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Entretien avec Emmanuel Lévinas Author(s): Emmanuel Lévinas and Françoise Armengaud Reviewed work(s): Source: Revue de Métaphysique et de Morale, 90e Année, No. 3, Philosophie juives (Juillet- Septembre 1985), pp. 296-310 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40902714 . Accessed: 25/12/2012 10:00 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Revue de Métaphysique et de Morale. http://www.jstor.org This content downloaded on Tue, 25 Dec 2012 10:00:04 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Entretien avec Emmanuel Lévinas

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Entretien avec Emmanuel LévinasAuthor(s): Emmanuel Lévinas and Françoise ArmengaudReviewed work(s):Source: Revue de Métaphysique et de Morale, 90e Année, No. 3, Philosophie juives (Juillet-Septembre 1985), pp. 296-310Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40902714 .

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Entretien avec Emmanuel Lévinas

Françoise Armengaud. - Professeur Lévinas, sur le thème de ce numéro spécial de la Revue de Métaphysique et de Morale, vous êtes de ceux qui ont le plus contribué, non seulement à instruire la question, mais encore à en montrer la fécondité, en quelque sorte par le mou- vement et par l'exemple offert. Vous avez écrit là-dessus de manière explicite à plusieurs reprises x : dans Difficile liberté, dans votre avant- propos aux Quatre lectures talmudiques, dans Noms propres, dans De Dieu qui vient à Vidée, dans votre préface à l'étude de Stéphane Mosès sur la philosophie de Franz Rosenzweig. Vous vous êtes encore récem- ment prononcé lors d'entretiens sur France-Culture 2. On pourrait donc croire que tout est dit et que le lecteur n'a qu'à lire. Je voudrais pour- tant, si vous le permettez, vous faire part de quelques questions.

Emmanuel Lévinas. - Un entretien comporte des questions. Je m'attendais à être interrogé et étais à l'avance attentif et curieux. Et voici que vos premiers mots semblent orienter la conversation plus particulièrement vers moi. Judaïsme et philosophie : je pensais à leur manifestation dans l'histoire. Or vous semblez vouloir m'amener à parler de moi-même.

Françoise Armengaud. - C'est exact. Lorsque, dans les entretiens auxquels j'ai fait allusion précédemment, vous déclarez que les tradi- tions de la théologie biblique et de la philosophie se sont trouvées chez

1. Emmanuel Lévinas, Difficile liberté, Paris, Albin Michel, lre éd. 1963 ; 2e éd. 1976 ; Quatre lectures talmudiques y Paris, Minuit, 1968 ; « Philosophie et religion », in : Critique, Juin 1971, et Noms propres, Paris, Fata Morgana, 1976 ; « Dieu et la philosophie », in : Le Nouveau commerce, 1975, et De Dieu qui vient à Vidée, Paris, Vrin, 1982. Stéphane Mosès, Système et révélation, Paris, Le Seuil, 1982.

2. Emmanuel Lévinas et Philippe Nemo, Ethique et infini, Pans, Fayard, 19Ö2.

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vous d'emblée d'accord sans que vous ayez jamais visé explicitement à les concilier, j'éprouve quelque surprise...

Emmanuel Lévinas. - Je ne crois pas que l'on commence jamais par se poser explicitement un problème de conciliation. La distinction entre judaïsme et réflexion philosophique apparaît-elle d'emblée comme un conflit majeur ? On peut commencer - ce fut mon cas, puisque vous voulez parler de moi - dans un monde où le judaïsme a été vécu et d'une manière très naturelle : pas du tout (ou pas seulement) dans ce qu'on appelle piété ou ritualisme rigoureux, mais surtout dans la cons- cience qu'appartenir à l'humanité, c'est relever d'un ordre de suprême responsabilité. Et où les livres non juifs apparaissaient, eux aussi, comme soucieux du sens de la vie ; ce qui, certainement, s'ouvre sur le sens de l'existence humaine et déjà, peut-être, sur le sens de l'être. Je songe, par exemple, aux romans russes de ma première jeunesse, ou à Γ« être ou ne pas être » d'Hamlet, à Macbeth, au Roi Lear ou à Y Avare, au Misanthrope et au Tartuffe, ressentis comme drames de la condition humaine. La philosophie en parle aussi, mais selon un autre langage qui se veut toujours explicite, accordant ses termes et formulant des problèmes là où la cohérence s'interrompt. Mais la tradition des Ecri- tures s'est-elle jamais faite sans la transmission de ce langage d'interpré- tation, déjà dégagé des versets qui le portent, et toujours à chercher dans les interstices des propos ?

Françoise Armengaud. - J'entendais aussi ne pas opposer deux thèses différentes ni deux théories sur le monde, mais bien deux lan- gages...

Emmanuel Lévinas. - Les textes juifs peuvent avoir été toujours appréhendés comme sans cesse doublés de significations symboliques, d'apologues, de versions nouvelles à découvrir, bref, ils ont partout la doublure du Midrash. Et le langage de la philosophie ne signifie pas qu'un vent intellectuel a arraché le lecteur à toute littéralité, à toute particularité, à l'imposé devenant insignifiant. Ce qui a pu être souhaité comme sainteté de vie, dans le judaïsme de ma Lithuanie natale, ne se séparait pas de la sainteté de l'Ecriture elle-même. D'où méfiance à l'égard de ce qui, dans le passage déchiffré, s'obstine mythologique. Démythologisation du texte, mais recherche, jusque dans sa lettre, d'un prétexte à pensée. C'est là l'essentiel de cette lecture. Démythologisation aussi du déjà démythologisé. Quête du sens à renouveler. Comme si les versets disaient sans répit : « Interprète-moi ». Vous connaissez sans doute la formule de Rachi : « Ces versets crient darchenou ! ». Ce n'est pas encore, certes, la lecture philosophique, mais c'est proba- blement l'acquisition de Tune de ses vertus. Le discours philosophique apparaîtra comme une manière de parler s'adressant à des esprits abso- lument non prévenus qui exigent des idées entièrement explicites, où soit dit tout ce qui passe pour aller sans dire. Parole s'adressant à des

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Grecs ! Façon de parler qui s'ajoute et anime cette manière plus confi- dentielle, plus fermée et plus ferme, davantage attachée aux porteurs du sens, que le signifié ne mettra jamais en congé. En cela aussi l'Ecri- ture est sainte. Tels les versets et jusqu'aux termes de leurs premiers et antiques déchiffrements par les Sages du Talmud. Signifiants inépuisa- bles ! Mais un jour on découvre que la philosophie, elle aussi, est un pluriel et que sa vérité se dissimule et comporte des étages, et sans cesse s'approfondit, que ses textes se contredisent, que des difficultés internes travaillent les systèmes. Il me paraît donc essentiel, ce fait que la lecture juive des Ecritures se poursuit dans l'inquiétude, mais aussi dans l'attente, du Midrash. Jamais le Pentateuque, jamais le Houmache, ne voit le jour sans Rachi.

Françoise Armengaud. - Comme vous le dites dans Du Sacré au saint, le parchemin n'est jamais abordé « à mains nues ».

Einmanuel Lévinas. - Voilà comment je réponds donc à votre pre- mière question, et je me demande si même les grands conciliateurs de civilisations ont vécu autrement leur entreprise. Je ne commets pas la faute que serait la contestation de la différence radicale d'esprit entre l'Ecriture et la philosophie. Mais en insistant sur leur accord de fait à un certain moment - peut être dans la maturité ou la modernité de la civilisation gréco-biblique - je me prépare à parler (si vos ques- tions m'y mènent) de leur connexion essentielle dans la civilisation humaine tout court, qui est mesurée ou espérée comme la paix entre les hommes.

Françoise Armengaud. - Justement je voulais vous interroger, s'agis- sant de « grands conciliateurs », sur l'opposition que l'on dresse classi- quement entre Maïmonide et Jéhuda Halévi. Comment la considérez- vous ?

Emmanuel Lévinas. - Je ne sais si cette division en deux est défini- tive. Je ne sais si toutes les pensées juives de la brève période philoso- phique médiévale entrent dans cette dichotomie. C'est cependant une opposition très essentielle. On a d'un côté la grande tradition philoso- phique qui trouve intelligibilité, rationalité et sens dans le savoir. Chez Maïmonide, le spirituel par excellence, c'est le connaître. Le savoir où l'être est présent à l'esprit, où cette présence de l'être à l'esprit est la vérité de l'être, c'est-à-dire sa mise à découvert. Comme si, dès lors, être signifiait présence, dut-on l'appeler éternité. Exposition à la pensée et à la mesure de la pensée - assimilation par la pensée et immanence, où la transcendance de Dieu ne peut signifier que négati- vement. Encore qu'il faille se demander comment cette transcendance, comme telle, a jamais pu faire signe à la pensée de sa séparation même. Le lien de Maïmonide - ou de cette priorité spirituelle du savoir - avec la pensée grecque, est évident ; et l'inéluctable maîtrise de Maïmonide dans la pensée juive - malgré toutes les attaques de quelques médié-

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vaux et de quelques jeunes hommes d'aujourd'hui - est un fait. Ce qui indiquerait qu'il y a désormais passage de la confession à la phi- losophie et non pas le fameux conflit. Passage dans les deux directions.

Ce qu'on peut retenir du Kouzari de Jéhuda Halévi, qui passe pour mystique, mais qui, dans une très large mesure, reconnaît le savoir des philosophes et qui ne développe jamais le thème de l'union pure et simple avec Dieu, la disparition du penseur dans le pensé, c'est sa description du rapport avec ce qu'il appelle « l'ordre de Dieu » : Inyan Elohi. Ce rapport ne se dit pas en des termes de coïncidence indéterminée avec la Transcendance et l'Infini, mais en des mots comme « association » (Hithabrouth) et « proximité » (Hithkarvotäh) ; comme si ces significations sociales du « rapport » n'énonçaient pas des privations du connaître, des pis-aller du savoir, mais comme si elles avaient une positivité propre et souveraine. Ce qui m'importe dans cette œuvre où beaucoup de traits signifiants ne sont qu'insinués - et où beau- coup d'autres me sont inacceptables - c'est cette possibilité d'une pensée et d'une intelligibilité originelles autres que l'immanence du savoir (dont il ne s'agit d'ailleurs nullement de se passer pour contre- dire Maïmonide) ; la proximité et la socialite que les philosophes cher- cheront dans le connaître, se montreraient chez Jéhuda Halévi comme possibilités irréductibles du sensé. Socialite avec la transcendance !

Je pense, en eifet, que la relation à Dieu - la foi - ne signifie pas originellement l'adhésion à quelques énoncés constituant un savoir auquel manquerait la démonstration, et qui, de temps à autre, s'expo- serait à l'inquiétude d'une certitude sans preuves. Pour moi, religion veut dire transcendance qui, en tant que proximité de l'absolument autre - c'est-à-dire de l'Unique dans son genre - n'est pas une coïnci- dence manquée, et qui n'aurait pas abouti à quelque fin sublime pro- jetée, ni une non-compréhension de ce qui aurait dû être saisi et appréhendé comme objet, comme « ma chose » ; la religion c'est l'excel- lence propre de la socialite avec l'Absolu, ou, si vous voulez, au sens positif de cette expression : la Paix avec l'autre. Mais la proximité comme paix n'impliquant pas le connaître, ne se réduirait-elle pas, dès lors, à la notion négative de la distance, de la séparation d'avec un au-delà qui ne concernerait la pensée d'aucun sujet ou qui se ramè- nerait à une simple neutralisation d'un support - à une non-agression - à l'intérieur du monde ? A moins que la façon positive d'être concerné par Dieu - - mais autrement que par une représentation qui le rendrait immanent - ne vienne précisément de l'altérité de l'homme, c'est-à-dire de son exception à tout genre, de son unicité que nous appelons visage, et à moins que la proximité même ne signifie originellement la respon- sabilité pour le prochain. Visage, par-delà le visible s'offrant au regard, au pouvoir de la représentation qui déjà dé-visage autrui et n'y trouve qu'une forme plastique. Signifiance du visage - nudité sans défense,

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la droiture même d'une exposition à la mort, mortalité et, à la fois, la signifiance d'un ordre, un commandement : « tu ne tueras point ! ». Obligation de répondre de Tunique et ainsi d'aimer : amour, par-delà toute sensibilité, pensée de Tunique. Amour de Dieu dans Tamour du prochain. Cette signifiancce éthique originelle du visage, signifierait ainsi, sans métaphore et sans figure aucune, au sens rigoureusement propre, la transcendance d'un Dieu qui n'est pas objectivé, dans le visage où il parle, qui ne « prend pas corps », mais qui approche préci- sément par ce renvoi au prochain, en obligeant les hommes les uns envers les autres, chacun répondant de la vie de tous les autres 3.

Cela me semble fondamental pour la confession du judaïsme où le rapport à Dieu est inséparable de la Thora, c'est-à-dire inséparable de la reconnaissance d'autrui - est déjà éthique - où, comme le veut Isaïe, 58, la proximité de Dieu, la dévotion même, est le dévouement à l'autre homme.

La Bible juive que nous citons n'est pas l'originalité d'un particula- risme ethnique, pas plus que ne Test la rationalité hellénique du savoir. La Bible signifie pour toute la pensée authentiquement humaine, pour la civilisation tout court, dont l'authenticité se reconnaît dans la paix, dans le « chalom », dans la responsabilité d'un homme pour un autre... « Paix, paix pour l'éloigné et le proche » (Isaïe, 57, 19). Evénement spiri- tuel qui déborde l'anthropologique : remise en question, à travers l'humain, d'un certain conatus essendi de l'être préoccupé de lui-même et reposant en soi. Le moi est-il substance, sujet de la perception, et, ainsi, maître de ce qui n'est pas lui, celui qui originellement connaît, saisit et possède, dur et déjà cruel ? Ou n'est-il pas, en tant que moi précisément, déjà à lui-même haïssable, c'est-à-dire déjà appelé à se devoir au prochain, au premier venu, à Yinconnu ? Au prochain, lequel d'une façon ou d'une autre n'est pas seulement du monde !

Françoise Armengaud. - Reprenant en un sens familier ce mot de proximité, puis-je vous demander si vous-même vous sentez plus proche de la lignée de Maïmonide ou de Jéhuda Halévi ?

Emmanuel Lévinas. - On ne conteste pas sans ridicule l'existence du Mont-Blanc ! Maïmonide est un sommet du judaïsme et il l'aura marqué, tel qu'il l'aura entendu dans la discussion des Sages du Talmud et tel qu'il en aura compris la Raison comme disciple des Grecs. Maïmonide n'est pas une contingence de l'Histoire Sainte. Il aura à jamais dégagé les Ecritures et la Tradition de ce que les métaphores, prises à la lettre, risquaient d'obscurcir, à la grande joie de l'obscuran- tisme pieux. Et chez Maïmonide lui-même, pour qui le savoir rationnel

3. Conformément à un admirable Midrash de la Mehilta de Rabbi Yishmaël (Section Yethro, chapitre 5) q*ui se laisse aller à souligner, dans la disposition des dix commandements en deux colonnes de cinq commandements, le prolongement du « Je suis TEterneJ ton Dieu », par le « Tu ne tueras point ! ».

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de Dieu, te savoir métaphysique est le Bien suprême de la personne humaine - et précisément Bien inaliénable, exaltant le moi dans sa félicité propre, bien qui « profite à loi seul », tel « qu'aucun autre n'en partage avec toi le bénéfice » (Guide des Egarés, III, ch. 54, p. 451 de la traduction de Munk), - tout s'achève par l'énoncé des attributs négatifs. Mais la possibilité de ce savoir est maintenue en tant que comportement éthique de bienveillance (Hesed), de justice (Michpath), d'équité (Tsedeka), en tant que « pour l'autre ». Imitation de Dieu ! L'amour du prochain se trouve au sommet d'une vie vouée au savoir suprême. Remarquable retournement, à moins de contester la sincérité d'un maître qui aurait parlé autrement qu'il ne pense pour ne pas troubler de pieux esprits.

Que le savoir et son intelligibilité et ses jugements soient nécessaires à la signifiance de la transcendance comme socialite ou proximité d'au- trui, qui précèdent le discours du savoir, j'aurai l'occasion d'en parler. Et il y a aussi le fait impressionnant que la signifiance de la transcen- dance et de la proximité, s'expose elle-même dans un discours qui com- munique le savoir, s'expose en grec et entre revêtue des formes logiques du savoir ; même si ce discours communiquant suppose l'intelligibilité de l'interlocuteur comme autre et que les formes du savoir n'absorbent pas les articulations du dialogue qu'elles permettent de relater.

Françoise Armengaud. - « S'exposent en grec ». C'est une formule quasi « emblématique » - une sorte de devise - que vous employez, me semble-t-il, souvent : dire en grec les choses juives... Comment l'expliqueriez-vous ?

Emmanuel Lévinas. - Nour parlerons plus loin de sagesse et retrou- verons le problème du rapport entre les deux traditions spirituelles. Et il n'y a pas - rassurez-vous - dans cette devise, un snobisme d'hellé- nisant que je ne suis pas. J'entends, par « dire en grec », la façon d'exprimer les idées selon nos usages universitaires de présentation et d'interprétation. Ils doivent beaucoup aux Grecs.

Françoise Armengaud, - Sur la sagesse, si vous voulez bien, nous reviendrons tout à l'heure. Auparavant, je voudrais vous interroger sur l'un de vos propos tenus en 1975. Vous disiez alors : « La philosophie dérive pour moi de la religion. Elle est appelée par la religion en dérive et toujours probablement la religion est en dérive... » 4. Ce pro- pos a une résonance énigmatique. La philosophie est-elle simplement un surgeon ou une chute, un produit « laïcisé » de la religion - la manière purement humaine de traiter des mêmes questions que la religion ? Ou bien faut-il donner à votre assertion un sens plus fort, un sens qui l'apparenterait - mutatis mutandis - au fides quaerens intellectum de saint Anselme, la foi cherchant la compréhension ?

4. Du Sacré au saint, op. cit., p. 156.

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Emmanuel Lévinas. - La proposition dont vous me demandez de préciser le sens est probablement inspirée par la crise religieuse contem- poraine et par les remèdes que Ton propose. Et on peut aussi se deman- der, malgré l'éblouissement de la science occidentale que la philosophie engendrait, si la curiosité primordiale de la philosophie pour les pré- supposés inapparents des savoirs, n'était pas une transposition du culte du sacré où la proximité de rabsolument autre jetait la pensée avant de se révéler dans le visage du prochain. Mais la remarque en question a une signification moins banale et moins approximative. Le recours de la religion à la philosophie ne doit signifier aucune servilité de la philo- sophie ni aucune in-intelligence propre à la religion. Ne s'agit-il pas plutôt de deux moments distincts, mais solidaires de ce processus spiri- tuel unique qu'est Tapproche de la transcendance : approche, mais non point objectivation qui déjà renierait la transcendance d'une part ; objec- tivation, d'autre part, nécessaire à cette approche sans se substituer à elle.

En effet, l'intelligibilité du savoir, de la vérité, et Tobjectivation sont appelées à jouer leur rôle dans la signifiance éthique de la proximité, de la paix et de Dieu. « Paix, paix pour celui qui est éloigné et pour celui qui est proche », dit l'Eternel... En dehors du proche, ou avant lui, s'impose le lointain ; en dehors de l'autre il y a le tiers ; qui est aussi un autre, qui est aussi le prochain. Mais où est la proximité la plus proche ? N'est-elle pas toujours exclusive ? Qui est donc le premier dont il faut répondre, le premier à aimer ? Il y a nécessité d'en connaître ! C'est l'heure de la justice, de l'enquête et du savoir. C'est l'heure de l'objectivité motivée par la justice. Il faut comparer les uniques incomparables. Il faut, par égard pour l'impératif catégorique ou le droit d'autrui que dit son visage, dé-visager les humains, ramener avec rigueur l'unicité de chacun à son individualité dans l'unité du genre et faire régner l'universel. Dès lors, il faut des lois, mais oui, des tribunaux, des institutions et des Etats pour dire la justice. Et dès lors sans doute est inévitable tout un déterminisme de la politique. Mais face à la « violence » ou aux rigueurs de l'universel et de la justice, où le droit de l'unique n'est plus qu'un cas particulier du jugement, la responsabilité, ou le souci pour autrui, ou l'amour sans concupiscence répondant à la parole de Dieu - renoncent-ils à la paix et restent-ils sans sagesse?

Françoise Armengaud. - Nous allons venir tout de suite à la sagesse. Mais je voudrais savoir ce que vous appelez les « implications philo- sophiques de vision juive de l'Ecriture » 5. Mentionnant le livre du Rabbi Haïm de Volozine, le Nefech Hahaim (Γ« âme de la vie »), vous déclarez y voir un essai pour « expliciter l'implicite philosophie

5. L'Au-delà du verset, Paris, Minuit, 1981, p. 21.

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de l'étude rabbinique ». Par ailleurs, vous dites aussi que « toute pensée philosophique repose sur des expériences pré-philosophiques » e.

On imagine bien qu'il y a une différence entre le pré-philosophique et l'implicite philosophique. Voudriez-vous préciser pour nous cette diffé- rence et le rôle respectif que jouent ces deux instances selon vous ?

Emmanuel Lévinas. - Je ne ferai pas de différence radicale entre l'implicite philosophique et les expériences pré-philosophiques. Je pense que l'implicite philosophique s'« enveloppe » en « manières d'être », en « comportements », en « mœurs » - se heurtant à d'autres mœurs - et ainsi peut susciter guerres et persécutions avant de s'énoncer. Il faut aussi tenir compte de la vie institutionnelle de la philosophie dans l'université, et d'un langage où l'explicitation est poussée très loin et où les expériences dites pré-philosophiques non explicitées peuvent se situer plus ou moins loin. Car dans toute pensée sensée se manifeste ou a été réduite la transcendance - je serais assez porté à le croire.

Françoise Armengaud. - Vous avez maintes fois dit les raisons de votre méfiance à l'égard de l'ontologie. Or votre méfiance à l'égard du savoir et de la science en général peut cependant surprendre. La pre- mière nous rappelle sans doute la protestation de Kierkegaard contre le Système, aussi bien que le défi de Rosenzweig à l'égard de la Totalité. Vous vous êtes expliqué là-dessus. La seconde a des accents bergsoniens, voire nietzschéens (mais c'est à l'art et non à l'éthique que Nietzsche, dans sa suspicion envers la « volonté de vérité », faisait appel pour « maîtriser le savoir »).

Dans quelle mesure une philosophie comme la vôtre, qui n'est pour- tant pas un irrationalisme, peut-elle renoncer à prendre en compte de manière positive le rapport à la science?

Emmanuel Lévinas. - J'ai surtout essayé de faire valoir le droit d'une « intelligibilité », ou d'une signifiance, différente de celle du savoir, et que l'on est porté à comprendre comme une simple privation. Mais dans notre entretien même, j'ai assez insisté sur le recours inévi- table de tout sensé au savoir, et sur le rôle qui lui incombe dans le sensé éthique, pour que l'on ne me reproche pas de sous-estimer le savoir. Son caractère dérivé n'est pas une indignité.

Françoise Armengaud. - Dérivé ou dangereux ? Emmanuel Lévinas. - Dangereux quand on le prend pour l'unique

signifiant : oublier en parlant que l'on parle à autrui, que la rationalité du discours est déjà portée par la préalable signifiance du dialogue ou de la proximité ; penser que les formes logiques du savoir - où, en fin de compte, toute philosophie se dit - sont les structures ultimes du sensé.

6. Ethique et infini, op. cit., p. 19.

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Emmanuel Lévinas

Françoise Armengaud. - II y a quelque chose qui n'est pas le savoir, et qui, tout en les avoisinant, ne se confond ni avec la religion ni avec la philosophie. C'est ce que Ton appelle la sagesse. Nous y voici enfin. J'ai en tête votre déclaration dans l'avant-propos à Du Sacré au saint : « II nous importait, dans ces lectures, de faire ressortir la catharsis ou la démythisation du religieux qu'opère la sagesse juive » 7.

Que devons-nous entendre ici par sagesse ? Emmanuel Lévinas. - Ce que j'appelle sagesse - je suis content

qu'on en vienne ou qu'on revienne à cette question - implique préci- sément toute la culture de la connaissance des choses et des hommes. C'est une pensée guidée par le souci d'objectivité et de vérité, mais où, dans ce souci, ne se perd pas le souvenir de la justice qui les avait suscitées, laquelle renvoie au droit originel infini du prochain, à la responsabilité pour autrui. - Vérité et objectivité qui limitent certes ce droit de l'autre homme, et le pour lautre originel de l'humain, par égard pour les droits de celui que, plus haut, j'appelais le tiers. J'ai pu écrire : « A l'extravagante générosité du pour X autre se superpose un ordre, raisonnable, ancillaire ou angélique, de la justice à travers le savoir ; et la philosophie est ici une mesure apportée à l'infini de Têtre-pour-l'autre de la paix et de la proximité et comme la sagesse de l'amour » 7 ble. Mais il s'agit toujours, dans cette sagesse, de préserver le visage de l'autre homme et son commandement dans les rigueurs de la justice reposant sur la connaissance complète et sincère, et derrière les formes du savoir qui, dans la pensée occidentale, passent pour ontologi- quement ultimes. De préserver ou de revendiquer dans un ordre toujours à refaire. Ordre humain toujours à refaire pour répondre à l'extraordi- naire du pour lautre. « Devenir » qui se manifeste « à l'œil nu », dans la dualité vivante entre la politique et la religion, entre la science et la philosophie, dans l'extériorité inévitable que conserve la fameuse défense des droits de l'homme par rapport à la structure propre de la légitimité des Etats. Voilà, derrière la raison, à logique universelle, la sagesse qui toujours l'écoute, mais aussi l'inquiète, et parfois la renouvelle. Derrière la raison, à logique universelle, la sagesse qui n'a ni méthode, ni caté- gorie arrêtée. Ce n'est pas la sérénité : le sage n'est jamais assez sage. Sagesse comme liberté de la raison, sinon libérée de raison. Elle incombe précisément à Yunicité de celui qui pense, comme si, par-delà toute contingence, son identité, logiquement injustifiable, et indiscernable, de monade, était élue. Sagesse comme intelligence de l'unique et de l'élu. En accord avec l'antique croyance d'Israël en la fonction positive qui revient à l'unicité du je dans la découverte infinie des vérités de la Thora, au point de penser qu'une personne en moins dans le monde

7. Du Sacré au saint, op. cit., p. 16. 7 bu. « Paix et proximité », in : Les Cahiers de la nuit surveillée, Emmanuel

Lévinas, n° 3, Paris, 1984, p. 346.

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Entretien

signifie une vérité de la Thora en moins, perdue pour toute éternité. Croyance qu'exprime, dans la liturgie juive, la prière : « Donne-nous notre part dans Ta Thora ». La part demandée serait la part que, moi, Tunique, fen conditionne, de par mon unicité, et non pas seulement celle qui m'y attend. Sagesse comme intelligence de l'unique et de l'élu, et qui cependant rejoint - sans constituer l'espèce d'un genre - la sagesse des autres, selon ce type nouveau d'unité qu'est la sagesse ou le génie d'un peuple.

Françoise Armengaud. - Lorsque vous prononcez ainsi « sagesse », avez-vous le sentiment de traduire exactement le mot « Hochma » ?

Emmanuel Lévinas. - La « Hochma » comporte certainement ce que j'ai essayé de décrire comme sagesse. Un hacham du Talmud est un savant érudit, mais qui se tient dans son unicité personnelle. Quand on le cite, on s'efforce de la faire jalousement respecter. Quand il transmet le dire d'un autre, on le signale avec minutie, et souvent, on consacre quelques lignes du texte pour remonter à celui qui l'avait dit le pre- mier, en mentionnant tous les intermédiaires.

Françoise Armengaud. - Ce que vous dites là éclaire aussi ce passage de votre avant-propos à Noms propres : « Les noms propres, au milieu de tous ces noms et lieux communs - ne résistent-ils pas à la dissolution du sens et ne nous aident-ils pas à parler ? ». Mais revenons, si vous le voulez bien, de la sagesse à la philosophie. Peut-être la philosophie n'est-elle pas une ? Son déploiement historique nous offre en tout cas de quoi osciller entre au moins deux projets. L'un par où, comme vous le dites, « elle n'est pas seulement connaissance de l'immanence mais l'immanence même » 8. C'est la philosophie qui s'épuise dans le savoir assimilateur de l'ontologie. La philosophie du Système, ou de la Totalité. Et puis une philosophie autre, celle à qui convient sans doute l'appella- tion de métaphysique, qui serait, pour reprendre une expression qui vous est chère, un « philosopher autrement ». Acte d'évasion hors de l'être, que vous évoquez, me semble-t-il, à propos de Jeanne Delhomme défaisant le « tissage des ontologies », et aboutissant à « une multipli- cité toujours plus féconde de sens qui se lèvent dans le sens » 9.

Mais ne dites-vous pas également que « toute philosophie est platoni- cienne » 10 ?

Emmanuel Lévinas. - C'est une citation d'un texte ancien, je crois. Je ne le récuse pas dans la mesure où le lien entre la philosophie et l'altérité transcendante est affirmé dans la théorie platonicienne des Idées, et où le problème ou l'inquiétude de cette altérité radicale - dût-on chercher à la réduire - me semble authentifier la philosophie. Je l'ai déjà dit. Je ne récuse pas mon attachement au platonisme parce

8. Du Dieu qui vient à Vidée, op. cit., p. 101 9. « Pénélope ou la pensée modale » in : Noms propres, op. cit., p. 70. 10. « Jean Wahl et le sentiment », in : Noms propres, op. cit., p. 169.

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Revue de Meta. - N· 3, 1985 20

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Emmanuel Lévinas

que devoir à Platon l'audacieuse formule de Yau-delà de l'être est une bonne chance.

Mais au-delà de l'être - il ne s'agit pas de se réjouir d'un arrière- monde précieux où il serait commode de loger confortablement le Dieu de la religion. Tout mon effort consiste à me séparer - si on peut dire - de l'ontologie où la signification de l'intelligible est attachée à l'événement d'être, parce qu'il serait en soi comme la présence, s'achevant dans son repos et sa persévérance en soi, se suffisant - perfection qui, pour Spinoza, est sa divinité. C'est le moi humain, maître et possesseur du monde, toute-puissance et tout-pouvoir dans la connaissance qui est divinisée ainsi. Entendre, d'une façon radicale et originelle, le pour l'autre, comme philosophie première, c'est se deman- der si l'intelligibilité de l'intelligible n'est pas avant la possession de soi par soi, avant le « moi haïssable » et - sans avoir évalué au préalable ce qu'on est et ce qu'on a, avant d'avoir dressé son bilan - avoir le souci d'autrui dont l'être et dont la mort importent plus que les miens ; c'est se demander si cette responsabilité pour autrui, en quelque façon insensée, n'est pas la vocation humaine dans l'être, qui serait ainsi mis en question, et si l'impératif de cette obligation n'est pas la Parole même de Dieu, sa venue même - si on peut dire - à l'idée, où, comme le veut Descartes, II est pensé au-delà de ce que cette idée peut contenir.

Françoise Armengaud. - Votre texte sur Platon est de 1955. Or, en 1967, vous évoquez, à propos de Mme Delhomme, une autre responsa- bilité...

Emmanuel Lévinas. - Chez la regrettée Jeanne Delhomme - à qui je me plais à rendre hommage, car elle a été l'un des plus subtils esprits spéculatifs parmi les philosophes de ma génération - il n'y avait pas de problème éthique sous-jacent à sa tentative de libérer la pensée de l'allégeance à l'être.

Pensée dite modale ou interrogative, elle s'entendait comme la spon- tanéité de l'intelligence qui ne se fixe pas en ontologie et qui, au contraire, en défait les tissus. La philosophie - ou les philosophies - c'est la liberté absolue : fusée des sens ; modalité du langage tel un lan- gage poétique, sans qu'aucune responsabilité ne découle de cette liberté prise à l'égard de l'être. Intelligence comme jeu difficile. Comme désontologisation de la philosophie, cette audace me parut suggestive, bien que s'opposant absolument à la responsabilité-pour-autrui - à Τ autrement qu'être - qui est l'humain comme tel, se passant de la liberté préalable qu'on invoque pour justifier l'obligation. Il y a aussi dans la méfiance de Mme Delhomme à l'égard du donné, présent et pesant et tout fait, un point commun avec la phénoménologie à laquelle je suis attaché. Vous savez que dans la méthodologie husserlienne, il y a à la fois dénonciation de la confusion entre l'objet et le psychisme qui

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Entretien

le pense - la fameuse critique du psychologisme - et retour à la concrétude noétique des noèmes, comme si l'objet regardé exclusive- ment bouchait le regard... Mais peut-être Jeanne Delhomme m'en vou- drait-elle de la rendre - et ne serait-ce qu'un peu - phénoménologue !

Françoise Armengaud. - Nombre de vos commentateurs sont sensi- bles au caractère éminemment paradoxal de votre démarche, et ils le soulignent dans les études qu'ils vous ont consacrées. Ainsi François Wybrands évoque-t-il la façon dont « la pensée lévinassienne [...] prend appui sur la tradition philosophique ouverte par Parménide et dont elle s'en excepte » n. Ainsi Catherine Chalier parle-t-elle de votre « téméraire dessein d'élire le logos grec pour le surprendre absolu- ment » 12. Et tout aussi fortement Jacques Rolland : « C'est avec les moyens de la philosophie qu'il convient de chercher la possibilité de "sortir" de ce avec quoi la philosophie est intimement liée... » 18.

Le paradoxe ainsi décrit est-il pour vous une contrainte ou une option ?

Emmanuel Lévinas. - Je pense avoir indiqué à propos de la notion de sagesse, à la fois l'exclusion et l'inclusion des voies « ouvertes par Parménide » dans ce que j'appelle la percée par Fhumain de l'être - lequel se suffirait dans le conatus essendi - percée qui serait le bibli- que. Le paradoxe ici n'est ni option ni contrainte. Il traduit précisément cet avènement de l'humain renversant Γ« ordre des choses », ce pour ΐ autre rompant Yen soi, cette paix « pour le lointain et pour le pro- chain ». On peut certes se demander : pourquoi le prochain n'est-il pas seul mentionné ? Son unicité serait alors corrélative de l'amour pur. Et encore : pourquoi le lointain - le tiers - le précède. On pourrait invoquer ainsi une structure de fait qui serait contraignante. Je pense qu'il n'est pas impossible d'éclairer ce fait, mais je n'en ferai pas état maintenant. En tout cas, les trois amis que vous citez ont vu juste. Et Jacques Rolland, dans son étude publiée dans les Cahiers de la nuit surveillée qu'il édite, a très correctement, et avec force, posé le pro- blème de ce paradoxe.

Françoise Armengaud. - Si certains, comme Jacques Colette, pren- nent simplement acte, semble-t-il, de votre relatif éloignement de la phénoménologie, sans qu'il soit pour autant renoncé au « phrasé de la recherche phénoménologique » 14, d'autres se demandent si vous êtes suffisamment « évadé » des prémisses de la phénoménologie husser-

11. F. Wybrands, « La Voix de la pensée », in : Emmanuel Lévinas, textes rassem- blés par J. Rolland, Les Cahiers de la nuit surveillée, op. cit., p. 73.

12. C. Chalier, Figures du feminin. Lectures aE. L., La nuit surveillée, 1982, p. 16.

13. J. Rolland. Présentation, Emmanuel Lévinas, Les Cahiers.... ου. cit.. d. 12. 14. J. Colette, « Lévinas et la phénoménologie husserlienne » in : Cahiers,

op. cit., p. 33.

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Emmanuel Lévinas

lienne. Ainsi Roland Blum, dans sa Conférence à Montréal, en 1971 1δ. Emmanuel Lévinas. - Colette, qui est un savant érudit, et un philo-

sophe pénétrant, montre en effet que mes textes ne sont pas toujours en accord avec les « règles de la méthode » phénoménologique de Husserl. En effet, je ne commence pas par la réduction transcendantale. Mais la recherche du statut concret du donné, à partir du «Je pense», la recherche de la concrétude dans son « phénomène », c'est-à-dire dans la corrélation noético-noématique se révélant à la réflexion sur le « Je pense » - et où la donnée cesse de boucher le regard auquel, ainsi purement abstraite, elle se donne, - me semble constituer l'enseigne- ment fondamental de la phénoménologie. Cette « intelligibilité » privi- légiée du concret est développée dès la IIP Recherche logique, et le terme « concret » revient toujours dans les descriptions phénoménolo- giques de Husserl. Descriptions que je me suis même permis de caracté- riser comme reconstitution, pour tout objet et toute notion thématisée dans Γ« attitude naturelle » de l'homme, de leur « mise en scène ». Dès lors, ma propre phénoménologie consisterait à constater que l'identité du moi et de ce « Je pense » n'est pas à même d'embrasser Γ« autre homme », précisément de par l'altérité et l'irréductible transcendance d'autrui; que cette réduction à l'impuissance n'est pas négative dans Γ« apprésentation » où échoue la représentation, mais qu'elle est une pensée autre dans la conversion - ou le retour - du « pour soi » égologique à son « pour l'autre » originel : qu'elle est une responsabilité répondant à une vocation d'au-delà-de-1'être signifiée à travers le visage du prochain. Moi du pour Tautre, infiniment obligé, qui s'identifie unique, comme élu, dans cette vocation. Le cadre de la phénoménolo- gie husserlienne aurait éclaté au cours de l'analyse transcendantale, mais la « destruction » du moi dominant où elle s'ancrait n'est pas une quelconque étape vers l'insignifiance de la personne, c'est son élection aux responsabilités, répondant à la parole de Dieu dans le visage d'autrui ; Dieu qui n'« apparaît » jamais, qui n'est pas « phénomène », qui ne « prend jamais corps » dans une quelconque thématisation ou objectivation. C'est là probablement le sens de l'indétermination où se tient, au sujet de Dieu, la formule Inyan Elohi de Jéhuda Halévi. Subversion dans le moi, qui n'est pas son extinction. Je pense au « le moi est haïssable » de Pascal, qui n'est pas une leçon de bon style ni de courtoisie, mais le rejet de celui qui se veut maître du monde, et qui, suffisant, substance ou sujet, se pose. « Usurpation du monde » qui, selon une autre pensée de Pascal, déjà commence, dût-il s'agir d'un moi qui se pose au nom de cette « place au soleil » - en apparence, ou en sagesse - si « légitime ».

15. R. Blum, « La Perception d'autrui », in : La Communication, Actes du Col- loque de FASPLF, Presses Univ. de Montréal, 1971.

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Entretien

Françoise Armengaud. - Et qui est le contraire de ce que vous appelez « désintéressement ».

Emmanuel Lévinas. - Oui. Et je suis bien aise que la notion abstraite et négative du dés-inter-essement ait reçu au sein de notre phénoméno- logie toute sa concrétude et toute sa positivité dans la responsabilité intime pour autrui.

Françoise Armengaud. - Pour revenir au point de vue méthodologi- que, Francis Jacques me paraît poser néanmoins une question perti- nente lorsque, au cours de l'élaboration de son « Anthropologie d'un point de vue relationnel », il s'interroge ainsi : « Ou bien la découverte par Lévinas de la personne d'autrui comme d'une donnée irréductible subvertit l'approche phénoménologique avec une profondeur inégalable, ou bien la méthode marquée par Husserl et indiscutablement associée par lui à des prémisses égologiques, ne laisse pas de réintroduire un primat paradoxal du moi ». Comment répondriez-vous à l'alternative formulée par Francis Jacques?

Emmanuel Lévinas. - Oui, c'est là une constante de la critique de Francis Jacques à mon égard. Je crois y avoir déjà répondu plus haut La « découverte » d'autrui - pas comme donnée précisément, mais comme visage ! - subvertit l'approche transcendantale du moi mais conserve le primat égologique de ce moi qui reste unique et élu dans sa responsabilité irrécusable.

Chez Francis Jacques, il reste une priorité du connaître. Or il m'im- porte de faire admettre que toute pensée n'est pas connaissance, ni n'est fondée - d'une façon médiate ou immédiate - sur la présence ou sur la représentation ; que le sensé n'est pas épuisé par la science ou l'expérience qui se produit dans le conscient, ni dans le secret qui serait la cachette ou la pudeur de l'inconscient. Le visage d'autrui n'est pas d'emblée représentation ou présence d'une figure ; il n'est pas une donnée, il n'est pas à prendre. Avant la contenance qu'il se donne ou exprime - et par laquelle il entre dans le système du monde et est perçu, saisi et possédé, compris et pris dans ce système comme pièce d'identité - il est surpris comme nudité, dénuement et droiture d'une exposition sans défense à la mort ; il signifie mortalité mais, à la fois, interdiction de tuer : le « Tu ne tueras point ». Il signifie mortalité et commandement éthique avant d'apparaître. Il en appelle à la respon- sabilité avant de se présenter au regard. Dès lors, retombée du « Je pense », du savoir qui comprend et englobe le monde, en cette obéis- sance originelle qui est peut-être aussi le nom sévère d'un amour sans concupiscence. Là arrive à signifier l'unicité sans genre, c'est-à-dire l'altérité même, dans l'événement de paix.

16. F. Jacques, Différence et subjectivité, Paris, Aubier, 1982, p. 165.

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Emmanuel Lévinas

Françoise Armengaud. - De même que tout à l'heure nous avions évoqué à propos de Jeanne Delhomme la possibilité d'une autre manière de philosopher, de même je pourrais évoquer ici une conception du savoir qui n'est plus fondée sur la présence ou la représentation mais sur le rapport interlocutif et sur l'altérité de relation. Nous n'en avons pas le temps 17. Quant à cet « événement de paix » que vous mentionnez, ne s'agit-il pas aussi d'une véritable relation ?

Emmanuel Lévinas. - J'évite au niveau où nous sommes - avant la sagesse - le mot « relation » qui signifie toujours une simultanéité entre ses termes dans un système et qui est la synchronie de la repré- sentation et du monde et de la société et de ses institutions, de ses liberté et égalité, de sa justice, vers lesquels il est sage de revenir, si mon propos sur la sagesse avait quelque sens tout à l'heure. Mais par où l'on ne peut pas commencer si la sagesse est sagesse de l'amour.

J'évite la synchronie de la relation et du système parce que la respon- sabilité pour autrui qui accède à la signification d'autrui dans son unicité n'a pas une structure « synchronique ». Dans son dévouement - ou dans sa dévotion - elle est gratuite ou pleine de grâce, elle ne se soucie pas de réciprocité. Elle est plus jeune que l'ordre du monde. Etrange irréversibilité ! Elle fait penser à la dia-chronie du temps, c'est-à-dire au secret ultime de son ordre même. Elle est probablement l'articulation même, la concrétude même de la temporalité d'un temps qui signifie par l'autre.

Mais renonçons pour aujourd'hui à pousser plus loin la remontée vers les nœuds éthiques de la temporalité.

Décembre 1984-janvier 1985

17. Cf. F. Jacques, L'Espace logique de Y interlocution, Paris, PUF, 1985.

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