Fort Comme La Mort

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  • 7/25/2019 Fort Comme La Mort

    1/13

    Romantisme

    Le ridicule raisonnement de Fort comme la mortM. Ren Lefbvre

    Abstract

    Resemblance is central to this novel. Stimulated by a painting and dramatised by a mirror, the repetition of love here is

    neither like the repetition in social events, nor merely a sign of weakness in Bertin as a creative pointer. It has the depth ofPlato 's metaphysics of the archetype and its reflections, illustrating the disquieting complexity of duplication and the

    difficulty in placing oneself between the visible world and the world of Forms, but also between reality and ils artistic truth.

    Rsum

    La ressemblance occupe une place centrale dans ce roman. Mdiatise par un tableau et dramatise par un miroir, la

    rptition amoureuse ici n'est ni comparable une rptition mondaine, ni le signe d'un affaissement de Bertin comme

    peintre : elle a la profondeur de la mtaphysique platonicienne de l'archtype et de ses reflets, manifeste la complexit

    trouble de la duplication, voque la difficult de se situer entre le monde sensible et le monde des essences, mais aussi

    entre la ralit et sa vrit artistique.

    Citer ce document Cite this document :

    Lefbvre Ren. Le ridicule raisonnement de Fort comme la mort. In: Romantisme, 1997, n95. Romans. pp. 69-80.

    doi : 10.3406/roman.1997.3184

    http://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_1997_num_27_95_3184

    Document gnr le 20/10/2015

    http://www.persee.fr/collection/romanhttp://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_1997_num_27_95_3184http://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_1997_num_27_95_3184http://www.persee.fr/author/auteur_roman_507http://dx.doi.org/10.3406/roman.1997.3184http://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_1997_num_27_95_3184http://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_1997_num_27_95_3184http://dx.doi.org/10.3406/roman.1997.3184http://www.persee.fr/author/auteur_roman_507http://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_1997_num_27_95_3184http://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_1997_num_27_95_3184http://www.persee.fr/collection/romanhttp://www.persee.fr/
  • 7/25/2019 Fort Comme La Mort

    2/13

    Ren LEFEBVRE

    Le ridicule raisonnement de Fort

    comme

    la

    mort

    La critique

    met

    dsormais frquemment en relief

    le

    rle de la ressemblance

    dans

    l'uvre de Maupassant, souvent en liaison avec des considrations

    sur

    la psychologie

    de

    l'homme.

    C est ainsi que pour tel interprte, la ressemblance sera le thme de

    Maupassant

    2 tandis

    que pour tel

    autre,

    aux

    yeux

    de

    qui l'crivain

    se peroit comme

    une rincarnation d'Alfred Le Poittevin, la vraie

    tragdie,

    pour

    Maupassant, c est la

    ressemblance

    -\

    Cette importance,

    vrifie

    dans

    de

    nombreuses

    nouvelles

    et

    la

    plupart des

    romans,

    est

    reconnue

    dans

    le

    cas

    particulier de

    Fort comme

    la

    mort

    4.

    Il

    s'agit de l'amour d'un peintre pour une comtesse.

    Le sentiment

    nat, se renforce

    de

    l'habitude, devient dissymtrique

    lorsque

    Olivier

    Bertin

    se

    prend

    aimer,

    d'un

    amour impossible qui

    le

    conduira

    la mort, Annette, la fille

    mme

    d Anne de

    Guilleroy. On a vu dans

    ce roman,

    tantt une tude psychologique,

    tantt la

    reprsentation

    satirique

    de certains

    milieux, tantt

    une peinture

    tragique

    de la

    condition

    humaine,

    le plus souvent

    tout

    la

    fois,

    juste titre. On gagne pourtant

    considrer le

    ddoublement d'Anne en Annette

    comme

    le cur du

    livre, et la

    structure

    qu il gnre

    comme l objet abstrait auquel

    celui-ci est

    consacr. Dans

    les

    pages qui suivent nous

    voudrions,

    aids de quelques repres philosophiques, dresser la

    carte

    de

    cet

    objet, sans

    chercher

    davantage

    situer

    le roman

    dans

    le

    contexte

    d'une

    uvre

    o

    il

    trouve

    de

    nombreuses

    rsonnances

    \ ni dans

    celui d une vie

    considre bon

    droit

    comme

    1.

    De

    mme

    que

    celui de l altrit : qu'on pense

    Alberto

    Savinio, Maupassant et l' Autre ,

    \911,

    ou Pierre Bayard, Maupassant,

    juste

    avant

    Freud,

    1994, pour

    qui

    le double est un

    autre

    qui ressemble.

    2.

    Philippe

    Bonnefls,

    Comme Maupassant, Lille, 1981, p.

    74. Divers

    objets font office de

    rvlateurs

    :

    Entre l tre et son double s interpose l'obstacle matriel d un

    tableau

    {Fort

    comme

    la mort), d'une

    photographie

    {Le Champ d oliviers, Le Horla),

    d un

    daguerrotype {Pierre et

    Jean) [...] d un

    miroir

    [...]. Chacun

    ragit

    sa

    manire

    [...],

    mais tous ils

    ragissent

    la mme chose, ne

    ragissent,

    au fond,

    qu'

    cette chose

    qui prcde,

    et peut-tre

    commande,

    la ressemblance,

    et qui [...]

    est ce

    quoi on

    en

    vient,

    en

    dernire

    instance

    ressembler

    [...]

    (p. 131). On

    a signal

    de

    longue

    date l importance

    des

    redoublements dans

    le

    rcit

    lui-mme.

    3.

    Jacques

    Bienvenu,

    Maupassant, Flaubert

    et

    le

    Horla,

    Marseille,

    1991,

    p.

    41.

    4.

    Ce roman

    qui prend

    la

    ressemblance pour un de

    ses principaux thmes

    (Trevor A. Le

    V.

    Harris,

    Maupassant

    et Fort comme la mort

    :

    le roman contrefait,

    1991,

    p. 40). Dans Fort comme la mort, c'est le

    thme de

    la ressemblance et

    de

    la

    diffrence

    qui s'impose

    travers

    l il

    du peintre

    (Joseph-Marc

    Bailb,

    Le peintre et la

    sensibilit

    fminine chez Maupassant

    , dans L. Forestier

    d.,

    Maupassant et l criture,

    Colloque

    de

    Fcamp, 1993,

    p. 78). Ce

    roman

    [...], le

    relire, on

    ne saurait ignorer

    que

    c'est une uvre

    sature de ressemblances,

    commencer

    par la rsonnance

    inscrite

    dans son

    titre

    dfinitif

    (Robert

    Lethbridge,

    Le texte

    encadr

    :

    les

    tableaux illusionnistes dans les romans des

    Maupassant

    , ibid.,

    p.

    200).

    5. La nouvelle Fini (1885), en

    particulier,

    annonce clairement Fort

    comme

    la mort.

    A

    la rapparition,

    fascinante

    sous les

    yeux d'un

    amoureux, de la mre dans une

    fille aussi

    belle

    qu'elle

    {M. Jocaste),

    rpondent la

    rapparition,

    effrayante

    sous ses propres yeux, du pre dans

    un fils honni

    {Un fils), au besoin

    aggrave

    d'une

    ressemblance

    la

    mauvaise

    mre

    {Le Champ

    d'oliviers),

    ou

    la tragique absence

    de ressemblance

    au pre de ce qu'on aimait jusque-l comme un fils {Monsieur Parent). Dans

    Fort comme

    la mort toutefois,

    dont

    le

    personnage

    central

    est

    un

    peintre,

    le

    thme

    de

    la

    ressemblance

    familiale

    prend

    une

    valeur

    mtaphysique qu'on

    ne

    retrouve pas ailleurs.

    ROMANTISME n

    95

    (1997-1)

  • 7/25/2019 Fort Comme La Mort

    3/13

    70 Ren Lefbvre

    marque jusqu la

    folie

    par la hantise

    du

    double personnel 6 et de l'insupportable

    retour du

    mme, ni non plus

    dans la perspective des prolongements esthtiques de

    cette

    hantise

    7.

    Dans la

    monographie

    qu il consacre au roman, Trevor A. Le V. Harris estime que

    Bertin, us

    par la

    mondanit,

    est pris

    au pige de

    la

    rptition qu appelle le vide d'un

    univers

    convenu, son asservissement

    la

    ressemblance physique

    entre les deux

    femmes illustrant de faon singulirement concrte

    l'asservissement

    des mondains en

    gnral

    l ide de la rptition ; la rptition

    d'Any

    en Annette ne serait ainsi

    qu un

    cas

    particulier

    de cette ressemblance

    entre elles des belles Parisiennes

    frquentes

    par le

    peintre.

    Cet interprte estime qu Annette active l'esthtique de Bertin plus

    que sa

    sensibilit,

    mais

    que mme comme

    peintre, en entreprenant le portrait

    d'Annette aprs celui d'Any,

    celui-ci

    se rend

    la

    rptition , achve de

    renoncer

    sa propre

    crativit,

    tente

    un

    retour chimrique

    en

    de du

    temps

    de

    son

    impuissance.

    Il

    nous

    semble

    au

    contraire

    que

    la

    similitude

    de

    la

    mre

    et

    de

    la

    fille

    n'est

    justement

    pas un cas de cette universelle rptition

    dont

    Bertin, mme compromis,

    est

    le

    premier

    souffrir, et

    que

    la fascination

    prouve face

    au surgissement

    d'Annette

    l arrache

    prcisment

    la mdiocrit dans laquelle il

    s'enfonce. Ce surgissement

    rvle

    un

    personnage

    encore

    plus platonicien que mondain.

    Le retour

    Paris d'Annette devenue jeune fille constitue

    le moment

    crucial du

    roman tout entier. Bertin, qui a peint la mre

    il y

    a

    longtemps, demande

    la fille de

    poser. Tous deux sont ensemble se

    promener,

    et

    la

    jeune fille parle. Voici

    la

    ract ion d Olivier Bertin :

    II

    coutait,

    saisi

    par

    un trouble croissant,

    il

    piait,

    il

    attendait,

    au

    milieu

    des

    phrases

    de

    cette

    fillette

    presque trangre

    son cur, un mot, un son, un

    rire, qui

    semblaient

    rests

    dans sa

    gorge depuis la jeunesse

    de sa

    mre. Des intonations parfois le faisaient

    frmir

    d'tonnement.

    Certes, il y

    avait entre leurs paroles

    des

    dissemblances

    telles

    qu'il

    n'en avait

    pas

    tout

    de suite

    remarqu

    les rapports, telles que,

    souvent

    mme,

    il

    ne les

    confondait pas du tout; mais cette diffrence

    ne

    rendait que plus saisissants les

    brusques rveils du

    parler

    maternel. Jusqu'ici, il avait constat la ressemblance de

    leurs

    visages d'un il amical et curieux, mais voil que le mystre de cette voix ressuscite

    les

    mlait

    d'une

    telle

    faon qu'en

    dtournant la tte pour

    ne plus

    voir la jeune fille il se

    demandait par moments si ce

    n 'tait pas la

    comtesse

    qui lui

    parlait

    ainsi,

    douze ans

    plus tt 8.

    La raction est prmonitoire,

    anticipatrice,

    car

    le moment

    n'est pas encore venu de

    voir

    en

    Annette, Any

    jeune. Dans

    toute

    la

    premire

    partie,

    il

    ne

    sera encore

    question

    que

    de

    la

    ressemblance tout

    court

    de

    la mre et

    de

    la

    fille, ressemblance

    contempor ine

    dont le

    sens n'est pas rvl. Avant de s'affirmer comme

    le

    sosie de la mre jeune,

    Annette

    affiche

    sa ressemblance avec la mre actuelle. C est de cette personne

    ressemblante

    que

    va s'amouracher

    le peintre. Puisque

    dans

    le passage

    il

    est

    distingu

    6. Qu'on

    pense

    au

    tmoignage du

    Cahier d amour de Gisle d'Estoc,

    par

    exemple.

    7.

    Dont Sur

    l'eau

    donne une ide (p. 63-64

    et

    91-94 de l dition

    Folio

    ). Selon Trevor A. Le

    V. Harris, l un des

    plus

    fascinants

    aspects de Fort comme

    la mort est sans

    aucun

    doute la thmatisation

    timide des

    questions esthtiques - notamment une tension

    entre l originalit

    et

    la

    rptition

    (ouvr. cit,

    p. 69).

    8. 1.3, p. 900 de l dition de la Pliade des Romans. Ici comme ultrieurement, c'est nous qui

    soulignons.

    ROMANTISME n 95 (1997-1)

  • 7/25/2019 Fort Comme La Mort

    4/13

    Le

    ridicule

    raisonnement de Fort comme la mort 71

    entre

    une

    exprience assez plate de la ressemblance, et une

    exprience

    troublante,

    voire

    bouleversante,

    on peut estimer que

    la

    raison du

    trouble est,

    pour

    partie, la

    dcouverte

    que

    ce n'est

    pas

    tellement

    la

    comtesse

    aujourd'hui,

    mais

    la

    comtesse

    hier,

    que la jeune fille

    est

    ressemblante. En attendant que

    cette

    dcouverte intervienne

    dans sa plnitude,

    Olivier

    Bertin

    peut

    apprendre s'intresser cette jeune fille

    ressemblante

    sans que

    l'histoire vire au tragique.

    Quelques pages plus loin, c est la comtesse que s adresse

    Olivier,

    pour lui

    dire

    :

    Je

    l aime

    beaucoup votre fille. Elle vous ressemble tout

    fait.

    Quand elle prononce

    certaines

    phrases,

    on

    croirait que vous avez oubli votre voix

    dans

    sa

    bouche

    . Il

    n'est

    encore

    pas question du retour d'une voix teinte, et la comtesse peut

    rpondre

    :

    Mon

    mari

    me

    l a

    dj

    dit bien

    souvent

    (p. 904).

    Si mme

    un mari peut saisir cela, si la comtesse de Guilleroy ne

    s'meut

    pas, c est

    que

    la ressemblance

    n'est, elle seule, ni

    trs extraordinaire,

    ni

    trs

    menaante. C est

    une

    certaine ressemblance seulement

    qui

    peut

    inflchir

    l'uvre

    vers

    son

    dnouement

    tragique. En attendant

    cet

    inflchissement,

    il

    convient de se demander pourquoi

    Olivier

    va aimer

    Annette. Deux

    rponses sont possibles. La premire : ressemblant

    sa mre Anne, Annette

    possde

    les

    qualits

    qui incitent Olivier

    l'aimer, comme elles

    ont rendu sa mre aimable. Cette

    rponse

    revient

    affirmer que

    Olivier

    vit

    une

    rptition fortuite. Mais Annette n'est pas le

    sosie

    d'Any, elle

    en

    est la fille, et

    Olivier

    lui-

    mme

    n'est

    plus

    l'homme qu il

    a

    t. Il y

    a

    un lien

    gntique de

    la

    deuxime

    la

    premire

    exprience. On est

    alors

    tent

    de

    rpondre que c est

    comme double

    qu'Annette exerce sa fascination, mais cette rponse est insuffisante, car

    on peut

    concevoir de diverses manires

    la

    fascination exerce

    par

    un double. S agit-il ici

    d'exprimenter

    un mixte sophistique d'tre

    et

    de non-tre 9, une

    Any qui

    ne

    soit

    pas

    Any,

    ou

    Any

    dans

    quelqu un

    qui

    ne

    soit

    pas

    elle?

    S'agit-il

    du

    plaisir

    de

    vivre

    deux

    fois la

    mme

    chose, en deux occurrences diffrentes? Sagit-il d une exprience

    impliquant fondamentalement

    et immdiatement

    la

    temporalit ?

    On apprciera en tous cas

    l'ironie

    : c est un

    pourfendeur

    de la

    simulation

    qui

    tombe

    ainsi

    victime

    d'un double,

    comme on

    le

    voit

    lorsqu'il tourne

    en

    ridicule,

    devant

    Nanette elle-mme, la

    vie

    d'un homme bien lev

    ,

    et s'insurge

    contre

    le rire

    qui

    accueille sa caricature :

    Oh

    Madame,

    dans

    le

    monde, on

    ne

    meurt

    pas de

    rire. C'est

    peine si on

    rit.

    On a

    la

    complaisance,

    par bon

    got, d'avoir

    l'air

    de

    s'amuser, et de

    faire

    semblant de rire.

    On

    imite assez

    bien la grimace,

    on

    ne

    fait jamais

    la chose

    [...].

    Je

    vous

    dis

    qu'on fait

    simulacre de tout, mme

    du

    rire (I, 2 ; p. 877).

    Pour Bertin,

    le

    monde est

    une

    comdie. Comme il ne

    s'en

    laisse pas compter, il la

    rejoue

    par

    drision. Sa peinture, cependant, ne le tourne

    pas

    en ridicule et le

    prend

    au

    srieux

    quand

    elle le redouble. Sa

    vie

    elle-mme

    est

    une farce, au

    sens de Marx,

    mais

    ce ct farcesque

    chappe

    jusqu au bout

    Bertin, dont

    le srieux

    va

    jusqu se

    dcliner

    sur

    le mode tragique.

    Laissons le

    surgissement d Annette

    dans

    la vie

    d'Olivier. Le plus

    touchant,

    dans

    Fort comme la

    mort,

    est la tragdie vcue

    par

    la mre,

    lorsqu elle se

    sent vieillir et

    voit

    Olivier

    se dtourner d elle. Dans les premiers temps qui suivent

    le

    retour de sa

    fille Paris,

    la

    comtesse

    tire son profit

    de sa ressemblance

    avec

    sa fille et

    la

    cultive.

    9. Ce que nous disons tre

    rellement

    une

    image,

    un semblant, c'est ce qui, sans tre

    rellement

    non

    existant,

    n existe pas

    cependant? (Platon, Le Sophiste, 240b).

    ROMANTISME

    n

    95 (1997-1)

  • 7/25/2019 Fort Comme La Mort

    5/13

    72

    Ren Lefbvre

    Les deux

    femmes brillent ensemble

    en socit

    et

    la beaut de la

    jeune

    fille rejaillit sur

    la mre, qui ne

    commence

    qu peine

    sentir l'attrait exerc

    par

    Annette sur Olivier,

    et

    ne le juge pas menaant. Elle y voit plutt un intrt supplmentaire apport sa

    propre

    personne,

    puisqu il

    s'agit

    en

    sa

    fille, d une ralit

    sienne.

    Evitant le plein

    clat

    de la

    lumire,

    la comtesse

    habille Annette

    avec

    des

    toilettes de

    jeune

    femme,

    afin

    de

    porter elle-mme des robes presque pareilles

    celles

    de sa fille (I, 4; p. 918).

    Annette se mle au jeu, heureuse de montrer par un mouvement, une

    caresse,

    quelque

    invention ingnieuse, combien

    elles taient, jolies

    toutes

    les deux

    et

    combien

    elles se ressemblaient

    (p.

    918). Il

    arrive Olivier

    de les confondre, et mme

    Monsieur

    de Guilleroy :

    A

    force de s'imiter

    par amusement

    et de copier leurs mouvements, elles avaient acquis

    ainsi une

    telle similitude d'allures

    et de

    gestes, que

    Monsieur de Guilleroy lui-mme,

    quand

    il

    voyait

    passer l'une ou l'autre

    dans

    le fond sombre du salon, les confondait

    tout

    instant

    et demandait : est-ce toi Annette, ou est-ce ta maman? (I,

    4;

    p. 919).

    C tait l poque, nous dit-on, o elle

    recherchait

    avec orgueil des

    similitudes

    de

    toilette qui lui taient alors favorables (II, 5 ; p. 995).

    Puis

    va

    venir

    le

    temps o la mre se dsolera de voir que dsormais, c'est Annette

    seule que les

    hommes regardent, sans plus la

    faire

    bnficier

    du

    charme de sa fille.

    Ils taient

    loin les jours, proches

    pourtant, o elle

    cherchait, o

    elle

    provoquait un

    parallle

    avec sa fille.

    Qui

    donc

    aujourd'hui,

    parmi ces passants, songeait

    les

    comparer?

    Cette pratique de

    la comparaison, par laquelle la

    ressemblance se trouvait

    recueillie,

    si elle

    peut

    encore tre regrette, ne peut plus tre

    convoite, maintenant

    que

    domine la dissemblance,

    du

    fait de l ge.

    Seul

    Olivier

    s'y

    livre encore,

    dans

    la

    mesure prcisment o ce qui le

    hante

    n'est pas la ressemblance in

    praesentia,

    et il y

    a

    tout

    craindre de son

    regard

    :

    Etait-il

    possible

    qu'Olivier,

    en les revoyant presque chaque

    soir, n'et

    pas

    sans

    cesse

    l'esprit Y

    obsession de les

    comparer

    1

    Certes

    il devait le faire

    malgr lui, sans

    cesse, hant

    lui-mme par

    cette

    ressemblance

    inoubliable

    un seul instant,

    qu'accentuait

    encore

    l'imitation nagure

    cherche

    des gestes

    et de la parole (II, 5 ;

    p.

    979).

    A cette

    comparaison-l,

    la comtesse ne pense plus qu se soustraire, en disparaissant

    ou cessant du moins d'voluer au ct

    d'

    Annette.

    Dans les

    temps bienheureux

    du dbut,

    la

    comtesse

    pouvait sans doute nourrir

    l'illusion d'avoir, en

    la

    personne de sa fille, enfante

    par

    elle sa ressemblance,

    un

    reflet, peru

    comme tel

    par

    les regards

    extrieurs.

    Elle

    pouvait

    s'imaginer une

    ressemblance

    dissymtrique, de

    type

    plotinien ou

    scolastique

    l0,

    de sa

    fille

    elle

    sans

    rciprocit,

    trouvant dans sa propre prsence au cur de ce reflet, le signe de son rgne,

    la

    marque de

    sa

    gloire.

    10. Plotin : il y

    a deux

    espces de

    ressemblances la

    ressemblance qui

    exige

    un

    lment identique

    dans

    les tres semblables;

    elle

    existe entre les tres dont la ressemblance est

    rciproque,

    parce qu'ils viennent du

    mme principe; la seconde

    espce de

    ressemblance existe entre deux choses dont l une est devenue semblable

    une autre, qui

    est

    elle-mme primitive et dont on

    ne

    peut dire par rciprocit qu elle

    est

    semblable ; ce

    second

    type de

    ressemblance

    n exige pas la

    prsence

    d un lment

    identique

    dans les

    deux,

    mais plutt d un lment

    diffrent, puisque la

    ressemblance

    s'est

    opre de

    la deuxime manire (Ennades, 1.2, 2).

    Denys

    l'Aropagite : il faut

    dire

    que

    les

    cratures mmes ressemblent

    Dieu,

    qu'elles sont faites "

    l image et

    la

    ressemblance

    de Dieu". Dieu pourtant ne

    leur

    ressemble

    pas plus qu'un

    homme ne ressemble

    sa

    propre

    image

    {Noms

    divins,

    IX, 6). Thomas

    d'Aquin

    il

    n y

    a

    lieu

    similitude

    mutuelle

    qu entre

    des

    tres

    appartenant un mme

    ordre, non

    de l effet la

    cause.

    Ainsi, nous disons bien qu'un

    portrait

    ressemble son modle,

    mais non

    que

    le modle

    ressemble

    au

    portrait

    (Somme

    thologique, la, question 4, article 3, solution 4).

    ROMANTISME

    n 95

    (1997-1)

  • 7/25/2019 Fort Comme La Mort

    6/13

    Le

    ridicule raisonnement de Fort

    comme la

    mort

    73

    Aprs

    la

    mort de sa mre,

    Olivier lui

    crit encore

    Roncires

    :

    Lorsque

    je

    vous sais

    Paris

    [...],

    si je

    ne vous

    aperois point, je

    puis au moins trouver

    Annette qui

    est

    une

    manation

    de

    vous.

    Vous

    me mettez

    l'une

    et

    l'autre

    de

    l'esprance

    plein

    les rues, l'esprance

    de

    vous

    reconnatre [...]. Et alors

    la

    ville devient charmante,

    et les

    femmes

    dont la tournure ressemble

    la vtre agitent mon cur de tout le

    mouvement des rues, entretiennent

    mon

    attente, occupent

    mes yeux, me donnent

    une

    sorte

    d'apptit de vous voir (II,

    ;

    p. 922-923).

    La comtesse ne

    peut savoir encore, mme

    si

    Olivier

    parle de

    la retrouver

    en sa

    fille,

    que

    celle-ci a cess

    d'tre

    un

    signe

    et possde

    dsormais

    une densit

    propre,

    avec la

    valeur

    de son ct. S agissant d Olivier, on observera en passant que s'il ne

    prend

    plus

    Annette pour un simple renvoi, il s'obstine, comme tous les

    amoureux

    en

    un sens

    mais

    plus qu eux sans doute, trouver en d'autres celle

    qu il

    aime.

    Le passage du temps va rendre la ressemblance non contemporaine, ou la rvler

    telle,

    et

    la

    lumire

    solaire

    de

    la campagne

    normande

    le

    fait

    ressortir.

    A

    Roncires,

    Annette a

    pris

    le deuil comme sa mre. Bertin s exclame :

    Mais

    c est votre portrait

    peint par moi, c'est

    mon

    portrait C est vous,

    telle

    que je vous

    ai

    rencontre

    autrefois

    en

    entrant

    chez

    la

    duchesse

    (II, 2; p. 937). Il s'agit d une

    ressemblance

    accrue

    Anne jeune, d o l chec de la

    tentative pour

    constater cette ressemblance,

    quand

    Olivier

    fait placer les deux femmes cte

    cte.

    II

    les compara; mais il

    rptait

    machinalement, sans conviction

    : "Oui, c'est tonnant, c'est tonnant",

    car

    elles se

    ressemblaient

    moins

    cte

    cte

    qu'avant

    de quitter

    Paris

    (II,

    2; p. 938).

    Dsormais,

    dans cette

    campagne

    lumineuse o le chagrin affecte la mre, c est toute la jeunesse

    de

    la fille qui ressort.

    Le grand soleil

    les clairant, il

    confondait moins prsent

    la

    comtesse avec Annette,

    mais il confondait de

    plus

    en

    plus

    la fille

    avec

    le

    souvenir

    renaissant

    de

    ce

    qu avait

    t

    la

    mre

    (p.

    948).

    Il

    voudrait encore

    embrasser

    les

    deux

    :

    la mre, parce

    qu il l aime

    toujours et

    par

    la

    force

    de

    l'habitude, mais

    la fille

    maintenant

    pour retrouver miraculeusement le plaisir prouv jadis

    avec

    la mre.

    Plus tard, survient l exprience

    dcisive du

    tableau. Le retour

    Paris

    et aux

    lumires

    artificielles apaise l angoisse de

    madame

    de

    Guilleroy

    vieillissante,

    comme

    si ce petit dplacement et cicatris

    ses plaies

    . Bertin l accueille

    par

    une

    exclamation

    :

    vous

    tes

    blouissante

    ce soir , mais c'est, bien peu

    de

    temps aprs,

    pour

    s'tonner

    Est-ce

    stupfiant? - de la

    ressemblance

    d'

    Annette

    avec le tableau

    reprsentant sa mre, sous lequel il vient de la

    conduire.

    La

    duchesse fut

    tellement

    surprise, qu'elle semblait hors d'elle et rptait : Dieu est-

    ce

    possible C'est une ressuscite

    Dire que

    je n'avais pas vu a

    en

    entrant Oh ma

    petite

    Any,

    comme

    je

    vous

    retrouve,

    moi

    qui

    vous

    ai si

    bien

    connue

    alors,

    dans

    votre

    premier deuil de femme [...].

    Oh

    Cette Annette, en

    noir

    comme

    a, mais c'est sa

    mre

    revenue

    sur la terre.

    Quel miracle

    Sans ce portrait,

    on

    ne

    s'en

    serait

    pas

    aperu

    Votre fille vous ressemble encore beaucoup,

    en ralit,

    mais

    elle

    ressemble

    bien

    plus

    cette toile (II, 3

    ; p.

    955).

    Le soir, la comtesse se

    sent

    vieille. Ce soir-l,

    pour

    la

    premire

    fois, elle avait

    compris que dans ce salon, o

    jusqu alors

    elle tait seule admire,

    complimente,

    fte,

    aime, une autre,

    sa

    fille, prenait

    sa

    place

    - ce

    salon

    d o elle carte avec

    un soin discret et tenace toute redoutable comparaison (p. 956).

    Tout

    le pathtique

    de la condition d Anne de Guilleroy clate dans la

    page du

    miroir

    (II, 5 ; p. 997). Le personnage

    assiste

    son

    propre ddoublement, mais

    trangement,

    l'existence

    de

    la

    fille

    cre

    ce paradoxe

    que

    la

    personnalit

    abandonne

    au

    pass

    par

    la femme

    vieillissante

    est la

    vraie,

    celle qui habite le psent de la socit

    parisienne

    ROMANTISME n

    95

    (1997-1)

  • 7/25/2019 Fort Comme La Mort

    7/13

    74

    Ren Lefbvre

    et de l'amour, celle qui a l'avenir devant

    soi.

    Any ne perd

    pas

    sa jeunesse, comme les

    autres,

    comme

    Bertin; c'est sa jeunesse qui la perd, la rejette,

    l expulse.

    L exprience

    de ne plus

    exister

    qu peine s aggrave ici d une affirmation

    triomphante

    : tout ce

    dont

    tu

    as t

    porteuse

    vit et

    vit bien,

    ce n'est

    que

    toi

    qui

    t'en

    dtaches,

    ce n'est pas

    ce que tu es

    que la

    mort menace,

    mais toi. Lorsqu une femme

    ge

    se

    regarde

    dans

    un

    miroir, hante

    par

    le souvenir de la beaut perdue, elle se voit devenue une triste

    ralit,

    sent ce spectacle le naufrage d'une

    jeunesse

    abandonne au pass. L inverse

    est

    vrai

    dans

    le

    cas

    d'Any

    : l image actuelle est

    dralise,

    puisque la jeunesse

    vit

    de

    toutes

    ses

    promesses, et c est la personne mme de la comtesse que frappe l'inanit.

    En empchant sa mre de

    vieillir,

    Annette l'exproprie M.

    Le narrateur vient d voquer ainsi qu une

    vague

    dmangeaison, la marche lente

    des

    rides sur

    son front ,

    voici cette

    page :

    Cela devint une

    maladie,

    une possession. Elle

    portait

    dans sa poche une

    mignonne

    bote

    poudre

    de

    riz

    en ivoire,

    grosse

    comme

    une noix,

    dont

    le

    couvercle

    intrieur enfermait

    un

    imperceptible miroir, et

    souvent,

    tout

    en marchant, elle

    la tenait ouverte

    dans

    sa

    main

    et

    la

    levait

    vers

    ses yeux.

    Quand

    elle s'asseyait pour

    lire

    ou pour crire, dans le salon aux

    tapisseries, sa pense,

    un instant distraite

    par

    cette

    besogne

    nouvelle, revenait bientt

    son obsession. Elle

    luttait,

    essayait

    de

    se

    distraire,

    d'avoir

    d'autres

    ides,

    de continuer son

    travail. C'tait en

    vain; la piqre du dsir la harcelait, et bientt sa

    main,

    lchant le livre

    ou

    la plume,

    se

    tendait

    par

    un

    mouvement

    irrsistible vers la petite glace

    manche

    de

    vieil

    argent qui

    tranait

    sur son bureau. Dans le cadre ovale

    et cisel

    son

    visage

    entier

    s'enfermait

    comme une figure d'autrefois, comme

    un

    portrait du sicle dernier, comme

    un pastel

    jadis frais

    que

    le soleil avait terni. Puis, lorsqu'elle s'tait longtemps contemple,

    elle

    reposait,

    d'un

    mouvement las, le petit objet sur le meuble et s'efforait de se

    remettre

    l'uvre,

    mais

    elle

    n'avait

    pas

    lu

    deux

    pages

    ou

    crit

    vingt

    lignes,

    que

    le

    besoin de

    se

    regarder renaissait en

    elle,

    invincible et

    torturant;

    et elle tendait de nouveau le bras pour

    reprendre la

    miroir.

    Entreprend-elle de s'en dfaire,

    on le

    lui rend, elle

    doit

    se rsigner

    et remercier

    :

    on ne se dfait

    pas de son ombre.

    Dans un

    miroir, on observe sa

    propre image.

    Lorsqu on s est

    laiss

    surprendre par

    l'ge,

    cette

    image

    contredit

    le souvenir qu on

    avait de soi-mme,

    et l on

    peut prouver le

    sentiment

    d'tre

    trahi,

    puis on comprend

    que le

    temps

    a pass, et qu on

    est

    devenu cela.

    Anne

    de Guilleroy, elle, voit dans

    la

    glace

    la fois

    une femme

    vieillie, et une femme du pass.

    Rsumons

    le

    cas

    Olivier.

    Dj,

    il

    lui

    a

    fallu,

    pour aimer

    la comtesse, la

    rgularit

    de sa

    prsence l'atelier;

    il s est en

    mme

    temps

    familiaris avec

    l'enfant, qu il

    retrouve grandie avec plaisir, en la

    traitant encore

    en fillette. Quand la jeune fille

    revient

    Paris, la

    ressemblance avec

    la

    mre le frappe,

    mais

    il ne

    prend

    d'abord

    la

    fille que comme une

    manation de la mre

    :

    Voyons, ma chre Any,

    mais

    c'est

    justement

    parce

    que

    je

    vous retrouve en

    elle

    que cette fillette

    me

    plat beaucoup. C est

    vous, vous seule que j aime en la regardant , dit-il

    encore

    avec quelque mauvaise foi

    (II, 4 ; p. 964). Puis il

    la

    prend comme

    une

    copie de

    la

    mre

    autrefois

    ; ds lors,

    une nouvelle confusion s'installe,

    dont il

    interroge le

    sens : il berait son

    amour

    au

    charme de cette

    confusion

    (II, 2; p. 942). Any lui prte

    ce

    va-et-vient comparatif

    11.

    Comme le

    note Philippe Bonnefils, l amour de Bertin

    ne

    change

    pas

    d'objet, c'est

    l'objet

    qui

    change de

    place

    (ouvr.

    cit,

    p.

    129).

    ROMANTISME n 95

    (1997-1)

  • 7/25/2019 Fort Comme La Mort

    8/13

    Le

    ridicule raisonnement de Fort comme la mort 75

    dont

    elle souffre. En contemplant

    la

    copie du portrait de

    la mre

    peint

    par lui, il

    se

    persuade de la

    supriorit

    de son

    exprience

    amoureuse actuelle

    sur

    celle

    de ses

    amours avec

    la comtesse. Olivier doit reconnatre

    que

    c est Annette qu il aime, plus

    qu il

    n a

    jamais

    aim

    Any,

    mais

    le sens

    de

    cet amour

    n'est

    pas

    immdiatement

    clair.

    Qu est-ce qu Annette? Il y

    a

    bien

    sr

    la

    vieillesse d'Any

    qui la rend moins dsirable,

    celle

    d'Olivier,

    qui

    le rend

    nostalgique de sa

    propre

    jeunesse, et de la jeunesse, mais

    encore?

    Lorsqu Any demande

    Olivier

    :

    ce

    que vous

    prouvez prs d elle res-

    semble-t-il

    ce que

    vous prouviez prs de

    moi? ,

    la

    rponse

    est

    oui

    et

    non...

    (II, 6; p.

    1012).

    A la fin, Any

    loigne

    Olivier, qui en meurt.

    Fort

    comme

    la

    mort

    est

    l'histoire d'un

    peintre amoureux.

    Qu il

    soit peintre, cela

    peut expliquer qu il

    discerne

    mieux des caractres et notamment des

    ressemblances,

    ou des effets de lumire sur un visage. Mais l'attitude originelle que

    cela induit

    l'gard

    de

    la

    ralit est indique dans le premier chapitre du

    roman.

    Olivier

    fait

    le

    portrait

    d'Any,

    et

    l'intimit

    annonant

    l'amour

    s'est

    dj

    installe

    entre

    eux.

    Pench vers elle, piant tous les mouvements de sa

    figure,

    toutes les colorations de sa

    chair,

    toutes

    les ombres de la peau, toutes les expressions et les transparences des yeux,

    tous les secrets de sa physionomie, il s'tait imprgn d'elle comme une ponge se

    gonfle d eau; et

    transportant

    sur

    sa

    toile

    cette manation de

    charme

    troublant que son

    regard

    recueillait,

    et qui

    coulait,

    ainsi qu'une onde, de

    sa

    pense son

    pinceau,

    il en

    demeurait tourdi, gris comme s'il avait bu de la

    grce

    de

    femme. Elle

    le

    sentait

    s'prendre

    d'elle...

    Le passage reste

    tributaire d'une conception

    mimtique

    de l'art,

    dont

    les origines

    remontent en particulier Xnophon l2. Mais

    cette conception

    intgre originalement le

    thme classique de l'ponge

    du

    peintre. On se

    souvient

    de

    cet

    artiste qui,

    dsespr,

    au tmoignage de Pline, d ne pouvoir rendre la ressemblance de la respiration cu-

    mante d'un

    chien, ne

    dut de triompher de

    la

    difficult qu au dpit

    qui

    lui fit projeter

    sur

    la toile son

    ponge

    imprgne de couleur '\ Ici, c est

    le peintre

    lui-mme qui est

    ponge,

    comme

    si la substance de la ralit qu il peint devait transiter

    par

    lui,

    avant

    de devenir

    image

    14.

    12. Voir dj le bouclier

    d'Achille

    et

    le manteau d'Ulysse, Iliade 18, 549

    et Odysse

    19,

    229.

    Pour

    Xnophon (Mmorables,

    III,

    10,

    1-8), on

    peut dj picturalement xjAineaOai, jieixeiv, cponoicnjv,

    depuis

    ce qui

    n'a

    ni proportions ni couleurs, c est--dire des ralits mentales.

    13.

    Histoires

    Naturelles,

    XXXV, 102-103

    de l dition

    des Belles Lettres.

    14. Initialement,

    mimeisthai signifie

    mimer

    : il

    s'agit

    de

    reprsenter

    par

    son corps ou par

    sa voix,

    sans prsence

    d un

    medium

    distinct

    (voir

    G.

    Sorbom, Mimesis

    and

    art,

    Uppsala,

    1966,

    p.

    22

    et

    note.

    4;

    G.

    Else,

    Imitation

    in

    the fifth

    century

    , Classical Philology, 53,

    1958,

    p. 78b : the original sphere

    of

    mimesis -

    or

    rather

    of

    niimos and mimeisthai -

    was the

    imitation

    of

    animate

    beings,

    animal and

    human,

    by

    the

    body

    and the voice (not necessarily the singing voice) rather

    than

    the

    artefacts

    such

    as statues or

    pictures.

    In other

    words, these terms originally denoted a dramatic

    or quasi-dramatic

    representation, and their

    extension to non-dramatic forms like painting

    and

    sculpture must have been a secondary development [...] ).

    Platon, Rpublique

    III,

    s'en prend ce que les anglo-saxons appellent impersonation, lorsque des jeunes

    gens jouant un

    rle

    risquent

    leur vertu

    dans

    une identification

    l un,

    puis

    l autre, a fortiori s'il s'agit de

    mauvais modles. Aristote en revanche valorise,

    contre

    la digsis, ce que Platon condamnait sous le nom

    de mimsis, faisant du pote

    un (xavix, contraint

    de se placer v tol kQeoiv (Potique, 55a 24-34).

    Enfin,

    on sait

    depuis

    Damon, cit par

    Platon, Rp., III, 400b,

    qu'il y

    a

    une correspondance

    entre la ralit,

    en l occurrence

    les

    mouvements de l'me,

    et

    les

    chants, de nature

    faire natre l'coute une

    assimilation

    de l auditeur ce

    qu'il

    coute (Rp.,

    401d;

    Lois, 656a-b) : de l une influence musicale que

    Platon

    observe

    avec

    circonspection, de mme que l Aristote

    platonisant

    de Politique VIII,

    3, pour qui

    les sons

    imitatifs

    entendus

    rendent

    aufAJtaOe

    (1340al

    1-13).

    Ce

    dont

    il

    s'agit

    chez

    Maupassant,

    c'est

    d un

    processus

    allant

    de

    l objet imit

    l'uvre en passant

    par

    une imprgnation de l artiste.

    ROMANTISME

    n 95

    (1997-1)

  • 7/25/2019 Fort Comme La Mort

    9/13

    76 Ren Lefbvre

    Dans l'anecdote rapporte

    par Pline,

    le

    jet de

    l ponge

    fait

    ressortir le

    fait que

    le

    jeu implique un imit et un imitant, en rduisant

    sa

    plus

    simple expression la

    contribution du troisime, le

    peintre. L ponge

    laquelle est compar Bertin aspire au

    contraire

    ces

    flux

    que

    les

    anciens

    faisaient circuler

    de

    la

    ralit

    au

    corps

    du

    mime,

    l me du pote,

    celle de l'auditoire, mais cette ponge est

    le peintre

    en personne.

    Bertin, homme

    rserv avec

    les

    femmes, et

    qui entend

    mettre dans sa

    relation

    avec le

    monde

    de la distance, en

    tant

    que

    peintre

    s'imprgne, puis exprime.

    Etre

    deux

    fois

    paradoxal. Esprit

    critique

    incapable

    de confondre

    une

    ralit

    authentique

    et sa reproduction factice, il se jette avidement

    sur

    Annette, image de sa mre.

    Etabli distance

    de la ralit, il

    y

    succombe

    lorsqu elle devient

    objet

    peindre. Il est

    vrai

    que

    la femme qu il veut peindre est

    ici

    la femme qu il

    commence

    aimer,

    en

    sorte

    que

    son

    avidit

    est

    une avidit

    impure, dans

    laquelle on

    ne sait

    quelle part

    revient

    la

    passion picturale,

    et

    quelle part

    la

    passion amoureuse.

    Il

    y

    a

    des

    circonstances

    o,

    comme

    peintre,

    a

    fortiori

    comme

    peintre

    amoureux,

    Bertin ne

    peut

    plus laisser la ralit

    exister

    distance, et s en empare pour la porter

    en

    lui,

    avant d'en produire un double

    pictural. L me peut-elle

    cependant tout

    absorber

    ? Si

    Olivier avait

    peint

    Annette, peut-tre ne

    serait-il

    pas

    mort,

    mais peut-tre aussi

    ne l'a-t-il pas peinte

    parce

    qu il devait mourir de cette rencontre. Reflet vivant d une

    femme

    teinte

    dj peinte,

    Annette n'est

    plus sortie

    de

    lui. De

    plus, il y

    a des

    circonstances o le

    peintre

    l'esprit

    fort ne

    sait plus reconnatre qu un double

    n'est

    qu un

    double,

    et c'est ainsi qu il succombe au charme d' Annette.

    Mais pourquoi

    ne la

    reconnat-il plus comme double,

    cesse-t-il

    rapidement de

    la

    considrer comme telle?

    Plusieurs

    lments

    d explication

    sont

    concevables,

    ingalement contourns.

    S

    'agissant de

    ces

    deux femmes, la

    rplique a

    vite fait

    de

    devenir plus vivante

    que

    l'original

    :

    Any

    s'efface sous

    l'effet

    de

    l'ge,

    et

    Annette

    se

    trouve

    seule

    capable

    d exhiber les

    caractres rputs appartenir

    la

    mre.

    Dans l ensemble des doubles, certains ont la proprit de prendre

    plus

    de

    valeur

    que les originaux : c est le cas des tableaux.

    Malheureusement,

    nous savons peu de

    chose

    de Bertin contemplateur

    d'art, et ignorons s il

    aurait sacrifi plus

    volontiers

    Any ou le

    tableau.

    Le jeu est compliqu

    par

    l'existence de ce tableau lui-mme : puisqu'Any est

    dj

    redouble, il

    ne saute

    pas

    aux

    yeux qu Annette

    n'est

    qu un double.

    A l'inverse,

    le

    tableau qui

    a fix

    la

    jeunesse d'Any peut

    la

    remplacer dans le rle d'original,

    avant

    d abandonner

    ce rle

    Annette.

    Dans

    tous

    les

    cas,

    l existence

    du

    tableau,

    sous

    lequel

    s accomplit

    la reconnaissance

    d une ressemblance

    la mre

    autrefois

    , et se confesse la force de l'amour

    nouveau

    joue un rle dterminant dans l'inflchissement tragique du vieillissement de la

    comtesse, et tout

    d'abord, sans doute, dans

    le

    dclenchement

    chez

    son amant d une

    passion aberrante.

    Il

    faudrait opposer

    encore

    la

    vie

    d'

    Annette,

    et

    l'aptitude

    du peintre

    capter la vie,

    la

    force meurtrire

    de l image

    existante,

    implacable et dfinitive, d'une

    femme

    pourtant figure dans sa jeunesse. Qui

    est

    l'intruse, Annette,

    qui transforme le

    couple

    en

    triangle tragique, ou

    la toile,

    qui contribue expulser Any d'elle-mme

    et

    aide

    Annette

    la vampiriser? Quel est

    le

    rle

    exact du portrait

    dans la tragdie amoureuse

    vcue par Olivier

    Bertin?

    C est

    comme

    femme

    peindre que lui

    est apparue

    son

    amante,

    mais comme

    femme peinte,

    elle

    devait

    finir

    par

    le

    dcevoir,

    tandis

    que

    la

    ROMANTISME n

    95

    (1997-1)

  • 7/25/2019 Fort Comme La Mort

    10/13

    Le

    ridicule

    raisonnement de

    Fort

    comme la mort 77

    peinture, fidle au cur, allait

    trouver

    ailleurs

    une rincarnation

    paradigmatique, aprs

    avoir empch les amants de vieillir ensemble. Le portrait est-il l auxiliaire d'

    Annette,

    ou

    celle-ci son agent diabolique ?

    Voici les termes dans lesquels est voqu l acte irrcusable du

    naufrage

    :

    Dans

    le placard

    o il la gardait, il alla

    prendre

    la copie qu'il avait faite

    autrefois pour

    lui du portrait de la comtesse,

    puis

    la posa sur son chevalet, et

    s'

    tant assis

    en

    face, la

    contempla. Il

    essayait

    de la revoir, de la

    retrouver

    vivante, telle qu'il l'avait

    aime

    jadis.

    Mais

    c'tait toujours

    Annette qui

    surgissait

    sur la toile. La mre avait disparu,

    s'tait

    vanouie laissant

    sa

    place cette

    autre

    figure qui lui

    ressemblait

    trangement. C'tait la

    petite [...]

    et il sentait qu'il

    appartenait

    corps

    et me

    ce

    jeune tre-l, comme il

    n'avait

    jamais

    appartenu

    l'autre, comme

    une barque

    qui coule

    appartient

    aux vagues (II, 5;

    p.

    988).

    Bien

    sr,

    ce

    n'est pas la

    copie

    du

    tableau

    qui

    rend Any

    dissemblante

    de

    ce

    qu elle

    fut, Annette

    ressemblante

    ce que fut Any. Mais le lieu dans

    lequel

    Annette et Any

    se

    substituent

    l une

    l'autre est, en

    mme temps

    que le cur d'Olivier, l espace

    de la

    toile, dans lequel elles occupent tour

    tour

    la permanence d une place. Et tandis que

    dans le cur

    un

    amour pourrait chasser l'autre,

    coexistant

    au plus avec sa mmoire,

    dans l espace du tableau c'est d une mme

    forme

    que les deux

    femmes

    apparaissent

    comme les avatars, une forme qui perdure, et qui ne peut tendre

    devenir de plus en

    plus

    celle

    d'Annette

    au

    point de faire oublier

    qu il s agit d'un portrait d Any.

    C est dans l'amour de

    la

    petite qu Olivier s'engloutit,

    mais la

    petite

    est ce qu a

    t la

    mre, aprs

    la

    mre, et dans

    le

    contexte nouveau du

    vieillissement

    du

    peintre.

    Si

    Olivier

    a chang, et

    la

    mre aussi, Annette

    reprsente la

    chance

    d une

    permanence

    que

    la

    copie

    du

    tableau

    donne

    voir.

    Une

    occurrence

    en

    remplace

    une

    autre

    dans

    la

    mme

    forme,

    comme un mme amour doit pouvoir

    durer d une

    hypostase l'autre.

    Malheureusement, la vie n a pas la

    complaisance

    de l'art,

    et

    les personnes refusent de

    sacrifier leur

    singularit

    au profit

    d'un

    eidos. Quant

    Olivier, il n'est pas

    net. Comme

    peintre,

    il a en quelque sorte ralis

    l'ide,

    et comme homme, il aspire

    l'ternit;

    mais l'ternit

    picturale

    ne lui suffit

    pas,

    et comme

    homme

    de chair,

    il troque la

    vieille

    contre

    la jeune l5. Ne ralise-t-il pas le tour de force d'affirmer en mme temps

    ce

    sophisme

    rassurant

    :

    on n aime qu'une fois

    ,

    et cette loi

    :

    on

    aime un type

    (II, 4 ; p.

    966)

    ?

    Que

    l'art et l'amour soient

    lis n'est

    pas fait

    pour

    surprendre.

    Voici

    les

    termes

    dans

    lesquels le peintre

    se plaint par lettre

    d'tre devenu

    strile, depuis que les deux

    femmes

    ont

    quitt

    Paris

    :

    Autrefois, il n'y a

    pas

    encore longtemps, le nombre

    de motifs

    nouveaux

    me

    paraissait

    illimit,

    et j'avais

    pour les

    exprimer une

    telle varit

    de

    moyens que

    l'embarras du

    choix me rendait hsitant. Or, voil que tout

    coup, le

    monde des sujets

    entrevus s'est

    dpeupl,

    mon investigation est

    devenue

    impuissante et strile.

    Les

    gens

    qui

    passent

    n'ont plus de sens pour moi ; je ne trouve

    plus en

    chaque tre humain ce caractre et

    cette

    saveur

    que j'aimais

    tant

    discerner et rendre apparents. Je crois cependant que

    je

    pourrais faire un trs joli

    portrait

    de

    votre

    fille. Est-ce qu'elle vous ressemble si fort,

    que

    je

    vous

    confonds

    dans

    ma

    pense?

    Oui,

    peut-tre.

    15. Le peintre est

    donc

    un tre simple, vulnrable, un artisan qui, allant

    vers

    la beaut idale,

    s arrte

    en

    chemin,

    en

    proie

    aux

    conflits

    qui

    dchirent

    les

    moments

    de

    la condition humaine

    (Joseph-Marc Bailb,

    art. cit, p.

    85).

    ROMANTISME n

    95

    (1997-1)

  • 7/25/2019 Fort Comme La Mort

    11/13

    78

    Ren

    Lefbvre

    Donc,

    aprs

    m'tre

    efforc

    d'esquisser un

    homme

    ou une femme qui ne

    soient

    pas

    semblables

    tous

    les

    modles connus,

    je me

    dcide

    aller djeuner

    quelque part, car je

    n'ai plus

    le

    courage de m' asseoir

    seul dans

    ma salle

    manger (11,1

    ; p. 924-925).

    Bonne

    et

    mauvaise

    ressemblances

    :

    Bertin a

    commis

    un

    portrait

    d'Any,

    Annette

    renchrit en beaut sur sa mre, et cependant, les deux femmes absentes, tout

    est

    devenu semblable. Est-ce donc dans

    la

    dissemblance

    (des

    modles entre eux) que le

    peintre

    aime

    la

    ressemblance

    (picturale)?

    Est-ce

    dans la

    multiplicit qu il

    aime

    l'unit ?

    Et comme homme aussi ?

    Plusieurs passages

    le

    suggrent,

    encore

    qu on puisse hsiter entre dire d Olivier

    Bertin qu il aime

    l'unit

    dans

    la multiplicit, ou qu il aime la multiplicit dans l'unit.

    La

    premire partie

    s achve sur ces mots :

    De

    cette ressemblance naturelle

    et voulue,

    relle

    et

    travaille, tait

    ne dans l'esprit et

    dans le cur

    du

    peintre

    l'impression bizarre d'un tre double,

    ancien

    et nouveau, trs

    connu

    et

    presque

    ignor,

    de deux

    corps faits

    l'un

    aprs l'autre

    avec

    la

    mme

    chair,

    de la

    mme

    femme

    continue, rajeunie, redevenue

    ce

    qu'elle

    avait

    t. Et il vivait

    prs

    d'elles,

    partag entre

    les

    deux, inquiet,

    troubl,

    sentant pour la

    mre

    ses ardeurs

    rveilles

    et

    couvrant la

    fille d'une obscure tendresse (p. 919).

    Puis c est

    l vocation

    d une marche

    vesprale, une femme

    chaque bras :

    II

    avanait, possd par elles, pntr par

    une

    sorte

    de

    fluide

    fminin

    dont

    le contact

    l'inondait

    [...]. Elles

    le guidaient, le conduisaient,

    et

    il

    allait devant

    elles, pris d'elles,

    de celle de

    gauche comme

    de

    celle

    de droite, sans savoir

    laquelle

    tait

    gauche,

    l quelle

    tait droite,

    laquelle

    tait

    la

    mre, laquelle tait

    la

    fille.

    Il s'abandonnait

    volontairement avec une sensualit inconsciente et raffine au trouble de cette

    sensation.

    Il

    cherchait mme

    les

    mler dans son cur,

    ne

    plus

    les distinguer dans

    sa pense,

    et il

    berait

    son

    dsir au charme de cette confusion. N'tait-ce

    pas une

    seule

    femme que

    cette mre

    et

    cette

    fille

    si

    pareilles?

    Et

    la

    fille

    ne

    semblait-elle

    pas

    venue

    sur

    la

    terre

    uniquement

    pour

    rajeunir son

    amour

    ancien

    pour la mre?

    Quand

    il rouvrit

    les

    yeux en

    pntrant

    dans le chteau, il lui sembla

    qu'il

    venait de

    passer

    les plus

    dlicieuses

    minutes de

    sa

    vie, de

    subir

    la

    plus

    trange, la

    plus

    inanalysable

    et

    la plus

    complte motion

    que pt goter un homme, gris d'une

    mme

    tendresse

    par

    la

    sduction mane de deux

    femmes (II, 2;

    p. 942).

    Voici le passage le plus platonicien :

    II

    arrivait alors souvent que, dans cette

    sorte d'hallucination o il berait son isolement,

    les

    deux figures se

    rapprochaient, diffrentes,

    telles

    qu'il

    les

    connaissait,

    puis passaient

    l'une

    devant

    l'autre, se

    mlaient,

    fondues ensemble,

    ne

    faisaient plus qu'un visage, un

    peu confus, qui n'tait

    plus

    celui de la mre,

    pas tout fait

    celui de la

    fille,

    mais celui

    d' une femme

    aime

    perdument,

    autrefois,

    encore, toujours

    (II,

    4;

    p.

    974).

    Assez

    clairement,

    Olivier

    se

    rfre

    un tre unique permanent dans le temps

    l6.

    Il

    n'est cependant pas un moi

    se nourrir de l essence des choses, selon le

    mot

    proustien,

    16.

    Regardez

    la

    premire bte venue,

    regardez votre

    chien

    : avec

    quelle

    joie, avec

    quelle confiance

    il

    se laisse

    vivre

    Bien

    des

    milliers

    de chiens ont

    d

    mourir,

    avant

    que son tour

    vnt

    d exister. Mais la

    disparition de ces milliers de

    chiens

    n'a nullement

    entam

    l'ide du chien; toutes ces morts

    ne l ont pas

    obscurcie

    du moindre nuage. Et ainsi le

    chien

    existe aussi frais,

    aussi

    neuf, aussi

    fort

    que si c tait aujourd hui son

    premier

    jour, que si

    son dernier

    jour

    pouvait ne

    jamais venir,

    et dans ses yeux luit le

    principe indestructible,

    la force primitive qui

    l'anime. Qu'est-ce donc qui

    a

    pri pendant ces milliers d'annes? - Ce

    n est

    pas

    le

    chien, il se

    dresse

    intact devant

    nous;

    ce n en est que

    l ombre,

    que l'image reproduite dans notre mode de

    connaissance li au temps. Et comment peut-on

    seulement

    croire la disparition de ce qui existe toujours et

    toujours,

    de ce

    qui

    remplit

    le

    temps

    tout

    entier?

    (Schopenhauer, Le

    monde

    comme volont

    et

    commereprsentation,

    tr.

    Burdeau,

    1978

    l0 p.

    1228).

    Rappelons

    que

    pour

    Schopenhauer,

    l uvre

    d art

    n est

    qu'un

    moyen destin faciliter la connaissance de l'ide

    (ouvr.

    cit, p. 251).

    ROMANTISME

    n

    95

    (1997-1)

  • 7/25/2019 Fort Comme La Mort

    12/13

    Le

    ridicule

    raisonnement de Fort

    comme

    la mort 79

    c'est pourquoi

    il lui faut exprimenter Yeidos dans la diversit de

    ses

    participants,

    connatre

    deux

    femmes

    et

    non

    pas une,

    dont

    il ne

    faut plus

    dire seulement que l une

    ressemble

    l'autre et

    la

    fait

    revivre,

    mais

    dont il

    faut

    reconnatre

    que

    toutes

    deux

    incarnent

    un type.

    La confusion, elle,

    est

    lie au

    fait

    d'tre

    l'articulation de

    deux

    mondes,

    et de se

    rfrer

    l'unit eidtique, depuis la diversit mondaine,

    pour en

    jouir.

    Ni

    le type sans

    ses

    occurrences, ni des occurrences erratiques.

    Non,

    je

    n aime pas la petite, je suis la victime de sa ressemblance

    ,

    est

    double

    sens. En premier lieu, la dngation parat signifier

    qu il

    n'y

    a

    pas d amour pour

    Annette, qu il y

    a seulement pour

    Any,

    un amour

    dbordant

    jusqu

    englober cette

    fille qui en descend et lui

    ressemble.

    En un

    second sens,

    la

    phrase

    peut signifier

    qu au-del des personnes, c'est une ressemblance qui happe le

    peintre, et

    l engage

    dans une aventure mtaphysique. C est d'ailleurs

    par un hommage

    la

    ressemblance

    que dbute la proto-histoire de l'amour

    pour

    Annette l7, et il vaut la peine de

    s interroger

    sur

    la

    relation

    exacte

    d Olivier

    ce

    qu il

    appelle

    un

    ridicule

    raisonnement

    .

    Any

    a

    fini par prvenir Olivier : Prenez garde, mon ami, vous

    allez vous prendre

    de ma fille .

    Comprenez.

    Ma

    fille

    me ressemble trop, elle est trop

    tout

    ce que j'tais

    autrefois quand

    vous avez commenc m'aimer, pour que vous

    ne vous

    mettiez

    pas

    l'aimer aussi.

    - Alors, s'cria-t-il, vous

    osez me jeter

    une chose pareille la face sur cette

    simple

    supposition et

    ce

    ridicule

    raisonnement

    : II m'aime, ma fille me ressemble - donc il

    l'aimera (II, 3; p. 964).

    Le raisonnement ne

    serait qu en partie ridicule : il

    y

    a

    bien

    des choses qui se

    ressemblent

    par

    tel ou tel aspect, sans que

    telle

    attitude que nous avons vis--vis de l'une

    nous

    l ayons

    aussi vis--vis

    de

    l'autre;

    mais

    d'un autre

    ct,

    certaines ressemblances

    peuvent

    lgitimement

    conduire

    des

    comportements

    analogues.

    En

    va-t-il

    ainsi

    de

    l amour?

    Ce

    qu il

    y a de ridicule dans

    le

    raisonnement appliqu l'amour, c est qu il

    viole

    la

    singularit

    des

    personnes, et

    coup sr, un homme qui se laisserait guider par

    lui serait

    son tour

    ridicule. Olivier

    est-il

    ridicule

    sans le savoir? On pourrait le

    penser, dans la mesure o d'Any

    Annette, son

    amour

    bgaie. Mais la rptition n'est

    qu en

    partie nave : s'il se laisse

    aller

    aimer Annette

    plus qu il

    n a jamais

    aim Any,

    il est devenu conscient de la ressemblance de l'une

    l'autre. Et il ne s'agit pas

    seulement de deux femmes qui se ressemblent,

    mais

    d une jeune fille ressemblant

    sa

    mre avant de l'effacer.

    Le

    deuxime amour enfin n'est pas indpendant du

    premier,

    dont

    un tableau fut l'enfant.

    Jusqu

    un certain point du moins, Olivier

    a

    raison : ce

    n'est

    pas

    parce que

    Y ressemble

    X qu il aime,

    qu il

    doit l'aimer

    aussi. Mais

    c est

    peut-tre

    parce

    qu un

    deuxime

    amour

    trouve

    l

    une

    occasion

    de ressembler

    au

    premier ou

    mme

    de

    le continuer.

    C est

    peut-tre

    surtout parce que

    la rencontre d'Annette parachve

    d'enseigner ce

    qu Olivier sait dj grce

    la peinture : que les tres transitoires ont des

    doubles

    en

    compagnie desquels

    ils incarnent

    des

    types. Vue

    sous cet

    angle, la relation

    la fille de

    la

    comtesse

    est bien de

    nature mtaphysique.

    Ce

    que vous prouvez prs d elle res-

    semble-t-il ce que vous prouviez prs de moi ? Relisons la rponse embarrasse

    d Olivier :

    17.

    Un

    aprs-midi,

    l enfant tombe

    en

    arrt

    devant le

    portrait

    de

    sa

    mre

    et

    demande

    :

    c'est

    maman,

    dis?

    -

    Bertin

    alors

    la

    prit

    dans ses bras pour l embrasser,

    flatt

    de

    cet

    hommage naif

    la

    ressemblance

    de son uvre (I, ; p. 850).

    ROMANTISME n 95

    (1997-1)

  • 7/25/2019 Fort Comme La Mort

    13/13

    80

    Ren Lefbvre

    Oui et

    non...

    et c'est

    pourtant

    presque la mme

    chose.

    Je vous

    ai

    aime

    autant qu'on

    peut aimer une femme. Elle,

    je

    l'aime comme vous, puisque

    c'est

    vous;

    mais

    cet

    amour

    est

    devenu

    quelque chose d'irrsistible, de destructeur, de plus fort que la mort.

    Je suis

    lui

    comme

    une

    maison

    qui

    brle est

    au

    feu

    (II,

    6;

    p.

    1012).

    La diffrence entre

    les

    deux amours

    frappe

    par sa nature

    quantitative.

    Mais

    la

    raison de

    cet

    cart

    d'intensit? Est-ce seulement que dans le second, il

    y

    a

    toute la

    dsesprance de l ge? Je vous ai

    aime

    autant qu on peut aimer une femme

    signifie qu en Annette, Bertin aime

    plus qu une

    femme, et je

    l aime comme

    vous,

    puisque c est vous

    ne

    va pas, car

    je

    l aime comme

    vous signifie

    qu il

    y a deux

    amours, et puisque c est vous , qu il n'y en

    a

    qu un. Cette dernire

    vrit,

    qui

    aurait d sauver

    Olivier

    Bertin,

    le

    consume,

    car la mre et la fille se croient deux,

    encourages cela

    par

    le monde et la

    vie.

    Si

    l on compare avec Platon, qui

    distingue

    trois niveaux d'tre (les choses, leurs

    reflets,

    leurs

    modles

    eidtiques),

    il

    semble

    qu on

    doive

    retrouver

    les

    trois

    niveaux

    :

    Yeidos,

    le

    type,

    dont

    Anne et

    Annette sont des

    participants,

    les ralits concrtes

    (Anne

    et

    Annette : leur rire par exemple est vrai), les simulacres

    (et

    tout d'abord

    le

    monde

    : son

    rictus).

    Platon

    situe

    le mimme

    pictural,

    par exemple un lit en peinture, parmi les

    simulacres. Il est

    pobable qu Olivier

    Bertin

    le

    situerait

    au second niveau.

    Rien

    dans le

    roman de

    Maupassant

    ne

    laisse

    entendre qu il privilgierait les uvres au dtriment

    des personnes

    ou

    l'inverse,

    s' agissant

    du moins de personnes aimes.

    Le

    portrait

    rvle le type en redoublant Any, comme le fait de son ct Annette

    par

    le

    mme

    procd.

    Simplement,

    le tableau livre une vrit implacable sur le temps,

    et

    dnonce le

    c r ctre transitoire des participants de chair

    et

    d os, tout en les rattachant

    Yeidos. Les

    participants

    de chair

    et

    d os,

    pour leur

    part,

    ont

    le dsir

    de

    la vie

    et l illusion

    de

    l autonomie.

    Au

    deuxime niveau figure donc

    la vie

    qui, dans

    la peinture,

    secrte

    cette

    vrit sur elle-mme

    qui la

    concurrence et se

    retourne contre

    elle.

    Mais

    le

    tableau,

    comme

    l ide, et bien qu il

    autorise des

    copies,

    est lui-mme

    ce

    que

    jamais

    on ne verra deux

    fois

    ( On ne fait pas deux fois le portrait d Any (I, 1 ; p. 841)),

    tandis que le ddoublement d'Any

    en Annette souligne

    l'interchangeabilit des

    personnes dans leur office d'incarnation

    du

    type.

    (Lyce Les Bruyres)

    ROMANTISME n

    95

    (1997-1)