric Raymond, leLanderneau des activistes du logiciel. Un dbat est ici remis en perspec-tive : quelles sont les descendances, les succs et les ralisations concrtesdes deux approches ? Il ne sagit jamais de distribuer des bons ou mauvaispoints, mais de donner au lecteur les outils lui permettant de dcrypter lespositions, les projets et les actions de ces dveloppeurs qui ont choisi lavoie dune ouverture du code et du partage des savoirs informatiques. Cesdeux voies sont choisies par ceux qui sopposent la mainmise des logi-ciels privateurs, des formats exclusifs, des matriels incompatibles. Quandelles sont examines au prisme de leur histoire, elles napparaissent plussi opposes que lactivisme veut le dire, mais au contraire perptuellementse fcondant lune lautre.

    Libre, le logiciel est bien videmment accessible, donc son code sourcelisible ; il est galement modifiable, adaptable ; et son partage est nonseulement autoris, mais de surcrot une dimension absolument nces-saire pour crer un cosystme capable de soutenir son dveloppement.Mais doit-il tre viral ou reposer sur un modle de productivit obtenu parlouverture du code ? En bref, sagit-il de produire du code correct, r-utilisable, laissant toutes les liberts aux r-utilisateurs ? Ou bien sagit-ilde construire un univers, un monde, un cosystme qui deviendrait unezone libre, dtache des pouvoirs, et garantissant que jamais il ne sera r-cupr et recycl dans la grande machine marchande qui jusqu prsent anoy toutes les vellits de libration ? De crer un commun de la connais-sance ? On le voit, le dbat porte sur les conceptions culturelles, les rf-rents philosophiques et les projets davenir. Et les rfrences RichardStallman qui traversent videmment tout ce livre montrent galement lecaractre pragmatique de sa philosophie.

    Lapproche historique, en replaant les dbats dans leur contexte gn-ral, permet de revenir aux valeurs fondamentales qui animent les activisteset les acteurs de cette grande scne de lmergence dune informatiquelibre. Et dans un monde qui apparat souvent clairement pragmatique, faitde bits et de langages dinstruction, les questions philosophiques sur lavaleur et ltendue de la libert sont un vritable rayon de soleil. Car, etcest une autre force du livre que vous avez dans les mains, celui-ci traite

  • Prface XI

    de tous ces domaines pour lesquels le logiciel libre a ouvert des logiquesde libert, largement au-del de linformatique. Lexemple de Wikipdia,et les dbats autour des licences en fonction de lhistoire mme de cetteencyclopdie cooprative, que prsente ici Adrienne Alix, est pleinementsignificatif.

    Lhistoire sert bien videmment parler du prsent pour influencerlavenir. Et ce livre ny chappe pas. On ressent le besoin de dfendre laneutralit de lInternet aprs le survol de lhistoire de ce rseau par ValrieSchafer, dbat actuel sil en est. On comprend mieux les stratgies co-nomiques nouvelles que le Libre fait natre, et les impacts quils peuventavoir sur dautres modes de production cooprative aprs les mises enperspective de toute la partie conomique de ce livre. Quand la vente delogiciels ferms ne peut conduire qu lescalade des versions et la mul-tiplication de formats non-normaliss, le Libre vise dfendre des co-systmes, au sein desquels des communauts, ou des entreprises, peuventajouter services, add-ons et usages, et renforcer le respect des normesdinteroprabilit. Il y a bien un monde conomique dans la constructionde communs par le logiciel libre. Linformatique est une plateforme surlaquelle schangent dautres activits, depuis la culture jusquau com-merce et aux donnes publiques, et ce titre il est ncessaire de garantirlouverture des logiciels, des formats, des interfaces dapplication.

    Enfin, lhistoire a pour but de collationner des documents, des tmoi-gnages, de donner aux penseurs, aux philosophes et aux activistes desrfrences sur le droulement et les enchanements pour leur permettredimaginer les utopies et les actions qui vont porter le monde un peu plusloin. De ce point de vue, ce livre est une mine pour les penseurs venir.Les tudes de cas, les renvois aux pratiques et aux projets, tels quils ontt ports ou subis, forment un tissu dense. Chaque sujet trait, depuislhistoire du navigateur Firefox ou du logiciel musical PureData, jusqulintroduction du libre au CNRS et le projet PLUME, rappelle des dbatsplus gnraux. Les exemples servent renforcer la description de la toilede fond, et pointent des priodes dinflexion dans lhistoire de linforma-tique et des rseaux.

    ce titre, ce livre doit reprsenter pour les historiens une incitation crer un secteur de recherche, des rseaux de chercheurs, des publica-tions et des projets autour de lhistoire de linformatique et de son impact

  • XII Herv LE CROSNIER

    social. Il commence exister un fonds documentaire, des tmoignages,des expriences qui permettent de suivre la trace les ides, les conceptset leur volution comme leur dispersion dans lensemble de la socit.Il serait trop dangereux de laisser la parole sur linformatique aux seulsadeptes du storytelling pour renforcer leurs places et leurs pouvoirs. Lesdiscours de la techno-batitude, ports par les services marketing et re-lays par les dcideurs ont besoin de se confronter la ralit des succset des checs de linformatique et des secteurs qui sappuient sur linfor-matique et les rseaux. Il sagit de collationner les sources et de les lireavec suffisamment de recul pour les faire parler, et assez de vision et demise en perspective pour quelles nous apprennent ce que les tmoignagesisols et les prises de position particulires ne peuvent donner : une visionsynthtique des changements culturels, philosophiques et sociaux portspar linformatique dans le dernier demi-sicle.

    Ce livre est un exemple vivant de ce que cette approche historique peutapporter, et de limportance dexaminer les questions au travers de la mul-tiplicit des exemples et des sources. La technique et les connaissancestechniques ont un rle jouer dans les changements et dans la comprhen-sion de ces changements. Mais cest au-del, dans les projets des acteurset des communauts quils ont russi constituer, que lon peut lire unevritable histoire de linformatique. Les volutions techniques sont bienvidemment incapables dexpliquer elles seules limpact social de lin-formatique et des rseaux. Cest la faon dont des projets, des visions, desutopies se sont concrtiss et ont su rencontrer une demande, un public,des usagers, qui est le ressort principal. Et dans la capacit des informati-ciens donner corps ces attentes, parfois mme les devancer, commedans lapproche juridique du Libre, ou la comprhension que le rseaudeviendrait ce moyen mondial de communication et ce titre un objetmajeur du changement social. Le logiciel libre, par tout ce quil nous ditsur linformatique dune part, mais aussi sur le droit, lconomie, la phi-losophie et la politique, est un excellent objet sur lequel la puissance delanalyse historique montre sa force.

  • Introduction gnrale

    Camille PALOQUE-BERGESChristophe MASUTTI

    Le Libre avec un L majuscule fait partie de ces termes que lon saitsituer dans un esprit dpoque, mais qui restent complexes qualifier pr-cisment dans la perspective dune histoire des ides. Ce quon appellela philosophie du Libre , au-del de lusage parfois flou de lexpres-sion, peut renvoyer la vision des Lumires des connaissances et de lac-tion politique : la notion de libert prend un sens universel en dfinissantlattitude intellectuelle et les principes daction qui concernent toutes lesaffaires de la cit. Nous prfrons ici parler dthique du Libre, en sou-lignant que les principes philosophiques concernant la notion de libertont pu sinscrire dans les usages, mais aussi les technologies, dfinissantensemble les conditions dexercice de ces principes dans des pratiques. quoi sappliquent donc aujourdhui les rgles daction dune thique duLibre ? Les champs dapplication les plus vidents sont ceux des logi-ciels libres et des licences libres , expressions aujourdhui maintenantfamilires ceux qui sintressent aux mutations sociales et culturellesdes pays industrialiss dans les environnements technologiques contem-porains. Or, ces mutations en sont venues tisser un ensemble de cor-respondances entre des activits techniques, comme la programmation, etladhsion des causes communes comme le partage des uvres et la

    XIII

  • XIV Camille PALOQUE-BERGES et Christophe MASUTTI

    dfense des droits face aux enjeux de pouvoir que soulvent les techno-logies. Comment passe-t-on ainsi des techniques de programmation auxtechnologies de la loi ?

    Pour comprendre ces correspondances, constitutives dune histoire duLibre , il serait insuffisant de ne recourir qu lhistoire des ides, elle-mme bien souvent victime dune prtendue linarit du progrs tech-nologique . Un progrs quelle conoit tantt comme une srie deruptures dans lhistoire des hommes, tantt comme un dterminant, maisdans les deux cas, une bote noire quil faut envisager bien plutt du ctde lhistoire des techniques. Tout dabord, parce que cest au sein descultures de linformatique quont commenc se raconter des histoiresdu Libre, en particulier celles des pratiques cratives des hackers. Mais ilne sagit pas seulement dadopter le point de vue des acteurs, ou de r-duire le Libre une histoire des techniques informatiques. Nous devonsrflchir au Libre en termes de rgime technologique, qui se diffrenciedu rgime de la technique (dans son rapport raisonn laction) en tantquil considre laction non pas en soi, mais en tant quenvironnement 1.Le rgime technologique faonne les objets techniques selon des normesdusage plus que de prescription. Issu des sciences de la gestion appli-ques lindustrie, ce modle pourrait expliquer pourquoi et commentdes rgles dactions et des modes dopration expriments hors des in-dustries, voire contre elles, finissent par poser des questions dorganisa-tion. Cest ainsi que lon peut comprendre que le Libre, des logiciels auxlicences, se veut bon candidat la rorganisation des valeurs sociales,culturelles, conomiques voire politique dans une socit marque par lestechnologies.

    Notre approche historique se veut donc inspire par lhistoire des tech-niques. Tentons cependant de prciser notre positionnement historiogra-phique, puisque nous nous aventurons sur des terrains encore relativementpeu baliss par les historiens franais. Lapparente contemporanit desordinateurs modernes, telle que dfinie par lhistorien Paul Ceruzzi 2, sedessine comme un trompe-lil lorsquon tire les fils historiques qui com-posent le domaine de lhistoire des machines des annes 1950 nos jours.

    1. Anne-Franoise GARON, Limaginaire et la pense technique. Une approche histo-rique, XVIe-XXe sicle, Paris : Garnier, 2012.

    2. Paul E. CERUZZI, A History of Modern Computing, Cambridge, Mass. : MIT Press,1998.

  • Introduction gnrale XV

    En effet, linventaire des grandes dates de linformatique, tout comme lesgrandes tapes de linnovation (comme les semi-conducteurs ou lmer-gence des nouveaux protocoles des rseaux de communication) savrenttre autant dapproches insuffisantes si lon ny adjoint pas une ana-lyse des pratiques, des usages et des transferts de connaissance. Cest ensomme lobjet du plaidoyer rcent de Janet Abbate 1 lorsquelle montrecombien est importante une approche STS (Science and Technology Stu-dies) de lhistoire dInternet.

    Comment, justement, raconte-t-on lhistoire de linformatique aujour-dhui ? Lhistoire des machines, de la mcanisation la computation dansune physique du calcul 2 croise celle des technologies industrielleset lentre de lordinateur dans le domaine des techniques de la produc-tivit 3. On laborde galement sous langle dune analyse des contextesscientifico-idologiques qui ont favoris son essor 4. Enfin, les nouvellespossibilits en termes de capacits mdiatiques et cratives offertes parles interfaces des micro-ordinateurs ont t dcrites comme de nouveauxlangages 5, et les rseaux numriques analyss comme des environne-ments o se redfinissent aussi bien les logiciels que leurs usages, en co-volution 6.

    Les programmes aussi ont leurs histoires. Non seulement les lignesde codes sont les fruits de lingnierie logicielle, que lon ne sauraitsparer des dynamiques organisationnelles de lactivit de programma-tion, mais elles sont aussi la traduction technologique qui mle le be-soin de calcul et les dterminants techniques que constituent les machineselles-mmes. Les grandes lignes de lhistoriographie de linformatique seconcentrent sur les machines, les concepts, les ides, lconomie, et lesgrands hommes. Faire une histoire des logiciels supposerait de prendre

    1. Janet ABBATE, Lhistoire de lInternet au prisme des STS , dans : Le Temps desmdias 18.1 (2012), p. 170, URL : http://www.cairn.info/revue-le-temps-des-medias-2012-1-p-170.htm.

    2. Girolamo RAMUNNI, La physique du calcul. Histoire de lordinateur, Paris : Ha-chette, 1989.

    3. James W. CORTADA, Researching the History of Software From the 1960s , dans :IEEE Annals of the History of Computing 24.1 (2002), p. 7279.

    4. Paul N. EDWARDS, The Closed World : Computers and the Politics of Discourse inCold War America, Cambridge : MIT Press, 1997.

    5. Lev MANOVICH, Le langage des nouveaux mdias, Paris : Les Presses du Rel, 2010.6. ABBATE, op. cit.

    http://www.cairn.info/revue-le-temps-des-medias-2012-1-p-170.htmhttp://www.cairn.info/revue-le-temps-des-medias-2012-1-p-170.htm
  • XVI Camille PALOQUE-BERGES et Christophe MASUTTI

    cela en charge tout en ouvrant la possibilit dtudier aussi les phno-mnes intermdiaires ces grandes lignes historiographiques. Ainsi, entreles ides et les concepts, le croisement des discours et des pratiques sur lestechniques logicielles ouvre la voie des imaginaires qui accompagnentleur dveloppement. Parmi les grands noms de linformatique se trouventdiffrents agrgats sociaux qui prennent en charge les programmes etse les approprient. De manire similaire, les modles conomiques desindustries informatiques sont loin dtre limits ceux des entreprises,mais rencontrent des logiques dchanges communautaires qui viennentles transformer. Ainsi, cet ouvrage sintresse lhistoire des techniqueslogicielles dans leurs trajectoires, cest--dire une volution qui nest passeulement celle dun progrs linaire mais qui est marque par des trans-formations au gr de diffrentes logiques de conception, dutilisation etde reprsentations qui se rencontrent dans des pratiques collectives.

    Le logiciel libre constitue lune de ces trajectoires, une piste que lonretrace ds la fin des annes 1950, un moment o se cristallisa un en-semble de pratiques dcriture et de mdiation du code informatique, for-malises pour la premire fois au dbut des annes 1980 par RichardStallman. Il fut le premier dfinir et revendiquer le concept de logi-ciel libre au travers des liberts assures lutilisateur des programmes.Cette dfinition qui a fait date naurait probablement pas eu autant dim-pact si elle navait t accompagne dun support juridique et organisa-tionnel : la rdaction, avec Eben Moglen, de la licence publique gn-rale GNU, premire pierre dans lensemble de prconisations dfenduespar la Free Software Foundation. Plus quune simple alternative, le lo-giciel libre reprsente un courant parallle qui diffuse autant quil reoitdes autres courants. Cest sur cette base quil a dabord t en oppositionavec certaines pratiques et volutions du monde logiciel comme dans lesautres sphres culturelles (musique, cinma, dition. . . ) : logiciels priva-teurs, verrous numriques, limitation de copies, surveillance des rseaux,etc. Les pisodes de cette rvolution du logiciel libre 1 ont t large-ment diffuss et comments, dans ses rappropriations multiples. desphnomnes de priodisation historique se superposent des positionne-ments perus comme idologiques : le Libre stallmanien nat dans les an-

    1. Sam WILLIAMS, Richard STALLMAN et Christophe MASUTTI, Richard Stallman etla rvolution du logiciel libre. Une biographie autorise, Paris : Eyrolles, 2010.

  • Introduction gnrale XVII

    nes 1980, il est marqu par une trs forte revendication thique fondesur la libert dexpression (les codes informatiques libres tant considrscomme autant dexpressions politiques de programmeurs) et prcisant lesdiffrences entre libert et gratuit des logiciels 1 ; les annes 1990, elles,voient se rencontrer dans lopen source (le code source ouvert ) lesprincipes de partage des codes issus du Libre et des modles dorganisa-tion conomiques appliqus aux systmes dexploitation (via les travauxdes collectifs agrgs autour du systme dexploitation Linux) : cest lemodle torvaldien ou raymondien 2 du Libre, qui a fortement contribu populariser le phnomne, notamment grce lide quil pouvait gnrerune conomie profitable. Nous souhaitons dpasser cette opposition, dontlintrt est toujours relatif aux enjeux idologiques (ou parfois seulementrhtoriques) soulevs par les acteurs du Libre. Pour citer Wikipdia : Lesdsignations free software et open source sont en ralit deux dsignationsconcurrentes pour un mme type de licence de logiciel. En utilisant la d-signation free software, on tient mettre en avant la finalit philosophiqueet politique de la licence, tandis que la dsignation open source met lac-cent sur la mthode de dveloppement et de diffusion du logiciel.

    Plus encore, le contexte historique de cette rvolution ne peut treindpendant, en amont, dun hritage conceptuel qui a rendu possibles lespratiques de partage et, en aval, dun terrain social, politique et cono-mique favorable la rception de ces pratiques et de leurs diffrentes for-malisations (licences libres, mergence de communauts libristes, trans-ferts de technologies. . . ). Par ailleurs, ce contexte doit galement tre d-crit dans les termes dun environnement socio-technique qui aurait nonpas dtermin mais favoris la formulation dun certain nombre de posi-tionnements face la conception et lusage dobjets techniques de plusen plus inscrits dans notre quotidien. Ainsi, le rle des rseaux de com-munication dInternet nest pas ngligeable dans lapparition de discourssur les liberts logicielles. En effet, sont inscrits dans les codes mmesdInternet (des protocoles aux applications) un certain nombre de prin-cipes douverture des techniques pour mieux faire circuler linformation.

    1. Rappelons quen anglais, le terme free veut dire la fois libre et gratuit, do la clbreprcision faite par Stallman : free as in free speech, not as in free beer ! .

    2. Des noms Linus Torvald et Eric S. Raymond, deux des grandes figures de lopensource, respectivement programmeur du noyau Linux et co-fondateur de lOpen Source Ini-tiative.

  • XVIII Camille PALOQUE-BERGES et Christophe MASUTTI

    En de des idologies libertariennes, lencouragement la manipulationet louverture des techniques de linformation par et travers les rseauxfavorisent lide quune mainmise totale sur les artefacts informatiques, etdonc leur contrle, nest pas possible. Dune redfinition des gestes de latechnique une redfinition des normes sociales, juridiques, politiques etculturelles des uvres et des pratiques, il ny a quun pas.

    Les liberts logicielles constituent un ensemble de permissions qui d-terminent les conditions dusage dun logiciel. Ces conditions sont prci-ses dans une licence qui accompagne ce dernier. Il y a plusieurs typesde licences libres (licence BSD, GNU GPL, CeCILL, etc), rpondant des objectifs convergents mais diffrents, toutes conformes aux lgisla-tions nationales et traits internationaux tablissant le cadre commun dela proprit intellectuelle. Les licences libres constituent des variations dequatre liberts logicielles fondamentales : libert dutiliser le programme,libert de le copier, libert den tudier le code source, et libert de lemodifier et de diffuser les versions modifies. Peu peu, ces liberts ontdpass le cadre du logiciel pour sappliquer plus gnralement dautrestypes dinformations, notamment sous forme numrique. Il sagit daborddes manuels de logiciel libres, et, dans un mouvement plus rcent, lesdonnes culturelles (musique, littrature, uvres dart. . . ) et scientifiques(brevets, publications) soumises au droit dauteur. Pour autant, les licenceslibres ne sont pas quune simple raction libertaire et contradictoire faceaux rgimes traditionnels de proprit intellectuelle (que lon pourrait ex-primer par lopposition copyright/copyleft) ; au contraire, elles suivent leprincipe dune dfinition a priori des conditions dutilisation de leursuvres, ceci prs que les acteurs engags dans cette dfinition et lesutilisations ainsi projetes dpassent largement le cadre habituel de la lo-gique des ayants droits. La pertinence et limpact de telles licences surlinnovation et la crativit grce la diffusion des uvres numriquespar Internet ont t exposs et discuts par Lawrence Lessig 1 et PhilippeAigrain 2.

    On comprend aisment que ce qui devait se circonscrire comme une tra-jectoire particulire dune classe tout aussi particulire de logiciels, sest

    1. Lawrence LESSIG, Lavenir des ides : le sort des biens communs lheure des r-seaux numriques, Lyon : Presses Universitaires de Lyon, 2005.

    2. Philippe AIGRAIN, Internet et Cration. Comment reconnatre les changes hors-march sur internet en finanant et rmunrant la cration ?, Paris : In Libro Veritas, 2008.

  • Introduction gnrale XIX

    traduit par un lan gnral qui dpasse des manires denvisager la foisle geste technique de la programmation et lconomie des programmesainsi conus. En effet, vu comme un modle, le Libre transcende les sec-teurs o il est cens sappliquer et devient culturel, cest--dire vhicu-lant un ensemble de valeurs et de comportements. Ainsi, pour rsumer, leLibre traduit donc lensemble des pratiques de programmation et, plus g-nralement, celles de lingnierie du logiciel libre, les principes de partagede connaissances et de biens (culturels, artistiques, techniques, etc.), lesmodles dorganisation et dconomie bass sur ces principes, les valeursculturelles et sociales ainsi que les comportements rsultants de ladh-sion ces modles et ces valeurs (dont la formalisation se trouve dans leslicences libres, inhrentes au droit et lthique).

    Lintention de cet ouvrage (y a-t-il des ouvrages innocents ?) nest doncpas seulement de diffuser un ensemble danalyses indites sur les logi-ciels libres ou les hackers, ces programmeurs de gnie, prsents depuisla fin des annes 1960 1. Cela a longuement t dcrit la fois par desjournalistes comme Steven Lvy 2, des historiens 3, la presse spcialiseet mme de clbres hackers par leurs biographies ou auto-biographies 4.Lintention de cet ouvrage est justement de montrer quel point linfor-matique libre et le Libre en gnral sont arrivs ce point de maturit queleurs histoires, au pluriel, ne sauraient se contenter des rfrences unila-trales au monde hacker souvent rduit un folklore, voire une carica-ture. Il y a au contraire plusieurs cultures du Libre et, donc, plusieurs his-toires, selon lapproche que lon adopte pour en dfinir les contours. Lesmodles conomiques du Libre ainsi que les pratiques informatiques li-bristes sont des approches que nous pouvons qualifier de classiques, parcequelles ont dj t tentes avec plus ou moins de succs, souvent au d-tour dautres approches plus gnrales de lhistoire de linformatique. Lesreprsentations sociales, les idologies, les tudes de cas sur des trajec-toires concrtes de logiciels libres, la place du Libre dans les institutions

    1. Voir en annexe de la biographie autorise de Richard M. Stallman : propos duterme hacker . WILLIAMS, STALLMAN et MASUTTI, op. cit., p. 289-297.

    2. Steven LEVY, Hackers. Heroes of the Computer Revolution, New York : Dell Publi-shing, 1994.

    3. Christopher KELTY, Two bits : the cultural significance of free software, Durham :Duke University Press, 2008.

    4. Linus TORVALD et David DIAMOND, Il tait une fois Linux : Lextraordinaire histoiredune rvolution accidentelle, Paris : Osman Eyrolles Multimdia, 2001.

  • XX Camille PALOQUE-BERGES et Christophe MASUTTI

    et dans le droit, toutes ces approches sont en revanche autant de champsquil est urgent de dgrossir.

    Notes propos de louvrage

    Sur framabook.org, le lecteur pourra trouver dautres textes compl-mentaires cet ouvrage. Rdigs sous forme de tribunes, dont lapport estsincre et pertinent, leur intgration dans le livre aurait sous-entendu uneinterprtation trop militante des histoires qui suivent. Si lditeur Frama-soft milite depuis longtemps pour la promotion et la diffusion du logiciellibre et la culture libre, louvrage ici prsent cherche entretenir un cer-tain recul ncessaire et mthodologique. Pour autant, bien des cueils ontmenac cet ouvrage et nous ne prtendons pas les avoir tous vits. Lepremier dentre eux aurait t une vision finaliste, absolument contraire notre dmarche.

    Rfrences

    ABBATE, Janet, Lhistoire de lInternet au prisme des STS , dans : LeTemps des mdias 18.1 (2012), p. 170, URL : http://www.cairn.info/revue-le-temps-des-medias-2012-1-p-170.htm.

    AIGRAIN, Philippe, Internet et Cration. Comment reconnatre leschanges hors-march sur internet en finanant et rmunrant la cra-tion ?, Paris : In Libro Veritas, 2008.

    CERUZZI, Paul E., A History of Modern Computing, Cambridge, Mass. :MIT Press, 1998.

    CORTADA, James W., Researching the History of Software From the1960s , dans : IEEE Annals of the History of Computing 24.1 (2002),p. 7279.

    EDWARDS, Paul N., The Closed World : Computers and the Politics ofDiscourse in Cold War America, Cambridge : MIT Press, 1997.

    GARON, Anne-Franoise, Limaginaire et la pense technique. Une ap-proche historique, XVIe-XXe sicle, Paris : Garnier, 2012.

    KELTY, Christopher, Two bits : the cultural significance of free software,Durham : Duke University Press, 2008.

    http://www.cairn.info/revue-le-temps-des-medias-2012-1-p-170.htmhttp://www.cairn.info/revue-le-temps-des-medias-2012-1-p-170.htm
  • Introduction gnrale XXI

    LESSIG, Lawrence, Lavenir des ides : le sort des biens communs lheure des rseaux numriques, Lyon : Presses Universitaires de Lyon,2005.

    LEVY, Steven, Hackers. Heroes of the Computer Revolution, New York :Dell Publishing, 1994.

    MANOVICH, Lev, Le langage des nouveaux mdias, Paris : Les Pressesdu Rel, 2010.

    RAMUNNI, Girolamo, La physique du calcul. Histoire de lordinateur,Paris : Hachette, 1989.

    TORVALD, Linus et David DIAMOND, Il tait une fois Linux : Lextraor-dinaire histoire dune rvolution accidentelle, Paris : Osman EyrollesMultimdia, 2001.

    WILLIAMS, Sam, Richard STALLMAN et Christophe MASUTTI, RichardStallman et la rvolution du logiciel libre. Une biographie autorise,Paris : Eyrolles, 2010.

  • Remerciements

    Nous remercions tout dabord les auteurs qui, depuis lenvoi de leurspropositions de chapitres au printemps 2012 jusquaux dernires correc-tions sur les textes dfinitifs en hiver 2013 ont bien voulu travailler laconstitution dun ouvrage que lon espre cohrent.

    Le travail sur les textes naurait pas t possible sans laccompagnementbnvole de lquipe des correcteurs et de contributeurs au projet Frama-book, dont les relectures attentives ont t prcieuses plus dun titre.Par avance, nous remercions de mme tous les lecteurs qui voudront nousfaire part de leurs remarques, commentaires et suggestions damliorationen participant ce livre libre depuis le site http://framabook.org.

    XXIII

    http://framabook.org
  • I(Pr-) histoire

  • Des rseaux ouverts, pour quoi faire ?

    Valrie SCHAFER

    Nous croyons quun Internet libre et ouvert peut apporter un mondemeilleur. Pour conserver lInternet libre et ouvert, nous appelons lescommunauts, industries et pays reconnatre ces principes. 1

    Ainsi souvre le Prambule de la Declaration of Internet Freedomde juillet 2012, appel international sign par des organisations commelAmerican Civil Liberties Union, Amnesty International, Free Press,lElectronic Frontier Fondation et des grands noms de lInternet, presfondateurs, thoriciens des communs, chercheurs, ou encore dissidents etactivistes clbres, parmi lesquels Ai Weiwei, John Perry Barlow, YochaiBenkler, danah boyd ou Vinton Cerf, pour nen citer que quelques-uns.

    Interconnexion de plus de 50 000 rseaux, Internet incarne en effet lemodle du rseau ouvert. En plaant lintelligence lextrmit durseau (bout en bout), en permettant des rseaux de nature diffrentede sinterconnecter, le rseau des rseaux a fond sa croissance et sarussite sur louverture.

    Celle-ci nest pas seulement technique, elle est galement organisation-nelle : le choix dun mode de discussion ouvert des protocoles, qui prend

    1. http://www.internetdeclaration.org/freedom. Nous traduisons.

    3

    http://www.internetdeclaration.org/freedom
  • 4 Valrie SCHAFER

    la forme de Request For Comments 1 (et ce ds ARPANET), la cration delInternational Network Working Group, puis de lInternet EngineeringTask Force et de lInternet Society, ou encore la constitution du WorldWide Web Consortium pour le dveloppement du Web dans la premiremoiti des annes 1990, constituent des ruptures par rapport aux cadresde normalisation historiques (lInternational Organization for Standardi-zation notamment) et aux standards de facto des entreprises prives (ar-chitecture SNA dIBM par exemple).

    La gouvernance de lInternet se btit peu peu sur des bases nouvelles,au sein dune Rpublique des informaticiens 2 qui met en uvre unmodle organisationnel indit, qui semble davantage apparenter le rseau un bien commun .

    En parallle, un autre projet porte dans les annes 1980 et au dbutdes annes 1990 les promesses et les valeurs de louverture : il sagit delOpen Systems Interconnection (OSI), une architecture en sept couchesdveloppe au sein de lInternational Organization for Standardization(ISO). Or, Internet simpose dans les annes 1990 au dtriment de lOSI,processus certes cumnique mais aussi plus lent et coteux.

    Leurs trajectoires parallles sont intressantes pour interroger louver-ture luvre dans les rseaux de donnes partir dARPANET, la foissous langle des protocoles et de leur mise en uvre, mais aussi des enjeuxde gouvernance, des imaginaires et des discours qui leur sont attachs.

    Louverture, que ce soit dans le domaine technique ou organisationnel,nest pas sans susciter des controverses, qui se sont acclres avec lepassage de lInternet dans le grand public durant les annes 1990/2000,ce quillustrent notamment les dbats houleux autour de la Neutralit delInternet ou de la gouvernance.

    Aussi, ce chapitre souhaite galement interroger les motivations quifondent la notion douverture, trs diverses et finalement solidement an-cres dans les contextes conomiques et politiques de leur temps, et lesmettre en parallle avec les enjeux actuels et les volutions qua subi le

    1. Documents de spcifications techniques ouverts, dcrivant les protocoles de lInternet.2. Patrice FLICHY, Internet ou la communaut scientifique idale , dans : Rseaux

    17.97 (1999), p. 77120, p. 90.

  • Des rseaux ouverts, pour quoi faire ? 5

    modle Internet sous leffet de la popularisation du Web, du dveloppe-ment de modles clients/serveurs qui lloigne de larchitecture horizon-tale originelle ou de lintroduction de mesures destines garantir la qua-lit de service. La notion douverture sest en effet peu peu teinte denuances qui servent des discours et des projets aux valeurs parfois fran-chement antagoniques.

    Louverture dont il est question nest bien sr pas celle des communau-ts open source, mais en invitant un lger dcalage au sein de lhistoirede linformatique, ce chapitre cherche travers la question des architec-tures ouvertes de rseaux, rappeler un certain nombre de motivations etde principes fondateurs qui traversent des communauts pionnires, quine sont pas tanches les unes aux autres comme le montre la rencontreau dbut des annes 1980 dUnix et TCP/IP. Le caractre collaboratifdlaboration des protocoles, le refus des systmes propritaires se fontcho au sein des diffrentes communauts, de mme que les implicationstechniques, politiques, conomiques ou idologiques sous-tendues par cesquestions.

    1. Les rseaux seront ouverts ou ne seront pas

    Lorsque le projet ARPANET est lanc dans la seconde moiti des an-nes 1960 par lIPTO (Information Processing Techniques Office), au seinde lAdvanced Research Projects Agency, agence militaire amricaine,louverture et lhtrognit dans le domaine des rseaux sont tout saufvidentes.

    En avril 1967, personne na la moindre ide de la faon de faire com-muniquer des ordinateurs htrognes. Les langages de programma-tion, les systmes dexploitation, les ordinateurs. . . : tout spare leSigma-7 de UCLA du TX-2 du MIT ou du SDS-940 du SRI (pour neprendre que ces exemples). Chaque ordinateur est alors un lot technique, totalement incompatible avec ses semblables. Les fairecommuniquer entre eux relve dj de la gageure, mais vouloir lefaire selon les plans prsents par Roberts va apparatre, aux plusavertis comme Wes Clark, comme une insanit technique. 1

    1. Alexandre SERRES, Aux sources dinternet : lmergence dARPANET , Thse enSciences de linformation et de la communication, Rennes : Universit de Rennes, 2000,p. 415.

  • 6 Valrie SCHAFER

    Il convient de rappeler les rticences mises lors de la runion annuellede lIPTO dAnn Arbor en avril 1967, au cours de laquelle Robert Tay-lor et Larry Roberts prsentent les concepts fondateurs dARPANET auxchercheurs qui, dans les universits lies lARPA, sont censs prendrepart au projet. Les ractions vont de lindiffrence lhostilit : certainssinquitent de devoir partager leurs ressources avec dautres centres etne souhaitent pas perdre le contrle local sur leurs machines, dautres ontle sentiment que cest un argument en faveur dune moindre dotation enquipements informatiques 1.

    Toutefois, ce choix dcisif qui trouve sa source dans ARPANET vanon seulement lever des problmes dincompatibilit et dinteroprabilit,mais aussi jeter les bases qui vont garantir la croissance de lInternet.

    1.1 Lhtrognit, une rupture engage par ARPANET

    La mention de Larry Roberts lors de la runion dAnn Harbor nest pasanecdotique. En effet, bien que lide de faire communiquer des matrielshtrognes puisse sembler incongrue une majorit de chercheurs en1967, Larry Roberts, lui, a dj affront le problme. En 1965, il a russiavec Thomas Marill une connexion grande distance entre deux ordi-nateurs de types diffrents, un TX-2 au Lincoln Laboratory et un Q-32dIBM Santa Monica. Il ne sagit pas proprement parler dun rseau,mais dun premier pas vers ce qui devient ensuite, dans ARPANET, unrseau htrogne. Leurs rsultats sont publis juste avant que Larry Ro-berts passe lARPA, o ces travaux sont suivis de prs depuis lIPTO parson directeur, Ivan Sutherland et Robert Taylor, son adjoint.

    Ce dernier devient directeur de lIPTO en 1966 et lance ARPANET, unprojet encore vague, mais quil conoit dj comme distribu et htro-gne.

    lorigine de cette vision on mentionne souvent la prsence lIPTO detrois terminaux connects chacun trois sites importants lis lARPA :ils permettent de suivre distance les travaux effectus, voire denvoyerdes formes rudimentaires de messages lectroniques, mais chacun est ins-tall sur une ligne ddie et ils sont incompatibles. Cest un problme trs

    1. ibid., pp. 411-413. Janet ABBATE, Inventing the Internet, Cambridge, MA : MITPress, 1999, p. 50.

  • Des rseaux ouverts, pour quoi faire ? 7

    concret, qui motive louverture. . . et qui nest pas sans rappeler les dbutsde Richard Stallman face son imprimante Xerox 1.

    Toutefois, comme le souligne Alexandre Serres : Certes les procduresde connexion taient longues, compliques et fastidieuses et lincompati-bilit du matriel comme les limites de cet embryon de rseau techniqueont certainement pouss Taylor rechercher une autre solution de com-munication. De l en faire llment dclencheur dARPANET, il y a unpas que nous refusons de franchir : nous avons trop insist sur la multipli-cit des origines dARPANET pour rduire tout coup lexplication de ladcision de Taylor ce seul facteur technique. 2

    En 1966, Larry Roberts prend en charge la construction du rseau in-formatique et inscrit dans les principes dARPANET de mettre fin auxstructures centralises des rseaux, en interconnectant une grande varitdordinateurs prsents sur les sites universitaires lis lARPA (machinesdIBM, DEC, General Electric, Univac. . . ).

    La conceptualisation commence en 1967. Y travaillent des pionniersdans le domaine des rseaux comme Leonard Kleinrock, danciens ca-marades de Larry Roberts UCLA, quelques tudiants comme VintonCerf et Jon Postel. Robert Kahn rejoint laventure en 1968, par le biaisde BBN (Bolt, Beranek and Newman), firme de consultants qui obtient lecontrat avec lARPA pour crer les IMP (Interface Message Processors),qui forment un sous-rseau dans ARPANET permettant la communicationentre ordinateurs htrognes.

    Le rseau dmarre en 1969 et dispose de quatre connexions entre univer-sits, la premire UCLA, puis au Stanford Research Institute, UCSB(Santa Barbara) et lUniversit dUtah. En 1972, la confrence interna-tionale sur les communications informatiques voit la premire dmonstra-tion publique dARPANET.

    Alors que son protocole, NCP, propose une solution pour connecter desmatriels htrognes, la multiplication de rseaux de nature diffrente

    1. Sam WILLIAMS, Richard STALLMAN et Christophe MASUTTI, Richard Stallman etla rvolution du logiciel libre. Une biographie autorise, Paris : Eyrolles, 2010, chap. 1.

    2. SERRES, op. cit., p. 397.

  • 8 Valrie SCHAFER

    contribue largir le problme et engager Vinton Cerf et Robert Kahndans la recherche dune alternative 1.

    En 1974, les deux chercheurs publient un papier qui dfinit le proto-cole TCP (Transport Control Protocol), qui volue en TCP/IP, protocolecl de lInternet qui permet diffrents rseaux de communiquer (radio,satellites, locaux, etc.) et assure les bases de lInternet en pariant sur lacommutation de paquets et les datagrammes 2, le bout en bout, linterop-rabilit et louverture.

    Lide de relier des rseaux, et non plus simplement des matrielshtrognes, a galement donn lieu des propositions de la part du fran-ais Louis Pouzin, connues sous le terme catenet 3, avant que le mot In-ternet ne simpose.

    1.2 Les motivations du rseau ouvert Cyclades

    Louis Pouzin est alors responsable lInstitut de Recherche en Infor-matique et Automatique (IRIA) du projet Cyclades, qui se fonde sur desprincipes proches de ceux dARPANET.

    Cyclades rseau dmarre en 1971 et steint en 1979, malgr des ap-ports techniques, dont certains seront intgrs par lquipe ARPANET, enparticulier les principes de windowing 4 et de datagrammes.

    lexception du rseau ARPANET, alors en cours de constitution,la tendance est davantage aux architectures propritaires bties par desconstructeurs qui disposent ainsi dun march captif li leurs quipe-ments. Les motivations qui poussent Louis Pouzin et son quipe vers unearchitecture technique ouverte sont intressantes : le contexte politique etconomique a un rle dcisif.

    1. Archives orales du Charles Babbage Institute, Interview de V. Cerf par Judy ONeill,24 avril 1990, http://www.cbi.umn.edu/oh/pdf.phtml?id=81.

    2. La commutation de paquets consiste dcouper un message en paquets avant de lesfaire circuler dans le rseau et de les rassembler destination. Quand on utilise un modedatagramme, les paquets circulent dans le rseau selon un routage adaptatif : ils peuventsuivre des chemins diffrents.

    3. Louis POUZIN, A Proposal for Interconnecting Packet Switching Networks , dans :Proceedings of EUROCOMP, Bronel University, 1974, p. 10231036.

    4. Le principe des fentres ou windowing concerne la numrotation des paquets intro-duits dans le rseau. Cette fentre plus ou moins longue incorpore les lments de numro-tation des paquets et des accuss de rception qui circulent.

    http://www.cbi.umn.edu/oh/pdf.phtml?id=81
  • Des rseaux ouverts, pour quoi faire ? 9

    En effet, lIRIA a t cr en 1966 dans le cadre du Plan Calcul, voulupar le Gnral de Gaulle pour soutenir la politique informatique franaiseet smanciper de la domination amricaine. LIRIA est la branche re-cherche de cette politique, qui a aussi une dimension industrielle avecla cration de la CII (Compagnie Internationale pour lInformatique) en1966.

    Lide de Louis Pouzin et de son quipe repose sur un certain pragma-tisme : le rseau Cyclades doit avoir des liens avec les matriels de la CII,mais les futurs rseaux ne seront pas constitus exclusivement dquipe-ments CII, sachant quIBM occupe une place dominante sur le marchmondial.

    IBM a dvelopp en 1974 une architecture propritaire, SNA, qui limitelextension dun rseau ses propres calculateurs. En dmontrant quunrseau peut accueillir des machines de constructeurs diffrents, lquipeCyclades peut envisager de faire de la place la CII dans le domaine desrseaux.

    partir du moment o lon voulait promouvoir la CII, il fallait fairede lhtrogne 1 car il ny avait pas de monopole, il fallait bien ad-mettre quil ny aurait pas que la CII dans un rseau, quil y auraitforcment un certain nombre de machines IBM, parce que ce sonteux qui mangeaient le march, et il fallait bien admettre aussi quedes gens ont des Control Data, des Burroughs. [. . . ] VS : Donc ctait une ide plutt pragmatique ? LP : Qui tait non seulement pragmatique mais considrecomme politiquement correcte, cela permettait de faire rentrer uncoin dans les systmes IBM, en disant : Prenez une techno styleCyclades ou ARPA, et comme cela vous pourrez connecter votremachine, vous ne serez pas obligs de prendre de lIBM . 2

    Juste avant dintgrer le projet Cyclades, Louis Pouzin a travaill chezSimca Poissy. Cest sa premire exprience concrte en matire de luttecontre la dominance dIBM et de rflexion sur les systmes propri-taires : IBM faisait la loi, disait ce quil fallait acheter, etc. Ctait un

    1. Un rseau homogne est constitu des machines dun mme constructeur, un rseauhtrogne incorpore des machines de constructeurs diffrents, qui utilisent des langages deprogrammation et/ou des systmes dexploitation diffrents.

    2. Entretien de Valrie Schafer avec Louis Pouzin du 12 novembre 2002.

  • 10 Valrie SCHAFER

    peu le style aussi aux tats-Unis, le patron de linformatique aux tats-Unis auquel on devait envoyer les rapports tait aussi un fanatique dIBM.Alors je me suis amus par exemple remplacer les disques IBM par descompatibles, ce qui a jet pas mal de troubles. 1

    Louis Pouzin dveloppe notamment un petit systme daccs tlma-tique, mais au lieu de sappuyer sur des terminaux IBM, il choisit destltypes, et prfre au logiciel IBM un petit systme dvelopp par descollgues. Louverture, tant dans le domaine matriel que logiciel, lat-tire dj. Il va pouvoir reprendre dans Cyclades ses expriences en ma-tire dhtrognit et de lutte contre la domination dIBM, mais cettefois en matire de rseaux. Si Christopher Kelty note : Il y a bien unhritage commun UNIX et lARPANET, via la figure de Joseph CarlRobnett Licklider, impliquant limaginaire des systmes dexploitation temps partag coupl au rve du rseau intergalactique ; mais lesdveloppements dARPANET et dUNIX ont dabord t compltementindpendants. UNIX permettait le partage des ressources sur un seul or-dinateur (selon le principe du temps-partag), quil soit ordinateur centralou un mini-ordinateur, mais ntait pas destin tre connect un rseau cest toujours le cas aujourdhui. loppos, le but de lARPANET taitexplicite : permettre le partage des ressources partir de machines dis-tance sur diffrents rseaux 2, on voit ici que le thme de la compatibilitou de louverture peut se dplacer au fil de la carrire dun individu, touten gardant les mmes soubassements idologiques.

    On observe galement limbrication dans les choix techniques ducontexte politico-conomique et de linitiative personnelle : Louis Pou-zin na pas attendu Cyclades pour sintresser aux systmes ouverts, ilcommence chez Simca, mais sa volont rencontre celle de la Dlgation lInformatique dans les annes 1970. . . et heurte de plein fouet un autremonopole, national, celui des tlcommunications.

    Sans dvelopper le conflit en France entre la solution prconise parCyclades (les datagrammes) et celle du monde des tlcommunicationsretenue dans le rseau Transpac, qui a support jusquen juin 2012 le tra-

    1. Entretien de Valrie Schafer avec Louis Pouzin du 12 novembre 2002.2. Ce passage est extrait de la traduction par Camille Paloque-Bergs. Christopher

    KELTY, Two bits : the cultural significance of free software, Durham : Duke UniversityPress, 2008, p. 118-143.

  • Des rseaux ouverts, pour quoi faire ? 11

    fic Minitel (choix des circuits virtuels 1), cette opposition nest pas sansconsquence sur la fin de Cyclades et son extinction en 1979.

    1.3 Internet : louverture garante de la croissance et de linnovation

    Alors que Cyclades steint, la dcennie 1980 est fconde en volu-tions dans le monde informatique et plusieurs lments vont contribuer la croissance dInternet, dont deux nous intressent particulirement : ilsagit dune part du dveloppement par la National Science Foundation deNSFNET au milieu des annes 1980, rseau de la recherche en science quise fonde partir de 1986 sur TCP/IP, et ouvre lInternet la presque tota-lit des universits amricaines, et dautre part de la rencontre avec Unix,systme dexploitation dont les principaux atouts sont la simplicit , laportabilit sur plusieurs types de machines et le prix.

    Unix est n dans lesprit de chercheurs dAT&T, Dennis Ritchie et KenThompson, qui travaillaient au dveloppement dun systme dexploita-tion multi-tches pour les mini-ordinateurs apparus notamment chez Di-gital Equipment Corporation. la suite de la dcision de la Justice am-ricaine dempcher AT&T den tirer profit en vertu des lois anti-trust, ilest offert bas prix ou donn aux universits. Ainsi Unix est rapidementadopt par les universits amricaines. LARPA convainc lUniversit deBerkeley de modifier le systme pour intgrer ses protocoles et la nouvelleversion dUnix en 1983 est dote de TCP/IP.

    Contrairement au mythe dune fondation trs librale et libertariennede lInternet, on doit insister ici sur le poids de lARPA ou de la NSF, etdonc des financements gouvernementaux, dans le dploiement de lInter-net. Comme le note Paul Ceruzzi :

    En 1986, la NSF relia cinq centres de superordinateurs, et prittrois dcisions cruciales pour la suite de lhistoire. La premire futdadopter les protocoles TCP/IP ; a posteriori, cette dcision semblevidente ; elle ne ltait pas lpoque. La seconde fut de crer unrseau gnral, disponible pour lensemble des chercheurs. La troi-sime fut de financer la construction dune dorsale haut dbit,

    1. Contrairement aux datagrammes, dans le mode circuits virtuels, les paquets nont pasun routage adaptatif mais se suivent tous. Valrie SCHAFER, La France en rseaux, Paris :Editions Nuvis, 2012.

  • 12 Valrie SCHAFER

    traversant le pays, laquelle les rseaux locaux et rgionaux pour-raient se connecter. En 1987, la NSF lana un appel doffres pourremplacer le backbone dorigine par un nouveau, fonctionnant unevitesse de 1,5 million de bits par seconde (Mbps), amlior plus tard 45 Mbps. 1

    TCP/IP sintgre facilement tant dans NSFNET que dans la version Ber-keley 4.2 dUnix et les utilisateurs passeront, sans mme voir leurs usageschanger (et notamment laccs aux Newsgroups de la communaut Use-net), par exemple dUUCP (Unix-to-Unix Control Protocol) TCP/IP.

    Les vertus de TCP/IP rsident dans le choix du bout en bout, un pilierfondateur de lInternet prsent en 1981 par Saltzer, Reed et Clark 2. Leprotocole de lInternet repousse lintelligence dans les deux bouts dela communication (end-to-end) : le serveur et le poste client. Aussi, si unserveur dcide dinventer une nouvelle forme de codage de linformation(par exemple quand Real Networks a cr le premier protocole de strea-ming audio en 1995), il na qu diffuser des outils de lecture (les players RealAudio ) et exprimenter son produit. Seul le succs public vientarbitrer entre les services.

    David Clark, qui reoit en 1990 un Sigcomm Award 3 pour sa contribu-tion lInternet, souligne ainsi quel point lide douverture est consub-stantielle du rseau des rseaux :

    Le mot slogan 4 qui capture le caractre de lInternet est ouvert .LInternet est ouvert bien des gards : cest une plate-forme ou-verte (au niveau de la couche Internet) avec des barrires faibles linnovation. Les normes sont ouvertes en ce sens quelles sont

    1. Paul E. CERUZZI, Aux origines amricaines de lInternet : projets militaires, intrtscommerciaux, dsirs de communaut , dans : Le Temps des Mdias 18.1 (2012), p. 15, URL :http://www.cairn.info/resume.php?IDARTICLE=TDM0180015.

    2. John SALTZER, David REED et David CLARK, End-to-End Arguments in SystemDesign , dans : Second International Conference on Distributed Computing Systems, Ver-sailles, 1981, p. 509512, URL : http://web.mit.edu/Saltzer/www/publications/endtoend/endtoend.pdf.

    3. Ce prix cr en 1989 honore une personnalit du monde informatique ayant men destravaux significatifs dans le champ des rseaux de donnes et des communications informa-tiques.

    4. David Clark parle de one-word bumper-sticker, expression difficile traduire en fran-ais. En montrant la volont daccoler ladjectif open un certain nombre de mots pourles parer de valeurs positives, comme il lexprime dans la suite, il pressent lopenwashingactuel.

    http://www.cairn.info/resume.php?IDARTICLE=TDM0180015http://web.mit.edu/Saltzer/www/publications/endtoend/endtoend.pdfhttp://web.mit.edu/Saltzer/www/publications/endtoend/endtoend.pdf
  • Des rseaux ouverts, pour quoi faire ? 13

    libres de toute barrire IP ou de licences. Les protocoles autorisentchacun devenir un fournisseur de services et rejoindre le club.Lmergence de ces fonctions nest pas un hasard : les concepteursde lInternet les ont valorises et dfendues. Et de nombreux liensont t revendiqus entre ces caractristiques et les vertus plus largesde louvert, qui est un mot trs puissant et positif, qui peut tre in-sr devant de nombreux noms pour exprimer une valeur positive :louverture des frontires, la conversation ouverte, un visage ouvert,laccs ouvert, louverture des marchs. Open est bon, ferm estmauvais. LInternet, dans une large mesure par sa conception, maisaussi par un heureux hasard, a un caractre technique qui lalignesur ce grand ensemble de valeurs qui veulent dire, lextrme, lepouvoir de la dmocratie et la libert. 1

    Or, comme le souligne Andrew Russell, il y a une ironie cruelle dans lefait que lon associe aujourdhui presque exclusivement Internet lhis-toire des rseaux ouverts, en oubliant souvent la tentative concomitante delOpen Systems Interconnection :

    La dernire et peut-tre la plus cruelle ironie est venue quand lesingnieurs de lInternet et ses dfenseurs ont enfil le manteau delouverture de lOSI. Pour des raisons videntes, les ingnieurs delInternet dans les annes 1980 nont pas utilis le concept pour d-crire leur travail. Le premier des documents techniques de lInternet attribuer des qualits ouvertes aux protocoles de lInternet et auprocessus de normalisation a t publi en 1992 par Lyman Chapin,lun des rares Netheads qui travaillait avec aisance cheval sur leslimites techniques et sociologiques entre OSI et Internet. 2

    1.4 La guerre des protocoles

    Hubert Zimmermann, un des membres de lquipe Cyclades de LouisPouzin, a t trs actif dans la conceptualisation de ce qui devient lOpenSystems Interconnection (OSI) 3. Cette architecture de rseau en sept

    1. David CLARK, Network Neutrality : Words of Power and 800-Pound Gorilla ,dans : International Journal of Communication 1 (2007), p. 701708, URL : http://groups.csail.mit.edu/ana/Publications.

    2. Andrew RUSSELL, An Open World : History, Ideology, and Network Standards, Cam-bridge, MA : Cambridge University Press, paratre.

    3. NdE : Acronyme ne pas confondre avec lOpen Source Initiative !

    http://groups.csail.mit.edu/ana/Publicationshttp://groups.csail.mit.edu/ana/Publications
  • 14 Valrie SCHAFER

    couches est un cadre de rfrence couvrant lensemble des protocoles decommunication qui doivent tre mis en uvre pour linterconnexion desystmes htrognes.

    LISO amorce la coordination des travaux en 1977. Mais les rflexionssont engages depuis 1972 lINWG, groupe de rflexion lanc au mo-ment de la premire dmonstration publique dARPANET et rattach en1974 lInternational Federation for Information Processing. Ce groupe,dont le prsident est Vinton Cerf, sest donn comme objectif de menerdes expriences et de proposer des bases de standardisation aux orga-nismes comptents.

    Lanc dans lenthousiasme en 1977, le modle de rfrence de base delOSI est officiellement publi en 1984, mais ses dveloppements conti-nuent dans les annes qui suivent.

    LOSI est un monument avec des dveloppements successifs. [. . . ]LOSI ne sest jamais vraiment termin, cest tomb en quenouille.[. . . ] Il y a plusieurs raisons : la premire est que lOSI tait de-venu beaucoup trop compliqu, au niveau de la conception, il y a unvice que les Amricains appellent Bells and Whistles, mettre descloches et des sonnettes pour dcorer les choses . Cela devenaittellement riche et compliqu que cela devenait difficile saisir et mettre en uvre. 1

    Parmi les freins que rencontra lOSI, on peut notamment mentionnerune prolifration de normes de fait, en particulier TCP/IP, ou la tenta-tion de normes transitoires (au Royaume-Uni avec les coloured books parexemple), et la lenteur et la complexit du processus de normalisation.LOSI a tendance devenir une tour de Babel 2. Dautres facteurs vontdesservir lOSI, parmi lesquels son cot, face un protocole TCP/IP quisimpose progressivement.

    Deux lments nous intressent particulirement dans cette histoire : lepremier est la rflexion de fond sur louverture quengage lOSI.

    LOSI suscite en effet des dbats sur linterprtation de la normalisa-tion : faut-il normaliser une interconnexion des systmes ouverts ouune architecture des systmes ouverts ? Cest la premire notion qui

    1. Entretien de Valrie Schafer avec Marc Levilion du 25 fvrier 2003.2. ABBATE, op. cit., p. 151.

  • Des rseaux ouverts, pour quoi faire ? 15

    lemporte, car il ne sagit pas de normaliser le comportement interne dunsystme dexploitation mais la visibilit quil offre partir de lextrieur.

    Car le vrai problme ntait pas lexistence mme des architecturescomme SNA, ou BNA, ou DNA, ou tout autre XNA. . . qui ntaientque des architectures prives ou propritaires de rseau, conuespour mettre de lordre dans le fonctionnement en rseau des pro-duits de tel ou tel constructeur (et ce dsir de mettre de lordre dansdes lignes de produits htroclites privs tait non moins lgitimeque celui davoir des Systmes ouverts), le vrai problme tait de sa-voir si ces architectures prives de rseau sont ouvertes ou non auxautres. Par consquent, il fallait dfinir non pas des normes de rseaupour remplacer des architectures prives existantes, mais plutt desnormes internationales qui rendent ces dernires ouvertes. [. . . ] Lechamp dapplication de lOSI fut ainsi clairement tabli pour dfinirnon plus larchitecture dun systme mais pour interconnecter dessystmes ouverts (interconnexion des systmes ouverts). 1

    Les discussions sont pres sur la dfinition de louverture, pour savoirsi chaque machine doit conserver son propre langage et son architecturesans se proccuper de la manire dont linformation est change ou silfaut au contraire entrer au cur du systme.

    Un second point notable est le faible investissement de lquipe ARPA-NET dans la dfinition de lOSI, alors quelle a initi la rflexion dans lecadre de lInternational Network Working Goup. Janet Abbate note cesujet : Le fait que les protocoles de lInternet navaient pas t tablispar un organisme de normalisation officiel et le fait quils provenaient destats-Unis (qui dominait dj le march de linformatique), rendaient po-litiquement impossible pour eux le fait dtre accept par lISO commenormes des systmes ouverts. 2

    Elle explique que Vinton Cerf considrait comme trs difficile de fairereconnatre son point de vue lOSI et quil regrettait quil manque unecouche internet dans lOpen Systems Interconnection. Andrew Russellrappelle aussi lexprience avorte de Vinton Cerf en 1975 auprs du Co-mit Consultatif International Tlgraphique et Tlphonique, organismede normalisation pour le monde des tlcommunications :

    1. change de courriers lectroniques avec Cuong Ngomai en 2003.2. ibid., p. 173.

  • 16 Valrie SCHAFER

    Cerf, dcourag par sa premire excursion dans la diplomatie inter-nationale en matire de normes, a dmissionn de son poste de pr-sident de lINWG fin 1975, peu prs en mme temps quil quittaitson poste de professeur adjoint lUniversit de Stanford et quilacceptait loffre de travailler avec Bob Kahn lARPA. Dans lesannes suivantes, Cerf et Kahn dirigrent llaboration des proto-coles de lInternet dans un environnement quils pourraient contr-ler la petite communaut des contractants de lARPA. Le dpartde Cerf de lINWG a marqu un tournant au sein des Netheads, unescission entre la communaut Internet et lalliance internationale dechercheurs. En quelques annes, comme nous le verrons, les deuxcamps sont devenus rivaux. 1

    2. Du rseau libertaire au rseau libral

    Lopposition entre les solutions TCP/IP et OSI vont notamment tre vi-rulentes sur le sol europen la fin des annes 1980 et au dbut des annes1990, autour de la constitution de rseaux de la recherche, que ce soit auniveau national (on voit ainsi sopposer en France les tenants de la solu-tion IP et de lOSI au moment de la constitution du rseau RENATER) oueuropen (constitution dEbone, Europanet. . . ).

    Face une solution normalise par un organisme reconnu (lISO), lestenants de TCP/IP imposrent la formule du rough consensus et runningcode et un mode de normalisation indit, incarnant une forme de dmo-cratie technique qui nest pas toutefois sans susciter certaines rserves etcritiques.

    2.1 Des modes de normalisation en rupture

    Ds 1968, pour rflchir aux premires spcifications dARPANET, unNWG (Network Working Group) fut mis en place autour de Steve Crocker.Ce dernier dfinit les Request for comments (RFCs), un mode dchangede documentation et de spcifications techniques ouvert, ddi la miseau point de normes consensuelles. ce jour, il y a plus de 6 000 RFC 2.

    1. RUSSELL, op. cit.2. Voir http://www.ietf.org/rfc.html.

    http://www.ietf.org/rfc.html
  • Des rseaux ouverts, pour quoi faire ? 17

    Outre que les RFCs constituent une mmoire du rseau extraordinairepour les historiens, cet exemple douverture fond sur la comptence tech-nique, la discussion plus informelle et pair--pair, sachant saffranchir deshirarchies universitaires, plus souple et flexible que lunivers des orga-nismes de normalisation traditionnels, va la fois permettre ladaptabilitdu rseau, mais aussi un processus dintressement large des acteurs.

    Ce phnomne dintressement nest pas ngligeable. Louverture ga-rantit aussi la publicit. Comme le note Vinton Cerf :

    Un gars nomm Grard Lelann tait lIRIA et travaillait avec Pou-zin. Il est venu mon laboratoire Stanford pendant un an et aeu beaucoup voir avec les premires discussions sur ce quoi leprotocole TCP pourrait ressembler. Bob Metcalfe, aussi. Metcalfetait Xerox lpoque et en juin 1973, nous avons commenc travailler ensemble, Lelann, Metcalfe et moi, sur la conception duprotocole hte--hte pour Internet. Finalement Metcalfe sest im-patient de la vitesse laquelle les choses se passaient. Jai essaydobtenir dun grand nombre de personnes un accord sur un en-semble de protocoles, et chaque fois quarrivait un nouvel acteur, ilfallait repasser par largumentaire. Pendant ce temps Metcalfe avaitcinq ou six gars chez Xerox qui essayaient de faire fonctionner lesrseaux locaux. Finalement, ils ont dit quils ne voulaient pas at-tendre que ce processus dentente et de consensus soit conclu, et ilssont partis sur un angle lgrement diffrent et ont invent XNS, quia fait des choix diffrents de ceux de TCP. Et ils lont excut avantnous, en fait. Bien sr, sur le long terme, nous avons... Ils ont gardle secret et ctait une erreur, je suppose, en regardant aujourdhuien arrire. Sils navaient pas gard le secret, nous pourrions tousutiliser XNS au lieu de TCP. Mais en ltat, TCP sest avr trele protocole ouvert dans lequel tout le monde a mis la main unmoment ou un autre. 1

    Alexandre Serres, dans lanalyse quil fait des premiers systmes temps partag, livre des conclusions finalement proches quand il com-pare les systmes proposs par Corbat et Teager : selon lui, la postritde CTSS (Compatible Time Sharing System) est lie la fois son ou-verture technique et sa capacit dintresser et denrler de nombreuses

    1. Interview de Vinton Cerf avec Judy O Neill. Dj cit. Nous traduisons.

  • 18 Valrie SCHAFER

    entits sociales et techniques. La relative simplicit du systme sera ga-lement un atout 1. On retrouve ici des cls du succs de TCP/IP ensuiteou dUnix (alors que lOSI comme Multics ont au contraire t jugs tropcomplexes).

    Au plan informationnel, le NWG (Network Working Group) est lepremier forum socio-technique mettre en place une documentationouverte (les RFC) [. . . ].

    Laspect social et culturel est tout aussi essentiel : dans la ligne decelles du time-sharing [temps partag], le NWG est lune de ces pre-mires communauts en ligne, dveloppant les pratiques propres laculture Internet. Cest le NWG, notamment, qui symbolise le mieuxla culture tudiante au sein des acteurs dARPANET, imprgns desides libertaires des sixties. [. . . ]

    Le quatrime domaine enfin o laction du NWG peut galementapparatre importante est le domaine organisationnel : le NWG estla premire vritable bauche spontane des futures organisationsde lInternet. N du rseau ou partir de lui, le NWG est lexemplemme des comits ad hoc, qui ne cesseront daccompagner le dve-loppement de lInternet. 2

    Cette ouverture, en version dabord papier puis en ligne, des RFCs anourri limage libertaire du rseau des rseaux et celle dune commu-naut scientifique idale 3. Certains pres fondateurs y contribuent aussi.Elisabeth Feinler, qui rejoint en 1972 lAugmentation Research Centerpour travailler ARPANET, sur sollicitation de Douglas Engelbart 4, sesouvient :

    Le groupe de Doug [. . . ] portait des jeans ou des salopettes, desbirkenstocks, des flip-flops sans chaussettes ; ils avaient de longuesbarbes, des cheveux en bataille et les femmes ne portaient proba-blement pas de soutien-gorge. [. . . ] Dire que ce groupe tait inhabi-tuel pour lpoque est peu dire : ils taient carrment bizarres ! 5.

    1. SERRES, op. cit., p. 447.2. ibid., p. 481.3. FLICHY, op. cit.4. Douglas Engelbart est pass la postrit pour linvention de la souris ou ses travaux

    sur les interfaces hommes-machines.5. Elisabeth FEINLER, The Network Information Center and its archives , dans : IEEE

    Annals of the History of Computing 32.3 (2010), p. 8389.

  • Des rseaux ouverts, pour quoi faire ? 19

    Il faut toutefois se garder de faire des pionniers de lInternet une com-munaut de doux rveurs, ce sont avant tout des ingnieurs de talent.Comme le notait lun dentre eux, Jon Postel : Soyez libral dans ceque vous acceptez et conservateur dans ce que vous envoyez. 1

    2.2 Le rgne du running code et du rough consensus

    Nous rejetons les rois, les prsidents et les votes. Nous croyons en unconsensus approximatif et un code fonctionnel 2. Ces phrases clbresde David Clark en 1992 sont fidles lesprit des chercheurs qui conurentARPANET.

    Par opposition aux standards de droit dvelopps au sein des orga-nismes de normalisation (qui restent toutefois des avis ou des recomman-dations qui nont pas de caractre contraignant), cest par une politique de standards de fait que se construit Internet, bouleversant les rgles dujeu de la normalisation.

    Ceci ne signifie toutefois pas une absence de rgles et si Netville, hri-tire des communauts scientifiques pionnires est en partie dans la lignedune tradition acadmique de circulation des savoirs et de science ou-verte 3, elle semploie aussi dfinir des cadres, certes souples, maisqui passent par la structuration dorganes techniques, depuis le groupe in-formel de chercheurs qui forment le Network Working Group en 1968, enpassant par la cration des RFC ou la mise en place de lINWG. Voient en-suite le jour, lIAB (Internet Advisory/Activities/Architecture Board) der-rire David Clark, lIANA (Internet Assigned Numbers Authority) der-rire Jon Postel pour le nommage et en 1992 lISoC (Internet Society) quicoordonne les efforts de groupes de rflexion technique comme lIETF(Internet Engineering Task Force) ou lIAB.

    Cest dans une logique proche que se place Tim Berners-Lee pour leWeb. Comme le souligne Michael L. Dertouzos, qui dirigeait alors le MIT-Laboratory for Computer Science, et a soutenu le projet : Alors que les

    1. RFC 1122.2. Nous traduisons.3. J. Leslie KING, E. Rebecca GRINTER et M. Jeanne PICKERING, The rise and fall

    of Netville : The Saga of Cyberspace Construction Boomtown in the Great Divide , dans :Culture of the Internet, sous la dir. de S. KIELSER, Mahwah, NJ : Erlbaum, 1997, p. 333.

  • 20 Valrie SCHAFER

    technologues et les entrepreneurs lanaient ou fusionnaient des socitspour exploiter le Web, ils semblaient fixs sur une seule question : Com-ment puis-je rendre le Web mien ? . Pendant ce temps, Tim demandait, Comment puis-je faire le Web vtre ? 1

    Ainsi, alors quau printemps 1993 lUniversit du Minnesota dcide queles entreprises devront payer pour utiliser Gopher 2 (son usage restant gra-tuit pour les institutions ddies lducation ou but non lucratif), le 30avril de la mme anne, la demande de Tim Berners-Lee, le Cern 3 ac-cepte de permettre lusage libre et gratuit des protocoles du Web. Ce choixest dcisif pour lavenir du Web mais aussi pour la structuration du W3C.

    Tim Berners-Lee se tourne ds 1992 vers lIETF. Si les activits no-tamment langage ne sont pas une vocation premire de lIETF (maisconcernent par contre le Web avec HTML), cest aussi la volont de TimBerners-Lee qui explique la dcision de crer un consortium ddi auWeb 4. La premire confrence internationale du World Wide Web se tientau Cern en mai 1994. La mme anne le MIT-LCS devient le premier htedu World Wide Web Consortium (W3C).

    Organisation internationale but non lucratif, fonde pour garantir labonne volution du Web, inventer et promouvoir des langages et des pro-tocoles universels, ses principes dorganisation reposent sur des choix fon-damentaux comme la neutralit vis--vis du march 5 : les protocoles nedoivent pas privilgier une entreprise, tenir compte du march, mais treadopts selon une logique qui les rapproche dun bien commun .

    Comme la montr Andrew Russell, le W3C va choisir un habile qui-libre entre centralisation et dcentralisation, un modle intermdiaire

    1. Tim BERNERS-LEE, Weaving the Web, New York, NY : Harper Business, 2000,p. viii.

    2. Avant le Web, Gopher permettait de faire des recherches de fichiers dans lInternet.Gopher ne contenait que du texte.

    3. Organisation europenne de recherche nuclaire au sein de laquelle Tim Berners-Leea dvelopp le Web.

    4. Je voulais un consortium qui fonctionne selon un procd ouvert comme lIETF,mais qui soit plus rapide et efficace, parce que nous aurions bouger vite . Nous traduisons.BERNERS-LEE, op. cit., p. 92.

    5. Cette volont de neutralit lgard du march ne doit pas tre confondue avec la neu-tralit de lInternet telle que nous lentendons aujourdhui (voir dans la suite du chapitre).Toutefois cette ide de neutralit par rapport au march est importante encore aujourdhui,notamment pour ceux qui craignent que lrosion des principes de lInternet et de la neutra-lit nentrane un ticket dentre pour les dveloppeurs de services sur le Web.

  • Des rseaux ouverts, pour quoi faire ? 21

    entre celui de louverture extrme choisi par lIETF et celui plus fermde lICANN (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers),organisation de nommage critique pour son insuffisante prise en comptedes diffrentes parties prenantes :

    Le modle du W3C est mi-chemin entre lIETF et lICANN : ilsoppose la vitesse lente de dveloppement par le dveloppementde code au sein du W3C ; en incluant des membres de lindustrie sesrecommandations sont davantage susceptibles dtre mises en uvrerapidement et efficacement ; il considre aussi srieusement et r-pond aux apports de ses membres et du grand public avant dmettreses recommandations. 1

    2.3 Les limites du gouvernement par la technique

    En se retrouvant au cur des dbats au Sommet Mondial sur la Socitde lInformation (SMSI) en 2003 et 2005, le rseau des rseaux a vusa dimension politique et sociale largement reconnue : en 2003, la moitides 11 000 participants sont des reprsentants officiels de 175 pays maisil y a galement 1 000 reprsentants des diffrents organes de lONU,200 dautres organisations, 481 ONG reprsentes, 1 000 personnes issuesdu monde des mdias. Bien que le jeu soit largement biais par le droitde parole, laction des acteurs non gouvernementaux permet dintgrerdavantage les enjeux sociaux dans les rflexions. Le SMSI aboutit lacration du Forum sur la Gouvernance de lInternet et la socit civilegagne une reconnaissance de son rle dans la gouvernance de lInternetau ct des tats, des acteurs techniques et industriels.

    Au SMSI, les critiques contre le leadership amricain dans lInternet,nes la fin des annes 1990, samplifient. Elles visent particulirementlICANN, association prive but non lucratif, dpendant du droit com-mercial de la Californie et lie par un protocole daccord au Dpartementdu Commerce des tats-Unis 2.

    Cre en 1998, lICANN apparat comme le symbole dune gouver-nance trop unilatrale de ressources, qui constituent pourtant un enjeu

    1. Andrew RUSSELL et Laura DENARDIS, The W3C and Its Patent Policy Contro-versy : A Case Study of Authority and Legitimacy in Internet Governance , dans : OpeningStandards : The Global Politics of Interoperability, Cambridge, MA : MIT Press, 2011.

    2. Cet accord (Memorandum of Understanding) a pris fin en 2009.

  • 22 Valrie SCHAFER

    majeur : elle est charge dadministrer le systme de nommage et dadres-sage, le DNS (Domain Name System), qui permet dtablir la correspon-dance entre une adresse IP et un nom de domaine. Les critiques visent lepoids insuffisant accord aux gouvernements et aux utilisateurs dans lesdcisions, malgr lexistence de comits reprsentatifs 1, la forte domi-nation des tats-Unis, la faible reprsentativit des participants, linsuf-fisante indpendance des registres rgionaux qui voient progressivementle jour, ou encore le monopole de VeriSign, socit amricaine, la-quelle lICANN a confi la gestion du .net, du .com et de la racine (cequi lui donne pouvoir sur lannuaire de lInternet et lui assure une mannefinancire). Comme le note Franoise Massit-Folla :

    Lassociation californienne de droit priv ICANN, dont les dcisionsont vocation simposer la plante entire, est en quelque sorte unobjet juridique non identifi : Ce nest pas une instance de normalisation technique : celle-ci

    se fait en amont et en aval de la mission de lICANN, via desassociations informelles (par ex. lIETF) ou plus formelles (parex. le W3C) ;

    Ce nest pas une agence gouvernementale : les accords succes-sifs avec le DoC (succession de Memorandum of Understandinget actuel Affirmation of Commitments) sont toujours prsentscomme un progrs vers la privatisation de lorganisme ;

    Ce nest pas non plus une agence intergouvernementale : le co-mit des gouvernements (impos initialement par lEurope) nya quun rle consultatif ; il nexiste pas de lien institutionnelavec lONU et lICANN est en rivalit permanente avec lUnionInternationale des Tlcommunications. Pourtant lICANN acontract directement avec lOMPI 2 un mode arbitral de rso-lution des conflits sur les noms de domaine, lUDRP 3 ;

    Ce nest pas une banale association but non-lucratif : lob-jectif est de grer une ressource dintrt gnral mais le mar-ch des noms de domaine est une activit fort rmunratrice. Or

    1. Ce sont respectivement le GAC, Governmental Advisory Committee, et At-Large.2. Office Mondial de la Proprit Intellectuelle.3. Uniform Domain Name Dispute Resolution Policy. La question du droit des marques

    au niveau international sest dj pose pour la radio et la tlvision et il parat surprenant quelInternet ait suscit une dmarche spcifique. Cf. linterview de Michal Krieger raliseen 2000 pour la revue Cyber.Law de Harvard. http://cyber.law.harvard.edu/is99/governance/krieger.html.

    http://cyber.law.harvard.edu/is99/governance/krieger.htmlhttp://cyber.law.harvard.edu/is99/governance/krieger.html
  • Des rseaux ouverts, pour quoi faire ? 23

    lun des points faibles de lICANN a toujours t son manquedaccountability ;

    Ce nest pas, enfin, une organisation ouverte : parmi la pl-thore de ses composantes, celle qui est cense reprsenter les usa-gers pse bien peu sur les choix stratgiques ; dailleurs aprslchec, en octobre 2000, de la premire lection lectroniquemondiale qui devait en dsigner les membres, les leons nontgure t tires en interne. 1

    Malgr la participation de multiples entits nationales, rgionales, in-ternationales la gouvernance, les Europens, qui ont eu une positionparfois juge trop suiviste, appellent aujourdhui une reconfiguration dela rpartition des pouvoirs. Ils ne sont pas seuls dans cette lutte depuis lesrevendications du Groupe des 77 et de la Chine 2 jusquaux interventionsactuelles des BRIC (Brsil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) dansles dbats.

    LUIT, agence de lONU, a mal accept davoir vu la rgulationtechnique de lInternet lui chapper. Ses relations avec lICANNpassent donc par des phases de tensions plus ou moins vives. Maiselle reprsente encore lhorizon rgulatoire de ceux qui, au nom desprrogatives des tats souverains, envisagent linternationalisationde la gestion technique de linternet dans le cadre formel dune ins-tance multilatrale. 3

    Dans un article du New York Times du 24 mai 2012, Keep the InternetOpen, Vinton Cerf propose un plaidoyer en faveur de louverture, non d-nu darrire-penses : en particulier, il critique la volont de lUIT desinvestir davantage dans la gouvernance de lInternet, affirmant que lou-verture est du ct des organes ns en son sein plutt que de linstitutioninternationale.

    lheure actuelle, lUIT met laccent sur les rseaux de tlcom-munication et sur lattribution des frquences radio plutt que sur

    1. Franoise MASSIT-FOLLA, La gouvernance de lInternet. Une internationalisationinacheve , dans : Le Temps des mdias 18.1 (2012), p. 2940, URL : http://www.cairn.info/resume.php?IDARTICLE=TDM0180029, p. 34.

    2. Le groupe des 77 est un regroupement de pays en dveloppement form en 1964 pourporter les intrts de ses membres lONU.

    3. MASSIT-FOLLA, op. cit., p. 36.

    http://www.cairn.info/resume.php?IDARTICLE=TDM0180029http://www.cairn.info/resume.php?IDARTICLE=TDM0180029
  • 24 Valrie SCHAFER

    lInternet per se. Certains membres visent largir le champ dac-tion de lUnion pour y inclure la rgulation dInternet. Chacun des193 membres obtient un vote, peu importe son bilan en matire dedroits fondamentaux et une majorit simple suffit provoquer unchangement. Les ngociations ont lieu principalement entre les gou-vernements, avec un accs trs limit la socit civile ou dautresobservateurs. [. . . ] En revanche, lUIT cre des obstacles importants la participation de la socit civile. 1

    Vinton Cerf renvoie vers lUIT les critiques qui sont parfois adressesaux instances de g